L’Élite cannibale. Comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste)

Olúfẹ́mi O. Táíwò, L’Élite cannibale. Comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste), Lux éditeur, 2023

Olúfẹ́mi O. Táíwò, « figure montante de la philosophie américaine » (dixit la quatrième de couverture), s’attaque ici à un vieux problème déjà traité par nombre d’auteurs/trices, tel, par exemple, John Holloway dans le désormais classique Crack Capitalism : soit le fait que les opprimé·e·s, afin de mener la lutte pour leur émancipation, sont bien obligés de se regrouper par catégories partageant des intérêts communs – ce que désigne, je pense, le terme Identity Politics ici traduit par luttes identitaires – et que, immanquablement, ces catégories, ces « groupements d’intérêts », ont tendance à se replier sur eux-mêmes d’abord, oubliant/excluant ce qui n’est pas eux/elles, puis à se structurer de façon hiérarchique en interne, suscitant leur propre « élite » susceptible de les représenter et de discuter/négocier avec les élites « dominantes », jusqu’à constituer en fin de compte, au pire une composante de l’oppression, au mieux une force qui ne la remet pas en cause. J’ai cité John Holloway mais, à la réflexion, je pourrais aussi bien rappeler les analyses de Rosa Luxembourg, celles des courants conseillistes du mouvement ouvrier européen, ou encore celles de l’opéraïsme italien. Mais bien sûr, l’histoire du mouvement social états-unien fournit d’autres sources de réflexion, en particulier sur la question raciale et son articulation avec les autres questions « identitaires » (guillemets de rigueur vu l’appropriation de ce terme en France par les néofascistes). D’où l’intérêt de ce petit livre.

Tout en prévenant d’entrée que j’en recommande chaudement la lecture, je commencerai néanmoins par deux trois bémols. Pour commencer, je me demande ce que vient faire dans le titre l’adjectif « cannibale ». Sauf erreur de ma part, il n’apparaît plus, pas même une seule fois, dans le texte… Par ailleurs, et même si mon anglais est très approximatif, je ne le vois pas non plus dans le titre de l’original publié en 2022 : Élite Capture : How the Powerful Took over Identity Politics (And Everything Else)[1]. On n’en voudra pas au traducteur Nicolas Calvé : il s’agit bien ici d’un choix délibéré de l’éditeur, qui vise, je suppose, à attirer l’attention des lecteurs/trices – comme dit l’autre, on n’attire pas les mouches avec du vinaigre… Ancien éditeur moi-même, je peux comprendre ce souci de marketing : oui, même si les belles âmes se récrieront, choquées, que « le livre n’est pas une marchandise ! », il faut bien reconnaître qu’en l’occurrence elles se trompent. Il suffit d’entrer chez n’importe quel libraire (ce qui serait devenu, paraît-il, un acte militant, à l’heure d’Internet) pour comprendre de quoi je parle[2].

Par ailleurs, et cette fois cela concerne aussi les choix du traducteur, j’ai trouvé à plusieurs reprises au cours de ma lecture des usages de temps de verbes un peu bancals à mon goût. Je sais que l’anglais use des différentes formes du passé d’une manière fort différente de celle du français (ne me demandez pas d’entrer dans les détails, je vous ai déjà dit que mon anglais ne vaut pas grand-chose). Mais – et vous me trouverez peut-être old school, cette façon de rabattre tous les modes du passé sur le seul passé composé m’agace. Il me semble qu’en français, cela aplatit le texte, un peu comme une photo surexposée qui aurait perdu toute profondeur de champ. Bon, j’espère que Nicolas Calvé ne m’en voudra pas, il ne s’agit pas du tout de dire que sa traduction est mauvaise, ce qui n’est pas le cas (autant que je puisse en juger), et, en outre, ce bémol à propos des modes du passé dans les traductions de l’anglais et, de plus en plus (par propagation depuis une langue dominante ?), dans des textes directement écrits en français, est très loin de le concerner lui seul.

Ces réserves mises à part, j’ai trouvé très pertinente la critique que fait Táíwò de ce qu’il appelle « l’idéologie de la bienveillance ». Quèsaco ? Pour l’exposer, je vais devoir le citer un peu longuement.

« Un exemple typique de l’idéologie de la bienveillance, écrit-il, est offert par les exhortations, omniprésentes dans de nombreux milieux universitaires et militants, à “écouter les personnes les plus touchées” ou à “favoriser les personnes les plus marginalisées”. Ces appels ne m’ont jamais convaincu. Selon mon expérience de professeur[3] et d’organisateur, quand des gens disent juger nécessaire d’“écouter les personnes les plus touchées”, ce n’est généralement pas parce qu’ils ont l’intention d’entrer en communication par Skype avec des camps de réfugiés ou de s’engager auprès de personnes sans domicile fixe. “Favoriser les personnes les plus marginalisées” de cette façon nécessiterait une tout autre approche dans un monde où 1,6 milliard de personnes sont mal logées, où 100 millions de personnes ne sont pas logées du tout, où le tiers de la population n’a pas accès à l’eau potable et où la conjonction de l’insécurité alimentaire et énergétique avec le bouleversement du climat a déjà déplacé 8,5 millions de personnes et menace d’en déplacer des dizaines de millions d’autres en Asie du Sud seulement. Défendre une telle position nécessiterait au minimum de quitter le lieu où l’on se trouve.

« Dans les faits, ai-je pu constater, une telle insistance sur les personnes marginalisées implique généralement de conférer une autorité conversationnelle et des ressources attentionnelles à toute personne semblant appartenir à une catégorie sociale réputée victime d’une forme d’oppression, et ce, peu importe son expérience ou sa connaissance de la situation dont il est question. Même dans des situations où les enjeux sont cruciaux (là où des chercheurs discutent de l’angle sous lequel ils étudieront un phénomène social, là où des militants décident d’une cible à laquelle s’attaquer, etc.) les règles de la bienveillance supposent souvent que la conversation se déroule entre quatre murs, tandis que les personnes les plus touchées restent à l’extérieur. Cette variante particulière de l’idéologie de la bienveillance est issue d’une approche théorique appelée “épistémologie du savoir situé”. »

Bon, ici, je vous vois froncer les sourcils – comme, je dois le dire, je les ai froncés à ma première lecture : Táíwò remettrait-il en cause un des acquis importants du féminisme ? Mais poursuivons pour comprendre où il veut en venir.

« Développée dans les années 1970 par des féministes, cette approche n’a cessé depuis lors de gagner en popularité dans les milieux militants et universitaires. Le savoir situé repose sur trois idées en apparence inoffensives :

« 1. Le savoir est situé socialement ;

« 2. Les personnes marginalisées disposent de certains avantages épistémiques relativement à certains types de savoir ;

« 3. Les programmes de recherche (et d’autres domaines d’activité) devraient refléter ces faits.

« Ces idées vont presque de soi. Comme l’affirme Liam Kofi Bright, tout philosophe empiriste qui se respecte pourrait lui-même les énoncer. De plus, parce qu’elles mettent en avant l’expérience vécue et le savoir qui en découle, elles revêtent une importance politique. Prises au pied de la lettre, elles devraient nous aider à résister à l’accaparement par l’élite, à légitimer un savoir que les institutions cherchent à discréditer.

« Mais le diable se cache dans les détails. Pour mettre ces idées abstraites en pratique, on insiste souvent, dans un effort en vue de corriger la répartition inégale de l’attention, sur la nécessité de faire preuve de bienveillance en contexte de conversation : on nous demande de passer le micro, de croire les personnes marginalisées, de leur donner des chances. Ces intentions sont louables, et de tels gestes sont souvent pertinents en soi. Or, au-delà des positions de tout un chacun et des dynamiques interpersonnelles, l’oppression (le racisme, le capacitisme[4], la xénophobie, le patriarcat, etc.) a aussi d’importantes conséquences matérielles. Les structures d’injustice déterminent qui a accès à la sécurité élémentaire, au logement, aux soins de santé, à l’eau et à l’énergie. Il faut prendre en compte toutes ces conséquences de l’intolérance, qu’elles soient matérielles ou non, pour s’attaquer à l’oppression.

« L’idéologie de la bienveillance se concentre sur les conséquences qui risquent le plus d’apparaître dans les lieux où des membres de l’élite vivent l’essentiel de leurs interactions : salles de cours, conseils d’administration, partis politiques, etc. Il en résulte des recommandations qui portent beaucoup plus souvent sur la répartition des tâches entre les membres d’un comité, par exemple, que sur les façons de maintenir des populations en vie.

« Lorsqu’elle est adoptée comme orientation politique par défaut, la bienveillance peut nuire aux intérêts des groupes marginalisés. Son discours s’attaque à la répartition injuste de l’attention en recommandant le choix de porte-parole ou de livres considérés comme représentatifs des groupes marginalisés – au lieu d’insister sur les comportements de grandes entreprises et d’algorithmes dont le rôle en la matière est beaucoup plus déterminant. Un tel discours contribue à faire de l’attention une arme au service de la marginalisation. Il attire l’attention sur les lieux symboliques du pouvoir plutôt que sur les enjeux politiques fondamentaux qui expliquent pourquoi tout va de travers. »

Avant de poursuivre cette lecture en passant à ce que propose Táíwò pour sortir de cette impasse, je veux évoquer ici un texte que j’ai lu en même temps que son livre et qui résonne très fort avec lui. Il s’agit d’un entretien de Joao Gabriel avec la Revue du Crieur n°23 (octobre 2023)[5]. Je me contenterai d’une seule citation (en vous conseillant vivement, si vous en avez la possibilité, de vous reporter à l’intégralité de ce texte, formulé en termes peut-être plus directement parlants dans le contexte militant français) : « Je pense, avec beaucoup, qu’il y a une base matérielle aux identités, qu’elles ne sont pas en elles-mêmes mauvaises, mais que leurs usages peuvent prendre des formes néfastes. On parle souvent, dans certains milieux politiques, des oppositions entre approches identitaires et approches matérialistes. Là encore, les premières seraient centrées sur les rapports interpersonnels, les secondes sur les structures sociales, pour le dire vite. Bien que quelque peu réductrice, cette discussion n’est pas absolument inefficace si l’on veut comprendre certaines lignes de tension entre les stratégies mobilisées par différents mouvements. Par exemple, lorsque les premières choisissent de se focaliser sur la représentation et l’accès des non-Blancs à des postes à responsabilité au sein de grandes entreprises ou dans les partis politiques, aux yeux des secondes, la lutte des non-Blancs est indissociable de l’abolition du salariat et de la prison. On voit bien à quel point ces positions sont irréconciliables, mêmes s’il existe des positions intermédiaires. »

On aura reconnu dans la première de ces positions la politique animée par ce que Táíwò appelle l’idéologie de la bienveillance. Ce qu’il y oppose n’est pas réductible au seul qualificatif de « matérialiste ». En effet, il a choisi de s’engager, et de nous engager à mener une politique « constructive ». C’est-à-dire que s’il pense une stratégie tenant compte des infrastructures, au sens où les conditions matérielles de l’oppression sont déterminantes, il ne s’agit pas simplement à ses yeux de les analyser et de les mettre au jour, mais de « construire une nouvelle maison » (titre de son chapitre 4). Pour cela il, prend appui sur divers exemples de mouvements de rébellion, anciens et contemporains, mais avant tout sur l’histoire du PAIGC, fondé en 1960 entre autres par Amilcar Cabral, et qui mena en son temps la lutte pour la libération de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert. Ce qu’il tient à souligner surtout dans cette lutte politico-militaire, c’est « un aspect souvent négligé de [l’activité révolutionnaire du PAIGC], à savoir ses pratiques militantes d’éducation et de conscientisation ». Car aussi bien, l’infrastructure, c’est aussi la culture et l’éducation – la création de ce que Táíwò appelle un « terrain commun » autre que celui qui avait été imposé par le colonisateur portugais. D’autre part, « l’implication pleine et entière des femmes faisait partie des objectifs de l’organisation, ce dont témoignaient les pratiques organisationnelles et les règles du parti ». On se reportera au livre mieux comprendre pourquoi son auteur consacre un long développement à cette histoire révolutionnaire africaine (dont l’une des retombées, soit dit en passant, fut la « révolution des Œillets du 25 avril 1974 au Portugal). L’idée générale est en tout cas de s’inspirer des expériences de construction révolutionnaire. « Que ce soit à petite échelle ou au sein d’une grande institution [l’approche politique constructive] a pour objectif de construire des choses – des institutions, des normes, d’autres outils. » Et il y a urgence, car l’évolution de la crise du climat provoquée par le système mondial du capitalisme racial « sera déterminée par nos victoires et nos défaites à l’échelle de la planète ».

Voilà en tout cas un petit livre qui donne beaucoup à penser – tonique, dirai-je, à un moment où nous avons plus besoin que jamais de ce type de réflexion afin de ne pas nous laisser submerger par le chagrin et la pitié.

Dimanche 22 octobre 2023 , franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] Haymarket Books, Chicago.

[2] Je devrais peut-être ajouter que je suis gêné pour une autre raison par l’usage du terme cannibale dans ce contexte. « Cannibale » renvoie quasi automatiquement, me semble-t-il, à une signification issue de l’anthropologie – c’est la première entrée de mon dico : « Membre d’un peuple primitif ou d’une tribu qui pratique rituellement l’anthropophagie. » Ce qui, me semble-t-il encore, est ici hors-sujet.

[3] Un peu plus loin dans son livre, Olúfẹ́mi O. Táíwò prend son propre cas comme exemple d’une application de l’idéologie de la bienveillance – et de son cadre structurel (infrastructure, aurait dit un marxiste) : « Pendant la plus grande partie du XXe siècle, le système américain de contingentement de l’immigration a fait en sorte que l’immigration régulière menant à la citoyenneté était presque exclusivement réservée aux Européens (ce qui avait valu aux États-Unis l’admiration de Hitler, qui les considérait comme le “leader en matière de politiques de nationalité et d’immigration explicitement racistes”). L’Immigration and Nationality Act de 1965 a élargi le bassin d’immigrants potentiels en privilégiant les “travailleurs qualifiés”. C’est ce qui a permis à mes parents d’immigrer aux États-Unis depuis le Nigeria et de contribuer à la formation de la communauté nigéro-américaine, qui compte parmi les populations immigrantes les plus prospères du pays. Évidemment, nul ne rappelle que ces quelque 112 000 Nigériano-Américains sont bien peu nombreux en comparaison des 82 millions de Nigérians qui vivent avec moins d’un dollar par jour. Les critères de sélection de la loi de 1965 sur l’immigration et la citoyenneté expliquent les taux de réussite scolaire des membres de la diaspora nigériane, lesquels contribuent à leur tour à expliquer la richesse, les privilèges de classe et les exigences culturelles qui ont alimenté mon propre parcours éducatif. » Suit une description de ce parcours éducatif, « exemple explicite de processus de sélection » (par les ressources culturelles, la richesse, etc.), qui l’a mené jusqu’à pouvoir écrire ce livre – et aussi à ce qu’il soit bien accueilli et publié ! Il a en quelque sorte bénéficié de l’idéologie de la bienveillance. Les conceptions de l’identité qui en sont issues, ajoute-t-il, peuvent facilement hériter des distorsions causées par les processus de sélection. Ce qui n’est évidemment pas le cas des siennes – de ses conceptions, je veux dire.

[4] Je suppose que c’est ce nous nommons « validisme ».

[5] La Revue du Crieur (éditée conjointement par Mediapart et les éditions de La Découverte, présente Joao Gabriel comme « doctorant en histoire travaillant sur les questions d’emprisonnement en contexte colonial ». On peut se faire une idée de ses positionnements en consultant le blog qu’il a tenu longtemps – encore présent sur la toile : https://joaogabriell.com/

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Antisionisme, une histoire juive

Antisionisme, une histoire juive, Textes choisis par Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, Éditions Syllepse, octobre 2023

Recueil de textes de juifs antisionistes, Antisionisme, une histoire juive est sorti cette semaine aux excellentes éditions Syllepse. J’en avais reçu une version numérique, aux fins de recension, voici une bonne quinzaine de jours. Mais j’avais attendu qu’il soit disponible en librairie avant d’en parler. Là-dessus est arrivé ce que vous savez à Gaza et alentour, événements tragiques auxquels certain·e·s n’hésitent pas à rattacher l’agression meurtrière commise le 13 octobre dans un lycée d’Arras. « Une atmosphère de djihadisme, de passage à l’acte, est évidente depuis samedi dernier[1] », a déclaré Gérald Darmanin, retournant ainsi la formule d’un « expert » chéri des médias mainstream, Gilles Kepel, lequel s’est multiplié ces derniers jours sur les chaînes d’infos[2]. Une atmosphère de connerie épaisse, oui ! Pour preuve, le déluge d’invectives qui s’est abattu sur le parti de La France insoumise faute de s’être aligné sur la seule position qui vaille : la défense de l’Occident et de son poste avancé, Israël, soumis aux assauts barbares (dixit Olaf Scholz, le chancelier allemand) d’animaux humains (selon Israël Katz, ministre israélien de l’énergie[3]). La dernière à accabler LFI n’a pas été madame Borne qui a dénoncé les « ambiguïtés révoltantes » de ce parti dont l’antisionisme, selon elle, est « parfois aussi une façon de masquer une forme d’antisémitisme ». « Parfois aussi », « une façon de », « une forme d’ » : qu’avec circonlocutions ces choses-là sont dites ! Quoi qu’il en soit[4], nous avons précisément affaire ici à ce qui a motivé la composition du recueil de textes dont nous traitons aujourd’hui.

On sait assez que la dernière sortie de la Première ministre fait suite à un certain nombre de prises de positions du président de la République, puis de la représentation nationale, qui assimilent l’antisionisme à l’antisémitisme. « Certes, reconnaissent les auteures de ce recueil dans leur Avant-propos, il existe une tradition antisémite qui utilise l’antisionisme pour alimenter sa haine des Juifs et amalgame Juif et sioniste. Ce faisant, elle joue d’ailleurs la même partition qu’Israël et devient ainsi un allié objectif de la position sioniste. […] Pourtant, refuser le nationalisme juif et le régime politique colonial qui s’établit en Palestine, défendre le droit au retour des réfugiés palestiniens, appeler à l’égalité entre Juifs israéliens et Arabes palestiniens et à la fin du suprémacisme juif en Israël-Palestine, n’a absolument rien à voir avec l’antisémitisme et ne saurait justifier l’opprobre du racisme antijuif. » Mais les auteures relèvent que l’énoncé : antisionisme = antisémitisme « constitue un véritable déni d’histoire, une forme de révisionnisme qui veut effacer – comme a tenté de le faire le sionisme lui-même depuis son avènement – toute trace de la longue tradition juive, religieuse ou séculière, d’opposition à l’idée d’État-nation juif[5]. »

Les auteures, toutes trois membres de l’UJFP (Union française des Juifs pour la paix) ont cherché à restituer, à travers ce recueil, cette « longue tradition ». Elles ont donc rassemblé des textes d’auteur·e·s juifs et juives exclusivement – tout ou parties d’articles, conférences, extraits de livres, résolutions de congrès… – de la période des débuts du sionisme jusqu’à aujourd’hui, qu’elles présentent en cinq grandes parties. Voici comment elles justifient cette organisation du volume :

« De nos jours, le sionisme se perçoit et est perçu comme une qualité intrinsèque à la judéité et inséparable de la définition du judaïsme. Ainsi, ses partisans et adeptes opposent aux critiques antisionistes une rhétorique invariable articulée autour d’arguments répétitifs que l’on peut regrouper en cinq grandes thématiques.

« 1. Sionisme et judaïsme : les sionistes se présentent comme porteurs de la seule voix/voie juive authentique et légitime ; ils considèrent Israël comme le représentant du judaïsme et le centre de toute vie juive. Ils vont jusqu’à nier le caractère juif des antisionistes juifs accusés d’être dans “la haine de soi”.

« 2. Sionisme et question nationale : le sionisme prétend résoudre le “problème juif” par la “normalisation du peuple juif” à travers la création de son État-nation. En réfutant le caractère ethno-national du judaïsme, les antisionistes refusent la normalisation du peuple juif et donc son droit à l’autodétermination comme tout autre groupe national.

« 3. Sionisme et antisémitisme : le sionisme se présente comme la seule réponse à l’antisémitisme, et Israël comme le seul garant de la sécurité des Juifs à travers le monde. Il considère que la supposée “haine de soi” des antisionistes juifs les conduit à soutenir l’antisémitisme.

« 4. Sionisme, impérialisme, colonialisme : le sionisme, en se considérant comme le fruit d’un mouvement d’émancipation et de libération nationale, accuse les antisionistes de délégitimer Israël en utilisant l’anathème de colonialisme et d’alliance avec l’impérialisme. Ainsi, ceux-ci feraient preuve d’un anti-américanisme et d’un anti-occidentalisme primaires.

« 5. Sionisme… et après ? : le sionisme juge qu’en soutenant le droit au retour des réfugiés palestiniens et la nécessité de dé-sioniser Israël à travers les propositions d’un État commun de la mer au Jourdain (État binational, ou État laïque de tous ses citoyens), les antisionistes œuvrent à la destruction de l’État d’Israël. »

Je ne proposerai ici que quelques « extraits des extraits », afin de donner une idée de la richesse du recueil (qui compte un peu plus de 350 pages). Les auteures elles-mêmes disent qu’elles ont « été surprises par la richesse et la diversité des matériaux et des prises de position juives antisionistes depuis plus d’un siècle », et que « l’ampleur des documents existants [les] a contraintes à une sélection ».

