À un ami

Cher David,

quelle histoire quand même ! Quelle histoire que la tienne et celle de tes ami·e·s, j’allais écrire « ta bande », à laquelle je me sens plutôt fier d’appartenir. Je n’ai guère de mérite à cela, à part avoir pu, grâce à tes sollicitations, contribuer à l’édition de « tes » deux livres. Je mets « tes » entre guillemets non pas pour minimiser le tien, de mérite, mais parce que ces deux ouvrages sont, chacun à sa manière, l’aboutissement de cheminements collectifs[1]. Comment aurait-il pu en aller autrement de Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives ? Vous aviez travaillé en groupe, justement, pour le rédiger, tâchant de tirer les leçons des situations vécues au cours d’années d’engagement.

Vous vous présentiez ainsi en Introduction :

[…] Avoir quatorze ans en 1985 et être pris pour x ou y raisons dans une envie de « bouger », cela passait par où ? Par le hasard d’une rencontre dans un bar et une invitation à venir à la prochaine réunion ; par la musique et la scène alternative avec les Béruriers Noirs ; par un « positionnement » dans ce contexte des « années d’hiver », de Dallas et Dynastie, de Reagan et Thatcher ; par une réponse à la violence de l’institution scolaire et des contrôles policiers incessants ; par des images de révolution plein la tête, révolutions passées, victorieuses ou réprimées, – « Il pleut sur Santiago » –, présentes aussi avec les sandinistes du Nicaragua, « qui ne feront plus comme avant »…
L’amorce passe par là mais la question demeure : où aller ? Une chose semble claire en tout cas : les vieilles et grandes organisations issues du mouvement ouvrier (syndicats, partis, coopératives) ne représentent plus grand chose et, si elles représentent encore quelque chose, c’est du point de vue des régulations du pouvoir. Les petites ou grandes ONG n’attirent guère davantage et paraissent segmentées, spécialisées et peu ou prou institutionnalisées. Un peu trop molles, en somme, par rapport à la folie qui traverse la tête.
Il nous reste alors deux possibilités : créer par nous-mêmes notre propre organisation ou en rallier une parmi ce que l’on appelle couramment l’extrême gauche. Trop jeunes encore pour créer « notre » organisation, nous choisissons de débarquer chez les trotskistes, même si de Trotski et de la Quatrième Internationale, nous ne connaissons à peu près rien. Ce qui nous plaît, c’est le discours anticapitaliste et révolutionnaire. On ne comprend rien non plus à la « dialectique » qui a cours dans l’organisation à propos de l’Est et de l’Ouest, « où, quand même, in fine, il s’agit de défendre l’URSS face aux USA », ni à cette atmosphère de relatif ennui qui imbibe les locaux et les réunions. Mais on se dit, du haut de notre adolescence, que c’est sans doute normal car « faire de la politique, c’est du sérieux ». Après deux années où nos seules interventions dans la rue se résument à aller coller des affiches pour le parti, on commence vraiment à se dire que la politique c’est du sérieusement emmerdant. Une exclusion collective[2] vient mettre un point final salutaire à cette première rencontre. (MdG, p. 18[3])

Votre petite bande de jeunes passera ensuite par diverses étapes – d’abord VeGa, Verts pour une Gauche alternative, puis les mobilisations de l’époque, influencées par les zapatistes et leur refus de la prise du pouvoir d’État, jusqu’à la création de groupes autonomes, le Collectif sans nom qui ouvre un Centre social à Bruxelles et le Collectif sans ticket qui va mener une lutte pour la gratuité des transports dans la capitale de l’Europe et ailleurs… Je ne cite ici que quelques étapes marquantes – quelques noms plus connus : qui voudra en savoir plus pourra se procurer Micropolitiques des groupes ou le lire en ligne.

Et puis en 2013, alors que tu étais en train de travailler à la mise en forme d’une longue enquête que tu avais menée dans les milieux populaires en Grande-Bretagne, et que tu t’étais accordé quelques jours de vacances avec Olivia ta compagne, « il » est arrivé. Je te laisse le dire :

Il est arrivé un 13 août. Le 13 août 2013… On est là ma compagne et moi à jouer sous un arbre. On n’est pas loin de Lerida, en Catalogne. Puis soudain au détour d’un mot, ça bugue, une baisse d’inten­sité : pouleeet…

« Ça va ? T’es tout pâle ! »

Là donc, sous un arbre. Il va nous surprendre et créer une bifurcation dans le temps de nos vies. Il va imposer sa chronologie. Désormais le 13 août mar­quera une date.

Une date de quoi ? D’anniversaire ? C’est encore trop tôt pour le dire. De naissance ? Sans doute. Accompagnée d’une petite mort intérieure. Il se pré­sente comme une éruption volcanique, un monde indifférencié. Plus proche du chaos que d’Éros. Que s’est-il passé ?

Personne ne sait, même si beaucoup d’inter­prétations tenteront de le classer ou de l’expli­quer. Personnellement, j’en appelle à une certaine ephexis, à une retenue dans l’interprétation. Tantôt on dira que tout a commencé par un mot tremblé, aussitôt suivi d’une baisse d’intensité radicale : « Je crois que je vais aller m’allonger. » Tantôt on quali­fiera le phénomène de puissance inconnue qui vous entraîne jusqu’à des limites impensables. Une puis­sance capable de m’imposer deux ans en institution hospitalière et de me transformer en hémiplégique de gauche. Bien visé : mieux qu’à droite.

Ce sont les premières lignes de ton nouveau livre, qui sort cette semaine[4] (encore un 13… cette fois-ci vendredi 13 juin – parions que celui te, nous portera bonheur !) Ainsi, à peine dépassé le cap de la quarantaine, tu as bien failli y rester. Comme le raconte Olivia, dont les pages du journal intime viennent suppléer à ton « absence » momentanée, tu as d’abord été hospitalisé le lendemain à Lerida, non loin du camping où l’AVB, « accident de vie brutal », comme tu le nommeras plus tard envers et contre la nosographie dominante, t’a mis KO pour le compte. Par malheur, les soignants n’ont pas tout de suite compris la gravité de ton état, et le surlendemain, c’était le 15 août… « Foutu jour férié pendant lequel ils n’ont rien fait », dit Olivia. Ce n’est donc que le 16 que l’on t’a transporté en hélicoptère à Barcelone où tu as subi une très lourde opération.

Plusieurs de nos ami·e·s ont fait le voyage pour être à tes côtés dans ces moments terribles. Je n’en étais pas… Avec J., nous avions des nouvelles. Nous redoutions chaque coup de téléphone. Heureusement, tu as fini par te réveiller. Mal. Tu allais mal – comme tu le racontes (et Olivia aussi). Mais l’essentiel était sauvé : tu étais encore parmi nous, et Maïa l’amie de toujours pouvait chanter :

[…] Dire les machines rythmant le cœur / bien sûr comme une guerre… ça fait peur ! /ça résonne, ça tonne dans la tête ! / Dire la chronique d’un diagnostic :ça prend des airs catastrophiques ! / […]

Mais madame la blouse blanche, savez-vous la lune est savante : / on le voit plein de blagues qui éclatent, toujours avec cet air un peu bravache ! / Monsieur le docteur, j’ai le plaisir de vous annoncer le devenir : /celui qui est entre vos bras est un philosophe du rire ! / Un Django Reinhardt avec des doigts cavalant / un nomade, un complice du temps / « l’heure n’est pas aux chants funèbres / criant vers l’autre bout de la terre : / Il va se réveiller l’ami / malgré tous les diagnostics, / vous verrez avec quelle nouvelle musique ! »

Dire comme Frida, s’il n’a pas l’usage de ses pieds… / il aura bien l’élan des ailes pour marcher / Et nous chantons les heures les minutes les secondes

Oyé luna luna luna / ah si pouvaient galoper les chevaux du ciel ! / chasser l’hiver des diagnostics redoutés / la tempête des cerveaux retournés / la terreur ne nous empêchera pas de rêver /avec le blues des infirmières et des aides-soignantes / les larmes scintillent et nous sommes riantes

L’ami ça se bat encore / ça s’élève, ça roule, ça titube, / ça se répand, c’est de la mauvaise graine, / ça pousse et ça verdit ! / ça pousse partout entre nos jambes ! / Aujourd’hui la lune est presque pleine / quelque chose résonne des brigades de Barcelone / et chaque signe est une aubaine / ça nous lacère de lignes de lumières / quand l’hôpital crie « Du fric pour l’hôpital public ! » / Nous on dit : on sait qu’il va s’en sortir[5] ! […]

Comme tu le racontes toi-même au fil des pages qui suivent, ce « nous » qui dit « on sait qu’il va s’en sortir » a joué un rôle extrêmement important dans ce que tu décris, non pas comme une guérison – au sens d’un « retour à la normale », quelque peu « diminué », toutefois, ainsi que les « normaux » considèrent trop souvent (la plupart du temps, il faut bien le reconnaître) les éclopés – mais plutôt comme une métamorphose. Car la bande ne t’a jamais lâché pendant ton hospitalisation dans un « centre de traumatologie et de revalidation » (CTR), puis durant les neuf mois suivants où tu suivais une « rééducation » dans un centre de jour. Ainsi, au CTR, les ami·e·s se relayaient quotidiennement pour t’apporter un bon plat chaud à partager… Je me souviens être venu une fois avec elleux – je ne sais plus précisément, on devait être quatre ou cinq. Notre présence détonnait dans le cadre froid de cette institution dont tu décris avec un humour féroce les manques, les insuffisances, comme aussi, parfois, les moments de joie partagée avec les autres « im-patients » (courses de chaises dans les couloirs et autres espiègleries).

Arrivé à ce point, cher David, je me retrouve un peu – comment dire, coincé ? Parce que ton livre est très difficile à résumer. Il est tissé de plusieurs fils qui s’entrecroisent, formant des motifs à la fois discrets et tous interdépendants. C’est bien sûr un récit, comme l’indique le titre, mais l’amie É. m’a dit, justement, qu’elle trouvait ce terme un peu réducteur. C’est un récit et c’est beaucoup plus qu’un récit : une réflexion lucide et sans concession sur l’institution hospitalière, sur la médecine, ses catégories, son vocabulaire du manque, de la privation, de la réduction – je n’ai guère envie de développer, tu le fais beaucoup mieux que moi –, puis sur l’« extérieur » (de l’institution) auquel il faudrait se (ré)adapter – alors que tout, ou quasiment tout s’y oppose, il faut lire tes descriptions de la vie « en rue », comme vous dites en Belgique, sur les passages piétons par exemple alors que, quelque peu ralenti par une jambe rétive, tu ne les traverses que de justesse avant que le feu des autos repasse au vert… ou dans les bus qui souvent ne marquent pas assez longtemps les arrêts pour te laisser le temps d’y accéder ou d’en sortir… Et cela sont les choses qui se voient (enfin, pour celleux qui veulent bien y prêter attention), mais il y a aussi ces questions de rythme, de fatigue. Et je ne parle pas des « surprises », comme tu dis si joliment. « Surprise : état de quelqu’un frappé par quelque chose d’inattendu […] en grec, épilambanein signifie “attaque surprise”, ce que la langue médicale a traduit par “épilepsie”. » Encore une conséquence de l’AVB – pardon, des conséquences, car si tu en as vécu, dis-tu, « une petite dizaine », elles étaient « très dissemblables, allant de l’agréable au fort déplaisant ». « En bon nosographe, [tu] les a[s] classées, décrites et nommées. » Et tu l’as fait comme toujours consciencieusement, précisément et surtout avec humour, comme lorsque tu nommes l’une d’entre elles Mohamed Ali… (oui, il y a aussi du swing dans ton écriture !) Je laisse tes lectrices et lecteurs, que j’espère nombreuses[6], les découvrir.

Ce qui m’impressionne vraiment, cher David, c’est que tu accompagnes chacune de ces péripéties quotidiennes plus ou moins heureuses ou fatigantes de réflexions politiques et/ou philosophiques. Tu donnes de la profondeur à ce qui aurait pu autrement passer pour banal et à cette fin, tu vas piocher tes références chez tes philosophes et penseuses préférées (sans tenter d’être exhaustif, je citerai Deleuze/Guattari, Foucault, Stengers, Nietzsche, William James, Bergson, Canguilhem…), mais aussi chez des écrivains et des poètes (Mahmoud Darwich, Virginia Woolf), des chercheuses en médecine, des anthropologues, des sociologues, des journalistes[7], etc. Et ce n’est pas pour la frime, hein, ces références sont toujours pertinentes. Une manière d’éclectisme fonctionnel, en somme. C’est bien pourquoi il est compliqué (pour moi, en tout cas), de synthétiser pareil essai. Et c’est aussi pourquoi je vais revenir à une citation de ton Introduction, afin de donner une idée de ce que tu as voulu (et réussi à) faire avec ce livre. Tu disais donc, pour reprendre la fin de la citation précédente : « […] une puis­sance capable de m’imposer deux ans en institution hospitalière et de me transformer en hémiplégique de gauche. Bien visé : mieux qu’à droite. » Voici la suite :

Au fil du parcours, j’ai tenté tout à la fois d’ex­plorer et de me réapproprier cette puissance. Elle portera plusieurs noms. Le « poulet » sera le premier. Il correspond au plus proche de l’événement – puis, j’ai tenté de le cerner de plus près avec des infinitifs, genre « irrupter » ou l’innommable « haiter ». Mais rien n’y a fait. Ces manières de le désigner n’ont pas tenu l’épreuve des versions du texte. À défaut de mieux, j’ai opté pour une solution a minima : l’événement sera donc désigné par « Z ». Cette simple vingt-sixième lettre de l’alphabet – avant de basculer dans autre chose – offre l’avantage de maintenir l’ephexis tout en créant ce bout de territoire qu’il s’agira de déployer. Tel un funambule j’essaierai, avec les voix qui vont m’accompagner, de tenir debout sur un mince fil soutenu par cette question : comment soigner la vie sans l’annuler comme vie ? Questions qui résonnent étrangement alors que j’écris, ce 21 décembre 2020, en plein deuxième confinement.

Depuis ce fil qui est le nôtre, il s’agira d’appré­hender l’événement Z comme une expérience d’in­novation positive du vivant et non seulement comme un acte d’amoindrissement. Cette perspective minoritaire est celle que je vais tenter peu à peu de construire et d’affirmer. Symétriquement, il s’agira de résister à la culture majoritaire dite « validiste ». Encore un fil délicat à maintenir : on n’entrera donc pas dans le marécage du négatif sans tracer ce que l’on appellera de nouvelles possibilités de vie.

Notre exploration s’articulera autour de trois traits : une figure, un cri, une vision pour demain.

Im-patient.

Fuck validisme !

S’affirmer comme singularité et force créatrice (hommage à Michel Foucault).

Beau programme que tu as développé à la façon qui est la tienne – sérieux, humour et esprit subversif. J’aurais pu en terminer là si l’amie É. ne m’avait pas fait remarquer voici quelques jours certain apparentement de ton texte – de ton expérience – avec Croire aux fauves, de Nastassja Martin. Je m’y suis aussitôt replongé et cela m’a aussi sauté aux yeux. Il y a beaucoup de résonances entre ces deux livres. Pas dans les causes des événements respectifs dont ils traitent, mais dans les effets, à l’évidence. Elle et un ours se sont rencontrés, et battus, quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. Z t’a foudroyé au pied d’un arbre quelque part en Catalogne. Disparité des causes. Par contre, effets communs : un long parcours médical, avec les mêmes regards toujours déjà informés de spécialistes qui ne tardent pas à vous classer dans une de leurs catégories – avec froideur, sans empathie, au risque de vous faire encore plus mal[8]. Puis ce sentiment d’avoir été propulsée quelque part hors du temps, ou plutôt dans un « entre-deux ». Et puis encore la question « qu’est-ce qui va se passer » plutôt que « qu’est-ce qui s’est passé ? » Je pense que ce n’est pas ici le lieu de développer la comparaison – les analogies, les résonances – entre vos deux livres. Je suppose que tu avais lu Croire aux fauves, non ? En tout cas, cela vaut la peine de le relire après ton livre, tu verras.

Pour ma part, je vais conclure cette missive par un bref extrait de Croire aux fauves que je mets en regard avec la conclusion de ton livre. Je pense que je peux me passer de commentaire. Voici d’abord ce qu’écrit Nastassja Martin – ce passage[9] suit celui de l’opération dont j’ai cité un extrait (en note 8) :

J’ai compris quelque chose d’important aujourd’hui. Guérir de ce combat n’est pas seulement un geste de métamorphose autocentrée. C’est un geste politique. Mon corps est devenu un territoire où des chirurgiennes occidentales dialoguent avec des ours sibériens. Ou plutôt, tentent d’établir un dialogue. Les relations qui se tissent au sein de ce petit pays qu’est devenu mon corps sont fragiles, délicates. C’est un pays volcanique, tout peut basculer à chaque instant. Notre travail, à elle, à moi, et à ce quelque chose d’indéfinissable que l’ours a déposé au fonds de mon corps, consiste désormais à « maintenir la communication ».

Je dis que rester en vie face à l’ours comme « face à ce qui vient » dans ce monde-ci, c’est accepter la reprise en forme de transformation structurelle. L’unicité qui nous fascine apparaît enfin pour ce qu’elle est, un leurre. La forme se reconstruit selon un schéma qui lui est propre mais avec des éléments qui sont, eux, tous exogènes.

À toi, maintenant (ce sont tes lignes de conclusion, p. 186) 

En un mot : « Les maladies sont à la fois privation et remaniement*. » Enfin, le dernier fil du nœud Z nous amène à ce « cadeau » spécial qu’il m’a fait, à savoir qu’il m’a offert non pas une mais deux perspectives sur mon existence. Celle qui me fait voir les points de vue et éprouver la chair des diverses parties de mon corps et leurs interactions. Et puis, je dispose aussi d’un point de vue m’offrant une plongée « dans les coins** » de mon allure de vie précédente. Z m’a offert cette double perspective. Cette mobilité de la santé vers l’accident et retour. C’est en ce sens que je comprends et m’accorde avec la phrase de Nietzsche : les maladies et les accidents graves et douloureux « n’améliorent pas – mais je sais qu’ils approfondissent*** »[10].

Cher David, je t’embrasse et à très bientôt !

f., pour Antiopées, le lundi 9 juin 2025


[1] Ce qui est probablement toujours plus ou moins le cas, ainsi que l’explique l’excellent article de Sébastien Charbonnier paru dans Lundi matin #478.

[2] [Note de Micropolitiques des groupes] : Pour l’anecdote, de retour d’un week-end à la mer, la dizaine de jeunes que nous étions ont droit à la gare de Gand à un tabassage en règle mené par les forces de l’ordre. Nous nous auto-organisons et, par voie de presse, nous dénonçons publiquement cet acte policier. Il se fait que la moitié des jeunes impliqués dans cette histoire n’appartenaient pas à une organisation politique. Il nous semblait donc logique de le faire en dehors du parti.

[3] Micropolitiques des groupes a été signé par le seul David Vercauteren, en accord avec Thierry Müller et Olivier Crabbé, qui ont collaboré à son écriture. Il a d’abord été publié en 2007 par les éditions HB dont je m’occupais alors, et qui ont disparu depuis. J’étais sûr, et je l’avais dit à David comme à tout le monde autour de moi, que c’était l’un des meilleurs bouquins que nous ayons publié, et qu’il deviendrait ce que dans le milieu éditorial on appelle un « livre de fonds », soit un ouvrage de référence, régulièrement réédité. Ce fut le cas, puisque MdG, comme nous l’appellerons désormais, a d’abord été réédité aux Prairies ordinaires en 2011 puis chez Amsterdam en 2018. C’est à la pagination de cette dernière édition que je fais référence ici. Cela dit, on peut aussi consulter l’ouvrage en ligne. C’est par ici : https://micropolitiques.collectifs.net/

[4] David Vercauteren, AVC. Récit d’un im-patient, éditions Libertalia.

[5] Ibid., « Chanson pour l’ami im-patient », p. 25-26.

[6] Comme c’était le cas dans Micropolitiques des groupes,David indique dans une note au début de son livre : « Envers et contre la règle qui veut que le masculin l’emporte, nous avons opté pour un usage aléatoire des genres. »

[7] Le 9 juin 2016, je note dans mon cahier : « À l’échelle mondiale, les AVC représentent la deuxième cause de mortalité et la première cause de handicap. En France, ils frappent chaque année plus ou moins 150 000 personnes. » (Lu dans Le Monde du 9 juin 2016). In AVC. Récit…, p. 81.

[8] Même si vous avez aussi rencontré de bons praticiens. Voir en particulier ce très beau passage de Nastassja Martin, p. 77 de Croire aux fauves (Verticales, 2019), à propos de la chirurgienne qui l’opère pour la seconde fois à La Salpêtrière : « […] je veux remercier ses mains à elle, qui ne savaient pas, qui ne s’attendaient pas, elles non plus, à faire face aux brèches ouvertes par la bête de l’autre monde. Ses mains qui enlèvent, qui nettoient, qui rajoutent, qui referment. Ses mains citadines qui recherchent des solutions aux problèmes de fauves. »

[9] Ibid., p. 78-79.

[10] Les notes appelées par des astérisques sont dans le texte : *Canguilhem Georges, Le Normal et le Pathologique, PUF, 1966, p. 166 ; **Nietzsche Friedrich, Le Crépuscule des idoles, Œuvres philoso­phiques complètes, vol. 8, Gallimard,1974 ; ***Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir, Gallimard, 1985. 

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Florestania

Après Idées pour retarder la fin du monde et Futur ancestral[1], voici donc le « gros morceau » de cette trilogie : Le Réveil des peuples de la Terre[2]. Alors que les deux premiers titres ne comptaient respectivement que soixante et quatre-vingts pages, celui-ci en compte trois cent dix. Il s’agit de la traduction du livre Encontros, édité en 2015, et qui réunit des entretiens donnés par Ailton Krenak entre 1984 et 2013, complétés par un entretien réalisé en 2022 plus une postface de l’anthropologue brésilienne Els Lagrou qui vient actualiser, en quelque sorte, la préface écrite pour l’édition originale brésilienne par son collègue Eduardo Viveiros de Castro.

