Capital et race

Sylvie Laurent, Capital et Race. Histoire d’une hydre moderne, Seuil, 2024

Un peu plus de 500 pages grand format, 70 de notes dont quasiment chacune donne une ou plusieurs références à d’autres ouvrages et/ou articles, voici un livre touffu, c’est le moins que l’on puisse dire. Cela ne devrait pas effrayer les lecteurs/trices : je donne ces chiffres non pour les intimider, encore moins pour me vanter du fait d’avoir surmonté cette difficulté, non, plutôt pour avertir que cette note n’offrira, une fois de plus, qu’un aperçu du texte. On attribuera cette brièveté soit à une certaine insuffisance intellectuelle de ma part, soit tout simplement à la difficulté de l’exercice – quoi qu’il en soit, je recommande d’ores et déjà chaudement la lecture de ce livre, rédigé dans un style clair, précis et très accessible. Il y est question du nouage étroit entre race et capital, bien représenté par la figure de l’hydre. On voit bien qu’il s’agit d’une question toujours brûlante aujourd’hui, ne serait-ce qu’à travers le génocide en cours à Gaza, sans parler bien sûr du racisme qui ravage les sociétés soi-disant postcoloniales, comme on a pu le constater encore cette semaine[1] en France, avec l’escalade de la censure contre LFI, depuis le refus de l’université de Lille d’accueillir une réunion de soutien aux Palestinien·ne·s jusqu’à la convocation par la police judiciaire, au motif « d’apologie du terrorisme », de celle qui devait en être la principale intervenante, en passant par l’oukase de la Préfecture du Nord interdisant carrément cette même réunion au prétexte du risque de « trouble à l’ordre public »…

 

Pas de commerce africain, pas de nègres ; pas de nègres, de sucre d’épices ou d’indigo…Pas d’îles, pas de terres, pas de terres, pas de commerce. Aimé Césaire[2]

 

Le nouage entre race et capital s’effectue en des temps et des lieux bien précis, même si ces temps s’étalent sur de longues durées et si ces lieux tendent à s’étendre tout autour de la planète, en une première mondialisation. C’est à l’évidence une des principales leçons de ce livre : le capital (et le capitalisme), comme la race (et le racisme) sont des phénomènes historiques, dont l’un des points communs a toujours été la prétention à se faire passer pour des donnés « naturels » aussi bien qu’intemporels.

Sylvie Laurent situe leur date de naissance gémellaire en 1492. Comme on sait, Christophe Colomb, un marchand génois mandaté par la Couronne de Castille et Aragon, laquelle vient tout juste d’achever la mal nommée Reconquista – une conquête tout court, évidemment – marquée par la chute, cette même année, de Grenade, dernier bastion aux mains des Maures, Colomb, donc, à la recherche d’une route directe vers les Indes, les « découvre » finalement. Que cherchait-il en vérité ? Des épices et de l’or, surtout de l’or. Moyennant quoi il a abordé les rivages d’une île que ses habitants, les Taïnos, nomment Ayiti. Avant l’arrivée du « découvreur » et de ses sbires, ces aborigènes

se comptaient par centaines de milliers, peut-être-même étaient-ils plus d’un million. En 1514, après vingt-cinq ans de travail forcé, de guerre et de destruction, il [en] demeure à peine plus de 30 000. […] Les Arawaks [groupe ethnique dont faisaient partie les Taïnos, et qui peuplaient les Grandes Antilles] disparaîtront définitivement un siècle plus tard […]. Ces décimations furent causées par les deux logiques structurantes de ce premier capitalisme colonial : l’extraction des ressources de la terre par la dépossession et l’extirpation de l’énergie humaine nécessaire par la violence disciplinaire et la négation de la souveraineté des indigènes sur leurs corps. Ce sont elles, avant la variole ou la rougeole, qui provoquèrent l’extinction des Taïnos.

[…] L’esclavage et l’accaparement des terres s’inscrivent alors comme une nécessité historique de l’Amérique. Inventée par l’Europe, cette terre inaugure une géohistoire inédite fondée sur un commerce total, transatlantique, puis mondial, qui réclame une nouvelle grammaire de la valeur du monde et une nouvelle conception de l’habitation de la terre. Désormais, il faut mettre la terre et ses créatures au travail et ne les envisager qu’au prisme de profits futurs. (R&C p. 32-33)

Naissance du capital (comme rapport « social », si l’on peut dire), donc. On voit bien que dès son apparition celui-ci hiérarchise de fait les humains (entre « civilisés » et « sauvages ») et pratique ainsi ce que nous nommerons plus tard la racialisation et, partant, le racisme. Cependant, si l’on peut dater de cette même annus horribilis[3] la naissance « officielle » de la race (au risque de l’anachronisme car, si je ne le trompe pas, on n’utilisait pas ce mot à ce moment-là), c’est parce que les souverains espagnols, Isabelle et Ferdinand (que leur nom soit maudit pour les siècles des siècles !) expulsent les juifs de leur royaume de Castille et Aragon, inaugurant la sinistre politique de la limpieza de sangre, la « pureté du sang ». On avait donné aux juifs et aux musulmans la possibilité de se convertir au catholicisme faute de quoi, ils étaient déclarés persona non grata dans le royaume. Seulement, toute une politique des « statuts de la pureté de sang » se développa par la suite, soupçonnant les « nouveaux chrétiens » de ne l’être pas vraiment et de continuer à pratiquer leur culte originel en secret. Pire, ces soupçons se reproduisirent contre les générations suivantes… Ainsi les gènes des religions hébraïque et musulmane étaient-ils censés se transmettre de père (et de mère) en fils (et en fille)… Un concept promis à un bel avenir, en Amérique avec la on-drop rule (règle de l’unique goutte de sang – noir évidemment – qui vous ôtait la qualité de Blanc), puis sous le IIIe Reich (Hitler était un grand admirateur des théories suprémacistes blanches des États-Unis), l’Afrique du Sud de l’apartheid et pour finir (mais je n’ai cité ici que les exemples les plus saillants, on aurait aussi bien pu y ajouter la France coloniale, puis celle de Vichy et enfin celle d’aujourd’hui, ses contrôles au faciès et ses violences policières à l’encontre des personnes racisées), l’État d’Israël, qui ne reconnaît que les juifs comme ses citoyens.

Dès avant ces scènes inaugurales (entre péninsule ibérique et « Indes occidentales ») intervient un autre fait capital (si je puis me permettre) : l’invention de la plantation. Ici, je me permets de m’éloigner un peu du livre de Sylvie Laurent (mais aucunement pour exprimer un désaccord) et de convoquer celui d’Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc, dont j’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que j’en pense – mais auquel je n’ai pas encore consacré une « vraie » note de lecture. En 1471, dit-elle, les Portugais (la grande puissance maritime de l’époque) occupent un petit archipel au large du Gabon, qu’ils baptisent São Tomé. Jusqu’alors, ils achetaient des esclaves sur la côte du Gabon, voire plus au sud vers l’actuel Angola, en vue de les revendre aux marchands d’Afrique de l’Ouest en échange d’or qui était l’objet principal de leur convoitise dans la région.

Mais la prise de São Tomé fait évoluer ce schéma. Les navires portugais l’utilisent d’abord comme une étape de navigation, notamment pour l’achat d’esclaves, qu’ils revendent ensuite plus au nord. Et ainsi va surgir un « coup de génie » promis à un destin fracassant : les premiers colons venus du Portugal […] y sont sommés de produire du sucre, car le roi souhaite prolonger la bonne expérience de Madère qui pouvait déjà en exporter 2 500 tonnes par an. Pour cela, les Portugais vont utiliser sur les plantations de São Tomé les esclaves qu’ils achètent en Angola et au Gabon. L’entreprise tient très bien ses promesses et la production de sucre à São Tomé, en 1488, égale déjà celle de Madère. Elle la surpasse même rapidement, si bien que le Portugal devient un gros importateur de sucre en Europe[4].

Ce qui vient de s’inventer là est tout simplement l’économie moderne – le capitalisme dans toute sa hideur, qui va s’épanouir ensuite aux Amériques dans les grandes largeurs. On débarque quelque part, on élimine les « naturels », comme on disait à l’époque, et on les remplace par de la main d’œuvre servile importée afin d’extraire et/ou de transformer les matières premières dont on a besoin, naturellement sans aucune considération pour les écosystèmes que l’on dévaste au passage. « On pourrait comparer cette innovation, écrit encore Aurélia Michel, à celle de la délocalisation du travail par les firmes transnationales, telle qu’elle s’est inventée dans le capitalisme de la fin du XXe siècle : la mise en place de quelques conventions internationales et la possibilité de réunir les conditions de production les plus rentables n’importe où dans le monde » (AM, p. 83).

Selon Sylvie Laurent (qui raconte aussi cette histoire de São Tomé, d’une manière un peu différente mais tout aussi intéressante), la plantation est l’une des institutions cardinales du développement siamois du capital et de la race. Elle en mentionne trois autres, en autant de chapitres : l’Académie, la multinationale et le contrat colonial.

L’Académie produit les discours humanistes qui accompagnent et recouvrent l’horreur de la traite et de l’esclavage. Quelqu’un comme Louis Sala-Molins (entre autres) avait déjà étudié le sujet[5]. Mais au fond, le plus intéressant dans ce chapitre, c’est l’image que les intellectuels européens produisent d’eux-mêmes et de l’Europe – de la civilisation, qui se dit à l’époque seulement au singulier –en reflet de ce qu’ils racontent sur les « nègres » et autres « sauvages ». En effet, commence à apparaître ici le discours du progrès et de la civilisation par le « doux commerce », qui s’épanouira un peu plus tard. Le pompon à cette vieille crapule de Voltaire qui, tout en déplorant les « excès » subis par la main d’œuvre servile (célèbre phrase d’un « nègre du Surinam » dans Candide, alors que celui-ci est stupéfié par la violence coloniale néerlandaise – pas française, hein ! : « C’est à ce prix-là que vous mangez du sucre en Europe ») ne manque pas d’investir dans le commerce infâme du « bois d’ébène », et pas qu’un peu. Il travaille avec la Compagnie des Indes orientales, qui détenait alors en France le monopole sur la traite négrière :

En cinq ans, il aurait financé plus de quarante expéditions, un investissement de 400 000 livres qui aurait représenté près de la moitié de ses dépenses totales. On estime que la marge de profit de la Compagnie en ces années dépasse les 15%. Les bénéfices du philosophe sont donc solides (C&R p. 136).

La multinationale, ou plutôt les multinationales de l’époque, ce sont justement ces « compagnies à charte » qui bénéficient d’un monopole exclusif accordé par les autorités royales de leur pays. On pourrait évoquer à leur propos les juteux « partenariats public-privé » d’aujourd’hui : tandis que l’État leur accordait tous les moyens de faire du profit sans restriction (monopole, réglementation de l’esclavage, possibilité de s’armer pour faire la police partout où elles s’implantaient et souvent même, gouvernement des colonies ou des comptoirs), elles levaient des fonds dans le privé (cf. Voltaire ci-dessus) pour financer leurs activités criminelles. Il me semble avoir parlé ici-même il n’y a pas si longtemps des zones franches du Sud global où les transnationales d’aujourd’hui font à peu près ce qu’elles veulent[6] : le savoir-faire du capital s’est bien transmis, merci pour elles !

Le contrat colonial… Pour résumer, je dirai : « Pile je gagne, face tu perds. » Il y a des gens qui habitent sur la terre que je convoite ? Pas très grave, me répond Locke (1632-1704). Le philosophe anglais explique en effet que ce qui compte, pour établir un droit de propriété, c’est l’établissement d’une souveraineté sur la terre par sa mise en valeur.

Résolument partisan de la colonisation anglaise de l’Amérique du Nord, Locke justifie la confiscation des terres amérindiennes en raison de ce qu’il juge être une piètre utilisation du sol (ce qui n’était pas le cas), incapable d’être « profitable » au regard de l’agriculture commerciale anglaise. Tel est le principe d’une mise en valeur, au sens littéral : seule importe la « valeur » produite par le travail de la terre grâce à l’improvement, mesurée par la croissance des rendements. Ainsi, loin d’être condamnable, l’accaparement de toute terre « vacante » participe pour Locke du « bien commun »[7]. (C&R, p 156)

C’est bien sûr la suite logique du développement de la plantation – délocalisation des hommes et des productions. Cela me fait penser aussi au processus, décrit par Émilie Hache, du passage d’un monde de la (ré)génération à un monde de la (re)production[8]. À l’évidence, les Amérindiens prenaient soin de leur terre, mais ils ne la mettaient pas en valeur au sens de Locke. Donc, exit les « Indiens » (rappelons que 95% des populations présentes avant la « découverte » avaient disparu au début du XXe siècle. Quelque 55 millions d’entre eux avaient déjà disparu en 1610, date à laquelle on constate une chute notable de la quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, due au retour de leurs terres à la forêt. C’est la première fois que les humains modifient par leur action la composition chimique de l’atmosphère, raison pour laquelle certains historiens datent de 1610 le début de l’anthropocène)[9]. Ce thème de la terre vacante, voire de la terre sans hommes, fera florès tout au long du déploiement colonial de l’Occident – jusqu’à son dernier avatar, le sionisme, dont l’un des slogans était : « une terre sans hommes pour des hommes sans terre ».

Le contrat colonial, ce sont encore les Codes noirs.

La « réification juridique » de l’esclave est produite par l’établissement d’un statut juridique transmissible par la mère, établissant la doctrine du Partus sequitur ventrem (déjà en vigueur depuis 1662 dans la colonie américaine de Virginie). Ce principe de transmission matrilinéaire permet non seulement l’organisation sociale de la propriété et de la production, mais elle est le fondement de la reproduction forcée de la main d’œuvre. Toute naissance d’une esclave noire étant la propriété du maître, les naissances à répétition sur la plantation même permettent de limiter les coûts d’importation de la main-d’œuvre. Celle-ci est ainsi rationalisée, et […] la qualité juridique de la condition d’esclave est établie. Même les clauses qui limitent les prévarications des planteurs postulent l’esclave comme « objet et non sujet de droit […] ». (R&C p. 168)

Cette « propriété du maître » fonde le développement capitaliste. Elle lui donne même une base si solide que toutes les abolitions de l’esclavage, désormais célébrées comme de grandes victoires du progrès, de la civilisation et des droits de l’homme, seront payées – et combien ! – par l’indemnisation des maîtres. Après tout, on leur devait bien ça, puisqu’on leur retirait leur propriété – on les spoliait, pour tout dire ! On sait que ces indemnités furent à tel point exorbitantes qu’elles ont maintenu Haïti, où l’abolition, camouflet insupportable pour la bourgeoisie blanche, avait été décrétée par les esclaves eux-mêmes, dans un état de misère totale jusqu’à aujourd’hui[10].

La troisième partie de Capital et race s’intitule Récits. Elle s’ouvre sur une très intéressante analyse de Robinson Crusoé, de Daniel Defoe, « parabole du capitalisme racial » aux yeux de Sylvie Laurent. En fait, ce « premier roman moderne » anglais montre et cache à la fois ce que c’est que le capitalisme – ou plutôt un capitaliste à l’œuvre. Marx ne s’y est pas trompé en parlant de « robinsonnades » qui tendraient à faire croire que l’accumulation primitive pourrait se dérouler sans heurts ni graves problèmes. Même Vendredi, ainsi baptisé par son maître Robinson car il lui est apparu un vendredi, est un esclave consentant, heureux de se confier à la protection du maître et de travailler pour lui, et même de l’assister dans ses combats contre quelques sauvages – cannibales, ceux-là, évidemment ! – qui pourraient pénétrer par effraction la sacro-sainte propriété de l’Empire britannique dont le naufragé Robinson est le digne représentant… Une sorte de storytelling avant l’heure, qui a connu par la suite un succès énorme, parce qu’il définissait le projet colonial tout en escamotant ses côtés les plus sombres.

L’autre ensemble de récits analysés par Sylvie Laurent concerne « l’émancipation par le commerce ». Je ne m’y attarde pas, ayant déjà un peu abordé le sujet plus haut. Pour faire court, il s’agit du discours des « économistes politiques », lesquels, à partir de Montesquieu déjà, parlent du « doux commerce » qui adoucit les mœurs en promouvant des interactions pacifiques entre les peuples. Ce qui, dans le contexte de la traite négrière, nous apparaît aussi crédible que les discours que l’on peut entendre de nos jours et qui nous promettent, dans tel ou tel domaine, des échanges « gagnant-gagnant ». Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche, disait ma grand-mère. Cela dit, Sylvie Laurent repère tout de même des nuances entre différents discours. Ainsi, par exemple,

Deux conceptualisations de l’Empire britannique s’opposent : celle de Warren Hastings [premier gouverneur général du Bengale], qui définit la colonisation britannique comme induisant un droit légitime à l’appropriation violente et à la soumission des indigènes, et celle de Hume, qui établit une véritable théorie libérale de l’Empire et la nécessité d’un droit colonial propre. […] Hume demande […] que les indigènes soient reconnus comme des « sujets » de la Couronne, avec statut et droits, plutôt que comme des étrangers sous la tutelle arbitraire de l’entreprise commerciale privée.

Hume oppose ainsi un « Empire du droit » à un domaine du « colonial » régi par la seule loi du plus fort. Et il distingue

les pratiques impériales civiles des « gentlemen capitalistes » de la City, respectueuses du législateur, [de celles des] brutes anglaises des compagnies qui dirigent les colonies aux marges de l’Empire (R&C, p. 226-227).

Good cop, bad cop, capitalisme vertueux et capitalisme sauvage, la distinction fera carrière… Jusqu’à Francis Ford Coppola adaptant à l’écran le roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres, où l’on voit un colon devenu fou fonder sa propre dictature sanglante « aux marges de l’Empire ». Pareillement, Apocalypse now avait le don de nous faire oublier la réalité de la guerre du Vietnam tout en nous la montrant, grâce à l’accent mis sur des personnages monstrueux – et donc exceptionnels – comme le commandant de l’escadron d’hélicos qui charge au son de la chevauchée des Walkyries et qui ne songe qu’à trouver une vague pour faire du surf, et, bien sûr, comme le « marginal de l’Empire », le colonel Kurz.

La dernière partie du livre, intitulée « Praxis », fait le lien entre ces discours et la pratique, comme son nom l’indique, et suit la piste sanglante qui conduira à l’extermination des juifs d’Europe et qui passe (entre autres) par l’Afrique australe ou les Allemands expérimentèrent leurs premiers camps de concentration et la pratique du génocide (contre les Hereros et les Namas, autrement connus sous le nom d’Hottentos[11]).

Il y a encore beaucoup d’autres choses dans cette dernière partie (et dans l’épilogue qui la suit), mais bon, comme je l’avais promis au début de cette note, je n’ai donné qu’un aperçu de ce livre vraiment passionnant, à la fois par la pertinence de ses analyses étayées par une impressionnante documentation et par une belle capacité de synthèse qui, hélas, me fait défaut pour mieux le résumer. J’espère tout de même que cette première mise en bouche vous ouvrira l’appétit… c’est tout le mal que je vous souhaite.

 

Ce 21 avril 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Du 13 au 21 avril 2024.

[2] Cité in Sylvie Laurent, Race et Capital (désormais noté R&C), p. 185.

[3] Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon la décrétèrent au contraire annus mirabilis…

[4] Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Seuil, 2020, p. 80-81.

[5] Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Puf, Quadrige, 2003 [1987].

[6] Voir ma note « Frontières et domination » ici-même, particulièrement la recension du livre d’Harscha Walia.

[7] À ce propos, voir par exemple Roxanne Dunbar-Ortiz, Contre-histoire des États-Unis. Trad. française aux éditions Wildproject. J’en ai parlé dans cette note de lecture.

[8] Ce que la même aussi appelle la logique du remplacement : loin du « grand remplacement » fantasmé par l’extrême droite, il s’agit du corollaire immédiat de la réduction du monde à des quantités mesurables. À partir du moment où tout est comptable avec les mêmes instruments d’abstraction – et avant tout avec la valeur au sens capitaliste du terme –, alors on peut « remplacer » un lieu par un autre, la biodiversité par des monocultures et des sauvages par des esclaves… (Dernier avatar, moins cruel peut-être mais tout aussi catastrophique pour les écosystèmes, la logique de la « compensation » appliquée aux grands chantiers type Notre-Dame des Landes : on détruit une zonz humide ici, pas grave, on en refera une autre ailleurs !) Cf. Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, Les Empêcheurs de penser en rond, 2024. Voir ma recension ici.

[9] Voir ma recension d’Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. À cela, il faut ajouter aussi que ce génocide des Amérindiens et ses conséquences bioclimatiques font dire à certain·e·s essayistes qu’il vaudrait mieux parler de « Capitalocène » ou même de « Plantationocène ». Cf. Donna Haraway, « Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », in Multitude n°65, 2016/4, article repris dans Vivre avec le trouble, Les Éditions des mondes à faire, 2020 [2016].

[10] L’histoire de ce scandale absolu a été racontée récemment par le New York Times dans un dossier accessible en ligne : https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html

[11] Cf. aussi Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes (une réplique tirée de Au cœur des ténèbres), éd. le Serpent à plumes, 1999).

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Le Capitalisme contre la Terre ou la production contre la génération

Ange Pottin, Le Nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans la Terre, éd. La Découverte, 2024

Irénée Régnauld & Arnaud Saint-Martin, Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, éd. La Fabrique, 2024

Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, éd. Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2024.

Du « capitalisme sans la Terre » à l’« astrocapitalisme », on voit bien qu’il n’y a guère de distance. Ces deux cauchemars dystopiques aux effets hélas bien réels sur « nous autres[1] » racontent la même histoire effrayante d’une machine totalitaire dont rien ni personne ne semble pouvoir stopper l’hybris. Machine : le capital et son implacable exigence de reproduction toujours plus « élargie ». Totalitaire : au sens que lui donne Hannah Arendt dans Les Origines du Totalitarisme, soit un « mouvement » qui ne saurait jamais se stabiliser – toujours « plus vite, plus haut, plus fort[2] ». Le « rêve » ultime des ingénieurs nucléaires s’appelle Iter : produire enfin de l’énergie sans qu’il ne soit plus besoin de matière, ou quasiment[3]. Celui d’Elon Musk et des « astrocapitalistes » est de s’arracher enfin aux contingences terrestres afin d’aller trouver de la matière ailleurs… Je mets des guillemets à « astrocapitalisme » car il me semble que la logique de celui-ci ne diffère en rien de la logique du capitalisme tout court, dont Émilie Hache parle en termes de production et de reproduction, qui ont remplacé les anciennes génération et régénération. C’est pourquoi j’ai eu envie de traiter de ces trois livres ensemble : en fin de compte, ils racontent tous trois la même histoire, depuis des points de vue différents, bien sûr.

Fantasmagories nucléaires…

Il est vrai que dans le nucléaire, on parle aussi de « surgénérateurs » – et ce préfixe « sur » dit déjà toute la folie de ce qu’Ange Pottin appelle le « capital fissile » (jeu de mots qui permet de le distinguer du capital fossile basé sur l’exploitation du charbon puis du pétrole ; notons au passage que l’énergie nucléaire est très loin d’avoir remplacé l’exploitation de ces ressources fossiles, laquelle se porte toujours aussi bien, envers et contre les bonnes intentions dont est pavé l’enfer du réchauffement climatique). « La surgénération ou surrégénération est la capacité d’un réacteur nucléaire à produire plus d’isotopes fissiles qu’il n’en consomme, en transmutant des isotopes fertiles en isotopes fissiles », dixit Wikipédia[4]. Cette définition nous projette directement au cœur du paradoxe qu’étudie Ange Pottin : en effet, le « projet du capital fissile », comme il l’appelle, consiste non seulement, depuis les années 1950 et 1960, à remplacer le charbon et le pétrole par l’uranium, mais, bien mieux encore, à construire des réacteurs capables de produire eux-mêmes plus de matière première qu’ils n’en utilisent. Un projet récemment réactualisé à travers la folie Iter. On pense évidemment à l’antique chimère du mouvement perpétuel, voire au baron de Münchhausen, dont on sait qu’il réalisa l’exploit de s’envoler en se tirant lui-même vers le ciel par les cheveux[5]. J’aurais pu aussi évoquer la quête de la pierre philosophale par les alchimistes, mais il me semble qu’ils étaient moins fous que nos ingénieurs nucléaires. Moins fous et probablement plus miséricordieux envers leurs contemporains. Comme le fait remarquer quelque part Ange Pottin, l’enthousiasme pour l’énergie nucléaire pose tout de même sérieusement question quand la première application pratique de la technologie atomique fut le crime de masse perpétré à Hiroshima et Nagasaki. D’aucuns prétendent distinguer nucléaire civil et militaire. Ce n’est pas le moindre des intérêts du livre d’Ange Pottin de démontrer très précisément que cette distinction ne tient pas debout, comme cela apparaît, entre autres, à la lumière de l’entretien qu’il a mené avec un grand « nucléocrate ». Tout d’abord, celui-ci lui confie qu’il a commencé sa carrière en participant au lancement (en 1956) du premier réacteur nucléaire français à Marcoule [sur la rive droite du Rhône, entre Montélimar et Avignon], lequel avait pour objet de produire le « plutonium nécessaire à la bombe atomique de la force de dissuasion nucléaire française[6] ». Bien. Ensuite, le gars est « envoyé sur un autre projet, marqué du sceau du secret : avec d’autres ingénieurs français, il contribue à la bombe atomique israélienne. “J’étais tout à fait opposé aux orientations militaires dans ce domaine [dit-il]. […] Mais j’ai fait un raisonnement qui vaut ce qu’il vaut[7] : s’il y a un pays qui a le droit de se défendre contre ses voisins, c’est celui-là[8].” » (AP, p. 41.) Un peu plus loin dans l’entretien, il ajoute : « Il est certain que le Créateur nous a bien embrouillés […] avec le plutonium : il peut servir à la fois à faire des bombes et de l’électricité. Ça pourrait être incompatible, ça ne l’est pas. » (AP, p. 43.) Pas incompatible : c’est bien ce que l’on avait cru comprendre.