Voici pour commencer une citation extraite de l’introduction générale du livre – pour donner le ton :

« En Allemagne l’Union pour le judaïsme libéral, opposée au sionisme, fonde en octobre 1912 l’Association du Reich pour la lutte contre le sionisme, qui prendra le nom de Comité antisioniste en décembre 1912. Ce comité dispose d’une publication, Schriften zur Aufklärung über den Zionismus (Cahiers antisionistes), et dénonce l’aspect “racial” de la théorie sioniste :

“Dès ses débuts, le concept de Peuple du mouvement sioniste était complètement et exclusivement rempli de l’idée de la race. Cette idée tout à fait superstitieuse, produit d’un dogmatisme arrogant et de l’égoïsme le plus trouble, qui considère la vie humaine comme prédéterminée par le sang, et que ni la volonté ni l’adaptation au cours des siècles ne peuvent rien contre les prétendues dispositions innées de la race, qui ne voit de salut que dans le maintien d’une race pure, cette théorie absurde contredite par l’histoire et la pratique humaine dut effectivement être conservée assez longtemps pour entraîner une pure exclusion des Juifs de tous les autres peuples. Et c’est en cela, dans ce fantasme de la force bienfaisante de la pureté absolue de la race, que repose jusqu’aujourd’hui la très dangereuse similitude de la doctrine sioniste avec celle des antisémites.” »

On comprendra peut-être mieux la virulence de cette attaque contre le sionisme en lisant ces quelques mots de son fondateur, Theodor Herzl, qui datent de 1896 : « Pour l’Europe, nous formerions là-bas [en Palestine] un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie[6]. Comme État neutre, nous aurions des relations avec toute l’Europe, qui garantirait notre existence. »

En introduction de la partie 1 sur les relations entre sionisme et judaïsme, les auteures rappellent que les fondateurs du sionisme politique étaient « athées et laïques ». Or, paradoxalement, ils s’appuyèrent sur le lien religieux des juifs avec la terre d’Israël pour justifier la création d’un État juif. « Selon la formule de l’historien Amnon Raz-Krakotzkin[7], “Dieu n’existe pas mais il nous a promis cette terre” ».

De cette première partie, j’ai choisi de citer un extrait d’un texte de Marc H. Ellis, universitaire américain, enseignant en histoire et études juives. Ce texte de 1989 a été écrit au moment de la première Intifada. (C’est moi qui souligne.)

« Il n’est pas exagéré de dire que l’Intifada interroge l’avenir du judaïsme avec force et obstination. La tragédie de l’Holocauste est bien documentée et gravée dans notre conscience, de manière indélébile : nous savons qui nous étions, mais savons-nous qui nous sommes devenus ? La théologie juive contemporaine nous aide à affronter notre souffrance ; elle a peu à dire sur un aujourd’hui où nous sommes en situation de force. Cette théologie, tendue entre Holocauste et émancipation, met en mots éloquents les victimes de Treblinka et Auschwitz, mais ignore Sabra et Chatila. Elle paie tribut au soulèvement du ghetto de Varsovie, mais n’accorde aucune place à l’Intifada de ceux qu’a ghettoïsés le pouvoir israélien. Des théologiens juifs sont attachés à ce que la torture et le meurtre d’enfants juifs soient rappelés et pleurés dans le rituel et la spiritualité juives. Il reste à prendre en compte la possibilité que des Juifs aient, à leur tour, torturé et tué des enfants palestiniens. La théologie de l’Holocauste relate grandeurs et souffrances de l’histoire du peuple juif, mais elle manque à admettre l’histoire contemporaine du peuple palestinien comme partie intégrante de la nôtre. Cette théologie rend compte de qui nous étions, mais elle ne nous aide aucunement à comprendre qui nous sommes devenus. […]

« Des années après la libération des camps, Elie Wiesel a écrit : “Si la haine était une solution, les rescapés auraient dû incendier le monde à leur sortie des camps.” Compte tenu des capacités nucléaires d’Israël et de son sentiment d’isolement et de colère, puisse l’option de la destruction qu’évoque Wiesel rester une chimère et ne pas devenir un projet. Est-ce abusif de dire qu’une théologie qui ne prend pas en compte la différence radicale entre le ghetto de Varsovie et Tel Aviv, entre Hitler et Arafat, est une théologie qui revient à légitimer ce contre quoi Wiesel mettait en garde ? [8]»

Voici ensuite une citation tirée de la partie 2 (sionisme et question nationale). Il s’agit d’un extrait du texte « Le sionisme du point de vue de ses victimes juives : les Juifs orientaux en Israël », lui-même extrait du livre éponyme d’Hella Habiba Shohat[9], qui est professeure au département d’études culturelles de l’université de la ville de New York.

« Pour les mizrahim [Juifs orientaux], le sionisme européen a été à bien des titres une vaste supercherie, un gigantesque massacre culturel, une entreprise qui a partiellement réussi à éradiquer en une ou deux générations une civilisation enracinée depuis plusieurs millénaires en Orient et unifiée dans sa diversité. Précisons tout de suite qu’il n’est en rien dans mon propos de poser un nouvel antagonisme entre ashkénazes [Juifs d’Europe centrale et orientale] et mizrahim. Malgré leurs différences culturelles et religieuses, les deux communautés ont vécu côte à côte, de façon relativement pacifique dans de nombreux pays et dans diverses situations. Il n’y a qu’en Israël qu’elles ont établi des rapports de cohabitation fondés sur la dépendance et l’oppression. […]

« Le régime israélien actuel a hérité de l’Europe une forte aversion pour le respect du droit à l’autodétermination des peuples non européens ; d’où son discours décalé et dépassé, d’où aussi ses références ataviques aux “nations civilisées” et au “monde civilisé”. »

En introduction de la troisième partie (sionisme et antisémitisme), les auteures rappellent que les premiers sionistes eurent souvent de mots très durs contre les Juifs : « Max Nordau (1849-1923), cofondateur de l’Organisation sioniste mondiale avec Theodor Herzl, dans son livre Der Zionismus und seine Gegner (Le Sionisme et ses adversaires), désigne [l]es Juifs diasporiques par des expressions méprisantes : “assimilateurs”, “apostats”, “renégats”

ou “traîtres”. Herzl va jusqu’à utiliser les termes antisémites les plus odieux pour les caractériser : “Or voici qu’apparut le sionisme – Juif et Youpin furent obligés de prendre position. Et maintenant, pour la première fois, le Youpin a rendu au Juif un service d’une grandeur inespérée. Le Youpin se détache de la communauté, le Youpin est – antisioniste !” » Ce que confirme, à sa façon, le grand publiciste et écrivain Karl Kraus, dans un texte (« Une couronne pour Sion », 1898) où il dit avoir été sollicité par un collecteur de fonds sioniste, au profit de « ce qu’on appelle la cause sioniste ou, pour employer un mot plus traditionnel, antisémite ». Voici maintenant un extrait d’un article d’Henryk Erlich qui, né en Russie en 1882, élu au soviet de Petrograd en 1917, s’établit à Varsovie en 1918 et y devint l’un des principaux dirigeants du Bund, organisation ouvrière juive révolutionnaire qui prônait l’autonomie culturelle des Juifs dans les différents pays d’Europe centrale et orientale. « Il combat[tit] farouchement le sionisme, écrivent les auteures, qu’il dénon[çait] encore le 5 mai 1933, au milieu de l’“orgie nationaliste” dont l’accession de Hitler au pouvoir annon[çait] le déchaînement, comme un nationalisme au même titre que les autres. »

« Le sionisme s’est transformé, au fil des ans, en un allié ouvert de notreennemi juré : l’antisémitisme. Le sionisme a, de fait, toujours puisé sa substance dans les exactions contre la population juive et dans la réaction dans son ensemble. Au cours des quarante ans d’existence du sionisme, la règle suivante a toujours été en vigueur : plus il fait sombre dans le monde, plus la demeure du sionisme est lumineuse ; plus les choses vont mal pour les Juifs, mieux elles se portent pour le sionisme. Que peut être, dans le meilleur des cas, la Palestine juive ? Le micro-État d’une minuscule tribu hébraïque au sein du peuple juif. Lorsque les sionistes s’adressent aux non-Juifs, ils sont de fervents démocrates et représentent les relations sociales de la Palestine, actuelle et future, comme un parangon de liberté et de progrès. Mais si un État juif était créé en Palestine, son climat mental serait la peur éternelle d’un ennemi extérieur (les Arabes), un combat perpétuel pour chaque centimètre carré de terrain, pour chaque miette de travail contre un ennemi intérieur (les Arabes) et une lutte sans répit pour éradiquer la langue et la culture des Juifs de Palestine non hébraïsés. Est-ce là un climat où cultiver la liberté, la démocratie et le progrès ? N’est-ce pas plutôt le climat où fleurissent d’ordinaire la réaction et le chauvinisme ? »

L’introduction de la quatrième partie (sionisme, impérialisme et colonialisme) cite entre autres Ernst Bloch[10] : « La classe dominante anglaise voulait s’assurer l’accès des Indes par la voie terrestre ; or la Palestine était bien située. […] L’Angleterre n’était pas la seule à s’intéresser à la Palestine, Guillaume II et l’impérialisme allemand se sentaient eux aussi sionistes […]. Ainsi, le sionisme, pièce bienvenue sur l’échiquier de la politique impérialiste, était confié de bien des côtés à ce que Herzl avait appelé “la convention des peuples civilisés. »

Voici un extrait de texte[11] de l’un de ceux que l’on a appelés en Israël les « nouveaux historiens ». Ilan Pappé a quitté Israël en 2007 et s’est établi en Grande-Bretagne, où il dirige le Centre européen d’études sur la Palestine à l’université d’Exeter.

« Le choix que fit Herzl, et que ses successeurs endossèrent, fut celui du colonialisme. […] Dans le colonialisme, l’indigène est là transitoirement puis plus du tout. Vous ne trouverez pas dans Altneuland[12] le moindre souci de ce qu’il adviendra de la population autochtone de Palestine. Dans les cas plus classiques de colonialisme, l’invisibilité de l’indigène signifiait que, bien qu’il soit toujours là, il n’y était plus qu’un être humain exploité et marginalisé ne bénéficiant que de peu, voire d’aucun, des droits fondamentaux. Dans l’utopie de Herzl, l’indigène, hormis pour une infime minorité, s’en est allé. Il est invisible parce qu’il n’est plus là ; on l’a fait disparaître comme par enchantement, ainsi que le préconisait Herzl dans son journal. Plus précisément, il écrivait que les Arabes de Palestine devaient être expulsés sans que cela ne se voie, avec “discrétion et circonspection” (en public, il était suffisamment avisé pour affirmer son désir de promouvoir les intérêts de la “population autochtone”). Le colonialisme fusionné avec le nationalisme romantique, cela aboutit à l’élimination de la population indigène non seulement dans une utopie futuriste mais dans une politique concrète de nettoyage ethnique sur le terrain, comme ce fut le cas en 1948. »

Pour terminer, dans la cinquième partie (Le sionisme …et après ?) j’ai choisi un texte qui n’est pas très joyeux – mais il n’y a guère de quoi l’être en ce moment. Ariella Aisha Azoulay de père juif d’Algérie et de mère juive de Palestine, prof d’université aux États-Unis) et Adi Ophir (également prof aux Etats-Unis, et qui a été incarcéré pour avoir refusé le service militaire en Israël) l’ont écrit en hébreu en 1997, à l’occasion du centenaire du premier congrès sioniste mondial en 1897. Avant de vous laisser là avec cette dernière citation, je répète que je n’ai donné ici qu’un aperçu du contenu très riche ce livre. À mon avis, cela vaut la peine de le lire (il est d’ailleurs facile d’accès) pour apprendre des choses (ç’a été mon cas) et se débarrasser des idées trop simples, à la fois sur le sionisme et sur ses opposants.

« Nous sommes les restes maudits de l’Europe. Nous sommes les Juifs que l’Europe n’a pas réussi à éliminer. Nous sommes le lieu où le cauchemar nazi est toujours vivant, porté dans l’esprit des survivants, de ceux qui ont été élevés dans leur ombre, et dans l’esprit de tous ceux dont le cerveau a été lavé par l’infinie logorrhée qui a sanctifié la Shoah et mis Auschwitz à la place vide de Dieu. […]

« Nous sommes la dernière ligne de front du colonialisme militaire que l’Europe a abandonné dans la honte depuis des générations. Nous sommes une épine laissée par l’Europe au bord de l’Orient ; et les États-Unis ont ensuite transformé son acceptation en examen d’entrée au club des États éclairés du nouvel ordre mondial. […]

« Nous sommes le site d’expérimentation d’un principe universel unique auquel l’Europe n’a pas su mettre de limites – l’universalité du mal : chaque individu peut être amené à prendre part à cette terrible combinaison de xénophobie, oppression, humiliation, discrimination raciale, camps d’enfermement, et nettoyage ethnique des quartiers et des villes. Chaque personne risque d’être complice d’un régime maléfique qui produit et propage le mal ; cela peut arriver à chaque peuple, à chaque individu de chaque nation, y compris à ceux qui en ont été victimes. […]

« Nous sommes la preuve vivante du succès du nazisme – il y a encore des juifs en Europe mais il n’y a plus de judaïsme –, parce que le “vrai” judaïsme – c’est ainsi que nous le déclarons – est uniquement celui qui a été créé chez nous ou celui que nous avons validé. […]

« Nous sommes un écran où se projette – un peu en retard mais de façon accélérée par rapport à l’Europe et sans avoir rien appris de son expérience – le récit du déclin de l’État-providence démocratique vers le crime de l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère, vers ces lieux où le capitalisme de l’État-nation s’approche de l’obscénité de l’esclavage. […]

« L’expression “souveraineté juive” signifie de nos jours un nationalisme juif violent dont les pratiques discursives, politiques et militaires nourrissent le noyau absolu de la logique de la souveraineté. La souveraineté juive écrase tout sujet ou citoyen israélien qui demande une souveraineté non juive, et tout Juif qui demande un judaïsme non souverainiste. […] La puissance militaire juive est devenue l’image de la souveraineté même et a pris sa place. […]

« Au lieu d’être une violation terrible et temporaire de la vie civile normale, l’état de guerre est devenu le cadre permanent et continu de l’existence civile “entre les guerres”, c’est-à-dire celles qui sont officiellement déclarées : la lutte quotidienne contre le terrorisme, le service militaire obligatoire étape obligée – entre le lycée et l’université, le service militaire annuel des réservistes, les postes ouverts pour la distribution des masques à gaz, les expertises de l’armée de l’arrière, les annonces à Job[13] faites par les officiers de l’arrière aux familles –, le tout comme une évidence de la routine quotidienne. »

Ce 15 octobre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Soit le 7 octobre, jour de « l’attaque déclenchée [depuis le territoire de la dite « Bande de Gaza »] par le commandement militaire conjoint de la plupart des organisations palestiniennes, sous la direction des Brigades Ezzedine Al-Qassam (bras armé du Hamas) » (voir à ce propos Alain Gresh, « Gaza-Palestine. Le droit de résister à l’oppression », Orient XXI, 9 octobre 2023).

[2] « Notre grand spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain », selon le site de L’Express, qui l’a interviewé cette semaine, avait publié en 2021 un livre intitulé Le Prophète et la Pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère. On a les « spécialistes » qu’on mérite.

[3] « Pendant des années, nous avons fourni à Gaza de l’électricité, de l’eau et du carburant. Au lieu de dire merci, ils ont envoyé des milliers d’animaux humains massacrer, assassiner, violer et kidnapper des bébés, des femmes et des personnes âgées », a-t-il déclaré. Katz a juste oublié le blocus imposé depuis 2007 par Israël, qui a transformé ce territoire à la densité de population parmi les plus élevées du monde en camp de concentration à ciel ouvert, sans parler des opérations successives de l’armée israélienne (aux noms évocateurs : « Plomb durci », « Bordure protectrice », « Pluies d’été », etc.) qui ont tué des milliers de personnes, essentiellement des civils, vieillards, femmes et enfants compris. Mais il est vrai qu’ils l’ont fait, pour la plupart, de façon civilisée, depuis des avions, des drones, avec des chars, des canons à longue portée, etc. Ils ont causé – et ils continuent à causer – infiniment plus de morts que leurs ennemis barbares, mais ces morts sont propres, discrets, invisibles. Ils n’ont pas de sang sur les mains, ou si peu. Ils sont civilisés, vous dis-je.

[4] Je pense qu’il s’agit surtout de minables calculs (pré)électoraux. « Minables » car ils ne s’affichent pas comme tels – et on pourrait probablement en dire autant des déclarations d’un François Ruffin, prenant ses distances au bon moment, du moins l’a-t-il estimé ainsi, afin de se ménager soit une voie vers la succession du vieux leader de LFI, soit une porte de sortie vers… vers quoi, au fait ? (Breaking news : le pari communiste annonce son intention de refaire une nouvelle alliance à gauche. Pour les mêmes raisons que Borne, Ruffin & co, semble-t-il. Il est loin le temps où c’étaient les cocos les croquemitaines…)

[5] À ce propos, il faut rappeler que les extrémistes sionistes actuellement au pouvoir en Israël ont finalement réussi en 2018 à faire passer leur projet d’État-nation juif, sous forme d’une loi votée au Parlement et définie comme une des lois fondamentales du pays (sachant que celui-ci n’a pas de constitution). En voici les principes fondamentaux (traduction en français donnée par Wikipédia à partir de la traduction officielle en anglais approuvée par le parlement israélien) : « Israël est la patrie historique du peuple juif, dans laquelle l’État d’Israël a été établi ; l’État d’Israël est le foyer national du peuple juif dans lequel il satisfait son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ; le droit à exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif. » Par ailleurs, il est précisé que « l’État sera ouvert à l’immigration juive et au rassemblement des exilés » et que « L’État voit le développement de l’implantation juive comme une valeur nationale, [qu’il] encouragera et promouvra son développement et sa consolidation ». Pas question du retour des réfugiés palestiniens chassés depuis 1948. Quant aux « implantations », il s’agit d’un euphémisme pour « colonies ». Il faut savoir qu’elles squattent déjà 45% du territoire de la Cisjordanie, qui devait théoriquement être dévolu aux Palestiniens selon les accords internationaux (Oslo, etc.), lesquels n’ont en vérité jamais été respectés et encore moins appliqués par Israël.

[6] Où l’on voit qu’Olaf Scholz, lorsqu’il parle de « barbares », a de qui tenir.

[7] Voir son excellent livre paru à La Fabrique en 2007, Exil et Souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale.

[8] Il me semble que cette dernière phrase sonne particulièrement juste après ce à quoi nous venons d’assister Gaza et alentour.

[9] Paru à La Fabrique en 2006. De la même auteure, on peut aussi lire ces textes choisis et présentés par Joëlle Marelli et Tal Dor, Colonialité et Ruptures. Écrits sur les figures juives arabes, éd. Lux, 2021.

[10] Le philosophe marxiste Ernst Bloch, auteur du Principe Espérance et de L’Esprit de l’utopie, a aussi écrit Thomas Münzer, théologien de la révolution, dont j’ai rendu compte ici-même. La citation est issue de Ernst Bloch, Le Principe Espérance, t. 2, Les Épures d’un monde meilleur, Paris, Gallimard, 1982, p. 194.

[11] Out of the Frame. The Struggle for Academic Freedom in Israel, Londres, Pluto Press, 2010.

[12] Terre ancienne, terre nouvelle, roman utopique de Theodor Herzl.

[13] NdT : référence aux catastrophes annoncées à Job. Les officiers de l’arrière sont chargés d’informer les familles des décès et blessures de leurs enfants militaires.

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Trans*

Jack Halberstam, Trans*. Brève histoire de la variabilité de genre, Libertalia, 2023

Alors que s’ouvre à Paris le procès de la dite « affaire du 8 décembre », dont l’enjeu, écrit Lundi matin[1], n’est rien moins que « faire le procès de l’antiterrorisme ou […] renoncer aux libertés politiques », et que le même Lundi matin entame, à travers une série d’analyses et d’entretiens, « un travail d’exploration et peut-être d’élucidation de ces concepts dont nous héritons : fascisme, autoritarisme, réaction, extrême-droite, libertarianisme, etc.[2] », est-il bien sérieux de s’attarder sur un sujet que d’aucun·es pourraient qualifier sinon d’« apolitique », du moins de mineur, voire de futile dans ce contexte ? C’est la question que je me pose au moment de rendre compte de ce livre.

J’espère pouvoir y répondre ici sans trop m’égarer – homme cis blanc dont la biographie et la trajectoire politique relèvent plus du siècle dernier que de nos années 20, je me sens souvent un peu largué par les temps qui courent… Pour m’expliquer, je dirai simplement que ma formation et une grande partie de ma vie politique se sont déroulées sous le signe de l’un – unité, vérité, universalité. Je vois bien, avec le recul, qu’il y a déjà beau temps que sont apparues en pleine lumière les multitudes, multiplicités et autres « diversalités », mais on ne se refait pas du jour au lendemain (et j’ai l’impression que la sagesse si souvent associée aux âges vénérables n’en est pas toujours vraiment une, tant, en même temps que les muscles, les tendons et les artères, la pensée a tendance à se rigidifier quelque peu, ayant de plus en plus de mal à prendre en compte le changement perpétuel qu’est la vie en général et ses expressions diverses en particulier)[3].