Ce troisième opus, lui aussi publié chez Dehors, ne tire pas son importance du seul nombre de ses pages. Il est important parce qu’il expose la lutte au long cours menée par les indigènes au Brésil pour la décolonisation. Au fil de ces pages, on comprend mieux pourquoi Eve Tuck et K. Wayne Yang affirment que « la décolonisation n’est pas une métaphore »[3]. Commençons par citer quelques mots de la préface (rédigée en 2014) de Viveiros de Castro :

Le gouvernement récemment élu [du Parti des Travailleurs (PT), avec Dilma Roussef qui avait succédé à Lula da Silva à la présidence de la République], après s’être montré, durant ces quatre dernières années, ouvertement hostile aux peuples brésiliens – aux peuples indigènes en premier lieu, mais pas seulement à eux – qui résistent encore à l’appareil de capture de l’État et à la machine écocidaire de l’agro-industrie et des mégaprojets d’« infrastructures », se renouvelle aujourd’hui en choisissant quelques-uns des plus infâmes ennemis des Indiens pour l’un de ses ministères. Ce choix, parmi bien d’autres, trahit l’impuissance essentielle – ou serait-ce de l’incompétence ? ou de l’hypocrisie ? – du projet gouvernemental en place depuis douze ans[4]. À quoi d’autre pouvions-nous nous attendre, quand un tel projet de gouvernement a conduit à une augmentation de 269% du nombre d’assassinats d’indigènes dans le pays par rapport aux dernières années du XXe siècle ? Quand le taux de suicide chez les Indiens est six fois supérieur à celui que l’on trouve chez les non-Indiens ? Quand la situation épidémiologique dans de nombreuses aires indigènes a atteint des proportions catastrophiques ? Quand la déforestation de l’Amazonie s’est accrue de manière spectaculaire – 427% entre novembre 2013 et 2014 –, à la suite de l’adoption d’un nouveau « Code forestier » élaboré par les déforestateurs, et approuvé dans l’indifférence, voire la complicité des instances et agences officielles qui sont censées veiller sur notre véritable infrastructure, c’est-à-dire notre terre dans sa dimension biophysique, l’« environnement » – les fleuves, l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons ? Quand progressent, en passant sur les terres indigènes, les réserves écologiques et la législation elle-même, de gigantesques travaux de barrage sur tous les fleuves du bassin amazonien capables de fournir, en plus de leurs nombreux milliards de réals pour les entreprises qui les construisent (naturellement), quelques milliers de mégawatts d’électricité pour alimenter des processus industriels polluants, dévastateurs, auxiliaires des systèmes de production et de consommation du capitalisme central ? Quand un Congrès dominé par une majorité de grands propriétaires terriens de plus en plus insolents, soutenu par un bureau du procureur général et un ministère de la Justice férocement anti-indigènes, tente à tout prix de faire passer des amendements et autres pièges juridiques qui mettent en pièces tout simplement la Constitution fédérale, en annulant les articles qui reconnaissent, pour la première fois de notre histoire, des droits collectifs aux peuples indigènes ? (Le Réveil…, p. 14-15)

Le premier article d’Ailton Krenak publié dans ce recueil : « L’Union des nations indigènes »[5], date de juin 1984. Si je ne me trompe pas, son auteur est alors âgé de 31 ans. Il faut rappeler le contexte dans lequel il écrit. En 1964, les militaires brésiliens prennent le pouvoir, soutenus par les grands propriétaires terriens, la bourgeoisie industrielle et une partie de l’église catholique. Suit un régime de dictature. En 1967 est créée la Funai (Fundação Nacional do Índio), institution responsable des affaires indigènes souvent critiquée pour sa collaboration avec les grands propriétaires fonciers qui veulent étendre leurs domaines au détriment des indigènes, précisément. En 1978 est promulgué le « décret de l’émancipation de l’Indien » qui vise à intégrer les peuples indigènes à la société brésilienne : ce qui revient, à terme, à leur complète assimilation et donc à la disparition de leurs droits territoriaux et culturels. L’Union des peuples indigènes (UNI) est créée en 1981 comme organisation de résistance à cette politique – qui n’est autre que la poursuite du colonialisme de peuplement dont on sait qu’il passe, partout et toujours, par l’extermination des indigènes[6]. « Je ne peux pas m’imaginer, dit Ailton Krenak, vivre passivement face à ces crimes que nous voyons se répéter sans fin : assassinats, invasions de villages, répression armée. » Et c’est pourquoi il est engagé de toutes ses forces pour l’Union des nations indigènes (cet engagement est « toute sa vie », dit-il.) Le travail de l’UNI , poursuit-il, est d’obtenir une véritable reconnaissance des peuples indigènes :

Dans la mesure où la représentation [politique] traditionnelle, qui a toujours été exercée par des élites régionales, est remplacée par des personnes qui représentent, non pas les intérêts d’un groupe, mais les attentes d’une nation, nous commençons à nous acheminer vers la fondation d’une identité nationale. Identité qui ne sera légitime que si elle part de la reconnaissance des identités particulières des différents groupes. C’est seulement à ce moment-là que la question indigène cessera d’être un problème de minorité. […] traiter la question indigène comme un problème de minorité, c’est la contraindre à rester bloquée dans une voie sans issue. Tant qu’il ne sera pas reconnu que le Brésil est une nation composée de nombreuses races et de nombreuses cultures et qu’il nous faut coexister avec ces différences et non pas essayer d’agglomérer la culture de tous à la manière du réseau de la Globo [principal réseau de télévision brésilien], les conflits continueront. (p. 28-29)

Évidemment, ce genre de discours demeure peu audible dans un monde dominé par les États-nations, et particulièrement en France, qui représente en quelque sorte le paradigme de la « grande nation », celle qui s’est constituée en écrasant toutes les différences, depuis la croisade des Albigeois jusqu’à l’instauration de la République « une et indivisible », en passant par la création de l’Académie française au XVIIe siècle puis la chasse aux « patois » décrétée sous la Révolution (parce que foncièrement contre-révolutionnaires, selon l’abbé Grégoire, entre autres éradicateurs des langues régionales), poursuivie par les « hussards noirs » de l’école laïque et obligatoire et exportée aux colonies par la IIIe République… c’est pourquoi il n’est probablement pas inutile d’écouter encore Viveiros de Castro sur le même sujet :

Je ne m’intéresse pas […] à la « question indigène », qui est le nom du problème que représente pour la classe et l’ethnie dominantes du [Brésil] l’existence passée, présente et future des peuples indigènes. […] Disons que ce qui m’intéresse ce ne sont pas les Indiens comme faisant partie du Brésil, mais les Indiens tout simplement ; pour moi, si une chose fait partie d’une autre chose, c’est bien le « Brésil » qui fait partie du contexte des cultures indigènes, et pas le contraire. Parmi les questions indigènes on trouve bien sûr, et ce depuis 500 ans déjà, la « question des Blancs », c’est-à-dire le problème que constitue le « Brésil » pour les peuples indigènes qui y vivent[7]. [C’est moi qui souligne]

Eve Tuck et K. Wayne Yang, dans l’ouvrage déjà cité, parlent d’« incommensurabilité » entre les perspectives décoloniales des peuples autochtones et les « luttes variées pour la justice sociale fondées sur les droits humains et civiques » – autrement dit, issues du monde blanc. Et encore, ceux qui mènent ces dernières ne sont-ils probablement pas les pires parmi les colonisateurs…

L’incommensurabilité, écrivent-ielle, c’est la reconnaissance que la décolonisation nécessite de changer l’ordre du monde. Cela ne veut pas dire que les peuples autochtones ou noirs ou de couleur devront prendre des positions de domination par rapport aux colons blancs ; le but n’est pas d’échanger les rôles dans la triade coloniale et de repartir pour un tour de manège. Le but est de briser l’implacable structuration de la triade – trouver le point de rupture et non de compromis. (La décolonisation…,p. 79)

En 1984, Ailton Krenak se bagarrait, entre autres, contre le nouveau Code civil brésilien, sur le point d’être voté, et qui définissait l’Indien « comme un incapable absolu ». Et cela alors même que le statut des indigènes au Brésil était déjà régi depuis 1973 par l’Estatuto do Índio, le « Statut de l’Indien », qui reprenait les termes du Code civil de 1916 :

Les personnes indigènes étant « relativement incapables », leur relation avec l’État est régie par un organisme intermédiaire (la Funai), jusqu’à leur pleine « intégration » à la société brésilienne, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’elles ne fassent plus partie de « communautés isolées ».

Incommensurabilité de l’état civil avec toute forme de « communauté isolée », lire : extérieure à lui… Trois ans plus tard, en 1987, durant le processus de démocratisation du régime qui s’était ouvert à la fin de la dictature militaire, le Congrès brésilien, élu en 1986, se formait en Assemblée constituante. Des représentants indigènes participaient aux débats au sein de la sous-commission « des Noirs, populations indigènes, personnes handicapées et minorités ». Cette seule dénomination montre bien jusqu’où ne voulaient pas aller les Constituants… C’est bien pourquoi Krenak, lors de la brève allocution[8] qu’il tint devant eux le 4 septembre 1987, se montre partagé :

Les travaux qui ont été réalisés pour écrire le premier projet de Constitution ont permis de mettre en lumière la stupidité et l’obscurantisme dans lesquels s’inscrit la relation historique entre l’État et les besoins des indigènes. De ce point de vue, il y a eu une avancée, au sens de l’élargissement d’une perspective d’avenir pour le peuple indigène.

Mais. L’orateur proteste ensuite contre les attaques dont font l’objet les représentants indigènes et leurs interlocuteurs. Puis, afin de bien marquer son scepticisme et son inquiétude par rapport à ce début d’évolution institutionnelle, il joint le geste à la parole et commence, tout en poursuivant son discours, à se recouvrir le visage d’une pâte noire dans un geste qui évoque certains rites funéraires indigènes qui utilisent le fuit du genipa[9]. Et voici ce qu’il dit en même temps :

Messieurs, vous savez que le peuple indigène est très loin de pouvoir influencer la direction que vous allez prendre et qui offrira un nouveau destin au Brésil. Bien au contraire. Nous sommes peut-être la part la plus fragile dans ce processus de lutte d’intérêts qui s’exprime de manière brutale, irrespectueuse et contraire à l’éthique. J’espère ne pas porter préjudice, avec cette déclaration, au protocole de cette assemblée. Mais je crois que vous ne pouvez pas rester indifférents. Vous ne pourrez plus rester étrangers à une nouvelle attaque provoquée par les pouvoirs économiques, par l’appât du gain, par l’ignorance de ce que signifie être un peuple indigène.

Nous connaissons la suite : comme disait une ritournelle des années 1970, « Non, non, rien n’a changé, tout, tout a continué »… Mais si la « férocité blanche[10] » n’a pas changé, la détermination des peuples indigènes, elle, s’est plutôt raffermie – et organisée. Après la constitution de l’Union des peuples indigènes, a eu lieu celle de l’Alliance des peuples de la forêt. Longtemps, explique Ailton Krenak, « nous [les indigènes] avons été le seul peuple de la forêt ». Puis, au cours de la colonisation, d’autres peuples sont arrivés et « ont construit une économie et même une culture liée à l’exploitation du latex qui fait partie des ressources de la forêt ».

Les seringueiros [ouvriers-récoltants du latex] ont été incités à s’installer en Amazonie à partir du XIXe siècle, pour l’occuper et ils considéraient, à leur arrivée, les peuples indigènes comme des êtres étranges. Ils se sont battus contre nous et, à de nombreuses reprises, ils se sont mis au service de leurs patrons, les seringalistas, pour « libérer » ces régions des indigènes et réduire nos tribus à l’esclavage. Ces seringueiros n’ont pas réussi à s’imposer comme des colonisateurs de l’Amazonie, ils ont été humanisés par la forêt, la forêt a humanisé ces gens, ils ont appris à vivre avec le peuple indigène, ils se sont inspirés de leurs habitudes et de leurs coutumes durant une longue période. Et aujourd’hui[11] nous pouvons dire que les seringueiros ont une culture qui les différencie, par exemple, des travailleurs ruraux sans terre et qui les différencie des autres colons. Ce ne sont pas des colons, ils ont élaboré un mode de vie qui les rapproche beaucoup plus des Indiens que de tout autre partie de la population brésilienne. Et c’est cela qui fait des seringueiros les principaux alliés du peuple indigène dans la défense de la forêt et des pratiques traditionnelles qu’elle abrite. Le peuple indigène a toujours défendu la forêt. Les alliés les plus récents des peuples indigènes sont les seringueiros. (Le Réveil…, p. 50)

À l’évidence, la création de l’Alliance est un tournant stratégique à la signification profonde et enthousiasmante. En effet, on aurait pu imaginer qu’après ce que leur ont fait subir les Blancs – y compris les seringueiros, « petits Blancs » eux-mêmes exploités par les seringalistas – depuis cinq siècles, les indigènes refusent tout contact – encore plus toute alliance – avec qui que ce soit de « non-Indien ». C’est précisément ce qui différencie des peuples habitués à vivre avec les autres – avec l’Autre, aurait dit un Blanc – des peuples colonisateurs éradicateurs des moindres différences, que ce soit du point de vue humain – racisme contre tout ce qui n’est pas blanc – ou économique : la plantation partout et toujours identique à elle-même[12] contre l’infinie diversité de la forêt. Sauf que ces indigènes semblent pratiquer une sorte de matérialisme historique « sauvage[13] » : ils s’en tiennent aux conditions réelles de la vie, observant comment certains ennemis d’hier ont dû s’adapter à celles de l’Amazonie…

Dans Futur ancestral, Ailton Krenak introduit deux termes importants pour comprendre la stratégie des peuples de la forêt : la « florestania » et les « alliances affectives ».

Le terme citoyenneté est bien connu : il figure dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans de très nombreuses constitutions dans le monde. Il fait partie du répertoire, disons, blanc du droit. Le mot florestania, lui, est né dans un contexte régional, à un moment où la lutte sociale menée par des personnes qui vivaient dans la forêt amazonienne était très active. Quand Chico Mendes[14] et d’autres seringueiros ont commencé à se réunir avec des indigènes, ensemble ils ont compris que ce pourquoi ils luttaient ne devait pas être confondu avec la citoyenneté – il s’agissait de revendiquer des droits nouveaux dont ils devaient inventer le champ (après tout, le droit naît de la volonté d’une communauté à anticiper la compréhension que quelque chose devrait être considéré comme un droit, mais ne l’est pas encore). […]

La florestania ne peut pas être une franchise, si nous voulons provoquer une profonde remise en question par la force d’une insurrection, nous ne pouvons pas devenir prisonniers des mouvements que nous créons. C’est pourquoi nous nous sommes demandés jusqu’où nous pourrions aller avec l’Alliance des peuples de la forêt : devenir un syndicat ? un parti ? Les alliances politiques nous contraignent à des formes d’égalité qui peuvent elles-mêmes devenir oppressives, même celles qui admettent l’existence de la diversité.

L’expérience de cet engagement profond dans l’Alliance a duré plus de vingt ans, jusqu’à ce que je commence à remettre en question cette recherche constante de la confirmation de l’égalité [igualdade] et que je comprenne pour la première fois le concept d’alliances affectives – qui présuppose le partage d’affects entre des mondes qui ne sont pas semblables [iguais]. Ce mouvement ne revendique pas l’égalité, au contraire, il reconnaît une altérité intrinsèque en chaque personne, en chaque être, il introduit à l’inégalité radicale devant laquelle nous sentons que nous devons nous arrêter – un peu comme nous sentons que nous devons enlever nos chaussures avant d’entrer chez notre hôte[15].

Comme je le disais au début de cette triple recension, il serait bien difficile de rapporter ici tout ce qui m’a plu dans ce recueil comme dans les deux autres dont j’ai déjà traité. J’ai essayé de me concentrer sur ce qui me paraît essentiel, mais ce faisant, je laisse échapper pas mal d’autres choses. Par exemple, ce très beau texte autobiographique intitulé « Le fleuve de la mémoire », dans lequel Ailton Krenak parle de son enfance, puis du cours de sa vie et de celle de sa famille, et qui nous fait comprendre très simplement comment il en est arrivé à son engagement avec les peuples indigènes. Ou bien ce reportage de Daniela Hart sur le « festival des danses indigènes » qu’il a créé en 1998. Et encore d’autres. J’espère que ces petites recensions vous auront donné envie d’en savoir plus. Je pense que ça en vaut la peine. Pour terminer, je reprendrai quelques mots de Jean Tible (dans Lundi soir du 20 mai dernier) :

Dans les Amériques, quel est le secteur qui est vraiment anticapitaliste ou a le discours et les pratiques anticapitalistes les plus, en même temps, solides, et même explicites : contre la propriété privée, contre l’expansion du capital, etc. ? Ce sont les peuples indigènes, les peuples autochtones […] Et là c’est intéressant, la confrontation avec la façon dont le décolonial est lu ou est travaillé ou même existe ici [en Europe], parce que le devenir-indigène est une multiplicité non-identitaire […]

Comprendre cela, et y participer depuis la France par exemple, cela réclame, selon Jean Tible, « un exercice de traduction très poussé, et donc une transformation un peu personnelle et collective ». La lecture de Krenak (comme celle de Davi Kopenawa) peut y contribuer. C’est pourquoi elle me semble indispensable.

Jeudi 29 mai 2025, franz himmelbauer pour Antiopées.


[1] Voir mes recensions ici et .

[2] Ces trois livres d’Ailton Krenak viennent d’être publiés par les éditions Dehors (sauf Idées pour retarder la fin du monde, qui est une réimpression – première édition Dehors 2020).

[3] Eve Tuck et K. Wayne Yang, La décolonisation n’est pas une métaphore, éd. Ròt-Bò-Krik, Sète, 2022.

[4] Lula avait été élu pour la première fois en 2002. J’avoue que je suis tombé des nues en lisant cette préface. À l’époque où elle a été écrite – et jusqu’à aujourd’hui, je m’étais imaginé que « Lula », comme on disait alors, avait mené une politique favorable aux indigènes, à la forêt, etc. Ça m’apprendra à mieux m’informer…

[5] Pages 25 à 31. Sur la traduction du portugais (brésilien) indígena par « indigène », et non « autochtone », voir la note 1 du premier article de cette trilogie : « Nous avons toujours été en guerre ».

[6] Soit une guerre continuée avec des phases de plus ou moins haute intensité selon que l’« assimilation » ou les massacres prennent le dessus – comme on le voit encore à Gaza et en Cisjordanie.

[7] Eduardo Viveiros de Castro, « Ce qui m’intéresse ce sont les questions indigènes – au pluriel », in Le Regard du Jaguar, éd. La Tempête, p. 57-67 (ici p. 57). Le Regard du jaguar est un recueil d’entretiens de Viveiros de Castro publié en 2021 – et réédité au format poche en 2023 – par les excellentes éditions de La Tempête. « Quelle est le point de vue des Indiens sur la question du point de vue ? Comment repenser la métaphysique depuis le regard du jaguar ? […] Ce recueil […] nous introduit à une pensée neuve : le perspectivisme amérindien. » (Extrait de la présentation de l’éditeur.)

[8] « Discours à l’Assemblée nationale constituante », Le Réveil…, p. 33-36.

[9] Ce qui donnera une photo devenue assez célèbre, et republiée dans les premières pages du Réveil… : on y voit un jeune homme à la belle chevelure noire, debout à une tribune, vêtu d’un impeccable costume blanc et le visage couvert, jusque sous les yeux, d’une matière tout aussi noire que ses cheveux…

[10] Rosa Amelia Plumelle Uribe, La Férocité blanche. Des non-Blancs aux non-Aryens, génocides occultés, de 1492 à nos jours, éd. Albin-Michel, 2001.

[11] Cet entretien, « L’Alliance des peuples de la forêt », a été publié par Povos indígenas no Brasil le 10 mai 1989.

[12] Si bien que dans la discussion autour de la question de la nomination de notre ère, inaugurée par la proposition de l’Anthropocène, Anna Tsing, Donna Haraway et d’autres ont pu proposer, plutôt que le Capitalocène cher aux tenants de la lutte des classes (tel Andreas Malm), le Plantationocène.

[13] Pour reprendre le qualificatif attribué à Marx, puis à la politique dans les titres de ses ouvrages par Jean Tible, récemment invité d’un Lundi soir et dont je recommande vivement le Politique sauvage qui vient de paraître en français aux éditions Terre de feu. Il est également l’auteur d’un Marx selvagem encore non traduit en français. Je note au passage que l’étymologie forestière de « sauvage » apparaît encore mieux en portugais : selvagem est resté plus proche de silva : la forêt en latin.

[14] Leader des seringueiros – l’une des parties prenantes de l’Alliance des peuples de la forêt –, Chico Mendes fut assassiné en 1988 à l’initiative et sur ordre des grands propriétaires fonciers.

[15] « Alliances affectives », in Futur ancestral, p. 57-58.

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« Soyons eau »

Je ne suis pas sûr qu’Ailton Krenak ait été influencé par le Be water de Bruce Lee. Difficile pourtant de ne pas penser à ce dernier en lisant les derniers mots de « Salutations aux fleuves », le premier des cinq textes qui composent Futur ancestral : « Soyons eau, dans la matière et dans l’esprit, dans notre façon de nous mouvoir et dans notre capacité à changer de direction, ou nous serons perdus. » Comme les deux autres livres du même auteur[1] dont je traite dans cette petite trilogie – Idées pour retarder la fin du monde[2] et Le Réveil des peuples de la Terre[3] – ce recueil a été composé à partir de transcriptions d’entretiens et de conférences, ici de 2020 et 2021 et rassemblées par Rita Carelli.

Les « Salutations aux fleuves » sont tout à la fois un poème offert en hommage à « ces êtres qui ont toujours habité les mondes sous différentes formes, qui […] ont suggéré [à l’auteur] que, s’il y avait un futur à envisager, ce futur serait ancestral, car il est déjà là », une esquisse de la façon dont les indigènes qui vivent avec eux se représentent le monde et eux-mêmes, et comme toujours chez Krenak, une réflexion critique sans concession sur la civilisation urbaine qui emprisonne les fleuves derrière des barrages gigantesques, les asphyxie de ses déchets et pour finir les recouvre de ciment et d’asphalte et les transforme en égouts à l’usage des mégapoles.

Les anciens de notre peuple avaient l’habitude de plonger les bébés de trente ou quarante jours dans le Watu, en récitant les mots : « Rakandu, nakandu, nakandu, rakandu. » C’était tout, les enfants étaient alors protégés contre les parasites, les maladies et toute autre forme d’agression. (p. 22)

Oui, mais voilà, la planète vit aujourd’hui à l’heure des « Villes, pandémies et autres gadgets » – titre d’un autre texte de ce recueil. Krenak y déplore tout d’abord « notre adaptation psychologique à l’environnement virtuel, qui s’est accentuée pendant cette période [de la pandémie de Covid-19] ». Lui-même, poursuit-il, s’est « rendu compte [qu’il s’était] trop exposé, abusé par cette technologie, et [a] observé qu’elle pouvait susciter en nous une grande  illusion de résultats et d’efficacité. On se consacre pendant plusieurs heures à cet environnement en pensant qu’on fait bouger quelque chose mais en réalité, on peut y passer sa vie sans que rien ne bouge » (p. 39-40).

Dans un futur pas si lointain, nous serons tous transformés en spectateurs. Nous n’aurons plus rien à faire : nous nous connecterons au réveil, comme un travailleur qui pointe, puis nous nous déconnecterons quand il sera l’heure de dormir. [En ce qui concerne une partie toujours plus grande d’entre nous, ici en Europe, on pourrait mettre cette phrase au présent, non ?] Et toute la vie nous pourrons consommer tout ce que nous voudrons, parce que le capitalisme y pourvoira ! Un jour la femme de lettres Conceição Evaristo a repris cette formule incroyable : les gens considèrent qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. C’est vrai, nous nous sommes faits à l’idée qu’il était impossible d’en finir avec le capitalisme, bien au contraire : il nous pousse à consommer toute sorte de choses, et nous allons nous retrouver avec tellement de nourriture, de boisson, tellement de tout, que nous ne manquerons plus jamais de rien. Et c’est ainsi que se poursuit notre vie piégée dans les métropoles, gouvernés par cette idée absurde. (p. 40)

Dans son livre Hypnocratie[4], Jianwei Xun parle plutôt de transe – mais j’ai l’impression qu’ielles[5] parle de la même chose :

L’Hypnocratie est […] la forme parfaite du capitalisme à l’ère numérique : un système où les pouvoirs économique, politique et technologique convergent dans leur capacité d’induire, de maintenir et de moduler des états de transe à l’échelle mondiale (Introduction, p. 12).

Krenak poursuit ainsi « Villes, pandémies et autres gadgets » :

Eduardo Viveiros de Castro a écrit un texte intitulé « Les involontaires de la patrie », je voudrais poursuivre cette idée en disant que nous sommes tous en train de devenir des involontaires d’un monde qui a naturalisé mille gadgets [traquitanas] comme des extensions de nous-mêmes. Le progrès nous commande et nous avançons en pilotage automatique tout en dévorant furieusement la planète.

La ville est devenue le point noir de la civilisation. Le corps de la Terre ne supporte plus les villes, du moins ne supporte plus celles qui s’inscrivent dans la continuité des pólis du monde antique, avec une population protégée par des murs et le reste dehors[6] – qui peut être aussi bien des bêtes sauvages que des indigènes, des quilombolas, des ribeirinhos, des beiradeiros[7]. Et on trouve toujours des gens qui n’ont pas honte de dire que le Brésil est à l’avant-garde de la production d’énergie propre. Qu’est-ce que c’est que cette histoire, plus une goutte d’eau ne sortirait de ces barrages hydroélectriques de Tucuruí, Balbina, Belo Monte, Santo Antônio et Jirau, si l’on devait tenir compte du sang qu’ils ont fait couler. (p. 41-42)     

Justement : en novembre 2015, la rupture du barrage de la mine de Samarco Mineração à Fundão a déversé 60 millions de tonnes de boue toxique dans le rio Doce (Watu), à quoi il faut ajouter la rupture du réservoir de déchets miniers de Córrego de Feijão à Brumadinho, qui a causé la mort de 265 personnes.

Aujourd’hui, le corps du Watu est plein de mercure auquel s’ajoute une longue liste de poisons issus de l’exploitation minière, et le fleuve, fatigué, s’est replié sur lui-même.

[…] en transformant l’eau en égout, celle-ci tombe dans le coma, et il se peut qu’elle ait besoin de beaucoup de temps pour revenir à la vie. Ce que nous faisons en souillant les eaux qui sont présentes sur Terre depuis des milliards d’années, c’est mettre fin à notre propre existence. L’eau continuera d’exister dans la biosphère et, lentement, elle va se régénérer, car les fleuves ont ce don. Nous, notre existence est si éphémère que nous allons finir secs, comme des ennemis de l’eau alors même qu’on nous a appris que notre corps est constitué d’eau à 70%. En me déshydratant complètement, il ne restera que quelques kilogrammes d’os. Voilà pourquoi je dis : respectez l’eau et apprenez son langage. Écoutons la voix des fleuves, car ils parlent. Soyons eau, dans la matière et dans l’esprit, dans notre façon de nous mouvoir et dans notre capacité à changer de direction, sinon nous serons perdus. (« Salutations aux fleuves », p. 28, 30)

Cette dernière phrase montre assez que Krenak ne se résigne pas à subir les catastrophes successives qui sont la marque du capitalocène. Mais il jette aussi un regard lucide sur la situation :

L’urbanisation du Brésil a été tardive. C’est dans les années 1960 et 1970 que les gens ont été incités à quitter les champs pour rejoindre les centres urbains, ce qui a entraîné un grand exode rural. Nombreux sont ceux, en réalité, qui ont été contraints de quitter la campagne pour libérer les terres pour l’agro-industrie. Ils se sont retrouvés dans les villes à mourir de faim. Selon Eduardo Viveiros de Castro, le Brésil s’est spécialisé dans la production de pauvres. Notre technologie en matière de production de la pauvreté obéit plus ou moins à la procédure suivante : nous prenons des gens qui vivent de la pêche ou de la récolte de fruits, nous les arrachons à leur territoire et nous les jetons dans la périphérie des villes, où ils ne pourront plus jamais attraper un poisson pour manger parce que la rivière qui traverse leur quartier est contaminée. Si on arrache un Yanomami à la forêt, où il dispose d’eau, de nourriture et d’autonomie, et qu’on le met à Boa Vista, on produit de la pauvreté. Si on expulse les gens de la Volta Grande di Xingu pour construire un barrage hydroélectrique et qu’on les envoie quelque part à Altamira, on en fait des pauvres[8].

J’ai déjà parlé dans le premier volet cette trilogie (« Be water ») de la description par Marx de l’accumulation originelle (ou primitive). On n’en sort pas.