Cependant, au-delà des contorsions autojustificatrices de ce docteur Folamour, le plus intéressant de ce livre reste, je trouve, l’analyse que propose son auteur sur ce qui motive les partisans du nucléaire envers et contre les pénibles réalités que sont, entre autres, les catastrophes de Tchernobyl et Fukushima et, avant tout, venant contredire le discours lisse des ingénieurs, l’invraisemblable et terrifiant amoncellement de déchets radioactifs produits par leur activité[9]. Eux prétendent justement que ces déchets fourniront la matière première du combustible nucléaire. Le hic, c’est que la technologie ultrasophistiquée permettant de réaliser ce tour de passe-passe n’a jamais fonctionné – du moins à un niveau industriel –, et cela malgré les milliards engloutis. Le rêve du capitalisme sans la Terre, ici, c’était (et c’est encore, suivant Macron) celui d’une production d’énergie propre qui non seulement produirait de l’énergie mais encore « regénérerait » ses propres matières premières combustibles…

Ce faisant, le capital fissile accomplit l’un de ces mouvements contradictoires qui fascinaient Karl Marx : se représentant comme une entité indépendante de tout ancrage terrestre, il a au contraire progressivement étendu son empreinte envahissante. La dynamique nucléaire illustre cette tendance : le nucléaire déterrestré a motivé l’expansion de l’infrastructure, laquelle se mue aujourd’hui en un très encombrant héritage radioactif[10]. En cela, il relève en un sens de l’idéologie telle que définie par Castoriadis : « Un ensemble d’idées qui se rapporte à une réalité non pas pour l’éclairer et la transformer, mais pour la voiler et la justifier dans l’imaginaire, qui permet aux gens de dire une chose et d’en faire une autre, de paraître autres qu’ils ne sont. »

Un autre philosophe a proposé un terme encore plus parlant pour définir les entremêlements entre imaginaire et capital comme matérialité que l’on trouve dans le nucléaire comme dans de nombreuses autres industries. Dans son analyse des passages parisiens où l’on exposait des marchandises à la fin du XIXe siècle, Walter Benjamin propose le concept de fantasmagories. Il définit ces dernières comme l’image que la « société productrice de marchandises » forme d’elle-même toutes les fois qu’elle fait abstraction du fait que, précisément, elle produit des marchandises ». La fantasmagorie est le miroir flatteur et déformant que la société capitaliste se tend à elle-même et dans le reflet duquel disparaissent les perturbations écosystémiques et les dominations sociales sur lesquelles reposent les actes matériels qui rendent possible la production de marchandises. La fantasmagorie qui se loge au creux de l’industrie nucléaire ne lui appartient pas en propre : on peut en retrouver des traces dans bien d’autres secteurs[11]. (AP, p. 139-140.)

… et spatiales

On en retrouve plus que des traces dans le domaine de la soi-disant « conquête spatiale ». C’est ce que racontent Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin dans leur livre. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, est-il sous-titré. Comme le nucléaire a son péché originel avec Nagasaki et Hiroshima, l’astronautique a le sien : il s’appelle V2 et a lui aussi tué pas mal de monde pendant la Seconde Guerre mondiale (probablement moins que les deux bombes atomiques mais, à vrai dire, je ne connais pas le nombre de victimes des bombardements par V2, auquel il faut ajouter celui des prisonniers morts au travail forcé pour leur fabrication). Comme le nucléaire, les fusées ont d’abord eu un usage militaire. Les nazis comptaient sur elles afin de renverser une situation militaire plutôt inquiétante dès 1942 (soit au point de bascule du rapport de forces autour de Stalingrad). On le voit, entre autres, à travers les récits de témoins de l’époque en Allemagne, tel Victor Klemperer : il rapporte à plusieurs reprises, dans son journal[12], combien la propagande du IIIe Reich insistait sur les fameuses « armes secrètes » qui allaient permettre à la Wehrmacht de gagner la guerre. Cela se traduisait par des articles dans les journaux ou par les discours de dirigeants diffusés par la radio et, comme l’observait lui-même Klemperer, cela ressortait aussi souvent dans la conversation des gens ordinaires, face aux mauvaises nouvelles des fronts – « oui, mais les armes secrètes… » Effectivement, rapportent Régnauld et Saint-Martin,

C’est […] à Peenemünde, dans un centre de recherche militaire sur les côtes de la mer Baltique, que les progrès de l’ingénierie des missiles balistiques ont été les plus rapidement engrangés, de 1936 jusqu’à 1945[13]. […] La base compte entre 4 000 et 5 000 ingénieurs, 1 300 scientifiques, des techniciens et ouvriers allemands, concentrés dans la mise en œuvre du programme balistique. Mais surtout, les ingénieurs en chef exploitent le travail forcé d’un millier de prisonniers polonais en 1940, puis d’autres travailleurs forcés italiens ou français. Au départ, l’exploitation de cette main-d’œuvre esclavagisée ne concerne pas la production des armes, placée sous le régime strict du secret militaire ; mais la décision d’Hitler d’augmenter la production – il rêve d’en faire fabriquer 2 000 par mois [des missiles balistiques capables de frapper l’Angleterre] – change la donne. Albert Speer, ministre de l’Armement, en contrôle la mise en œuvre fin 1942. En juillet, il invite von Braun et Dornberger dans un quartier général de Hitler pour une présentation du programme. Dans ses mémoires, il note que von Braun s’exécute avec passion et agrémente sa démonstration d’un film en couleurs montrant un décollage du A4 : Hitler est impressionné par les promesses de l’arme autant que par le brio et la précocité du directeur technique de Peenemünde, qu’il compare à Alexandre le Grand et Napoléon. » (p. 20-21)

Von Braun et les autres cadres dirigeants de Pennemünde prétendront par la suite qu’ils ignoraient les conditions de vie – et de mort ![14] – des prisonniers mis à leur disposition afin d’assurer la production. En réalité, disent Régnauld et Saint-Martin, « les officiers chargés de l’administration de ces camps et leurs supplétifs civils en [étaient] parfaitement conscients, à commencer par les ingénieurs de Pennemünde, notamment Rudolph (engagé par Himmler pour superviser les travaux dans les galeries souterraines), von Braun et son frère Magnus – un nazi convaincu. » (p. 22)

On fait souvent référence, aujourd’hui, et d’une manière péjorative, au « point Goodwin », soit le moment où l’un ou l’une des protagonistes d’une conversation y introduira – à tort – une référence au nazisme ou à Hitler. Ici, avec le développement de l’astronautique après-guerre, nous avons une histoire qui n’aboutit pas au point Goodwin, mais qui y prend sa source… Ainsi que le montrent les deux auteurs de ce livre, en effet, ce ne sont pas seulement, comme on le savait déjà (enfin, comme je le savais déjà), von Braun et quelques-uns de ses collaborateurs qui furent « recyclés » aux États-Unis afin d’y poursuivre leurs recherches sur les missiles balistiques – autrement appelés fusées – et finalement diriger le programme spatial de la Nasa, mais bien des dizaines, voire des centaines d’ingénieurs qui avaient travaillé avec eux au service des nazis[15]. Et comme on ne veut pas verser ici dans l’anti-américanisme primaire, on précisera, à la suite de Régnauld et Saint-Martin, que ce ne furent pas seulement les États-Unis qui récupérèrent ces ingénieurs et scientifiques, mais aussi les Soviétiques, et encore d’autres pays, dont la France où leur apport fut semble-t-il déterminant dans l’industrie de l’armement d’abord, spatiale ensuite.

Cela dit, il semble que les anciens de Pennemünde se soient particulièrement bien adaptés aux États-Unis :

[Ils] sont donc mis à contribution par l’US Air Force (USAF) depuis des bases surveillées à Fort Bliss, au Texas. Le transfert en 1950 de 118 d’entre eux à l’Arsenal de Redstone, à proximité de la petite ville de Huntsville, en Alabama, accélère leur américanisation : la greffe prend. […] von Braun et les siens […] sont principalement employés à la conception et au développement de missiles guidés, et plus particulièrement aux missiles balistiques intercontinentaux, au moment même où éclate la guerre de Corée.

[…] La création de la Nasa le 29 juillet 1958 confirme l’émergence d’un programme spatial civil se dotant bientôt de moyens humains et matériels. […] Le Centre de vol spatial Marshall est fondé à Huntsville en septembre 1960 par l’administration Eisenhower et von Braun y est placé à sa tête, accompagné de la centaine de membres du groupe de Peenemünde. (p. 25-26)

Nos deux auteurs consacrent ensuite quelques pages très instructives à expliquer pourquoi la « greffe », comme ils disent, a si bien pris. Ils rappellent le contexte de l’époque aux plans international – la guerre froide et la course à l’espace avec l’URSS – et domestique : l’Alabama, ses champs de coton, sa ségrégation, où, finalement les anciens cadres du parti nazi ne se trouvaient pas tellement dépaysés…

Bref, je ne voudrais pas laisser penser que tout le livre est consacré à cette origine nazie de l’astronautique – je n’ai jusqu’ici donné qu’un aperçu du premier chapitre. L’autre « bout » de cette histoire, si je puis m’exprimer ainsi, eh bien, pour résumer en caricaturant à peine, on dira que c’est Elon Musk, ses fantasmagories martiennes et sa firme Spacelink, bien réelle celle-là, qui s’affaire à placer en orbite des dizaines de milliers de satellites de télécoms, au grand dam des astronomes qui ne parviennent plus à observer correctement le ciel étoilé. Mais ce serait aller un peu vite en besogne que de résumer ce livre en un raccourci von Braun-Elon Musk – même si ce lien existe.

Ce qui m’a particulièrement frappé est tout d’abord la ressemblance évidente entre l’industrie nucléaire telle que décrite par Ange Pottin et l’astronautique racontée par Régnauld et Saint-Martin. Pour commencer, les deux partagent les mêmes origines militaires. Le nucléaire a été développé d’abord pour les bombes atomiques, tandis que les fusées capables d’aller dans l’espace ont d’abord été des missiles balistiques – d’ailleurs très vite armés de charges nucléaires pendant l’escalade des armements de la guerre froide. Et quand je dis « origines », c’est trop peu dire : à l’évidence, l’une comme l’autre industrie sont toujours aujourd’hui inextricablement liées au secteur de l’armement – concernant les armes nucléaires dont on sait les stocks délirants, capables d’éliminer la majeure partie de la vie sur Terre, accumulés durant la guerre froide, on a commencé depuis un certain temps déjà à parler d’armes nucléaires « tactiques », par opposition aux « stratégiques » – ce qui craint d’autant plus que les militaires – ou leurs chefs politiques – risquent de se sentir plus facilement autorisés à utiliser les premières qui, d’après leurs foutues théories, ne devraient pas entraîner l’apocalypse finale, contrairement aux secondes. Je passe sur les munitions « à uranium appauvri », déjà couramment utilisées, semble-t-il, sur les champs de batailles (guerres du Golfe, Ukraine…). Quant à l’astronautique, elle a mis à profit dès le départ la technologie des missiles balistiques mise au point d’abord pour faire la guerre, comme on l’a bien vu avec le « recyclage » des chercheurs et ingénieurs nazis par les puissances alliées après-guerre. Mais la collaboration avec l’industrie de l’armement ne s’est pas arrêtée là : Régnauld et Saint-Martin lui consacrent leur troisième chapitre, significativement intitulé « Contrôler l’espace : l’inépuisable conquête par les armes ». On se souviendra par exemple du programme de « guerre des étoiles » mis en œuvre à l’époque par le président Reagan. Si les programmes « civils » comme Apollo ou les stations spatiales internationales ont quelque peu éclipsé le côté belliciste du complexe militaro-spatial, il n’en reste pas moins que satellites d’espionnages, boucliers antimissiles, etc., ont continué à prospérer jusqu’à aujourd’hui. C’est d’ailleurs un autre point commun au nucléaire et à l’astronautique : leur capacité à déployer des fantasmagories énormes afin de mieux faire accepter par le public (et les contribuables, surtout !) les centaines (les milliers ?) de milliards nécessaires à leur développement. De ce point de vue, le deuxième chapitre de Régnauld et Saint-Martin, sur « l’astroculture à la conquête des esprits », est tout à fait édifiant. On se contentera ici de rappeler l’exemple récent de Thomas Pesquet, astronaute devenu l’une des personnalités les plus connues (et appréciées, je suppose) des Français·e·s, sorte de super-influenceur mis à toutes les sauces par l’ensemble des médias, nous expliquant par exemple qu’il faut bien trier nos déchets parce que notre planète est trop belle, vue d’en haut… Baste, je m’énerve.

Dernier point commun entre les industries nucléaire et spatiale, elles prétendent l’une et l’autre à une certaine « immatérialité » : l’énergie nuclaire serait une énergie propre, « décarbonée », et elle vise à se passer finalement de matière première puisqu’elle pourrait soi-disant la produire elle-même en retraitant son combustible. On a déjà dit ce qu’elle produit en vérité comme déchets et emprise matérielle et sécuritaire sur l’environnement immédiat de ses sites et finalement sur la société tout entière. Ange Pottin a sous-titré son Nucléaire imaginé : Le Rêve du capitalisme sans la Terre. Or, à écouter les thuriféraires de la « conquête spatiale » (on remarquera au passage que le vocabulaire colonial reste plus que jamais de mise[16]), elle permettra d’échapper à cette Terre, justement, grâce aux nouvelles « découvertes » de minerais et matières premières désormais épuisées ici-bas. L’envers de la médaille, c’est le gigantesque gaspillage de matières premières et d’énergie, justement, provoqué par la course à l’espace. Et cela sans même parler de l’emprise matérielle (à l’égal de celle des centrales nucléaires) des bases de lancement de fusées. Régnauld et Saint-Martin décrivent en détail, entre autres, les ravages entraînés par l’installation de la « Starbase » d’Elon Musk à Boca Chica, à l’extrême sud du Texas : expulsion des habitants, destruction de la faune et de la flore – tout doit disparaître… Bien sûr, cela ne concerne finalement qu’un petit bout de terre et ses habitants. Mais il y a encore la pollution lumineuse engendrée par les dizaines de milliers de satellites de communication mis en orbite par Musk et deux ou trois autres de ses concurrents et aussi l’énorme quantité de débris divers et variés qui circulent en orbite autour de la Terre, au point que les deux auteurs intitulent une section du chapitre IV : « Dans les ruines de l’astrocapitalisme : pollution lumineuse et débris orbitaux ». « La quantité de débris augmente exponentiellement : en mars 2023 on en comptait 36 500 au-delà de 10 cm, 100 000 entre 1 cm et 10 cm et 130 millions en 1 mm et 1 cm. » Et cela risque de poser problème tôt ou tard. En effet, « une bille de métal d’une circonférence de 1 mm de circonférence filant à 14,5 km/s développe une énergie comparable à celle d’une boule de bowling lancée à 100 km/h : [en cas de collision avec un satellite[17]] les dégâts sont irréversibles. » (p. 170-171). Les deux auteurs concluent que même si statistiquement, le risque est faible, cela finira par advenir. À propos du « gigantesque héritage [du nucléaire] impossible à assimiler par les cycles écologiques et les sociétés humaines », Ange Pottin parle de « communs négatifs ». On pourrait en dire tout autant de l’héritage de la « conquête spatiale ».

Du monde de la génération à celui de la production

Comme je le disais en introduction, Émilie Hache raconte la même histoire, mais d’un tout autre point de vue. Son livre est une enquête fouillée sur la généalogie de la modernité dont nous venons de parler à travers deux de ses emblèmes – le nucléaire et l’astronautique. Je vais me risquer à résumer sa thèse, tout en vous recommandant vivement, si, comme je l’espère, mes propos vous en donnent envie, de la découvrir in extenso dans ce livre que je crois important. En gros : qu’est-ce qui a rendu possible le passage du monde de la génération à celui que nous connaissons, soit le monde de la production ? La génération – ou régénération – c’est cette activité incessante de coopération interspécifique et au sein même des espèces (comme l’espèce humaine) qui donne la vie et en prend soin. L’objet de la production, comme on l’a vu avec les V2, les bombes atomiques et la conquête spatiale, n’a que peu à voir avec la préservation de la vie, et beaucoup avec une accumulation de valeur toujours aussi primitive (depuis les débuts du capitalisme) et la réalisation des conditions qui la permettent, soit l’accumulation des moyens de coercition des « producteurs », l’extractivisme effréné, la destruction des écosystèmes et pour finir, le réchauffement climatique.

Émilie Hache a voulu comprendre comment s’était opérée cette « grande transformation[18] ». Elle n’est évidemment pas la première à se lancer dans cette enquête. Elle cite en particulier, dès son introduction, Silvia Federici (Caliban et la sorcière) et Carolyn Merchant (La Mort de la nature)[19] dont

la réécriture […] des origines de la modernité articulée autour de la destruction des sociétés de subsistance, à travers l’exploitation sans limites du monde vivant comme la dévalorisation de tout ce qui était associé au féminin, s’appuyait […] sur un passé très différent, fait de respect et d’interdépendance à l’égard de la nature et des femmes et de leurs puissances génératives. […] Ces travaux invitaient à aller regarder du côté de ce monde vernaculaire disparu.

En effet,

les chercheuses écoféministes ont trouvé dans la chasse aux sorcières l’origine de l’attaque conjointe des femmes et de la nature dont elles étaient encore les témoins trois siècles plus tard. Mais, ce faisant, elles ont ouvert un immense chantier : qu’en était-il de ce monde qui avait pris fin avec la chasse aux sorciers/sorcières ? (p. 29)

Or, poursuit Émilie Hache, ces chercheuses ont semblé « s’arrêt[er] devant cet ancien monde, partagée[s] entre une très grande sympathie et une tout aussi grande distance ». Celle-ci tient au fait qu’aux yeux des féministes critiques, toute revalorisation d’une spécificité féminine, accompagnée de surcroît de la mise en évidence de liens particuliers des femmes avec la « nature », voire de l’assimilation de cette dernière à une « Mère nature bienveillante », encourt nécessairement le reproche d’essentialisme. Et donc,

s’il nous faut faire l’histoire de la destruction croisée du monde vivant et d’une sphère féminine autonome, il nous faut aussi faire celle de ce rapprochement spécifique, aussi spéculative soit-elle, sauf à la naturaliser une seconde fois. (p. 31)

À cette fin, Émilie Hache a voulu « prolonger le geste » de Carolyn Merchant, qui « avait suivi les traces du débat minier [en] Europe ces dix derniers siècles afin d’examiner et de rendre compte de la transformation progressive de la nature en ressource à exploiter comme de la manière dont la dégradation parallèle de la condition féminine [y] avait joué un rôle déterminant ». Elle a cherché des témoignages « de l’analogie entre la fertilité des femmes et de la nature, constituant le cœur de cette proximité autant critiquée que revendiquée » (p. 33-34). Elle les a trouvés en Grèce ancienne, avec le rituel des Thesmophories qui célébraient « la fertilité de la terre et des femmes ». Ce rituel, qui était célébré uniquement par les femmes mariées, n’était pas pour autant une « fête de femmes » : il s’agissait bel et bien de l’une des cérémonies officielles de la cité. Il était « précisément destiné à remercier Démeter de leur avoir apporté [aux Grecs] les lois sacrées (thesmous) de l’agriculture et à renouveler la fertilité de la terre. »

Constituée d’une multitude d’oikoi, c’est à dire de domaines agricoles, la polis dépendait de la fertilité de son territoire pour les récoltes de base en blé et orge, et c’est précisément de cela qu’il [était] question. Comme le résume Marcel Détienne, « les Thesmophories devaient reproduire la cité, le corps politique tout entier, à la fois dans l’espèce humaine, par la génération d’enfants légitimes et, dans l’espace cultivé, par le moyen de semences frugifères ». (p. 44)

Émilie Hache décrit en détail le déroulement du rituel et en conclut qu’il célèbre « devant la société tout entière l’importance des femmes, leur irremplaçabilité concernant le pouvoir de donner la vie » – comme mères, mais aussi comme maîtresses des semailles, veillant sur la croissance des graines comme sur celle des enfants : « l’identification de la terre et des femmes est au cœur de ce rituel » (p. 45). Mais cela même pose problème, lorsque l’on sait que cette identification des femmes à la fécondité s’accompagnait de leur exclusion des autres aspects de la vie de la cité (politiques, financiers, intellectuels). Émilie Hache explique cet apparent paradoxe (paradoxe à nos yeux de Modernes, pas à ceux des Grecs) en convoquant un autre rituel, contemporain des Thesmophories : les Arréphories, qui portaient sur le mythe d’autochtonie. De quoi s’agit-il ?

Les Arréphories sont organisées en l’honneur de l’ancêtre mythique des Athéniens, Érichthonios. Comme tous les descendant·e·s mi-humain·e·s mi-divin·e·s des dieux olympiens, ce dernier est né d’un viol ou, ici, d’une tentative de viol : face aux avances pressantes d’Héphaïstos, Athéna réussit à se dérober et essuie sur un brin de laine qu’elle jette ensuite par terre le sperme du dieu. La terre ainsi fécondée donna naissance à Érichthonios, littéralement né de la terre, autochthôn. (p. 52)

Les Grecs célébraient donc deux mythes de fécondité : la fécondité de Démeter, qui passait par les voies « naturelles », si j’ose dire, et celle d’Héphaïstos, qui se passe de la féminité d’Athéna… Or celle-ci ne concernait que les hommes :

Ce n’est pas l’humanité tout entière qui est issue de la terre, mais seulement les hommes, andres. Cette restriction n’est jamais dite comme telle, mais aucune histoire d’autochtonie ne porte sur les femmes [pas plus à Argos ou à Thèbes qu’à Athènes]. Les femmes, elles, sont issues de Pandore. Le mythe hésiodique en retrace la genèse : elles ne sont pas nées de la terre mais faites de terre, de glaise, fabriquées par ce même Héphaïstos sur ordre de Zeus pour punir les hommes de posséder le feu. Mères de tous les humains, les femmes ne sont ici pas nées, elles ne sont pas engendrées, leur nature est un artifice. La seule véritable humanité, ce sont les hommes, andres, qui doivent malheureusement passer par les femmes pour se perpétuer lorsqu’ils ne font plus partie des premiers hommes. (p. 53)

Ainsi, les deux rituels témoignent-ils « d’une société qui reléguait les femmes et la question de la génération à la périphérie d’un espace politique réservé aux hommes, tout en leur attribuant le rôle fondamental de reproduire la cité » (p. 56).

Il faudrait ici encore parler d’autres rituels, en particulier des rituels dionysiaques, qui associent les morts à la génération. Comme le dit Émilie Hache,

ce qui relie la question de la génération à celle des morts dans un monde engendré concerne de manière bien plus générale la question de sa perpétuation. Un monde non créé ne tient pas tout seul, il n’est pas engendré une fois pour toutes, mais a besoin d’être maintenu dans l’existence par lui-même, c’est-à-dire par tous ceux qui le composent. Les morts ne président pas seulement aux récoltes, mais participent au renouvellement du monde, constituant la matière de ce dernier. (p. 75)

Mais je vois bien que je n’arriverai pas à donner un résumé de ce livre foisonnant : à peine ai-je donné ici un aperçu des deux premiers chapitres… Il faudrait encore parler des suivants, soit de l’histoire de la disparition du « genre vernaculaire », c’est-à-dire, suivant Illich[20] sur lequel Émilie Hache appuie sa démonstration, d’une organisation de la société basée sur des rôles genrés complémentaires et interdépendants (comme on vient de le voir dans le cas grec), disparition au profit d’une société « unisexe-sexiste » : la société de (re)producteurs·trices « remplaçables », ou, pour le dire autrement, d’hommes et de femmes « sans qualités » qui est désormais la nôtre[21]. Cette histoire passe notamment par le christianisme et sa « Création » : évidemment, si le monde est créé, point n’est besoin de le (ré)générer… Encore le « genre vernaculaire » subsista-t-il longtemps (et subsiste encore, bien qu’à l’état de traces seulement) sous l’empire de plus en plus totalitaire de l’économie dont Émilie Hache, s’inspirant cette fois de Giorgio Agamben (Le Règne et la Gloire) montre qu’il n’est rien d’autre que la sécularisation du Royaume. Il faudrait encore parler des derniers chapitres du livre, l’un consacré à « la régénération comme fait cosmologique total », qui mène l’enquête vers (une critique de) l’anthropologie et ses apports sur d’autres types d’organisation sociale que les nôtres, des sociétés « matriarcales » (Émilie Hache met le plus souvent ce terme entre crochets, pour distinguer l’utilisation qu’elle en fait de la plupart  des acceptions masculines, qui se contentent en général d’inverser le rapport de pouvoir du patriarcat), en esquissant aussi quelques pistes sur la manière dont se détruisent ces organisations sociales :

Là où la violence organisée a été introduite, sous la forme de pillages, de rapts, de guerres ou encore d’esclavage généralisé, disparaît potentiellement le souci de régénération (interne) d’une société. Sa perpétuation est désormais alimentée par l’apport extérieur de femmes, de main-d’œuvre pour cultiver les champs, comme de nouvelles terres et de nouvelles richesses. (p. 219)

Il y a enfin ce dernier chapitre, « Mythopoïèses », sur lequel il faudrait aussi s’arrêter plus longuement. J’ai bien conscience de l’insuffisance de ce compte-rendu, qui vient peut-être d’une fausse bonne idée de départ : confronter ces trois livres dont les deux premiers illustrent parfaitement ce qu’est notre monde gouverné par le paradigme de la production quand le troisième fait l’histoire de son avènement. Je devrais insister encore sur la richesse de l’enquête d’Émilie Hache, qui s’appuie sur une impressionnante documentation (dont témoignent les notes de bas de page et la bibliographie en fin d’ouvrage). Je terminerai avec une citation de ce dernier chapitre, où Émilie Hache aborde « l’hypothèse Gaïa », se demandant si, « Gaïa étant un être vivant, terrestre, ne pourrait pas être une divinité ? » Nous serions alors obligés de

repenser, comme l’a montré Amer Meziane[22], ce qu’on appelle religion. Le scandale d’une telle proposition n’existe que du point de vue des religions monothéistes et de leur dieu extérieur à ce monde. De même que nos sexualités, nos sexes et nos genres sont multiples et ne sont pas a priori réductibles à des rapports de domination, il existe une « variété de vérités » religieuses qui ne sont pas hiérarchiques, surplombantes, omnipotentes et omniscientes. Les dieux et les déesses changent aussi.

On ne connaît pas encore bien ses rituels [dédiés à Gaïa], mais on peut espérer que les manières de lui appartenir ne ressembleront pas à celles, punitives et possessives, des dieux monothéistes. Elle nous fait déjà agir en son nom : les paysan·ne·s, chasseurs, pêcheurs, nomades sont tout le temps en lien avec elle, iels la remercient, l’écoutent, apprennent à la connaître dans chacune de leurs relations au monde ; les activistes sont de plus en plus nombreux à se soulever pour la terre, à lutter contre ses extinctions, pour certain·e·s à consacrer une partie de leur vie à la défendre. Pas de conversions ici : la forme de ses rituels prend plutôt celle de formations, de stages, d’ateliers, de chantiers – formations à la désobéissance civile, à la lutte contre les violences sexistes et conjugales, à la permaculture, à l’agriculture paysanne, à la médecine douce, ateliers de discussion autour de comment atterrir, comment vivre dans un monde postindustriel, chantiers de construction ou de reconstruction de cabanes, de maisons en terre crue, d’écoles de la terre, de toxic tours sur les territoires populaires pollués, etc. –, comme autant de transformations, individuelles et collectives, de nos manières d’habiter, de nos désirs, de notre façon de penser l’éternité[23]. (p. 270)

franz himmelbauer pour Antiopées, le 7 avril 2024.