Bref. Une première bonne raison de lire ce livre était sa publication par les ami·es de Libertalia. Ielles ne m’ont pas habitué à proposer des textes sans intérêt – à l’eau tiède, je veux dire. Le titre, Trans*, a aussi éveillé ma curiosité. Et justement, par rapport à ce que je disais plus haut, il m’a semblé tout à fait utile d’apprendre quelque chose sur un sujet auquel, je l’avoue, je ne connais pas grand-chose. Et puis, dès les premières pages, je me suis senti bien accueilli. En effet, elles sont occupées par la préface des traducteurices (l’édition originale de Trans* est en anglais américain) de la collective dansmalangue (non, je ne me goure ni sur le genre, ni sur les espaces). « Trans* nous a transformé·es, écrivent-ielles. Et traduire ce livre, cela a aussi signifié nous traduire nous-mêmes : changer nos manières de nous dire et nos manières de faire et de sentir. » Il me semble que je pourrais ici, tout en rendant grâces aux traducteurices[4], substituer pour ma part le verbe « lire » au verbe « traduire »… Et je pense que ce sera le cas de tout·e lecteurice de bonne foi. Afin de m’approcher un peu plus du sujet, je citerai encore la collective dansmalangue : « Une des voies privilégiées par Halberstam pour donner à sentir les mondes trans*, ce sont les productions culturelles : les livres, les films, les chansons, les installations photographiques, les zines… toutes formes qui, au bord du discursif, nous plongent dans la matérialité vivante des existences trans*. Ce sont des objets qui pointent vers des pratiques, qui nous embarquent dans le bricolage de la variabilité de genre, plutôt que de nous tenir à la distance bien convenable des “identités” préétablies dont les appareils combinés de l’État, des réseaux sociaux et des pouvoirs médicaux sont friands. » C’est moi qui souligne. Cette notion de bricolage, apparaissant dès la troisième page de la préface est à l’évidence une des choses qui m’ont incité à poursuivre ma lecture. Et voici ce que j’ai trouvé un peu plus loin, et qui m’a conforté dans cette intention : « En France, un courant transphobe est en train de se constituer et d’orchestrer avec une inquiétante régularité des “débats” paniqués sur l’accès aux toilettes des personnes trans* et sur les enfants variants de genre. Dans ce contexte, nous avons à l’évidence beaucoup à apprendre des différents retours en arrière que la société postdémocratique états-unienne est en train de vivre à l’égard des minorités. […] les travaux d’Halberstam nous rappellent ainsi que l’horizon d’une politique trans* coalitionnelle ne peut s’en tenir au réformisme de l’État moderne/colonial, et doit plutôt être un appel à l’antagonisme généralisé et à l’abolition : abolition de la société qui a rendu les prisons possibles, abolition de l’État qui cautionne les féminicides et criminalise l’immigration, abolition de la colonie qui n’existe que par les systèmes de mort imposés à tous les êtres dont les genres sont jugés excessifs (inclus·es : les fèms, les hommes non blancs, les personnes de genre variant, et puis, tous·tes les autres). » Ici, ce sont les auteur·es qui soulignent. J’imagine que de pareils énoncés, somme toute assez raisonnables, pourraient néanmoins leur valoir assez vite un qualificatif en « terroriste » – comme les Soulèvements de la terre se sont retrouvés « écoterroristes », il se trouvera bien un usineur d’éléments de langage au service de Darmanin et consorts pour les qualifier de transterroristes[5]… Non, je ne suis pas sûr que j’exagère. Bien sûr, les tenants de la normalisation – il s’en trouve dans tout le paysage politique hexagonal, probablement un peu plus à droite et encore à droite, mais pas que – auront tendance à zapper cet intrigant astérisque – pensez donc, ils font n’importe quoi de notre belle langue française, commenteront-ils avec une grimace de dégoût. Moi-même, avant de lire ce livre, je ne connaissais pas cet usage de l’astérisque (mais je ne suis pas une référence en la matière, voir plus haut). « […] ce livre utilise le terme “trans*”, écrit Halberstam, précisément parce qu’il laisse ouvert ce que c’est que de devenir “trans”. Précisément parce qu’il nous permet de refuser le confort de la certitude dans le nom que nous donnons aux choses. » L’idée, si je comprends bien, est d’échapper aux classifications, aux catégorisations que nous a léguées l’histoire : « La manie adamique de nommer tout ce qui bouge a commencé, sans surprise, avec l’exploration coloniale. Toute personne ayant visité un jardin botanique ou zoologique le sait : la collection, la classification et l’analyse de la faune et de la flore du monde vont de pair avec les diverses formes d’expansion et d’initiative coloniale. » Comme Foucault l’a bien montré, je crois, dans Les Mots et les Choses, cette « manie adamique » a déteint sur l’ensemble du monde et a puissamment contribué à en justifier une certaine mise en ordre : « Les distinctions scientifiques entre les corps normaux et anormaux, poursuit Halberstam, ont ainsi soutenu le projet suprémaciste blanc qui essayait de faire se correspondre les différences de race, les différences de genre et les diverses formes de perversion sexuelles. » Pardon pour les raccourcis – s’ils vous paraissent trop abrupts, allez au texte (et quoi qu’il en soit, cette recension est faite pour vous donner envie d’y aller), mais je résumerai tout de même en disant que depuis la naissance des sciences humaines (médecine moderne et sociologie essentiellement), on a caractérisé les groupes humains, entre autres, à partir de leur sexualité, qualifiée d’autant plus perverse qu’elle s’éloignait de la norme canonique hétérosexuelle. Les groupes ainsi désignés, en premier lieu les « invertis », ont plus tard mené des luttes plus ou moins couronnées de succès selon les contextes afin de se faire reconnaître comme égaux et porteurs de droits[6]. « Le mouvement d’identification transgenre, écrit Halberstam, semble emprunter aujourd’hui la même trajectoire que d’autres mouvements sociaux portant sur les identités, comme celui de l’homosexualité au XXe siècle : passant de la pathologie à la préférence, de l’obsession maladive qui pose problème à l’expression raisonnable du soi. Comme pour les identités LGB, les identités trans s’intègrent aujourd’hui autant dans les critères des nouveaux endroits d’expression de l’acceptation libérale que dans les nouvelles plateformes de revendications en faveur de la reconnaissance. »  Ainsi, ces « identités », aussi remarquables soient-elles, risquent-elles de contribuer à la gestion néolibérale de la « société civile ». Une société blanche, cela va de soi. Halberstam rappelle en effet à plusieurs reprises qu’il n’y a guère d’identité entre des personnes plus ou moins « déviantes » blanches de classe moyenne et d’autres non blanches, descendantes d’esclaves ou issues de l’immigration postcoloniale en pays dominants[7].

Certes, un astérisque ne résout pas à lui seul ce type de problème… On dira plutôt qu’il marque la volonté de les résoudre, ou plus exactement de lutter contre les identités closes qui contribuent à maintenir les hiérarchies sociales et plus globalement le capitalisme. L’astérisque est là, dit Halberstam, pour « élargir le terme [trans*] à des catégories modulables qui gravitent autour mais qui ne sont pas restreintes aux formes de divergence de genre. […] l’astérisque modifie la signification de la transitivité en refusant de situer la transition en relation à une destination, à une forme finale ou spécifique, ou à une configuration établie de désir et d’identité. » C’est, je crois, le cœur du propos de ce livre. Il ne s’agit pas ici d’élargir la palette de la « police » (au sens que Rancière donne à ce terme), d’augmenter le nombre des « comptés », mais bien plutôt de faire dérailler les comptes – et les contes par la même occasion, puisque l’auteur appuie son développement, comme cela a été dit plus haut, sur l’analyse de nombres de productions culturelles. « Ce terme, trans*, se tient en désaccord avec l’histoire de la divergence de genre qui a été aplatie et appauvrie par des définitions abrégées, des déclarations médicales trop présomptueuses et de violentes formes d’exclusion. » L’astérisque nous permet donc d’échapper à une définition figée de ce que l’on nomme transgenre, peut-être même à toute définition positive. Il désigne un, que dis-je, des processus, des trajectoires qui partent dans tous les sens. Peut-être qu’ainsi les vaches ne seront pas bien gardées… Et c’est évidemment ce qui énerve les gens sérieux – comptables, juristes, sociologues, etc.

Je vais terminer ici cette petite note, en espérant qu’elle vous aura mis l’eau à la bouche… Mais tout d’abord, je voudrais signaler cette sorte de post-scriptum de Jack Halberstam : « Complément à Trans* », disponible en pdf sur www.éditionslibertalia.com. C’est un petit texte tout à fait passionnant et plein d’humour qui revient sur les thèmes du livre à travers d’autres exemples – entre autres, la question de l’accès aux toilettes des personnes transgenres qui a le don, semble-t-il, d’affoler les hommes et les femmes straight…

Et puis, pour finir, je citerai encore un dernier extrait du livre – de sa conclusion. « […] l’astérisque sert pour moi à exercer une pression sur la catégorie de trans afin de potentiellement destituer trans de sa fonction de référence pour, d’un côté, le changement corporel et, de l’autre, pour la stabilisation des ontologies menacées de destruction par son émergence. Si la destitution nomme un ensemble de mouvements insurrectionnels qui visent, dans les mots de Kieran Aarons et Idris Robin, « à démolir, démanteler et révoquer les représentations et les institutions politiques dominantes sans en proposer d’autres pour les remplacer », à quoi pourrait donc ressembler la destitution dans les politiques trans de la représentation ? Cela pourrait vouloir dire, par exemple, que si nous commencions à faire de trans* un site de démantèlement et de démolition, nous pourrions le comprendre, pour citer Butler, comme une manière de défaire le genre, et non comme un nom pour de nouveaux modes d’inclusion. »

Dimanche 8 octobre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Lundi matin publie un exposé du dossier et du contexte ici, et les comptes rendus quotidiens des audiences ici.

[2] Voir ici et .

[3] Le jour où j’ai commencé cette note de lecture, j’ai trouvé en ville sur un pare-brise de voiture un flyer de pub pour un « stage découverte » de Qigong – le 14 octobre prochain, de 9h30 à 12h00, ouvert à tous, contre trente euros de participation – organisé par une association qui se nomme « Retour à l’un ». Hum…

[4] Collective qu’il faut d’ailleurs saluer pour la qualité de sa traduction – je ne parle pas ici d’exactitude, puisque je ne suis pas anglophone, mais du rendu final en français : c’est un beau texte très lisible.

[5] Ici, je me vois obligé de digresser. En effet, j’écris au lendemain de l’attaque déclenchée contre Israël à partir de la bande de Gaza par le Hamas. Une véritable « shitstorm » dirigée contre cette organisation accompagne depuis la contre-offensive israélienne. Le qualificatif de terroriste y revient sans cesse (mention spéciale au Chancelier allemand Olaf Scholz qui a carrément parlé de « barbares »). Les combattants palestiniens n’en sont pas : ce sont des terroristes. Des commandos qui attaquent des civils, c’est du terrorisme. Bien sûr, les bombardements de Gaza ne sont, eux, que « le droit d’Israël à se défendre », hautement proclamé par tout ce qui gouverne en Occident. Jusqu’à cette improbable sortie d’Elisabeth Borne (si le sujet prêtait à sourire, on dirait qu’elle n’arrête plus de les dépasser) attaquant la France insoumise pour son peu d’enthousiasme à condamner une action militaire que l’on pourrait aussi bien qualifier de résistance à l’occupation (voir la Seconde Guerre mondiale, et les résistants désormais panthéonisés alors traités eux aussi de terroristes), et, emportée sans doute par son élan, allant jusqu’à taxer d’antisémitisme la réserve manifestée par une partie de la gauche (extrême, cela va de soi) à l’égard de la politique d’occupation et de colonisation d’Israël…

[6] Voir à ce sujet Guy Hocquenghem, Race d’Ep ! Un siècle d’images de l’homosexualité, 2018, éditions de la Tempête.

[7] Et puisque j’ai commencé à digresser, je renverrai ici au « pinkwashing » pratiqué par Israël afin de se présenter comme une vitrine de la tolérance en matière de mœurs, le pays le plus « gay-friendly » au monde. Ceci a été bien documenté par Jean Stern, dont on peut lire à ce propos Mirage gay à Tel Aviv (Libertalia, 2017). J’en avais donné une recension ici. On pourra aussi se reporter à cet entretien de Lundi matin avec l’auteur.

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L’Hécatombe invisible

Matthieu Lépine, L’Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail, Seuil, 2023.

Cette année 2023 a été marquée par le mouvement de protestation contre la réforme des retraites et son point d’orgue, le passage de l’âge de départ de 62 à 64 ans. Cette protestation était évidemment légitime, encore plus si l’on tient compte des différences entre les riches et les pauvres, les premiers jouissant d’une espérance de vie plus longue de plusieurs années que celles des seconds. Travailler longtemps à des postes pénibles[1] et mourir peu après avoir arrêté, c’est en gros ce qu’imposent à la plupart de salariés celleux qui ne se font guère de soucis pour leurs vieux jours. Il y a de quoi s’énerver. C’est ce qui arriva à certain député de la France insoumise, traitant carrément d’assassin le ministre du Travail au cours des débats houleux sur ce projet de loi scélérate – une de plus. De fait, il ne parlait pas alors précisément de la question des retraites, mais de celle des morts au travail, soit avant la retraite, souvent même bien avant, puisque « la fréquence des accidents du travail est 2,5 fois plus importante chez les moins de 25 ans que pour le reste des travailleurs ». Scandale dans l’hémicycle : le député dut présenter ses excuses, comme si la politique du gouvernement n’avait rien à voir avec ce qui est le plus souvent rapporté sous la rubrique « faits divers » de la presse quotidienne régionale. Le livre de Mathieu Lépine a lui-même eu droit à un traitement semblable : les médias en ont parlé quelques jours lors de sa sortie, qui ne semble malheureusement pas avoir eu de suite comme cela avait été le cas, par exemple, après la publication du livre Les Fossoyeurs autour du scandale de la gestion privée des maisons de retraite (et même si j’imagine qu’il ne faut pas surestimer les conséquences du scandale soulevé alors – business must go on).

Pourquoi un prof d’histoire-géo de Seine-Saint-Denis s’est-il intéressé à ce sujet des morts au travail, au point d’en devenir un « spécialiste » ? Il a tout d’abord été choqué par ces mots d’Emmanuel Macron, proférés[2] alors qu’il était encore ministre de l’Économie, à propos du plafonnement des indemnités de licenciement : « La vie d’un entrepreneur, elle est souvent bien plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties. » Prof d’histoire, Matthieu Lépine rappelle au début de son livre que le ministère du Travail (« et de la Prévoyance sociale ») fut créé en 1906 à la suite de la plus meurtrière des catastrophes industrielles européennes : celle de la mine de Courrières, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, qui tua 1099 mineurs, dont près d’un tiers n’étaient âgés que de 13 à 18 ans. À la suite surtout de la grève consécutive qui mobilisa jusqu’à 50 000 mineurs en colère. Le travail a toujours tué et il continue à le faire : la Confédération européenne des syndicats a recensé en France 804 accidents mortels en 2019. Et le nombre des décès est en augmentation, si bien que, selon Matthieu Lépine, « 8 000 décès supplémentaires sont à craindre d’ici à 2030 ». La cause principale de cette hécatombe est le principe de rentabilité, qui prévaut toujours sur celui de sécurité. La sécurité, c’est bon pour les discours de campagne électorale – plutôt l’insécurité causée par les immigrés, les « jeunes de banlieue », etc. Par contre, ça ne vaut pas pour le travail.

Lorsqu’il s’est intéressé au sujet, et qu’il a constaté « l’invisibilisation politique et médiatique des accidents du travail[3] », Matthieu Lépine s’est demandé comment les faire connaître plus largement. « La solution se trouv[ait] sous mon nez, écrit-il. Depuis plusieurs semaines, le journaliste David Dufresne recens[ait] sur son compte Twitter les violences policières qui émaill[ai]ent les manifestations des Gilets jaunes. À chaque témoignage, il interpell[ait] le ministère de l’Intérieur par la formule “Allo@Place_Beauveau – c’est pour un signalement”. Deux mois après le début du mouvement social, il a[vait] déjà recensé plus de 300 victimes, et les violences policières, qui n’[avaien]t pourtant rien de nouveau, [avaien]t enfin le droit à un traitement médiatique digne de ce nom. » Inspiré par ce modèle, Matthieu Lépine créa donc le compte « Accident du travail : silence des ouvriers meurent[4] » avec, en tête des « signalements » : « allo@murielpenicaud – c’est pour signaler un accident du travail ».

L’objet du livre est bien évidemment de poursuivre ce travail de visibilisation, ce qu’il a réussi en partie seulement, comme je l’ai dit plus haut[5]. Mais il consiste aussi à tirer des leçons du travail quotidien de recensement effectué par son auteur. L’écriture en est très instructive, simple et précise. J’en donnerai ici un aperçu, afin, je l’espère, de donner vraiment envie de le lire.

Après l’introduction que j’ai déjà évoquée et qui expose les motifs de l’auteur et la méthode qu’il a adoptée, le premier chapitre est consacré à « la vulnérabilité des jeunes au travail ». Comme les suivants il s’appuie sur des cas concrets d’accidents mortels, ici d’apprentis bûcherons ou maçons, entre autres. Mourir au travail à 15, 16 ou 18 ans est probablement encore plus révoltant, si tant est qu’il soit possible de hiérarchiser ce genre de sentiments. Mais aussi, et surtout, ce chapitre essaie d’expliquer pourquoi, comme on l’a dit plus haut, la fréquence des accidents du travail est 2,5 fois plus importante chez les moins de 25 ans que pour le reste des travailleurs. Plusieurs causes (même si elles se rapportent toujours à une cause principale, soit la recherche de, ou la contrainte à la rentabilité) : le manque de formation des jeunes travailleurs, le manque d’encadrement spécifique sur les lieux de travail et la durée de celui-ci, souvent trop longue[6].

Le chapitre 2 récapitule les « menaces sur le droit du travail ». Au vu de ce qui s’est passé ces dernières années, je ne suis pas sûr que « menaces » soit le bon mot. Sous la férule de ministres comme Muriel Pénicaud (sans même parler de Myriam El Khomri et de sa loi Travaille !), ancienne DRH de Danone[7], on a bel et bien commencé à le détricoter. Matthieu Lépine donne quelques détails de ce détricotage dans ce chapitre. Ici, je me contenterai de citer Pénicaud : « On a un Code du travail qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95% des entreprises. » Fermez le ban.

Le chapitre 3 décrit la surexposition aux risques des intérimaires et des travailleurs extérieurs. On sait comment la sous-traitance en cascade aboutit, par exemple, à ce que les « nomades du nucléaire » encaissent des doses de radiations bien plus importantes que les normes autorisées pour les salariés permanents des centrales nucléaires. Si ces employés des entreprises sous-traitantes tombent malades, il y aura belle lurette qu’ils ne seront plus sur les sites pathogènes et leurs maladies ne seront pas reconnues comme professionnelles. Ni vu ni connu. Matthieu Lépine rappelle aussi, entre autres, que la « sous-traitance du risque » se trouvait à l’origine de la catastrophe d’AZF à Toulouse. Un manutentionnaire employé par une entreprise extérieure avait malencontreusement déversé une benne à un mauvais endroit, mettant en contact des produits qui n’auraient jamais dû l’être. Résultat : 31 morts et 2 500 blessés.

« Inspecteur du travail, un métier menacé ? » interroge le titre du chapitre 4. La réponse se trouve dans la question (voir le chapitre 2).

Le chapitre 5, qui revient sur la question des risques et de la prévention, souligne qu’il y a « un mort par jour travaillé dans le BTP ». Les politiques de prévention sont vouées à l’« inefficacité », toujours pour les mêmes raisons : le souci de la rentabilité. Installer des dispositifs de sécurité sur les chantiers, c’est long et ça coûte cher. Par ailleurs, les médecins du travail sont de moins en moins nombreux et ont de moins en moins de prérogatives. Les parlementaires ne les ont pas aidés, en repoussant, en 2018, une proposition de loi visant à reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle, au motif « que c’est en approfondissant les connaissances sur ce sujet, en repérant et en agissant sur les facteurs de risques psychosociaux, que l’on prévient le burn-out ». Il fallait oser[8].

Le chapitre 6 passe en revue les « métiers particulièrement exposés aux accidents graves et mortels ». Curieusement, ce ne sont ni les métiers de la police ni ceux de l’armée – envers et contre les jérémiades des syndicats de flics. On se demande comment feraient le président de la République et son gouvernement s’ils devaient rendre des hommages à toutes les personnes décédées au travail autant qu’ils le font pour les quelques policiers et militaires morts en service… Agriculture, industrie, transports, bûcheronnage, pêche – les morts sans uniforme y sont autrement plus nombreux. À ce propos, le chapitre 7 est probablement l’un des plus révoltants du bouquin. En effet, il montre bien que loin des hommages qui devraient leur être rendus, les victimes du travail se voient très souvent refuser la moindre considération, et encore plus la moindre indemnisation (aux familles dans le cas des décès) par les employeurs et la justice. Et c’est aussi parce qu’ils sont assurés d’une quasi-impunité que les patrons peuvent continuer à ne pas se soucier de la sécurité de leurs employés – ou des employés des sous-traitants, des intérimaires qui interviennent dans leur entreprise. Au pire, ils seront condamnés à des amendes et à des indemnisations le plus souvent dérisoires. Le calcul est vite fait : ça coûte moins cher que de vraies politiques de formation, d’encadrement et de prévention des risques. Comme le dit bien le titre de ce chapitre, obtenir justice et réparation est un parcours du combattant, et bien peu ont la chance d’arriver au bout.

Le chapitre 8 revient sur l’invisibilisation politique et médiatique des accidents du travail. Politique : en 2017, il n’y eu aucun ouvrier élu à l’Assemblée nationale. Progrès fulgurant en 2022 : ils sont quatre. Or, comme on l’a vu plus haut à propos du burn-out, il semble que les professionnel·le·s de la politique éprouvent quelque difficulté à faire preuve d’empathie envers celles et ceux qui exercent des activités plus exposées au risque. Matthieu Lépine voit en Aurore Bergé, présidente du groupe macroniste à l’Assemblée[9] au moment où il écrivait son livre, un exemple type de ce genre de personnalité. « En 2019, relève-t-il, après avoir déclaré que “les Français sont d’accord pour travailler plus”, elle s’insurge sur Twitter à la suite de l’interpellation d’un élu communiste sur la question de la mort au travail : “‘Mourir au travail’ : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ?!” » Bah oui, sauf qu’il ne s’agit pas de « vision », sauf évidemment pour quelqu’un qui n’a jamais foutu les pieds dans ce monde-là, sale et bruyant[10]

Quant aux médias, ils traitent rarement des accidents et des morts au travail autrement que comme des faits divers tout juste dignes d’un entrefilet en pages intérieures. Les seuls décès au travail mis en avant le sont, soit, comme on l’a déjà vu, parce qu’ils concernent des policiers et militaires, soit parce qu’à travers eux, on met l’accent sur un autre phénomène :  ainsi des morts sur les chantiers du mondial de foot au Qatar – ah ces Qataris, ce sont bien des salauds d’Arabes, quand même, ils n’hésitent pas à exploiter des travailleurs immigrés, c’est pas chez nous qu’on verrait ça… – ou, tout récemment, de ces vendangeurs victimes de la chaleur en Champagne, dont les décès ont été l’occasion de gloser sur le réchauffement climatique ou la précocité des vendanges et beaucoup moins sur l’âpreté au gain des employeurs ou, du moins, sur leur manque de prévention.

Le neuvième et dernier chapitre du livre s’attache à « commémorer les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles ». On l’a déjà évoqué, on rend hommage aux policiers et militaires tombés en service, rarement aux travailleuses et aux travailleurs. Le combat pour leur mémoire sera encore long… Le mérite de ce livre est d’y contribuer. Et de rappeler, comme le dit le titre de sa conclusion, que « souffrir ou mourir au travail n’est pas une fatalité ».

Grâce en soit rendue à son auteur.