L’accumulation primitive, qui est la première phase du capitalisme en Europe de la fin du Moyen Âge jusqu’au milieu du XIXe siècle, a trouvé dans l’expropriation des paysans en Angleterre et sur le continent la meilleure méthode pour transformer massivement les moyens de production et les forces de travail en capital. Or le capital pratique aujourd’hui encore ce système sur une échelle autrement plus large, par la politique coloniale. Il est illusoire d’espérer que le capitalisme se contentera jamais des moyens de production qu’il peut acquérir par la voie de l’échange de marchandises. Le capital se heurte d’abord au fait que sur des territoires immenses de la surface exploitable de la terre, les forces productives sont enchaînées dans des formations sociales ne pratiquant pas l’échange ou la vente parce que les formes économiques ou la structure sociale l’interdisent. C’est le cas notamment de la terre avec ses richesses minérales, ses prairies, ses forêts et ses eaux […] Le capital ne connaît d’autre solution à ce problème que la violence, qui est une méthode permanente de l’accumulation comme processus historique depuis son origine jusqu’à aujourd’hui[9].

Rosa Luxemburg, qui écrivait ceci dans L’Accumulation du capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme, donnait ensuite des « exemples classiques de l’emploi de ces méthodes [de destruction des structures sociales des sociétés primitives] dans les colonies » en traitant « de la politique des Anglais aux Indes et [de] celle des Français en Algérie ». Si je lis bien Ailton Krenak, Davi Kopenawa ou encore Eliane Brum, Rosa aurait aussi bien pu écrire sur le Brésil (elle l’a peut-être fait d’ailleurs, j’avoue que je n’ai pas tout lu de ses œuvres complètes) – et elle pourrait toujours le prendre comme « exemple classique » si elle vivait encore aujourd’hui… En tout cas, elle savait déjà que pour les « sociétés primitives, […] il s’agit d’une question de vie ou de mort, [et qu’elles] n’ont d’autre ressource que la résistance et la lutte à mort jusqu’à l’épuisement total ou l’anéantissement[10] ».

Mais alors, « Comment percer les murs des villes ? » se demande Ailton Krenak.

Quelle pourrait être l’implication des communautés humaines qui vivent en forêt vis-à-vis de celles qui sont enfermées dans les villes ? Car si nous parvenons à faire en sorte que les forêts continuent à exister dans le monde, elles abriteront des communautés humaines. On découvre dans un rapport publié par l’organisation World Wild Fund for Nature que 1,4 milliards de personnes dans le monde dépendent de la forêt dans le sens où leur activité économique en dépend. Je ne parle pas des sociétés d’exploitation forestière, non, je parle d’une économie dans laquelle  les humains ont besoin de la forêt pour vivre. (« Villes, pandémies et autres gadgets », p. 48)

Il y a déjà longtemps que le leader indigène pose ces questions et propose des réponses. Cette histoire se confond avec celle de sa vie, que nous aborderons dans la troisième partie de cette Trilogie, consacrée  au Réveil des peuples de la Terre.

Ce mercredi 20 mai 2025, franz himmelbauer pour Antiopées.


[1] Tous les trois sont traduits du portugais (Brésil) par Julien Pallotta et publiés par les éditions Dehors en mai 2025, sauf Idées…  qui est une réédition (première édition chez Dehors en 2020).

[2] Voir « Nous avons toujours été en guerre » sur Antiopées ou Lundi matin.

[3] Note à paraître incessamment sous peu sur les mêmes sites.

[4] Jianwei Xun, Hypnocratie. Trump, Musk et la fabrique du réel, Philosophie magazine Éditeur, 2025.

[5] « Ielles » parce que Jianwei Xun est celui qui rapporte, en quelque sorte, les résultats d’un « dialogue philosophique maïeutique » entre Andrea Colamedici, philosophe italien, et des « intelligences artificielles (Claude Sonnet 3.5 et ChatGPT-40 en particulier) » (Postface à l’édition française, p. 139).

[6] Ce qui ressemble assez fortement à la dystopie décrite par Zamiatine dans Nous autres – oui, je sais, les dernières traductions préfèrent Nous, tout simplement, mais je dois avouer que je ne les ai pas encore lues. Je me réfère donc à celle de B. Cauvet-Duhamel, publiée dans la collection L’Imaginaire chez Gallimard.

[7] Quilombolas : habitants des quilombos, communautés formées par des esclaves fugitifs dans les arrières-pays ; ribeirinhos : ceux qui vivent au bord des fleuves, de pêche et de petits élevages ; beiradeiros : qui vivent dans la précarité en périphérie des villes. 

[8] « La conversion des peuples-forêt en pauvres » est le titre d’un chapitre du très beau – et très dur – récit d’Eliane Brum, Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde, traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval et publié en 2024 par les Éditions du sous-sol. Un point de vue « blanc » qui converge en tous points avec celui de l’indigène Ailton Krenak. Il vaut le détour.  

[9] Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme (II), trad. de l’allemand d’Irène Petit, in Œuvres IV, François Maspero Éditeur (PCM), p. 41-42.

[10] Ibid., p. 42.

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« Nous avons toujours été en guerre »

Ailton Krenak est ce que les Blancs (les Brésiliens et avec eux les autres Blancs) appellent un « Indien ». Parce que les « découvreurs » espagnols et portugais de l’Amérique, partis chercher une nouvelle route des Indes, avaient cru les avoir trouvées en abordant qui dans les Caraïbes, qui sur les côtes de ce qui allait devenir le Brésil, les gens qu’ils rencontrèrent là-bas étaient forcément des Indiens. Mais « le Brésil n’a jamais existé », affirme Ailton Krenak, « le Brésil est une invention. Elle est née précisément de l’invasion, d’abord par les Portugais, poursuivie par les Hollandais, puis encore par les Français, qui se sont tous passés le mot d’ordre pour ne jamais interrompre cette invasion ». Il faut prêter l’oreille à ces derniers mots : l’invasion se poursuit. Il s’agit d’un génocide – pardon, de dizaines de génocides, puisque l’on parle ici de dizaines de peuples exterminés par le fer et le feu, et aussi par les virus et autres bactéries apportées par les envahisseurs. On commence à le savoir. Ce que le monde blanc n’a pas encore admis, c’est qu’en prolongeant cette invasion et ce cosmocide, il prépare lui-même les conditions de sa propre perte – peut-être aussi celle de ce qu’il nomme « l’humanité », laquelle, pour Krenak, n’existe pas plus que le Brésil.

« Ailton Krenak est né en 1953 dans la vallée du rio Doce, dans l’État du Minas Gerais situé dans les hautes terres au sud-est du Brésil, territoire du peuple Krenak auquel il appartient et dont l’environnement a tété profondément affecté par les activités d’extractions minières. » (Extrait de sa présentation par son éditeur français : Dehors) Il est une des quelques figures connues au niveau international des luttes indigènes[1] au Brésil. « […] sa voix, ajoute Els Lagrou[2] dans sa postface au Réveil des peuples de la Terre, est devenue une référence incontournable pour une partie de la population brésilienne. Ses livres sont lus dans les écoles et cités dans entretiens diffusés sur de grandes chaînes de télévision. » Cette notoriété lui vient de son engagement dans la lutte pour la reconnaissance de l’existence des peuples indigènes. « Nous avons toujours été en guerre », dit-il dans l’entretien déjà cité plus haut. Sa vie personnelle s’est inscrite dans cette guerre. C’est ce que l’on découvre en lisant les textes qui composent Le Réveil des peuples de la Terre. Dans ces entretiens, Krenak raconte en effet comment il a lui-même participé à l’organisation de la lutte puis à sa représentation au niveau national du Brésil, d’abord, et au niveau international, ensuite. Et cela donne un livre absolument passionnant, comme les deux autres que publient (et republient[3]) en même temps les éditions Dehors. Si bien que je me retrouve devant la même difficulté que Viveiros de Castro qui commençait ainsi sa préface :

Difficile de dire quelque chose de plus sur des textes qui disent déjà tout, comme c’est le cas avec ces entretiens d’Ailton Krenak, l’un des plus grands leaders politiques et intellectuels qui ait surgi lors du réveil des peuples indigènes au Brésil à partir de la fin des années 1970. La tentation de ne faire que des citations, de souligner certains passages mémorables, est grande, ce qui rendrait cette préface très longue, car il sont nombreux. Il serait sans doute préférable de recommander au lecteur de sauter cette présentation pour se rendre tout de suite au logos du livre. (C’est ce que disent toutes les préfaces de livres qui n’en ont pas besoin.) (Le Réveil…, p. 13)

J’ai en effet crayonné quasiment une page sur deux de ces trois bouquins, et je serais bien en peine de rapporter tous ces passages…

Je ne m’attarderai pas sur Idées pour retarder la fin du monde, puisque Jean-Christophe Goddard en a déjà rendu compte dans Lundi matin lors de sa première édition française. Je voudrais quand même insister sur deux ou trois idées qui m’ont frappé. Tout d’abord, dans le premier des deux textes qui composent l’ouvrage[4], et qui lui donne son titre, Krenak se demande « comment, au long de ces derniers deux ou trois mille ans, en sommes-nous venus à construire l’idée d’humanité ? N’est-elle pas à l’origine des mauvais choix que nous faisons et qui ont justifié l’usage de tant de violence dans l’histoire ? » Et d’insister, un peu plus loin : « Sommes-nous vraiment une humanité ? » Évidemment, j’ai souligné ça avec mon crayon, me demandant à quoi me renvoyait cette réflexion… Et j’ai pensé à Michel Foucault dans Les Mots et les Choses. Je ne citerai pas ici les derniers mots de ce maître-livre, fort connus déjà (« L’homme est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine », etc. Mais plutôt ceux-ci, issus de la dernière section du chapitre IX, laquelle porte ce titre intéressant : « Le sommeil anthropologique ».

À tous ceux qui veulent encore parler de l’homme, de son règne ou de sa libération, à tous ceux qui posent encore des questions sur ce qu’est l’homme en son essence, à tous ceux qui veulent partir de lui pour avoir accès à la vérité, à tous ceux en revanche qui reconduisent toute connaissance aux vérités de l’homme lui-même, à tous ceux qui ne veulent pas formaliser sans anthropologiser, qui ne veulent pas mythologiser sans démystifier, qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est l’homme qui pense, à toutes ces formes de réflexion gauches et gauchies, on ne peut qu’opposer un rire philosophique – c’est-à-dire, pour une certaine part, silencieux[5].

Et voici une histoire que raconte Krenak au cours de cette même conférence et qui, tout en résonnant avec le « rire philosophique » foucaldien, me semble venir illustrer assez concrètement ce que recouvre cette question de « l’humanité » :

Un chercheur européen du début du XXe siècle qui sillonnait les États-Unis s’était retrouvé en territoire Hopi. Il recherchait quelqu’un au village qui pourrait lui faciliter la rencontre avec une ancienne dont il voulait réaliser un entretien. Quand finalement il put la rencontrer, celle-ci se tenait immobile près d’un rocher. Après un certain temps d’attente le chercheur finit par dire : — Elle ne va pas parler avec moi ? Ce à quoi la personne qui avait facilité cette rencontre répondit : — Elle parle avec sa sœur. — Mais c’est une pierre, rétorqua le chercheur. Et le camarade dit : — En effet, où est le problème ? (Idées…, p. 24)

 Krenak poursuit en ajoutant qu’un peu partout dans le monde, on trouve des gens qui parlent avec les pierres, ou avec les montagnes. Et il nous pose la question suivante : « pourquoi ces récits ne nous enthousiasment-ils pas ? Pourquoi faisons nous le choix de les désavouer ou de les réfuter au profit d’un récit globalisant et superficiel, en nous efforçant de nous raconter, à tous, la même histoire ? » (Idées… p. 25) La réponse est simple, d’une simplicité terrifiante :  il s’agit de séparer les humains de la Terre – d’en faire des producteurs et des consommateurs – ce que Marx a décrit comme procès d’accumulation primitive (aujourd’hui on traduit plutôt « originelle », mais dans ce contexte, « primitive » me plaît bien…), un procès qui se poursuit aujourd’hui de façon toujours aussi cruelle en Amazonie et ailleurs. Un procès qui précipite chaque jour, sinon la fin du monde, la fin d’un monde : ainsi,

En 2015, le Watu, ce fleuve qui a accompagné notre vie et celle de nos ancêtres sur les rives du rio Doce, qui s’écoule entre l’État du Minas Gerais et l’État d’Espírito Santo, a été entièrement contaminé par un matériau toxique sur une étendue de plus de six cent kilomètres. La rupture de deux barrages de contention de déchets miniers nous a rendus orphelins en plongeant le fleuve dans le coma et nous à sa suite. Ce crime – qui ne peut être appelé un accident – a affecté nos vies de manière si radicale, que cela nous a plongés dans les conditions réelles d’un monde qui a pris fin. (« Du rêve et de la terre », in Idées…, p. 39)

Pourtant, Ailton Krenak et son peuple ne se sont pas résignés à disparaître – ils commencent à avoir une certaine expérience de la fin du monde, depuis cinq cents ans déjà… Krenak se réfère, entre autres, au livre de Davi Kopenawa, La Chute du ciel, qui « a le pouvoir de nous montrer, à nous qui nous enfonçons dans cette espèce de fin du monde, la façon dont un ensemble de cultures et de peuples sont aujourd’hui encore capables d’habiter sur cette planète en partageant une cosmovision complètement différente, en vivant dans leurs milieux de telle manière que chaque chose est pourvue de sens ». (Idées… p. 29) Mais.

Notre époque s’est spécialisée dans la création du manque : de sens pour la vie en société, de sens pour l’expérience de la vie elle-même. Cela engendre une très grande intolérance à l’égard de quiconque est encore capable d’éprouver le plaisir d’être en vie, de danser, de chanter. Et il y a plein de petites constellations de gens éparpillés dans le monde qui dansent, chantent, font tomber la pluie. Le genre d’humanité zombie que nous sommes appelés à intégrer ne tolère pas tant de plaisir, tant de jouissance de la vie. Alors il ne leur reste, comme moyen de nous faire abandonner nos propres rêves, qu’à prêcher la fin du monde. Ma provocation concernant les idées pour retarder la fin du monde suggère très exactement ceci : développons nos forces à pouvoir toujours raconter une histoire de plus, un autre récit. Si nous y parvenons, alors nous retarderons la fin du monde. (Idées…, p. 30)

Ça ne vous rappelle rien ? Alors c’est que vous n’avez pas encore lu les Mille et une Nuits. C’est une chance : de beaux moments de lecture en perspective…

Mais je m’égare – et je m’aperçois que j’en suis encore à parler du premier de ces trois livres – et de plus, de celui qui est une réédition… Je crains que cette note devienne indigeste, aussi je crois que je vais l’interrompre ici. Considérez donc qu’il s’agit d’une première partie – à suivre.

Ce dimanche 18 mai 2025, franz himmelbauer pour Antiopées.


[1] Dans l’« Avertissement », inséré au début du Réveil des peuples de la Terre, Julien Pallotta, auteur des impeccables traductions des trois livres commentés ici, précise la raison de l’usage du terme indigène pour traduire le portugais indígena :  « En français, on lui préfère généralement « autochtone » pour éviter toute référence à la période coloniale et en particulier au Code de l’indigénat qui régissait le statut des sujets autochtones dans l’empire colonial français aux XIXe et XXe siècles. Notre décision part du fait que l’on retrouve un usage systématique et omniprésent  du terme indígena aussi bien dans les paroles Ailton Krenak que dans l’histoire des luttes du peuple autochtone du Brésil. Préférer autochtone à indigène nous aurait conduits à introduire dans leur langage une histoire politique et une forme d’anachronisme qui nous donnait la sensation de manquer de fidélité à leur propre appropriation et à leur propre critique du terme indígena. »

[2] Els Lagrou est une anthropologue brésilienne que les éditions Dehors ont sollicitée afin d’ajouter une postface « actualisée » (écrite en mars 2025)  au Réveil des peuples de la Terre, recueil d’entretiens donnés par Ailton Krenak entre 1984 et 2013, édité au Brésil en 2015,  avec une préface d’Eduardo Viveiros de Castro qui figure aussi dans l’édition française. 

[3] Idées pour retarder la fin du monde, dont l’édition originale brésilienne date de 2019, avait déjà été publié en version française une première fois par les éditions Dehors en 2020. Jean-Christophe Goddard en avait rendu compte dans Lundi matin #250. En même temps que celui-ci et que Le Réveil des peuples de la Terre, les éditions Dehors publient Futur ancestral. Ce petit livre comprend cinq textes qui datent des années 2020-2021.

[4] Il convient de préciser ici que la plupart des textes des trois livres dont nous parlerons ici sont des transcriptions de conférences ou d’entretiens accordés à divers médias par Ailton Krenak qui, me paraît-il, se fie plus à la parole ailée (qui s’envolent) qu’aux mots écrits (et leur lest de plomb).

[5] Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, coll. Tel, partie II, chap. IX, « L’homme et ses doubles », p. 353-354.

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Pour la Palestine comme pour la Terre

Andreas Malm, Pour la Palestine comme pour la Terre. Les ravages de l’impérialisme fossile, éd. La Fabrique, 2025

Ce livre est sorti il y a un peu plus d’un mois – peu de temps au rythme de ma province reculée, en bas à droite de l’hexagone, beaucoup à celui du monde politico-médiatique de la capitale… Mais. Je l’avais reçu avant sa mise en vente, parce que je l’avais demandé en SP (service de presse, dans l’édition) à l’excellente maison La Fabrique. Cela pour deux raisons : primo, j’avais déjà écrit voici quelques années une recension d’un précédent ouvrage du même auteur (chez le même éditeur) : L’Anthropocène contre l’histoire[1], ouvrage que j’avais beaucoup apprécié ; secundo, je sortais juste d’une série de lectures sur la Palestine, dont j’avais également rendu compte en janvier dernier sur Antiopées et Lundi matin[2]. Et puis… d’autres travaux, et la flemme, peut-être aussi une certaine tristesse (l’hiver, les guerres, Trump & Cie) m’ont un peu découragé, je l’avoue : j’ai dans mon bureau plusieurs bouquins, dont certains déjà lus, d’autres à peine entamés ou même pas encore ouverts, reçus en SP et dont je devrais rendre compte… Ça me donne mauvaise conscience, ce qui, avec un minimum de recul, paraît idiot – après tout, un livre, c’est fait pour durer longtemps, pourquoi faudrait-il toujours se précipiter pour en parler ? Bref, Pour la Palestine comme pour la Terre aurait probablement attendu encore quelque part au milieu de ma pile de livres en souffrance si Ivan Segré ne l’avait méchamment démoli dans un papier paru la semaine dernière sur Lundi matin


Merci à lui, donc – sans sa diatribe, je n’aurais pas lu ce livre de sitôt et, maintenant que je l’ai fait, je me rends compte que j’aurais eu tort. En effet, il est vraiment instructif pour qui s’intéresse tant soit peu à l’histoire de la Palestine – à l’histoire de sa conquête par l’impérialisme occidental, et plus précisément au début de celle-ci, menée par l’Empire britannique. L’Anthropocène contre l’histoire racontait comment les capitalistes anglais avaient choisi la vapeur – et donc le charbon – au détriment de l’énergie hydraulique (quasi gratuite) utilisée jusque-là, cela parce que la vapeur leur fournissait le moyen de concentrer et de discipliner la main d’œuvre dans des usines au cœur des zones industrielles, la soumettant à des normes horaires plus régulières et des cadences de travail toujours plus rapides, leur permettant en somme de maximiser les taux de profit. Et de décupler les quantités produites. Ce qui entraînait deux nouveaux problèmes : celui de l’approvisionnement nécessairement plus important en matières premières (pour faire vite, on dira : charbon et coton) et celui des débouchés des produits manufacturés. Dans les années 1830, écrit Andreas Malm (pages 33-34 de Pour la Palestine…) l’industrie cotonnière anglaise


avait tant distancé tous les autres secteurs industriels qu’elle connaissait une grave crise de surproduction : des montagnes de surplus de fil et de tissu sortaient des usines. La demande intérieure ne suffisait pas à les absorber totalement. La Grande-Bretagne cherchait donc désespérément de nouveaux marchés d’exportation ; et par bonheur, en 1838, l’Empire ottoman avait consenti à un accord de libre-échange fabuleusement avantageux, le traité de Balta-Liman. Il devait ouvrir les territoires sous le contrôle du sultan à des exportations britanniques à peu près illimitées. Le problème, c’est qu’une part croissante de ces territoires était en train de passer sous le contrôle de Méhémet Ali [pacha d’Égypte, officiellement vassal de l’Empire ottoman, mais en réalité souverain de son propre royaume et alors en guerre avec le sultan], qui poursuivait une politique économique opposée : la substitution aux importations. Ali construisait ses propres usines de coton en Égypte. À la fin des années 1830, l’industrie du coton égyptienne était devenue la plus importante hors de l’Europe et des Etats-Unis. Ali refusait aussi totalement le principe du libre-échange britannique : il avait mis en place des tarifs douaniers, des monopoles et d’autres mécanismes de protection autour de son industrie du coton et il la défendait si efficacement qu’elle avait pu faire des incursions sur des marchés jusque-là dominés par la Grande-Bretagne, jusqu’en Inde même.


L’Inde, justement… La politique d’entente avec l’Empire ottoman avait bien sûr pour but d’ouvrir des marchés (importation de matières premières, exportation de produits manufacturés, soit ce que l’on a appelé plus tard « l’échange inégal » entre les pays capitalistes « avancés » et le tiers monde), mais aussi de garantir sécurité et stabilité autour de la « route des Indes » (pour laquelle Bonaparte avait lancé son « expédition d’Égypte »). Or la présence d’un régime politique tel que celui de Méhémet Ali au beau milieu de cette fameuse route était tout simplement intolérable pour l’Empire britannique (dont on rappelle qu’il était alors la première puissance mondiale).


La Grande-Bretagne était furieuse. Et nul n’était plus furieux que Lord Palmerston, le ministre des Affaires étrangères et principal architecte de l’Empire britannique au milieu du XIXe siècle. « La meilleure chose que Méhémet puisse faire serait de détruire toutes ses manufactures et de jeter ses machines dans le Nil », s’exclamait-il. Pour lui comme pour le reste du gouvernement britannique, le rejet du traité de Balta-Liman était un casus belli. Le libre-échange devait être imposé à Ali et à tous les territoires arabes sous son contrôle. Sinon, l’industrie du coton britannique resterait étouffée, privée des débouchés nécessaires à la poursuite de son expansion, sans parler du risque supplémentaire que représentait le jeune concurrent égyptien. Lord Palmerston ne faisait pas mystère de ses principes de politique étrangère. C’était « la tâche du gouvernement que d’ouvrir de nouvelles voies pour le commerce de ce pays » ; son « grand objectif » en « tout point du monde » était d’ouvrir les territoires au commerce, ce qui le poussait à une confrontation générale avec Ali. La « question orientale » était devenue son obsession. « Je déteste Méhémet Ali, qui n’est pour moi qu’un barbare arrogant, écrit-il en 1839. Je considère sa civilisation d’Égypte dont on fait si grand cas comme la plus parfaite escroquerie. » Londres se fait alors plus belliqueux de mois en mois. « Sachez que l’Angleterre a le pouvoir de vous pulvériser », avertit le consul général à Alexandrie. « Nous devons frapper à la fois vite et bien », conseille Lord Ponsonby, ambassadeur britannique à Istanbul, « et toute la structure branlante de ce qu’on appelle ridiculement la Nationalité arabe va s’effondrer. » (p. 34-35)


C’est bien sûr Malm qui souligne pulvériser. Car nous connaissons la suite de l’histoire : la pulvérisation effective de la ville d’Acre. Située sur le rivage méditerranéen de la Palestine, cette ville fortifiée était réputée pour avoir résisté six mois au siège par l’armée napoléonienne en 1799, puis de nouveau six mois en 1831 avant de céder à Ibrahim Pacha – le fils de Méhémet Ali – qui conduisait les armées de son père lors de l’intervention anglaise. Or les Britanniques pouvaient compter sur une force navale dont le fer de lance était constitué par quatre navires à vapeur ultramodernes, dont la Gorgon, vaisseau amiral propulsé par un moteur de 350 chevaux, capable de transporter 380 tonnes de charbon, 1600 soldats et six canons. Cette armada, complétée par une quinzaine de navires à voiles, commença par bombarder Beyrouth, où l’on évoque le chiffre de 1000 personnes tuées, « avec des cadavres jonchant les rues ». La guerre se poursuivit par une course-poursuite – les troupes d’Ibrahim Pacha sur terre et celles de Napier, l’amiral britannique, sur l’eau, le long de la côte. De Londres, Palmerston ordonna alors l’assaut sur Acre, tous étant bien conscients que la décision aurait lieu là, puisque la forteresse était le pivot de la défense égyptienne sur la côte levantine. Le bombardement, par les seuls vapeurs, les voiliers ayant été retardés par le manque de vent, commença le 1er novembre 1840 – les navires virevoltant dans la baie, agiles grâce à leurs moteurs, et échappant ainsi facilement aux tirs des canons d’Acre. Le soir du 2 novembre, ils furent rejoints par le reste de la flotte qui put ainsi cerner le promontoire avancé dans la mer de la forteresse. Le 3 novembre, après deux heures et demie d’un pilonnage formidable par toutes les bouches à feu de la flotte…


Dans la ville d’Acre, « une masse de feu et de fumée s’éleva soudain comme un volcan dans le ciel, suivie immédiatement d’une pluie de matériaux de toutes sortes qui avaient été emportés par sa force. La fumée s’immobilisa quelques instants comme un immense dôme noir, obscurcissant tout », peut-on lire dans un des nombreux récits de cet événement. […] La grande poudrière d’Acre a été touchée par un obus. D’après le récit d’un capitaine britannique, le « dépôt a explosé à la suite d’un tir d’obus bien dirigé de la frégate à vapeur Gorgon ». On ne peut pas exclure qu’il s’agisse d’un tir accidentel mais les Britanniques connaissaient parfaitement la position du dépôt. Sur la base de renseignements récents, Lord Minto, le commandant en chef de la Royal Navy, avait informé le commandant sur le terrain qu’il y avait « beaucoup de poudre stockée très périlleusement à Acre » et l’avait désignée comme une cible adéquate dans une lettre signée le 7 octobre.
Quel que soit le degré exact d’intentionnalité, les résultats de la frappe du premier navire de combat à vapeur ne font aucun doute. La ville palestinienne d’Acre est transformée en un tas de gravats. « Deux régiments entiers – explique un rapport adressé à Lord Palmerston – ont été anéantis et dans un périmètre de 50 000 mètres carrés, toute créature vivante a cessé d’exister ; les pertes humaines sont comprises entre 1200 et 2000 personnes selon les estimations. » (p. 38-41)


Je passe sur les descriptions de ce que découvrirent les Britanniques lorsqu’ils débarquèrent, les derniers défenseurs ayant abandonné la ville. Cela ressemble étrangement à ce que nous pouvons lire ou voir quotidiennement sur Gaza depuis le 7 octobre 2023. Mais :


Quels que soient les remords éprouvés par les hommes débarqués à Acre, la joie ressentie à Whitehall [siège historique du gouvernement britannique, et aussi de l’Amirauté] ne connaît pas de limites. Lord Palmerston félicite la Royal Navy pour la prise de la ville qui permet d’assurer « l’application des traités commerciaux ». La voie est dégagée pour le libre-échange au Proche-Orient. Cette prouesse est le fait des vapeurs, loués partout pour leur efficacité : ils « changeaient constamment de position dans l’action et lançaient des boulets et des obus dès qu’ils identifiaient les positions de tir les plus efficaces », observe un rapport, notant qu’il est « assez remarquable qu’aucun des quatre navires à vapeur n’ait eu un seul de ses hommes tués ou blessés ». (p. 45-46)


Les Britanniques ne s’arrêtèrent pas là. Ils débarquèrent brièvement à Gaza afin de détruire les bases logistiques de ce qui restait de l’armée égyptienne, et aussitôt après la Gorgon mit le cap sur Alexandrie, Napier menaçant de lui infliger le même sort qu’à Acre si Méhémet Ali ne se pliait pas à l’intégralité des exigences britanniques. Celui-ci demanda à conserver au moins la Palestine. Mais selon Napier, cela n’était pas négociable, pas plus que l’application du traité de Balta-Liman en Égypte. Ali dut céder sur toute la ligne.
C’est ainsi que l’Égypte fut « subordonnée », comme l’écrit Andreas Malm. « La Grande-Bretagne [avait] détruit le proto-empire arabe au moyen de la vapeur. » Comme il le remarque justement, « la vapeur permettait aux amiraux et aux capitaines de brancher leur bateaux sur un courant venu du passé, une source d’énergie extérieure à l’espace et au temps du combat, dans lequel les navires pouvaient ainsi faire feu comme s’ils avaient des ailes » (p. 48). C’est moi qui souligne, frappé par le paradoxe que représente cette puissance nouvelle (ce « progrès ») nourrie de passé… Dès 1842, le journal anglais The Observer notait : « Dès à présent, la vapeur est tout près de réaliser l’idée de l’omniprésence militaire ; elle est partout et il n’est pas question de lui résister. »
Cependant, le rabaissement de l’Égypte au rang de subalterne ne fut pas la seule conséquence de la pulvérisation d’Acre – ou de la démonstration de toute-puissance de l’Empire britannique en 1840. En effet, c’est de cette même année, écrit Andreas Malm, que date la première proposition de colonisation de la Palestine par des Juifs.