[1] Evgueni Ivanovitch Zamiatine (1884-1937), écrivain russe, puis soviétique et enfin réfugié à Paris où il termina sa vie, est l’auteur de Nous autres (My en russe, Nous, dans les plus récente traductions d’Hélène Henry chez Actes Sud en 2017 et de Véronique Patte chez Gallimard en 2024), qu’il écrivit vers 1920-1921, la première dystopie du XXe siècle, dans laquelle il est question, entre autres, d’une société totalitaire entièrement mobilisée autour d’un grand projet : la « construction de l’Intégral », « formidable appareil électrique en verre et crachant le feu », destiné à « l’intégration des immensités de l’univers ». Eugène Zamiatine, Nous autres, trad. du russe par B. Cauvet-Duhamel (1971), Préface de Jorge Semprun, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 2012 [1979], p. 15.

[2] On aura reconnu la devise de l’olympisme – pour être tout à fait honnête, il faut y ajouter « – ensemble ».

[3] Comme souvent dans ce domaine, c’est mal parti : « Alors, la fusion nucléaire est-elle l’avenir énergétique ? Oui, mais… Iter est un programme international avec toute la dimension géopolitique qu’il faut y intégrer. Mais, Iter est un projet qui découle d’un demi-siècle de recherches qui se poursuivent toujours. Mais, Iter engage des moyens humains, techniques et financiers colossaux. “L’homme a mis 2 000 ans pour voler”, relativise avec une pointe d’humour Alain Becoulet, directeur général adjoint d’Iter Organization. » Avant de reconnaître des problèmes de construction et aussi de corrosion sous contrainte qui empêcheront « de fermer la structure d’ici la fin 2025 comme prévu, et de vérifier le premier plasma d’ici la fin 2035. Aujourd’hui, nous sommes incapables de donner une date. […] On va reséquencer le format. On essaie de rationaliser et de limiter les coûts et on est dans cette phase de réadaptation. » (La Provence, 11 novembre 2023) Merveilles de la langue de bois. Sur ce projet délirant, on fera mieux de lire, par exemple, Isabelle Bourboulon, Soleil trompeur. Iter ou le fantasme de l’énergie illimitée, éd. Les Petits Matins, 2020.

[4] De fait, Ange Pottin parle plutôt de « réacteurs à neutrons rapides » que de « surgénérateurs ».

[5] Je me demande si la locution : « tiré par les cheveux », qui exprime un raisonnement à la limite de la logique, voire un passage en force (intellectuellement s’entend), vient de cet exploit de Münchhausen ou si c’est l’inverse, si la locution a inspiré la fiction… Quoi qu’il en soit, si l’on peut dire que le projet nucléaire en général, et Iter en particulier, sont « tirés par les cheveux », ce n’est qu’au sens figuré car, hélas, trois fois hélas, il coûtent des dizaines de milliards, sans parler des milliers de morts dus aux armes et à l’industrie atomiques…

[6] « […] l’uranium 238 [isotope dont le minerai est nettement plus abondant – 99,3% de l’uranium présent dans les mines – que celui de l’uranium 235, “naturellement fissile” – 0,7%] présente […] une propriété intéressante : lorsqu’il absorbe un neutron, il peut se transformer en plutonium. Le plutonium est lui-même un élément fissile, et même plus fissile que l’uranium. C’est un élément artificiel qui naît dans le combustible nucléaire irradié et qui n’existe pas dans la croûte terrestre. » (Ange Pottin, désormais noté AP, p. 30.) C’est aussi, on l’aura compris, l’élément utilisé dans les premières bombes atomiques.

[7] Soit : rien.

[8] Curieux, ça me rappelle quelque chose, pas vous ?

[9] Il faudrait ajouter à cela les accointances peu reluisantes de l’industrie nucléaire française, particulièrement avec Rosatom, conglomérat russe géant fondé par un certain Vladimir Poutine, et qui est désormais le premier sur le marché mondial de la construction de centrales nucléaires. Rosatom participe évidemment à Iter, mais il existe aussi bien d’autres échanges entre cette firme et les firmes françaises du nucléaire (on peut en savoir plus en consultant le site de Rosatom). Tout récemment, sur fond d’escalade verbale entre Macron et Poutine, l’accord entre Framatome et Rosatom pour établir une entreprise conjointe en Allemagne (le comble, dans un pays qui a officiellement abandonné la production d’énergie nucléaire), afin de fournir des combustibles à des centrales d’Europe de l’Est, a fait quelques vagues, semble-t-il…

[10] Sans chercher à être exhaustif, on ne mentionnera ici que deux de ces chancres hérités de l’industrie nucléaire : La Hague, véritable dépotoir toujours en expansion, et Bure, bien sûr, avec son projet de dépotoir souterrain. Dans ces deux lieux (surtout à Bure), on a pu mesurer la nocivité des résidus du nucléaire, non seulement à cause de leur radioactivité, mais aussi à cause de l’emprise sécuritaire qu’ils établissent sur les habitant·e·s alentour.

[11] À ce propos, on pourra lire le livre de Marc Berdet, Fantasmagories du capital, paru chez Zones en 2013.

[12] Victor Klemperer, Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-1945, Seuil, 2000. Sur le même sujet, on peut aussi consulter Ian Kershaw, La Fin. Allemagne 1944-1945, Seuil, 2012.

[13] Pas tout à fait : les auteurs précisent un peu plus loin qu’à la suite d’un bombardement allié en 1943, l’unité de recherche et l’usine furent transférées à Nordhausen, en Thuringe : « Les bombes volantes A1 (V-1) et les missiles A4 seront fabriqués dans les ateliers souterrains de la compagnie d’État Mittelwerk GmbH (créée pour l’occasion), à proximité du camp de Dora-Mittelbau, à une quarantaine de kilomètres de Buchenwald dont dépend l’usine-camp de Dora au départ. » (p. 21)

[14] « Le complexe de camps de Dora-Nordhausen est un mouroir : 20 000 prisonniers y ont péri, dont au moins la moitié liés à la production des A4-V2. » (p. 22)

[15] « Au service » n’est d’ailleurs peut-être pas la bonne formulation, puisque la plupart des cadres de Peenemünde étaient eux-mêmes adhérents au NSDAP…

[16] Non seulement réapparaît le vocabulaire, mais aussi la jurisprudence de la conquête coloniale : « Deux éléments importants ressortent [des] bouleversements juridiques en cours. Sur le fond d’abord : l’espace a cessé d’être un bien commun. De « res communis » (chose commune, c’est-à-dire n’appartenant à personne, mais utilisable librement par tous), le statut de l’espace est passé à « res nullius » (chose sans maître, c’est-à-dire n’appartenant à personne, jusqu’à ce que quelqu’un s’en empare). […] Le statut de res nullius est aussi celui qui fut traditionnellement attribué aux terres du Nouveau Monde quand les premiers explorateurs, tel Christophe Colomb, y arrivèrent […] » (p. 165)

[17] Voire, pourquoi pas, avec une station orbitale habitée…

[18] C’est moi qui fais cette allusion à La Grande Transformation, de Karl Polanyi (trad. française Gallimard, 1983 [1944]), que son auteur avait sous-titré : Aux origines politiques et économiques de notre temps. Selon moi, même s’il peut apparaître un peu daté parce qu’il ne prend pas en compte un certain nombre de thèmes comme la destruction des écosystèmes, le racisme et le sexisme, cet ouvrage demeure cependant fondamental en tant qu’il montre très clairement comment l’économie s’est « désencastrée » de la société, donnant le jour à au « marché autorégulateur ».

[19] Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, éd. Senonevero & Entremonde, 2014 [1998] ; Carolyn Merchant, La Mort de la nature, Wildproject, 2021 [1980]. Deux livres essentiels – je n’en ai lu qu’un, celui de Federici, dont j’ai rendu compte ici-même.

[20] Ivan Illich, Le Genre vernaculaire, in Œuvres complètes, t. III, Fayard, 2005.

[21] Cela me rappelle ce qu’Hanna Arendt, dans La Condition de l’homme moderne, appelle une société de travailleurs (et de consommateurs).

[22] Émilie Hache se réfère à Mohamad Amer Meziane, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, éd. La Découverte, 2021. On peut en lire un extrait ici :

https://lundi.am/La-race-et-l-inconvertible

Lundi matin a également réalisé un entretien vidéo avec lui :

https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique

[23] « Que l’hymne homérique à Gaïa nous paraisse désuet, ajoute Émilie Hache, doit nous inciter à aller la chercher ailleurs, par exemple dans les “vingt-cinq façons de faire l’amour à la terre” des activistes écosexuel·le·s. Elle est réapparue sous le nom de Gaïa auprès de ceux qui se considèrent comme les descendants de la Grèce antique pour qu’ils la reconnaissent, mais elle possède mille autres noms qui ne demandent qu’à être appris. » (p. 271) En note de bas de page, Émilie Hache indique que cette mention des « mille noms » est une référence au titre d’un colloque organisé par Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « Os mil nomes de Gaïa », qui a donné lieu à un livre éponyme paru en 2022 non encore traduit en français, si je ne me trompe pas.

 

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Walter Benjamin et le rébus de Marseille

Jérôme Delclos,Walter Benjamin et le rébus de Marseille, éd. Quiero, 2024

Une fois n’est pas coutume, je commencerai par dire quelques mots de la maison d’édition. Non pas seulement parce que Samuel Autexier, son créateur et sa cheville ouvrière (au sens propre comme au figuré : Sam s’est initié dès longtemps à l’art délicat de la typographie, qu’il maîtrise assez pour donner de superbes couvertures – et parfois même de superbes intérieurs – « au plomb » à ses livres), parce que Sam, donc, m’honore de son amitié, mais aussi et surtout parce qu’il mène sa barque en toute indépendance, loin des courants dominants de l’époque. « Quiero, qu’il faut entendre comme “j’aime”, mais aussi comme, lorsque l’on joue aux cartes, “je prends”», se veut « affirmation d’une aventure » politique et artistique « qui place le sentiment amoureux au centre de son cheminement », écrit-il en présentation de son catalogue. Voici qui n’est pas pour nous déplaire. Cette petite maison d’édition a déjà publié André Breton, Simone Debout, Stig Dagerman, Charles Fourier, Jean Giono, Marcel Martinet et Harry Martinson, pour ne citer que les plus connus (ce que n’aimera certainement pas Sam, qui choie tout autant ses auteurs et autrices moins exposés à la lumière et qui est tout sauf un bon commercial). Bref, je vous laisse consulter son site internet, qui vous dira le reste.

Jérôme Delclos est philosophe, écrivain, traducteur. De lui, je connaissais déjà Coutures du silence, un recueil de nouvelles « américaines » paru en 2000 chez HB éditions, maison malheureusement aujourd’hui disparue. Il avait aussi publié chez le même éditeur un livre bientôt devenu culte, la traduction (de l’anglais états-unien) de L’Hospitalité des voleurs, du mystérieux Truxton Orcutt[1]. On trouve encore des exemplaires d’occasion de ces deux livres sur le net. Je ne peux que vous les recommander. Jérôme Delclos a depuis publié plusieurs autres ouvrages, toujours disponibles et dont on trouvera la liste sur le site de Quiero. Il donne également des chroniques de critique littéraire au Matricule des Anges, revue plutôt appréciée, autant que je sache, par les amateurs/trices de littérature. Il a travaillé et vécu à Marseille durant quelques années, et c’est à ce moment-là qu’il a travaillé à cet essai sur Benjamin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans sa préface que nous publions ci-après, Florent Perrier, bon connaisseur de Benjamin, rapporte ces paroles de l’auteur du Livre des passages qui écrivit au moins trois textes sur Marseille, dont le plus célèbre est probablement « Haschich à Marseille » : « J’ai lutté là comme avec aucune autre ville. Il est plus dur […] d’en arracher une phrase que de tirer de Rome un livre » (lettre à Hugo von Hofmannsthal). Je me demande si l’on ne pourrait pas en dire autant de Jérôme Delclos, mais pas à propos de Marseille, non, à propos du corpus de Benjamin sur Marseille, avec lequel il me semble avoir lutté comme avec aucun autre texte… Quoi qu’il en soit, le résultat est vraiment très intéressant. Si vous vous intéressez à Marseille, ou à Benjamin, ou aux deux, alors procurez-vous ce livre. Vous y découvrirez aussi « Bouche d’ombre et peau de bête », la préface sus citée, érudite et très utile pour aborder le texte de Delclos, et encore les très belles illustrations (sur la couverture et à l’intérieur) de Thomas Azuelos, le tout façonné en un très bel objet.

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 29 mars 2024.

[1] Je vous recommande la belle (et désopilante, ce qui ne gâte rien) recension qu’en donna en 2008 l’amie Nathalie Quintane sur Sitaudis – recension que je ne découvre qu’aujourd’hui en rédigeant ces lignes, honte sur moi ! Oui, en fait, je ne vous l’ai pas dit, mais l’éditeur de HB éditions, à ce moment-là, c’était moi, et je suis encore très fier d’avoir publié ce livre.

Préface

Bouche d’ombre et peau de bête : Marseille nuits mêlées

Dans une lettre envoyée depuis Moscou en janvier 1927, Walter Benjamin remercie Marcel Brion pour la recension de sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire publiée dans le numéro des Cahiers du Sud de décembre 1926. Il s’enquiert ensuite du devenir de son manuscrit de Sens unique, prêté à Jean Ballard, le directeur de la revue marseillaise, avec l’idée, jamais réalisée, d’y voir publiés quelques extraits1. Une petite communauté de pensée, formée autour des Cahiers du Sud, apparaît ainsi, un espace d’amitié pour le philosophe allemand que l’exil à Paris, dès mars 1933, fragilisera grandement et pour qui Marseille signifiera dès lors, à travers l’accueil de cette revue et de ses acteurs comme à travers son échappée vers le large, hospitalité et espoir.

Si la lecture de la recension de Marcel Brion ne réserve guère de surprise au-delà de l’éloge appuyé du connaisseur, les autres pages de ce numéro 85 des Cahiers du Sud recèlent d’étranges clins d’œil tournés vers l’œuvre encore à venir de l’auteur de Paris, capitale du xixe siècle. D’abord, une réclame pour Sens unique, glissée dès les premiers feuillets, mais l’ouvrage est ici de Gaston Rageot, soucieux de « circulation des idées2 ». Ensuite, l’article de Jean Ballard, au titre d’autant plus évocateur qu’il traite de l’architecture d’une grande ville : « Marseille capitale ». De simples échos à l’évidence, mais qui encouragèrent peut-être Walter Benjamin à la lecture, notamment de ces phrases dans lesquelles Jean Ballard fustige justement les poncifs à sens unique qui assimilent Marseille « aux bourdeaux d’escale » et l’empêchent ainsi, cette ville capitale, de s’ouvrir « à l’irruption de la vie moderne » dont elle cherche pourtant à « capter les courants » quand elle n’en subit pas le flux3. L’article inaugural du même numéro en est presque l’illustration, sous l’espèce d’une « Visite à Pierre Puget » proposée par François-Paul Alibert. Celui-ci évoque d’abord La Petite Dorrit de Charles Dickens dont le début restitue « la crasse dorée » de la ville – « Marseille à l’odeur forte et au goût âcre » – grâce à une « imagination matérielle », « un feu qui pénètre les substances les plus opaques, et y fait circuler un subtil esprit de vie4 ». Frappe, avec les premières lignes de ce roman de 1857, l’omniprésence d’un « soleil flamboyant » qui vient éblouir les étrangers de passage dans la cité phocéenne, laquelle est alors placée sous le signe d’une blancheur aveuglante et dévorante quand, par contrepoint, loin de la « mer immaculée », son centre, le port de la ville, avec son « eau fétide » et son « bassin infect»5, est au contraire comme passé au noir, absence totale de lumière. Cette opposition franche des valeurs installe l’espace d’une lutte, lutte autrement mise en exergue par Alibert pour s’affranchir des lieux communs entretenus sur sa cité :

« Marseille est ainsi faite qu’elle s’écoule dans un devenir perpétuel. […] Tourbillon de splendides atomes, elle est condamnée à un pittoresque qui serait insupportable, s’il n’était dévoré par sa vibra-tion incessante. Elle n’est belle qu’à la condition de mourir pour renaître aussitôt de ses cendres étincelantes. […] Allez donc tenir contre un tel vertige de force, d’éblouissement et de rumeur ! On a beau se défendre, on est pris avant que d’avoir protesté. Quelle autre ville […] inclinerait à vous faire un dieu, tour à tour de chacun de vos sens, et quelquefois de tous ensemble ? Qu’il serait plaisant, celui qui voudrait ici mettre de l’ordre dans ses idées ! Il n’y a plus à Marseille d’autre sagesse que d’être ivre, et de tacher sa robe de vin. »

C’est contre quoi je me débattais cependant, cette après-midi de juillet, où, assis à l’ombre et mangeant des fruits de mer ruisselants d’eau salée, je regardais Marseille couler intarissablement autour du Vieux-Port. Pas un nuage au ciel, mais, partout répandue, une épaisse, une étouffante brume de chaleur. L’air sentait la saumure, le coquillage, l’algue et l’écorce d’orange ; une pointe aiguë de pourriture transperçait et dominait tout. Je crois qu’à Marseille, l’odorat l’emporte sur le reste ; on ne saurait imaginer, avant que d’y être passé, à quelles terribles épreuves il est soumis. Pour un peu, j’en aurais souhaité davantage. […] Je ne puis concevoir Marseille que dans un état de décomposition permanente où la menace toujours suspendue des plus affreuses épidémies et de la mort la précipite à une folle frénésie de plaisir6.

Fut-il ivre de plaisir, benoîtement ébloui par l’aveuglant soleil réservé aux étrangers ou bien plutôt aimanté par l’eau fétide et l’état de décomposition permanente d’une cité aux trous béants, l’énigmatique Walter Benjamin qui, fantasmant la ville sans même la connaître encore, en fait le cadre d’un combat acharné à venir, cette ville qui, « d’après ce qu’on m’en a dit, doit avoir des poils sur les dents7 » ?

À suivre le riche et stimulant ouvrage de Jérôme Delclos qui déploie sur pièces l’éventail des possibles, il n’est pas si simple de trancher s’agissant d’une cité « qui se retire sitôt qu’elle s’offre » et dont le nom est comme le rébus d’une « apparition disparaissante »8. Le motif de la lutte suit pourtant un singulier trajet que nous souhaiterions restituer brièvement ici, un chemin rocailleux où la ville – bouche d’ombre et peau de bête – ne se libère des poncifs que dans un Marseille de nuits mêlées, à la tombée du jour.

il y avait même une rue de Nuit […] rayée de la carte en 19439

Les textes consacrés par Walter Benjamin à Marseille sont composites, ils circulent d’un recueil à l’autre, d’une langue à l’autre, se fragmentent et se recomposent au gré de différents états sans jamais se fixer. À ce jeu, le récit « Myslowitz – Braunschweig – Marseille » (1930) est sans doute le plus fascinant puisqu’il comporte non seulement des parts d’expériences personnelles avec les drogues retranscrites par Walter Benjamin dans « Haschich à Marseille » (1928), mais aussi des éléments en provenance de son portrait de ville intitulé « Marseille » (1929), le tout sous couvert de fiction où la figure de son auteur se laisse aisément reconnaître.

Dans ce récit où, « aux alentours de midi, par un jour écrasant de juillet10 », le narrateur débarque à Marseille non loin du port, une « règle de voyage » retient l’attention : « Il s’agissait, à l’opposé de la plupart des visiteurs étrangers, qui, à peine arrivés, vont maladroitement s’entasser dans le centre-ville, d’explorer tout d’abord les quartiers extérieurs, la banlieue. » Cette méthode centripète a deux caractéristiques : sur le plan spatial, par la traversée des « cantonnements de la pauvreté » et des « asiles dispersés de la misère », elle révèle les banlieues comme « l’état d’exception de la ville »11, c’est-à-dire comme le lieu où « sans cesse fait rage la bataille décisive entre ville et campagne », une bataille dont Walter Benjamin précise qu’elle n’est « nulle part plus acharnée qu’entre Marseille et le paysage provençal ». Une topographie de la lutte se dessine donc ici. Mais cette méthode a aussi une incidence sur le plan temporel : l’arrivée dans la ville même, en marchant depuis les banlieues, la progression vers son centre donc, se fait à mesure que le soleil décline et plus les êtres s’éloignent alors du cœur de la cité, plus le noir l’envahit jusqu’à une forme d’engloutissement singulier du narrateur, happé dans le passage de Lorette : « la chambre mortuaire de la ville ». À la topographie agonistique s’ajoute donc une chronologie sépulcrale où, par contrepoint, la lumière revient aux exclus, aux exilés, aux bannis à proprement parler – c’est-à-dire aussi et avant tout à ceux qui luttent – quand l’ombre se dépose elle, progressivement, sur les privilégiés et les parias de la cité phocéenne, pour les envelopper peu à peu d’un linceul de tristesse et de chagrin.

Avant d’en venir à certains détails relatifs à ce double mouve-ment, sans doute n’est-il pas inutile de rappeler ici l’exergue placé par Walter Benjamin en tête de son portrait de Marseille, une phrase d’André Breton écrite dans Nadja – « La rue… seul champ d’expérience valable. » – et cela pour la faire jouer avec une autre citation du même livre, soulignée elle aussi par Walter Benjamin, mais cette fois dans Paris, capitale du xixe siècle, où elle lui permit d’aborder la question des « changements d’éclairage que la journée apporte à un paysage » :

« Ainsi, j’observais par désœuvrement naguère, sur le quai du Vieux-Port, à Marseille, peu avant la chute du jour, un peintre étrangement scrupuleux lutter d’adresse et de rapidité sur sa toile avec la lumière déclinante. La tache correspondant à celle du soleil descendait peu à peu avec le soleil. En fin de compte il n’en resta rien. Le peintre se trouva soudain très en retard. Il fit disparaître le rouge d’un mur, chassa une ou deux lueurs qui restaient sur l’eau. Son tableau, fini pour lui et pour moi le plus inachevé du monde, me parut très triste et très beau12. »

Très triste et très beau, voilà peut-être Marseille aux yeux de Walter Benjamin, dès lors qu’à l’énergie lumineuse de l’âpre lutte politique située dans les faubourgs, en périphérie, se substitue l’apathie et la mollesse d’un cœur de ville plongé dans l’obscurité et où règne une bourgeoisie déclinante en voie de décomposition. Pour le philosophe allemand, le tableau décrit par André Breton « ne montre plus que l’obscurité » comme si Marseille, en son centre, se dissipait lentement dans ses entrailles, dans le noir fétide de ses eaux stagnantes.

Quels sont les principaux signes topographiques et temporels ouverts à cette interprétation ? Walter Benjamin évoque d’abord une « généreuse » heure de flânerie passée dans les banlieues de la ville avant que de rejoindre les derniers quais, « sous les rayons ardents du soleil qui décline peu à peu ». Si son cheminement solitaire croise ensuite, à l’approche du Vieux-Port, des cohortes d’ouvriers et de matelots, tout ce cortège, semblable au soleil couchant donc, « se disperse peu à peu dans les rues adjacentes » pour le laisser de nouveau esseulé face à la Canebière, « la rue des étrangers, de la Bourse et des affaires ». Puis, insensiblement, « sans apercevoir grand-chose » et guidé par le hasard, le voici « dans le passage de Lorette, la chambre mortuaire de la ville » d’où, envahi par une « sensation de tristesse », il ne s’arrache, « vers sept heures du soir », que grâce au souhait soudain de prendre du haschich, forme d’acquiescement volontaire donné à la magie qu’exerce désormais sur lui la cité. Depuis sa fenêtre d’hôtel, le ventre de Marseille13 se décline en un ensemble de « rues les plus noires et les plus étroites du quartier du port », autant d’« entailles d’un couteau dans le corps de la ville ».

Débute alors une errance quelque peu somnambulique – « il était huit heures » – pour rejoindre la poste « ouverte jusqu’à minuit ». Profitant des largesses du haschich au bras duquel l’éternité n’apparaît jamais « assez longue », le narrateur traverse la ville « en pleine nuit », d’un pas alerte malgré le terrain « rocailleux et irrégulier de la grande place », pour viser la poste et « le clair de lune de son horloge. » Attablé cette fois à un bar minuscule « plongé dans la pénombre », il s’enfonce toujours plus loin dans les profondeurs infinies d’une ivresse qui le métamorphose, de proche en proche, en un être africain, « brun et taciturne », lorsque les douze « coups de minuit », sonnés conjointement par tous les clochers de la ville, l’abandonnent au seuil de la fiction. Ainsi, de midi à minuit, Marseille s’assombrit peu à peu, se vide et le narrateur s’y enfonce non seulement physiquement jusqu’en sa chambre mortuaire, mais il mêle à cette nuit caverneuse celle d’une immense ivresse où rien n’est plus clair, rien n’est plus discernable : une ample griserie dont les « contours prismatiques » ont la triste beauté des fleurs séchées14.