Le 24 septembre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Même si Macron a dit (le 3 octobre 2019, lors d’une concertation sur… la réforme des retraites, déjà) ne pas aimer le mot pénibilité « parce que ça donne le sentiment que le travail, c’est pénible ».

[2] Le 19 janvier 2016 sur RMC et BFM-TV.

[3] C’est le titre du chapitre 8 de L’Hécatombe invisible.

[4] Il existe toujours : https://www.facebook.com/DuAccident/ et https://twitter.com/DuAccident. Il y a aussi un blog sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/silence-des-ouvriers-meurent/blog/

[5] À ce propos, je relève que mes recherches Internet sur le titre du livre ne m’ont renvoyé qu’aux seules parutions de presse écrite et audio du moment de la sortie du livre – peut-être n’ai-je pas poussé suffisamment mes investigations ? Cela dit, je n’ai pas l’impression que les universitaires ou les revues de sciences humaines et sociales lui aient accordé beaucoup d’attention… On en est toujours au traitement du type « faits divers ».

[6] « Quand on est jeune, 35 heures, ce n’est pas assez. On veut travailler plus, on veut apprendre son job. Et puis, il y a un principe de réalité. Un entrepreneur raisonne ainsi : ce jeune n’est pas qualifié, je veux bien l’embaucher mais il va apprendre son job en entrant dans mon entreprise, donc il faut qu’il effectue davantage d’heures. » Macron, encore, dans L’Obs, le 9 novembre 2016.

[7] « Elle est pointée du doigt, rapporte Matthieu Lépine, pour avoir profité de la flambée des actions du groupe à la suite de l’annonce d’un plan de 900 licenciements. En vendant ses stock-options, elle réalise une plus-value boursière de 1,13 millions d’euros. » En toute légalité.

[8] Et qui a osé ? Je vous le donne en mille : l’éborgneur Castaner qui, en récompense de ses bons et loyaux services à la macronie, est désormais président du conseil de surveillance du port autonome de Marseille et aussi de celui du tunnel du Mont-Blanc. Le pauvre, il fallait bien lui assurer un petit pécule pour préparer sa retraite…

[9] Où elle avait succédé à Christophe Castaner, lui aussi un grand pro, voir note précédente.

[10] Je ne résiste pas au plaisir de citer aussi Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’industrie au moment où écrivait Matthieu Lépine, et dont il cite ce morceau de bravoure d’octobre 2021, lors du « plus grand rassemblement business d’Europe, le Bpifrance Inno Generation (BIG) : « J’aime l’industrie parce que c’est l’un des rares endroits au XXIe siècle où l’on trouve encore de la magie […] La magie du ballet des robots, du ballet des hommes. La magie de l’atelier où l’on ne distingue pas le cadre de l’ouvrier. […] Vous allez pouvoir redonner aux jeunes la fierté de travailler dans l’entreprise, la fierté de travailler dans l’usine, pour qu’on dise que, lorsque tu vas sur une ligne de production, ce n’est pas une punition, c’est pour ton pays et c’est pour la magie […] » Ignorance crasse ou cynisme ? Dans les deux cas, c’est inquiétant, comme dit Matthieu Lépine.

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Le Mirage sahélien / Eurafrique

Rémi Carayol, Le Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ? éd. La Découverte, 2023.

Peo Hansen & Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, traduit de l’anglais par Claire Habart, éd. la Découverte, 2022 [2014].

L’Afrique vient de connaître deux pronunciamentos à un mois d’intervalle : fin juillet au Niger, fin août au Gabon. Ils viennent après d’autres qui ont bouleversé le paysage politique de ce que l’on appelait naguère le « pré carré » de la France : Mali (2020/2021), Burkina-Faso (2022) et Tchad (2021, coup d’État perpétré par le fils du président décédé afin de lui succéder et, contrairement aux deux autres, soutenu par la France représentée par Emmanuel Macron, présent aux obsèques d’Idriss Deby). Relativement discret sur le Gabon (dont le président déchu, Ali Bongo, avait encore été reçu en 2021 à Paris par son homologue français) le gouvernement français, relayé par une presse mainstream au garde-à-vous, a évoqué, concernant les pays du Sahel, un « sentiment antifrançais » et des « manipulations de puissances étrangères » (entendez : la Russie) pour expliquer la défiance ouvertement exprimée par les militaires maliens, burkinabés et nigériens contre l’armée française, qui a déjà dû décamper des deux premiers pays, tandis que les nouveaux dirigeants nigériens exigent qu’elle en fasse autant… Les deux ouvrages dont nous parlerons ici proposent, chacun à leur manière, des versions quelque peu différentes de cette histoire. En effet, il est bien difficile d’y comprendre quoi que ce soit si l’on ignore ce qui l’a précédée, soit l’entreprise coloniale française d’abord, européenne ensuite.

Comme on l’aura compris à la lecture de son titre, Rémi Carayol consacre son livre à la guerre menée par la France au Sahel depuis une décennie. Si, comme moi, vous n’avez pas suivi en détail ces événements depuis 2013, date du déclenchement de l’opération dite « Serval » au Mali, alors il est nécessaire de jeter un petit coup d’œil en arrière pour comprendre le déroulé des opérations.

Ça « commence » – oui, le choix d’un « commencement » est arbitraire, évidemment, mais on ne peut guère s’en passer, faute de quoi il faudrait remonter très loin dans le temps – ça commence donc avec Nicolas Sarkozy. On ne s’attardera pas ici sur les raisons qui l’ont poussé à bombarder la Libye[1]. Toujours est-il que les conséquences, elles, se sont fait sentir jusque aujourd’hui. Cette intervention militaire massive soutenue par l’OTAN provoque, entre autres, la fuite de milliers de combattants touaregs jusque-là au service de Kadhafi. Ces combattants aguerris « rentrent » au pays où ils créent le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) avec pour objectif d’obtenir l’indépendance de ce qu’ils considèrent comme leur pays, l’Azawad, soit tout le nord du Mali dont, début 2012, ils investissent les principales cités : Ménaka, Kidal, Gao, Tombouctou. Ce succès donne des idées – de l’appétit – à différents groupes djihadistes (de musulmans salafistes), plus ou moins divisés mais qui coopèrent entre aux pour affronter les mécréants du MNLA. Dès juin 2012, ces derniers sont défaits et les djihadistes prennent leur place, imposant des règles très strictes dans les villes occupées (interdiction d’écouter de la musique, voile intégral pour les femmes, justice plutôt raide – des voleurs ont la main coupée à Gao). Début 2013, ils font mouvement vers le sud et « la propagande française évoque une descente sur Bamako, la capitale du Mali » (dixit Carayol[2]), ce qui paraît tout à fait improbable, mais suffit à mettre le feu aux poudres à Paris et donc à déclencher l’opération Serval (comme toujours, « à la demande du Président malien ») : 5 000 soldats français, avec appui aérien et tout ce le tintouin, sont envoyés illico et reconquièrent vite fait le nord du pays. Fin de l’histoire ? Dans vos rêves ! En 2014, François Hollande « l’Africain » annonce la fusion de Serval et d’Épervier – une force militaire française présente depuis… 1986 ! au Tchad où elle avait été déployée à l’époque par un autre François, Mitterrand celui-là, pour protéger un autre dictateur, Hissène Habré, contre des incursions en provenance de… Libye, hé oui, déjà[3]. Le nouveau dispositif se nomme Barkhane. Macron en annonce la fin le 9 novembre 2022, après que les militaires français aient dû quitter le Mali, sans pour autant abandonner le terrain : le Président ajoute en effet que « l’armée française continuera de se battre au Sahel et dans le Golfe de Guinée en partenariat avec les pays qui le souhaitent » (Carayol)[4].

Après une décennie de guerre, aucun des objectifs français n’a été atteint, loin de là : les djihadistes contrôlent des zones toujours plus étendues au Mali, au Burkina et au Niger. Les alliances temporaires nouées par les Français avec tel ou tel groupe contre tel ou tel autre n’ont fait qu’envenimer les choses, sans parler du fait que les Français ont souvent lâché leurs alliés au bout de quelque temps, les laissant démunis face aux attaques des groupes rivaux. En proie à l’insécurité, des groupes de paysans et/ou d’éleveurs ont commencé à créer leurs propres milices d’autodéfense, ce qui a donné lieu, semble-t-il à des cycles meurtriers de vendettas. On ne sait pas combien de personnes ont tué les soldats français – de toute façon, les victimes africaines sont pour l’essentiel qualifiées de « terroristes » par l’armée dans des communiqués complaisamment repris par les médias français. Tout juste a-t-on parlé de quelques « bavures » par-ci par-là, comme ce bombardement d’une noce dont les militaires persistent, envers et contre toute évidence et les rapports d’organisations internationales, à prétendre qu’il s’agissait d’un rassemblement de djihadistes… On connaît seulement – et là, pour le coup, en détail – le nombre de soldats français morts en opération. Il suffira de dire qu’il tourne autour d’une cinquantaine, tandis que de l’autre côté (« djihadistes » ou présumés tels), on les compte plutôt par centaines, voire par milliers. D’ailleurs, la rhétorique de l’armée et des dirigeants français n’utilise jamais le terme de guerre, mais d’« opération antiterroriste » – et si cela vous fait penser au terme d’« opération militaire spéciale » de Poutine à propos de l’invasion de l’Ukraine, c’est que vous avez mauvais esprit.

L’intérêt du livre de Carayol est de raconter tout cela par le menu, et aussi de nous faire comprendre ce qui rend possible pareille infamie. Il insiste, entre autres, sur la tradition coloniale dans l’armée française. Il nous montre des militaires des années 2000 particulièrement exaltés par les « exploits » de leurs prédécesseurs des temps « héroïques » de la conquête coloniale. C’est à gerber. Ces types sont des grands malades. Ils en sont toujours au discours sur la colonisation comme entreprise de civilisation d’un continent autrement voué aux ténèbres. Carayol montre aussi comment ces délires galonnés ont pris le pas sur la diplomatie et comment les conseillers militaires de l’Élysée et le ministère de la Défense ont marginalisé le quai d’Orsay. Bon, ça me rappelle un peu le clivage entre police et justice, ici en métropole – les juges seraient plus « gentils » que les flics… Quand on voit comment ils ont traité les émeutiers de juin et juillet derniers, on peut en douter[5].

La réalité de ce clivage entre militaires et diplomates, le livre Eurafrique nous apprend à en douter, lui aussi. Il revient en effet sur la genèse du projet européen et son lien étroit avec la colonisation de l’Afrique. Dès 1918, des mouvements « paneuropéens » voient le jour. Leurs instigateurs ont compris que, sorties exsangues de du conflit le plus meurtrier de l’histoire, qui a, de plus, eu raison des vieux « empires centraux », les nations européennes voient s’évanouir leur ancienne prééminence mondiale. Place désormais à l’Amérique d’un côté, à l’« Eurasie » de l’autre. La seule chance de compter encore dans les rapports de forces internationaux, c’est donc l’unité européenne. Mais qu’est-ce que cette Europe, sinon une petite péninsule du continent eurasiatique, surpeuplée et dépourvue de matières premières ? Heureusement, il lui reste un héritage du temps où elle dominait le monde : l’Afrique ! Dès lors vont naître des projets « géopolitiques » (le terme connaît alors son heure de gloire). Hansen et Jonsson rapportent dans leur livre, y compris sous forme d’illustrations très parlantes, les élucubrations du lobby colonial de l’époque – on y découvre l’Eurafrique, puissance mondiale entre l’Amérique et l’Eurasie. L’Afrique peut fournir à l’industrie européenne les matières premières dont elle a besoin. Elle peut aussi accueillir les émigrés européens qui jusqu’alors partaient plutôt en Amérique. Et bien sûr, la colonisation apportera la civilisation jusque dans les zones les plus reculées du continent noir, ce qui demandera de gigantesques chantiers d’infrastructures – un chemin de fer de Berlin au Cap, par exemple, ou des barrages sur les principaux fleuves africains, etc. – et donc… des débouchés pour l’industrie et la main-d’œuvre européenne (il est alors généralement admis que l’Afrique est sous-peuplée tandis que l’Europe est surpeuplée). En bref, comme le proclament les lobbies proeuropéens et coloniaux : l’Europe ne se fera pas sans l’Afrique et réciproquement.

Si la période 1918-1945 est plutôt dominée par ces lobbies et les projets plus ou moins utopiques destinés à favoriser l’union euro-africaine (un de ces fondus ira jusqu’à imaginer de construire un barrage sur la Méditerranée à Gibraltar et un autre entre la Sicile et la Tunisie, ouvrant des passages à gué entre les deux continents et entraînant une baisse du niveau de la mer libérant des millions d’hectares de terres labourables…), après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question de l’existence des nations européennes se repose avec probablement encore plus d’acuité  qu’au lendemain de la Première. La suite du livre est l’histoire tout à fait passionnante des négociations entre les divers pays européens qui aboutirent au Traité de Rome (1957) donnant naissance à la Communauté économique européenne (CEE). Vous vous demanderez peut-être, en me lisant, « qu’est-ce que c’est que ce type qui prétend se passionner pour des histoires pareilles ?! », mais je vous assure que ce livre est bien autre chose qu’une simple histoire des institutions européennes[6]. En fait, il faut se rendre compte qu’à l’époque, parmi les six pays engagés dans la démarche du « marché commun », certains ont encore des colonies (la France en premier lieu) et les autres pas. Dès lors, l’objectif des Français (principalement, le Royaume-Uni, l’autre grand empire colonial, ayant préféré jouer la carte du Commonwealth et de l’alliance atlantique) est d’obtenir l’intégration des territoires d’outre-mer (les TOM) dans le marché commun sans pour autant abandonner leur souveraineté sur eux. En contrepartie, on offre aux autres pays la possibilité d’y investir et d’y faire du commerce sans barrières douanières, comme entre les Six.

En fait, le livre fait apparaître que cet enjeu d’intégration des territoires coloniaux sera le principal point d’achoppement des négociations. Il sera dépassé grâce à divers compromis – particulièrement, la limitation des déplacements des ressortissants des TOM en Europe métropolitaine, ressortissants que l’on nommera « travailleurs » et non pas « citoyens », prolongeant ainsi la discrimination coloniale entre Européens et non-Européens. En même temps, s’il est vrai que la réussite de ce compromis représentait une vraie difficulté, l’argument de l’Eurafrique faisait quant à lui la une des principaux organes de presse occidentaux, tels le New York Times ou Le Monde.

Bref, j’ai découvert, quant à moi, à quel point la question coloniale avait été cruciale aux premières heures de la construction européenne. Et je ne pense pas être le seul à l’avoir ignoré jusqu’ici. En effet, comme les deux auteurs le soulignent dans leur conclusion, « à l’orée des années 1960 et à la veille des indépendances officielles des anciennes colonies africaines, l’Eurafrique va rapidement disparaître des programmes politiques et des discussions du grand public. » Pourquoi ? Ici, Peo Hansen et Stefan Jonsson recourent à un concept proposé par Fredric Jameson : celui de « médiateur évanescent » (vanishing mediator), soit « un catalyseur historique qui permet le passage en douceur d’une période historique à une autre et d’un paradigme de pensée au suivant ».

« Dans une première phase, écrivent-ils, les États coloniaux de l’Europe, en particulier la France, comprennent que la souveraineté coloniale ne peut être maintenue en Afrique qu’en collaborant avec d’autres États européens, c’est-à-dire en construisant l’Eurafrique. Cette formation eurafricaine favorise en suite l’intégration européenne et une européanisation partielle du colonialisme. Une fois la responsabilité des investissements en Afrique et les avantages du commerce africain coordonnés au niveau international, le système eurafricain peut abandonner sa connotation coloniale et puiser dans d’autres sources de légitimation, en mobilisant par exemple le registre du « droit international » ou du « développement ». Après avoir accompli cette mutation, l’Eurafrique a rempli sa fonction : la communauté nouvellement instituée n’a plus besoin d’être rattachée à ce label transitoire puisqu’elle s’intègre en tant que telle dans l’ordre mondial, un ordre postcolonial dans lequel les relations entre l’Afrique et l’Europe sont réglées par le biais de négociations internationales (les conventions de Yaoundé et de Lomé[7]) mais dans lequel les structures économiques héritées de l’ère coloniale restent néanmoins intactes. Tout cela est rendu possible par la médiation évanescente de la formation eurafricaine, qui a pour fonction, avec le recul, de préserver les relations de domination existantes moyennant un changement d’étiquette. Une fois cette fonction remplie, l’Eurafrique “disparaît”, donnant ainsi l’impression d’une pause ou d’une discontinuité historique – entre colonial et post colonial, intégration pré- et posteuropéenne, suprématie blanche et “partenariat”, exploitation coloniale et “développement”, “mission civilisatrice” et “aide au tiers-monde”, la rupture étant adéquatement symbolisée par l’annus mirabilis de 1957, marqué à la fois par l’accession à l’indépendance d’un premier territoire colonial africain, le Ghana (5 mars), et par l’établissement de la communauté eurafricaine par le traité de Rome (25 mars). Ainsi, en tant que médiateur évanescent, l’Eurafrique a produit elle-même les conditions de sa propre disparition. Et pourtant, la transition d’un ordre mondial colonial dominé par l’Europe au régime mondial du capitalisme international n’aurait pas été possible sans cette médiation. »

Le 3 septembre 2023, franz himmelbauer

[1] Je n’ose pas émettre l’hypothèse que l’on ait porté la guerre dans un pays juste pour se débarrasser du témoin très compromettant (Kadhafi) d’une affaire de financement illégal de campagne électorale – celle de la présidentielle de 2007, qui vit la victoire de Sarkozy. Si jamais c’était le cas, ce serait de toute façon un échec : on vient en effet d’apprendre que deux juges du pôle financier viennent de prononcer le renvoi de l’ex-Président et de douze de ses complices présumés devant le tribunal correctionnel, l’audience étant fixée début 2025 (sous réserve de voies de recours : ça peut traîner encore plus).

[2] Ce passage reprend des éléments donnés par Rémi Carayol dans ses « Repères chronologiques », au début du livre, lesquels, assortis de cartes et d’une présentation des groupes armés opérant au Sahel, permettent au lecteur ignorant dans mon genre de s’y retrouver. Je signale au passage qu’on peut retrouver un certain nombre de textes de Rémi Carayol (dont certains ont servi de base à la rédaction de son livre) sur l’excellent site Afrique XXI.

[3] Ce n’était pas la seule coïncidence entre ces opérations militaires au Tchad et au Mali. Je me souviens que l’un des pousse-au-crime qui exhortaient Mitterrand à envoyer des avions de chasse bombarder les ennemis d’Hissène Habré – dont il faut rappeler qu’ils n’étaient autres que les partisans, réfugiés en Libye, du Président Goukouni Oueddeï renversé par Hissène Habré avec l’appui de… la France – était l’inénarrable BHL, lequel récidiva auprès de Sarko afin d’obtenir le bombardement de la Libye…

[4] Dans ce contexte, la présence au Niger était devenue d’autant plus importante. C’est peut-être pour cette raison que les autorités françaises refusent d’entendre l’injonction de la junte nigérienne qui exige le retrait des soldats français de son territoire, transformant ainsi de facto leur corps expéditionnaire en armée d’occupation.

[5] À la décharge des diplomates, on dira que les politiques (le pouvoir exécutif, qui porte ici bien son nom) ne valent pas mieux. Voyez plutôt François Hollande déclarant à Bamako, le 2 février 2013, alors qu’il est entouré d’une foule en liesse qui se réjouit de la « victoire » des militaires français sur les djihadistes, qu’il vit « la journée la plus importante de [sa] vie politique ».

[6] De plus, ce qui ne gâte rien, il est bien écrit et excellement traduit. On ne s’ennuie pas une seconde à sa lecture.

[7] Accords passés pour aménager les conditions du libre-échange entre la CEE et un certain nombre de pays dits « du tiers-monde », qui prolongent et étendent en fait l’accord initial du Traité de Rome.

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Que fait la police?

Le 16 juillet 1942, Maurice Rajsfus avait quatorze ans. Il fut arrêté par la police française avec ses parents et sa sœur lors de la rafle dite du Vel d’Hiv. Les deux enfants furent libérés à la suite des quiproquos absurdes dont les bureaucraties ont le secret et qui ménagent les (très) rares interstices de liberté en régime totalitaire. Ils ne revirent plus jamais leurs parents. Dès lors, et jusqu’en 2020, date de sa mort, Maurice eut une dent contre les flics : « je n’aime pas la police de mon pays », disait-il, comme on dit aujourd’hui ACAB.

Maurice Rajsfus ne se contentait pas de le dire. N’ayant de cesse de dénoncer et de documenter, pour mieux les dénoncer, les exactions policières, il avait fondé l’Observatoire des Libertés Publiques, qui publia vingt ans durant (1994-2014) le bulletin Que fait la police ? « La police, proclamait son manifeste daté du 6 avril 1994, est aujourd’hui le meilleur bouclier d’un système politique et économique parmi les plus réactionnaires que la France ait connus depuis cinquante ans. » Las, que dirait-il aujourd’hui ?

Je ne veux pas ajouter un commentaire à tout ce qui a déjà été dit et écrit après la diffusion de la sinistre vidéo montrant l’assassinat de Nahel, et ce même si, à entendre et lire les médias mainstream, il semble bien que l’affaire soit déjà enfouie sous les flux incessants des « nouvelles » (faisandées) de l’été, des vacances (après les pavés, la plage) et sous la communication incessante des « autorités » qui vont pouvoir nous annoncer, le 14 juillet, que ça y est, le pays, après 100 jours « d’apaisement », s’est rendormi sur ses deux oreilles – chacun pour soi et Macron pour tous. À hurler de rage. Mais ils ne l’emporteront pas en paradis. En attendant, il convient de s’arrêter quelques instants – rassurez-vous, je serai bref – sur ce fameux 14 juillet. Au cas où vous l’auriez oublié, il s’agit bien de la date qui marque arbitrairement le début de la Révolution française – celle de la prise de la Bastille. Or, il fut un temps, les partis de gauche et les organisations ouvrières commémoraient cette date en défilant entre Bastille et Nation[1]. Le 14 juillet 1953, la police française s’illustra une fois de plus par un fait d’armes malheureusement bien méconnu, voir complètement oublié aujourd’hui : place de la Nation, à l’arrivée de la manifestation, elle assassina sept manifestants, dont six Algériens (qui étaient alors encore français) et un Français. Il me semble important le rappeler ici, tant ils ont été assassinés encore et encore depuis, étouffés sous la chape de silence qui recouvre systématiquement les crimes racistes en général, et la barbarie de la répression française contre les Algériens en particulier.