Le 25 novembre […], Palmerston écrit à Ponsonby, l’ambassadeur à Istanbul. « C’est un grand triomphe pour nous tous [il fait référence à la chute d’Acre quelques semaines auparavant], tout particulièrement pour vous, qui avez toujours soutenu que le pouvoir de Méhémet s’effondrerait sous les coups d’une attaque européenne. » Et de poursuivre : « Je vous prie de faire tout votre possible pour ces Juifs ; vous n’avez pas idée de l’intérêt qu’ils suscitent ; ce serait extrêmement diplomatique [si vous pouviez faire en sorte] que le sultan leur donne toutes facilités pour retourner en Palestine et y acheter des terres ; et si on leur permettait de recourir à nos consuls et nos ambassadeurs pour porter leurs réclamations, autrement dit, de se placer pratiquement sous notre protection, ils reviendraient en nombre considérable et apporteraient avec eux une grande richesse. »
Cinquante-sept ans avant le premier congrès sioniste, soixante-dix-sept avant la déclaration Balfour, cent sept ans avant le plan de partage, l’architecte en chef d’un Empire britannique quasiment au sommet de sa puissance pose ici la formule de la colonisation en Palestine. (p. 53)


Andreas Malm rappelle ensuite qu’il existait déjà depuis les années 1830 un courant de « sionisme chrétien » en Grande-Bretagne, dont la moindre des représentantes n’était pas… Lady Palmerston, justement. Mais au-delà de ce que Malm appelle un « fantasme absolument gentil – un fantasme anglo-saxon blanc et chrétien dans lequel des Juifs réels […] ne jouent aucun rôle actif », Lord Palmerston, lui, poursuit la stratégie impérialiste d’ouverture des marchés partout dans le monde – et particulièrement en Orient.


[Il] demande à Ponsonby de convaincre le sultan « d’encourager les Juifs à retourner s’installer en Palestine car la richesse qu’ils apporteraient avec eux accroîtrait les ressources des territoires du sultan » ; en outre, « une colonie juive pourrait constituer un frein à tout mauvais dessein futur de Méhémet Ali ou de son successeur ». Tout au long de la « crise orientale », Palmerston ne cesse de développer cet argumentaire dans ses lettres à son ambassadeur : un « retour » des Juifs en Palestine, ce serait y implanter « un grand nombre de riches capitalistes » ; si le sultan les acceptait, il gagnerait l’amitié de « classes puissantes dans ce pays [le Royaume-Uni] » ; « le capital et l’industrie des Juifs accroîtraient considérablement ses revenus et augmenteraient formidablement la force de son empire ».
Nous avons ici sous les yeux, poursuit Andreas Malm, une sorte de scan cérébral du sionisme impérialiste. Parce que les Juifs seraient liés à la métropole, leur donner la Palestine contribuerait à libérer le développement capitaliste et à empêcher l’émergence de nouveaux rivaux récalcitrants dans la région. (p. 56-57)


Le Times lui-même avait publié le 17 août 1840 un article expliquant qu’une colonie juive en Palestine constituerait « un rempart contre les intrusions ultérieures de la tyrannie sans foi ni loi et de la dégénérescence sociale » – en bref, qu’elle serait « avantageusement employée dans les intérêts de la civilisation en Orient ». (p. 57) Où l’on voit que ce projet commençait à acquérir une certaine notoriété. Andreas Malm passe ensuite en revue un certain nombre de déclaration « sionistes », émanant d’officiers ou d’autres membres de l’administration et, pour le dire vite, de la classe dominante anglaise, mais aussi d’Américains, y compris le premier Juif sioniste américain… Ces diverses prises de positions ont deux points en commun : 1) la terre de Palestine est désolée, à peine hantée par quelques Bédouins faméliques, et elle n’attend que des hommes industrieux et porteurs de capitaux pour (re)fleurir ; il semble que ce soit à ce moment-là qu’est né le slogan attribué plus tard au mouvement sioniste, « une terre sans hommes pour des hommes sans terre » ; 2) ces « hommes sans terre », en s’installant en Palestine, constitueront la pointe avancée de la civilisation dans une région arriérée, voire barbare.
En 1840 coïncident donc la pulvérisation d’Acre grâce à la vapeur et une première publicité du projet sioniste.


Il n’est peut-être pas inutile d’ajouter quelques mots sur la dialectique de l’esprit et de la matière, poursuit Andreas Malm. Une étrange spirale du réel et de l’imaginaire est à l’œuvre en 1840 : les Britanniques ont réellement transformé une ville palestinienne en un amas de ruines. Puis ils ont commencé à imaginer que toute la Palestine était un paysage de ruines – désolé, déserté, dépeuplé ; des constructions mentales tout à fait imaginaires, mais des représentations semble-t-il assez justes d’Acre après le 3 novembre. Au tour suivant de la spirale, le vidage idéel de la terre est devenu l’annonce du phénomène réel. « Terre sans peuple » est l’instruction pour une Nakba. Éternels pionniers, les Britanniques ont procédé à une élimination préfigurative du peuple palestinien. À ce moment de l’histoire, curieusement, les Juifs occupent encore une position assez symétrique à celle des Palestiniens : ils existent comme des personnages de l’intrigue, mais dans l’ordre de l’imaginaire pur. […] Avant d’être juif, le sionisme a été impérial.
Mais des Juifs réels finiront bien sûr par être enrôlés dans le projet sioniste et des Palestiniens réels seront physiquement éliminés de leur terre. Dans le contexte de cette longue durée, le génocide à Gaza n’apparaît pas si accidentel. Dans son rapport pour les Nations unies, Albanese a l’audace de s’inspirer de l’école des settler-colonial studies [études sur la colonisation de peuplement] pour l’expliquer. « Les actions d’Israël ont été guidées par une logique génocidaire qui est constitutive de son projet de colonisation de peuplement en Palestine, signe d’une tragédie annoncée », écrit-elle. L’extermination génocidaire est l’apogée du colonialisme de peuplement en Palestine, depuis 1948, « le déplacement et l’effacement de la présence indigène arabe sont une dimension inévitable de la formation d’Israël en tant qu’“État juif” ». Elle a raison, bien entendu. Mais le colonialisme de peuplement en Palestine n’a jamais volé de ses propres ailes et jamais il n’en aurait eu les moyens. Et la tragédie a été annoncée bien avant Yossef Weiz[3] et consorts. Les Palestiniens avaient déjà été figurativement effacés de la carte de la Palestine 183 ans avant ce génocide ; avec des coups d’arrêt et des accélérations, cet effacement n’a jamais cessé de se matérialiser et de s’intensifier depuis. Prenez les mots d’Isaac Herzog, président de l’État d’Israël, cités par Albanese comme un exemple parmi d’autres d’intentions génocidaires : Herzog a affirmé en octobre et novembre 2023 qu’Israël combat au nom de « tous les États et peuples civilisés », contre « une barbarie qui n’a pas sa place dans le monde moderne » – il va « extirper le mal pour le bien de toute la région et du monde ». Ces mots auraient pu sortir de la bouche des sionistes anglais de 1840. (p. 69-71)


Continuité stratégique du colonialisme de peuplement et de ses conséquences génocidaires, donc, depuis la pulvérisation d’Acre jusqu’à celle de Gaza. Mais pourquoi donc Malm titre-t-il son livre Pour la Palestine comme pour la Terre ? Cela est simple à comprendre : si la vassalisation de l’Égypte, et avec elle, celle du monde arabe, fut obtenue grâce à la supériorité technologique offerte à l’Empire britannique par la vapeur – et donc le charbon, ce qui justifie le sous-titre du livre : Les ravages de l’impérialisme fossile – elle fut ensuite maintenue et renforcée grâce à l’exploitation et au contrôle des ressources pétrolières, abondantes, comme on sait, au Proche-Orient. Or, avec le charbon, le pétrole est le principal responsable du réchauffement climatique. Si l’on admet, avec Malm, que l’État d’Israël est le poste avancé de l’impérialisme dans la région, responsable en quelque sorte du « maintien de l’ordre pétrolier », on voit tout de suite que les combats pour une Palestine libérée de l’apartheid et contre le réchauffement climatique sont un seul et même combat.
Ce texte n’est qu’une recension : je ne développe pas ici tous les arguments de Malm – j’avoue que j’ai été assez fasciné par son aspect historique (pulvérisation d’Acre, sionisme anglais des années 1830-1840) que j’avais ignoré jusque-là, mais je ne voudrais pas laisser penser que son auteur s’en tient à ce seul aspect – même s’il tient une place importante dans son livre.


Il me reste à dire quelques mots de l’article d’Ivan Segré – grâce auquel, encore une fois, j’ai ouvert le bouquin d’Andreas Malm. Beaucoup de choses m’y opposent, en premier lieu, l’espèce de délectation que semble trouver son auteur à, non seulement, tailler en pièces le texte qu’il a choisi pour cible (ce qui est dans ses habitudes, à le lire régulièrement dans Lundi matin), mais encore à déconsidérer son auteur (autre détestable habitude de Segré) – et c’est un euphémisme. Ainsi dès le titre, il nous parle de l’« égarement » antisioniste et du « cas » Andreas Malm. On est déjà dans un registre psychiatrique, confirmé au fil de l’article par l’utilisation des termes « délire » et « délirant » qualifiant l’auteur visé et son antisionisme en général. Il se trouve que je travaille en ce moment sur une histoire qui m’amène à relire quelques textes concernant la psychiatrie soviétique, laquelle fit grand usage de ce genre de qualifications afin de se débarrasser des dissidents en escamotant toute possibilité de débat politique quant au bien-fondé, ou non, de leurs critiques envers le régime de l’époque. Ce que fait Segré y ressemble beaucoup. Il répondra qu’il n’occupe pas de position de pouvoir, lui. Ce dont je me félicite.
Deuxième remarque : Segré engage une discussion quelque peu spécieuse sur la notion de génocide, mettant en doute la légitimité de son emploi dans le cas de Gaza – alors que Malm est loin d’être le premier à l’employer, comme on l’a vu plus haut. Il préfère, semble-t-il, le terme de « crime contre l’humanité ». Par contre, il accuse le Hamas d’avoir déclaré le 7 octobre « une guerre d’anéantissement » à la société israélienne. C’est peut-être inverser la réalité – on ne voit pas qu’Israël (ou la « société israélienne ») soit en voie d’anéantissement, alors que la Palestine et la société palestinienne, si. Et à propos d’anéantissement, la deuxième occurrence du terme survient dans une phrase qui impute à


un certain « antisionisme », disons celui qui circule de manière relativement consensuelle dans l’ensemble des forces dites « décoloniales », « anti-impérialistes » ou tout simplement de « gauche », soit, pour résumer en deux mots, la « gauche antisioniste » [la volonté] d’une décolonisation radicale, autrement dit une libération de la Palestine « du Jourdain à la mer », avec son corollaire : l’anéantissement du sionisme.


From the river to the sea. Le slogan fait polémique car les sionistes, précisément, l’assimilent au rejet des Juifs. Cependant, lorsque l’on parle d’« anéantissement du sionisme » et de son incarnation actuelle, l’État d’apartheid, on ne parle pas d’anéantissement des juifs.
Ce qui m’amène à ma troisième remarque. Segré cite ainsi Malm,


Je dois admettre une certaine naïveté ici : je ne m’étais pas attendu à une telle soif de sang palestinien (p. 18).

et commente :


L’image est parlante. Et dans le contexte d’un tel ouvrage, elle ne doit rien au hasard : la « soif de sang palestinien » évoque inévitablement l’accusation de « meurtre rituel » porté contre les Juifs.


Et c’est ainsi que votre fille est muette et Andreas Malm antisémite. Comme sont antisémites
l’ensemble des forces dites « décoloniales », « anti-impérialistes » ou tout simplement de « gauche », soit, pour résumer en deux mots, la « gauche antisioniste ».
Ritournelle déjà bien connue entonnée par Emmanuel Macron, le Parlement français, sans parler du chœur des médias mainstream. L’insinuation (car Segré n’accuse pas explicitement que Malm d’antisémitisme) est pourrie, c’est entendu, et inacceptable. D’autant plus que la citation est tronquée. En effet, Malm, dans ce passage n’accuse pas le seul État d’Israël (et, au passage, pas du tout « les juifs »). Lisez plutôt :


Je dois admettre une certaine naïveté ici : je ne m’étais pas attendu à une telle soif de sang palestinien. Bien sûr, le comportement de l’occupation ne m’a pas surpris. C’est ce qu’on s’est dit aussitôt au matin du 7 octobre : « Ils vont détruire Gaza. Ils vont tuer tout le monde. » Chacun savait comment l’État d’Israël se comporte et ce qu’il fallait en attendre. Ce que je n’avais pas imaginé pour ma part, c’est à quel point l’Occident allait s’engager dans les meurtres de masse (p. 18-19, c’est moi qui souligne).


Pour conclure, je ne remercierai pas une fois de plus Ivan Segré de m’avoir incité à lire Pour la Palestine et pour la Terre et par contre, si vous avez eu la patience de me suivre jusqu’ici, je vous recommanderai chaleureusement de le faire à votre tour (et merci à La Fabrique d’exister !).
 
Le 5 avril 2025, franz himmelbauer pour Antiopées.
 
 
[1] Note à lire ici : https://antiopees.noblogs.org/post/2017/05/21/andreas-malm-lanthropocene-contre-lhistoire-le-rechauffement-climatique-a-lere-du-capital/
 et là : https://lundi.am/Andreas-Malm.
[2] https://antiopees.noblogs.org/post/2025/01/11/ne-pas-oublier-la-palestine/
https://lundi.am/Ne-pas-oublier-la-Palestine
[3] Yossef Weiz, né en 1890 à Boremel et mort en 1972 en Israël, est un dirigeant du mouvement sioniste et un haut responsable du Fonds national juif. Quittant l’Empire russe pour la Palestine en 1908, il est au sein du Fonds national juif un des principaux acteurs du reboisement et de l’acquisition de terres en Eretz Israël au cours des années 1930. Il devient président du FNJ en 1948. [Source : Wikipédia] À ce titre, il a occupé un poste stratégique dans l’expulsion des Palestiniens en 1948.   

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Chroniques d’en bas à droite # 1

Non je n’ai pas viré de bord… le titre de ces chroniques se réfère seulement aux coordonnées géographiques de la petite ville de F., où je réside, sur la carte de France telle qu’on la regarde habituellement. Oui, je sais, j’aurais pu mettre « chroniques d’en bas à gauche », me situant ainsi sur un spectre politique qui mérite de plus en plus ce nom, ou encore (comme j’ai pu le faire par le passé) « depuis les collines du sud-est de la France » en paraphrasant les zapatistes. Mais pas plus que la décolonisation, la révolution zapatiste n’est une métaphore[1], et je dois bien avouer qu’ici, en bas à droite, je ne perçois pas encore les prémices d’une insurrection – même si, je le reconnais, je peux tout à fait me tromper (en fait, j’aimerais bien).

Bon alors qu’est-ce qu’y s’passe par ici en ce début d’année ? Bah, pas grand-chose, j’en ai peur. Notre ancien maire fait encore parler de lui dans la presse nationale. Faut dire qu’il est gonflé, quand même : se faire embaucher un géant chinois de la fast fashion, c’est comme ça qu’on dit, paraît-il, pour cette industrie textile qui fournit pour quasiment rien des habits de (très) mauvaise qualité ; se faire embaucher par Shein – c’est le nom de la boîte en question – alors que justement on s’agite dans les enceintes parlementaires françaises afin de taxer ses produits de façon à rétablir, espère-t-on, des conditions « loyales » de concurrence avec les fabricants français et européens… Enfin, « se faire embaucher » est peut-être mal dit : Christophe Castaner, puisqu’il s’agit de lui (oui, oui, le même que le matraqueur/éborgneur en chef de Gilets jaunes et autres manifestants[2] et qui, par ailleurs, défendait voici quelques années le made in France) a, selon ce que je lis dans la presse, « intégré le comité RSE » de l’entreprise chinoise. RSE ? Késaco ? Je l’ai trouvé sur internet : « responsabilité sociale et environnementale ». Autrement dit : du foutage de gueule dans les grandes largeurs.

Responsabilité sociale ? Tu parles, Charles ! Suffit de continuer un peu la promenade sur internet pour voir dans quelles conditions travaillent les ouvriers et ouvrières de Shein :

Une équipe de la BBC s’est rendue dans un district de la ville de Canton pour rencontrer les petites mains derrière les robes et les pulls à moins de vingt euros qui inondent le marché. Le quartier de Panyu est surnommé le « village Shein » : c’est ici que sont implantées plusieurs milliers d’usines qui alimentent le flux continu de vêtements vendus par la plateforme du plus grand détaillant de fast fashion du monde. « Si un mois compte trente et un jours, je travaillerai trente et un jours», explique un ouvrier à la BBC, qui a visité dix usines et rencontré quatre de leurs propriétaires et une vingtaine de travailleurs. La plupart ont expliqué n’avoir qu’un seul jour de congé par mois, avec des semaines de soixante-quinze heures assis derrière leurs machines à coudre. Ces conditions violent les lois chinoises, mais ne sont pas rares dans le pays : on ne devient pas « l’usine du monde » en respectant le code du travail[3].

Responsabilité environnementale ? Shein commercialise ses produits en ligne – première source de pollution.  Il suffit de s’informer un peu pour savoir ce que la soi-disant « dématérialisation »des échanges engloutit comme quantité d’énergie, d’eau (pour refroidir les data-centers), etc. Tiens, d’ailleurs, saviez-vous que notre fière métropole régionale, Marseille, est devenue le septième hub internet mondial – dix-huit câbles sous-marins intercontinentaux  y émergent et on y compte déjà cinq data-centers ? Tout ça à quelques centaines de mètres de la rue d’Aubagne et de ses immeubles effondrés. Marseille, ville de contrastes. On commence à s’y émouvoir à l’annonce de nouveaux projets qui risquent de venir réchauffer encore une ville déjà souvent invivable. Et puis c’est pas le tout de commander et payer en ligne, il faut bien être livré, non ? Et l’on peut se demander s’il est bien raisonnable de transporter sur des dizaines de milliers de kilomètres des vêtements bas-de-gamme qui finiront très vite… où ça ? « L’Afrique, dépotoir de la fast fashion », titre par exemple Greenpeace.

Mais sûrement Christophe Castaner, ce héros du social et de l’environnement, va-t-il mettre fin à ces iniquités. C’est qu’il doit être compétent, le gonze. Il était déjà président du conseil de surveillance du grand port maritime de Marseille (nommé par décret ministériel) et président du conseil d’administration d’Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc (nommé par décret présidentiel, siouplaît). Ceusses qui disent que ce sont des postes de consolation après ses défaites électorales qui l’ont conduit à se retirer de la politique sont rien que des mauvaises langues, là !

Baste. Revenons à notre petite ville. Vraiment petite, hein, pour l’appeler « ville ». Bourg ? Bourgade ? Quoi qu’il en soit on en est fier – le maire actuel, en tout cas, il n’en peut plus de fierté – si bien que lorsqu’il sort régulièrement son bulletin municipal sur papier glacé, on le voit en photo à toutes les pages, parfois même deux ou trois fois par page. Comment ça j’exagère ? À peine – allez, c’est vrai, parfois il n’y a même pas sa photo sur une ou deux pages… Grand communicant, l’édile. Ça marche, semble-t-il. Tenez, il vient de présenter ses vœux dans une cérémonie désormais bien huilée : on m’a dit qu’il y avait 1100 personnes ! Alors que F. ne compte que 5 000 habitants, y compris les enfants et les très vieux qui ne fréquentent guère ce genre de sauteries (sans parler des mauvaises têtes dans mon genre, qui boudent dans leur coin). Ok, il invite chaque fois ses potes d’un peu partout, élus de droite à la Région, au Département, et les potes de ses potes. Mais quand même, il faut bien que nombre de nos concitoyens y aient assisté – attrait du buffet ? Besoin de se sentir au chaud, du bon côté du manche ? Je ne sais pas exactement ce qu’il a dit dans son discours, puisque je n’y étais pas, et que je n’ai encore trouvé personne pour me raconter – juste un qui râlait, au bar, parce qu’ils n’avait pas pu profiter du buffet – « y en a des qui se sont scotchés devant dès le début et qui n’ont plus bougé, c’était inaccessible… » Par contre, il (le maire, pas le râleur) avait « accordé » une interview à La Provence, parue le matin même (guillemets parce qu’il les convoque quand ça lui chante et il accourent, brosse à reluire à la main). Titre : « [Le maire] souhaite « préserver l’âme » de la ville. » Ah. L’âme de la ville. J’en suis resté comme deux ronds de flan. Pour résumer : entreprises (pépinière d’), patrimoine (à transmettre aux petits n’enfants grâce à un musée, hé, hé), spectacles varié(té)s et sport, bien sûr (santé publique, flamme olympique, compétition vélocipédique, etc.) Que d’âme, que d’âme ! Que dalle, oui. Voici bien longtemps déjà (au moins depuis les mandats de Castaner, ce qui ne nous rajeunit pas) que F. se vend au tourisme, principale ressource de la ville. Faut la voir en « saison » : c’est blindé. Heureusement, en ce moment, c’est calme – on sent l’âme qui flotte sur les remparts…

Je n’ai pas trop le temps de prolonger cette chronique aujourd’hui – je pars demain matin dans le Grand Nord (à Paris). Mais je vous donne rendez-vous très bientôt pour (re)parler d’un sujet qui me tient à cœur : Marseille, ses « élites » (Rodolphe Saadé, pour ne pas le nommer et sa Provence (qui appartient désormais au susdit, lequel voit grand pour son journal, comme son pote Macron a vu « Marseille en grand ».

À vite, donc.

franz himmelbauer, ce 19 janvier 2025.