Remontons maintenant le temps, ou plutôt le terrain, en réouvrant « Marseille », texte frère du précédent récit. La ville y est d’abord dépeinte à travers le peuple du port : « des produits de décomposition à forme humaine15 ». Tout y est « puanteur d’huile, d’urine et d’encre d’imprimerie » associée aux « corps noirs et bruns des prolos ». N’était le rose, « ici couleur du vice et de la misère », les teintes sombres domineraient sans partage au plus lointain des quais. Même dans le quartier des prostituées, membres à part entière de la « sarabande macabre » décrite par Sylvain Maestraggi16, il faut s’enfoncer « assez profondément » parmi les « immondices pour parvenir jusqu’à la chambre ». Si le cœur de la ville, son ventre, est ainsi marqué au noir, ses hauteurs immédiates n’échappent guère à ce registre quand, « la nuit », sur la colline de Notre-Dame de la Garde comparée par Walter Benjamin au « manteau d’étoiles de la Mère de Dieu », « les lanternes dessinent dans sa doublure de velours des constellations qui n’ont pas encore de nom ». La lumière fait d’ailleurs l’objet d’un paragraphe spécifique où se donne à penser « la tristesse de villes si glorieusement rayonnantes » et dont le cœur est un « espace retiré », la fameuse « chambre mortuaire » mise ici en opposition de valeurs avec l’immobile Nautique, « énigmatique navire blanc » laissé à quai avec ses « tables blanches ». Dans cette zone indistincte, un homme déchu vend ses livres « après la tombée de la nuit » et devient l’image même de la catastrophe. Quiconque passera « aussi tard » devant lui pressera le pas, manquant alors sans doute de « dégager le trésor sous l’amas de ruines ». Mais comme si la nuit ne suffisait pas à sa déchéance, il faut encore, à l’image de son trésor justement, qu’il s’enveloppe dans un grand manteau de mendiant d’où, tout semblable à celui de la Vierge avec ses lanternes, « le destin nous dévisage de mille regards ». Pour échapper à cette atmosphère lugubre, il faut partir, quitter la bouche d’ombre – « des nappes de brume dans des couloirs puants » – et rejoindre les « puissantes collines » de la banlieue alentour. Car là : « Plus nous nous éloignons du centre, plus l’atmosphère devient politique. » Les murs eux-mêmes ne sont pas, comme au cœur de la ville, « à la solde de la classe dominante ». Non, dans ces « quartiers plus pauvres, ils sont mobilisés à des fins politiques » et « leurs vastes lettres rouges » ne s’apprécient que de loin, en pleine lumière.

Le ciel était charmant, la mer était unie ;

Pour moi tout était noir et sanglant désormais,

Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,

Le cœur enseveli dans cette allégorie17.

À relever, dans les écrits de Walter Benjamin sur Marseille, les oppositions entre le blanc et le noir auxquelles se superpose ou s’entremêle une véritable lutte des classes, une tension politique extrême entre banlieue et centre-ville, se laisse peut-être mieux saisir pourquoi, dans sa recension sur Les Cahiers du Sud parue en mars 1927, la toute première image de cette ville qu’il ait jamais couchée sur le papier fut celle d’un « étincelant blason à damier ». Marseille espace d’échecs ? En tout cas, et à coup sûr, espace de haute lutte, ne serait-ce déjà que dans ce même article dont la fin se situe « dans le cabinet haut perché de Jean Ballard, que j’ai eu bien du mal à trouver dans l’obscurité de l’escalier18 ». Plus encore et plus directement, les allusions au combat ne cessent de marquer les propos de Walter Benjamin sur Marseille. En octobre 1928, quelques lignes écrites sur la ville lui semblent un petit trophée19, une peau de bête par métonymie à en croire sa lettre à Alfred Cohn : « Je ne sais si le pelage tacheté de la bête féroce porte encore les traces de notre combat acharné, mais, pour ma part, les poils de l’animal me sont restés coincés entre les dents20. » Quelques mois plus tard, à Hugo von Hofmannsthal, il confiera les difficultés de sa confrontation avec la cité phocéenne, précisant : « J’ai lutté là comme avec aucune autre ville. Il est plus dur […] d’en arracher une phrase que de tirer de Rome un livre21. »

Faut-il y voir l’explication de ces détours par la banlieue et l’image qui en résulte de ramener, à toute force pourrait-on dire, le politique au cœur de la ville, d’en faire exploser au passage le ventre mou par une mine de slogans lumineux qui l’arracheraient à sa torpeur ? N’y a-t-il pas là quelque chose du « chemin montant de la révolte », évoqué à la même époque dans Sens unique et que Walter Benjamin oppose, dans ce texte, au plus effrayant et au plus sombre des destins qui s’abat sans cesse sur le peuple des pauvres, sur tous et sur chacun soumis à ces « forces obscures dont sa vie a été l’esclave »22 ? Quelle autre lutte, quel autre « corps à corps23 » vaudrait une telle implication, quand il s’agit d’échapper à la chambre mortuaire ou à la gueule fétide d’un phoque en décomposition qui n’en finit pas d’engloutir le peuple des prolétaires ? Ramener la lumière du plus loin pour conjurer et la bouche d’ombre et la peau de bête au creux desquels la ville se morfond dans l’indifférence de vies à sauver ? Marseille, tout un rébus ?

comme une montagne fêlée toute remplie d’or

resplendissant de la beauté24.

Dans son ouvrage, Jérôme Delclos indique que si Marseille, « si glorieusement rayonnante », accepte un instant de montrer « sa face plus sombre à l’étranger » dans le récit « Myslowitz – Braunschweig – Marseille », s’agissant du portrait de ville « Marseille », toujours écrit par Walter Benjamin, « la ville reste fermée sur elle-même, elle reste “blanche”, mais avec, pour l’étranger qui sait se fier au hasard qui guide ses pas, quelque chose comme une impression flottante que le spectacle est trop propre, trop lisse pour être vrai, un peu comme si cette blancheur de vaisselle était en fait du noir ou du nocturne, mais en négatif »25. Y aurait-il donc simple renversement des valeurs, simple opposition dans le corps à corps entre la cité et ses banlieues ? Une piste intéressante pour trancher, livrée par Walter Benjamin dans son texte de 1929 :

« Paris, la ville dans le miroir », est que « lorsque le spectre littéraire de la ville est diffracté par les facettes de l’entendement prismatique, les livres apparaissent de plus en plus rares à mesure qu’on va du centre vers les bords. Il y a une connaissance ultraviolette de cette ville et une infrarouge qui ne peuvent ni l’une ni l’autre se réduire à la forme du livre : c’est la photographie et le plan – la connaissance la plus exacte du singulier et du général. Nous avons les plus beaux exemples de ces bords extrêmes du champ de la vision26. »


À rapprocher cela de sa recension sur
Les Cahiers du Sud où Walter Benjamin constate qu’à Marseille, et de manière compréhensible écrit-il, se trouvent « peu de librairies27 », devient évident que doivent primer à ses yeux – « à mesure qu’on va du centre vers les bords » et retour devra-t-on rajouter – ces connaissances ultraviolette et infrarouge de la ville que l’absence de lumière privilégie justement, les méandres des rébus en formant comme un exemple, entre plan et image fixe.

Bouche d’ombre et peau de bête disions-nous. « Proche du rêve » écrit Jean-François Lyotard, le rébus « impose des formes fortes de subversion à l’espace textuel »28. Une hypothèse alors : qu’au-delà de ce qui barbote et se noie dans le cratère fétide au cœur de la bouche d’ombre, qu’au-delà de ce qui vient en outre la recouvrir d’une peau de bête plus encore sépulcrale, des « échappées latérales », des « failles du sens29 », des « formes fortes de subversion » parviendraient au contraire à rendre perceptible, aussi infime soit-elle, une maigre lueur d’espoir, fût-elle entraperçue, cette dernière, par infrarouges ou par ultraviolets. Contrairement à Victor Hugo dont les constellations s’éteignent, comme asphyxiées par la douleur exhalée de la bouche d’ombre – « la première / Des constellations, sombre alphabet qui luit / Et tremble sur la page immense de la nuit » ; « Les constellations, sombres lettres de feu, / Sont les marques du bagne à l’épaule du monde »30 –, contrairement aussi à Charles Baudelaire à la poursuite éperdue d’une nuit obscure, une nuit sans lumière – « Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces étoiles / Dont la lumière parle un langage connu / Car je cherche le vide, et le noir, et le nu ! » ; « Nul astre d’ailleurs, nuls vestiges / De soleil, même au bas du ciel. »31 –, Walter Benjamin ne semble guère se résoudre à l’extinction de toute flamme. Ici et là, un maigre fanal persiste, avec cette particularité qu’il est précisément placé là où nul espoir ne subsiste en apparence, au plus loin dans l’obscur que seule une manière de lutte des regards pourra dépasser et vaincre, percer à jour.

Deux moments, communs à plusieurs textes sur Marseille, appartiennent à ce registre. Le premier, déjà croisé, est cette figure de l’homme déchu contraint, « après la tombée de la nuit32 », de vendre ses livres à l’angle du Vieux-Port. Sous les maigres biens rassemblés en désespoir de cause et qui forment un « amas de ruines », Walter Benjamin invite, dépassant nos peurs égoïstes, à « dégager le trésor » là où, au premier abord et sous l’effet de nos « mauvais instincts », nous ne verrions « que l’image de la catastrophe ». Sous « un malheur aussi noir33 », une maigre lueur scintille pour qui saurait – de haute lutte, doté d’un regard infrarouge ou ultraviolet ? – la dégager. Une situation similaire traverse « Haschich à Marseille » : sous l’effet de l’ivresse, naît chez Walter Benjamin la capacité inhabituelle de soutenir du regard la profonde laideur des êtres, cette capacité de la transpercer de rayons pour accéder, au-delà du derme – au-delà même de visages tragiquement marqués par le stigmate des vaincus d’avance : par la « ride de la résignation » –, à « la montagne éventrée avec, en son sein, tout l’or du beau qui scintille dans les rides, les regards et les traits ». Semblable à un peintre, mais qui aurait ici dépassé de haute lutte sa répulsion première pour la bestialité en l’homme, Walter Benjamin voit en la laideur comme « le vrai réservoir de la beauté34 ».

Nulle force sismique n’est ici requise, des « échappées latérales », de simples « failles du sens » qu’il faut seulement savoir activer, faire naître au regard, et l’on comprend désormais pourquoi, réjoui et lucide après une nuit d’ivresse emplie de ces lueurs, Walter Benjamin sut voir Marseille au prisme de l’amour, un amour « fantastique, admirable et touchant », un amour « en lettres d’or sur fond noir »35.

Florent Perrier, été 2023

1Walter Benjamin, Lettres françaises, préface de Christophe David, Caen, Nous, 2013, p. 82-83.

2Gaston Rageot, Sens unique, Paris, Plon, 1926. Il s’agit d’un recueil d’essais parus dans Le Temps ; l’auteur s’y intéresse au « mouvement giratoire des esprits » qui, face à la circulation toujours plus intense des idées (« comme les voitures ») et par l’effet d’une « police spontanée » à l’œuvre « dans le domaine intellectuel », fait triompher le « sens unique ».

3Jean Ballard, « Marseille capitale », dans Les Cahiers du Sud, Marseille, décembre 1926, n° 85, p. 405-406.

4François-Paul Alibert, « Visite à Pierre Puget », dans Les Cahiers du Sud, op. cit., p. 337.

5Charles Dickens, La Petite Dorrit, trad. Jeanne Métifeu-Béjeau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 5-7.

6François-Paul Alibert, « Visite à Pierre Puget », op. cit., p. 337-339.

7Lettre à Siegfried Kracauer du 3 septembre 1926. Pour tous les textes de Walter Benjamin consacrés à Marseille et qui sont regroupés dans un très bel ouvrage, nous donnons la traduction proposée par Sylvain Maestraggi (désormais trad. SM) dans Christine Breton / Sylvain Maestraggi, Mais de quoi ont-ils eu si peur ? Walter Benjamin, Ernst Bloch et Siegfried Kracauer à Marseille le 8 septembre 1926, Marseille, Éditions commune, 2017, p. 7. Voir également Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe. Textes choisis et présentés par Jean Lacoste, Paris, La Quinzaine Littéraire / Louis Vuitton, 2005, p. 167.

8Jérôme Delclos, infra, p. 58.

9Ibid., p. 139.

10Walter Benjamin, « Myslowitz – Brunswick – Marseille », trad. SM, p. 223-233. Mentionnons aussi la traduction de Philippe Jaccottet dans Walter Benjamin, Rastelli raconte… et autres récits, préface de Philippe Ivernel, Paris, Seuil, 1987.

11Sur l’usage précis de ce terme, nous renvoyons à la discussion proposée par Sylvain Maestraggi, op. cit., p. 199-200. Philippe Jaccottet traduit : « Les faubourgs, c’est la ville en état d’urgence » (op. cit., p. 42). Dans « Marseille », où l’on retrouve un passage exactement similaire (« Weichbilder sind der Ausnahmezustand der Stadt »), l’expression est traduite par Jean Lacoste par « les banlieues sont l’état de siège de la ville » (Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe, op. cit., p. 173) et par Philippe Ivernel par « La banlieue, c’est la cité en état de siège » (Philippe Ivernel, Walter Benjamin. Critique en temps de crise, édition établie, annotée et préfacée par Florent Perrier, postface de Irving Wohlfarth, Paris, Klincksieck, 2022, coll. « Critique de la politique », p. 380).

12André Breton, Nadja [1963], Paris, Gallimard, 1988, p. 175. Voir également Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, trad. Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 545 [Q 1a, 4]. À noter que le narrateur de « Myslowitz – Braunschweig – Marseille » est aussi peintre et que son souhait de découvrir Marseille est lié à l’œuvre de Monticelli, natif de la ville et « à qui je dois tout mon art ».

13L’expression « cette vue dans le ventre de Marseille » figure dans l’article « Hachich (sic) à Marseille » publié en français par Walter Benjamin dans Les Cahiers du Sud (Marseille, janvier 1935, n° 168, p. 27). Le mot ventre est également écrit, directement en français, dans ses notes sur le haschich prises à Marseille le 29 septembre 1928 (Walter Benjamin, Sur le haschich, trad. J.-F. Poirier, Christian Bourgois, 1993, p. 42).

14Cf. « Hachich à Marseille » dans Les Cahiers du Sud (op. cit., p. 31) : « la griserie se propage dans la nuit par de beaux contours prismatiques […] elle crée, en desséchant, une forme de fleur » ; à la même page figure l’évocation, à travers cette griserie, des « méandres de la caverne dans laquelle nous nous aventurons ». Voir également Walter Benjamin, Sur le haschich, op. cit., p. 49.

15Walter Benjamin, « Marseille », trad. SM, p. 177-188.

16Christine Breton / Sylvain Maestraggi, Mais de quoi ont-ils eu si peur ?, op. cit., p. 159.

17Charles Baudelaire, « Un voyage à Cythère » (Les Fleurs du Mal) cité par Walter Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 341 [J 55, 8].

18Walter Benjamin, « Les Cahiers du Sud », trad. SM, p. 143-145.

19Sur l’image du trophée et de la lutte, voir la lettre de Walter Benjamin à Hugo von Hofmannsthal du 8 février 1928 au sujet de Sens unique, lettre rappelée par Jérôme Delclos : « C’est dans ses éléments excentriques justement que le livre est sinon un trophée, du moins le document d’une lutte intérieure, dont l’objet pourrait se formuler de la manière suivante : saisir l’actualité comme le revers de l’éternité dans l’histoire et relever la marque de ce côté caché de la médaille. » (Walter Benjamin, Correspondance 1901-1928, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 418.) On notera que le côté caché de la médaille en est forcément la face sombre, plongée dans la nuit, par opposition, notamment, à la face « si glorieusement rayonnante » qui caractérise un Marseille pour touristes.

20Lettre du 22 octobre 1928, trad. SM, p. 158. Voir également Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe, op. cit., p. 170.

21Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe, op. cit., p. 170.

22Walter Benjamin, « Panorama impérial », dans Sens unique précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, trad. Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1988, p. 156.

23« Corps à corps » est une traduction de Philippe Ivernel dans le dernier paragraphe de « Marseille », pour dire la banlieue « en état de siège » et où fait rage « sans interruption la grande bataille entre la ville et la campagne ». Le corps à corps s’y joue, pour l’essentiel, entre nature et technique (Philippe Ivernel, Walter Benjamin. Critique en temps de crise, op. cit., p. 380).

24W. Benjamin, « Hachich à Marseille », dans Les Cahiers du Sud, op. cit., p. 28-29.

25Jérôme Delclos, infra p. 50.

26Walter Benjamin, « Paris, la ville dans le miroir », dans Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 99.

27Walter Benjamin, « Les Cahiers du Sud », trad. SM, p. 143.

28Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1978, p. 295.

29Nous empruntons ces expressions à René Schérer dans son très bel article : « Les couleurs et l’enfant. Variations sur Walter Benjamin », dans L’Art des confins. Mélanges offerts à Maurice de Gandillac, Paris, PUF, 1985, p. 497. René Schérer, qui livre au passage la référence au rébus chez Lyotard, s’y intéresse notamment à la pratique de la décalcomanie chez Walter Benjamin enfant quand, alors que tout motif était encore recouvert d’une « nappe de brouillard », à force de gratter et de frotter, de rendre le dos des images « fissuré et écorché », « la couleur surgissait […] comme si se levait sur le monde gris et décoloré du matin le rayonnant soleil de septembre » (extraits de « Le pupitre » dans Enfance berlinoise).

30Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre » [1855], dans Les Contemplations, Paris, Gallimard, 2001, p. 400 et p. 401-402. Walter Benjamin cite ce poème dans Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 778 [d 17a, 3].

31La liste des « principaux passages concernant les étoiles chez Baudelaire » est donnée par Walter Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 282 [J 21a, 1].

32Walter Benjamin, « Marseille », trad. SM, p. 187.

33Est ici donnée une autre traduction de Walter Benjamin, « Marseille », dans Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 110. Sylvain Maestraggi propose lui un « malheur anonyme ».

34Walter Benjamin, « Haschich à Marseille », dans Images de pensée, op. cit.,
p.
203-204. Voir également W. Benjamin, Sur le haschich, op. cit., p. 45-46. Et encore Walter Benjamin, « Myslowitz – Brunswick – Marseille », trad. SM, p. 230.

35Walter Benjamin, « Myslowitz – Brunswick – Marseille », trad. SM, p. 233. Les noms inscrits « en lettres d’or sur fond noir » sont ceux de bateaux amarrés portant « des noms de demoiselles de France » évocateurs de l’amour pour Walter Benjamin.

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Pisser du haut du plongeoir : L’État d’Israël contre les Juifs

Sylvain Cypel, L’État d’Israël contre les Juifs, La Découverte poche, 2024

Selon l’AFP, « Joe Biden a estimé samedi [9 mars] que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu “faisait plus de mal que de bien à Israël” par sa conduite de la guerre à Gaza […] ». Toutefois, a poursuivi le président des États-Unis, « Je n’abandonnerai jamais Israël. Défendre Israël reste d’une extrême importance. » Il a aussi évoqué (l’absence de toute) « ligne rouge » et l’existence [« il y a des » ] de « lignes rouges », toujours selon l’AFP, qui parle de « propos ambigus »… C’est le moins que l’on puisse dire. La ligne rouge, ce serait celle au-delà de laquelle les États-Unis interrompraient leurs livraisons d’armes et toute assistance militaire à Israël, en conséquence de quoi, entre autres, les Israéliens ne seraient plus « protégés par le Dôme de fer » – ce blindage électronique qui leur permet d’arrêter la plupart des roquettes et missiles envoyés depuis la bande de Gaza ou le sud du Liban. Les lignes rouges : « Ce n’est pas possible que 30 000 Palestiniens de plus meurent. » Alors, Biden est-il gâteux, comme aimerait en persuader les électeurs son rival (lequel, on n’oubliera pas de le rappeler, est aussi un grand ami d’Israël et de sa politique coloniale – pour preuve, il fut le premier à reconnaître officiellement Jérusalem comme capitale d’Israël en annonçant dès 2017 le transfert de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem), oder was[1], comme diraient nos amis allemands ?

Tout le livre de Sylvain Cypel nous démontre le contraire – même si l’on peut raisonnablement douter des capacités intellectuelles et physiques du Président actuel… Il nous montre bien, en effet, que la ligne des États-Unis consiste depuis longtemps en une alliance stratégique avec Israël, fer de lance de l’Occident dans la « guerre des civilisations » théorisée par Huntington (il avait dit « le choc », mais ça revient un peu au même). Et, par là, que c’est précisément grâce au soutien des États-Unis et de leurs alliés (dont notre cher Hexagone) que les dirigeants israéliens, de plus en plus soutenus par leur opinion publique, ont pu conduire leur politique d’apartheid contre les Palestiniens et, aujourd’hui, ce qui apparaît comme une nouvelle entreprise massive de nettoyage ethnique à Gaza, bien sûr, mais aussi en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, comme on ne le dit pas assez.

Enfoncement de portes ouvertes, me direz-vous. Pas seulement. Ce que l’on apprend dans ce livre, pour peu que, comme moi, l’on ne suive pas la politique israélienne au jour le jour, est proprement ahurissant. Terrifiant, même, à vrai dire. Rappelons tout d’abord que la version originale de ce livre a paru en 2020 – donc bien avant le massacre qui se déroule sous nos yeux depuis le 7 octobre dernier. Sylvain Cypel[2], pour cette réédition en poche, y a ajouté une préface (dont la rédaction, précise-t-il, s’est terminée le 4 janvier 2024). Ce texte vient confirmer point par point tout ce qui avait été écrit quatre ans auparavant. Je n’y reviens pas ici – je préfère m’attarder sur un chapitre en particulier, le deuxième, curieusement intitulé : « “Uriner dans la piscine du haut du plongeoir”. Ce qui a changé en Israël en cinquante ans ». C’est quoi cette histoire de piscine ?

Explication de texte : qui n’a pas, une fois dans sa vie, uriné dans l’eau de la piscine ? Mais le faire aux yeux de tous depuis le haut du plongeoir, ça, c’est plus rare… Désormais, dit Hagai El-Ad, le directeur de B’Tselem [l’une des principales, sinon la principale organisation israélienne de défense des droits de l’homme], Israël « pisse dans la piscine du haut du plongeoir devant tout le monde. Le résultat est le même, mais l’impact différent[3].” Longtemps, poursuit-il les Israéliens ont caché autant que possible leurs méfaits. Maintenant, ils les commettent au vu et au su de tous, en toute bonne conscience. (p. 89)

C’était quoi, « pisser dans l’eau » ? Eh bien, tout simplement se livrer au nettoyage ethnique tout en le niant… « Pisser du haut du plongeoir », c’est le poursuivre en l’assumant, en le revendiquant à la face du monde entier. Je vais reproduire ici une citation un peu longue de ce chapitre 2 afin que cela soit clair.

Après l’établissement d’Israël […], le déni de l’expulsion des Palestiniens fut constitutif de l’argumentaire sioniste. Comme l’a martelé David Ben Gourion, le fondateur de l’État : Israël n’avait « pas expulsé un seul Arabe ». Le récit national israélien, dans lequel toute une société a baigné et qui a été transmis dans les établissements scolaires à des générations d’enfants, voulait que les Palestiniens soient tous « partis volontairement ». Certes, beaucoup soupçonnaient que ce récit enjolivait un peu les choses, que quelques taches pouvaient avoir maculé l’acte de naissance de l’État, mais l’essentiel était protégé : en niant l’expulsion de 85% des Palestiniens qui vivaient sur le territoire qui allait finalement devenir celui d’Israël, l’État préservait une image de soi positive.

Ce qui fondait le déni de l’expulsion des Arabes de Palestine, c’était que cet acte n’était pas conforme à l’éthique dont le sionisme entendait se parer. Le sujet du « transfert » de la population palestinienne hors du futur État juif avait été longuement débattu au Congrès sioniste de Zurich en 1937, dix ans avant que celui-ci ne débute. Mais ces débats avaient été maintenus secrets (ils le sont restés jusqu’au début des années 1990). Et, lorsque l’épuration ethnique fut mise en œuvre entre 1947 et 1950, elle apparut suffisamment déshonorante aux yeux des dirigeants sionistes pour qu’ils la nient (en accusant les victimes d’être la cause de leur propre malheur). C’est cette culpabilité inavouable qui fondait ce déni, et c’est elle qui a progressivement disparu en Israël, avec le regain croissant de légitimation de l’idée du « transfert ». [U]ne idée [est] désormais très répandue en Israël, bien au-delà des seuls cercles ultranationalistes ; l’idée que non seulement expulser les Palestiniens a été un acte légitime à l’époque, mais aussi que l’erreur a consisté à ne pas les expulser tous[4]. Chasser les Arabes pour s’approprier la terre d’Israël à titre exclusif, pour ne vivre qu’entre soi, avait été un projet ardemment souhaité. Mais on avait conscience que l’acte était moralement indéfendable. D’où son déni. C’est cette barrière-là qui s’est effondrée en cinquante ans d’occupation : ce sens de commettre à l’égard de l’autre un crime impardonnable.

Aujourd’hui, même si le déni initial reste vivace en Israël, reconnaître l’expulsion passée des Palestiniens est communément plus accepté, pour une raison simple : expulser à nouveau les Palestiniens vivant sous autorité israélienne est une idée devenue beaucoup plus désirée et perçue comme légitime. Pour une grande part de l’opinion, c’est même la solution. D’ailleurs, depuis plus de deux décennies, cette opinion israélienne est régulièrement sondée pour connaître son rapport au « transfert », version politiquement correcte du mot « expulsion ». Être pour le transfert signifie vouloir se débarrasser de la population arabe. […] En Israël, très peu jugent illégitime le fait de poser la question. Ceci a été rendu possible dès lors que les mentalités des Juifs israéliens, en cinquante ans d’occupation d’un autre peuple, ont progressivement dérivé dans un sens où l’esprit colonial et la déshumanisation de l’adversaire sont devenus ultradominants.

[…] l’idée qui occupe les esprits, qu’on entend exprimée dans des cercles très différents, laïcs comme religieux, c’est que la grande erreur a été, en 1948, de ne pas conquérir la totalité de la Palestine mandataire et de ne pas avoir expulsé tous les Palestiniens. Cela aurait rendu les choses tellement plus simples. Plus d’Arabes, plus de « problème palestinien ». Évidemment, cet état d’esprit devenu si répandu tient du souhait virtuel : voir les « Arabes » disparaître du paysage. Mais cette attitude-là est très différente du déni que les fondateurs avaient imposé. Elle induit une légitimation du crime, une libération de toute culpabilité qui constitue un bouleversement majeur des mentalités. (p. 82-84)

Pour le dire autrement : une fascisation de la société israélienne. Sylvain Cypel en donne de très nombreux (et sinistres) exemples dans son livre. Un autre signe flagrant de cette dérive coloniale est le système d’alliances nouées par Israël, souvent à travers les ventes d’armes et de systèmes sécuritaires mis au point grâce à l’occupation et au contrôle de la population palestinienne, avec tout ce qu’il y a de régimes autoritaires à travers le monde. On a déjà évoqué Trump, mais ce fut aussi Bolsonaro au Brésil, Narendra Modi en Inde, la junte militaire du Myanmar, Viktor Orbán en Hongrie, etc. Tout ce petit monde a été reçu avec les honneurs en Israël, dont les dirigeants sont peu regardants quant aux forts relents antisémites dégagés par nombre de leurs invités, à commencer par Donald Trump, bien sûr. Et voici le petit dernier : Javier Milei, qui a réservé son premier déplacement international à Israël, où il n’a pas manqué d’annoncer le déplacement de l’ambassade argentine de Tel-Aviv à Jérusalem et cela le 6 février dernier, alors que le massacre des Gazaoui·e·s battait son plein.

