Aux origines de la république macronienne, II.

Marc Belissa & Yannick Bosc Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire – 1799-1804, La Fabrique éditions, 2021.

Je commencerai par renvoyer au précédent ouvrage des mêmes auteurs : Le Directoire. La république sans la démocratie, paru chez le même éditeur en 2018. J’en avais parlé ici-même, et je me permets de commencer par me citer – non que j’aurais chopé la grosse tête, hein, mais parce que la conclusion de ma recension d’alors me paraît pouvoir servir d’introduction à celle qui va suivre :

« Selon Belissa & Bosc, “par convention, les historiens considèrent que le coup d’État du 18 brumaire met fin au processus ouvert en 1789. […] Mais on peut également estimer que le régime consulaire est moins une rupture que l’aboutissement du projet thermidorien qui consiste à ‘terminer la révolution’ en confisquant la souveraineté. En d’autres termes, la rupture avec 1789 a déjà été en grande partie consommée en 1795.” Le Consulat (soit la période qui va de la fin du Directoire en 1799 à l’autoproclamation de Bonaparte comme empereur Napoléon Ier en 1804) se permit même de rétablir le suffrage universel masculin, tout en multipliant les niveaux de délégation, soit une “démocratie sans inconvénient”, comme disait Cabanis, l’un des rédacteurs de la Constitution “consulaire” qui succéda à la “directoriale” en 1799. Selon le même Cabanis, disent Belissa & Bosc, le peuple doit être la source de tous les pouvoirs mais il faut également qu’il n’en exerce aucun. Effectivement, voilà qui est tout à fait thermidorien. Je dirais même plus : macronien[1]. »

On comprend pourquoi, à quelques jours de l’élection présidentielle, je crois bon de rendre compte du nouvel opus de nos deux historiens. Je crains que cela ne nous encourage guère à aller exercer notre « devoir civique », comme ils disent… tant ce livre, dans la continuité du précédent comme le Consulat s’inscrit dans la continuité du Directoire et donc de Thermidor, nous donne à voir et à comprendre tout ce que les institutions de la Ve République (issue, elle aussi, d’un coup d’État perpétré par un militaire) doivent à Bonaparte (Napoléon n’apparaîtra qu’avec sa proclamation comme « Empereur des Français » le 2 décembre 1804).

Peu de jours avant le premier tour de la mascarade désormais quinquennale, c’est certainement le premier chapitre de ce Consulat de Bonaparte qui est le plus édifiant. Son titre en lui-même pourrait presque suffire à le résumer : « La confiscation de la souveraineté au profit d’un seul ». Le Directoire avait déjà ôté toute capacité politique au peuple, afin de confier le pouvoir à un exécutif renforcé (les cinq Directeurs), lui-même élu et contrôlé par deux assemblées législatives : les Cinq cents et les Anciens. Toute l’œuvre du Consulat consistera donc à poursuivre jusqu’à son achèvement la liquidation de toute forme de souveraineté démocratique, ou délibérante, fût-elle de plus en plus éloignée de celui que l’on prétendait toujours désigner comme souverain, soit le peuple. Je ne vais pas entrer ici dans le détail des embrouilles qui aboutirent au sacre de Napoléon Ier. Par contre, il me semble important de souligner que ce pouvoir d’un seul ne fut pas le résultat de sa seule volonté – dit comme ça, cela paraît évident et pourtant, ce truisme gagne à être illustré par les prises de position des unes et des autres rapportées par Melissa & Bosc.