[1] Je fais allusion ici à un excellent petit bouquin dont les auteur·e·s s’insurgent contre l’usage de plus en plus fréquent – et donc galvaudé – du terme « décolonial » : « Cet essai, est-il écrit sur la quatrième de couverture, entend rappeler que la décolonisation, c’est la restitution aux autochtones de leurs vies et de leurs terres. Elle n’est pas la métaphore d’autre chose, quand bien même cette autre chose tendrait à améliorer nos sociétés. » Eve Tuck et K. Wayne Yang, La Décolonisation n’est pas une métaphore, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Naudy, avec en postface un entretien avec Christophe Yanuwana Pierre, cinéaste et militant kali’na, cofondateur et ancien porte-parole de la Jeunesse autochtone de Guyane, éd. rot-bo-krik, Sète, 2022.

[2] Soyons précis : l’ancien sinistre de l’Intérieur n’a matraqué ni éborgné ou estropié personne de ses propres mains. Par contre, il a justifié ces actes en soutenant, à l’unisson avec son chef Macron, qu’il n’existait pas de « violences policières » – juste parfois des actions en légitime défense contre une foule « émeutière ».

[3] Trouvé ici : https://www.msn.com/fr-fr/finance/autres/shein-comment-sont-fabriqu%C3%A9s-les-v%C3%AAtements-du-g%C3%A9ant-chinois-de-la-fast-fashion-et-pourquoi-il-faut-l%C3%A9viter/ar-AA1xo6Nr.

J’ai vu aussi des allusions à l’exploitation du travail forcé des Ouïghours, mais je ne suis pas très documenté là-dessus. Quoi qu’il en soit Castaner a du pain sur la planche en matière de « responsabilité sociale » de Shein…

 

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Ne pas oublier la Palestine

Les ami·e·s de l’école de philosophie ont publié dans Lundi matin #447 « Une bibliographie non-exhaustive pour (re)penser la Palestine » dont je prends ici la suite. En effet, il semble qu’en ce début 2025, il n’est plus temps d’oublier la Palestine (si cela l’a jamais été) – Gaza, mais aussi Jérusalem et la Cisjordanie, où l’entreprise coloniale se fait plus féroce que jamais.

Je commence par deux ouvrages historiques qui sont bien complémentaires : Palestine Israël. Une histoire visuelle, de Philippe Rekacewicz et Dominique Vidal[1], et La Conquête de la Palestine. De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans, par Rachad Antonius[2]. Le premier, comme son titre le suggère, s’est donné pour objet de donner à voir la conquête de la Palestine par Israël en « plus de quatre-vingts documents cartographiques [qui] retracent un siècle et demi d’histoire ».

Philippe Rekacewicz est un des animateurs de l’excellent site visionscarto.net sur lequel on trouvera – entre de très nombreuses autres contributions toutes plus intéressantes les unes que les autres une présentation de Palestine Israël : « Parce que l’histoire ne commence pas le 7 octobre ». Il travaille et réfléchit depuis longtemps aux manières de rendre vivante et accessible la géographie – Visionscarto se veut « un lieu où doivent se sentir à l’aise toutes les personnes qui souhaitent réfléchir sur des concepts originaux de cartographie — comme la cartographie participative, la cartographie radicale ou la cartographie narrative ». Quant à Dominique Vidal, il est bien connu pour son engagement propalestinien et son travail de journaliste et d’intellectuel sur le Proche-Orient en général et Israël-Palestine en particulier. Il est proche d’Alain Gresh, qui anime orientxxi.info, dont je ne recommanderai jamais assez la lecture. Bref, la collaboration entre le journaliste et le cartographe a donné un livre très pédagogique. Il est découpé en six chapitres correspondant aux étapes importantes du sionisme d’abord, puis de la création de l’État d’Israël et des guerres qu’il a menées jusqu’à aujourd’hui. Chacun comprend donc plusieurs cartes et/ou infographies, des encadrés sur telle ou telle question particulière, et une narration qui court tout le long du livre – le tout montrant le déroulement implacable (on a envie d’écrire : le rouleau compresseur) de l’entreprise du « settler colonialism » sioniste. On commence à savoir que ce que nous traduisons en français par « colonialisme de peuplement », et qui correspond, entre autres, à la forme de l’emprise coloniale sur Abya Yala (baptisée Amérique par qui vous savez), est une entreprise structurellement génocidaire. Car il s’agit bien d’éliminer les autochtones afin de voler leurs terres et de s’établir à leur place. Ôte-toi de là que je m’y mette, en somme. Une seule carte, page 33, pourrait suffire à établir l’intention qui a présidé à ce projet criminel. On y voit, délimitée par une ligne rouge, la zone revendiquée par les sionistes pour l’établissement de leur « Foyer national » en Palestine lors de la conférence de paix de Paris en 1919. Rappelons qu’il s’agissait des négociations entre les protagonistes de la Première Guerre mondiale, qui consacrèrent la disparition des « Empires centraux » – allemand et austro-hongrois – et de l’Empire ottoman. Les puissances impérialistes victorieuses obtinrent, elles, des « mandats » de la SDN (société des nations), euphémisme pour « droit de domination coloniale ». Celui de la Palestine fut attribué au Royaume-Uni. On sait par ailleurs que la première reconnaissance officielle par un État du projet sioniste (de « Foyer national juif » en Palestine) était venue de Lord Balfour, secrétaire au Foreign Office, en 1917. Quoi qu’il en soit, les dirigeants israéliens n’ont semble-t-il jamais perdu de vue le tracé de cette « ligne rouge » comme objectif de leur diplomatie – et surtout de leurs entreprises militaires – je ne mentionnerai ici que le Golan (syrien) et le Sud-Liban. Tout récemment, l’armée israélienne a profité de la situation d’interrègne en Syrie pour investir encore un peu plus avant la région du Golan, et a imposé au Hezbollah un retrait d’une trentaine de kilomètres au nord de la frontière – ce qui correspond  (plus ou moins, je ne connais pas précisément les distances) à la ligne de la revendication territoriale de 1919… Le défaut de ce livre tient à ses qualités : il est extrêmement touffu et bourré d’informations – si bien que l’on a parfois un peu de mal à s’y retrouver, et qu’il n’est pas facile à lire d’une traite. Mais toutes ces informations, ces chronologies, ces portraits et surtout ces cartes en font cependant une très bonne boîte à outils que l’on fera bien de garder à portée de main afin de s’y référer pour mettre l’actualité en perspective.

La Conquête de la Palestine vient très utilement en renfort, en quelque sorte, de la lecture du premier. Car il propose une narration beaucoup plus synthétique. « [Ce] n’est pas une histoire du conflit entre Israël et la Palestine, prévient son auteur d’entrée de jeu. Il n’aborde qu’un seul aspect de ce conflit, qui est le plus central : l’histoire de ma mainmise graduelle du mouvement sioniste sur la terre de Palestine. » De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans : le sous-titre est assez éloquent à cet égard. Le livre, qui se lit vite et facilement (160 pages en style alerte et sans jargon), répond d’une autre manière à la même urgence qu’Israël Palestine : défaire la forgerie de la hasbara (la propagande israélienne) qui voudrait faire accroire que « l’histoire [de Gaza] commence le 7 octobre ». Il est ainsi organisé en deux parties : tout d’abord, l’histoire de cette « guerre de cent ans » (jusqu’au 7 octobre), puis « Un autre regard sur le conflit » (après le 7 octobre). Je trouve particulièrement utile la première partie (la seconde est également très intéressante, mais probablement moins originale en ce qu’elle aborde des questions qui ont déjà été soulevées dans plusieurs ouvrages dont j’ai moi-même rendu compte ici[3] ou/et qui sont mentionnés dans la « bibliographie non-exhaustive » de l’école de philo. Le tour de force, si j’ose dire, de cette première partie est de donner une vision d’ensemble claire et précise de la conquête de la Palestine par le mouvement sioniste (et ses premières institutions proto-étatiques) appuyé sur l’Empire britannique d’abord, puis par l’État d’Israël soutenu par l’ensemble de la communauté internationale à ses débuts (vote majoritaire de l’Assemblée générale de l’ONU en 1947), puis par le seul ensemble occidental (Europe-États-Unis), qui a lui aussi tendance à se restreindre mais qui suffit encore largement à assurer la supériorité militaire à son protégé. J’aurais tendance à dire qu’il faudrait le lire avant ou en même temps que Palestine Israël, car sa présentation synthétique de l’histoire et des enjeux actuels rend plus facilement accessible la multitude d’informations détaillées fournies par le premier.

Voici quelques années déjà qu’est paru le livre de Khalil Tafakji (avec Stéphanie Maupas) 31° Nord 35° Est. Chroniques géographiques de la colonisation israélienne[4]. Né après la Nakba, c’est un enfant de Jérusalem. Membre de la délégation palestinienne lors des pourparlers de paix et directeur du département de cartographie de la Société d’études arabes, Khalil Tafakji a sillonné son pays, la Palestine, pendant trente ans et cartographié la colonisation des Territoires occupés. En 1995, au moment des « accords » d’Oslo, il avait été invité à Jéricho par Yasser Arafat qui voulait prendre connaissance de ses recherches sur la l’état de la colonisation israélienne.

Plus je progressais dans ma démonstration, raconte-t-il, plus mes auditeurs se raidissaient. Le futur chef de l’Autorité palestinienne balançait nerveusement ses jambes, et je pouvais percevoir un léger tremblement sur ses lèvres. Il me fusilla du regard lorsque j’annonçai : « Je ne sais pas si quelqu’un vous a promis un État, mais je parle à partir des cartes et, si l’on regarde les cartes, il n’y a pas d’État palestinien… Vous n’avez rien. »

La suite lui a malheureusement donné, et continue de lui donner raison. L’intérêt de son livre est de montrer la mécanique concrète de la colonisation, à ras de terre si l’on peut dire, mais aussi à « ras de murs », dans Jérusalem, entre autres. Il réside aussi dans la découverte d’un « honnête homme », qui ne se paye pas de mots mais accomplit un travail aussi indispensable que discret. Une personnalité attachante dont on apprit l’arrestation et le saccage de ses bureaux – et de ses cartes – par la police israélienne en juillet 2020, peu de temps après la parution de son livre en France – coïncidence ? D’après les dernières déclarations que j’ai pu lire de lui (en juin dernier, sur les plans d’annexion de la Cisjordanie de Smotrich, le ministre des finances fasciste de Netanyahou), il semble qu’il soit « libre » (si l’on peut dire cela d’un Arabe palestinien en Israël aujourd’hui) et toujours actif.

Voici maintenant un petit livre : Palestine. Pour un féminisme de libération[5]. Professeure et militante palestinienne vivant aux États-Unis, son auteure, Nadia Elia, tout en déconstruisant les associations fallacieuses entre antisionisme et antisémitisme, veut ici rappeler la place des femmes et des personnes queers dans la lutte de libération de la Palestine. Extrait :

Sur le plan théorique, il est accepté que l’hypermilitarisme, l’occupation et le colonialisme de peuplement sont inévitablement accompagnés de violence fondée sur le genre. Le langage même que nous utilisons pour désigner les actes d’appropriation des terres reflète cette violence. Pensons à l’expression « pénétrer en terre vierge », assez courante à l’époque de la conquête européenne du continent africain, ou au « viol de Gaza », que nous entendons à chaque assaut israélien sur la région assiégée. Et les hommes dont la terre est conquise sont considérés comme « émasculés », puisque leur incapacité à protéger la terre signifierait qu’ils sont « efféminés ». Il s’agit d’un langage de domination et de violence hautement sexualisé. Bien sûr, nous sommes malheureusement habitué·es aux termes « pillage » et « incendie » qui accompagnent la conquête, et nous savons que les femmes sont des « butins de guerre ». Où que nous regardions, la violence fondée sur le genre est une partie intégrante du colonialisme de peuplement. En tant que puissance d’occupation militaire brutale qui étend illégalement ses colonies, Israël ne fait pas exception à ce constat. Plus précisément, si Israël considère une certaine population – soit une population autochtone  occupée, dépossédée, et privée de ses droits – comme une « menace démographique », alors son attitude est à la fois raciste et genrée.

Le contrôle raciste de la population repose spécifiquement sur la violence contre les femmes. Il n’est donc pas surprenant que Mordechai Kedar, un ancien officier de renseignement militaire israélien devenu universitaire, suggère de manière pragmatique que « violer les femmes et les mères des combattants palestiniens » dissuaderait les militants du Hamas d’attaquer. De même, la députée israélienne Ayelet Shaked a ouvertement appelé au meurtre d’enfants palestiniens, en affirmant que les femmes palestiniennes doivent aussi être tuées, car elles donnent naissance à de « petits serpents ».

Pour autant, Nadia Elia refuse les discours qui parlent de nombres disproportionnés de victimes femmes et enfants :

En réalité, chaque politique israélienne, chaque assaut israélien, chaque massacre peut être nommé « Opération tuez tout le monde » : hommes, femmes, enfants, personnes âgées, hétérosexuelles et LGBT+, chrétiennes et musulmanes. Le féminisme ne devrait pas s’intéresser à un seul segment de la population, et ignorer d’autres communautés opprimées ; l’ensemble des Palestinien·nes sont opprimé·es par Israël. […]

Même si nous nous concentrons sur la manière dont les politiques d’Israël affectent les femmes, les enfants et les personnes queers de la Palestine, nous devons garder à l’esprit que le féminisme intersectionnel ne se limite pas à améliorer les conditions de certaines personnes en particulier. L’ensemble des Palestinien·nes souffrent de l’occupation israélienne, tout comme l’ensemble des Autochtones d’Amérique ont souffert du vol de cette terre par l’Europe, et tout comme l’ensemble des Afro-Américain·es ont souffert de l’esclavage et continuent de souffrir du racisme institutionnel et de la violence structurelle.

J’ai encore dans ma musette le dernier numéro (25, sorti en novembre 2024) de la Revue du Crieur – dernier au deux sens du terme : le dernier en date, mais aussi le dernier tout court, puisque cette revue publiée depuis 2015 par les éditions La Découverte et Mediapart a choisi de tirer sa révérence. Dommage, c’était une revue intéressante qui donnait toujours de quoi penser… Son dernier numéro, donc, ne déroge pas à la règle et consacre un dossier conséquent à « La solitude de Gaza ».

Thomas Vescovi donne un article sur les opposants israéliens à la guerre : traumatisés comme le reste de la société israélienne par l’attaque du 7 octobre 2023, les militants pacifistes, progressistes ou révolutionnaires doivent se positionner face à la guerre – mais comment s’opposer, en Israël, à une opération militaire soutenue par l’ensemble de la société ? Thomas Vescovi enquête ainsi sur un « camp de la paix déboussolé mais toujours existant ». Meryem Belkaïd, elle, décrit le « bras de fer mondial autour de la colonialité d’Israël », qui fait l’objet d’un débat acharné. Invisibilisée par les défenseurs de la politique israélienne, qui taxent d’antisémitisme tout regard critique sur l’histoire d’Israël, elle est au cœur due l’argumentation des militants de la cause palestinienne, qui s’appuient notamment sur l’historiographie du colonialisme de peuplement. Marion Slitine s’intéresse à l’aspect culturel, plus exactement de « culturicide » de la guerre contre Gaza. « Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence » , a osé Yoav Gallant, ministre israélien de la Défense, le 9 octobre 2023. On a encore parlé, à la fin de l’année 2024 et au début 2025, de la destruction ou de la mise hors service des derniers hôpitaux de Gaza. Il faut y ajouter la destruction systématique des universités, des lieux de culte musulmans et chrétiens, des sites patrimoniaux – monuments anciens, musées, archives : c’est le traitement réservé aux « animaux humains ». Marion Slitine conclut ainsi son article :

Ce qui se passe en Palestine – et à Gaza en particulier – est un acte qui va au-delà de la destruction physique et qui s’apparente bel et bien à un génocide culturel. Le musellement des voix créatives palestiniennes s’intègre à une politique générale visant à briser également les Palestiniens sur le plan psychique et émotionnel et s’inscrit dans un processus colonial de destruction qui suppose l’annihilation de l’identité palestinienne. En coupant le peuple palestinien de sa propre culture, en tentant de rompre les liens entre son passé et son présent, Israël cherche à effacer tous ses horizons et à le déposséder de son avenir, tout en créant de nouveaux traumatismes qui perdureront sur des générations.

Ce dossier comprend aussi un article passionnant d’Eyal Weizman : « Génocides en miroir. Une histoire allemande » Au printemps 2024, alors qu’Israël écrasait la bande de Gaza sous les bombes, Weizman enquêtait en Namibie pour son organisation Forensic Architecture sur les traces du génocide perpétré par l’Allemagne en 1904 contre les Ovaherero (plus connus en Europe comme « Herero ») et les Nama, dans sa colonie qu’elle nommait Sud-Ouest africain – la future Namibie. Cent vingt ans après ce qui fut probablement le premier génocide du XXe siècle, le 11 janvier 2024, l’Afrique du Sud attaquait Israël devant la Cour internationale de justice à la Haye pour ses actions de « nature génocidaire » contre les Palestiniens. Les avocats qui présentaient la requête estimaient alors le nombre de morts palestiniens à 23 000[6] et mentionnaient la destruction de toutes les infrastructures de vie, dont les écoles et les hôpitaux, et le déplacement forcé de la quasi-totalité de la population de Gaza. Israël se défendit le lendemain en objectant  que « si actes de génocide il y a[vait], ils [avaie]nt été perpétrés contre Israël ».

Moins de deux heures après qu’Israël eut rendu ses conclusions, écrit Weizman, l’Allemagne se jeta à son secours en annonçant qu’elle intervenait en tant que « tierce partie ». Tout pays signataire de la Convention sur le génocide de 1948 peut en effet présenter des arguments en vue de trancher un contentieux concernant l’interprétation du traité. […]

Un porte-parole de Berlin déclara qu’« à la lumière de l’histoire de l’Allemagne et du crime contre l’humanité – la Shoah –, le gouvernement fédéral se [considérait] comme particulièrement attaché à la Convention de Genève ». En d’autres termes, l’Allemagne estimait détenir une expertise sur ces questions qui lui permettait d’affirmer que les accusations contre Israël n’avaient « strictement aucun fondement » […]

Le 13 janvier 2024 […], le président de la Namibie, Hage Geingob […] rétorqua que l’Allemagne ne pouvait se prévaloir « moralement de son attachement à la Convention de Genève sur le génocide […] dans la mesure où elle apporte son soutien à l’équivalent d’un holocauste et d’un génocide à Gaza ». Il ajouta que l’on attendait toujours du gouvernement allemand qu’il « reconnaisse pleinement le génocide commis sur le sol namibien ».

C’est précisément ce dernier génocide, et la façon dont on en a effacé les traces, que Weizman a été documenter en Namibie. Forensic Architecture s’est en effet engagée depuis plusieurs années à assister les représentants des Ovaherero et des Nama dans leurs recherches pour localiser les anciens villages détruits lors du génocide, de même que les camps de concentration et les charniers, dans le but de pouvoir présenter une demande de préservation de ces sites, de réparations et de restitution des terres. En effet, il faut savoir que bien souvent, ce sont des descendants de la « Schutztruppe », soit la milice qui perpétra les massacres, qui possèdent les fermes et les terres agricoles installées sur ces sites…

On ne peut qu’être frappé, écrit encore Weizman, par les « préoccupantes similitudes entre ce qui s’est joué dans le Sud-Ouest et ce qui se joue aujourd’hui à Gaza », ainsi que Didier Fassin l’a noté quelques semaines après l’attaque du 7 octobre 2023.

C’est une autre de ces similitudes entre les génocides que souligne Mona Chollet dans le « Petit traité de déshumanisation des Palestiniens » qui ouvre ce dossier du Crieur : « Commettre un génocide, dit-elle, implique toujours de commencer par dénigrer la population dont on veut se débarrasser, de la présenter comme une nuisance, comme une menace. » Et de passer en revue les discours haineux et racistes diffusés par la propagande israélienne et complaisamment repris par les médias et les dirigeants politiques occidentaux. Discours qui ont bien souvent atteint leur but : déréaliser la violence déchaînée par l’armée israélienne contre les Palestiniens de Gaza (et de Cisjordanie). Ainsi, dit-elle,

Face à ceux qui expriment leur épouvante devant les crimes perpétrés à Gaza, le premier réflexe de beaucoup de gens est de les soupçonner d’antisémitisme. Cela dit bien l’inconsistance désespérante à laquelle ces crimes restent confinés dans leur esprit, et leur incapacité à percevoir les Palestiniens comme des êtres humains à part entière, avec une individualité, une sensibilité, une valeur, des droits élémentaires ; comme des gens qui aiment, réfléchissent, souffrent, rêvent, et qui méritent la considération, la protection, la liberté, la justice.

Afin de prendre conscience de cette réalité, il n’est rien de plus efficace que de lire deux livres récemment parus dans la collection dirigée par Orient XXI chez les amis de Libertalia : le Journal de bord de Gaza de Rami Abou Jamous et Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza[7].

Journaliste palestinien de 46 ans vivant à Gaza, Rami Abou Jamous tient depuis février 2024 ce « journal de bord » publié chaque semaine sur Orient XXI.

[L]e génocide, mot prononcé sans hésitation[8], écrit Pierre Prier[9] dans sa présentation, Rami l’illustre […] en racontant sa propre histoire et celle de sa famille, son épouse Sabah, leur fils Walid, âgé de 3 ans, et les trois fils de Sabah, Moaz, Sajid et Anas, nés d’un premier mariage. Après le 7 octobre, ils entament un itinéraire sans but  qui les conduit dans des « cages », selon sa propre expression, de plus en plus exiguës : expulsés sous les balles de leur appartement de Gaza en même temps que des dizaines de milliers de Gazaouis, ils trouvent refuge dans une seule pièce à Rafah, la ville frontière avec l’Égypte, au sud, qu’ils doivent quitter en catastrophe sous la menace des chars israéliens pour planter une tente à Deir El-Balah, dans le centre de la bande, sur le terrain appartenant à un ami. Leur espace se rétrécit encore avec l’arrivée de nouveaux déplacés.

Rami Abou Jamous décrit sans détour la « non-vie » qui est devenue la sienne, où le mot « humiliation » revient comme un leitmotiv. L’humiliation de ne pouvoir acheter du poulet à un enfant qui a faim, l’humiliation de vivre sous une tente[10] avec les mouches et les serpents, l’humiliation de vivre de plus en plus en haillons, avec un seul pantalon qui se déchire. Il est à la fois l’observateur et le sujet. Il fait partie de la catastrophe, et il a décidé qu’il ne pouvait plus la décrire de l’extérieur, comme si elle ne lui arrivait pas à lui aussi. Avec l’obsession de garder malgré tout la dignité, vertu enseignée par son père. Même si pour cela Rami a dû, comme il le dit « sacrifier sa vie privée ». le prix à payer est élevé quand on appartient à une société conservatrice qui place très haut la pudeur et le respect de l’intimité familiale. […]

Au-delà du témoignage, la langue de Rami Abou Jamous ajoute un chapitre à l’histoire de l’anéantissement, auprès de Primo Levi ou d’Imre Kertész.

Et Pierre Prier cite un passage du Journal qui m’avait moi-même frappé lorsque je l’avais lu en ligne sur Orient XXI[11] :

Cette guerre, c’est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne… Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu’un est éjecté du mixeur parce qu’il est mort. Mais nous on reste là, dans le mixeur. Il nous mixe dans la misère et la peur, dans l’inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n’arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent.

Il faut absolument lire ces chroniques poignantes, pleines de colère, d’angoisse et de tendresse, qui restituent « aux Palestiniens leur identité, leur humanité, leurs souffrances et leurs cauchemars , mais aussi leurs rêves et leur attachement à la vie[12] ».

Le Journal de bord de Gaza a remporté deux récompenses au prix Bayeux des correspondants de guerre le 12 octobre 2024 : le prix de la presse écrite et le prix du quotidien Ouest-France.

Les Poèmes de Gaza sont une lecture tout aussi indispensable, me semble-t-il. Voici un extrait de la préface de la traductrice Nada Yafi, qui peut d’ailleurs aussi bien s’appliquer au journal de bord de Rami Abou Jamous, même s’il peut paraître plus prosaïque au premier abord.

Dans la langue arabe, le même mot chahada signifie à la fois « martyre » et « témoignage[13] ». Face à une offensive qui s’en prend aux forces de l’esprit autant qu’aux moyens de subsistance, en visant tant les habitations, les hôpitaux, les services sociaux que les lieux de culte et de culture, écoles, universités, théâtres, archives et musées, et jusqu’aux cimetières, lieux de mémoire, en ciblant pareillement, parmi les civils, médecins, intellectuels et journalistes, eh bien face à une telle entreprise éradicatrice, la pensée poétique est à sa manière un acte de résistance, qui s’oppose à la volonté d’annihiler un peuple, une patrie. La poésie est alors un message qui transcende la mort.

La mort a emporté Refaat Alareer le 6 décembre 2023 lors d’un bombardement israélien sur Gaza. Si vous avez tant soit peu suivi l’actualité de Gaza, vous avez probablement déjà lu ce poème, écrit en novembre 2023. Nous terminerons cette revue d’écrits de et sur la Palestine avec lui.