Sylvain Cypel note aussi que ces rapprochements entre ce qu’il y a de pire parmi les néo ou ultraconservateurs sur la scène internationale se nourrissent aussi d’« idées » – si l’on peut appeler ça ainsi – communes, particulièrement l’islamophobie. C’est aussi ce qui se passe en France avec une bonne partie de la classe politico-médiatique. On a vu d’ailleurs que sur cette base, le gouvernement, représenté par son sinistre de l’Intérieur, a tenté de criminaliser toute démonstration de solidarité, que dis-je, même seulement de compassion avec les Gazaoui·e·s écrasé·e·s sous les bombes. Des réunions ont été interdites sous prétexte que risquaient d’y être tenus des propos antisémites, sans parler des manifestations. Et l’on tient scrupuleusement le compte des actes antisémites dont le nombre aurait, nous dit-on, littéralement « explosé » dans notre douce France depuis le 7 octobre. Quant aux actes islamophobes, il n’en est guère question. Il faut dire que les seules associations qui en tenaient le décompte ont été dissoutes il y a déjà quelque temps par le sinistre sus cité. Cassons le thermomètre, ça fera tomber la fièvre, a-t-il dû se dire… Pendant ce temps-là, relève Sylvain Cypel, la communauté juive française, ou plutôt ce qui lui sert de représentation (le CRIF en particulier) se tient bien droite, le doigt sur la couture du pantalon, devant Netanyahou et ses sbires. Et Macron de vitupérer l’antisionisme qui ne serait rien d’autre qu’un antisémitisme déguisé. Pas de quoi être fier d’être français. Pourtant, cet alignement ne rend en rien service aux Juifs. (Aux États-Unis, ils sont de plus en plus nombreux à s’en rendre compte, d’après Sylvain Cypel, les alliés les plus fanatiques d’Israël se trouvant parmi les chrétiens évangélistes.) Cypel conclut son livre par un rappel des positions du « grand historien américain d’origine britannique Tony Judt (1948-2010) », partisan d’une solution à un seul « État démocratique commun aux Juifs et aux Arabes (et aux autres minorités) vivant sur le territoire que constituent ensemble Israël et Palestine ». « En d’autres termes, poursuit Cypel, une option politique où il n’y aurait “plus de place pour un État juif”, admettait [Judt]. »

«L’idée même d’un État juif – un État où les Juifs et la religion juive détiendraient des privilèges exclusifs dont les citoyens non juifs seraient à jamais exclus – est ancrée dans un autre temps et d’autres lieux », écrivait [Judt]. Israël est d’abord le résultat d’un type de nationalisme dépassé, antimoderne, jugeait-il en substance, le type de nationalisme ethniciste qui prévalait dans l’Europe de l’Est au XIXe siècle et qui lui apparaissait incompatible avec l’évolution d’un monde « globalisé » (dont il ne se privait par ailleurs pas de critiquer les dérives inégalitaires), un monde où le dépassement des frontières, la mixité et l’ouverture devenaient la norme. [5]. « La déprimante vérité [poursuivait Tony Judt] n’est pas que le comportement présent d’Israël est mauvais pour les États-Unis, bien que cela soit le cas, pas même qu’il soit mauvais pour Israël lui-même, comme beaucoup d’Israéliens le reconnaissent implicitement. Non, la déprimante vérité est qu’Israël aujourd’hui est devenu mauvais pour les Juifs. » (p. 320)

Le 10 mars 2024 , franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] « Ou quoi ? ».

[2] L’auteur, précise la quatrième de couverture, a été directeur de la rédaction de Courrier international et rédacteur en chef au Monde. Il a couvert la seconde Intifada en 2001-2003 et a été correspondant du Monde aux États-Unis de 2007 à 2013. J’ajoute qu’il donne régulièrement des articles toujours bien informés à l’excellent site Orient XXI.

[3] Entretien avec l’auteur, 7 janvier 2019.

[4] Je souligne – et je note que depuis le 7 octobre, ce discours s’est encore nettement renforcé, qui affiche très ouvertement la volonté du gouvernement, d’une bonne partie de l’armée et encore plus des colons de procéder à une nouvelle Nakba. Discours accompagnant des actes de nature génocidaire à Gaza et une violence toujours plus intense contre les Palestiniens de Cisjordanie (et de Jérusalem).

[5] « Lorsque Judt écrivit ces phrases, commente un peu plus loin Sylvain Cypel, il n’imaginait pas que, quinze ans plus tard, non seulement l’“anachronisme dysfonctionnel” [de l’État d’Israël] que constitue le repli identitaire serait à ce point entériné en Israël qu’il serait inscrit dans la loi fondamentale, mais aussi qu’il connaîtrait un fort regain de vigueur internationale. » (p. 320)

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Le Travail migrant, l’autre délocalisation

Daniel Veron, Le Travail migrant, l’autre délocalisation, La Dispute, 2024

Le Journal Officiel a publié ce samedi 2 mars, à la veille de la clôture du Salon de l’Agriculture, dont il ne vous aura pas échappé qu’il a donné lieu à quelques « incidents », particulièrement le jour de son inauguration par le Président de la République, un arrêté daté du 1er mars qui modifie l’arrêté du 1er avril 2021 (lequel n’était pas un poisson éponyme, hein, chez ces gens-là, on ne rigole pas, monsieur, on compte), lequel est « relatif à la délivrance, sans opposition à la situation de l’emploi, des autorisations de travail aux étrangers non ressortissants d’un État membre de l’Union européenne, d’un autre État partie à l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse ». En clair, il s’agit de délivrer des autorisations de travail à des étrangèr·e·s « non européen·ne·s », pour ne pas dire racisé·e·s, dont la spécialité professionnelle pourrait venir combler des manques sur le marché du travail hexagonal – autrement dit : effectuer les boulots que les Blanc·he·s ne veulent plus faire, encore moins pour des salaires de misère. Le premier arrêté listait une foultitude de métiers que l’on dit aujourd’hui « en tension ». Le complément du 2 mars y ajoute les « agriculteurs salariés, éleveurs salariés, maraîchers, horticulteurs salariés » et « viticulteurs, arboriculteurs salariés » (le JO ne kiffe pas trop l’écriture inclusive, apparemment), tout ça pour ne pas dire des saisonnièr·e·s qui toucheront des cacahuètes en guise de salaires, seront logé·e·s dans des conditions indignes pour la plupart et renvoyé·e·s chez elleux sans au revoir ni merci quand on en n’aura plus besoin (ou si par malheur ielles tombent malades ou se blessent au travail).

 

Ramasser des fraises, faire les vendanges ou tailler la vigne, entre autres occupations, sont des activités non délocalisables. Des bagnoles, on peut les monter n’importe où, du moment qu’on détient les capitaux nécessaires à acheter du terrain et à installer des chaînes de montage. Mais un certain nombre d’autres travaux réclament une présence humaine sur place, quel ennui ! L’agriculture, comme on vient de le voir, mais aussi le bâtiment, l’hôtellerie-restauration, les emplois de service (nettoyage, manutention, logistique, etc.) et bien sûr ceux du care (dans les hôpitaux, les soins à domicile, les maisons de retraite, et on en passe). (Il y a aussi des choses que l’on pourrait faire ailleurs, et qui se font souvent ailleurs, comme la confection de vêtements au Bangladesh[1], mais que l’on s’arrange aussi parfois pour faire « ici », mais là, ce sera plutôt dans des ateliers clandestins, non autorisés par arrêté publié au JO…) Toute la question (pour les capitalistes) est dès lors d’organiser la « délocalisation sur place », soit de produire une main-d’œuvre moins chère et dépourvue de protections sociale et juridique, donc moins à même de protester contre sa condition. Ce que décrit Daniel Veron en termes plus précis et pertinents. Il parle en effet des « mécanismes de production d’une inclusion différentielle[2], laquelle s’avère décisive dans l’exploitation de la force de travail migrante ».

Cela passe d’abord par des procédures d’expulsion. Ce dernier mot nous renvoie spontanément, en France, à la sinistre « OQTF », Obligation de quitter le territoire français, qui pèse comme une épée de Damoclès sur la vie de nombreux·ses travailleurs·ses sans papiers. Ou aux non moins sinistres CRA, Centres de rétention administrative. Mais la première des expulsions est celle qui pousse, voire qui oblige les personnes à quitter leur pays pour aller chercher ailleurs « une vie meilleure », ainsi qu’ielles le disent à Daniel Veron. J’aurais peut-être dû le préciser avant : le livre dont je rends compte aujourd’hui est celui d’un sociologue qui ne s’est pas contenté d’écouter des personnes migrantes raconter leur parcours et leurs luttes – ce qui serait déjà très bien, tant elles sont la plupart du temps invisibilisées et silenciées – mais qui a aussi pratiqué activement l’« observation participante », particulièrement en militant au cours de différents mouvements de sans-papiers entre 2008 et 2013 dans la région parisienne puis, entre 2019 et 2021, avec la CGT 93 dans les « permanences dédiées aux travailleurs et travailleuses sans papiers » ainsi qu’aux grèves lancées par ce syndicat. Il a aussi fait « des terrains », comme on dit dans le jargon, en Argentine et au Canada, où il a également suivi les mouvements des migrant·e·s bolivien·ne·s en Argentine ainsi que ceux des Mexicain·e·s, principalement, au Canada. Le premier chapitre du livre, quant à lui, déploie une solide analyse de

« l’évolution des formes de mobilisation de la main-d’œuvre migrante – depuis les premières réglementations de la migration chinoise dans l’Ouest canadien jusqu’aux configurations les plus récentes de la “gouvernance” internationale des migrations – et [tâche] d’en saisir les continuités et les ruptures au gré des transformations de l’appareil productif ».

Il s’agit là d’une radiographie des lois et pratiques administratives des pays d’« accueil »et des idéologies qui les accompagnent. Le deuxième chapitre est basé sur les récits de migration des personnes rencontrées. Il s’agit « de saisir que les dynamiques de l’exil, c’est-à-dire les logiques d’expulsion, sont la condition de l’appropriation de la force de travail dans les pays de destination ». Les chapitres suivants, également étayés sur de nombreux extraits de paroles de migrant·e·s, s’intéressent à deux modalités de captation de leur force de travail, soit la « face clandestine du travail migrant clandestin », ou comment les sans-papiers s’insèrent sur le marché du travail et, d’autre part, la face légale d’importation d’une main-d’œuvre étrangère, à travers le recours au travail dit « détaché ».

Le titre du premier chapitre me paraît tout à fait explicite : « Les politiques migratoires ou la production d’une main-d’œuvre surexploitée ». Je souligne, car il me semble essentiel de comprendre cette dimension de production de la main-d’œuvre. On nous a trop souvent bassiné avec la « question de l’immigration », ou avec le « problème immigré », comme s’ils étaient tombés du ciel, voire, selon des observateurs qui se veulent plus progressistes, comme s’ils étaient une regrettable conséquence du « sous-développement »[3] ou de l’incurie des élites du tiers-monde. Daniel Veron montre très bien comment des politiques xénophobes et/ou racistes ont permis de hiérarchiser les travailleurs et les travailleuses en fonction de leur origine, de leur couleur de peau et de leur genre, de diviser la classe ouvrière, en somme, afin 1) de disposer d’une force de travail plus docile et moins chère, 2) de remettre en cause les droits économiques et sociaux conquis par les luttes syndicales dans les pays « développés » (appuyées après-guerre, ajouterai-je, sur la présence d’un bloc soviétique contre lequel la meilleure arme fut d’acheter le mouvement ouvrier finissant) et 3) « par-dessus le marché », si je puis dire, se payer le luxe, en période de crise et de précarisation des classes moyennes, de détourner les colères suscitées par les restrictions du niveau de vie, de la protection sociale et la casse des services publics contre les étrangers – enfin pas tous, on aura compris, les méchants seulement, ceusses qui ne sont pas comme nous, quoi.

Après cette première approche qui fixe le cadre légal et politique de l’organisation de la migration (et qui donne, il faut le souligner au passage, une excellente synthèse historique des politiques françaises des années 1930 à aujourd’hui), Daniel Veron s’intéresse donc à « L’exil, condition de l’appropriation du travail migrant » (titre du chapitre 2). Il s’appuie ici sur de nombreux récits de personnes migrantes, desquels ressort cette notion d’« expulsion », terme utilisé dans le même sens que Saskia Sassen dans son livre titré Expulsions[4], précisément, c’est-à-dire l’expulsion des pauvres de leurs maisons, de leurs terres, etc. Veron parle aussi de « destruction des conditions de l’autochtonie ». Harsha Walia (voir la note 1) le dit aussi dans Frontières et domination : les migrations sont intrinsèquement liées à l’avancée inexorable du capital qui dévaste tout sur son passage. Les enclosures dont parlait Marx croissent et se multiplient, créant toujours plus de travailleurs et de travailleuses « libres » de toute attache. Daniel Veron cite d’ailleurs à ce sujet Abdelmalek Sayad, qui écrivait ceci[5] :

« Le rapport entre le monde développé et le monde sous-développé semble reproduire, mutatis mutandis, le rapport initial, déjà ancien et peut-être universel, entre ville et campagne : le monde développé, monde de l’immigration et monde de l’urbain, se nourrirait du tiers-monde, monde de la ruralité (ou, plus exactement, de moindre industrialisation et de moindre urbanisation, même s’il est en proie à une déruralisation intense et anarchique) et monde de l’émigration au long cours. »

On verra en lisant les entretiens qu’a menés Daniel Veron que les motivations du départ des personnes qu’il a rencontrées sont diverses, mais que toutes tiennent d’une manière ou d’une autre à l’attraction puissante qu’exercent les sociétés « développées » sur des jeunes (que sont les migrant·e·s dans leur grande majorité) dont l’avenir chez elles ou eux est plus ou moins bouché – « qui ne rêve pas d’une vie meilleure ? ». Il ne s’agit pas seulement d’une question de pauvreté matérielle, même si c’est souvent le cas, mais aussi de ce qu’ont rêvé les jeunes en tout temps et tous lieux, soit d’échapper au carcan familial (patriarcal), de découvrir le monde et aussi, bien sûr, de réussir à gagner assez d’argent pour être en mesure d’aider la famille restée au pays.

Les deux derniers chapitres détaillent comment, par quels procédés plus ou moins sophistiqués les pays « importateurs » de main-d’œuvre se débrouillent pour, paradoxalement, l’« immobiliser » – la mobiliser au travail tout en l’empêchant d’exister autrement. C’est ce qu’Alain Morice a appelé « le travail sans le travailleur »[6]. Daniel Veron en donne de nombreux exemples à travers, toujours, des entretiens avec des travailleuses et des travailleurs migrant·e·s.

Tout en vous engageant vivement à lire ce livre[7], je me permets d’apporter une petite contribution supplémentaire, à travers un exemple supplémentaire d’arnaque à l’emploi qui pousse au bout cette logique du travail sans travailleur. Je l’ai trouvé dans la Revue du Crieur n°22 (avril 2023)[8]. Des chercheurs regroupés dans le collectif Arosa Sun, qui travaillent sur les transformations du monde du travail au croisement de la sociologie de l’espace et des migrations, y ont publié un article intitulé « Pays-Bas, un empire logistique au cœur de l’Europe. Enquête sur la flexibilisation des travailleurs migrants »[9]. Ce qui est très impressionnant dans cet exemple, c’est que s’y conjuguent deux réalités que l’on pourrait croire aux antipodes l’une de l’autre. D’un côté, le monde enchanté, « dématérialisé » de la (sur)consommation en ligne – de jolis objets apparaissent sur un écran, il suffit de cliquer pour les acheter et les recevoir quelques jours après chez soi. De l’autre, les gigantesques entrepôts de marchandises débarqués des porte-containers en provenance des grandes usines globales du Sud-Est asiatique. Ces marchandises que commandent, via Internet, chaque jour, chaque heure, chaque minute les consommateurs de l’Europe entière, commandes qui doivent donc être « traitées » par une myriade de « petites mains ». Les travailleuses et travailleurs sont recrutés dans les pays de l’Est ou du Sud par petites annonces, qui leur proposent tout à la fois emploi bien payé et logement. Une fois sur place, ielles déchantent. Les « logements » sont souvent des mobil-homes, voire des campings. Et les emplois, gérés par des agences d’intérim, sont loin d’être de « vrais » emplois (même si de « vrais » emplois, genre manutentionnaire chez Amazon, ne sont déjà pas très désirables). Tout d’abord, il faut savoir que les migrant·e·s qui travaillent pour ces entreprises logistiques n’ont quasiment aucune existence sociale aux Pays-Bas. Tout juste sont-ils enregistrés avec un numéro qui permet de percevoir un salaire. Mais rien d’autre (ni prestations ni droits sociaux). Ensuite, ils doivent rester dans leurs baraquements à attendre qu’un chef les appelle pour aller travailler.

« Dans la logistique, expliquent les chercheurs, la vulnérabilisation de la main-d’œuvre est un préalable à sa mise au travail[10]. Bol.com [un des géants de la logistique] exige que le “stock” de travailleurs disponibles soit toujours surdimensionné par rapport au travail réel prévu. Quand la prévision de rentabilité descend, l’entreprise [d’intérim] procède à des licenciements – lesquels imposent aux travailleurs de rentrer au pays, puisque c’est leur employeur qui s’occupe également de leur logement. C’est ce que les travailleurs appellent la “chasse aux sorcières”. Les employeurs, de leur côté, parlent d’une gestion “au plus juste”. »

Et il y a plus encore :

« Bol.com s’est dotée en 2014 d’un logiciel de gestion des ressources humaines extrêmement performant, baptisé ISABEL. Il permet à la société-mère de garder un contrôle centralisé et en temps réel de chaque ouvrier et de chacune des entreprises sous-traitées. C’est l’algorithme qui calcule et prévoit le nombre d’ouvriers qui doivent être “mis en stock” dans les campings et autres logements patronaux, et de ceux qui doivent donc être fournis toutes les semaines par les entreprises de recrutement dans les pays d’origine. »

« Surtout, le logiciel ISABEL gère globalement les ressources humaines de tout ce dense maillage d’entreprises en sorte d’assurer la disponibilité de la main-d’œuvre, en intégrant dans son algorithme les variables individuelles de chaque travailleur : sa nationalité, son statut d’emploi, ses conditions de logement, ses compétences, sa productivité, son respect de la discipline (ponctualité, absentéisme), etc. Grâce à ses informations, l’algorithme organise les plannings, attribue les heures de travail à chaque travailleur individuel, décide des licenciements ou menace avec des warnings. »

Brave New World, comme disait l’autre…

franz himmelbauer pour Antiopées, le 3 mars 2024.

[1] On en parlait ici-même il y a quinze jours dans une note consacrée à deux bouquins sur le thème « frontières et domination ».

[2] Concept proposé par Sandro Mezzadra et Brett Neilson, dans La Frontière comme méthode ou La multiplication du travail, traduit de l’anglais par Julien Guazzini aux éditions de l’Asymétrie (Toulouse, 2019 [2013]).

[3] Ce qui a justifié de nombreux discours, aussi indigents que peu suivis d’effets et consistant à recommander des investissements « là-bas » pour éviter l’immigration « ici ».

[4] Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Gallimard 2016.

[5] Dans L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité, tome 1 : L’Illusion du provisoire, éd. Raisons d’Agir, 2015.

[6] « Le travail sans le travailleur », Plein Droit 2004/2 (n°61), éd. GISTI, https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2004-2-page-2.htm

[7] Et aussi celui de Medrazza et et Neilson (note 2), sur lequel je n’ai guère insisté, parce que je ne l’ai pas encore lu en entier. Mais c’est une véritable somme sur le sujet, difficilement contournable à mon avis pour qui s’y intéresse.

[8] La Revue du Crieur est une coédition La Découverte/Mediapart.

[9] Les auteurs José-Angel Calderon, Pablo Lopez-Calle et Antonio Ramirez-Melgarejo, enseignants-chercheurs français et espagnols préparent là-dessus un ouvrage à sortir prochainement chez Amsterdam.

[10] C’est moi qui souligne. En fait, c’est le cas de tout le travail migrant. Sans précarisation, sans vulnérabilisation des travailleuses et travailleurs, il ne serait pas possible de les surexploiter.

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Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire

Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire, Édition Amsterdam, 2024

La presse, ces derniers temps, a beaucoup glosé autour de la notion d’« arc républicain » : selon le Premier ministre, il s’agirait tout simplement de l’hémicycle (soit l’Assemblée nationale – je précise au cas où vous avez suffisamment d’esprit pour ne pas lire, écouter ou regarder cette presse), tandis que son n + 1 (soit le Président, si vous avez aussi l’esprit suffisamment dégagé pour ignorer le vocabulaire de l’entreprise néolibérale, vous êtes fiché S ou quoi ?), lui, en exclut un parti qui prétend pourtant au « rassemblement ». Il est vrai que ce noble objectif est accommodé d’un adjectif tricolore, ce qui lui donne un fumet plutôt nauséabond… mais ne chatouille guère les narines des cuistots renaissants, lesquels n’ont pas craché dans la soupe lorsque le dit parti a récemment, sinon soutenu ouvertement, du moins permis le vote d’une énième loi scélérate sur l’immigration, s’esbaudissant d’une victoire idéologique puisque ce texte infame reprenait le principe de la préférence nationale, lequel est un de ceux qui avaient présidé à la fondation de certain front, parrain tout aussi tricolore et nauséabond du rassemblement. Nul besoin d’insister là-dessus en dénonçant l’opération de basse com (comme on dit de basse police) qu’a représenté, quelques semaines seulement après cette ignominie, la panthéonisation de Mélinée et Missak Manouchian, accompagné·e·s de vingt-trois de leurs camarades des FTP-MOI (Franc-tireurs et partisans – Main d’œuvre immigrée, faut-il encore souligner ce dernier terme ?). L’État français de Vichy (comme on dit lorsque l’on veut en faire une exception, un accident – une « divine surprise », disait Maurras – entre IIIe et IVe République) les avait traqués et assassinés, celui d’aujourd’hui « s’honore » de les reconnaître enfin pour ce qu’ielles firent, soit sauver l’honneur, justement. Mais d’autres en ont déjà mieux parlé que je ne saurais le faire[1].

Il ne fait pas de doute que l’« État français de Vichy » était un État raciste. On sait moins, parce qu’on le dit moins, que la IIIe République lui avait bien préparé le terrain[2]. Et même le Front populaire. Voici ce qu’en dit Olivier Le Cour Grandmaison :

« Les audaces réformatrices de ses dirigeants [du Front populaire] n’ont jamais atteint les “indigènes” de l’empire. “Sujets français” ils étaient avant juin 1936, “sujets français” ils sont demeurés après. Pis encore, le Parti communiste […] dénonce une prétendue collusion de l’Étoile nord-africaine (ENA) dirigée par Messali Hadj avec des éléments […] fascistes d’Algérie ». Fort de cette accusation abracadabrante, digne des procès de Moscou, le PCF soutient, le 26 janvier 1937, la dissolution de cette organisation également souhaitée par la SFIO et son prestigieux dirigeant alors président du Conseil, Léon Blum. » (p. 88-89)

Pourtant, il ne s’agit pas de tout fourrer dans le même sac. C’est bien le sujet de ce livre, comme le précise son auteur en introduction :

« Racisme d’État, xénophobie institutionnelle ou de même nature, discriminations systémiques engendrées par des politiques publiques ou favorisées par l’absence de prise en compte de leur gravité par les autorités et nombre de formations progressistes, ce sont là nos objets. Il faut y ajouter le concept distinct d’État raciste souvent rabattu sur celui de racisme d’État par de nombreux maîtres-censeurs. La fonction de cette confusion, parfois entretenue à dessein, est claire : poursuivre la disqualification des universitaires, chercheur·es et militant·es en leur imputant des aveuglements majeurs qui ont pour conséquence de mettre sur le même plan la France, l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid et les États-Unis avant l’abolition, entre 1954 et 1967, de la ségrégation imposée aux Noirs et aux peuples autochtones. » (p. 18-19)

C’est probablement par prudence qu’Olivier Le Cour Grandmaison n’inclut pas dans cette liste l’État d’Israël. Crainte de voir son propos déformé par des citations tronquées – suivant le même procédé rhétorique que celui qu’il vient de dénoncer – et de se voir attribuer l’étiquette infamante d’antisémite ? Quoi qu’il en soit, il consacre cependant une vingtaine de pages du dernier chapitre de son livre (écrit avant l’attaque et les crimes de guerre commis par les organisations de résistance palestiniennes le 7 octobre et la réplique génocidaire d’Israël contre les Gazaoui·e·s) à la question : « En Israël : un nouvel apartheid[3] ? »

Mais revenons au plan général du livre. Il est composé en trois parties : 1) Racisme d’État. Origine et usage d’un concept ; 2) Racismes d’État à la française. Une autre histoire des Républiques ; et 3) Sur quelques États racistes. La première partie s’appuie, d’une part, sur les thèses de Foucault quant à la biopolitique, le racisme d’État et l’État raciste, telles qu’il les a exposées essentiellement dans ses cours de 1976 au Collège de France (Il faut défendre la société)[4], d’autre part sur les interventions de Pierre Bourdieu, d’abord, pendant la mobilisation des « sans-papiers » en 1996 (occupation de l’église Saint-Bernard à Paris, puis expulsion violente par la police) et d’Achille Mbembe, ensuite, au moment des « émeutes » des quartiers populaires en 2005.