Ceux-ci, justement, qui étaient plusieurs milliers en ce 14 juillet 1953, avaient formé un cortège à part dans le cortège, avec leur propre service d’ordre. Encadré par le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) de Messali Hadj, alors assigné à résidence en métropole, ils en avaient reçu des consignes très strictes : aucune arme, y compris « par destination », une tenue correcte et la discipline durant la manifestation. En plus d’un portrait géant de leur leader, ils avaient déployé une ou des banderoles réclamant l’indépendance de l’Algérie. Cela provoqua dès le début de la manifestation l’ire de quelques parachutistes de retour d’Indochine qui tentèrent d’agresser le cortège mais furent repoussés – sans trop de dégâts pour eux car ils étaient protégés par la police. Mais les policiers, justement, postés à l’arrivée place de la Nation, tentèrent d’arracher banderoles et drapeaux aux manifestants. Mal leur en prit : ils durent se replier devant la riposte des Algériens. C’est à ce moment-là que l’on entendit les tirs d’armes à feu. Du côté du pouvoir, on prétendit par la suite que ces tirs venaient aussi des rangs des manifestants, mais c’était une pure intox, comme celle d’un Darmanin prétendant que les écolos étaient venus à Sainte-Soline « tuer du flic ». Éternels mensonges, éternelles insultes faites aux victimes par leurs bourreaux.

Je reprends la liste des morts donnée par Daniel Kupferstein (dans Les Balles du 14 juillet 1953, p. 55) :  Abdallah Bachah, 25 ans, né à Agbadou (Algérie), qui travaillait dans une usine fabricant des encriers ; Larbi Daoui, 27 ans, né à Aïn Sefra (Algérie), habitant Saint-Dié (Vosges), manœuvre et domestique ; Abdelkader Draris, 32 ans, né à Djebala (Algérie), qui travaillait chez Chausson, en banlieue parisienne ; Mouhoub Illoul, 20 ans, né à Oued Amizour (Algérie), ouvrier du bâtiment à Saint-Priest (Rhône) ; Maurice Lurot, 41 ans, né à Montcy-Saint-Pierre (Ardennes), ouvrier métallurgiste, de Paris ; Tahar Madjène, 26 ans, né au Douar Harbil (Algérie), habitant Paris ; Amar Tadjadit, 26 ans, né au Douar Flissen (Algérie), habitant Paris. Tous tués par balles.

Il y eut également au moins 48 blessés par balle – officiellement recensés par les hôpitaux. Il y en eut probablement beaucoup plus qui ne voulurent pas se rendre à l’hôpital, par crainte de la police. Des témoins ont parlé de centaines de douilles place de la Nation, après le massacre.

Deux livres décrivent en détail cette tuerie, ses prolégomènes et ses conséquences. Il s’agit de 1953, un 14 juillet sanglant, de Maurice Rajsfus et de Les Balles du 14 juillet 1953, de Daniel Kupferstein, qui a également réalisé le film éponyme[2].

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les deux livres ne font pas doublon. La grande qualité de celui de Rajsfus est de restituer un panorama très complet des forces politiques en présence dans la France de 1953, et aussi des organisations syndicales, de la presse et des prises de position de personnalités plus ou moins indépendantes des partis – je pense ici en particulier à l’abbé Pierre, présent à la Nation en ce 14 juillet, et que je ne connaissais pas sous ce jour-là : « Ils [les tenants de l’“ordre”] n’ont rien à opposer à notre raison, à notre cœur et à notre foi. Alors ils donnent la force et la force bestiale ! Honte sur eux ! » (Maurice Rajsfus, p. 134[3]). On trouve encore dans ce livre, en annexe, « l’essentiel du compte rendu de la séance d’interpellations [à l’Assemblée nationale] du 16 juillet 1953, publié par le Journal Officiel » (M.R, p. 210). Une lecture qui vaut le détour… Le livre de Maurice fut le premier consacré à ce « 14 juillet sanglant ». C’était le résultat d’une commande d’éditeur : « J’ai été sollicité pour écrire ce livre par [un] ami journaliste qui était éditeur chez Agnès Viénot », avait dit son auteur à Daniel Kupferstein qui le rapporte dans son livre (DK, p. 219). « C’était à l’automne 2002. […] J’ai été sous pression pour écrire ce livre. J’ai dû l’écrire en trois mois, car il y avait une date butoir : il fallait qu’il paraisse absolument pour le cinquantenaire de l’événement. » C’est pourquoi son auteur se basa plus sur des documents écrits – presse, prises de positions de personnalités, débat à l’Assemblée – que sur des témoignages directs, même s’il en rapporte quelques-uns, obtenus après un appel passé dans L’Humanité.

Daniel Kupferstein, lui, commença par un film de 85 minutes, qu’il mit quatre ans à réaliser, quatre années durant lesquelles, dit-il, « j’ai sillonné la France comme l’Algérie. J’ai retrouvé les familles des victimes et j’ai recueilli de nombreux témoignages inédits de manifestants, de spectateurs et même de deux policiers qui étaient en première ligne… » Et il explique que « les limites imposées par les règles de l’écriture cinématographique [l’] ayant obligé à “sacrifier” un grand nombre de témoignages, [il a] ressenti, juste après la sortie du film, ce besoin de raconter tout ce que j’avais pu apprendre, et de le transmettre » (DK, p. 11). C’est ce qui fait selon moi l’intérêt de son livre : le très grand nombre de témoignages qu’il rapporte, et aussi, bien sûr, le temps passé à la composition du film, qui a profité ensuite à l’écriture.

Les deux ouvrages se complètent très bien, en somme, et je ne peux que recommander la lecture des deux – avec un petit faible pour le premier, parce que j’ai connu et apprécié Maurice Rajsfus, vieux militant toujours présent là où il fallait être mobilisé jusqu’à la toute fin de sa vie.

Je ne vais pas m’étendre ici sur le contenu de ces deux ouvrages – tout au plus ajouterai-je qu’ils sont vraiment très accessibles, écrits en styles directs et percutants. De plus, ils nous font découvrir une époque oubliée aujourd’hui, celle des années 1950 et de la IVe République, de son empire colonial, de sa guerre d’Indochine bientôt perdue à Diên Biên Phu, et des prémices d’une autre guerre qui longtemps ne sera pas nommée comme telle, en Algérie. Justement, certains commentateurs disent que les balles du 14 juillet 1953 en marquèrent le début. Plus exactement, on dira que ce massacre, après d’autres (bien plus importants : sans vouloir remonter plus loin, jusqu’à la conquête ou à la grande révolte de 1871, n’oublions pas le 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et autres lieux, qui fit des milliers de morts algériens), précipita la décision prise par le premier noyau dirigeant du FLN de passer à la lutte armée, décision mise en œuvre le 1er novembre 1954.

Évidemment, ces lectures sont édifiantes à un autre titre : il est quasi impossible de ne pas faire le rapprochement entre le racisme assumé de la police, de la plupart des médias mainstream et de la majorité parlementaire d’alors avec celui d’aujourd’hui. Si l’on reprend un certain nombre de déclarations de l’époque sans citer leurs auteurs, on aura du mal à les distinguer de celles de leurs successeurs d’aujourd’hui.

C’est bien pourquoi nous devons une fois de plus nous donner « pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil[4] ». C’est ce qu’ont décidé de faire plusieurs associations qui lancent un appel à la commémoration des 70 ans du 14 juillet 1953 et à refaire les défilés populaires du 14 juillet[5]. Extraits :

« Nous pensons qu’il est devenu urgent de reprendre ces défilés populaires pour défendre les valeurs républicaines, exprimées par cette devise Liberté-Egalité-Fraternité et qui sont aujourd’hui bafouées.

« La liberté est de plus en plus limitée par des interdictions de manifester, un contrôle accru des citoyens et citoyennes, des violences policières très souvent impunies ou encore par des agressions de locaux militants et la répression patronale.

« L’égalité est de plus en plus mise à mal par l’augmentation des écarts entre riches et pauvres mais aussi par les discriminations envers les populations issues de l’immigration coloniale ou encore la poursuite des inégalités entre hommes et femmes.

« La fraternité enfin, est violemment remise en cause par des débordements de haine raciale contre les personnes migrantes, en particulier les demandeurs d’asile qui fuient les guerres, la faim ou des régimes dictatoriaux au péril de leur vie mais aussi contre ceux et celles qui veulent les aider, pour citer quelques exemples.

[…]

« Le 14 juillet n’appartient ni aux militaires ni aux nationalistes xénophobes, il est notre bien à toutes et tous.

« Partout en France, réapproprions-nous le 14 juillet !

« À Paris, rendez-vous pour le premier rassemblement le 14 juillet 2023 à 11h place de la Bastille, où nos organisations annonceront leur volonté de travailler ensemble à un grand 14 juillet 2024, populaire, revendicatif, anticolonial, féministe et anti-impérialiste, pour la paix et l’émancipation sociale[6]. »

 

Un dernier mot. Personnellement, je suis adhérent de l’association des Ami·e·s de Maurice Rajsfus, cosignataire de cet appel. À la fois parce que j’ai connu Maurice, comme je l’ai dit, et admiré sa combativité qui ne le cédait en rien à sa gentillesse, mais aussi parce que son combat contre la police et le racisme me semble hélas plus que jamais nécessaires. Entre autres activités, l’association soutient la réédition des livres de Maurice au sein d’une collection spéciale des éditions du Détour[7] – une dizaine sont déjà disponibles. Je ne peux que vous engager à y aller voir.

Bonnes lectures et bon 14 juillet !

Le 9 juillet 2023, franz himmelbauer pour Antiopées

 

[1] À partir de 1935, en fait. On se souvient peut-être que cette année-là, le Komintern avait pris un virage stratégique en adoptant une ligne de soutien aux fronts populaires – donc d’alliances des partis communistes avec les autres forces de gauche –, abandonnant celle pure et dure du « front de classe » qui avait lamentablement échoué face aux nazis en Allemagne et aux fascistes en Italie. Déjà en février 1934, en France, les communistes et socialistes s’étaient réunis contre la tentative de putsch des ligues fascistes. Bref, cette alliance, dans l’Hexagone, se concrétisa, avant même le Front Populaire l’année suivante, par la manif commune du 14 juillet 1953, qui fut reprise les années suivantes, interdite sous l’Occupation, recommencée en 1945 et les années suivante et à nouveau interdite après 1953.

[2] Le livre de Rajsfus fut d’abord publié pour le cinquantenaire de l’événement, en 2003, chez Agnès Viénot, avec une posface de Jean-Luc Einaudi, l’historien qui mit au jour le massacre du 17 octobre 1961. Il a été réédité aux Éditions du Détour en 2021, avec une préface de Ludivine Bantigny : « “C’est du passé, n’en parlons plus” ? Le travail de l’histoire contre l’oubli en bande organisée » et la postface d’Einaudi : « Itinéraire d’un criminel », le criminel en question étant Maurice Papon, alors (en 1953) secrétaire général de la préfecture de police de Paris, et donc aux premières loges dans la répression des Algériens.

Le film et le livre de Daniel Kupferstein datent respectivement de 2014 et 2017 (éd. La Découverte, préface de Didier Daeninckx).

[3] Maurice Rajsfus, 1953, Un 14 juillet sanglant. Désormais noté MR. Les numéros de page se rapportent à l’édition de 2021. Les citations du livre de Daniel Kupferstein seront notées DK.)

[4] Walter Benjamin, « Thèses sur l’histoire », Œuvres III, Folio Essais, 2000, p. 433.

[5] Premières organisations signataires : Agir Contre le Colonialisme Aujourd’hui – Algeria Democracy – Association culturelle Les Oranges – Association des Ami.e.s de Maurice Rajsfus – Association Histoire coloniale et postcoloniale – Association Josette et Maurice Audin – ATTAC-France – Confédération générale du travail – Ensemble ! – Fédération nationale de la Libre Pensée – Institut Tribune Socialiste – L’Humanité – Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons – Les Amis du Monde diplomatique – Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples – Parti Communiste Français, fédération de Paris – QG décolonial – Réseau féministe « Ruptures » – Union syndicale Solidaires, Paris.

[6] Texte intégral ici : https://histoirecoloniale.net/Pour-les-70-ans-du-14-juillet-1953-commemoration-et-appel-a-refaire-les-defiles.html

[7] https://editionsdudetour.com/index.php/collection-maurice-rajsfus/

 

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Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée

Françoise Vergès,  Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée, éd. La Fabrique, 2023

C’est à une œuvre paradoxale que nous convie Françoise Vergès : en effet, comment « décoloniser » une institution, le musée, qui s’avère, au fil de l’essai, constituer l’un des piliers – et solide ! – de l’ordre colonial ?

Elle-même a essayé. C’était à La Réunion, au début des années 2000. Elle le raconte dans le chapitre « Un musée sans objets ». La Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR) était un très beau projet, initié grâce à un contexte politique plutôt favorable. Une coalition de forces de gauche étant à la tête de la Région Réunion, celle-ci apporte son soutien qui emporte avec lui celui de l’Europe. Sortir enfin de l’imagerie coloniale et de l’invisibilisation des dominés, en premier lieu des esclaves, promouvoir un récit centré sur l’Océan Indien et non plus sur la seule métropole, se départir du fétichisme des objets et de la culture visuelle, d’autant plus quand on sait qu’objets et images sont ceux et celles des colonisateurs (ceux des colonisés, et a fortiori des esclaves, y compris leurs dépouilles mortelles, ayant tout simplement disparu) et réhabiliter l’art de l’oralité et des contes, critiquer en acte la séparation nature-culture en concevant une architecture ouverte, tels étaient quelques-unes des lignes de force de cette MCUR. Las, une élection, en 2010, qui renversa la majorité à la Région, suffit à l’enterrer… Retour au business as usual, c’est-à-dire, en l’occurrence, au multiculturalisme et à l’antiracisme libéral de l’État français[1].

Fanon avait prévenu : « La décolonisation, qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu. Mais elle ne peut être le résultat d’une opération magique, d’une secousse naturelle ou d’une entente à l’amiable », écrivait-il en 1961 dans Les Damnés de la terre[2]. Or, et sans vouloir un seul instant dévaloriser cette initiative de la MCUR, il faut bien reconnaître qu’elle relevait un peu des trois (opération magique, secousse naturelle, entente amiable) et qu’une issue favorable n’aurait, comme le relève pertinemment Françoise Vergès, débouché que sur une neutralisation, un « musée du multiculturalisme à la réunionnaise dans le cadre de la célébration de la République française ». Précisément, un des apports de ce livre très instructif (en tout cas de mon point de vue d’ignorant en histoire de l’art) consiste à nous rappeler que c’est cette même République française, dans ses premières versions, si j’ose dire, qui a créé de toutes pièces (volées, pillées, rapportées) le modèle du « musée universel », c’est-à-dire le musée du Louvre, que le monde entier nous envie, paraît-il – enfin, non, pas le monde entier, plutôt Abou Dhabi, où a été inauguré en 2017 le Louvre Abu Dhabi, « le plus grand projet culturel de la France à l’étranger », dixit le site du musée[3].

Françoise Vergès consacre donc un chapitre au musée du Louvre : « Le Louvre, Napoléon, la saisie, l’esclave ». Elle commence par rappeler qu’« il reste le musée le plus visité au monde, un musée de référence abritant des chefs-d’œuvre – dont évidemment La Joconde – et qu’il n’est pas spontanément associé, comme le musée du quai Branly-Jacques Chirac, au vol et au pillage[4]. » En effet, sa création était partie d’une bonne intention – ce genre de bonnes intentions dont on sait que l’enfer est pavé. Il ne s’agissait de rien de moins que de rendre « au peuple » les œuvres d’art jusqu’alors (jusqu’à l’enfumage nommé « abolition des privilèges ») enfermées dans les châteaux et autres demeures princières, à l’abri des regards salissants de la plèbe[5]. Pourquoi pas, après tout, même si cela révélait une absence complète d’esprit critique sur l’art et ses conditions de (re)production et d’exposition[6]. Bref : « Le 10 août 1793, la Convention décide la création d’un “Museum central des arts” où seront mises à disposition du peuple les collections royales, enrichies des biens nationalisés du clergé et des nobles émigrés. » Puis vint Napoléon… Non tutti i francesi sono ladri, ma Buonaparte sì. « Tous les Français ne sont pas des voleurs, mais la plupart, si. » (Jeux de mots sur Buonaparte – une bonne part…) Et en effet, « les saisies des armées révolutionnaires [au cours des guerres européennes] puis celles, massives, ordonnées par Napoléon, se feront au nom du peuple français »… et de la Révolution : « En saisissant des objets d’arts, les armées françaises révolutionnaires les libèrent d’un joug tyrannique. » Écoutez donc ce qu’en dit par exemple le lieutenant de hussards Barbier, chargé de l’opération militaire en Belgique : « Trop longtemps ces chefs d’œuvre avaient été souillés par l’aspect de la servitude. […] Ces ouvrages immortels ne sont plus en terre étrangère ; ils sont aujourd’hui déposés dans la patrie des arts et du génie, dans la patrie de la liberté et de l’égalité sainte, de la République française. » Et aussi Boissy d’Anglas[7] : « Que Paris soit donc la capitale des arts […], l’asile de toutes les connaissances humaines et le dépôt de tous les trésors de l’esprit. […] Il doit être l’école de l’univers, la métropole de la science humaine et exercer sur le reste du monde cet empire irrésistible de l’instruction et du savoir [c’est moi qui souligne]. […] C’est à Paris sans doute qu’il faut établir le dépôt sacré de toutes les connaissances humaines […], qu’il faut rassembler tous les monuments de la science et des arts, dont l’ensemble est si nécessaire à leur perfectionnement et dont l’étude peut seule former le dernier degré de l’instruction publique. » Voilà qui légitime par avance, comme le souligne justement Françoise Vergès, « l’idéologie interventionniste coloniale post-esclavagiste », tout en lui donnant « sa phraséologie : libérer des peuples de la tyrannie en s’appropriant leurs biens pour les rapporter en France, pays de la liberté. Les peuples sont dépouillés au nom du progrès : ils pourront venir admirer leurs trésors dans les musées de la France, qui les garde et les préserve au nom d’un principe plus grand que l’égoïsme d’un seul peuple : le principe de l’universel. » « L’idée que les objets d’art ne peuvent demeurer la propriété des puissants et des tyrans, commente Françoise Vergès, et qu’ils doivent revenir aux peuples, apparaît généreuse. Mais dans les faits, les peuples sont écartés, et seul le peuple français est reconnu dépositaire légitime pour toute l’humanité. Il est conçu comme une entité au-dessus de tous les autres peuples, même si en réalité jamais le peuple ne fut le réel propriétaire de ces objets. » Il en va des œuvres d’art comme de la souveraineté : en théorie, comme le font remarquer Graeber et Sahlins dans Sur les rois[8], la souveraineté est bien passée du roi au peuple au gré des révolutions – mais son exercice effectif demeure quelque peu mystérieux[9]

Donc, le Louvre devint un modèle pour tous les « grands » pays européens (les « puissances » de l’époque) qui tous, voulurent l’imiter en se dotant de leur musée universel dont le seul critère semble être le nombre et la diversité d’origine géographique des œuvres accumulées, prouvant de visu la supériorité civilisationnelle des États propriétaires… Et bien sûr, ces institutions reçurent en dépôt un très grand nombre d’œuvres et d’objets provenant du pillage colonial – j’ai failli écrire « produits par », et je pense que la formulation serait passable, à condition d’entendre par « production » un processus non pas de création, mais bien de réduction de ces œuvres et objets à des « natures mortes », soit des choses coupées des rapports sociaux et symboliques qui leur avaient donné vie[10]. Pire, depuis la colonisation, « la plupart des grands musées européens conservent des restes humains. Le musée de l’Homme, à lui seul, aurait en sa possession près de 18 000 [!] restes humains provenant du monde entier, dont des crânes de chefs d’Afrique de l’Ouest, de rebelles cambodgiens et d’Amérindiens[11] ». Quant aux esclaves et à la mémoire de l’esclavage, n’en parlons même pas. Françoise Vergès en traite dans une section significativement intitulée : « Le musée (impossible) de l’esclavage ». Cette impossibilité est double. D’une part, Achille Mbembe l’avait expliquée en 2011, lors d’un colloque international, par le fait que, selon lui, « l’esclave ne doit pas rentrer au musée, iel doit rester un·e marron·ne, une fugitive/ un fugitif, la garante/ le garant du combat pour la liberté. S’iel entre au musée, iel perdra l’énergie qu’il lui faut dans sa lutte pour l’abolition totale du racisme et de l’exploitation ». C’était donc le point de vue de l’esclave – ou de ses descendant·e·s en lutte. Et du point de vue du négrier – et de ses descendant·e·s qui profitent aujourd’hui encore de leur position dominante, comment consentiraient-ils à concevoir une réelle exposition, un récit honnête et finalement les réparations dues aux victimes de l’esclavage ? « L’exposition de front de l’origine de l’accumulation du capital et de l’invention de la blanchité ferait toucher du doigt la responsabilité d’institutions et d’organisations ayant pognon[12] sur rue : banques, compagnies d’assurances, sociétés capitalistes. Elle démythifierait l’histoire telle que figurée sur les monuments symboliques de la nation et en rendrait impossible la neutralisation. » Et de donner trois exemples (parmi beaucoup d’autres) de la présence spectrale de l’esclavage et de la traite dans Paris même. Le premier, et pas le moindre, c’est tout simplement le palais de l’Élysée. Hé oui, la résidence du président de la République française fut construite au XVIIe siècle par un certain Antoine Croizat, lequel « bâtit une fortune colossale en devenant le plus important négrier français sous le règne de Louis XIV, qui lui offrit la Louisiane. » Rien que ça ? Non. « La montée sur le trône d’Espagne d’un petit-fils de Louis XIV, en 1700, lui permit d’obtenir l’asiento, c’est-à-dire le monopole de la fourniture en esclaves de l’ensemble des colonies espagnoles, soit 48 000 pièces d’Inde en dix ans. » Je me demande si l’on raconte cela aux visiteurs durant les journées portes ouvertes (« du Patrimoine ») ou les « garden-partys » de l’Élysée. Je parie que non. Autre symbole assez dégueulasse, pardonnez-moi l’expression : la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale. Celui dont on a donné le nom au colbertisme, une doctrine économique basée sur (dixit mon dictionnaire) « le développement des manufactures [dont un certain nombre fournissaient, entre autres, les marchandises exportées vers les côtes africaines à destination des partenaires fournisseurs de « bois d’ébène », première étape, donc, du commerce triangulaire] et de la marine marchande [également indispensable à la traite] afin d’accroître la richesse intérieure de l’État au détriment de la concurrence [au détriment des Africain·e·s, oui !] » fut probablement le principal rédacteur du Code noir, ce texte infâme « encadrant » l’esclavage. Déjà, le fondé de pouvoir d’un roi « absolu » devant le bâtiment censé abriter la démocratie représentative, ça la foutait mal. Avec l’esclavage par-dessus le marché, qu’ajouter de plus ? Et pour finir, (grosse) cerise sur le gâteau (capitaliste) : la tour Eiffel ! Cet énorme tas de ferraille qui représente la France aux yeux du monde a été financé par qui ? Et bien, par le Crédit industriel et commercial (en partie au moins). Et ce CIC, d’où tirait-il son argent ? De la dette haïtienne, pardi ! La France des droits de l’homme n’a jamais accepté que d’anciens esclaves (ses « biens meubles », donc) lui retournent ses principes en pleine gueule en créant la première république noire. Saint-Domingue était, et de loin, la plus profitable des colonies sucrières de l’époque. Les héritiers de Crozat et autres Colbert l’avaient mauvaise. Et ils s’arrangèrent (comme d’hab’ avec quelques complicités pourries sur place, mais surtout sous la menace des canonnières) pour se faire indemniser au centuple la perte irréparable de leurs plantations et de la main d’œuvre servile qui allait avec. Résultat : beaucoup, beaucoup, beaucoup, énormément d’argent siphonné sur Haïti, au point que la première République noire ne s’en remit jamais (le racket fut repris quelques décennies plus tard par les États-Unis[13]).