S’il est écrit que je dois mourir
Il vous appartiendra alors de vivre
Pour raconter mon histoire
Pour vendre ces choses qui m’appartiennent
Et acheter une toile et des ficelles
Faites en sorte qu’elle soit bien blanche
Avec une longue traîne
Afin qu’un enfant quelque part à Gaza
Fixant le paradis dans les yeux
Dans l’attente de son père
Parti subitement
Sans avoir fait d’adieux
À personne
Pas même à sa chair
Pas même à son âme
Pour qu’un enfant quelque part à Gaza
Puisse voir ce cerf-volant
Mon cerf-volant à moi
Que vous aurez façonné
Qui volera là-haut
Bien haut
Et que l’enfant puisse un instant penser
Qu’il s’agit là d’un ange
Revenu lui apporter de l’amour

S’il était écrit que je dois mourir
Alors que ma mort apporte l’espoir
Que ma mort devienne une histoire

Le 11 janvier 2025, franz himmelbauer, pour Antiopées

[1] Philippe Rekacewicz & Dominique Vidal, Palestine Israël. Une histoire visuelle, Le Seuil, 2024.

[2] Rachad Antonius, La Conquête de la Palestine. De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans, éd. Écosociété (Montréal, Québec), 2024.

[3] Voir, entre autres : https://antiopees.noblogs.org/post/2024/10/06/if-not-now-when/

[4] Khalil Tafakji (avec Stéphanie Maupas), 31° Nord 35° Est. Chroniques géographiques de la colonisation israélienne, éd. La Découverte, 2020.

[5] Nadia Elia, Palestine. Pour un féminisme de libération, éd. du Remue-ménage, (Montréal, Québec), 2024.

[6] Aujourd’hui (début janvier 2025) ce nombre s’élève à 46 000 selon les autorités de Gaza, et de nombreux observateurs disent que la mortalité directe et indirecte (maladies, malnutrition, fausses couches et mortalité infantile) peut être plutôt estimée à 300 000, soit 10 à 12% de la population de Gaza. Voir « Un projet génocidaire », interview du Dr Ghassan Abu Sittah, sur le site de l’Agence médias Palestine.

[7] Rami Abou Jamous, Journal de bord de Gaza, éd. Libertalia, coll. Orient XXI, 2024, et Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza, édition bilingue arabe-français, textes sélectionnés et traduits par Nada Yafi, Libertalia, coll. Orient XXI, 2024.

[8] Rami utilise aussi le mot « Gazacide ». Voir le titre de sa chronique du 26 septembre 2024 : « Pour qualifier ce qui se passe, je ne trouve que “Gazacide”. »

[9] Ancien correspondant en Israël-Palestine, membre du comité de rédaction d’Orient XXI.

[10] Encore la tente est-elle presque un luxe par rapport aux pauvres morceaux de plastique sous lesquels beaucoup d’autres sont contraints de « s’abriter » – les guillemets sont de rigueur, comme l’hiver qui est arrivé à Gaza. Il ne faut pas chercher très longtemps sur le web pour trouver des images d’abris inondés par la pluie au milieu de « camps » envahis par la boue. Rami décrit aussi le manque d’habits – et le froid qui fait grelotter tout le monde, hommes, femmes et enfants qui subissent aussi la malnutrition.

[11] Extrait du Journal daté du 1er juin 2024 : « Une tornade qui tourne, qui tourne, qui nous emporte. »

[12] Extrait de la préface de Leïla Shahid (déléguée générale de Palestine en France 1993-2005).

[13] Même origine du mot français – même si le sens a désormais changé. Le mot vient du latin ecclésiastique martyr : « qui a souffert de la torture et est mort pour attester la vérité de la religion chrétienne ».  Il s’agit, selon le Dictionnaire historique de la langue française (Robert), « d’un emprunt au grec martur, forme tardive pour martus, marturos « témoin » (dans la langue juridique), puis, chez les auteurs chrétiens, “celui qui témoigne de la vérité par son sacrifice”. »

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… et la santé, surtout !

Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence que l’Antiquité grecque a complètement méconnues, écartant la foi jurée où elle voyait une vertu fort rare et négligeable, et rangeant l’espérance au nombre des illusions pernicieuses de la boîte de Pandore. C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur « bonne nouvelle » : « Un enfant nous est né. » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne[1])

2024 s’est mal terminée, et 2025 s’annonce pire. Grosse chute de moral ces jours-ci, entre fêtes[2] et mauvaises nouvelles. Mauvaises au sens fort. L’enfant qui nous est né est mort aussitôt après, de froid à Gaza[3] ou noyé au large de Lampedusa[4]. Enfants assassinés par les murs, les mots et les bombes. Assassinés une deuxième fois par le silence des médias, qui ont préféré se focaliser autour 1) du « miracle » syrien (ou la chute d’un dictateur complaisamment toléré depuis des décennies par le concert des nations) 2) d’une tuerie à Magdebourg (perpétrée par un islamophobe proche des néonazis de l’AFD, laquelle a aussitôt transformé la signification de l’événement en charge contre les réfugiés et le soi-disant laxisme des autorités à leur égard) et 3) d’une autre (tuerie) dans le « Vieux Carré » (ou « Quartier français ») à la Nouvelle-Orléans (même tentative de l’innommable Président américain, de transformer la signification de l’événement en menace contre les migrants, et aussi, même « mode opératoire », pour parler comme un flic : en grosse bagnole bien lourde pour écraser un max de gens).

Le moral ne s’arrange pas quand j’entends ces jours-ci la radio me débiter la même litanie : des dizaines de morts à Gaza[5] (et/ou en Cisjordanie), les derniers hôpitaux mis hors d’usage par l’armée israélienne, mais « on n’a jamais été aussi proche d’un accord de cessez-le-feu » – si, si, je vous jure que c’est vrai – enfin, que c’est bien ce que j’ai entendu. Pendant ce temps, l’innommable Premier ministre d’Israël a bénéficié, lui, de tous les soins médicaux nécessaires pour se faire enlever la prostate. Et comme j’ai l’esprit chagrin en ce début d’année, j’ai un peu de mal avec les « Meilleurs vœux » et autres « Et la santé, surtout ! » que l’on m’adresse au détour des rues de la petite ville où j’habite. Je réponds de même, mais n’en pense pas moins… Quoi ? Hé bien, que nous sommes mal barrés, toustes autant que nous sommes. J’en entends qui protestent : « Ah non, pas moi, pas nous, je fais, on fait ceci et cela ! » Ok, je veux bien me contenter de m’adresser des reproches à moi-même, et d’en rajouter sur le thème – « Tu emm… tout le monde avec tes jérémiades, tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même et à te bouger le cul pour te sortir de ta spirale dépressive. »

La difficulté à laquelle je fais face, et que je cherche à contourner, c’est que je ne vois guère de « bonne nouvelle » poindre à l’horizon… Je ne peux tout de même pas me contenter de suivre la course « haletante » (ou « passionnante », dixit France Info, ou peut-être France Inter, ou les deux, va savoir) à laquelle se livrent les deux marins en tête de cette compétition dont je veux oublier le nom – si vous le tapez sur un moteur de recherche, vous tombez sur le logo du département de la Vendée, longtemps coaché par l’innommable Philippe de Villiers, auquel succéda un tout aussi innommable : Bruno Retailleau ! Hé oui, une vraie pépinière de fachos, ce bled. Même plus qu’on ne se l’imagine : ce logo, donc, est inspiré de l’emblème du sacré cœur de Jésus, ou du Christ-Roi, soit un double cœur surmonté d’une croix (plus de couronne pour le moment, ce serait anachronique en temps d’« arc républicain », lequel, comme chacun sait, comprend tous les partis politiques sauf la France insoumise. Bref. Ce logo, disais-je, était déjà celui des chouans en guerre contre… la République, justement, et il fut adopté par le dit département de la Vendée le 20 octobre 1943. Avec la couronne. En 1943. Pardon, j’ai roté.

2025… C’était le titre sur cinq colonnes à la une de La Provence du 1er janvier : 2025, sur un vague fond de feu d’artifice. De la pure info, quoi. Accompagnée d’un édito audacieusement titré : « En mouvement » par l’inénarrable Olivier Biscaye, « directeur de la rédaction ». « 2025, enfin ! Tourner la page n’aura jamais autant été espéré. » Ça commence comme ça. Quelle page ? Jusqu’ici, comme dit plus haut, on ne voit guère ce qui pourrait justifier l’emploi de cette expression. Ou alors, il y a la même chose sur chaque page – ce qui est d’ailleurs un peu le cas de ce quotidien régional que la France entière nous envie : si l’on prenait un numéro de l’an passé et un de cette année, en occultant les dates, on n’aurait peut-être du mal à deviner lequel est de quand. Suite de l’édito : « Malgré la parenthèse enchantée des Jeux olympiques… », alors celle-là, de parenthèse enchantée, c’est devenu le pont aux ânes obligé de tous les marronniers de la fin 2024 – les « rétrospectives », hein, comme s’il s’était passé quelque chose qui valait la peine qu’on y revienne oups pardon c’est la spirale dépressive qui se repointe. Ici , elle est complétée (la parenthèse) par : « … et ses jours de fierté collective » – hé, ho ! on n’a pas gardé les cochons ensemble, hein ! De qui se prétend-il porte-parole, çui-là ? je t’en foutrai, de la fierté ! alors que se profilent d’abracadabrantesques jeux olympiques d’hiver à nous fourgués par les innommables Wauquiez et Muselier, respectivement présidents de la région Auvergne Rhône-Alpes et Provence Côte d’Azur (oui, je sais, il aimerait bien qu’on dise Région Sud, mais le Sud vaut tellement mieux que ça !). Biscaye persévère en évoquant une année 2024 cauchemardesque « pour la France ». Et c’est quoi le cauchemar ? C’est « le monde politique » et ses « jeux » qui « ont écarté des radars l’essentiel, les Français et leurs préoccupations, les Français et leurs attentes de solution concrètes pour leur quotidien, les Français et leur désir d’une nouvelle voie cohérente et utile. » Ô Bonne Mère, quel charabia[6] ! Le Rodolphe Saadé[7], là, qui a nommé cette figure d’anchois à la tête de son canard, il ferait bien de lui dire de ranger son stylo (il pond des éditos tous les jours !), vu qu’il l’a nommé pour faire remonter les recettes publicitaires – et faire plus de blé donc et donc pas pour assommer les lecteurs avec cette espèce de langue de bois sans couleur et sans saveur qui envahit tous les espaces médiatiques. « Les Français » – tu sais ce qu’ils te disent, les Français, et aussi, et surtout les pas-Français ? Bon je vous passe le reste, c’est du même tonneau… Par contre, je ne vais pas vous épargner un aperçu des pages 2 et 3  du même numéro de La Provence : « Dans le viseur 2025. 10 rendez-vous à ne pas manquer ». Sur ces trucs « à ne pas manquer », sept relèvent assez directement de ce que l’on pourrait appeler la mise en spectacle réglé (comme on dit la mise en coupe réglée) de la région, avec deux événements de « patrimonialisation », élément indispensable à l’industrie touristique : une expo Cézanne à Aix-en-Provence et l’espérée obtention du label « Grand site de France » pour les gorges du Verdon ; un événement sportif (c’est pas beaucoup, mais on a eu la « parenthèse enchantée », hein, et puis on ne sait jamais ce que va faire l’OM) :  le Tour de la Provence, dont on nous nous dit qu’il se terminera à Arles et « passera une nouvelle fois devant [la très capitalisto-artistique tour] Luma », photo de vélocipédistes devant la chose à l’appui ; le procès pour blanchiment du « Petit bar » – une histoire de bandits corses, c’est bon pour le tirage, ça, coco !; dans le même genre, le tournage de Pax Massilia saison 2 – genre flics contre/et dealers ; justement, à propos de deals en tous genres, les « rencontres économiques d’Aix », dont j’apprends à l’occasion que la vingt-quatrième édition a réuni l’an passé plus de 7 000 participants et 360 intervenants de 45 pays « sans oublier le million de connexions à distance », et tout ça au mois de juillet, quand on pouvait se prélasser à l’ombre d’un tilleul en sirotant un pastis – ces gens sont vraiment dingos ; l’extension des lignes de tramway marseillaises qui sera inaugurée en septembre ; et enfin, le spectacle dit « vivant » (hum…) : la trentième édition des Suds à Arles (« musiques du monde »), le doublé d’Ed Sheeran au Vel’, il n’y était pas encore venu, pensez donc !, et Will Smith au théâtre d’Orange, dont on nous dit que la billetterie ayant été prise d’assaut dès son ouverture début décembre [pour le 31 juillet], une seconde date a été rapidement rajoutée [le 1er août].

En somme, que demande le peuple (selon La Provence) ? Et j’aurais le front de me plaindre, après ça ? Ingrat que je suis !

Baste. Finissons-en, au moins pour ce début d’année, avec ces lamentations. Je viens justement, pendant que j’écrivais ces lignes, de recevoir la lettre d’information de l’Association des Ami·e·s de Maurice Rajsfus[8]. Attention pub !

C’est la lettre n° 22, ce qui ne peut manquer de faire sourire quand on sait que Maurice consacra toute son énergie militante à dénoncer les agissements de la police… Au sommaire : le rappel de la réédition en numérique, déjà téléchargeable gratuitement, du livre Le Pen en gros et en détail. Mais aussi, à partir du 15 janvier, celle du recueil de textes de Maurice Rajsfus et Jean-Luc Einaudi : Les Silences de la police, initialement paru à l’Esprit Frappeur en octobre 2001. Voici comment Maurice le présentait lors de sa sortie[9] :

Au début de l’année, la Préfecture de police de Paris a eu le bon goût de publier un livre intitulé La Préfecture de police au service des Parisiens 1800-2000. Il se trouve que dans cet ouvrage confidentiel, distribué comme cadeau aux entreprises, on a fait ressortir les hauts faits de la police et non les zones d’ombre, et notamment la rafle du 16 juillet 1942 au cours de laquelle 7 000 policiers parisiens ont arrêté 7 000 juifs et le massacre des Algériens le 17 octobre 1961 où plus de 200 Algériens furent tués. Je ne crois pas que l’on puisse raisonner en terme d’échelle : c’était plus grave en 1942 qu’en 1961 ; le problème c’est de savoir si la police est attachée à un service de maintien de l’ordre, de sécurisation ou des tâches de recherche criminelle. Je crois même qu’il y a des circonstances aggravantes en 1961. En 1942, les policiers français ont livré des milliers de juifs à la Gestapo alors qu’en 1961, ils ont été directement les assassins.

On trouve aussi dans cette lettre d’information deux textes de Maurice, extraits de son ouvrage publié en 1987 , Retours d’Israël. « Rédigés il y a maintenant presque 40 ans, ces lignes continuent de résonner avec force, alors que la situation en Israël-Palestine n’a jamais été aussi dramatique depuis la Nakba » dit la Lettre d’information dans sa présentation. Quant à Maurice, en 1984, de retour d’un séjour en Israël, voici ce qu’il écrivait – entre autres : « Oui, décidément, en Israël, les Juifs sont devenus un peuple comme les autres : leurs fascistes sont désormais institutionnalisés. Il ne sera plus possible de les montrer du doigt en plaisantant sur leur originalité.  En Israël, la banalisation a été conduite à son terme. » Et aujourd’hui, j’ajouterai que cette banalisation – cette fascisation – est devenue extrêmement virulente et contagieuse. Car Israël n’est pas pour rien dans la montée des nouveaux fascismes un peu partout en Europe et ailleurs.

D’autre part, après le décès intervenu le 29 décembre de Marcel-Francis Kahn, la lettre d’infos republie, comme l’a fait également Mediapart, une tribune intitulée « En tant que juifs… » publiée dans Le Monde en 2000 et signée par plusieurs dizaines de personnalités dont Maurice Rajsfus et Marcel-Francis Kahn pour protester, une fois de plus, contre la politique israélienne, après la provocation d’Ariel Sharon sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem, qui avait allumé la mèche de la seconde Intifada. Il me semble qu’il vaut la peine de relire ce texte :

CITOYENS du pays dans lequel nous vivons et citoyens de la planète, nous n’avons pas de raisons ni pour habitude de nous exprimer en qualité de juifs.

Nous combattons le racisme, dont, bien sûr, l’antisémitisme sous toutes ses formes. Nous condamnons les attentats contre les synagogues et les écoles juives qui visent une communauté en tant que telle et ses lieux de culte. Nous refusons l’internationalisation d’une logique communautaire qui se traduit, ici même, par des affrontements entre jeunes d’une même école ou d’un même quartier.

Mais, en prétendant parler au nom de tous les juifs du monde, en s’appropriant la mémoire commune, en s’érigeant en représentants de toutes les victimes juives passées, les dirigeants de l’État d’Israël s’arrogent aussi le droit de parler, malgré nous, en notre nom. Personne n’a le monopole du judéocide nazi. Nos familles ont eu leur part de déportés, de disparus, de résistants. Aussi le chantage à la solidarité communautaire, servant à légitimer la politique d’union sacrée des gouvernants israéliens, nous est-il intolérable.

Dans l’escalade de la violence, des actes inadmissibles sont commis des deux côtés. C’est hélas le lot de toute logique de guerre. Mais les responsabilités politiques ne sont pas également partagées. L’État d’Israël dispose d’un territoire et d’une armée. Les Palestiniens des territoires occupés et des camps de réfugiés sont condamnés à vivre sous tutelle, avec une économie mutilée et dépendante, dans une société estropiée, sur un territoire en lambeaux, lacéré de routes stratégiques et semé de colonies israéliennes.

Si la provocation calculée d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées, avec le soutien d’Ehud Barak, a pu mettre le feu aux poudres, c’est que la situation était déjà explosive du fait des manœuvres dilatoires dans l’application des accords d’Oslo, de la poursuite de la colonisation israélienne des territoires, du refus de reconnaître un État palestinien dont la proclamation est sans cesse différée. Il n’est pas surprenant que ces humiliations et ces frustrations accumulées aboutissent à la révolte d’un peuple. Un pas peut-être irréversible est en train d’être franchi. La provocation symbolique d’Ariel Sharon, en accentuant le caractère confessionnel des affrontements au détriment de leur contenu politique, favorise la montée en puissance de forces religieuses extrêmes au détriment des partisans de la paix et d’une Palestine et d’un Israël laïques. Une course au désastre est engagée. Une guerre civile se profile en Israël même entre juifs et arabes israéliens.

Ce n’est pas bien que juifs, mais parce que juifs que nous nous opposons à cette logique suicidaire des paniques identitaires. Nous refusons la spirale mortelle de l’ethnicisation du conflit et sa transformation en guerre de religions. Nous refusons d’être cloués au mur des appartenances communautaires.

Partisans de la fraternité judéo-arabe, nous réclamons la relance d’un processus de paix qui passe nécessairement par l’application des résolutions de l’ONU, par la reconnaissance d’un État palestinien souverain et du droit au retour des Palestiniens chassés de leur terre. C’est par là que la coexistence pacifiée de différentes communautés culturelles et linguistiques sur un même territoire peut devenir possible.

Signataires : Raymond Aubrac, Nurith Aviv, Eliane Benarrosh, Miguel Benassayag, Daniel Bensaïd, Haby Bonomo, Irène Borten, Rony Brauman, Suzanne de Brunhoff, Gérard Chaouat, Bernard Chapnik, Jimmy Cohen, Alain Cyroulnik, Philippe Cyroulnik, Sonia Dayan-Herszbrun, Régine Dhoquois-Cohen, Ruy Fausto, Arie Finkelstein, Jean-François Godchau, Jean Harari, Isaac Johsua, Samuel Johsua, Esther Joly, Janette Habel, Gisèle Halimi, Norbert Holcblat, Marcel-Francis Kahn, Pierre Khalfa, Hubert Krivine, Daniel Liebman, Michaël Löwy, Henri Maler, Sheila Malouany, David Mandel, Marie-Pierre Mazeas, Christophe Otzenberger, Maurice Rajsfus, Jean-Marc Rosenfled, André Rosvègue, Suzanne Saltiel, Catherine Samary, Laurent Schwartz, Michèle Sibony, Corinne Sibony, Daniel Singer, Stanislas Tomkiewicz, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Voloch, Richard Wagman, Michèle Zemor, Patrick Zylberstein.

Et pour finir, toujours dans la lettre d’infos, on peut aussi entendre Maurice témoigner dans le film de Daniel Kupferstein, Pas en mon nom ! La voix des personnes d’origine juive contre la politique d’Israël.

J’ai beaucoup aimé/admiré Maurice Rajsfus de son vivant et je chéris sa mémoire : le (re)lire et réentendre sa voix ont réussi à me remonter le moral. Je vais de ce pas renouveler mon adhésion à l’association – et je vous conseille d’en faire autant. Cela me tiendra lieu de vœu pour 2025.

Ce dimanche 5 janvier 2025, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Page 314 de l’édition Pocket, coll. Agora, de 1994, avec une préface de Paul Ricœur.

[2] Je ne vous raconte pas le mauvais goût des « décorations » qui enlaidissent notre bourgade sans parler des chants de Noël et des Mickeys grotesques qui l’ont envahie pendant le désormais incontournable marché  éponyme…

[3] Selon l’Agence Médias Palestine, depuis le début de cet hiver à Gaza, huit bébés sont mort·es de froid, les conditions de dénuement tragique de la vie des déplacé·es dans les camps de fortune et l’absence d’électricité ne permettant pas de les réchauffer ou de les réanimer. Le 31 décembre, plusieurs médias palestiniens publiaient ce triste chiffre : plus de 800 nourissons gazaouis ont été tués par Israël avant d’atteindre leur premier anniversaire, depuis le 7 octobre 2023.

[4] Le 31 décembre, vingt migrants ont été portés disparus au large de Lampedusa, dont trois enfants. Selon l’organisation internationale des migrations (OIM), près de 1700 migrants sont morts ou disparus dans cette zone de Méditerranée centrale (cf. infomigrants.net).

[5] D’après le docteur Ghassan Abu-Sittah, médecin chirurgien britannico-palestinien qui a travaillé à Gaza plus d’un mois (après le 7 octobre), le nombre total de morts à Gaza, estimé à près de 46 000 à ce jour par les autorités de Gaza, s’élèverait plutôt à 300 000 (cf. « Un projet génocidaire », Agence médias Palestine, 3 janvier 2005.

[6] Et aussi, comme me le fait remarquer une qui lit par-dessus mon épaule : « Mais c’est du Le Pen dans le texte ! En gros c’est : tous pourris et les Français, les Français, les Français (trois fois dans la même phrase, hein !) » Bah oui, elle n’a pas tort.

[7] Çui-là, on en reparle un de ces quatre, promis juré.

[8] Lisible par ici : https://www.mauricerajsfus.org/2025/01/05/lettre-dinformation-22-janvier-fevrier-2025/

[9] Extrait d’une interview disponible ici : http://1libertaire.free.fr/MRajsfus35.html

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Visit Beautiful Vietnam

Günther Anders, Visit Beautiful Vietnam. Chronique des agressions contemporaines, trad. française (depuis l’allemand) et présentation par Nicolas Briand, Les Belles Lettres, 2024.

En 2025 (le 30 avril précisément), on fêtera – ou l’on commémorera tristement – le « jour de la réunification » selon les autorités de la RDV, République démocratique du Vietnam (jusque-là dénommée par les médias occidentaux « Nord-Vietnam ») – ou « le jour où nous avons perdu le pays », selon les Vietnamiens expatriés à ce moment-là. Un demi-siècle déjà, une paille pour le jeune homme de dix-neuf ans que j’étais alors et qui exultait en voyant les images du dernier hélicoptère décollant péniblement du toit de l’ambassade américaine à Saïgon, tachant de décrocher de ses patins les candidats fugitifs qui s’y étaient accrochés, faute de place à l’intérieur déjà bondé, je suppose. Je n’étais pas très porté sur la compassion envers les complices des régimes « fantoches », comme on disait alors, ceux que nous autres gauchistes de l’époque appelions les « laquais » de l’impérialisme américain (qui avait succédé à l’impérialisme français, hein, ne l’oublions pas dans nos prières, çui-là).

Autant dire que la traduction française, qui n’existait pas encore à ce jour, de ce recueil de textes de Günther Anders tombe bien. Son auteur, Nicolas Briand, nous explique en présentation de l’ouvrage[1] qu’elle intervient après une longue éclipse du texte en Allemagne même – il vient seulement d’y être réédité pour la première fois en 2023. Il faut dire que son auteur n’y allait pas avec le dos de la cuiller, comme on dit par ici, n’hésitant pas à comparer les alliés Américains d’alors (Anders publie ces textes en 1968, soit en pleine guerre froide) aux nazis et concluant que ceux-ci étaient « moins pires » que ceux-là… Scandaleux. Et pas seulement en 1968. Probablement qu’aujourd’hui encore, pas mal de gens seront choqués par cette comparaison… À ceux-là, on ne pourra que conseiller de se calmer d’abord, et de lire Anders ensuite, cela leur donnera peut-être à penser (c’est en tout cas tout le mal que je leur souhaite, en cette période des vœux).

Précisons tout d’abord que l’auteur, plus connu pour son célèbre L’Obsolescence de l’homme[2] (1956) fit partie du « Tribunal Russel », réuni en 1966 à l’initiative de Bertrand Russel et Jean-Paul Sartre pour dénoncer les crimes de guerre perpétrés par les États-Unis au Vietnam. « Lord Russel jugeait […] inutile [d’enquêter sur les crimes de guerre présumés commis par le Viet-Cong, comme s’il s’agissait de traîner en justice les Juifs du ghetto de Varsovie pour leur soulèvement contre les nazis », expliquait Ralph Schoenman[3]. Le tribunal tint deux séances en 1967 avant de rendre son verdict – condamnant les nombreux crimes de guerre américains et la guerre en elle-même, crime contre la paix en en tant que guerre d’agression. Anders assista aux deux sessions. Il « avait donc, dit Nicolas Briand, une connaissance de première main des événements du Vietnam, et Visit Beautiful Vietnam constitue en quelque sorte la retombée littéraire du procès ».