Ce qui me paraît le plus intéressant dans ce que retient Le Cour Grandmaison des cours de Foucault, c’est la réfutation des « analyses communes qui réduisent le racisme à une “opération idéologique” de diversion ayant pour but de détourner les “hostilités qui travailleraient le corps social” vers un “adversaire mythique” construit pour les besoins de cette mauvaise cause ». Soit la théorie du bouc émissaire, une théorie « incapable de rendre compte de la profondeur et de la permanence structurelle du racisme dans les sociétés contemporaines où s’exerce un bio-pouvoir ». Foucault s’élève aussi contre « le simplisme d’interprétations psychologisantes qui tiennent le racisme pour l’expression du “mépris” ou de la “haine” des différences », ouvrant la voie à un « antiracisme moral dont les adeptes confondent les causes et les effets ». Car, « si les racisé·es sont en effet souvent craint·es, parfois haï·es et désigné·es à la vindicte populaire, ce n’est pas d’abord et avant tout en raison de leurs différences réelles ou imputées mais parce qu’ils ont été identifiés par l’État et diverses institutions publiques comme des menaces susceptibles de nuire gravement à la société et aux membres du groupe dominant[5] » (p. 37-38). Leonora Miano ne dit pas autre chose dans L’Opposé de la blancheur, dont j’ai récemment rendu compte ici-même[6] : « Pour que plus d’un milliard et demi d’êtres humains – pour aller vite – soient encore de nos jours incarcérés dans une condition symbolique et politique due à la racialisation négative qui frappa leurs ascendants il y a de cela plusieurs siècles, il faut que se soit mis en place un système particulier. Il faut que l’on veille, de façon plus ou moins consciente, à ce qu’il se maintienne. » On, selon Foucault lu par Le Cour Grandmaison, c’est un « “pouvoir souverain” qui, ayant désormais pour mission de défendre la vie des populations qu’il organise, fabrique en quelque sorte des races, des étrangers, parfois même des nationaux racisés, et les hiérarchise ». D’où ensuite « l’exécration et la peur, […] conséquences de cette politique et non les causes de la situation » (p. 38-39). Foucault analyse ainsi comment on passe de pratiques de racisme d’État à des États racistes, jusqu’au paroxysme de la thanatopolitique nazie.

Lorsque Pierre Bourdieu intervient en faveur des sans-papiers de Saint-Bernard, il ne s’agit pas, d’après ses propres termes, de s’opposer à un État raciste, mais bien à une « xénophobie d’État » qui, après la domination directe sur des populations entières et de vastes territoires qui était celle de l’empire colonial, se contente désormais d’usiner du « clandestin » à tour de bras, faisant d’une pierre deux coups : désigner à la vindicte populaire les responsables de la crise, du chômage, etc. et disposer d’un volant de main-d’œuvre taillable et corvéable à merci. Un peu plus tard, dénonçant les discriminations induites par la construction de l’Union européenne entre les étrangers « européens » et les autres[7], Bourdieu parlera carrément de racisme d’État.

Enfin, Le Cour Grandmaison cite Achille Mbembe pour son analyse de la façon dont l’État français a réagi aux « émeutes » de 2005. Je résumerai en disant que Mbembe souligne les continuités entre l’époque coloniale et les années 2000… Ainsi de l’état d’urgence proclamé par le Premier ministre d’alors, Domnique de Villepin, pour la première fois depuis la guerre d’Algérie. Mais aussi toute la « philosophie « sous-jacente » aux dispositifs discriminatoires coloniaux, tel le code de l’indigénat, philosophie qui prévaut toujours dans les rapports de « la République » avec ses « quartiers perdus », comme disait un essayiste réactionnaire. Il me semble que La Cour Grandmaison aurait pu tout aussi bien s’appuyer sur les analyses du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB[8]), qui fut probablement le premier à dénoncer la « gestion coloniale des quartiers », en toute connaissance de cause, ou encore sur celles de Rachida Brahim, qui a donné une démonstration imparable du double standard appliqué par l’État français à ses administrés selon qu’ils sont « visibles » ou non[9].

Je ne m’étendrai guère sur la deuxième partie du livre, qui propose une synthèse historique tout à fait utile et intéressante sur les « racismes d’État à la française », en trois points : Violences coloniales d’hier et pratiques policières d’aujourd’hui, La France comme terre d’accueil ?, et Trois Républiques contre les nomades et les Roms. C’est ce dernier point qui a le plus retenu mon attention, les deux précédents étant déjà un peu plus explorés par divers auteurs. L’acharnement des trois dernières Républiques (soit un peu plus d’un siècle et demi) est en effet édifiant : les nomades ont été l’objet de dispositifs réglementaires stupéfiants visant à les immobiliser, sinon matériellement (même si ce fut souvent le cas, et de manière encore plus tragique pendant la Seconde Guerre mondiale, où on les enferma dans des camps de concentration dont certain·e·s ne sortirent qu’en… 1946 !), du moins dans les fichiers de la République. Comme, plus tard, la police a expérimenté ses « armes non létales » – flash-balls, etc. contre les « jeunes de banlieue » avant d’en généraliser l’usage contre les zadistes d’abord, les gilets jaunes ensuite, et les manifestants contre la réforme des retraites, de 7 à 77 ans, donc – l’adminstration française a expérimenté les documents d’identité et les plaques d’immatriculation sur les nomades avant de les étendre à tout le monde ensuite. Et même si les dispositions légales les plus discriminatoires ont fini par être abolies en… 2017 !, cela n’a rien changé au racisme institutionnel que subissent encore et toujours les Roms. On sait assez dans quelles conditions indignes (de leurs hôtes) eux et, plus largement, les « gens du voyage » sont « accueillis » entre autoroutes, voies de chemin de fer et usines polluantes, quand ils ne se voient pas tout simplement refuser l’accès à des terrains pourtant vacants. À propos du traitement indigne des travailleurs immigrés, Simone Weil, citée par La Cour Grandmaison, disait : « J’ai honte de ceux dont je me suis toujours sentie le plus proche. J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française. » À lire ce que la république fait aux nomades depuis si longtemps, moi aussi, j’ai honte d’être français[10]. Même si je ne me suis jamais senti proche des Sarko, Valls et consorts.

La troisième partie du livre est donc consacrée à quelques États racistes. Olivier Le Cour Grandmaison y parle des « origines coloniales du régime d’apartheid en Afrique du Sud », de « 180 ans d’État raciste aux États-Unis » (de 1787 à 1967) et du « nouvel apartheid » en Israël (avec un point d’interrogation, comme je l’ai souligné plus haut). Sans entrer dans le détail ici non plus, ce qui me saute aux yeux, c’est que l’on pourrait aussi bien appliquer les mots « origines coloniales » aux trois cas étudiés. Car il s’agit bien de trois entreprises coloniales, même si les modalités en ont été différentes d’un point de vue historique. Par contre, si l’apartheid a été aboli en Afrique du Sud et la ségrégation raciale aux États-Unis[11], il est hélas de plus en plus d’actualité en Israël. On comprend bien que ce pays, ou plus précisément sa composante raciste et belliciste, qui a pu faire inscrire en 2018 des dispositions racistes dans les lois fondamentales qui lui servent de Constitution, n’a peut-être pas comme perspective le maintien d’un apartheid qui maintiendrait les Palestiniens dans des enclaves prisons à ciel ouvert, mais plutôt de se débarrasser de ces derniers par tous les moyens – en les tuant ou en les expulsant par la force. Après tout, d’autres ont bien réussi – ou presque – ce genre d’exploits, comme les États-Unis, qui ont presque réussi à exterminer tous leurs Autochtones – presque seulement, comme l’Australie, qui a presque réussi à exterminer ses Aborigènes.

La conclusion de Le Cour Grandmaison n’est guère plus optimiste que la mienne. Il compare cette question du racisme et celle du climat : nous disposons, dit-il, d’une masse d’informations qui ne laissent aucun doute sur ce qu’il risque de se produire si nous continuons dans la voie où nous sommes engagés. Et pourtant nous ne cessons d’accélérer. Ce qui se passe à Gaza aujourd’hui, avec l’approbation tacite des gouvernements occidentaux (et quelques protestations pour la bonne forme) et l’approbation explicite des États-Unis, qui viennent encore d’opposer leur veto au Conseil de sécurité contre une résolution demandant un cessez-le-feu, en est une sinistre illustration.

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 25 février 2024.

[1] Voir Lundi matin # 416, 21 février 2024, et aussi ce communiqué de l’association Les Ami·e·s de Maurice Rajsfus, justement intitulé « Les fossoyeurs de la mémoire ». C’est l’une des rares associations dont je fais partie et, par les temps mauvais que nous traversons, j’en suis plutôt content. J’en profite pour faire un peu de prosélytisme : adhérez !

[2] À ce propos, on peut lire, entre autres, du même Olivier Le Cour Grandmaison : Coloniser, exterminer. Sur la guerre et L’État colonial, éd. Fayard, 2005 ; La République impériale. Politique et racisme d’État, éd. Fayard, 2009 ; De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, éd. Zones/La Découverte, 2010.

[3] Je note ici aussi la prudence de cette formulation, alors que la notion d’apartheid israélien est désormais assez largement reconnue non seulement par des ONG israéliennes et internationales, mais aussi par des instances de l’ONU. Sur cette question, il est facile de s’informer en allant voir quelques-uns des nombreux articles que lui ont consacrés les sites de l’Agence media Palestine ou Orient XXI.

[4] Je crois qu’il vaut la peine de citer le début du chapitre consacré à Foucault : « [En 1976 au Collège de France, il] s’engage dans une voie ambitieuse et complexe : analyser l’émergence et les conséquences multiples d’un bio-pouvoir qui a pour fonction essentielle de “défendre la société contre tous les périls biologiques » liés, entre autres, à l’existence de races diverses. C’est ainsi qu’apparaissent un “racisme d’État”, destiné à préserver l’intégrité et la supériorité raciale de la population sur laquelle les autorités publiques exercent leur puissance souveraine, et des guerres des races notamment menées dans les colonies soumises à des violences extrêmes. » Et de faire une remarque au passage, « sur le contexte politique de l’époque, puisqu’aucun responsable ne s’est élevé contre le philosophe et le contenu de ses enseignements, ni la secrétaire d’État aux Universités, Alice Saunier-Seïté, ni le très puissant ministre de l’intérieur, pourtant peu suspect de laxisme. Leurs lointains successeurs d’aujourd’hui, qui se disent si modernes et libéraux, n’ont ni ces prudences, ni ces pudeurs […] » (p. 31-32). Effectivement, il suffit de songer à la chasse aux sorcières « islamo-gauchistes » ou, plus récemment encore, à la dénonciation des horreurs « wokistes ».

[5] À ce propos, voir aussi Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019. (Ma recension par ici.)

[6] Antiopées. L’Opposé de la blancheur.

[7] J’ai déjà entendu des représentants britanniques, qui s’y connaissent en understatement, dire dans le cadre de débats au sein d’institutions internationales : « minorités visibles » pour « non européennes »…

[8] On ne trouve malheureusement plus grand-chose du MIB sur le net – on en trouve plus sur le MIB. J’ai seulement déniché ce texte de 2007 sur le Forum social des quartiers, qui donne tout de même un aperçu de ce qu’a été ce mouvement. La notice Wikipédia donne une petite bibliographie avec quelques entretiens et articles de presse quotidienne et de revues.

[9] Dans son excellent La Race tue deux fois, dont j’ai rendu compte ici.

[10] À lire absolument là-dessus : Lise Foisneau, Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo, Wildproject, 2023 (celui-là aussi, j’en ai parlé ici).

[11] Avec toutes les réserves qu’il convient de faire quant au racisme quotidien – et très souvent mortel – qui sévit toujours aux États-Unis. Sur l’Afrique du Sud, je n’ai guère d’informations, donc je n’en dirai rien.

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Frontières et domination

Frontières et domination

Nous parlerons ici de deux livres récemment publiés chez Lux Éditeur, excellente maison basée à Montréal, Québec. Il s’agit de Frontières et domination. Migrations, capitalisme et nationalisme, par Harsha Walia[1], et de Forteresse Europe. Enquête sur l’envers de nos frontières, d’Émilien Bernard[2]. Les questions autour des migrants et des migrations sont plus que jamais d’actualité – au mauvais sens du terme : l’actualité des médias Bolloré et des partis xénophobes et racistes. Au moment où je commence à rédiger ces lignes, j’apprends par une radio de « service public » – guillemets de rigueur, il faudrait plutôt écrire « au service d’un certain public », mettons les classes moyennes à ne pas trop brusquer dans leur confort du dimanche matin – qu’un certain Fabrice Leggeri, énarque et normalien, s’il vous plaît, et qui a dirigé Frontex de 2015 à 2022, sera le numéro trois de la liste présentée par le RN aux élections européennes : « Le RN possède un plan concret et la capacité de le réaliser. Nous sommes déterminés à combattre la submersion migratoire, que la Commission européenne et les eurocrates ne considèrent pas comme un problème, mais plutôt comme un projet : je peux en témoigner[3] » déclare-t-il – où ça ? dans les colonnes bolloréennes du Journal du Dimanche, bien sûr…

Mais commençons par le livre d’Harsha Walia. C’est un livre magistral, en ce qu’il propose non seulement une synthèse de l’état des lieux (concernant les frontières, il vaudrait mieux parler des lieux de l’État) au niveau mondial ainsi qu’une généalogie des barbelés, ou des murs, si je puis m’exprimer ainsi. En effet, le développement et, aujourd’hui, l’inflation galopante des barrières de toutes sortes dressées contre la mobilité des exploités, trouvent leur origine dans la colonisation et ce qu’Harsha Walia nomme « l’impérialisme de frontières ».

« Frontières et domination, écrit Robin D.G. Kelley dans sa Préface, fait […] subir un choc épistémique à la vieille rengaine qui veut que les États-Unis et le Canada soient des “nations d’immigrants”. Les détracteurs de Trump et des politiques d’immigration draconiennes de son gouvernement[4] soutiennent en effet que la construction de murs et la criminalisation d’honnêtes travailleurs en quête d’un avenir meilleur sont contraires à nos valeurs de descendants d’immigrants. En plus d’effacer les Noirs et les Autochtones et d’occulter le fait que toutes les démocraties modernes sont à l’origine des États ethniques, voire raciaux, ou prévalaient l’exclusion et la xénophobie, le paradigme de la “nation d’immigrants” suggère que la colonisation (européenne) procédait initialement d’un rêve de liberté universelle qui n’a simplement pas été réalisé. Pour Harsha Walia, il s’agit d’un mensonge. Les États-Unis, le Canda et l’Australie n’ont pas été fondés par des pionniers courageux et durs à la tâche aspirant à une vie meilleure et plus démocratique pour tous, mais par la violence de l’expansion capitaliste et de l’idéologie raciale, par des colons armés profitant du soutien de grandes compagnies, par un dispositif d’État colonial, et du capital sous forme de main-d’œuvre enrôlée de force. » (p 10)

Harsha Walia consacre ses deux premiers chapitres aux États-Unis. Elle commence par la « formation de la frontière et […] ses enchevêtrements historiques », c’est-à-dire la construction du pays lui-même, qui s’est opérée par les destructions successives des peuples autochtones, la mise sur pied d’une économie esclavagiste et enfin la guerre de conquête contre le Mexique. Ensuite, elle traite des « guerres intérieures et étrangères des États-Unis » : les interventions incessantes dans « l’arrière-cour » afin de sécuriser les investissements nord-américains et les bourgeoisies compradores locales en installant au pouvoir des militaires formés à « l’école des Amériques » – contre-insurrection, torture, etc. – interventions et régimes dictatoriaux qui ont chaque fois provoqué des vagues d’émigration en direction du nord –, la « guerre à la drogue », à la fois extérieure et intérieure (incarcération de masse[5]) qui a pris le relais, et pour finir les « guerres préventives » d’après le 11-Septembre. Ces guerres ont été accompagnées – voire menées dans le but – de l’« ouverture de marchés » et du « développement », non pas des pays « sous-développés », comme s’en félicitaient FMI et Banque mondiale, mais de l’exploitation à outrance des pauvres – au sein, entre autres, des ZFI, ces « zones franches industrielles », sortes de nouvelles plantations modernisées… « Maquiladoras » au nord du Mexique, usines textiles au Bangladesh, deux exemples parmi beaucoup d’autres de surexploitation d’une main-d’œuvre essentiellement féminine, corvéable et tuable à merci, sans aucune condition de sécurité ni trace d’assurances sociales, le tout pour des salaires ridicules, lorsqu’ils sont versés. L’American (and European) Way of Life est à ce prix – dérisoire.

Après le « modèle » américain (dont je n’ai évidemment donné qu’un aperçu, l’exposé est aussi dense et documenté qu’implacable, et même si vous pensez déjà tout connaître là-dessus, vous serez peut-être surpris en y apprenant encore pas mal de choses, comme cela a été mon cas), Harsha Walia passe à l’Australie et sa « solution Pacifique », puis à l’Europe et sa forteresse… Sur cette dernière, nous reviendrons avec Émilien Bernard. Par contre, il faut s’arrêter sur le « modèle » australien, plutôt méconnu, me semble-t-il, par chez nous.

On sait qu’à l’image des États-Unis, l’Australie est une colonie de peuplement (à base de bagnards expédiés là par Sa Gracieuse Majesté), une colonie pénitentiaire qui a très vite commencé à exterminer les Aborigènes. Après massacre, terra nullius, donc (et d’ailleurs, même avant, puisque les créatures qui vivaient là ne connaissaient ni labourage ni aucune forme de travail, lesquels, comme chacun sait, font la grandeur des nations et leur légitimité à s’emparer de la terre). Bref, après quelques siècles de ce régime, tout allait bien quand de nouveaux barbares, venus d’on ne sait où, s’imaginèrent pouvoir immigrer à leur tour sur le continent. Qu’à cela ne tienne, il suffisait de les empêcher d’accoster. Et pour ce faire, quoi de mieux que de les appréhender bien avant qu’ils arrivent près des côtes, du côté de l’Indonésie ou de la Papouasie Nouvelle-Guinée, par exemple ? Et de les enfermer illico sur place, dans des îles voisines – un petit dédommagement par-ci par-là à des autorités bien contentes de recevoir cette manne, et le tour était joué, pardon, est joué, puisque cette saloperie n’est pas terminée, hein. Des camps – de rétention ? de concentration ? à votre guise, pourvu qu’on ne les voie pas chez nous ! Et pour celles et ceux qui franchiraient tout de même les obstacles jusqu’à la terre qu’ils croient promise (les pauvres naïfs), eh bien, il nous reste bien une ou deux îles, désertes après qu’on les ait bien nettoyées de leurs indigènes, sur lesquelles les parquer… si toutefois on ne les a pas tout simplement renvoyés à leur sort en les empêchant d’accoster, sans se soucier de ce qu’ils deviendront. Et voilà : c’est la « solution Pacifique », soit des « hotspots » le plus loin possible des côtes australiennes, sous-traités par des gouvernements dépendants d’une manière ou d’une autre de celui de l’île-continent. Ça ne vous rappelle rien ? Alors il faut absolument lire toutes affaires cessantes Forteresse Europe.

Je ne sais pas si les Européens se sont inspirés de la politique australienne, mais ça y ressemble beaucoup. Sous-traitance de « l’accueil » (genre rétention/détention etc.) à des pays tiers, hors zone Schengen : Turquie (six milliards d’euros refilés par l’UE au dictateur afin qu’il garde chez lui les réfugiés, syriens surtout, mais aussi afghans, pakistanais, etc.), Libye (si, si, le gouvernement italien a traité directement avec eux, malgré tout ce que l’on sait des horreurs subies par les migrants dans ce pays), Maroc (encore un parangon de démocratie…), etc. Il y des hotspots jusqu’au Niger. L’UE subventionne des pays d’Afrique de l’Ouest afin qu’ils surveillent les départs en coordination avec Frontex, laquelle agence monte en puissance au point de devenir une véritable armée des frontières[6]. Et se répète le sempiternel même scénario : construction de murs et barrières, établissement de camps qui ne sont rien d’autre que des camps de concentration (voir ceux des îles grecques de la mer Égée), « pushbacks » en mer (au prix de nombreuses noyades) ou sur terre – au mépris du propre droit des pays employeurs des miliciens qui les commettent. Bref, on ne va pas continuer cette litanie, ce serait par trop déprimant. Et justement, la grande qualité du bouquin d’Émilien Bernard, qui s’appuie sur une solide documentation « de terrain », puisqu’il a effectué de nombreux reportages un peu partout aux frontières extérieures de l’Europe, c’est, en même temps qu’il donne une description (effrayante, il est vrai) des différentes routes empruntées par les migrants, qui changent au fur et à mesure des nouvelles construction de murs, poses de barbelés et systèmes de surveillance et de détection smart (comme les phones, les cities, etc.), devenant ainsi toujours plus dangereuses et meurtrières[7], sa grande qualité, disais-je, c’est donc qu’il montre 1) que les migrants passent quand même (comme on dit que l’eau finit toujours par passer, quelque barrage qu’on lui oppose – Be Water…)[8] et 2) qu’envers et contre les processus en cours de fascisation des sociétés européennes, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui exercent leur devoir de solidarité avec les migrant·e·s. On leur doit au minimum de chaleureux remerciements. Ils nous permettent de croire encore que l’on peut survivre à la traversée des « eaux glacées du calcul égoïste ». Merci également à Émilien Bernard de ce travail à la fois très utile par la somme d’informations réunies et qui réchauffe le cœur en montrant ce que font, par exemple, un réseau comme AlarmPhone tout autour de la Méditerranée, les militants des centres d’accueil (le vrai) près des frontières, et tant d’autres groupes et associations mobilisées contre l’inacceptable.

 

franz himmelbauer, pour Antiopées, le18 février2024.

[1] Première édition en anglais en 2021, traduction française de Julien Besse publiée en 2023, avec une préface de Robin D.G. Kelley et une postface de Nick Estes. « Harsha Walia est une militante et écrivaine basée à Vancouver. Diplômée en droit, elle défend depuis plus de vingt ans la justice migratoire, la solidarité avec les peuples autochtones et la libération du peuple palestinien. Elle a notamment cofondé le groupe de défense des droits des migrants No One Is Illegal. Chez Lux, elle a publié Démanteler les frontières. » (Présentation de l’éditeur.)

[2] « Émilien Bernard est journaliste et traducteur. Cofondateur du journal Article 11, membre de la rédaction du journal CQFD, il a longtemps collaboré au Canard Enchaîné et écrit régulièrement pour Afrique XXI. Forteresse Europe est son premier livre. » (Id.)

[3] On note au passage qu’il avait été bombardé à ce poste par Bernard Cazeneuve, alors sinistre de l’Intérieur. Et qu’il a été débarqué de Frontex suite à l’ouverture d’une enquête de l’Office européen de lutte antifraude. Les médias n’en disent pas plus au moment où j’écris. « Ayant dirigé Frontex près de sept ans et travaillé pour l’État pendant environ trente ans, notamment dans les domaines de la sécurité et de la gestion de l’immigration, cette décision est très cohérente », estime-t-il. On ne lui fait pas dire.

[4] Cette Préface a été écrite alors que Trump était président des États-Unis. Personne ne peut souhaiter qu’il le redevienne, même si cela semble pourtant de plus en plus probable… Cependant, il convient de préciser que les politiques étatsuniennes antimigrants n’avaient pas commencé avec lui. Sans remonter jusqu’à Reagan et à sa « guerre contre la drogue », qui se traduisit, entre autres, par une guerre de contre-insurrection en Amérique centrale, accompagnée d’une chasse aux migrant·e·s latinxs, il faut relever la responsabilité des Démocrates, particulièrement de Clinton : « Pendant [qu’il] ratifiait l’Alena [accord de libre-échange impliquant les Amériques du Nord et du Sud] afin de faciliter la circulation du capital et des biens, le Corps des ingénieurs de l’armée des États-Unis clôturait la frontière pour empêcher la circulation des personnes. La patrouille frontalière […] a également triplé ses effectifs, devenant à l’époque la deuxième plus importante agence du maintien de l’ordre dans le pays. […] Depuis 1996, le nombre total de décès à la frontière [mexicaine] – qu’il serait plus juste de qualifier de meurtres prémédités […] – s’élèverait à 8 000, sans compter les milliers de disparitions. » (p. 104-105) Quant à Obama, « il a dépensé des milliards pour protéger la frontière et, sous son règne, les budgets des services frontaliers et de l’immigration ont rapidement dépassé la somme totale des budgets de toutes les autres agences fédérales chargées d’appliquer la loi » (p. 117). Avant même l’arrivée de Trump, on comptait plus de 1 000 km de murs et de barrières, 60 000 agents des douanes et de la protection des frontières et 20 000 agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement – service de l’immigration et des douanes]. C’est également Obama qui a « entrepris de punir les familles migrantes », mettant en œuvre « des politiques d’incarcération […] qui ciblaient aussi les enfants, et qui ont ensuite dégénéré en séparations forcées sous Trump. Plusieurs photos d’enfants encagés utilisées pour illustrer la cruauté de l’administration Trump dataient en réalité des années Obama » (p. 118).

[5] Voir Michelle Alexander, La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, trad. française Anika Sherrer, Syllepse, 2017 [2010, 2012].

[6] Vous allez me dire que j’ai l’esprit mal tourné, mais je ne peux pas m’empêcher de penser au Bundesgrenzschutz, la garde frontière fédérale du temps de l’Allemagne de l’Ouest. Après-guerre, il n’était pas trop question de reconstituer des forces militaires et policières conséquentes. Aussi s’était-on rabattu sur cette formation dans laquelle, semble-t-il, pas mal d’anciens militaires et policiers se recyclèrent en attendant des jours meilleurs…

[7] Je n’ai pas le cœur de reproduire ici les statistiques des morts aux frontières, parce que ce sont des statistiques, justement, comme le dit très bien Émilien Bernard qui, chaque fois qu’il donne des chiffres (ils sont terribles) tâche aussi de rapporter des paroles, de donner une voix et un visage aux premi·ère·s concerné·e·s, ce que faisait aussi très bien Camille Schmoll, dans Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée (voir ma recension ici).

[8] Au passage, rappelons-nous la thèse de Wendy Brown qui, dans son livre Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, soutient que « contrairement à ce que certains prétendent », les murs ne sont rien d’autre que des « icônes de [l’]érosion » de la souveraineté de l’État-nation à l’ère de la modernité tardive. Voir mon compte-rendu de ce livre par ici.

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L’Opposé de la blancheur. Réflexions sur le problème blanc

Léonora Miano, L’Opposé de la blancheur. Réflexions sur le problème blanc, Éditions du Seuil, 2023

Dès le sous-titre, Léonora Miano annonce la couleur, si je puis dire : non, il n’y a pas de « problème noir », pas plus qu’il n’y a de « problème de l’immigration » ou de « problème de genre ». Il n’y a qu’un seul problème, et il est blanc. Homme blanc, dont l’archétype est le Wasp (White Anglo-Saxon Protestant). « La domination d’un Occident raciste, à l’intérieur de ses frontières et au-delà, n’a pu que renforcer les préjugés à l’encontre des personnes définies comme Noires. Parce qu’il en est ainsi, il est illusoire de se dire Blanc par simple convention, sans le moindre rapport avec l’histoire qui créa cette catégorie. » (Quatrième de couverture.) Celui qui rédige ces lignes est blanc, et il a appris quelques petites choses importantes à la lecture de ce livre. Bon, je ne vais pas continuer à la troisième personne, hein.

 « Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver, au fond de leur cœur, pourquoi il fut nécessaire d’avoir un nègre pour commencer. Parce que je ne suis pas un nègre. » James Baldwin

Première chose que j’ai apprise : « La blanchité n’est pas la blancheur ». C’est le titre du premier chapitre. Si j’ai bien compris, le terme sert à désigner un rapport social, pardon racial, et n’a rien à voir avec la couleur[1]. Ce rapport de domination implacable s’établit dès la monstrueuse genèse du capitalisme au sein de la plantation esclavagiste[2]. Et il se maintient depuis, de mal en pis. « Pour que plus d’un milliard et demi d’êtres humains – pour aller vite – soient encore de nos jours incarcérés[3] dans une condition symbolique et politique due à la racialisation négative qui frappa leurs ascendants il y a de cela plusieurs siècles, il faut que se soit mis en place un système particulier. Il faut que l’on veille, de façon plus ou moins consciente, à ce qu’il se maintienne. » (p. 15) Je souligne le « on »… On aura compris qu’il ne s’agit pas des « personnes défavorablement racialisées », comme dit Miano.

« Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver, au fond de leur cœur, pourquoi il fut nécessaire d’avoir un nègre pour commencer. Parce que je ne suis pas un nègre. » (James Baldwin, cité et traduit par l’auteure, p. 23.) Or nous en sommes loin. C’est ce que Léonora Miano s’attache à démontrer dans ce livre, en s’appuyant sur des lectures, certes, mais aussi beaucoup sur la culture populaire formée par le cinéma et la télévision. Elle montre très bien comment les représentations « naturalisent » le fait racial, à travers toute une série d’analyses de films et de séries, américaines mais aussi françaises.

Ces fictions populaires sont accessibles sans coût exorbitant, la majorité des foyers étant dotés d’un téléviseur. Les choses sont en train de changer, mais la télévision eut longtemps une influence considérable sur la formation des imaginaires. […] Ces fictions se révèlent un riche terrain pour recueillir des informations que des individus n’auraient pas volontiers livrées. En outre, ces productions, dont la narration s’attache à des époques différentes, montrent aussi la manière dont la culture populaire, sans nécessairement que ce soit son objectif, expose le fonctionnement de la blanchité (Introduction, p. 12-13).

Lisant cela, il m’a été difficile de ne pas faire le rapprochement avec la vulgate marxiste que l’on m’avait enseignée, dans ma jeunesse, particulièrement sur le thème de l’« idéologie dominante », d’autant plus invisible qu’elle est dominante (oui, je le reconnais, c’est peut-être très raccourci et simpliste, mais voilà, c’est ce que j’en avais retenu dans ma période gauchiste, c’est vous dire si c’est vieux !). L’idéologie, c’est toujours celle des autres – enfin, celleux qui sont du mauvais côté du manche… Sempiternelle rengaine de la bourgeoisie[4].

Le premier chapitre, donc, est essentiellement consacré à l’analyse, d’abord de la blanchité américaine puis de la blanchité française, et ce à travers de nombreux exemples tirés de films et de séries TV. Même si les deux partagent un fond commun : le suprémacisme blanc, le racisme s’y est affirmé au cours d’histoires différentes – lesquelles se rencontrent en de nombreuses occasions, et plus particulièrement lors de la traite négrière. J’en donnerai seulement deux exemples. Tout le monde sait, ou croit savoir, comme c’était mon cas, que les États du nord et du sud des États-Unis se sont affrontés au cours de ce que l’on a appelé « guerre de Sécession » ou tout simplement guerre civile, laquelle dura de 1861 et 1865 et fut, aux dires de certains historiens, la première des guerres modernes : une guerre totale, industrielle, politique et idéologique. Très meurtrière (de 750000 à 850000 morts selon les estimations les plus récentes, et cela sans compter les très nombreuses victimes civiles), elle eut pour principal motif, nous dit-on, le maintien ou l’abolition de l’esclavage. Or, selon Leonora Miano,

une fois incorporée et intériorisée, la blanchité n’a[vait] plus besoin de l’environnement esclavagiste. Elle s[u]t en transférer les structures, les hiérarchies, dans tout autre milieu. Bien qu’ayant aboli l’esclavage plusieurs décennies avant leurs compatriotes [du Sud], les yankees éprouv[ai]ent à l’égard des descendants de Subsahariens déportés et réduits en esclavage le même sentiment de supériorité, le même mépris que ceux manifestés par les plus racistes parmi les Sudistes. L’Amérique [étai]t à eux, et rien [n’aurait pu] les contraindre à partager ce bien avec des êtres inférieurs (p. 44-45).

En France, les choses étaient différentes : on se livrait au trafic du « bois d’ébène[5] » et on pratiquait l’esclavagisme de plantation, mais pas en métropole. Là existait de longue date un ancien usage qui voulait que le sol français rende libre : un esclave qui y posait le pied se trouvait automatiquement affranchi. Louis XVI y mit bon ordre en 1777 par sa « Déclaration pour la police des Noirs » interdisant que « les Afrodescendants des colonies soient amenés en France hexagonale pour servir leurs maîtres » (p. 59-60). Auparavant, il arrivait que des esclaves échappent à leur propriétaire lors d’un séjour en métropole et deviennent ainsi des hommes libres.

La déclaration de Louis XVI balaie toutes les possibilités qui existaient jusque-là. Et pour s’en assurer, elle n’autorise les coloniaux qu’à amener un seul esclave afin de les servir lors de la traversée. Pendant leur séjour en métropole, cet esclave est remis à un dépôt – sorte de centre de rétention avant l’heure – qu’il ne quitte qu’au moment de retourner aux colonies (p. 61).

À l’école primaire, j’avais appris que Louis XVI était un roi un peu effacé, dont le plus grand plaisir était de s’adonner à l’horlogerie. Je me demande aujourd’hui si l’on ne m’avait pas menti – et si l’on n’a pas bien fait de lui couper la tête, finalement.

« La blanchité lave plus blanc », c’est le titre du second (et dernier) chapitre de ce livre. Leonora Miano y poursuit sa démonstration. Comme l’on dit qu’en démocratie, tous sont égaux, mais que certains sont plus égaux que les autres, sous le régime de la blanchité, parmi les « Blancs », certains sont plus blancs que les autres. Et il ne s’agit toujours pas d’une question de couleur. Voyez par exemple la différence de traitement réservée en Europe de l’Ouest aux Ukrainiens et aux Tchétchènes. Cela se passe de commentaire. De l’autre côté, si je puis dire, un Africain-Américain est un Noir en Amérique, mais un Américain en France. Si vous ne voyez pas ce que cela signifie, lisez le beau roman de William Gardner Smith, Le Visage de pierre[6]. C’est l’histoire d’un Africain-Américain victime de discrimination, comme toutes les personnes de couleur aux États-Unis, et d’une grave agression qui l’a laissé borgne ; il se retrouve à Paris au moment de la guerre d’Algérie. Il se sent d’abord complètement libéré du poids du racisme qui pesait en permanence sur ses épaules dans son pays et trouve que la France est un pays merveilleux. Puis il noue des liens d’amitié avec des Algériens et découvre la réalité qui est la leur, et qui ressemble beaucoup à ce qu’il subissait lui-même aux États-Unis…

Comme toujours dans mes notes de lecture, je n’aurai abordé ici qu’une toute petite partie de l’argumentation serrée de Leonora Miano. Je voudrais cependant conclure avec elle en citant des extraits de sa conclusion, dans laquelle elle se demande : « Que faire de la blanchité ? ». Reprenant la citation de James Baldwin (« pourquoi il fut nécessaire de trouver un nègre pour commencer »), elle ajoute :

Se définir comme Blanc ne fut pas dire comment on avait été constitué physiquement par la nature, par le hasard. Cela consista à se donner le droit de nier l’humanité d’autres, de leur imposer une manière d’être au monde, de piller leurs ressources, de redéfinir leur espace de référence, de les mettre à mort quand ils refusaient de se soumettre[7]. La violence de la blanchité a ceci de particulier, par rapport à toutes celles dans lesquelles les humains ne cessent d’exceller, qu’elle se donna pour justification le racisme (p. 148).

On voit bien les dégâts que cela a produits et, depuis des siècles que cela se perpétue, comment les « Blancs » ne peuvent échapper à la blanchité que par un effort conséquent de « déconstruction ». Après avoir cité la définition qu’en donne Derrida[8] , Miano poursuit ainsi :

En ce qui concerne le sujet qui nous intéresse, non seulement cette opération est-elle nécessaire, mais c’est aussi de l’intérieur qu’elle devrait s’effectuer. Or, nous connaissons les réticences d’une majorité de concernés. Ils refusent d’être culpabilisés. Ils en ont assez de rendre des comptes pour des faits s’étant déroulés en leur absence. Ce sont les mêmes qui ne sont pas disposés à restituer les artefacts consignés dans les musées occidentaux[9]. Ce sont les mêmes qui se soucient peu du coût réel de leur confort[10]. Ce sont les mêmes qui ne s’émeuvent guère des traumatismes découlant de la violence coloniale et des empêchements qu’ils induisent[11]. La liste est longue, des hauts faits de la blanchité. La question qui se pose aux sociétés occidentales championnes de la liberté et de l’égalité, est de savoir ce que signifie désormais la blanchité dans la relation avec les peuples du monde. Et pour y répondre valablement, la part silencieuse du discours sur le colonialisme doit commencer à s’énoncer. Qu’est-ce que cette histoire a produit chez les conquérants ? Dans leur intimité, dans leur exercice du pouvoir sur la scène internationale, dans leur traitement des groupes minorisés au sein de leurs sociétés. Il s’agit là d’un travail collectif. Qu’il soit effectué isolément, par quelques personnes de bonne volonté, ne suffira pas à transformer les choses pour nous permettre d’accéder à un autre moment de l’histoire, de créer un monde dans lequel le bien-être des uns ne dépende pas de l’abaissement des autres (p. 151-152).

Mais ce « travail collectif » réclame aussi – avant tout ? – de se rendre capable d’écouter :

L’Europe de l’Ouest continue de faire silence sur la manière dont ses identités furent altérées au contact de l’Afrique. Elle refuse encore de connaître et de revendiquer sa filiation subsaharienne, d’exposer ce qui s’est logé en elle lors du contact avec d’autres. Or, il s’agit bien d’une histoire commune, les mutations qu’elle induit sont observables de part et d’autre. Elles ne se limitent pas à la présence de corps différents dans l’espace public. Elles ont à voir avec le caractère lui-même, la sensibilité, la vision du monde. Les Afrodescendants sont, dans l’Occident postcolonial, ces parents que l’on n’admet pas à la table mais que l’on ne peut chasser de la maison. À travers les pratiques sociales et artistiques qu’ils créent dans les marges où leurs pays les logent, ils dévoilent de plus en plus l’empreinte de l’Afrique sur l’Occident, sur l’Europe de l’Ouest en particulier. Accepter cette marque indélébile, s’en réjouir même, puisqu’elle témoigne d’une imprégnation par l’autre, est le premier acte du désamorçage de la fiction raciale. C’est ce qui pourrait arriver de mieux à la blanchité (p. 162-163).

Tels sont les derniers mots de L’Opposé de la blancheur. Ce qui pourrait nous arriver de mieux pourrait commencer par lire ce livre.

franz himmelbauer, pour Antiopées, samedi 27 janvier 2024.

Post-scriptum : je découvre après l’écriture de cette note que Léonora Miano, en plus de plusieurs autres livres, dont le très beau La Saison de l’ombre[12], a également rédigé l’« Épilogue » de la somme sur Les Mondes de l’esclavage[13]. Justement, ce texte fait écho à La Saison de l’ombre, en ce qu’il traite comme lui des conséquences de la traite sur les côtes d’Afrique de l’Ouest et vers l’intérieur du continent, tâchant de démêler avec finesse les responsabilités diverses de ce crime contre l’humanité, sans occulter celles des Africains qui lançaient des razzias sur des villages afin d’approvisionner les « grossistes » de la côte, lesquels traitaient à leur tour avec les acheteurs Européens. Pour autant, on l’aura compris à la lecture de ce qui précède, elle ne renvoie pas dos à dos les « négriers » blancs et leurs victimes, sous prétexte que celles-ci leur auraient été livrées par des gens originaires du même continent qu’elles. C’est évidemment un peu plus complexe que cela. Craignant probablement, à juste titre, que d’aucuns s’engouffrent dans ce qu’ils croient être une brèche dans la culpabilité des Européens, elle s’autorise tout de même cette mise au point :

Outre un caractère massif que seule l’ampleur du trafic humain oriental supplante, ce qui singularise de manière criante l’esclavage colonial pratiqué par les Européens de l’Ouest dans leurs colonies de l’Amérique et de l’océan Indien, c’est d’abord sa racialisation affichée. C’est d’avoir mis en place ce que la langue française désigne encore ouvertement sous les appellations « Traite des Noirs » ou « Traite négrière », et d’avoir créé des sociétés longtemps fondées sur une hiérarchie raciale. Ensuite, c’est le fait que cette opération transcontinentale ait en grande partie façonné le monde actuel et continue d’influencer les imaginaires contemporains, ce qui n’est le cas d’aucun autre type d’esclavage, quelle qu’en ait été la cruauté. […] La figure du Noir, telle que le monde la connaît aujourd’hui, voit le jour avec l’esclavage colonial européen. Les discriminations dont elle pâtit, les brutalités policières parfois létales qui lui sont infligées dans les pays occidentaux sous le regard effaré du monde, reconduisent les violences d’autrefois et installent, au cœur des rapports humains, la présence d’un passé que l’on n’a pas su transcender. De ce fait, l’humanité n’a pas retrouvé sa conscience d’elle-même comme un corps dont tous les membres sont égaux. L’autre, racialisé, n’est pas le reflet de soi-même[14].

Mais elle plaide dans ce texte en faveur d’une reconnaissance, précisément, de cette complexité, sans laquelle, dit-elle, il ne sera pas possible pour les pays d’Afrique subsaharienne de se (re)construire. Finalement, cet Épilogue forme en quelque sorte le pendant de L’Opposé de la blancheur : si ce dernier est consacré aux effets de l’esclavage sur les descendants des esclavagistes, et à la nécessité qui est la leur de « travailler » cette histoire – les Allemands ont un verbe que je trouve mieux adapté : bewältigen[15] : die Vergangenheit [le passé], ein traumatisches Erlebnis [une expérience traumatisante], ein Trauma [un traumatisme] bewältigen –, l’Épilogue plaide en faveur de la même Bewältigung, mais plus spécialement en Afrique. Par ailleurs, ce qui ne gâte rien, c’est vraiment un très beau texte dans le registre de l’essai, tout comme La Saison de l’ombre l’est dans celui du roman.

[1] Pas plus que l’ordre du genre n’a à voir avec le sexe. Colette Guillaumin nommait « sexage » l’appropriation des « femmes » par les « hommes », par analogie avec l’esclavage, appropriation des « Noirs » par les « Blancs ». Sur la soi-disant « blancheur », on peut aussi renvoyer au livre De quelle couleur sont les Blancs ?, de Sylvie Laurent et Thierry Leclère (dir.), paru à La Découverte en 2013, et qui revient en détail sur la construction historique de cette non-couleur. Et sur la question de la race, le classique récemment traduit en français : Le Contrat racial, de Charles W. Mills, traduit de l’anglais (États-Unis) par Aly Ndiaye alias Webster, Montréal, Québec, éd. Mémoire d’encrier, 2023 [1997].

[2] Ici Léonora Miano cite l’excellente synthèse d’Aurélia Michel (Un Monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Seuil, 2020, à lire absolument si l’on veut s’instruire sur ces questions) : « Dans la proposition de la Révolution française comme américaine, tout homme pouvait devenir parent, tout homme était naturellement parent. C’est ici que l’expérience atlantique est fondamentale, car, terrifiés à l’idée que les nègres puissent devenir leurs parents, leurs égaux, les élites ont brandi le Blanc, c’est-à-dire un attribut qui ne s’acquiert que d’une seule manière : par la filiation biologique, par la reproduction “naturelle” […] la fiction blanche se nourrit donc d’un fantasme de toute-puissance, en dehors de toute autorité ni juridiction, si ce n’est la loi de la nature qui tend toujours à être celle du plus fort. » (Ibid., p 345-346). Sur le lien entre capitalisme et esclavage, voir Capitalisme et esclavage, d’Eric Williams, 1964 pour l’édition originale, trad. de l’anglais, éd. Présence Africaine, 2020 (1968), et la discussion de sa thèse par Jean-Yves Grenier dans « Capitalisme », in Paulin Ismard (dir.), Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, éd. Seuil 2021, p. 907-921.

[3] Incarcérés au propre comme au figuré : voyez plutôt le livre de Michelle Alexander, La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Éditions Syllepse, trad. de l’anglais (États-Unis) par Anika Scherrer, 2020 [2010]. Extrait de la quatrième de couverture : « Il y a plus d’adultes africains-américains sous main de justice aujourd’hui – en prison, en mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle – qu’il n’y en avait réduits en esclavage en 1850. L’incarcération en masse des personnes de couleur est, pour une grande part, la raison pour laquelle un enfant noir qui naît aujourd’hui a moins de chances d’être élevé par ses deux parents qu’un enfant noir né à l’époque de l’esclavage. »

[4] Et bam, ça n’a pas manqué : j’avais arrêté de rédiger cet article hier soir (vendredi, avant de le reprendre ce matin samedi 27 janvier) – un peu fatigué, et puis je n’ai pas toujours la plume, pardon le clavier facile, et encore me manque le superbe esprit de synthèse de ces soi-disant experts que l’on entend partout et qui savent tout sur rien ou rien sur tout, bref, deux exemples flagrants de ce que je venais d’écrire me sont tombés dans l’oreille d’abord, puis sous les yeux. Hier soir, j’ai ouï à la radio un certain arch… pardon Attal Gabriel annoncer à des agriculteurs en colère le renvoi aux calendes grecques de la taxation sur le désormais fameux GNR – gasoil non routier –, ajoutant pour faire bonne mesure que c’en est une, justement, de « bon sens paysan ». Lol. Outre que le terme « paysan », selon moi, est quelque peu anachronique, le « bon sens », c’est une locution généralement utilisée pour dire autre chose. Décryptage : « La terre ne ment pas [Pétain] et en plus vous êtes réputés voter (pas comme ces migrants, là) et voter bien [à droite], donc je vous donne ce que vous demandez, même si j’aurais réservé un autre vocable, et l’accueil qui va avec, mettons, à des manifestants écologistes, vous voyez, comme les écoterroristes de Sainte-Soline, par exemple. Mais là, heu, comme dit mon collègue et néanmoins concurrent Darmanin, “on ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS”. » ReLol. Et ce matin, lisant le journal au comptoir de mon zinc préféré, je découvre l’inépuisable sourire scotché sur deux pattes qui nous sert de premier magistrat municipal, se rengorgeant devant l’assistance – entre autres, le préfet, la présidente du Conseil général, etc. – parce que notre bled vient d’être « labellisé » (novlangue de rigueur) « petite ville d’avenir ». Il kiffe. Et voici ce qu’il lâche, l’édile : « On agit en fonction des besoins, pas d’une idéologie. » Ben voyons. C’était déjà son thème central de campagne en 2020 : à lui le concret, le pratico-pratique, le ras des pâquerettes, à ses adversaires (qui n’étaient même pas d’ici, tandis que lui, hein, emmerdait déjà ses petits camarades au collège de la ville)… l’idéologie « gauchiste » . Il n’avait pas été jusqu’à dire, comme l’affirmaient sans vergogne ses prédécesseurs, les « notables » de la IIIe République, que ces affreux communistes (pléonasme dans leur bouche) allaient tout nous prendre, qu’ils voulaient tout mettre en commun – y compris nos femmes – et dépouiller les propriétaires, mais il se situait bien dans le même esprit.

[5] Bernard Michon, « Atlantique : La France a déporté 1,3 millions d’Africains », in Pierre Singaravélou (dir.), Colonisations. Notre histoire, éd. du Seuil, 2023, p. 651.

[6] Christian Bourgois éditeur, trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, 2021 [1963].

[7] Là-dessus, on peut lire, entre autres, Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La Férocité blanche. Des non-Blancs aux non-Aryens : génocides occultés de 1492 à nos jours, éd. Albin Michel, 2001, et Jack D. Forbes, Christophe Colomb et autres cannibales, trad. de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Moreau, Le Passager clandestin, 2018 [1979, 2008]. J’ai aussi rendu compte ici-même de la Contre-Histoire des États-Unis de Roxanne Dunbar-Ortiz (Wild Project, 2018).

[8] « Il faut entendre ce terme de “déconstruction” non pas au sens de dissoudre ou de détruire, mais d’analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif, la discursivité philosophique dans laquelle nous pensons. » Jacques Derrida, « Qu’est-ce que la déconstruction ? », Commentaire, vol. 108, n°4, p. 1099-1100.

[9] Vient de paraître à ce sujet À qui appartient la beauté ? de Bénédicte Savoy, avec Jeanne Pham Tran, éd. La Découverte, janvier 2024. Bénédicte Savoy avait déjà publié en 2023 aux éditions du Seuil Le Long combat de l’Afrique pour son art. Histoire d’une défaite postcoloniale.

[10] Là-dessus, deux références : l’excellent Extractivisme de Anna Bednik aux éditions Le Passager clandestin, 2019 [2016], et un compte rendu (encore fait par moi, je recycle) de quatre livres sur « Le dérèglement climatique, les ultras riches, les bobos-bios et les quartiers populaires », à lire ici.

[11] À lire absolument, selon moi, Le Trauma colonial, de Karima Lazali, La Découverte, 2018. Celui-là aussi, j’en ai rendu compte ici.

[12] Prix Femina 2013, ce roman, d’abord paru chez Grasset, est désormais disponible chez Pocket.

[13] Paulin Ismard (dir.), Les Mondes de l’esclavage, op. cit. Ces 1150 pages valent le détour, non seulement pour l’Épilogue, mais aussi pour tout ce qu’elles nous apprennent, et pour la belle ambition de l’ouvrage : « […] si le crime que fut l’esclavage est bien irréparable, au sens où les compensations matérielles et les restitutions, aussi légitimes soient-elles, n’auront jamais le pouvoir de réparer, un futur est à inventer depuis le lieu de ce savoir. “Le futur n’a pas d’ancrage plus solide que le passé car le passé est le seul avenir avéré que nous connaissions ; le passé est la seule preuve que le futur a, en effet, existé”, écrivait Carlos Fuentes. Nous ne pouvons donc “séparer ce que nous sommes capables d’imaginer de ce que nous sommes capables de nous remémorer”. Il existe bel et bien une mémoire du futur, et l’esclavage est une question qui provient de l’avenir, non pas seulement en ce qu’il existe encore et toujours de l’esclavage, mais parce que de ce que nous ferons de son passé se joue une part de notre avenir. » Ibid., Paulin Ismard, « Introduction ».

[14] Ibid., « Épilogue », p. 1089. C’est moi qui souligne, parce qu’il me semble que ces termes de « racialisation » et « racisé » marquent bien le côté actif du racisme : il ne s’agit pas d’une obscure pulsion enfouie quelque part en nous et qui resurgirait à la moindre occasion (donnant raison à Hobbes – l’homme est un loup pour l’homme), mais bien d’une action déterminée.

[15] Bewältigen, qui donne la Bewältigung (féminin), partage semble-t-il une étymologie commune avec Gewalt (substantif féminin) dont la signification, selon le contexte, oscille entre pouvoir, autorité, contrôle et violence (j’espère ne pas trop me tromper, mes cours d’allemand sont si loin…).

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La Révolution française et les colonies

Marc Belissa, La Révolution française et les colonies, La Fabrique éditions, 2023

L’autoproclamé « pays des Droits de l’homme » est encore loin d’avoir liquidé son passé esclavagiste et colonial, qui resurgit sans cesse. Le Rassemblement national, dont on ne se demande plus, paraît-il, s’il accédera, oui ou non, au pouvoir, mais quand il y parviendra (entendu sur une radio du service public, par un commentateur « autorisé », comme il se doit) est, faut-il le rappeler (manifestement oui, au moins à l’intention des Renaissants et autres soi-disant Républicains) a été fondé, comme Front tout aussi national, non seulement par d’anciens collabos, mais aussi et surtout par des tortionnaires en Algérie, et qui se revendiquaient comme tels. Pis, ils ont réussi à inoculer leur venin suprémaciste à une bonne partie de la dite « classe politique ». C’est pourquoi les ouvrages comme celui dont je parle aujourd’hui sont importants : parce qu’ils éclairent « l’archéologie du présent », comme aurait dit Foucault. En l’occurrence, l’esclavage, la plantation et ce qu’ils ont généré, soit le monde contre lequel nous luttons aujourd’hui[1].

Marc Belissa avait déjà publié à La Fabrique, avec Yannick Bosc, un livre sur le Directoire et un autre sur le Consulat de Bonaparte[2]. Consacrant aujourd’hui un ouvrage très instructif à la Révolution française (prise au sens large : de 1789 à 1804, soit de la prise de la Bastille et de la Déclaration des droits à la proclamation de l’Empire par le ci-devant Buonaparte) dans ses rapports avec les colonies, et séparant donc ses études précédentes sur la Révolution de celle-ci qui porte sur ses rapports avec les colonies, il prête cependant le flanc à la critique de son prédécesseur Yves Benot, dont je ne recommanderai jamais assez la lecture de ses deux ouvrages sur le sujet : La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 et La Démence coloniale sous Napoléon[3]. Comme le dit l’historien Marcel Dorigny dans sa préface au second : « […] La Révolution française et la fin des colonies apparaît […] comme un moment de rupture dans le regard porté sur la question des colonies et de l’esclavage pendant la période révolutionnaire : il n’est plus possible non seulement d’ignorer la Révolution des colonies, mais – et c’est l’essentiel de l’apport de ce travail de Benot – il n’est plus possible non plus de faire comme si cette Révolution des colonies était une péripétie lointaine, exotique et extérieure à la “Grande Révolution” : Benot a montré que les deux processus étaient consubstantiels et qu’il était vain de vouloir étudier l’un en ignorant l’autre. » Bon, mais je chipote, là. L’ouvrage de Marc Belissa est très intéressant en ce qu’il offre tout d’abord une synthèse, qui s’étend sur les quatre premiers chapitres, du déroulement des événements révolutionnaires en métropole et aux colonies, ce qui est bien utile à qui n’est pas très au fait de ces événements (comme c’est mon cas). À ce propos, je me permettrai encore un (petit) bémol en faisant remarquer qu’un tableau chronologique des événements à deux colonnes, l’une pour la métropole et l’autre pour les colonies (en fait, essentiellement les Antilles, même s’il est aussi question des îles de l’océan Indien – les Mascareignes, actuelles Réunion, Maurice…) simplifierait la lecture (comme c’est le cas dans le premier livre cité d’Yves Benot). En effet, on se souvient qu’à cette époque d’avant les télécoms, les nouvelles mettaient un certain temps à traverser l’Atlantique : « […] deux à trois mois selon les saisons pour faire le voyage aller et retour entre les ports français de l’Atlantique et des Antilles, délai qui s’allonge considérablement à partir de la déclaration de guerre de la France à l’Angleterre en 1793 » (p. 16), et cela sans parler du contrôle, ou des tentatives de contrôle exercées par le lobby colonial en France pour empêcher l’envoi de nouvelles qui leur paraissaient risquer de remettre en cause l’ordre esclavagiste – ainsi de la Déclaration des droits, laquelle ne pouvait, à terme, que menacer gravement la hiérarchie coloniale basée sur ce que l’on appelait le « préjugé de couleur » ou encore « l’aristocratie de l’épiderme ».