Voici par exemple Germaine de Staël : « […] à l’origine avec Benjamin Constant du “libéralisme” qui s’épanouit au XIXe siècle, [elle] est emblématique de ces révisionnistes qui craignent tous la souveraineté populaire et militent en faveur d’un pouvoir exécutif renforcé et d’une réduction de la représentation nationale » (p. 52). « Révisionnistes » doit s’entendre ici comme les partisan·e·s d’une révision de la Constitution de 1795, celle du Directoire. Madame de Staël rédige en 1798 un ouvrage qui ne sera connu qu’après sa mort, mais dont les idées circulent et sont discutées dès l’époque de sa rédaction : Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France. Il s’agit de réviser la Constitution thermidorienne, laquelle ne donnait guère satisfaction : même réduite à la portion congrue, la démocratie donnait encore de faibles signes de vie et il avait fallu pas moins de deux petits coups d’État afin de rectifier la composition des Assemblées – celui du 18 fructidor, en 1797, qui cassa les élections suite à la victoire des royalistes et celui du 22 floréal en 1798, qui répéta la même opération, mais cette fois à l’encontre des « néojacobins ». Mais que l’on ne s’y méprenne point : la fille du banquier Necker parlait de la forme des institutions et non pas du fond. Ainsi, disait-elle, « la propriété est l’origine, la base et le lien du pacte social […] la propriété ou la société, c’est une seule et même chose » (cit. p. 52). Et leur défense vaut bien que l’on y mette les moyens : « S’il faut une dictature, c’est-à-dire une suspension de la volonté de tous, comment ne pas la chercher dans des institutions légales […] » (cit. p. 53). Bon sang, mais c’est bien sûr ! Il suffisait d’y penser !

Voici ensuite Sieyès – Emmanuel-Joseph Sieyès, ci-devant abbé. J’ai dit plus haut que je n’entrerais pas « dans le détail des embrouilles » de l’époque. Avec lui c’est compliqué, puisqu’il en fut l’un des acteurs principaux : pour ne parler que de la dernière période de la Révolution, il fut l’un des cinq Directeurs, et pas pour rien dans la résistible ascension de qui vous savez. Qu’est-ce qu’il dit, Sieyès ? « L’autorité doit toujours venir d’en haut, c’est-à-dire de la représentation nationale ou du peuple représenté. [C’est moi qui souligne] […] le pouvoir souverain réside essentiellement dans le peuple représenté. » Ce qui le conduit logiquement à conclure qu’« il n’y a plus d’égalité politique entre les représentants et les représentés » (cit. p. 57). Durant le Directoire, Sieyès « cherchait un sabre », afin de mettre bon ordre aux débordements des « exagérés » ou des « exclusifs » (royalistes et jacobins). Il le trouva en Bonaparte. Mais ce dernier poussa la logique antipopulaire jusqu’au bout : désormais, il n’y aurait plus d’égalité politique entre le représentant et les représentés…

Aussi, la « société » n’en pouvait mais. Entendez Boissy d’Anglas, qui déclare en 1795 que « Depuis six ans, en proie aux orages des révolutions qui ont déchiré notre malheureuse patrie, l’œil fixé sur un but qui semblait nous fuir […] nous avons plus cédé à l’impulsion populaire que nous ne l’avons dirigée » (cit. p. 58, c’est encore moi qui souligne).

Voici enfin Cabanis, médecin et philosophe « modéré »[2]. Il expose le projet de brumaire en détaillant la Constitution de l’an VIII (1799, après le coup d’État du 18 brumaire) à la rédaction de laquelle il a participé : dans le « véritable système représentatif […] tout se fait […] au nom du peuple et pour le peuple ; rien ne se fait directement par lui : il est la source sacrée de tous les pouvoirs ; mais il n’en exerce aucun […] ; le peuple est souverain, mais tous les pouvoirs dont sa souveraineté se compose sont délégués ; il prend part à tout par sa surveillance, mais ses passions ne peuvent jamais être égarées par les agitateurs, et troubler la paix de l’État : en un mot, il est libre, mais il est calme. »  Grâce à cette organisation adéquate de la représentation politique, il devient (enfin !) possible d’« établir une démocratie purgée de ses inconvénients » (cit. p. 59-60, c’est toujours moi qui souligne).

Bref, on aura compris que le principal souci des thermidoriens, qui finirent par porter Bonaparte au pouvoir en tant que Premier Consul, ce qui lui permit ensuite d’accaparer tout le pouvoir à lui tout seul, était de se débarrasser du peuple délibérant d’abord, des assemblées représentatives un peu trop indociles ensuite. Ce qui fut fait.