Un petit mot sur la forme de l’ouvrage : il s’agit d’un abécédaire – le sous-titre original est : ABC der Aggressionen (damals wie heute), ce que l’on pourrait traduire littéralement par : « ABC des agressions (hier[4] comme aujourd’hui) ». Les textes qui le composent sont classés suivant l’ordre alphabétique de leurs titres. On comprend que le titre de l’édition française n’ait pas cru bon de reprendre la notion d’abécédaire, puisque de facto, il était quasi impossible de reproduire le même ordre alphabétique, sauf à inventer des traductions par trop tordues. Par contre, je m’étonne un peu de ces agressions « contemporaines » – on aurait peut-être pu rester plus proche d’ « hier comme aujourd’hui ». Il me semble que cela peut induire un léger malentendu, ou du moins sous-estimer un des axes critiques suivis ici par Anders, soit la comparaison qui revient très souvent entre faits, discours, crimes de guerre nazis et américains. Nicolas Briand souligne à juste titre que l’intention du philosophe est, entre autres, de caractériser l’agression américaine contre le Vietnam comme inaugurant « une série de guerres d’un type nouveau, qu’il ne faut surtout pas confondre avec les précédentes, par exemple la Seconde Guerre mondiale. » Et de poursuivre : « Quelque cinq décennies après la fin de cette guerre [du Vietnam], [n]ous en avons compté quatre : Union soviétique vs Afghanistan, Usa vs Irak I, Usa vs Irak II, USA vs Afghanistan. Quant à l’actuelle guerre Russie vs Ukraine, elle est bien partie pour s’inscrire dans cette série. » À la différence des guerres de la France en Algérie et au Vietnam, par exemple, il ne s’agit plus de maintenir l’intégrité un Empire colonial. « La souveraineté formelle du vassal doit être maintenue. » Mais précisément, la guerre a pour but de maintenir cette souveraineté « creuse » et d’obliger le vassal à (re)faire allégeance au suzerain. En quoi les États-Unis comme l’URSS, malgré toute leur puissance militaire, ont échoué à peu près partout – sauf, dit Nicolas Briand, à l’issue de la première guerre du Golfe – mais, ajouterais-je, à court terme.

Cela dit, la comparaison avec la conduite de la guerre par les nazis est aussi un des axes structurants de l’ouvrage. Elle se développe sur plusieurs aspects. D’une part, l’industrialisation de la guerre – et du massacre. Lisez plutôt ce texte, intitulé « Les pauvres » (en allemand, Die Ärmsten – soit, littéralement : « Les plus pauvres ») :

Qui accuse ?

Nous ? Nous, le tribunal Russel ?

Cela ne nous est pas nécessaire. Nous rassemblons, vérifions et publions des documents.

Nous laissons aux Américains eux-mêmes le soin de s’accuser.

Car il n’est pas d’accusation plus terrible que ce rapport officiel sur les 77 000 tonnes de bombes du mois de mars 1967, au moyen desquelles l’armée de Johnson [le Président américain] a tenté d’exterminer le Vietnam, le cas échéant de sauver la liberté du monde libre. Aucun réquisitoire ne serait plus irréfutable que celui des Américains contre eux-mêmes.

77 000 tonnes. Que signifie ce chiffre ?

Que la Corée, qui dut subir le largage de seulement 17 000 tonnes par mois, dans ses jours les plus sombres, devait être un pays heureux.

Et que même l’Angleterre, pendant les jours effroyables du Blitz, fut sans doute une terre bénie, puisque la quantité de bombes qui s’est abattue sur le pays pendant toute la durée des cinq années de la Seconde Guerre mondiale est inférieure à celle larguée désormais mensuellement sur le Vietnam.

Non, aucun tribunal ne saurait proférer d’accusation plus accablante contre les Américains que celle qu’ils produisent eux-mêmes.

Empli d’angoisse et de pitié, on s’interroge : pour l’amour du ciel, comment les pauvres Johnson, Rusk [secrétaire d’État de 1961 à 1969], McNamara [secrétaire à la Défense de 1961 à 1968] et Westmoreland [général commandant des opérations au Vietnam entre 1964 et 1968] comptent-ils donc se défendre contre ce réquisitoire ?

Autre caractéristique de la guerre américaine, l’enrôlement des personnes de couleur contre d’autres personnes de couleur, dont Anders parle dans plusieurs textes, entre autres celui-ci : « Traité des couleurs[5] d’aujourd’hui : noir devant jaune devient blanc ». Ainsi :

Le droit des GI de couleur de se battre pour leur patrie, le cas échéant pour le « monde libre », et de tuer des Vietnamiens est trois à quatre fois plus élevé que celui de leurs concitoyens blancs. Tout au moins la population noire, qui ne constitue chez elle que 10% de la population totale, peut se vanter de représenter environ 20% de la puissance armée engagée au Vietnam. […]

Puisqu’il importe à la majorité de la population non noire de freiner pour le moins la lutte pour les droits civiques, c’est-à-dire de maintenir l’inégalité en l’état actuel le plus longtemps possible, il est opportun

1) de garder en dehors du pays le plus grand pourcentage possible des meilleures classes d’âge, susceptible d’accroître la force de frappe du mouvement des droits civiques ;

2) d’offrir aux sans-droits d’agir à leur tour en peuple de maîtres et de priver de droits d’autres gens. Dans le jeu des races mis en œuvre pour des raisons de classes se produisent les miracles les plus kaléidoscopiques de la métamorphose des couleurs : dans la lutte contre les Jaunes, les Noirs peuvent soudain se sentir Blancs. […]

La méthode consistant à consoler les sans-droits en leur accordant le droit d’ôter à leur tour le droit des autres, et d’en faire même un devoir national, correspond très exactement à celle introduite par le national-socialisme il y a trente-cinq ans[6]. De la même façon que Hitler offrit aux prolétaires, qu’il n’avait jamais eu l’intention, même en rêve, de libérer, les Juifs, soit un groupe de population face auquel les prolétaires obtenaient la chance de se sentir supérieurs et qu’ils avaient pour devoir national de maltraiter et de liquider ; de même aujourd’hui le gouvernement américain offre aux Nègres de son pays les peuples sous-développés hors de l’Amérique, en ce moment les Vietnamiens. Inversement ceux-ci, bombardés au napalm et carbonisés dans leurs villages, correspondent aux Juifs brûlés à Auschwitz. Comme on voit, les crimes d’aujourd’hui et leurs fonctions sociale et psychologique ressemblent beaucoup plus à ceux d’hier et à leur fonctions que supposé habituellement.

Mais ce qui compte ici est non seulement que la liberté de tuer au Vietnam, accordée aux hommes de couleur, est plus grande que toutes les libertés dont ils jouissent back home dans l’Amérique pacifique, mais aussi que celle de mourir s’est extraordinairement étendue pour eux sur le théâtre de guerre asiatique. Il serait certes exagéré d’affirmer que la dame blanche Amérique, qui proportionnellement envoie au Vietnam beaucoup plus de fils noirs que de fils blancs, vise directement à se débarrasser d’un grand nombre de ses enfants noirs. Mais la conséquence, à savoir que là où trois à quatre fois plus de gens se battent, trois à quatre fois plus tombent, ne lui est sûrement pas uniquement désagréable, même si elle s’en lave les mains sans arrêt. À l’ancienne devise, forgée à l’origine pour les autochtones : « The only good indian is a dead indian », s’est certainement substituée depuis longtemps la maxime, il est vrai sans qu’elle soit jamais prononcée à voix haute : « The only good nigger is a dead nigger ». […]

Autre texte qui développe la comparaison des méthodes américaines au Vietnam avec celles des nazis durant la Seconde Guerre mondiale – mais plutôt sur le plan de la communication, et surtout pour souligner cette fois la nouveauté radicale de la conduite des opérations au plan du discours. Il est titré : « La guerre consommée ».

Il m’apparaît aujourd’hui que les nazis n’étaient pas du tout d’une nouveauté aussi ahurissante que nous, naïfs, le pensions il y a trente-cinq ans. Car ils considéraient comme nécessaire, ou pour le moins comme opportun, de cacher leurs meurtres de masse et les méthodes qu’ils appliquaient. La réelle, l’historique nouveauté commence seulement avec les hommes d’aujourd’hui, avec ceux qui planifient la guerre au Vietnam, ou qui y prennent part , ou qui l’acceptent comme allant de soi, ou qui l’intègrent à leur industrie du divertissement. Car ces contemporains qui sont les nôtres ne se donnent plus la moindre peine de cacher ce qu’ils font ni les mesures qu’ils mettent en œuvre. Des expressions telles que le mot d’un général « to bomb them back into the stone age » [les renvoyer à l’âge de pierre à coups de bombes] ou le mot d’un comédien « the best slum clearing they ever had » [la plus belle rénovation de bidonvilles qu’ils aient jamais eue] ne passent absolument pas pour scandaleuses mais soit pour hawky [de hawk, faucon, soit intransigeant avec l’ennemi] – et ceci est, en toutes circonstances, patriotique –, soit pour funny. Comme il ne vient plus à l’idée de quiconque qu’il pourrait y avoir des instances devant lesquelles on pourrait avoir honte, ou plutôt puisqu’effectivement de telles instances n’existent plus, ils nous clouent le bec par ces mots qu’ils ne se lassent jamais de répéter : « We have nothing to hide. » [Nous n’avons rien à cacher.] Il est assez indifférent de les traduire par ceux-ci : « Of course, we are burning down villages » [Évidemment, nous brûlons des villages], ou par : « Of course, we are torturing people » [Évidemment, nous torturons des gens], ou par : « Of course, we are supposed to do it » [Évidemment, nous sommes censés le faire], aucune de ces traductions n’est moins bonne que les autres, chacune est tout aussi correcte qu’une autre. Car les journaux américains, et pas uniquement les organes d’opposition sans impact par leur faible tirage, mais, cela va de soi, ceux qui tirent à des millions d’exemplaires (et même les quatre ou cinq plus « raffinés » ne sont pas en reste), publient tous les jours des récits et des images des horreurs commises par « our boys ».[…]

Non, la morale n’est plus celle d’il y a un quart de siècle. Entre la situation de l’Allemagne nazie et celle des USA aujourd’hui, il existe une différence fondamentale, qui n’est absolument pas en faveur de ceux-ci. Quelque incontestable puisse être le fait qu’à l’époque des millions de gens en Allemagne étaient au courant, savaient telle ou telle chose des horreur commises dans les camps – malgré tout, celles-ci n’auraient jamais pu être reproduites ni leurs reproductions diffusées et projetées par millions, comme le sont aujourd’hui pour le public les horreurs américaines au Vietnam. Naturellement, ceci est devenu possible uniquement par le fait que les groupes économiquement dominants traitent la population exclusivement comme un public de consommateurs, et avec un tel succès que celle ci n’est déjà plus capable de se comporter autrement. Ce qu’on ne peut même pas lui reprocher. Ou bien est-on en droit d’attendre de millions de gens, à qui, bon an mal an, on a présenté tout et n’importe quoi (que ce soit des mariages de stars, des quartiers en feu à Watts [émeutes à Los Angeles en 1965], des inaugurations d’expositions universelles, des villages vietnamiens partant en fumée ou des feuilletons policiers) dans un état de totale déréalisation, à savoir sous forme de films ou de téléfilms, peut-on exiger de tels consommateurs de pictures que face à une sorte, une unique sorte spéciale d’images, ils adoptent soudain une attitude tout à fait nouvelle et inhabituelle, à savoir une attitude morale ?

Voici qui nous rappelle les thèses d’un contemporain d’Anders sur la société du spectacle. J’ai cru comprendre par des bribes de lecture à droite à gauche qu’il y avait eu – ou qu’il y avait encore – dispute sur le fait de savoir qui, du philosophe allemand ou de Guy Debord, avait influencé l’autre… Je ne suis pas assez savant pour en parler plus, mais quoi qu’il en soit, on peut constater certaines proximités entre les deux. Voyez ainsi ce début du texte titré « L’obsolescence du mensonge », qui semble faire écho à la thèse 9 de La Société du Spectacle[7] (à moins que ce ne soit l’inverse, encore une fois, je n’en sais rien, et je ne suis pas sûr que ce soit si important de le savoir), « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » :

Affirmer que Johnson ment serait inexact. Johnson ne ment plus. Par quoi il ne faut évidemment pas comprendre qu’il était auparavant un imposteur et qu’il aurait pris goût désormais à la véracité. Bien plutôt que dans le monde auquel il appartient en tant qu’acteur et facteur, distinguer entre la vérité et le mensonge est déjà devenu futile et faux. Être constitué de mensonges fait partie de l’être ou du non-être de ce monde, le sien et le nôtre, d’une façon si évidente qu’en son sein mentir de surcroît devient superflu.

Ici, et sans vouloir en aucune manière faire assaut de pédanterie, on ne peut pas manquer de relever une autre proximité, au moins par la thématique traitée, soit la guerre du Vietnam et le mensonge pratiqué au plus haut niveau de l’État américain, avec Hannah Arendt (par ailleurs ex-épouse d’Anders) qui écrivit, à peu près à la même période qu’Anders, un essai sur le mensonge en politique[8] basé sur ce que l’on a appelé les « The Pentagon Papers » – soit 7 000 pages classées secret-défense, rédigées par trente-six officiers supérieurs et experts civils sur la conduite de la politique américaine au Vietnam de 1945 à 1967. Arendt analyse dans cet essai le décalage entre les informations précises et détaillées fournies par les services de renseignement et autres analystes militaires et spécialistes de l’Asie du Sud-Est et des relations internationales et les décisions prises par les dirigeants politiques, lesquels se souciaient moins de la situation réelle sur le terrain que – pour résumer brutalement – des élections et donc du conditionnement de l’opinion publique états-uniennne. « Aux nombreuses formes de l’art de mentir élaborées dans le passé, il nous faut désormais ajouter deux variétés plus récentes », écrit-elle. Les deux groupes à l’origine de ces innovations sont 1) les « responsables des relations publiques dans l’administration, dont les talents procèdent en droite ligne des inventions de Madison Avenue » – c’est-à-dire de l’industrie de la publicité, et 2) « les spécialistes de la résolution des problèmes ; ils sortaient des universités et de divers instituts de recherche pour entrer dans l’administration, certains solidement armés de l’analyse des systèmes et de la théorie des jeux, et prêts, pensaient-ils, à résoudre n’importe quel “problème” de politique étrangère. »

Et voici par où elle se rapproche plus particulièrement de Günther Anders dans son analyse du traitement de la guerre du Vietnam par les autorités états-uniennes :

Faire de la présentation d’une certaine image la base de toute une politique – chercher, non pas la conquête du monde, mais à l’emporter dans une bataille dont l’enjeu est « l’esprit des gens » – voilà bien quelque chose de nouveau dans cet immense amas de folies humaines enregistrées par l’histoire. […]

Ce qui surprend, c’est l’ardeur avec laquelle des douzaines d’« intellectuels » apportèrent leur soutien enthousiaste à cette entreprise axée sur l’imaginaire, peut-être parce qu’ils étaient fascinés par l’ampleur des exercices intellectuels qu’elle paraissait exiger. Répétons-le, pour ces spécialistes de la solution des problèmes, accoutumés à transcrire, partout où cela est possible, les éléments de la réalité dans le froid langage des chiffres et des pourcentages, il peut être tout aussi naturel de ne pas avoir conscience de l’effroyable et silencieuse misère que leurs « solutions » – la pacification et les transferts de populations, la défoliation, l’emploi du napalm et des projectiles antipersonnels – réservaient à un peuple « ami » qu’il leur fallait « sauver », et à un « ennemi » qui, avant que nous l’attaquions, n’avait ni l’intention ni le pouvoir de nous être hostile.

Sur ce , je m’arrête, car je crains de dériver encore longtemps parmi les écrits des opposants, trop rares bien sûr, mais néanmoins incontournables, à cette guerre. Je suppose que les écrits d’Arendt (pour ne pas parler de ceux de Debord) sont déjà largement connus. Une partie de ceux de Günther Anders l’étaient déjà aussi. Mais cette dernière publication vaut vraiment le détour. J’ai omis volontairement de reprendre les comparaisons – les échos – qu’a provoqués chez moi cette lecture avec le génocide toujours en cours à Gaza. Mais si vous lisez ce livre, ce que je vous recommande chaudement, vous en jugerez par vous-même.

Ce 29 décembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.


[1] Bonne présentation du contexte et du contenu de l’ouvrage, si ce n’est que son auteur se laisse peut-être un peu emporter lorsque, après avoir souligner comment Anders cherche à gagner l’adhésion de ses lecteurs en utilisant « l’ironie, la satire, l’humour noir , l’art “karl krausien” du persiflage et l’allégorie littéraire comme autant de loupes grossissantes », observation tout à fait pertinente, il conclut ainsi son texte : « Günther Anders cultivait le même humour désespéré que Stanley Kubrick, celui de Docteur Folamour et de Full Metal Jacket. » Je ne trouve pas que ce soit le même humour dans les deux films je trouve même le second plutôt sinistre. Et c’est pourquoi je ne peux pas adhérer à la dernière phrase de Briand : « Si vous avez souri à la vision de Full Metal Jacket [non, en fait], alors vous allez rire aux éclats [de bombes ?] à la lecture de Visit beautiful Vietnam ». Hum… Je crains de ne pas partager le sens de l’humour qi s’exprime ici. Mais bon, ça ne change rien à la qualité de la traduction et du reste de la présentation.

[2] Je ne présente pas plus longuement Günther Anders, dont on trouvera facilement, si nécessaire, une biographie sur Wikipédia. Intellectuel allemand, premier mari d’Hannah Arendt et cousin de Walter Benjamin, il fuit le nazisme et rentre des États-Unis après-guerre, mais ne voudra pas retourner en Allemagne, où le philosophe Ernst Bloch lui proposait une chaire de philosophie à Halle, en RDA (Allemagne de l’Est), préférant s’établir en Autriche.

[3] Ralph Schoenman était le secrétaire personnel de Bertrand Russel. J’ai trouvé cette citation dans l’article de Wikipédia sur le Tribunal Russel. Je me demande ce qu’aurait dit Lord Russel sur les crimes de guerre du Hamas et le génocide commis par Israël à Gaza.

[4] J’avoue que je m’éloigne moi-même un peu de la littéralité : « damals » n’est pas littéralement « hier », mais plus tôt « alors », au sens de « à l’époque ».

[5] Allusion Traité des couleurs de Goethe.

[6] Pour mémoire, Hitler accède au pouvoir début 1933. Ce texte date donc probablement de 1968, année de la publication de l’abécédaire dont les textes ne sont pas datés, mais seulement, comme on l’a vu, classés par ordre alphabétique des titres – celui-ci figure au début du volume, ce qui indique au passage qu’Anders ne s’est pas contenté d’une sorte de « journal », mais a bien « composé » son ouvrage.

[7] Page 19 de l’édition en Folio à laquelle je me réfère (Gallimard 1992).

[8] Hannah Arendt, « Du mensonge en politique », in Du mensonge à la violence, Pocket Agora, 1994 [Calmann-Lévy 1972], p. 7-51.

 

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Massacres racistes : d’une convergence franco-allemande

Éva Doumbia, Chasselay et autres massacres, suivi de Le Camp Philip Morris, Oratorio aux soldats méconnus

Deux histoires de soldats méconnus. Non pas inconnus : méconnus. Méconnus parce que connus seulement par leur couleur de peau – noire. Deux histoires écrites pour le théâtre : la première a été créée au Théâtre du Nord (à Tourcoing) du 8 au 11 octobre derniers et sera présentée de nouveau au théâtre Le Volcan, scène nationale du Havre, les 22 et 23 janvier 2025 – et probablement ailleurs plus tard (c’est en tout cas ce que je suppose et espère) ; Le Camp Philip Morris sera créé en 2025, le calendrier de tournée est à venir, nous dit la fiche du service de com d’Actes Sud. En attendant, on peut les lire dans la collection Papiers de la même maison. Quand je dis on peut, je dis peu… Vraiment, je les recommande vivement.

La première histoire est celle de cent quatre-vingt-huit tirailleurs sénégalais « morts pour la patrie » à Chasselay, village du Lyonnais, le 19 juin 1940. Je vous vois tiquer : le 19 juin ? Pourtant, comme le précise l’autrice – qui se met en scène en tant que telle en prologue de la pièce – le maréchal Pétain, devenu chef du gouvernement le 16 juin à la faveur de l’« étrange défaite », avait dès le lendemain « prononcé cette phrase : “C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat.” » L’autrice poursuit ainsi :

Le lendemain, de Londres, le général de Gaulle appelait à poursuivre la lutte.

Ce même 18 juin, le maire de Lyon a obtenu du maréchal Pétain que la ville soit déclarée ouverte.

Les troupes françaises chargées de la protéger devaient se replier sans combattre.

Le 19 juin après-midi, les Allemands ont pénétré dans Lyon.

Mais les responsables militaires français décidèrent de poursuivre le combat.

Pour l’honneur.

Le 19 juin vers 9h30, le régiment Grossdeutschland, unité d’élite de la Wehrmacht, s’est présenté au premier barrage devant le couvent de Montluzin, proche du village de Chasselay.

À l’avant-poste, un officier allemand a agité un drapeau blanc.

Les ordres ayant été donnés aux soldats français de continuer à se défendre, il a été abattu par un adjudant français.

Les réactions des militaires allemands furent immédiates et sanglantes.

Un massacre en rouge et en noir.

Le lendemain, ce massacre a continué au château du Plantin, sur les hauteurs du village.

Les villageois de Chasselay n’ont pas tous été évacués.

À 15h30, ce 20 juin 1940, le capitaine a demandé à l’officiel allemand : « Qu’allez-vous faire de mes noirs ? »

Ce qu’ils en ont fait ?

Un temps.

Les soldats allemands ont séparé les soldats français blancs des soldats d’Afrique noirs. Les soldats noirs regroupés, déshabillés, bras levés. Il leur a été ordonné de marcher en colonne sur un chemin entre Chasselay et le village voisin, Les Chères.

Sur la route des Chères se trouvait le lieu-dit Vide-Sac.

C’est un terrain vague je crois.

Les tirailleurs dits sénégalais y furent dispersés.

Les soldats allemands leur ont intimé l’ordre de courir.

Puis ils les ont mitraillés.

Comme on chasse le gibier.

Avec leurs tanks, ils ont roulés sur les corps décédés. Avec leurs tanks, ils ont roulé sur les vivants[1].

Plus loin, Éva Doumbia raconte sa visite au « tata » de Chasselay, où sont enterrés les corps. Ou ce qu’il en restait, après le traitement que leur avaient fait subir les Allemands avec leurs chars. Ils étaient 188, « tirailleurs sénégalais » qui n’étaient pas tous sénégalais – tous noirs, ça oui. L’autrice énumère leurs noms – tels qu’inscrits sur les tombes, souvent mal orthographiés, déformés par les registres de l’armée française. Sa visite de la nécropole date de 2021. Alors, elle a « vu en pensée la poussière rouge importée du Sahel jusqu’au tata de Chasselay. [Elle a] vu en pensée les visages-fétiches qui protègent ces esprits éloignés de leurs terres d’origine » :

50 soldats noirs et inconnus.

56 corps identifiés.

50 corps inconnus

90 restes importés.

Que nous venons de nommer.

Nommer c’est ré-appeler. Nommer pour ré-incarner.

Mais nommer laisse un goût d’inachevé. Car je ne sais pas qui ont été ceux que nous venons de nommer.

Et comme elle l’a dit auparavant, elle ne veut « pas faire beauté de la souffrance de ces hommes noirs sacrifiés. [Elle ne veut] pas poétiser l’atroce mort qui leur fut donnée, en réalité. »

Alors elle a écrit une pièce, ou elle imagine « leurs caractères et des situations les mettant en scène ». Et comme il n’est pas question de montrer le massacre – dont la seule évocation montre assez l’obscénité – elle noue une intrigue toute simple et très réussie (à mon avis) qui se déroule juste à côté – comme pour apercevoir certaines étoiles il faut regarder juste à côté, sinon on ne les voit pas. Juste à côté, il y a le village dont quelques habitants entrent en scène, en particulier un paysan et sa sœur. En deux jours vont se nouer quelques relations – envers et contre le paysan tout d’abord, raciste et qui prétend régenter sa sœur et la marier comme il l’entend. Car, comme cela se voit encore mieux dans la pièce suivante, une forte critique de genre est présente dans les écrits de Doumbia. Il y a aussi des questions de filiations, de fratries et de sororités, de métissage. De quoi finalement en apprendre beaucoup sur le racisme et la façon dont l’histoire (n’)est (pas) racontée.

Ici, je me sens un peu démuni pour vous dire la beauté de ces textes, une beauté qui ne réside pas dans une « manière » particulière, mais dans la capacité d’Éva Doumbia à nous faire partager son imaginaire – tel son prologue qui nous entraîne petit à petit sur les lieux et au temps de l’action, et nous y sommes déjà avec elle, quand elle marque un temps. Puis :

En vérité, nous ne pouvons pas savoir précisément ce qui s’est passé cette nuit-là, cette nuit d’avant le début du massacre . ces jours de 1940 appartiennent à un passé lointain.

Un temps.

Je cligne les paupières et le paysage a disparu.

Je suis le présent.

Nous sommes le présent.

Si moi qui suis au présent, moi qui suis présente, je parviens à écrire, à imaginer la vie de ces hommes et de ces femmes, de ces villageois, celle des habitants de Chasselay, celle des soldats venus de terres africaines et de villages sahéliens, si mon imagination arrive à créer, ici et maintenant, ces moments-là, alors peut-être que je pourrais comprendre.