Après ces quatre chapitres « chronologiques », si l’on peut dire ainsi, viennent sept autres plus thématiques qui se proposent, comme dit l’auteur en introduction d’offrir « une synthèse des travaux publiés depuis trente ans [donc, en gros, depuis le bicentenaire] sur la Révolution française et les colonies » (p. 14). Je ne vais pas revenir en détail sur chaque chapitre, rassurez-vous. Plus simplement, je voudrais donner une ou deux bonnes raisons de lire ce livre.

Tout d’abord, je dirai qu’il nous rappelle quelques vérités qui sont peu agréables à entendre pour des oreilles républicaines (au sens révolutionnaire, hein, la prise de la Bastille, l’abolition des privilèges, etc.). Ainsi : « Les années les plus florissantes de la traite française à destination des Antilles ou des Mascareignes furent les trois premières années de la Révolution (1789-1791) pendant lesquelles le nombre des esclaves déportés atteignit des hauteurs spectaculaires avec, par exemple, aux alentours de 40 000 à 50 000 esclaves par an à Saint-Domingue. Ils étaient encore 10 000 en 1792. » (p. 122) Et : « Les comptoirs africains français ne cessèrent de pratiquer la traite pendant toute la Révolution, même après l’abolition de l’an II [le 4 février 1793, la Convention vote à l’unanimité le décret d’abolition de l’esclavage], mais ils ne pouvaient plus l’exercer en direction des colonies françaises jusqu’au rétablissement de l’esclavage en 1802 [merci qui ? merci Napoléon !]. Les ports métropolitains qui avaient pratiqué la traite jusqu’en 1792 reprirent leurs expéditions avant même le vote de la loi la ressuscitant. » (p. 123) Cette seule remarque laisse entrevoir la puissance des esclavagistes et qui ils étaient : les colons tout d’abord – à Saint-Domingue (future Hayti[4]), la « perle des Antilles », de loin la plus productive des îles des Caraïbes, on comptait 510 000 esclaves pour quelques milliers de maîtres blancs. « Face à cette immense masse servile, la mentalité des colons blancs était marquée à la fois par la peur des révoltes, fréquentes quoique limitées dans le temps et l’espace, mais aussi par l’angoisse de l’engloutissement des Blancs par les Noirs [le grand remplacement, déjà !]. Il convenait donc d’élever une barrière de couleur infranchissable entre les Blancs et les gens de couleur pour défendre le petit nombre des maîtres. Une mentalité prédatrice poussait les colons blancs à tirer au plus vite ce qu’ils pouvaient du système esclavagiste. » (p. 45) Entre les maîtres et les esclaves, entre le blanc et le noir, il y avait aussi les « libres de couleur », soit des esclaves affranchis ou, le plus souvent semble-t-il, les nombreux enfants faits à leurs esclaves noires par les maîtres blancs, qui manquaient de femmes blanches… Les colons ne pouvaient même pas imaginer d’appliquer la Déclaration des droits à ces libres de couleur – soit de les reconnaître comme leurs égaux – car ils craignaient, à juste titre, que ce fâcheux exemple crée un précédent qui s’appliquerait, tôt ou tard, inéluctablement aux esclaves eux-mêmes. Il y eut pas mal de bagarres là-dessus dans les assemblées constituante puis législative. La société des Amis des Noirs faisait pression afin d’obtenir cette égalité des droits contre les défenseurs du préjugé de couleur. Que l’on n’aille pas imaginer toutefois que cette même Société militait pour l’abolition de l’esclavage. Il y avait probablement aussi peu de gens qui l’imaginaient à court terme que de républicains avant la trahison du roi et la fuite à Varennes. Tout le monde, ou presque, restait monarchiste comme tout le monde, ou presque, était esclavagiste – l’exprimant de façon plus ou moins brutale, plus ou moins compatissante avec ces pauvres nègres…

L’autre lobby, encore plus important que celui des colons eux-mêmes, car il était constitué, lui, de métropolitains, était celui des armateurs, négociants, industriels (producteurs de marchandises – toiles, armes, objets manufacturés, etc. – utilisées comme monnaies d’échange dans la traite, transformateurs des denrées coloniales comme le sucre) et financiers qui tiraient profit du commerce triangulaire. Ils pouvaient prétendre, à l’Assemblée, que le système esclavagiste faisait vivre six millions de personnes en métropole… Ce qui, sans pour autant justifier le moins du monde le maintien de l’esclavage, était fort probablement très exagéré. Mais eux-mêmes savaient bien pourquoi ils se mobilisaient contre toute évolution du rapport avec les colonies – et donc de l’esclavage. De plus, ils bénéficiaient de longue date du système de l’Exclusif, qui interdisait aux colonies toute importation d’ailleurs que de la métropole et toute exportation ailleurs qu’en métropole… Ce dispositif générait une contradiction entre eux et les colons, lesquels auraient voulu pouvoir commercer avec d’autres pays – en particulier les États-Unis en pleine émergence. Ce qui avait pour conséquence le développement à grande échelle de la contrebande.

On sait ce qu’il advint grâce à la cupidité et à l’intransigeance des colons – la première république noire du Nouveau Monde. Je renvoie ici aux Jacobins noirs, de C.L.R. James[5], qui a raconté cette histoire. Mais il faudrait encore ouvrir l’ouvrage de Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, qui suscite invariablement un froncement de sourcils ou une moue de dédain chez la plupart des historiens[6] – y compris Yves Benot – sur Le Crime de Napoléon[7]. Et même, avant de l’ouvrir, regarder la photo qui figure en première de couverture : on y voit Hitler, paré d’un uniforme de cérémonie blanc de chez blanc, entouré d’une troupe d’officiers supérieurs nazis en uniformes sombres, se recueillir, le 28 juin 1940, sur le tombeau de Napoléon aux Invalides. « Le fait est que Hitler savait l’histoire de France mieux que beaucoup de Français, écrit Ribbe. La preuve : ordre sera donné de faire disparaître la seule statue de “nègre” qu’on ait jamais vu parader sur une place publique parisienne, celle du général Dumas, héros de la Révolution né esclave en Haïti et premier descendant d’Africains à devenir général de l’armée française[8] ». Quelques décennies plus tard, ce sera au tour de Macron de bader devant le même tombeau. L’ignorant qui nous sert de président n’avait certainement pas lu ces mots de la conclusion de Ribbe : « En tant que premier dictateur raciste de l’histoire, Napoléon a sa part de responsabilité, non seulement pour tous les crimes coloniaux ultérieurement commis par la France, mais aussi pour tous ceux du nazisme qui s’est, à l’évidence, inspiré de l’Empereur comme d’un modèle. »

Si vous en doutez, si vous trouvez que c’est un peu violent, lisez donc Marc Belissa, par exemple ses deux derniers chapitres : « Défense de l’ordre social esclavagiste » et « Violences et guerres coloniales ». Une citation parmi d’autres (du Premier Consul à un certain Truguet, venu défendre devant lui la « liberté générale », c’est-à-dire s’opposer au rétablissement de l’esclavage : « Je suis pour les Blancs parce que je suis blanc ; je n’ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne [du Jean-Marie Le Pen dans le texte]. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation [qui n’étaient pas assez entrés dans l’histoire, n’est-ce pas, Sarko ?], qui ne savaient même pas ce que c’était que la colonie, ce que c’était que la France ? [et qui toujours pas compris, les ingrats, après tout ce que la République a fait pour eux, voyez, ils expulsent les uns après les autres l’armée française de leurs pays] » (p. 249) Ce qui est très impressionnant dans ce chapitre, c’est à quel point les discours racistes (même si le mot est apparu plus tard) de l’époque ressemblent à ceux d’aujourd’hui. Peur du mélange, de l’infestation des Parisiennes par le « sang nègre » (si, si !), bref du grand remplacement, voire du massacre des Blancs par les « nègres » si jamais on leur ôte les fers, et encore ces mots si proches de ceux de Netanyahou, sous la plume de Chateaubriand, ce génie que le monde nous envie : « […] qui oserait encore plaider la cause des Noirs après les crimes qu’ils ont commis ? »(citations p. 248-249). Non contents d’être « nègres », ils osaient encore se révolter ! Un homme de loi du Cap-Français, rapporte Bellissa, rédigea un mémoire en faveur du rétablissement de l’esclavage et de la traite, en mai 1802, c’est-à-dire à peu près en même temps que le Premier Consul exauçait son vœu : « Le nègre des colonies, produit de quelque cent cinquante peuples d’Afrique, ne peut être régi par un système de loi abstraites. Il ne peut connaître et respecter que l’appareil imposant et subit de la force et de la terreur. […] Il faut donc couper la gangrène de la liberté palest…, pardon ça m’a échappé, il faut évidemment lire : la gangrène de la liberté négrière jusques dans ses dernières racines [Poutine aurait dit, comme il l’a fait à propos des Tchétchènes : jusque dans les chiottes !]. Ah mais vous mélangez tout ! me reprochera-t-on. Bah non, je ne crois pas. Encore une fois, c’est tout l’intérêt de ce livre de Marc Bellissa que de nous mettre sous le nez d’où vient, comment s’est fabriquée notre (post)modernité. Et ça ne sent pas bon.

franz himmelbauer, le 14 janvier 2024

[1] Deux références indispensables selon moi : Eric Williams, Capitalisme et esclavage, éd. Présence africaine, 2020 [1944] et Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Seuil, 2020, les deux en format poche. Le premier est devenu un classique sur la question du lien entre les débuts du capitalisme et l’esclavage. Le second le deviendra également, si ce n’est déjà fait, à propos de la genèse monstrueuse du racisme dans le système de la traite négrière et de la plantation.

[2] Marc Belissa & Yannick Bosc, Le Directoire. La république sans la démocratie, 2018, et Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire, 1799-1804, 2021. J’ai rendu compte des deux, ici et .

[3] Les deux ouvrages ont été publiés à La Découverte, respectivement en 2004 [1987] et 1992. On ne trouve plus guère le second que sous forme numérique – les éditions papier sont épuisées et les rares exemplaires d’occasion sont très chers.

[4] Si cette orthographe vous intrigue, voyez plutôt ce post, ou il est question de l’orthographe d’Haïti, Hayti, Ayiti : https://ayibopost.com/haiti-hayti-ayiti-comment-secrit-reellement-le-nom-du-pays/

[5] C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue. Traduction de Pierre Naville, entièrement revue par Nicolas Vieillescazes. Préface de Laurent Dubois. Paris, Éditions Amsterdam, 2017. Voir ma recension par ici.

[6] Benot parle du « pamphlet aussi provocateur que mal informé et rapidement rédigé de Claude Ribbe » (dans La Démence coloniale…), tandis que Belissa, s’il parle aussi de « pamphlet », reconnaît qu’il a contribué « à replacer la question de l’esclavage, du colonialisme au premier plan des polémiques dites mémorielles » (p. 26)

[7] Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, éd. Privé, 2005.

[8] Ibid. Ribbe ajoute que ce général fut aussi le père d’Alexandre Dumas, « l’écrivain français le plus lu au monde », et j’ajouterai, certainement parmi les plus adaptés au cinéma, pour le meilleur, je ne sais pas, mais pour le pire, je sais : j’ai vu l’an passé le premier volet de ce qui doit être une trilogie autour des Trois Mousquetaires, je n’irai pas voir les autres…

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Le conflit n’est pas une agression

Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression. Traduit de l’anglais (américain) par Julia Burtin Zortea & Joséphine Gross. Éditions B42, 2021 [2016].

Ce livre m’a surpris. Je savais qu’il traitait de conflits et d’agressions, particulièrement au sein des relations amicales, amoureuses et des groupes, mais je ne m’attendais pas à y découvrir un chapitre entièrement consacré à l’agression israélienne contre Gaza… en 2014. « Des relations intimes aux politiques globales, Sarah Schulman fait le constat d’un continuum : individus comme États font souvent basculer des situations conflictuelles dans le registre de l’agression, criminalisant leurs opposants pour couper court à la contradiction et échappant ainsi à leur propre responsabilité dans les conflits. » (Extrait de la présentation de l’éditeur.)

 J’ai donc commencé à le lire en pensant à des conflits auxquels j’ai moi-même parfois participé – pas toujours à bon escient – ou à d’autres qui affectent, autour de moi, des groupes communautaires et/ou des collectives militantes, et en me disant que j’y trouverais peut-être des réponses aux questions que posent ces conflits, particulièrement : pourquoi et comment s’aggravent-ils souvent au point de devenir insolubles ? et quoi faire afin de prévenir ce genre d’évolution, ou, après-coup, tenter de réparer les dégâts ?

Le livre, qui se veut « manifeste réparateur » (c’est le titre de son introduction, placée sous l’égide de James Baldwin : « On ne peut pas changer tout ce que l’on affronte mais rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas »), est construit en trois parties. La première, « Le soi conflictuel et l’État abusif » (on pourrait aussi écrire état avec une minuscule, je pense) comprend quatre chapitres qui s’ordonnent en une progression qui va des relations intimes encadrées, amoindries voire empêchées par ces « modes réducteurs » que sont les contacts virtuels – emails et SMS – jusqu’à la criminalisation du VIH au Canada, en passant par l’intrusion de l’État au sein des communautés et le recours à la police trop fréquent en cas de conflit. « En amour : le conflit n’est pas une agression » est le titre du premier chapitre. Il pourrait paraître anodin étant donné la gravité des problèmes abordés par la suite dans le livre. Pourtant, dans les relations intimes se discerne déjà la mécanique à l’œuvre dans les phénomènes affectant des groupes sociaux plus larges, jusques et y compris des peuples et des États. Ce qui ne devrait pas nous surprendre si nous n’avons pas oublié cette vérité proclamée par le mouvement féministe : « l’intime est politique ». Sarah Schulman décrit dans ce chapitre comment la facilité de communication offerte par Internet et la téléphonie mobile contribuent à empêcher… la communication : en effet, après avoir donné des exemples de « ruptures [entre ami·e·s, amant·e·s] par mail » – (« Et ne m’écris plus jamais. »), elle souligne que ces moyens (emails, SMS) « ne donnent pas accès à la succession des émotions qui adviennent lors d’une communication en face à face ». Elle se prend à rêver que tout échange négatif par email ou SMS « soit systématiquement et obligatoirement suivi d’une conversation de visu ». En effet, « le refus de communiquer a toujours été la cause principale des accusations mensongères car il permet de nourrir toutes sortes de fantasmes négatifs à propos de l’autre, surtout dans des domaines symboliquement chargés tels que la sexualité, l’amour, la communauté, la famille, les ressources matérielles, les identités de groupe, le genre, le pouvoir, le capital social et la violence ». Refuser de parler directement avec quelqu’un·e en cas de conflit crée les conditions d’une exclusion et l’on voit dans les chapitres suivants : « Se défaire de l’intime : l’État et la production de la violence » et « La police et l’instrumentalisation de la souffrance », quelles peuvent en être les conséquences. Ces titres sont assez parlants en eux-mêmes. Sarah Schulman montre ici que l’acte d’accusation est trop souvent instrumentalisé pour mettre fin à un conflit qui aurait pu se résoudre autrement, à condition que ses protagonistes puissent bénéficier de l’assistance et de l’écoute attentive et bienveillante d’un groupe d’ami·e·s ou de membres de leur communauté. Il ne s’agit pas de prétendre, loin de là, qu’il n’existe pas d’agressions caractérisées – particulièrement de forts contre les faibles, soit, en contexte patriarcal, d’hommes contre les femmes et les enfants – mais de reconnaître 1) que tout conflit n’est pas une agression : dans un conflit, il y a deux parties, et probablement des moyens d’en sortir autrement que par l’exclusion, voir la criminalisation de l’une des deux ; et 2) qu’en cas d’agression, le recours à la police et à la prison ne font qu’ajouter de la violence à la violence et de la souffrance à la souffrance. Pire, une travailleuse sociale de New York citée par Schulman explique que très souvent, ce sont les agresseurs qui ont recours aux institutions répressives, et leurs victimes qui en font les frais : « Il est de plus en plus fréquent que les coupables appellent la police, se lancent dans des actions légales, envoient des lettres d’avocat·e·s, menacent de demander ou demandent une ordonnance de protection. Ces actes découlent de leur volonté de contrôle. De fait, ils et elles cherchent par tous les moyens à éviter de revenir sur leurs comportements, leur histoire ou leur implication dans le conflit. Les personnes qui se montrent violentes et abusives sont difficiles à faire condamner, tandis que des innocent·e·s sont reconnu·e·s coupables chaque jour. »

Le chapitre 4 sur « La criminalisation du VIH au Canada » illustre à la perfection une proposition avancée par Sarah Schulman quelques pages auparavant : « La différence entre un conflit et une agression s’illustre par la différence entre une lutte de pouvoir et le fait d’avoir du pouvoir sur quelqu’un. Le conflit peut s’assimiler à une lutte de pouvoir, tandis qu’une agression ou une maltraitance passe nécessairement par un phénomène de domination unilatérale. » C’est bien ce qu’il s’est passé au Canada. Une série de décisions de justice ont établi la responsabilité pleine et entière des personnes séropositives en cas de contamination (d’ailleurs, même sans qu’il y ait nécessairement contamination) de leurs partenaires sexuel·le·s. Ce qui signifie que ces dernier·ière·s étaient « vierges », si j’ose dire, de tout soupçon, et surtout, exonéré·e·s de toute responsabilité, et considérées comme « victimes » ; et donc que que l’État s’immisce dans les rapports sexuels, partageant entre coupables (les personnes séropositives) et innocentes (les séronégatives), la charge virale constituant le seul critère de culpabilité… Exit tout autre rapport entre les personnes, toute responsabilité partagée d’une relation à deux. Sarah Schulman fait justement remarquer que dans le cas de rapports ayant abouti à une grossesse non désirée, les géniteurs n’ont pourtant jamais été considérés comme coupables, ni même responsables… c’est, dit-elle, une « criminalisation de l’expérience humaine », soit des rapports entre personnes qui sont ainsi soumis au « contrôle gouvernemental », et cela très souvent, hélas, avec la participation des « victimes » qui n’hésitent pas à porter plainte contre un partenaire qui ne les aurait pas informées de sa séropositivité.

Après cette première partie consacrée à toute une série d’exemples concrets des dégâts produits par la confusion entre conflit et agression et l’ingérence de l’État jusqu’au cœur des relations les plus intimes, la deuxième, « L’incitation à l’escalade », s’arrête sur les ressorts psychologiques des comportements d’agression. « À force de réfléchir et de travailler sur ces processus d’escalade, j’ai fini par comprendre, écrit Schulman, qu’ils émanaient le plus souvent de l’une ou l’autre des positions suivantes : le statut de dominant·e et la position de traumatis·é·e. J’ai été frappée par la similarité des comportements qui découlent de ces deux expériences différentes. »

« L’idéologie de la domination » est un « refus de connaissance ». Comme le développait Elsa Dorlin dans Se défendre, les dominant·e·s n’ont pas vraiment besoin de réfléchir sur le monde et les rapports avec les autres : tout va bien pour elleux, il ne leur « arrive rien », comme dit l’autre et, tandis que d’autres, qui n’ont pas la bonne couleur de peau, sont sans cesse harcelé·e·s par la police (contrôles « au faciès »), elleux vaquent tranquillement à leurs affaires. Les dominant·e·s pensent donc, ou font comme s’ils jouissaient d’un droit « naturel » à ne pas se poser de questions. Mais à l’inverse, dit Schulman, des personnes qui ne se sont pas remises d’un traumatisme refusent aussi de se poser des questions, mais dans leur cas, « ce refus est lié à la peur panique que leur moi, déjà fragile, ne supporte pas d’être questionné ; que la chose qui les fait tenir– peu importe de quoi il s’agit – ne tolère aucune souplesse ». Et « c’est peut-être parce que la domination des un·e·s est à l’origine des traumatismes des autres que les deux fonctionnent en miroir. Et, bien évidemment, beaucoup des agresseureuses ont été/sont également des victimes ». Et voici ce qu’elle ajoute un peu plus loin :

« En cherchant à pointer les similarités de comportements entre personnes traumatisées qui se livrent à des projections [besoin de contrôler leur entourage actuel] et personnes dominantes imbues d’elles-mêmes, j’en suis arrivée à la conclusion que les unes comme les autres avaient besoin et envie, pour se sentir à l’aise, de dominer. Les origines de ces besoins sont pourtant très différentes. Les traumatismes sont souvent causés par des comportements dominateurs. La plupart des violences physiques et des abus sexuels qui ont lieu dans la famille sont liés aux mécanismes de la domination masculine. L’oppression étatique est souvent enracinée à la fois dans la domination masculine et dans la suprématie blanche ou, dans le cas d’Israël, dans la domination juive. Le racisme, le colonialisme et l’occupation sont tous des systèmes fondés sur la domination. Ces deux entités totalement différentes, le traumatisme et la domination, opèrent en résonance à l’intérieur du même système et comportent des similarités. Et, bien entendu, ces deux impulsions peuvent coexister à l’intérieur d’un même corps. »

Ce besoin de contrôle, de domination, va de pair avec une pensée délirante, qui fabrique des monstres : « À l’origine du refus de l’information, de la connaissance et de la communication dans le but de rester en situation de contrôle absolu, réside la croyance qu’il existe un soi humain et un autre non humain : un spectre, un monstre. [Pour reprendre l’exemple de la criminalisation du VIH : soi humain = moi, personne séronégative « innocente » ; spectre, monstre = mon/ma partenaire séropositive que je m’empresse de vouer aux gémonies – et accessoirement aux tribunaux ; ou celui d’Israël/Palestine : point n’est besoin d’insister en ce moment sur la diabolisation du Hamas – et donc des Palestiniens, ces « animaux humains », par la propagande israélienne.] L’insistance à ne pas vouloir accepter la valeur de l’autre en portant des accusations repose sur l’illusion que le contrôle échappe à tout jugement, qu’il est neutre et relève du cours naturel des choses. »

Caractéristiques de ces processus d’escalade sont cette pensée délirante qui va de pair avec son propre déni tout aussi délirant, mais aussi les « mauvaises familles », les mauvaises communautés qui, au lieu de tenter une désescalade, encouragent la violence en ne contredisant pas ce délire, voire en l’aggravant par la diffusion d’approximations, d’information biaisées, confuses, voire de mensonges purs et simples. Dès lors, il suffit d’un « élément déclencheur » suivi d’un réflexe de « fuite maniaque » [en avant] pour transformer un simple conflit en agression : « La réaction déclencheuse qui a) ne laisse pas le choix ; b) ne laisse pas place à la prise en compte des événements, des causes, des justifications, des contextes et des résultats ; c) nie toute responsabilité dans les conséquences que l’acte peut avoir sur les autres et dans sa participation à l’escalade du conflit ; et d) fait l’impasse sur l’autocritique, est à l’origine de violence sociale et personnelle et cause une grande souffrance. Comme cela a été démontré, le déferlement de violence qui surgit avec la surréaction ne fait qu’aggraver le problème. »

Afin d’interrompre ces processus d’escalade, il faudrait pouvoir mettre en œuvre une stratégie de temporisation, dit Schulman. Prendre son temps, tout le temps nécessaire et, à cette fin, pouvoir s’appuyer sur une communauté : « une relation, un cercle amical, une famille, une identité de groupe, une nation ou des gens qui encouragent la réflexivité et cherchent des alternatives à l’accusation, à la punition et à l’agression ».

La troisième partie du livre est consacrée à ce que Sarah Schulman appelait déjà un « génocide » auquel elle et ses correspondant·e·s sur Twitter et Facebook assistaient « en temps réel » au moment même où elle écrivait son livre : Gaza écrasée sous les bombes de l’opération « Bordure protectrice » menée par l’armée israélienne entre été 2014. « Fin août, écrit-elle, à Gaza, la guerre a fait plus de 2000 morts […]. La plupart de ces victimes sont des civil·e·s, parmi lesquel·le·s de nombreux·ses enfants. À cela, il faut ajouter 10000 blessés. […] Un quart des Gazaoui·es se trouvent sans foyer, la majeure partie de la région est littéralement en ruines. Israël a détruit la centrale électrique, ce qui a eu pour effet de priver les habitant·e·s d’électricité, d’empêcher le traitement des eaux usées et de contaminer l’eau. Les destructions comprennent également une université, de nombreuses mosquées, la plupart des hôpitaux, 146 écoles et deux abris antibombes gérés par l’ONU, remplis de civil·e·s, alors que l’ONU avait transmis à Israël leurs coordonnées à dix-sept reprises pour le premier, et trente-trois fois pour le second. Les maladies se répandent de manière endémique ; partout, il y a des corps. Aux États-Unis, le Sénat a voté à cent voix contre zéro en faveur d’un soutien à Israël, et le président Obama a octroyé 225 millions de dollars d’aide supplémentaire. »

La lecture de ce chapitre, aujourd’hui, me laisse glacé d’horreur. Sans même parler des massacres perpétrés à Gaza depuis 2014, ce qui se passe en ce moment pourrait être décrit quasiment avec les mêmes mots. Il faudrait juste changer les noms des responsables américains. Netanyahou lui, est toujours là. Ah oui, bien sûr, il faudrait aussi changer les chiffres des morts, des blessés et des destructions. À la hausse. La faute aux animaux humains du Hamas, n’est-ce pas ?

Lisez Sarah Schulman, cela en vaut la peine.

Dimanche 5 novembre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

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