Mais il ne s’agit là que des pointes émergées de l’iceberg… Reconstituer une mémoire de l’esclavage, du point de vue de ses bénéficiaires directs et indirects, ce serait réécrire une bonne partie de l’histoire économique de la métropole. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, combien de petites manufactures textiles, dispersées à travers tout le pays au bord des cours d’eau, et jusqu’au fin fond du Massif central, et dont certaines existent encore et continuent à exporter vers l’Afrique, ont-elles fourni non seulement des voiles aux navires négriers, mais encore des « indiennes », ces cotonnades imprimées qui servaient (entre autres produits) de monnaie d’échange lors des transactions avec les vendeurs d’esclaves sur les côtes africaines[14] ? Et l’on n’évoquera pas ici tous les changements du mode de vie en métropole induits par les capitaux (on en a déjà un peu parlé) et les produits importés lors du retour en France des navires négriers – sucre, café, cacao et autres…

En somme, comme je le disais au début de cette note, « décoloniser » le musée est une entreprise paradoxale. Réfléchir aux enjeux de cette entreprise a cependant donné un livre très intéressant et instructif. Merci à Françoise Vergès et à son éditeur, La Fabrique.

Le 7 mai 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] « La thèse de ce livre, écrit son auteure en introduction, s’inscrit dans le mouvement irrésistible de contestation du musée […] les luttes de Black Lives Matter, celles contre l’occupation de la Palestine, l’islamophobie, les féminicides, la transphobie et contre l’état de guerre permanente nourrissent les débats autour de la représentation. C’est un mouvement qui s’oppose à l’antiracisme libéral et aux politiques gouvernementales de diversité et d’inclusion [autrement dit, le « multiculturalisme »] selon lesquelles l’entrée d’objets et de récits de lutte au musée participe de la pacification. »

[2] Réédité à La Découverte en 2002 avec les préfaces de Jean-Paul Sartre (1961) et Alice Cherki (2002) et une postface de Mohammed Harbi (2002).

[3] Un petit mot supplémentaire à propos de cette grande institution – que je n’ai pas trouvé sur son site mais dans un papier de la Revue du Crieur n°7 (La Découverte/Mediapart, juin 2017) : « De Dubaï au Qatar, la culture asservie », par Antoine Pecqueur et Céline Portes : « Nous sommes en 2002. À ce moment-là, l’argent coule à flots dans les Émirats. Abu Dhabi souhaite officiellement acheter la marque du Louvre. Après des débats tendus en interne, le Louvre accepte de vendre la marque pour un milliard d’euros pendant dix ans […] » Au moment de la rédaction de cet article, c’était l’Agence France-Museums, « créée spécialement pour le Louvre Abu Dhabi, qui [était] l’opérateur du projet. » Son conseil d’administration était présidé par un certain Marc Ladreit de Lacharrière dont j’espère pour vous que vous avez oublié le nom. On en avait un peu parlé à l’époque puisque ce directeur de la Revue des deux mondes avait été impliqué dans l’affaire des emplois fictifs de Pénélope Fillon, qui avait fini par savonner la planche à son candidat de mari tout en ouvrant un boulevard au Macron que vous savez. D’ailleurs, les auteurs de l’article ajoutent que « derrière France-Museums se trou[vait] l’agence de communication Image Sept, dirigée par Anne Méaux, qui [était] la même agence que celle de… François Fillon ». Hum… peut-être pas le top en termes de com’, si l’on en juge par le résultat.

[4] Perso, j’ai visité une fois ce musée (du quai Branly). Une fois de trop. Je me suis senti vraiment mal, comme la personne qui m’accompagnait, devant ces vitrines présentant des objets, des coiffures, des costumes d’Amérindiens ramenés par tel scientifique et/ou tel galonné et généreusement « offerts » à la collectivité. Berk. Un peu la même nausée que j’avais éprouvée lors de mes rares voyages en Afrique subsaharienne, en tant que Blanc.

[5] D’ailleurs, aujourd’hui, on assiste aussi à quelque chose du même genre. Ainsi Antoine Pecqueur décrivait-il, dans un papier sur le marché de l’art (Le Crieur n°15, février 2020), les bunkers de stockage d’œuvres d’art qui se créent à proximité d’aéroports, tel celui du Bourget (en construction au moment de la rédaction de l’article, ce « centre de conservation » doit aujourd’hui couvrir 25 000 m!), et où des milliardaires entreposent leurs biens jusqu’à ce qu’ils changent éventuellement de mains, en toute discrétion. Il semble que cela facilite les échanges et aussi, j’imagine l’optimisation fiscale, puisque ces installations jouissent de statuts de « ports francs ». L’installation équivalente de Genève compte paraît-il environ un million d’œuvres d’art…

[6] En vérité, je simplifie un peu trop. Louis XVI, déjà, avait chargé le comte d’Angiviller de rassembler dans la Grande Galerie du Louvre les œuvres acquises par les souverains. Mais on était encore loin du « musée universel ».

[7] Surnommé « Boissy famine » dans les quartiers populaires de Paris, il fut l’un des liquidateurs thermidoriens de la Révolution. Voir « Aux origines de la république macronienne » sur Antiopées.

[8] https://antiopees.noblogs.org/post/2023/04/17/sur-les-rois-de-david-graeber-marshall-sahlins/

[9] Enfin, de moins en moins mystérieux au fur et à mesure de la montée des tensions entre opposants à la politique gouvernementale et pouvoir exécutif – ainsi que l’on peut le constater lors de la répression toujours plus brutale exercée par les détenteurs de la « violence légitime » depuis quelques années lors des mouvements sociaux (loi Travail, Gilets jaunes, retraites…) et écolos (Sivens, Sainte-Soline…).

[10] Ce qui me fait penser à la manière, décrite par Nastassja Martin dans À l’Est des rêves, dont l’URSS « préservait » et exposait la diversité culturelle des peuples qui la composaient : « Les traditions culturelles d[evai]ent être habilement triées : celles qu’il [était] possible de désolidariser de la praxis pour devenir exclusivement formelles [étaient] conservées, tandis que celles considérées comme trop “religieuses” et/ou relevant de modes d’organisation concrets des rapports au monde, d[evai]ent être éliminées. Une “bonne” tradition dev[enai]t une tradition potentiellement purifiable d’un contenu de pratiques incarnées produisant des effets concrets sur les êtres concrets peuplant un milieu particulier. » Ainsi l’État soviétique encourageait-il les manifestations folkloriques – ensembles de chants et danses, toujours richement costumés – des tous les peuples de l’empire, et l’on ne comptait pas les festivals, concours, etc. organisés partout afin de représenter la diversité culturelle du socialisme réel, ceci alors que les bases de la vie quotidienne (les « infrastructures ») avaient été uniformisées – et que l’on trouvait les mêmes sovkhoses et kolkhoses de la Baltique jusqu’à Sakhaline…

[11] « La collecte des restes humains, ajoute Françoise Vergès, met au jour une violence systémique dont les excès sont parfois difficiles à croire et où le déchaînement de la brutalité coloniale est crûment révélé. En 1906, à la suite du génocide des Héréro en Namibie par les armées allemandes, l’anthropologue autrichien Felix von Luschan exprime le désir d’acquérir des restes humains héréros pour les envoyer à Berlin afin de les étudier. Des femmes héréros, emprisonnées dans des camps de concentration, sont alors forcées de gratter la chair des cadavres de leurs proches avec des éclats de verre pour fournir à Luschan ce qu’il désire. » Voici qui préfigure les sinistres expériences nazies dans les camps de la Seconde Guerre mondiale, établissant un lien direct entre colonisation et nazisme, lien que Sven Lindqvist, entre autres auteurs, avait déjà bien mis en évidence dans son ouvrage Exterminez toutes ces brutes (rééd. française Les Arènes, 2014).

[12]  Oups, c’est pignon, bien sûr. Je ne l’ai pas fait exprès – mais je le garde, c’est trognon !

[13] On peut consulter à ce propos le webdoc sorti par le New York Times (en français) ou, si l’on préfère le papier : Haïti-France. Les chaînes de la dette. Le rapport Mackau (1825). Édition intégrale annotée et commentée par Marcel Dorigny, Jean Marie Théodat, Gusti-Klara Gaillard et Jean-Claude Bruffaerts. Préface de Thomas Piketty. Introduction de Fritz Alphonse Jean. Éditions Maisonneuve & Larose et Hémisphères, 2021.

[14] Autre exemple : l’exploitation des forêts qui servit à la construction des navires. Je suis tombé récemment sur le beau travail de Salomé Aurat, qui évoque les chênes abattus en forêt de Tronçais à cette fin : « La Forêt qui cachait les arbres », in Wild Rumors. Moby Dick, Détroit et autres récits, Antoine Barrot, Cédric Loire et Sarah Ritter (dir.), éditions Loco/ École supérieure d’Art de Clermont Métropole, 2023.

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Guadeloupe Mai 67. Massacrer et laisser mourir

Elsa Dorlin (dir.), Jean-Pierre Sainton et Mathieu Rigouste, Guadeloupe Mai 67. Massacrer et laisser mourir, Libertalia, 2023

En Guadeloupe on dit Mé 67[1]. En France métropolitaine, mai nous fait plutôt penser à 1968… C’est bien sur ce décalage, qui n’est pas seulement de l’ordre de la perception, mais bien de la gestion de l’ordre colonial, que revient l’ouvrage qui paraît aujourd’hui, compte-rendu de la  recherche historienne et politique sur cet « événement » qui, à coup sûr, s’apparente plus à ce que l’on avait nommé pudiquement les « événements d’Algérie » (qui n’étaient pas la guerre, comme chacun sait), lesquels dataient d’à peine cinq ans auparavant, qu’aux « événements », comme on disait alors, de Mai 68[2]. On compta (bien heureusement) peu de morts lors de ces derniers – même s’il faut toujours se méfier des statistiques officielles. Ce fut loin d’être le cas dans ce « confetti de l’Empire » qu’est la Guadeloupe, « département français » (comme l’Algérie avant l’indépendance)

Les 26 et 27 mai 1967, les soi-disant « forces de l’ordre » ouvrirent le feu avec leurs armes de guerre sur des foules désarmées qui manifestaient dans les rues de Pointe-à-Pitre. Aujourd’hui, on ne connaît toujours pas précisément le nombre de personnes que tuèrent les gendarmes mobiles durant ces deux journées (à coup de fusils mais aussi à la suite de tabassages extrêmement violents, s’apparentant à des lynchages, commis par ces mêmes détenteurs de la violence légitime). Les chiffres officiels annoncent sept victimes. Des années plus tard, en 1985, un sous-ministre aux DOM-TOM laissera tomber le chiffre de quatre-vingt-sept, dont personne ne semble savoir d’où il le sortait… Comme le dit Jean-Pierre Sainton, « il est fort probable que le chiffre précis des morts de 1967 ne sera jamais connu avec certitude [mais] il serait indécent de vouloir retenir une fourchette approximative de sept à quatre-vingt-sept ».

Personnellement impliqué à divers titres dans cette histoire, c’est ce même Jean-Pierre Sainton[3] qui présente tout d’abord le déroulement des faits et leur contexte. Selon lui, ils peuvent s’expliquer, avec le recul, par « une triple conjonction de facteurs ».

« Au fondement, dit-il, il s’agit de l’épilogue d’une crise sociale résultant des soubresauts terminaux de la société d’habitation tardive des années 1960, de la poussée de l’urbanisation, de la croissance du chômage des jeunes, fruits à la fois de l’avancée démographique et de la stagnation de l’économie de production ». On se souvient peut-être que « société d’habitation », ici, signifie économie de plantation historiquement basée sur l’esclavage, pour le dire simplement. Les « habitations » étaient les exploitations tenues par les Blancs[4] et qui produisaient, à coups de trique sur le dos des « Nègres », le sucre[5], essentiellement, et autres denrées coloniales fort prisées en métropole.

Le deuxième facteur tient à une situation politique très instable, en pleine décomposition/recomposition. Pour faire vite : l’État français prend de plus en plus le pas sur toutes les instances intermédiaires, s’appuyant sur la forte popularité de De Gaulle en Guadeloupe. « La gestion politique gaullienne poursuit […] les modalités classiques de la gouvernance coloniale en les mâtinant de politique sociale et d’autoritarisme impérial répressif. » Pour en donner une idée, il faut citer une répartie fameuse du général, en 1964, répondant à la requête d’évolution statutaire émise par Aimé Césaire, alors député-maire de Fort-de France, en Martinique : « Entre les deux façades de l’Atlantique, il n’y a que des poussières d’îles. On ne bâtit pas des États sur des poussières. » Il faut aussi rappeler que, malgré cette popularité de De Gaulle, la Guadeloupe votait massivement pour le Parti communiste, un parti « en pleine crise d’incapacité théorique et politique », comme le disait l’un de ses anciens dirigeants, cité par Sainton, qui ajoute : « Maintenant un discours communiste orthodoxe avec son option autonomiste, il vé[gétait] dans l’immobilisme et la gestion des municipalités qu’il dirige[ait]. » Dernier élément de ce paysage politique : l’apparition de groupes de jeunes que notre police politique d’aujourd’hui nommerait « radicalisés », et qui tournent leurs regards vers les luttes de libération nationale, la décolonisation, la révolution cubaine toute proche… Mais les mouvements qui se constituent alors se divisent, en 1965, sur la question de savoir s’il faut, ou non, participer aux élections présidentielles françaises en soutenant un certain François Mitterrand.

« Le troisième facteur, nous pourrions dire le facteur déclenchant des événement de Mai 67 tient au pouvoir colonial lui-même », dit Jean-Pierre Sainton. D’une part, Paris ne veut rien lâcher en termes d’autonomie, on l’a vu, obnubilé par le contexte de guerre froide (des îles où le Parti communiste est puissant risqueraient de se rapprocher de l’URSS). D’autre part, n’ayant rien compris à la crise économique et sociale évoquée plus haut, le pouvoir compte sur ses forces de répression pour « tenir » ses départements d’outre-mer. Si l’on ajoute à ce cocktail détonant le racisme toujours bien présent des Blancs héritiers des colons esclavagistes, on comprend que la situation peut partir en vrille à la moindre occasion. De plus, selon Jean-Pierre Sainton, le pouvoir n’attend que cela : régler par une confrontation militaire le « problème » que lui pose le mouvement de contestation nationaliste naissant – autrement dit, l’isoler et l’éliminer de la scène politique.

L’occasion attendue se présente le vendredi 26 mai à Pointe-à-Pitre. On est en pleine grève massive. Des centaines de grévistes attendent sur la place de la Victoire l’issue des négociations menées entre patrons et syndicats dans un immeuble qui donne sur cette place. En début d’après-midi, les négociations sont rompues et une rumeur circule dans la foule sur des propos racistes tenus par un membre de la délégation patronale : « De toute façon, lorsque les nègres auront faim, ils reprendront le travail. » Il semble que le mot en n – le mot qui fâche – n’ait peut-être pas été prononcé. Mais ça ne change rien à la colère des grévistes[6], qui caillassent les patrons à leur sortie sous protection policière. S’ensuivent des affrontements entre jeunes et policiers (CRS et gendarmes mobiles). « Vers 15h30, un CRS est sérieusement blessé à la face par un jet de conque de lambi[7]. L’ordre de tir est aussitôt donné par le commissaire de police […] qui coordonne sur place les escadrons de CRS et de gendarmerie. Jacques Nestor, un militant du Gong préalablement identifié par les forces de police, qui se trouvait au premier rang des manifestants, est visé et abattu le premier[8]. » À partir de là, les pandores se déchaînent jusqu’au lendemain soir, jusqu’à ce que plus aucun attroupement ne reste dans les rues.

Du côté du pouvoir colonial, on parlera d’émeutiers… « racistes » ! Toujours ce même retournement – les victimes sont les coupables et les Noirs racistes « anti-Blancs »…

Après le massacre, ce sera le tour de la répression judiciaire. En Guadeloupe et à Paris. Ici et là, les procès se termineront par des fiascos du point de vue de l’accusation. Mais il n’est pas inintéressant de constater, là encore, une grande différence entre les procédures de Paris et Pointe-à-Pitre. Dans la capitale des souchiens, on juge plusieurs dirigeants du Gong devant la Cour de sûreté de l’État qui fut longtemps l’instrument de la justice d’exception en France, bien avant de céder la place aux instances de l’antiterrorisme. Le procès fera long feu, grâce notamment à la mobilisation d’un certain nombre d’intellectuels (Césaire, Sartre, etc.) et de ténors du barreau qui avaient déjà défendu le FLN peu auparavant. Il bénéficiera en outre d’une couverture médiatique de qualité (Le Monde était encore lisible à l’époque, paraît-il), ce qui fera découvrir la situation coloniale des Antilles à nombre de Français qui l’avaient ignorée jusque-là.

À Pointe-à-Pitre, par contre, on juge des « émeutiers » – des racailles comme disait l’autre. Rien de politique là-dedans, évidemment. Sauf que là aussi, le procès tournera à la déconfiture de l’accusation, car aucune preuve ne pourra être produite contre ces supposés émeutiers, lesquels avaient été raflés au petit bonheur la chance par la police (enfin, au petit bonheur la chance, c’est vite dit, peut-être bien plutôt au faciès).

Voici la conclusion de Jean-Pierre Sainton : « La question qui se pose vraiment est plus l’aveu, ou la reconnaissance, d’un crime d’État commis à l’encontre de la population civile de Guadeloupe que du nombre des morts. Mai 67 n’ayant pas été un “dérapage” circonstanciel, une “faute” commise par quelques fonctionnaires, mais bien l’aboutissement d’une volonté exprimée dans toute la chaîne de responsabilités de l’État, du département au plus haut niveau gouvernemental, de régler de façon radicale toute velléité de séparatisme par une leçon durable, [celle-ci] touche au fondement de la relation politique. »

C’est précisément ce que s’emploie à montrer Mathieu Rigouste dans le deuxième texte de cet ouvrage, dont le titre et le sous-titre disent déjà bien à eux seuls de quoi il y est question : « De la contre-insurrection au système sécuritaire. Le massacre d’État de mai 1967 en Guadeloupe et la carrière du préfet Bolotte (Indochine, Algérie, la Réunion, Guadeloupe, Seine-Saint-Denis ». Excusez du peu. Ce genre de carrière me rappelle toujours celle de Maurice Papon – exécuteur des basses œuvres des nazis en France, insistant pour que ces pauvres enfants juifs ne soient pas séparés de leurs parents, pensez donc ! et, en toute humanité, se démenant afin qu’ils soient déportés avec leurs parents ; puis l’un des cadres civils de la contre-insurrection en Algérie, et encore préfet de police de Paris et à ce titre, commandant du massacre des Algériens le 17 octobre 1961. Le continuum colonial, en quelque sorte. Ah, j’allais oublier : ces deux sales personnages ont écrit des sortes de mémoires dans lesquelles ils expriment toute leur satisfaction du « travail » bien fait[9]. Celles de Bolotte n’ont pas été publiées mais Rigouste a pu les consulter aux archives de la Fondation nationale des sciences politiques. C’est donc ce préfet qui commanda le massacre de Mé 67 comme Papon celui d’octobre 61. Rigouste a déjà décrit dans plusieurs articles et ouvrages[10] le passage des théories et pratiques de la contre-insurrection de l’Indochine et de l’Algérie (sans oublier le Cameroun) dans les années 1950-1960 jusqu’aux quartiers dits « sensibles » en France après la déliquescence de l’Empire français, en passant par les « poussières » de cet Empire, telle la Guadeloupe à la fin des années 1960. Ici, il décrit la carrière d’un qui s’engagea dans la préfectorale à vingt-trois ans – brillant élément ! – mais, ombre au tableau, c’était en 1944, alors que ce corps prestigieux servait encore le maréchal Pétain. Qu’à cela ne tienne, « comme une partie importante des cadres de l’État français, de son armée et de sa police, Bolotte sera reconduit dans le nouvel État à la fin de l’Occupation ». Il gravira les échelons au fur et à mesure de ses affectations au cours desquelles il acquerra une importante expérience dont on a vu à quoi elle servit en Guadeloupe, mais dont Rigouste nous dit aussi qu’elle lui fut précieuse dans la suite de sa carrière en métropole. Ce chapitre du livre est vraiment très instructif quant à la genèse de la « gestion coloniale des quartiers », comme disaient les amis et camarades du Mouvement de l’immigration et des banlieues. En effet, Bolotte fut le premier préfet de Seine-Saint-Denis (en 1969) et, à ce titre, le créateur des premières brigades anticriminalité (les sinistres BAC) dans ce même département peuplé par les rejetons des « classes dangereuses[11] ».