Ce qui n’a pas été raconté n’est pas su. Et puisqu’on ne l’a pas su, cela ne peut même pas être oublié.

J’inscris au présent ce qui peut-être aura été. La vie d’avant qui irriguait ces corps dont je sais seulement qu’ils furent éparpillés et ensanglantés.

C’est le plus important, je crois.

C’est ce que je crois aussi, après avoir lu ces deux pièces. Je vous conseille d’en faire autant.

Intermède d’automne

Dans son édition du dimanche 6 octobre 2024, La Provence (le journal) consacrait une page entière à l’« Automne 1944 » qui vit s’opérer « le “blanchiment” des libérateurs de la Provence » (la région). « [Les soldats de l’armée dite “d’Afrique”] représentaient la moitié des troupes ayant débarqué en Provence en août 1944 », explique au journal « l’universitaire Emmanuel Blanchard ». Et de poursuivre :

Au fur et à mesure de son avancée, l’Armée d’Afrique fut toutefois « blanchie » : de Gaulle privilégiant l’intégration des résistants, il choisit, face à la pénurie de moyens, de désarmer des bataillons de tirailleurs afin d’équiper ces nouveaux combattants.

C’est ce que l’on a appelé « l’amalgame », soit l’incorporation des combattants « irréguliers » de la Résistance dans les troupes « régulières ». L’opération dégageait de forts relents nauséabonds. Écoutez, par exemple, comment la défendait le général de Lattre de Tassigny :

Rien ne pourra être fait dans l’avenir, la France nouvelle ne pourra pas se sculpter sans avoir dans sa propre matière cette glaise faite de toutes les douleurs, de cette instinct de conservation de la race française.

En quoi, sans vouloir offenser la mémoire de ce général, on ne voit guère la différence idéologique avec le discours pétainiste. Mais il est vrai que de Lattre n’était pas le seul à être imprégné de l’idéologie raciste dominante dans ce qui était encore, on le rappelle, un empire colonial – le parti communiste lui-même n’avait-il pas nommé l’une des organisations de « rassemblement » dont il avait le secret du doux nom de Front national ?

Là où l’article de La Provence dérape, c’est en procédant à un second amalgame : entre les troupes de couleur démobilisées afin de donner leur armement aux soldats (blancs) « régularisés » et les combattants africains qui avaient été faits prisonniers au cours de la guerre et enfermés par les Allemands dans ce qu’ils appelaient des Frontstalags (des « camps sur le front »). Lisez plutôt :

[…] dès octobre [1944] des Sénégalais qui ont libéré Marseille ou se sont illustrés à Toulon sont rassemblés dans des casernes, en Bretagne (Morlaix) et dans le Var (Hyères). Sont notamment concernés 15 000 tirailleurs de la 9e division d’infanterie coloniale et de la 1ère DMI[2]. Privés de leurs uniformes alors que le froid se fait de plus en plus vif, ils ne touchent qu’une partie de leur solde, ce qui provoque leur colère. [Attention, l’amalgame arrive.] Avec eux, les autorités placent d’autres anciens combattants africains : faits prisonniers, ils ont été obligés de travailler durant quatre ans pour les Allemands [A][3]. En novembre, il est décidé de les renvoyer à Dakar. Ceux du Var embarquent à Marseille, où la population les fête [B].

« Ils sont quelques 1 300 à rentrer au pays et à rejoindre le camp militaire de Thiaroye, deux semaines plus tard », raconte Cheikh Faty Faye, historien à l’université de Dakar. « Là, ils finissent par se révolter contre le retard du paiement de leurs arriérés de soldes. » [C] Le 28 novembre 1944, ils séquestrent pendant plusieurs heures un haut responsable militaire français. La réaction des responsables du camp, des officiers longtemps proches de Vichy, est terrible : irrités par les comportements « arrogants » et « inadmissibles » de ceux qui sont désormais des prisonniers, ils font ouvrir le feu le 1er décembre. [D]

En peu de lignes, Fred Guilledoux, qui signe l’article, nous assène un certain nombre de contre-vérités. Peut-on lui en vouloir ? Probablement pas. Ou plutôt si. Je n’en sais trop rien. Faut-il accuser les conditions de travail dans la presse (pas le temps, consultation de dossiers de presse mal renseignés, vérités « officielles » qui arrangent tout le monde) ou un manque de curiosité ? Ou tout ça à la fois[4] ? Quoi qu’il en soit, revenons sur ces erreurs à la lumière de ce que nous apprend le second livre traité dans cette note de lecture.

Armelle Mabon, Le Massacre de Thiaroye, 1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’État. Préface de Boubacar Boris Diop, éd. le passager clandestin, 2024.

Voici tout d’abord un petit résumé des faits, tels que les présente Armelle Mabon.

Après la défaite de juin 1940, les combattants « indigènes » faits prisonniers par les Allemands sont, pour le plus grand nombre, internés non en Allemagne, mais en France, dans des Frontstalags. Ils sont estimés à près de 70 000 en 1941. Les Allemands ne veulent pas les garder sur leur sol, effrayés par la perspective d’une « contamination raciale » et d’importation de maladies tropicales, alors que le souvenir de la « honte noire », l’occupation de la Rhénanie en 1919, reste gravé dans les esprits comme une blessure nationale[5]. Ces quatre années de détention sur le sol français (1940-1944) donnent un aspect singulier à la captivité de ces hommes du fait de la mise en place d’un « monde colonial » au sein même de l’Hexagone : le travail forcé, encore d’actualité dans les colonies, est en effet étendu en métropole. Dans de nombreux Arbeitskommandos, les sentinelles allemandes ont été remplacées, à partir de janvier 1943, par des officiers et des fonctionnaires civils français. Cette collaboration d’État est vécue par les prisonniers de guerre « indigènes » comme une trahison. […]

Rappelons-nous l’article de La Provence, note [A] : « […] ils ont été obligés de travailler durant quatre ans pour les Allemands » – sous la surveillance de collabos français, aurait-il fallu ajouter.

En octobre 1944, le général Ingold, directeur des troupes coloniales, demande au ministre des Prisonniers que les « indigènes » soient soumis à une stricte discipline, qu’ils ne puissent être démobilisés avant leur retour dans les colonies et qu’ils soient réunis, pendant leur séjour sur le sol métropolitain, dans des camps spéciaux appelés « centres de transit des troupes indigènes coloniales » (CTTIC) et séparés par « races ». Près de 8 000 tirailleurs dits « sénégalais[6] » sont ainsi encasernés dans des conditions sanitaires déplorables [et pas, ou trop peu payés].

Article de La Provence, note [B] : « En novembre, il est décidé de les renvoyer à Dakar. » J’ai souligné le les parce dans le contexte de l’article, on doit comprendre sous ce pronom à la fois les troupes démobilisées par l’« amalgame » (remplacées par des résistants) et d’anciens prisonniers. Or on ne parle ici que des prisonniers.

Les « indigènes » ne sont pas contents – on les comprend… La presse s’en fait l’écho. Il faut les « rapatrier » au plus vite et si possible empêcher le plus possible, une fois de retour en Afrique, qu’ils continuent à répandre leur mauvaise humeur, à Dakar en particulier, siège du gouvernorat de l’Afrique Occidentale française (AOF)[7]. L’idée est donc de les regrouper en camps militaires avant de les disperser dans leurs « cercles » d’origine. Pour réussir cette opération, on a prévu un moyen simple : en France, on leur promet qu’ils toucheront leurs arriérés de soldes une fois de retour en Afrique, et en Afrique, dans les camps de regroupement, on leur promettra la même chose, mais une fois qu’il seront rentrés « chacun chez soi » (et la colonie sera bien gardée).

Le ministre Pleven annonce le prochain embarquement de 2 000 anciens prisonniers tirailleurs sénégalais sur un navire britannique, le Circassia, devant appareiller au large de Morlaix, dans le Finistère, début novembre 1944. Mais 315 d’entre eux refusent de monter à bord tant que leur situation administrative ne sera pas réglée. Grâce à cet acte, ils ont échappé au pire.

Ce qui donne un total d’un peu moins de 1700 rapatriés. Or, dans le passage noté [C] de La Provence, il est question de 1 300 soldats seulement : c’est un des points de la version officielle de l’histoire qui a retenu l’attention d’Armelle Mabon. Car si les documents d’embarquement parlent bien de 1700 hommes, la narration officielle, après le massacre, en comptera seulement 1300 : les autres ont dû se volatiliser, si l’on en croit cette même narration, qui annonce « seulement » 35 morts à Thiaroye…

Le premier contingent d’ex-prisonniers de guerre originaires de l’Afrique Occidentale française arrive à Dakar le 21 novembre 1944, pour être démobilisé au camp de Thiaroye, à quelques kilomètres de là. C’est dans ce camp qu’a eu lieu le massacre.

Ici se place un mensonge propagé par l’armée, et donc l’État français, et malheureusement sinon repris, du moins toléré par les États africains « sous influence » de l’ancienne puissance coloniale, au premier chef le Sénégal, le lieu du crime, mais aussi les autres États dont étaient ressortissants les victimes de Thiaroye. Il est colporté – au moins en partie, par l’universitaire sénégalais – note [C] dans l’article de La Provence : il parle de « révolte ». Mais que signifie-t-il exactement par là ? Il est certain que les tirailleurs étaient révoltés – encore une fois, on le serait à moins. Mais Guilledoux enchaîne en disant que qu’« ils » [les révoltés, qui deviendront vite les « mutins » de la version officielle] ont séquestré un chef militaire français… Faux, dit Armelle Mabon. Il n’y a eu aucune chose de ce genre, aucune provocation des soldats démobilisés qui aurait pu faire croire à une mise en danger de leurs gardiens, puisqu’il faut bien les appeler ainsi. On ne saura probablement jamais ce qui s’est passé ce 1er décembre 1944 dans le camp de Thiaroye, comme on ne connaît toujours pas le nombre de victimes que cela provoqua. Mais si l’on doit se contenter d’approximations, alors il faut reconnaître que celles d’Armelle Mabon, qui travaille depuis déjà près de trente ans sur la question, examinant toutes les archives accessibles (dont certaines accessibles seulement après des procès intentés par l’historienne à l’administration française qui refusait de les ouvrir), rencontrant les quelques rares témoins directs, épluchant les minutes du procès qui fut intenté aux prétendus « mutins » après le massacre, alors il faut reconnaître, dis-je, que les approximations (au sens d’approches) d’Armelle Mabon sont, et de loin, les plus proches de la vérité. Et cette vérité est une fois de plus accablante pour l’armée française et l’Empire qu’elle s’imaginait « protéger ». Note [D] : « La réaction des responsables du camp, des officiers longtemps proches de Vichy, est terrible : irrités par les comportements “arrogants” et “inadmissibles” de ceux qui sont désormais des prisonniers, ils font ouvrir le feu le 1er décembre. » Passons sur l’« irritation » des officiers : on ne tire pas sur une foule parce qu’on est « irrité ». Il y faut des motifs plus puissants. Voici ce qu’en dit Armelle Mabon :

Tous les rapports circonstanciés font état des même causes pour expliquer l’état d’insubordination de ces combattants d’outre-mer, qualifiés de « désaxés[8] » après quatre longues années de captivité. La propagande nationaliste allemande dénonçant la colonisation est, aux yeux des officiers et de l’administration coloniale, une des causes de la mutinerie parce qu’à la base du dénigrement de l’Armée française et de ses cadres[9]. La mutinerie est présentée comme la « résistance des Noirs aux cadres européens sans prestige désormais[10] ». Aucun n’aurait participé à la Résistance[11], incapable d’en comprendre les enjeux du fait de leur « sens psychologique encore rudimentaire ». L’enquête menée par le général de Périer nous donne un aperçu de la mentalité ambiante dans les rangs de la hiérarchie militaire : « Au contact avec la civilisation européenne et avec le relâchement de la vie en campagne [militaire] l’évolution se fait à un rythme accéléré et le tirailleur, qui est en général un jeune noir de 22 à 25 ans, crédule et assimilant mal, se gâte facilement : mauvaise tenue, récriminations, usage du vin et de la femme blanche[12]. »

J’ai déjà parlé de la nécessité de préserver l’Empire, je n’y reviens pas. Dans le même passage noté [D], le journaliste de La Provence parle d’une « réaction » terrible des officiers vichystes – ce dernier on ne le contestera pas : on sait que les cadres des colonies ont mis un certain temps, c’est le moins que l’on puisse dire, à se rallier à la « France libre ». C’est le terme de « réaction » qui fâche : parce qu’il est faux, archifaux. Se basant sur son étude minutieuse, Amelle Mabon a reconstitué le massacre, montrant que non seulement il n’y a pas eu « réaction », comme l’a prétendu la version officielle, mais bien préméditation.

De nombreux rapports mentionnent que, le 28 novembre 1944, le général Dagnan s’est rendu à la caserne de Thiaroye accompagné du lieutenant-colonel Siméoni et du chef d’état-major Le Masle, alors que 500 ex-prisonniers de guerre ont refusé de partir pour Bamako tant qu’ils ne seraient pas payés. Selon le rapport Dagnan, un groupe de rapatriés a bloqué sa voiture. Le général dit leur avoir promis d’étudier la possibilité de leur donner satisfaction après consultation des chefs de service et des textes. Les tirailleurs ont alors dégagé la route. À ses yeux, le détachement est en état de rébellion et la persuasion ne peut suffire au rétablissement de la discipline. Il mentionne alors sa décision d’organiser une démonstration de force[13].

Informé oralement par le général Dagnan, le général commandant supérieur de Boisboissel a donné son accord pour une intervention le 1er décembre au matin à l’aide de trois compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks[14], trois automitrailleuses, deux bataillons d’infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupe français[15].

Le matin du 1er décembre 1944, les rapatriés reçoivent ordre de se rassembler sur l’esplanade.

À ce point, la version officielle (de la hiérarchie militaire) parle d’insubordination, d’agression d’un des half-tracks par les tirailleurs, puis de tirs venus des baraquements. « Craignant d’être dépassé, le lieutenant-colonel Le Berre, qui commande le détachement d’intervention et de police, donne l’ordre de tirer aux armes automatiques à 9h30 après sommation. » Toujours selon la même version, la répression fait 35 morts et 35 blessés. Quarante-huit « meneurs » sont arrêtés et 34 finalement jugés (par un tribunal militaire composé des mêmes officiers qui ont conduit la répression) et condamnés jusqu’à 10 ans de prison. Ils seront amnistiés en 1946 et 1947, sauf trois, décédés en prison.

Ce bilan était déjà assez énorme. Il s’avérera plus tard, grâce, entre autres, aux travaux d’Armelle Mabon, qu’il se monte plutôt à 300 morts qu’à 35, sans parler des blessés… Il faut absolument lire Le Massacre de Thiaroye pour comprendre jusqu’où ont été la cruauté, puis, ensuite, la duplicité et le mensonge de l’armée française, qui produisent encore leurs effets aujourd’hui, comme nous avons pu le constater à travers les erreurs de l’article de La Provence. Pour découvrir aussi la longue et difficile lutte menée par l’historienne afin d’obtenir accès aux divers fonds d’archives où est encore ensevelie une part de la vérité. Une lutte qui rappelle celle, évoquée dans le livre, menée par Jean-Luc Einaudi afin de mettre au jour les rouages de l’opération commandée par Papon, préfet de police de la Seine et ancien collabo, et qui aboutit au massacre du 17 octobre 1961, quand la police parisienne noya des Algériens dans la Seine[16]… Une lutte pour la vérité qui n’est pas encore terminée – c’est ce que l’on risque de voir ce 1er décembre.

Un début de reconnaissance par l’État français a bien eu lieu en 2014, lors de ce que l’historienne nomme la « mascarade » du 70e anniversaire :

Lors de son discours du 30 novembre 2014 au cimetière militaire de Thiaroye, si le président Hollande a reconnu que ces hommes n’avaient pas perçu leur dû, il a indiqué qu’ils s’étaient rassemblés d’eux-mêmes pour crier leur indignation. [On a vu que cette version était toujours reprise par des historiens, tel l’universitaire sénégalais cité par La Provence.] Non, ces hommes ont été rassemblés sur ordre devant les automitrailleuses pour être exécutés. Ils avaient osé réclamer les rappels de solde que l’administration ne voulait pas leur verser. Le discours du président Hollande a souvent été considéré comme une reconnaissance du massacre. Il n’en est rien. La seule avancée se situe dans l’aveu du non-versement des sommes dues. [Aveu qui sert toujours à “expliquer” la prétendue mutinerie et donc aussi la “réaction” des gardes-chiourmes galonnés…]

Et à ce propos des « reconnaissances » officielles et des commémorations de massacres, ajoutons qu’Armelle Mabon consacre également un chapitre de son livre à « Une imposture mémorielle : l’opération des plaques du “Tata” de Chasselay ». Car l’État français, en 2019 (discours du président de la République) et 2020 (annonces de Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès du ministre des Armées), n’a pas hésité à inventer de toutes pièces des recherches génétiques ayant soi-disant permis d’identifier vingt-cinq des combattants portés disparus à Chasselay – rappelez-vous, les Allemands les avaient consciencieusement écrasé avec leurs chars, rendant impossible l’identification des corps. On a donc inauguré en grande pompe une nouvelle plaque commémorative portant vingt-cinq noms de tirailleurs à Chasselay. Or il s’avère qu’il n’y eut pas plus de recherches génétiques que de beurre en broche… Pourquoi donc cette sollicitude envers les disparus, bien différente du mépris et de l’indifférence dans lesquels sont tenus les disparus de Thiaroye ? Armelle Arbon propose une explication qui semble plausible :

La grosse différence entre les deux drames ? Dans le cas du massacre de Chasselay, les coupables sont allemands et non français. » Et donc, « Entre Chasselay et Thiaroye, nous sommes confrontés à un douloureux paradoxe avec d’un côté la volonté de nommer illégalement des disparus et, de l’autre, d’effacer illégalement ceux tués par l’armée française. Cette escroquerie mémorielle n’est pas due à une paresse ou un laisser-aller. Il s’agit bien d’un acte fondé sur une volonté de s’affranchir de toute morale politique.

Boubacar Boris Diop, grand écrivain sénégalais, connaît bien cette lutte pour la vérité sur le massacre de Thiaroye et celle qui la mène : « Notre première rencontre à Dakar en 1995, écrit-il, était déjà placée sous le signe de cette tragédie […] » C’est pourquoi il a donné une belle préface, une préface en colère, au livre de l’historienne. « Ce qui m’a toujours frappé au cours de nos conversations, dit-il, c’est à quel point les victimes de Thiaroye sont pour elles des êtres réels et non des numéros de matricule ou de simples noms dans des registres poussiéreux. » Ici résonnent encore une fois les paroles d’Éva Doumbia :

J’inscris au présent ce qui peut-être aura été. La vie d’avant qui irriguait ces corps dont je sais seulement qu’ils furent éparpillés et ensanglantés.

C’est le plus important, je crois.

Ce 25 novembre 2024, franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] Il s’agit d’un monologue destiné à être dit. J’en ai respecté la forme (les renvois à la ligne). La mention en romain est une didascalie.

[2] 1ère division des forces françaises libres – DFL– devenue 1ère division de marche d’infanterie, dissoute le 15 août 1945.

[3] Je reviens sur ces passages signalés d’une capitale entre crochets dans la recension qui suit.

[4] J’avoue que mon irritation provient aussi du fait que, lorsque j’ai lu ce papier, je n’avais qu’une vague idée de ce qu’avait été le massacre de Thiaroye. Aussi bien n’ai-je point sursauté en le lisant, et ma vague idée se serait transformée en idée fausse si je n’avais lu Armelle Mabon. À la décharge du journaliste, il faut noter que le livre dont je vais rendre compte ici est paru le 22 novembre seulement (en prévision du 80e anniversaire du massacre, le 1er décembre prochain), donc après le papier de Guilledoux daté du 6 octobre. À sa charge, il faut ajouter qu’Estelle Mabon avait déjà beaucoup publié sur le massacre et le mensonge d’État(s) qui s’en est suivi, sans parler d’autres auteurs et aussi de plusieurs films documentaires dont on trouve la liste dans sa bibliographie.

[5] Dans Chasselay et autres massacres, Éva Doumbia met en scène, entre autres personnages, Harald, né justement au cours de l’occupation de la Rhénanie d’un soldat français des troupes coloniales et d’une mère allemande. Son père est reparti avec l’armée française alors qu’Harald était encore enfant . Il raconte à son demi-frère, qu’il vient de retrouver parmi les soldats qui défendent Chasselay : « J’ai oublié, dit-il. Je me suis moi-même oublié, je veux dire, j’ai oublié ce que j’étais, je croyais que j’étais des leurs. Deutsch. L’école, les jeux, les amis. Nous poursuivions les enfants de la boutique d’à côté : “Tod den Juden, Tod für Juden !” Nous criions en riant. Et puis… (Il ne peut pas continuer, baisse la tête. Un long silence.) Ce qui est arrivé est arrivé. Cela ne vient pas en un jour. Cela ne nous rattrape pas, non, cela ne nous rattrape pas, parce que c’est là depuis toujours. On ne le voit pas, mais c’est bien là. Ça attend. Ce moment de la laideur nous attendait. Patiemment. Ça rampe, gronde, déborde, ça avale tout et recouvre la douceur du printemps, détruit l’amour, nos sourires enneigés. (Un temps.) Ce jour, comme à mon habitude, je suis allé à l’école. Et ma joie enfantine s’est brutalement cognée contre un mur. Il s’était édifié dans leurs regards bleus un mur qui avait toujours été là, mais que je n’avais pas remarqué. Fertig la piscine, fertig les jeux de ballon. Les mères blondes de mes amis blonds leur interdisaient subitement de me parler. Les enfants ne bravaient pas ces ordres, non, ils me crachaient au visage alors même que j’avais crié avec eux : “Tod den Juden, Tod für Juden !” Le maître de la classe a fermé sa porte. Sans me regarder il m’a dit : “Rends-nous tes livres.” Ce n’est pas à cause de la honte qu’il ne posait pas ses yeux sur mon visage. Il n’avait pas honte, j’étais sa honte. Il est soulagé de ne plus avoir à m’enseigner ce que ma peau ne mérite pas. Au début je me suis posté derrière les grilles pour les regarder dans la cour. J’ai vu Herr Lehrer brûler les livres que mes mains bâtardes avaient souillés. » Par la suite Harald subit une vasectomie – il est stérilisé, de force, afin de préserver la « pureté » de la race aryenne. Sa mère est licenciée de son travail. Il part. On le retrouve à Chasselay. Là-dessus, il faut ajouter que l’autre pièce publiée dans le même volume d’Éva Doumbia, Le Camp Philip Morris, est toute entière construite autour du racisme dont firent preuve certains Français (ici des Normands) à l’égard des soldats noirs américains débarqués en juin 1944. Comme on sait, le racisme n’était pas, et n’est toujours pas, l’apanage exclusif des dits « Boches ».

[6] [Note d’Armelle Mabon] Terme générique qui désigne l’ensemble des soldats africains [d’Afrique subsaharienne, autrement dit, « noirs », NdFH] qui se battent sous le drapeau français.

[7] L’AOF regroupait la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan français (désormais le Mali), la Guinée, la Côte d’ivoire, le Togo, le Niger, la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) et le Dahomey (aujourd’hui le Bénin). Il faut savoir que de Gaulle et les « élites » françaises (dont un certain François Mitterrand – cf. Thomas Deltombe, L’Afrique d’abord ! Quand Mitterrand voulait sauver l’Empire français, La Découverte, 2024) comptaient bien sur les possessions coloniales pour se « refaire », après avoir été admis du bout des lèvres dans le club des « vainqueurs » de la Seconde Guerre mondiale, aux côtés des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’URSS… Pas question alors d’envisager une quelconque indépendance, ni quelque revendication que ce soit des indigènes à une pleine et entière citoyenneté.

[8] [Note d’Armelle Mabon] Lettre du ministre des colonies (signée Giacobbi) à Monsieur le président du Conseil de la défense nationale, 22 décembre 1944 (Archives nationales d’outre-mer – Anom, DAM 664).

[9] Ce qui n’est pas sans rappeler le thème du « sentiment antifrançais » entretenu par les Russes, entre autres, dans les pays du Sahel ces dernières années, et qui expliquerait les déboires de la Françafrique dans la région.

[10] [Note d’Armelle Mabon] Anom, 3Ecol/53/9, Paul Ladhuie, « État d’esprit des troupes noires consécutif à la guerre 39-45 », 1945-1946.

[11] Ce qui est faux. Armelle Mabon cite plusieurs cas de prisonniers s’étant évadés durant la guerre et ayant rejoint le maquis.

[12] [Note d’Armelle Mabon] Rapport inspecteur des troupes coloniales, 6 février 1945 (Anom, DAM 3). [NdFH : ajoutons à cela que le type (Périer), qui a une biographie dans Wikipédia, a une liste de décorations longue comme le bras et a terminé sa vie – il est décédé en 1968 – comme grand officier de la Légion d’honneur. Avec ça, bon camarade – de ses collègues blancs, bien entendu.

[13] [Note d’Armelle Mabon] Rapport Dagnan (Service historique de la Défense, SHD/T, 5H16). Les rapports des officiers se trouvent également aux Anom, DAM, 74.

[14] [Note d’Armelle Mabon] Les half-tracks sont des véhicules militaires blindés équipés de roues à l’avant et de chenilles à l’arrière.

[15] Ibid.

[16] Lire Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi, également publié par le passager clandestin, 2021.

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