Conséquence immédiate de cette concentration extrême de l’exécutif : la centralisation administrative, à laquelle Belissa & Bosc consacrent leur deuxième chapitre. Contrairement à un cliché qui a la vie dure, la centralisation administrative n’est pas « jacobine », pas plus que les jacobins ne mirent en place un système centralisé, bien loin de là. « Plus les fonctionnaires se mettent à la place du peuple, disait Saint-Just, et moins il y a de démocratie. » Et, dans le projet de Constitution qu’il présenta à la Convention en 1793, il précisait que « la souveraineté de la nation réside dans les communes » (cit. p. 81-82). Et de fait, « la loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) qui organise le gouvernement révolutionnaire attribue l’exécution des lois révolutionnaires aux municipalités et aux comités de surveillance élus localement, en particulier l’exécution de la loi dite du Maximum qui permet de contrôler le prix des biens nécessaires à l’existence et celui des matières premières indispensables au travail des artisans » (p. 82). Or ce sont bien les jacobins qui exerçaient le plus d’influence à la Convention à ce moment-là. Dans ce domaine comme dans celui de la représentation politique, la réaction thermidorienne employa toutes ses forces à évincer le peuple. Et ici encore, Bonaparte devint Napoléon en poussant cette logique jusqu’au bout. La mesure la plus connue, et la plus emblématique, probablement, de sa dictature, est la création des préfets qui, inversant le flux de la représentation, représentent l’exécutif et, en dernière analyse, le dictateur lui-même, qui les nomme et les limoge selon son bon plaisir. Ils ont tout pouvoir dans leur département, à condition d’appliquer à la lettre les consignes du ministre auquel, et à lui seul, ils doivent rendre des comptes. Chaptal, qui présente le projet de gouvernement bonapartiste tel qu’organisé par une loi de 1800, explique : « Le préfet ne connaît que le ministre [de l’Intérieur], le ministre ne connaît que le préfet. Le préfet ne discute point des actes qu’on lui transmet ; il les applique, il en assure et surveille l’exécution […] Le préfet, essentiellement occupé de l’exécution, transmet les ordres au sous-préfet ; celui-ci aux maires des villes, bourgs et villages, de manière que la chaîne d’exécution descende sans interruption du ministre à l’administré, et transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la rapidité du fluide électrique. » (Cit. p. 88.) En somme, une chaîne de commandement sur le même modèle que celle qui a cours dans l’armée.

Je passe sur l’organisation de la justice (Napoléon décide des nominations, de l’avancement, etc.), celle des lycées – sur le modèle militaire également –, ou encore sur le contrôle des scientifiques par l’intermédiaire de l’Institut, à propos duquel les deux auteurs concluent ainsi ce chapitre : « Monarque protecteur des sciences qui met la vie intellectuelle sous contrôle policier, Bonaparte ne souhaite pas l’émergence d’une aristocratie du savoir mais celle d’experts au service de l’État. » (p. 103) Curieux, ça me rappelle quelqu’un…

Je n’ai abordé que les deux premiers chapitres de ce livre. Traiter des suivants déborderait le cadre de cette note, mais tout de même, il faut rappeler ici que nous devons à Napoléon, en vrac, le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, la remise à leur place des femmes et des enfants, sur lesquels s’exerce en pratique, selon le Code civil, la seule réelle souveraineté concédée à tout individu mâle et majeur, la Légion d’honneur – manière de se créer une clientèle d’affidés reconnaissants – et, last but not least, la Banque de France, banque privée mais reconnue nationale, en quelque sorte, en échange des services sonnants et trébuchants (financement de sa résistible ascension) rendus au futur empereur par quelques financiers scélérats (pardon pour le pléonasme).

Je ne reviens pas non plus sur le discours prononcé par Macron devant le tombeau du dictateur aux Invalides lors de la commémoration du bicentenaire de sa mort. Il suffira de relever, comme le font Belissa et Bosc, que ce même président, qui se targue, dans d’autres contextes, de « réconcilier les mémoires », n’a pas cru bon de commémorer, en cette même année 2021, le cent cinquantenaire de la Commune.

franz himmelbauer

[1] https://antiopees.noblogs.org/post/2018/09/30/aux-origines-de-la-republique-macronienne/

[2] Ami de Mirabeau et Condorcet, membre du même club que Sieyès, et qui échappa aux rigueurs de la Convention montagnarde parce qu’il était également respecté en tant que médecin qui soignait les pauvres.

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