« Le préfet, écrit Rigouste, traduit et réagence en Seine-Saint-Denis des dispositifs de quadrillage militaro-policiers qu’il avait mis en pratique en Algérie à partir du savoir-faire acquis en Indochine. Armé aussi de son expérience à la Réunion et en Guadeloupe, il participe à l’élaboration et au développement d’une nouvelle forme médiatico-policière de contre-insurrection appliquée à la ségrégation des périphéries populaires de la grande ville capitaliste. Son parcours retrace la fondation des machineries sécuritaires et du socio-apartheid contemporain. » Et de citer les mémoires du préfet : « Les problèmes majeurs étaient ceux que posaient les dizaines de milliers d’immigrants, en particulier dans les villes proches de Paris […] Les bidonvilles avaient proliféré à Saint-Denis, à La Courneuve, à Montreuil, à Aubervilliers, etc. Je ne pouvais pas supporter de revoir, ici et maintenant, les mêmes installations socialement et humainement insupportables que j’avais connues en Algérie ! » Insupportables pour qui ? Pas pour les habitants des bidonvilles, non. Sûrement pour « la République », comme le crache aujourd’hui un Darmanin recyclant les mêmes méthodes en retour dans une colonie (Mayotte) après leur application en métropole. Voici une autre citation de Bolotte rapportée par Rigouste :

« Les attaques des personnes âgées, ou isolées, en fin de journée, les dégâts et incendies causés aux voitures, les vitrines cassées et pillées, le caractère odieux et irrépressible des comportements dans les quartiers dits “difficiles” et, pour parler clairement, cela veut dire dans les banlieues à forte population immigrée, tous ces actes criminels de plus en plus nombreux, insensibles et agressifs, sont allés se développant. L’insécurité a envahi toutes les villes et même les campagnes […] Tout cela représente le retour d’une barbarie primitive, et c’est un pas en arrière de nos civilisations. » Voilà qui est clair et ne nous dépayse guère par rapport aux discours d’aujourd’hui.

Elsa Dorlin[12] clôt ce volume avec un texte qui, partant de Michel Foucault et de ses théories du biopouvoir et de la gouvernementalité, les « met à jour », si je puis dire, en les appliquant à l’esclavage et à la colonialité, des phénomènes que Foucault, semble-t-il, n’a jamais vraiment intégrés à ses analyses. On se souvient que selon lui, l’ancien régime du pouvoir, basé sur la souveraineté, pratiquait un « faire mourir et laisser vivre ». Le biopouvoir qui lui succède choisit plutôt de « faire vivre et laisser mourir ». Ce qui intéresse Elsa Dorlin, c’est « cette version plus explicite de ses mécanismes [du biopouvoir], laisser mourir, tuer, pour faire, pour mieux vivre » (c’est elle qui souligne). Au fond, ce qu’elle s’applique à démontrer, c’est qu’il existe un rapport essentiel, ou un lien organique, entre la vie des uns (les Blancs) à préserver et même améliorer et celle des autres (les Noirs et autres non-Blancs) à sacrifier au bénéfice des premiers. La « scène primitive » de cette sorte de vampirisme est la plantation (l’habitation, si l’on préfère rester aux Antilles). Bien sûr, après les abolitions de l’esclavage, il a fallu adapter les techniques de pouvoir. Mais les ressorts en sont demeurés les mêmes, comme on l’a vu avec Mathieu Rigouste et le continuum des politiques de contre-insurrection nées dans les colonies. Se référant à l’étude de Grégoire Chamayou sur Les Chasses à l’homme[13], Dorlin analyse l’exercice du pouvoir pastoral en système colonial : il s’agit bien de soigner le cheptel de façon à le faire croître et embellir (biopouvoir), mais aussi – condition sine qua non – de le protéger contre lui-même (brebis galeuses, qui s’écartent du troupeau, voire même prétendent accéder elles-mêmes aux fonctions de bergers. Justement, le préfet Bolotte, complaisamment relayé par la presse Hersant (France-Antilles), avait mis en garde les Guadeloupéens contre les « mauvais bergers » (les nationalistes, autonomistes et autres indépendantistes, bien sûr). Et c’est afin de protéger ses ouailles qu’il se livra à ce que Chamayou appelle une « chasse pastorale », laquelle consiste à éliminer tous ces éléments dangereux du troupeau.

Dorlin ne s’en tient pas là. Elle analyse ensuite les diverses techniques utilisées par l’empire afin de maintenir sa domination coloniale. La politique de départementalisation conduite après-guerre s’accompagna de ce que l’auteur martiniquais Monchoachi nomme[14] « le filet le plus large à la fois et le plus raffiné et cruel que l’Occident ait jamais déployé dans son entreprise globale de perversion de l’humain » : la politique dite d’« assimilation ». Relèvent de cette politique :

– l’entreprise d’effacement de la mémoire d’événements comme Mé 67, accompagnée d’une réécriture consensuelle de l’histoire de l’esclavage et (surtout !) de son abolition ;

– la mobilisation des jeunes hommes antillais dans l’armée de conscription d’abord, puis professionnelle, et leur déplacement systématique loin des Caraïbes ;

– l’exportation de la main d’œuvre vers la métropole, dans le bâtiment et les services de sécurité privée pour les hommes, et la domesticité pour les femmes – celles-ci employées, donc, dans la sphère de la reproduction, comme c’est le cas de la plupart des femmes des classes populaires, mais dans ce cas particulier, il ne faut pas oublier la dimension raciale : il s’agit de la reproduction des vies blanches par des femmes noires ;

– concernant ces dernières, des campagnes de stérilisation, des placements d’enfants à la Dass et leur adoption plus ou moins contrainte par des « gens de bien » (donc plutôt blancs et métropolitains).

Elsa Dorlin parle ainsi d’une « division et d’une gestion raciales et sexuelles de la reproduction comme théorie contre-insurrectionnelle qui vise la sexualité et la maternité noires, qui mutile la vie intime, disloque les désirs et les affects, défigure les transmissions générationnelles et mémorielles ». Et, demande-t-elle, « peut-on comprendre son articulation aux dispositifs de répression des mouvements sociaux autonomistes et indépendantistes antillais et guyanais ? » « Restituer une histoire des rapports de pouvoir à un point nodal », conclut-elle, « a consisté pour moi à faire cette tranchée archéologique dans ces années 1950 et 1960 caribéennes, à excaver cette répression coloniale qui lie le destin des Antilles et de l’Algérie ; mais aussi à penser ensemble les soulèvements révolutionnaires, populaires, syndicaux, politiques et intellectuels avec les subjectivités et les corps des femmes, la mémoire, la vie des familles, la résistance des attachements qu’une thanatopolitique a également ciblés, abîmés et abattus. »

Je n’ai pas besoin de préciser que j’ai vraiment apprécié ce livre qui, pour être bref, n’en est pas moins important.

Le 30 avril 2023, franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] C’était le titre d’un colloque tenu à l’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis : « Mé 67, retour sur un massacre d’État », en 2017, cinquante ans après, donc, à l’initiative d’Elsa Dorlin, avec la participation des deux autres auteurs de ce livre et encore d’autres chercheurs et historiens.

[2] À propos de la notion d’événement, je recommande (même si je me répète, je crois l’avoir déjà fait) le texte de Deleuze et Guattari, « Mai 68 n’a pas eu lieu », recueilli dans Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, éd. David Lapoujade, Les Éditions de Minuit, 2003.

[3] Voici ce qu’il en disait lors du colloque du cinquantenaire : « […] d’abord, parce que sont des événements qui se déroulèrent dans mon pays et frappèrent dramatiquement mon peuple ; par le nombre de victimes, de blessés, de traumatisés ; […] Ensuite, parce que, comme beaucoup de Guadeloupéens de ma génération, je compte au nombre des témoins, passifs certes (je n’avais que onze ans et demi). Comme de très nombreux lycéens de ma classe d’âge, j’ai vu et surtout beaucoup entendu depuis le lycée Carnot de Pointe-à-Pitre (qui se situe au cœur du quartier des débuts de l’émeute) les jours d’avant, puis les jours d’après ; je me souviens très bien de Jacques Nestor [militant identifié par la police, et abattu dès les premiers instants de la fusillade], qui déjeuna à la maison le 1er mai 1967, vingt-cinq jours avant son assassinat. Enfin […], j’ai été concerné plus personnellement au travers de mon père, Pierre Sainton, membre fondateur et principal dirigeant du Groupe d’organisation de la Guadeloupe (Gong), qui a été directement impliqué. J’ai gardé une mémoire personnelle, intime, de ces événements comme de l’atmosphère de la période. Enfin, en tant qu’historien, j’y suis revenu à plusieurs reprises pour en faire l’“histoire”, pour recueillir et confronter la mémoire des faits, décrypter, contribuer à rendre intelligible ce qui longtemps, pour beaucoup, est resté confiné dans l’insoutenable et l’indicible. »

[4] Voir par exemple Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial (Points/Seuil, 2020). Dans le chapitre 5, « La plantation de nègres », parlant du développement de l’exploitation sucrière aux Antilles durant le XVIIe siècle, et décrivant la « plantation type » qui se généralise dans la région, elle note que les plantations les plus importantes, « appelées habitations par les Français » comptent environ 90 esclaves pour 100 hectares. Sur le régime de l’« habitation », on pourra lire aussi Caroline Oudin-Bastide, L’Effroi et la terreur. Esclavage, poison et sorcellerie aux Antilles, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2013.

[5] Sur le sucre, voir Pierre Dockès, Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, éd. Descartes & Cie, 2009.

[6] Que le mot qui fâche ait été prononcé ou pas importe assez peu : le seul fait que les personnes réunies sur la place aient pu le croire en dit long sur les rapports sociaux (hérités de l’esclavage) qui régnaient alors en Guadeloupe.

[7] « Le lambi est une espèce de bulot tropical de bonne taille, est-il expliqué en note de bas de page. Le coquillage est lourd et hérissé de protubérances. » On en trouve en abondance sur les plages, c’est le pavé local, en quelque sorte. Et Pointe-à-Pitre est située en bord de mer…

[8] Le Gong, « ferment et cœur de la radicalisation du discours de la jeunesse guadeloupéenne » de ces années-là, et dont il a été question dans la note 3, n’était alors qu’un « petit groupe de quelques dizaines de militants faiblement implantés dans quelques points seulement de la Guadeloupe ». « Mais il [était] très actif, et sa réception favorable [était] beaucoup plus large que son poids et son audience réelle. » La comparaison est un peu osée, je suppose, mais imaginons l’un des leaders de la contestation étudiante en 1968 – Dany Cohn-Bendit par exemple –, délibérément abattu par la police dès les premières manifs de mai… Ce seul fait donne déjà une idée de la différence de traitement réservée aux opposants entre métropole et colonie.

[9] Oui, enfin, pour Papon, c’est même encore un peu pire, puisqu’il se la jouait philosophe et professeur de sciences morales et politiques dans un ouvrage publié chez Fayard en 1965, Vers un nouveau discours de la méthode. Rien que ça… « Au lieu de subir les événements et leur enchaînement, comment les maîtriser et, si possible, les conduire, tel est l’essentiel de cet essai. » Pour paraphraser Michel Audiard, je dirai que les salauds, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît.

[10] Entre autres : L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, 2009 ; La Domination policière. Une violence industrielle, La Fabrique, 2012.

[11] Louis Chevalier, Classes laborieuses et Classes dangereuses, Hachette Pluriel, 1990, [1958].

[12] J’avais rendu compte ici-même de son livre Se Défendre. Une philosophie de la violence, paru chez Zones éditions en 2017.

[13] Parue à La Fabrique en 2010.

[14] Dans un texte intitulé : « Dans la glace du temps présent », publié aux États-Unis en bilingue anglais/français dans Hostos Review en 2021, et recueilli dans le volume Retour à la parole sauvage, à paraître très prochainement aux éditions lundimatin.

Publié dans Essais, Histoire, Notes de lecture, Philosophie, Politique | Marqué avec , | Commentaires fermés sur Guadeloupe Mai 67. Massacrer et laisser mourir

Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo

Lise Foisneau, Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo, Wildproject, 2023.

Qu’est-ce qu’une kumpania ? C’est tout l’objet de ce livre que de répondre à cette question. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce n’est pas simple, tant cette formation sociale, que j’aurais tendance à nommer une « forme-de-vie », est déroutante (sans jeu de mots, même s’il est ici aussi question de routes) pour nous autres gadjé (pluriel de gadjo, qui désigne en romanès les sédentaires, soit ceux qui ne font pas partie des kumpanji, voire même qui auraient plutôt tendance à les harceler, en temps de paix, à les persécuter en temps de guerre – tel l’État français de Vichy qui collabora activement à l’entreprise d’extermination des « tziganes » par les nazis).

Voici donc un essai d’anthropologie, une ethnographie dont la première et essentielle qualité vient du point de vue adopté, qui est, autant que possible, le point de vue de celles dont elle parle[1]. Car Lise Foisneau, afin de mener à bien son étude sur les « Roms de Provence » (on reviendra sur cette appellation), a vécu avec eux, tout simplement, plusieurs années en caravane – avec elles, en fait, puisqu’elle a surtout partagé la vie des femmes, tandis que son compagnon Valentin, lui, partageait celle des hommes. Autant dire tout de suite que ce livre m’a énormément plu – et appris. Une fois n’est pas coutume, je citerai ici un extrait du dossier de presse de l’éditeur, dont je partage complètement l’avis, et qui cite lui-même Michel Stewart[2], auteur de travaux reconnus sur les Roms : « Un immense plaisir de lecture. Une avancée significative dans la connaissance des Roms de France. Une enquêtrice hors du commun. Une nouvelle voix puissante et significative en anthropologie. »

Lise Foisneau et son compagnon ont donc adopté le statut de « gens du voyage », catégorie administrative qui englobe des collectifs très différents les uns des autres, particulièrement les kumpanji – donc les Roms – et les Voyageurs, lesquels, si j’ai bien compris, ne partagent pas du tout le même type de vie collective (j’ai failli écrire « d’organisation collective », mais le terme d’« organisation » me semble très éloigné du monde que nous fait découvrir ce livre). Quand je dis « vie collective », il ne faut pas se méprendre : ceux que Lise Foisneau appelle souvent ses « voisins », parce qu’ils ont placé leurs caravanes sur la même « aire d’accueil[3] » ou sur la même « place » pour un certain temps, sont des individus à part entière, si j’ose dire : « Fondamentalement, écrit-elle, la structure du collectif des Roms de Provence est individualiste, au sens où chaque caravane forme une entité autonome, et égalitaire, dans la mesure où aucune caravane  n’est considérée comme supérieure aux autres, et qu’il n’y a pas de chef de la kumpania. » Par ailleurs, si le monde des kumpanji existe depuis longtemps et semble devoir perdurer encore longtemps, chaque kumpania, elle, est éphémère : elle s’agrège et se désagrège au gré des rencontres, des antipathies et des sympathies ainsi que des possibilités matérielles – des lieux, essentiellement. La kumpania est « un assemblage d’éléments singuliers, dans un lieu lui aussi singulier, assemblage appelé à se fragmenter et à se recomposer de façon imprévisible dans un autre lieu, ouvrant de la sorte de nouvelles possibilités de cohabitation ». Lise Foisneau se réfère à Patrick Williams, autre célèbre anthropologue[4], qui avait « proposé de définir la kumpania comme “l’échantillon de la société rom” ». « Cette qualification en termes d’échantillon est particulièrement pertinente car elle exprime au mieux le rapport quasi métonymique qui existe entre une kumpania déterminée et l’ensemble dans lequel elle s’inscrit : il ne s’agit pas de la partie figée d’un tout fermé, mais d’un fragment ouvert d’un ensemble en mouvement. » Elle précise ensuite qu’elle préfère remplacer le terme de « société » par celui de « collectif ». « Cette substitution a un corollaire épistémologique important : plutôt que de dire que l’échantillon “représente” la société rom, nous mettrons en évidence les relations qui font de chaque échantillon un tout selon un principe de mise en abyme ou de relation microcosme-macrocosme. » J’ai souligné ce mot : relations, car il me semble essentiel ici. En effet, comme on peut l’observer parmi d’autres groupes non occidentaux, l’individualisme rom ne se conçoit que comme système de relations. C’est ainsi qu’à son tour, chaque individu est lui-même, elle-même, un échantillon de la kumpanija. Ou, pour le dire mieux avec Lise Foisneau : « Chaque personne est ainsi, littéralement, un point de rencontre qui singularise la multiplicité des relations constitutives de la kumpania. » Elle cite aussi l’anthropologue Marilyn Strathern décrivant ce qu’est la personne en Mélanésie : « La personne singulière peut-être imaginée comme un microcosme social. »

Comment est-il possible que ce collectif des Roms de Provence[5] ait réussi à se maintenir en vie envers et contre, au mieux, l’incompréhension, au pire l’hostilité ambiante des gadji et les multiples tentatives de l’État de les empêcher de vivre comme ils l’entendent ? C’est ce que décrit Kumpania, dont il faut répéter ici le sous-titre : Vivre et résister en pays gadjo. Le « et » est important : car il ne faudrait pas réduire les formes-de-vie originales des Roms à la seule « résistance » contre les préjugés, les humiliations, les mesures de contrôle social qui leur sont imposées. Bien loin de là, ce livre décrit les usages quotidiens au sein d’une kumpania, ses modes d’apparition – de rencontres – et de disparition (Lise Foisneau parle de leur ressemblance avec les « sociétés fugitives » de la Zomia décrites par James C. Scott, ces groupes humains des collines et montagnes du Sud-Est qui, cherchant à échapper à l’emprise des États des rizières établis dans les vallées, avaient développé tout un « art de ne pas être gouvernés[6] ») : « Telles que les Roms de Provence les forment,  les kumpanji  sont des unités flexibles de taille variable qui gardent leur forme et leurs règles lorsque les individus qui les composent et les relations qu’ils entretiennent changent. » Le livre s’organise « autour de l’étude des rencontres qui structurent ces collectifs : la première partie, “Former une kumpania” [décrit] les rencontres des personnes qui forment les compagnies, la seconde partie, “Un monde de lieux” [montre] en quoi les lieux sont des membres à part entière des compagnies, et la dernière partie, “Kéthané, ‘être ensemble’ : les rythmes de la kumpania”, [retrace] le tissage de la multiplicité des rencontres qui assure la vitalité quotidienne des compagnies  et qui président à leur fragmentation et à leur reconfiguration ».

Je ne vais pas m’aventurer ici à les résumer. Avant de conclure, je dirai tout de même que ces trois parties sont absolument passionnantes à lire, car elles regorgent de descriptions très concrètes de la vie quotidienne d’une kumpania depuis sa formation jusqu’à sa déagrégation (volontaires l’une comme l’autre), descriptions dont se nourrit la réflexion théorique.

Je voudrais simplement terminer sur ce que m’a inspiré cette lecture : tout d’abord une certaine perplexité, puis un vague sentiment de vertige, comme lorsque l’on perd ses repères. Car c’est un monde bien différent du nôtre (du mien en tout cas) que j’y ai découvert. Puis, petit à petit, j’ai commencé à me familiariser avec les voisins et voisines de Lise et Valentin – la dernière scène du livre a lieu dans une maternité : les deux gadji deviennent marraine et parrain de Moïse, enfin, Moïse « pour les papiers », dans la vie ce sera Noé. Comme quoi, ils sont devenus membres à part entière de la kumpania. Lise Foisneau a très bien réussi à rendre sensible cette aventure de la rencontre, et à nous y associer, en quelque sorte. « Mais, prévient-elle, devenir membre d’une kumpania exige l’apprentissage d’un art politique : celui de savoir se positionner, d’interrompre les relations lorsque l’équilibre vacille, et de se repositionner au bon moment. » Et c’est bien l’évocation de cet « art politique » qui, finalement, a métamorphosé ma perplexité initiale en une vision sûrement un peu folle – mais pourquoi s’interdire de rêver ? – : et si nous autres qui, longtemps, avons galéré entre les « organisations » héritées du mouvement ouvrier et les « communautés » de la soi-disant « alternative » post-68, nous mettions à l’école des kumpanji ? Après tout, c’est un peu ce qu’ont fait Lise et Valentin, comme en témoignent ces derniers mots du livre, qui seront aussi les derniers de cette petite recension d’un grand livre, à lire toutes affaires cessantes si, comme moi, vous rêvez d’un renouvellement radical de nos pratiques collectives :

« Le jour de la naissance de Noé, mes voisins se sont plus à l’imaginer en gadjo, donnant un nouveau sens à leur rencontre avec des ethnographes avec lesquels ils étaient “restés[7]” pendant plusieurs années. C’était aussi une façon de nous inviter à former de nouvelles compagnies avec eux. Car ces dernières sont ouvertes sur le monde et agrègent chaque jour, et depuis toujours, des individus isolés, errant eux aussi dans les interstices du naturalisme[8]. Au sein de nos États européens, au détour d’une route, sur un parking, sur un stade, dans un champ, les Roms (ceux qui s’assemblent en compagnies) montrent que des collectifs aux formes politiques acéphales n’ont pas encore capitulé face à la machine étatique et hiérarchique. Loin de toute utopie, les compagnies des routes sont là. »

Le 23 avril 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Lise Foisneau s’en explique dans son Introduction : « Le défi d’une ethnographie des Roms de Provence est d’éclairer l’extraordinaire vitalité de ce collectif en tirant de l’ombre l’histoire qu’il a traversée et en montrant le type de contraintes auxquelles il est soumis. L’histoire de ce collectif n’a été jusqu’ici envisagée que du point de vue de l’administration ou de l’étude de phénomènes migratoires. Or, pour lui restituer toute son épaisseur, cette histoire doit aussi être écrite par “en bas”, du point de vue de ses acteurs, à la façon dont les historiens ont mis en œuvre de nouvelles méthodes pour décrire les groupes dominés. » Et elle donne en référence, à titre d’exemple, la Contre-Histoire des Etats-Unis de Roxanne Dunbar-Ortiz, parue également chez Wildproject en 2018, et dont j’ai rendu compte ici-même il y a peu.

[2] De lui, on peut lire : Michel Stewart & Patrick Williams (dir.), Des Tziganes en Europe, Éditions de la maison des Sciences de l’homme, 2015 (y figure entre autres son texte : « Une catastrophe invisible. La Shoah des Tziganes »).

[3] « Aire d’accueil » mérite vraiment ses guillemets, car avec l’accueil, cela n’a pas grand-chose à voir. Créées par la loi Besson de 1990, ce sont en général des « non-lieux » bétonnés, grillagés et surveillés, dotés de quelques équipements sanitaires, de prises d’eau et d’électricité (que les « gens du voyage » doivent payer d’avance, faute de quoi les « fluides » sont coupés) et de bureaux où siègent des assistantes sociales et autres représentants de l’hospitalité républicaine… le tout généralement coincé entre autoroutes et voies de chemins de fer, quand ce n’est pas à côté d’usines dangereuses classées Seveso – on rappellera que l’une de ces aires de reléguation était (et, je suppose, est toujours) située juste à côté de l’usine Lubrizol dans les faubourgs industriels de Rouen, laquelle engendra le sinistre que l’on sait, sans que personne ne se préoccupe outre-mesure des gens qui « restaient » juste à côté… En théorie, chaque commune de plus de 5 000 habitants doit créer une « aire d’accueil ». En pratique, c’est loin d’être le cas. Or, les « interstices » – particulièrement les terrains communaux – où se formaient des kumpanji se sont drastiquement réduits, pour ne pas dire qu’ils ont totalement disparu avec l’avancée en forme de rouleau compresseur du capitalisme sous sa forme néolibérale qui a « zoné » et privatisé la quasi-totalité des terres. Dès lors, les Roms et autres Voyageurs sont contraints de se rabattre sur ces aires, sauf à « ouvrir des places » ailleurs, sur des stades, des parkings de zones commerciales et autres – ce qu’ils font aussi régulièrement, mais qui, en même temps qu’une place, ouvre la plupart du temps des conflits avec les populations des villes ou villages concernés et leurs autorités, lesquelles ne voient toujours pas d’un bon œil arriver des « nomades » – passion triste du même qui persiste au pays des droits de l’homme…

[4] « Son existence de gadjé parmi les Roms, écrit Le Monde au moment de sa disparition en 2021, le métamorphosa en ethnologue, entré au CNRS en 1984, année de parution de sa thèse […] : Mariage tsigane. Une cérémonie de fiançailles chez les Roms de Paris (1984). » (Thèse publiée chez L’Harmattan. Patrick Williams avait aussi publié « Nous on en parle pas ». Les Vivants et les morts chez les Manouches, à La Maison des sciences de l’homme en 1995, « son plus beau livre », selon son collègue et ami Alban Bensa.)

[5] Ces Roms sont dits « de Provence » par Lise Foisneau car leur aire de parcours s’étend, en gros, sur le sud-est de la France – ce qui ne les empêche pas, à l’occasion de tel ou tel événement (mariage, enterrement, convention évangélique, de se déplacer beaucoup plus loin s’il le faut – et parfois sans la caravane, si j’ai bien compris). Ils font partie d’un groupe plus large : les Roms dits « Hongrois » arrivés en France pendant la « grande migration des chaudronniers » qui commença en 1860 depuis les pays d’Europe centrale et orientale.

[6] James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013 [2009].

[7] Dans le lexique de la kumpania, « rester », c’est en faire partie quelque temps, demeurer avec sur un « terrain désigné » (une « aire d’accueil ») ou une « place ».

[8] Lise Foisneau fait ici allusion aux quatre régimes ontologiques proposés par Philippe Descola, caractérisant différentes formes-de-vie, et dont Nastassja Martin donne un aperçu synthétique dans une note de bas de page de son dernier opus, À l’Est des rêves (voir ma recension par ici) : « Le naturalisme [que N. Martin choisit « délibérément » de faire coïncider avec le capitalisme] est défini comme une ontologie au sein de laquelle les “intériorités” (les âmes) des êtres qui peuplent le monde sont pensées comme discontinues et diverses, alors que les “physicalités” (les corps) sont le produit d’une continuité biologique, l’histoire de l’évolution nous liant au reste du vivant. En face du naturalisme on trouve l’animisme, où tous les êtres sont réputés dotés d’une âme (les “intériorités” sont continues) alors que ce sont les corps, conçus comme des habits parfois interchangeables, qui diffèrent. L’analogisme [auquel tendrait le régime ontologique des Roms, selon Lise Foisneau] présente quant à lui une discontinuité des âmes comme des corps, il faut donc trouver des moyens de connecter et de faire résonner toutes les parties fragmentaires qui constituent un monde [en l’occurrence, celui de la kumpania, lui-même fragment du monde des kumpanji, soit du monde rom]. Il est le pendant inverse du totémisme, où coïncident les intériorités et les physicalités, les corps et les âmes étant issues d’un même moule ontologique pour les personnes d’un même groupe totémique. »

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Sur les rois, de David Graeber & Marshall Sahlins

David Graeber & Marshall Sahlins, Sur les rois, Éditions la Tempête, 2023.

Voici quelques jours que nous autres, abonnés à la newsletter des éditions la Tempête, avons reçu l’avis de parution de ce pavé (quasi 700 pages, excusez du peu !). C’est un événement à ne pas manquer, selon moi : une archéologie de la souveraineté, par deux anthropologues qui, hélas, nous ont quittés il y a peu (Graeber en 2020, Sahlins l’année suivante). Les lecteurices d’Antiopées et Lundi matin connaissent probablement David Graeber[1], figure emblématique d’un certain « tournant anarchiste » de l’anthropologie, à moins que ce ne soit l’inverse – un tournant anthropologique de l’anarchie. Quant à Marshall Sahlins, s’il était peut-être moins connu parmi nos ami·e·s et camarades, ses ouvrages Âge de pierre, âge d’abondance et La Nature humaine : une illusion occidentale[2], pour ne citer que ces deux-là, lui avaient également apporté une certaine notoriété. Les deux se connaissaient depuis longtemps : « David était mon élève, écrit Sahlins à la fin de la préface du livre, et j’ai ensuite dirigé sa thèse à l’université de Chicago. Depuis lors il était difficile de dire qui des deux était l’élève et qui le maître. »

L’ouvrage se compose d’une introduction commune qui présente les grandes lignes de ce que développent ensuite les sept chapitres[3] – plutôt copieux, autant d’essais que l’on pourra lire indépendamment les uns des autres –, quatre de Sahlins et trois de Graeber, et dont « les rois » fournissent le fil conducteur. En exergue de cette introduction figure une citation de Michel Foucault : « Malgré les différences d’époque et d’objectifs, la représentation du pouvoir est restée hantée par la monarchie. » Ce n’est pas Macron qui dira le contraire… non seulement à cause de sa pratique monarchique du gouvernement, mais aussi parce qu’il a lui-même affirmé à plusieurs reprises son attachement à cette institution, et ce dès son premier quinquennat, à travers des actes (recueillement sur les tombes royales de la basilique de Saint-Denis, somptueuses réceptions à Versailles et, plus tard, hommage à Napoléon) et des déclarations sur le roi qui manque à la France ou le style « jupitérien » qu’il prétendait donner à son mandat présidentiel…

Graeber et Sahlins confirment que « la royauté est une des formes les plus persistantes du gouvernement humain », qu’« elle est attestée à toutes les époques, sur tous les continents » et qu’« au cours de la plus grande partie de l’histoire humaine, elle a eu tendance à se diffuser plutôt qu’à disparaître ». Ils poursuivent en soulignant qu’« une fois les rois au pouvoir, il est particulièrement difficile de se débarrasser d’eux » et que, lorsque c’est fait, hé bien ils reviennent par la fenêtre, en quelque sorte. En effet, disent-ils, « les structures juridiques et politiques de la monarchie persistent : ainsi dans les États modernes fondés sur le curieux principe de “souveraineté populaire”, qui veut que le pouvoir autrefois détenu par les rois s’exerce encore, mais transféré désormais vers une entité que l’on appelle “le peuple” ». Le dernier, et non le moindre, stade de la diffusion du principe de souveraineté (qu’il soit incarné par un roi, un peuple « souverain » ou une autre sorte de dictateur) fut, avancent nos deux auteurs, un des « effets secondaires inattendus de l’effondrement des empires coloniaux européens », soit « de faire à peu près partout de la notion de souveraineté le principe des systèmes constitutionnels ». « D’où il suit, concluent-ils, qu’une théorie politique, […] si elle traite de la royauté comme d’un phénomène marginal, n’est pas une très bonne théorie. »

On Kings, donc. Mais attention : là où l’on ne voit pas de rois, cela ne signifie pas qu’ils ne règnent point. Bien au contraire. En effet (et ce sera l’objet du premier essai de Sahlins sur « La société politique originelle »), « les sociétés humaines sont prises dans un régime cosmique hiérarchisé – typiquement : au ciel, sous terre, sur terre – peuplé d’êtres aux attributs humains et aux pouvoirs métahumains qui dirigent le destin de tous ». Et ces « métapersonnes » – dieux, ancêtres, fantômes, démons, maîtres-des-espèces, des rivières, de la forêt ou de la montagne, etc. –, ces « êtres apparentés à des dieux […] règnent sur de vastes domaines et la population humaine tout entière ». Et donc : « Le ciel est peuplé d’êtres royaux, y compris lorsque sur terre on ne trouve pas trace de chefs. »

Patatras – toutes mes illusions plus ou moins romantiques sur les bons sauvages pratiquant une forme d’anarchie « naturelle » s’effondrent… Et les deux anthropologues d’enfoncer le clou : « C’est pourquoi l’état de nature relève de la nature de l’État. Des autorités métapersonnelles qui ont pouvoir de vie et de mort gouvernent les sociétés humaines[4] et de ce fait, l’État, ou quelque chose d’approchant, est une condition humaine universelle. » Dura lex, sed lex…

Deuxième conséquence de cet « État naturel », si j’ose dire : contrairement à ce qui est souvent avancé, soit que le « divin [serait] une projection du social », autrement dit que les hommes projetteraient sur leur panthéon leurs propres caractéristiques, les rois (ou les chamans, ou les aînés initiés, ou les chefs de clan, ou toutes autres préfigurations d’un pouvoir séparé) « imitent plus les dieux que les dieux n’imitent les rois ». Puisqu’il semble qu’« à l’origine » (si tant est que cela soit concevable), les véritables détentrices du pouvoir sont les métapersonnes – les dieux –, alors, une parcelle d’abord, puis bientôt une grande partie de ce pouvoir seront dévolues à celles et ceux (en pratique, surtout à ceux) qui réussiront à « dealer » avec elles d’une manière ou d’une autre (faiseurs de pluie, guérisseurs, guerriers, etc.), et à tirer de leur pratique une certaine autorité sur leur congénères. « Le corollaire de cette thèse, avancent nos deux auteurs, c’est qu’il n’existe pas d’autorité séculière : le pouvoir humain est pouvoir spirituel – de quelque façon pratique qu’il s’exerce. » (Je souligne.)

Je ne sais trop comment poursuivre cette recension : en effet, ce que je viens de rapporter, et qui me semble déjà mériter quelque réflexion, est dit dès les premières pages de l’introduction… Celle-ci mériterait à elle seule une note de lecture. Je vais me contenter (d’essayer) de donner un aperçu des premier et dernier chapitres du livre, respectivement : de Sahlins, cité plus haut, et de Graeber : « Notes sur la politique de la royauté divine ».

Le chapitre 1 est selon son auteur un commentaire approfondi du livre Rois et courtisans de Hocart[5] – avec un certain humour, Sahlins déclare d’ailleurs dès le début de son texte « Je suis un cartésien – un hocartésien. » Hocart était un anthropologue franco-britannique qui travailla durant la première moitié du XXe siècle, principalement en Mélanésie (dans les îles Salomon et Fidji) puis à Ceylan, et auquel on doit la thèse déjà exposée en introduction selon laquelle les rois sont l’imitation humaine des dieux, et non l’inverse. « Quoi qu’en dise Hobbes, commente Sahlins, l’état de nature a déjà quelque chose d’un état politique. Il s’ensuit que, pris comme totalité sociale et comme réalité culturelle, quelque chose comme l’État est la condition générale de l’humanité. On l’appelle habituellement “religion”. » Sahlins donne ensuite des exemples de cet « état de nature »… politique. Il en est ainsi chez les Chewong de Malaisie, qui sont quelques centaines, liés par un système de parenté et vivant en grande partie de la chasse : « Bien que la société chewong soit décrite comme étant une société “égalitaire”, elle est en pratique régie de façon coercitive par une myriade d’autorités cosmiques, lesquelles ont un caractère humain et des pouvoirs métahumains. » Sahlins s’appuie ici sur une étude de Signe Howell[6], qui décrit les Chewong comme ne connaissant « aucune hiérarchie sociale ou politique » ni « aucun leader d’aucune sorte », d’un côté, et de l’autre, comme « une communauté humaine cernée et dominée par de puissantes métapersonnes qui ont le pouvoir d’imposer des règles et de rendre justice, ce qui rendrait envieux n’importe quel roi ». « “Je ne puis penser à aucun acte qui soit neutre vis-à-vis des règles [qu’elle qualifie de “cosmiques”] au vu de leur portée et de leurs origines”, écrit Howell ; prises toutes ensemble “elles ne se réfèrent pas seulement à un domaine de l’existence ou à des activités sociales spécifiques, mais à la vie quotidienne en tant que telle”. Bien qu’ils suivent les règles, les Chewong ne prennent pas part à leur exécution, qui est la fonction exclusive “de n’importe quel esprit ou personnage non humain mis en branle (activé) par le non-respect d’une règle particulière”. » Et Sahlins d’ajouter : « Quelque chose qui ressemble à une règle légale soutenue par un monopole de la force. Et ce parmi des chasseurs. »

Il continue en donnant toute une série d’autres exemples similaires de domination absolue des « métapersonnes » (ce qui n’empêche pas néanmoins des rébellions, parfois couronnées de succès, de la part des peuples dominés[7]) : chez les Inuits centraux, les Néo-Guinéens des Hautes-Terres, les Aborigènes d’Australie, les indigènes d’Amazonie et d’autres peuples « égalitaires », « tous pareillement dominés, dit-il, par des métapersonnes-autres qui les dépassent en nombre ». C’est pourquoi il avance la proposition suivante : « socialement et, disons, catégoriquement, le divin est une forme sophistiquée d’animisme ». Sophistiquée par ce que dépassant, et de loin, de simples relations intersubjectives entre, par exemple, humains et animaux. Car il faut y ajouter les métapersonnes, en l’occurrence, les maîtres-des espèces. Ce qui fait que la relation devient triangulaire et non plus seulement bilatérale. Les maîtres-des-espèces sont pris eux-mêmes dans un réseau complexe et hiérarchisé de rapports sociaux avec d’autres métapersonnes, y compris des dieux tout-puissants… Tandis que la faute d’un ou de quelques chasseurs qui n’auront pas respecté telle ou telle règle menacera de représailles potentiellement terribles toute leur communauté, et ce de manière indiscriminée. Telle est la politique cosmique, par rapport à laquelle, fait remarquer Sahlins un peu plus loin, une royauté humaine représenterait plutôt une « amélioration » – du moins un « assouplissement » des rapports de domination. Il remarque aussi, en passant, que les Néo-Guinéens et les Aborigènes australiens « ont rapidement adapté le terme européen de “loi” à leurs propres pratiques, à leur propre ordre social » – tant les « règles cosmiques » s’apparentent aux législations édictées par ces métapersonnes que sont les États et leurs institutions judiciaires.

Découlent de ces observations un certain nombre de conséquences détaillées par Sahlins jusqu’à la fin de ce premier chapitre. Ainsi, entre autres, que contrairement à ce que nous avait enseigné la vulgate marxiste, ce ne sont pas les « infrastructures » (matérielles) qui déterminent les « superstructures » (idéologiques, lesquelles, oui, je sais, détermineraient en retour les infrastructures, etc.). Ce n’est pas vraiment l’inverse non plus… En fait, nous dit Sahlins, on ne peut même pas dire que les métapersonnes, les « esprits » de toute sorte « contrôlent » ou « possèdent » les moyens de production (le gibier, les plantes, etc.) : ils sont les moyens de production… D’ailleurs, on ne devrait même pas parler de « production » – une notion introduite par les récits monothéistes de la Genèse, impliquant un sujet tout-puissant donnant forme à une matière inerte (objet). On pourrait parler d’« économie cosmopolitique » : « Edmund Leach a notamment fait remarquer à propos [des] sacrifices que malgré l’apparence de don et de réciprocité, les dieux n’ont pas besoin de cadeaux de la part des humains. Ils pourraient facilement tuer les animaux eux-mêmes. Ce que les dieux exigent, ce sont des “signes de soumission”. Ce que les dieux et les ancêtres possèdent, et que les peuples comme les Tifalmin [en Nouvelle-Guinée] recherchent, c’est la force vitale qui fait pousser les jardins, les animaux et les humains. Les pouvoirs métahumains exigent donc des actes propitiatoires, ils doivent être sollicités, rémunérés ou alors respectés et apaisés – parfois même trompés – c’est là une condition de la pratique économique humaine. Ou, comme Hocart l’a dit en se basant sur sa propre expérience ethnographique : “Il n’y a pas de religion dans les îles Fidji, seulement un système qui, en Europe, a été divisé en religion et en commerce.” Il savait qu’en langue fidjienne, le même mot (cakacaka) désigne indifféremment le “travail” – comme dans les jardins – ou le “rituel” – là encore dans les jardins. »

Sahlins conclut son essai en appelant à « quelque chose comme une révolution copernicienne en sciences sociales (et en science de la culture). » Il s’agit de renverser « cette idée selon laquelle la société humaine est le centre d’un univers sur lequel elle projette ses propres formes […] et de faire place à cette réalité ethnographique : les humains dépendent des métapersonnes – ces autres qui régissent l’ordre, le bien-être et l’existence sur terre. » Et de fait, « Tout pouvoir humain est usurpation du pouvoir divin », ce qui signifie que « les revendications de pouvoir divin, qui se manifestent de différentes manières […] ont été la raison d’être du pouvoir politique pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité ». Et, pour finir, que « toute forme de gouvernement, en général, et la royauté, en particulier, se développe comme organisation du rituel. »

C’est précisément sur ce point que s’ouvre l’essai de David Graeber qui forme le septième et dernier chapitre du livre : « Notes sur la politique de la royauté divine ou : Éléments pour une archéologie de la souveraineté ». Il commence par une tentative de définition qui soulève immédiatement, comme on va le voir, quelque difficulté.

« “Souveraineté” est un mot compliqué. De nos jours, on l’utilise le plus souvent au simple sens d’“autonomie nationale” mais, comme le laisse entendre son étymologie, il renvoyait à l’origine au pouvoir des rois. La souveraineté au sens royal a toujours été lourde de paradoxes. D’un côté, elle est absolue. Les rois soutiennent obstinément, dès qu’ils ont la possibilité de le faire, qu’ils se situent en dehors de l’ordre juridique et moral et qu’aucune règle ne s’applique à eux. Le pouvoir souverain est le pouvoir de refuser toutes les limites et de faire ce que l’on veut. D’un autre côté, les rois mènent souvent des vies si encadrées, si limitées par la coutume et l’étiquette, qu’ils ne peuvent pratiquement rien faire. Et ce paradoxe n’a jamais disparu. Il persiste encore dans la façon étrange dont nous nous représentons les États-nations modernes, où la souveraineté a été, en principe, transférée du roi à une entité que nous appelons “le peuple”, lequel est à la fois considéré (en tant que “peuple”) comme source de toute légitimité, capable de se soulever à la faveur d’une révolution et de créer un nouvel ordre constitutionnel et juridique, et comme la somme (les “gens” du peuple) de ceux qui sont soumis et contraints par ces mêmes lois. Mon intention dans cet essai est de remonter aux origines de ce paradoxe. »

Graeber commence par une section intitulée « La souveraineté contenue dans le temps et dans l’espace ». Dans le temps : il s’agit de l’apparition de premières formes de « souveraineté », soit de capacité à donner des ordres éventuellement assortis de sanctions en cas de désobéissance, au cours de rituels. Certaines populations amérindiennes instauraient en effet une sorte de police temporaire, pendant les cérémonies rituelles (qui duraient souvent toute une saison), laquelle était souvent composée de clowns chargés de faire respecter les règles de la cérémonie, sous peine d’amendes, voire de châtiments corporels infligés à qui les enfreignait. Pis, ces clowns pouvaient aller jusqu’à imposer eux-mêmes des règles plus ou moins aberrantes, et les faire respecter grâce à leur pouvoir de police. Il existait des variantes, selon les peuples, plus ou moins effrayantes de ces polices rituelles. Des pouvoirs de police étaient également conférés à des guerriers durant les saisons de grandes chasses au bison, afin de les encadrer, d’éviter les accidents et de trancher les conflits pouvant survenir entre chasseurs ou groupes de chasseurs. Mais aussi bien dans ce cas que dans celui des « clowns rituels », les personnes qui étaient investies de pouvoir durant ces périodes, une fois celles-ci arrivées à leur terme, reprenaient leur place habituelle parmi leurs pairs et n’avaient rien de plus à dire que n’importe qui.

Dans l’espace : Graeber cite la royauté divine – et sacrée – des Natchez, un peuple de la vallée du Mississipi qui avait développé une religion du soleil et dont le souverain se nommait précisément le soleil (ou le frère du). Ce souverain jouissait d’un pouvoir absolu sur ses sujets, y compris de vie et de mort, mais ce pouvoir était grandement limité par le fait qu’il ne s’exerçait qu’en la présence physique du souverain… Celui-ci vivait au sein d’un village séparé du reste de son peuple, avec ses proches, village qui présentait certains aspects utopiques dans la mesure où l’on s’efforçait d’y supprimer toute la trivialité de ce bas-monde – travail et autres activités salissantes… Mais par là, cette royauté divine était aussi une royauté sacrée, c’est-à-dire confinée, séparée, « endiguée » en quelque sorte par son peuple qui consentait à l’entretenir et à la soulager de tout souci matériel, à condition toutefois qu’elle reste à sa place.

De fait, dit Graeber, l’histoire de la royauté est celle d’une guerre incessante entre les peuples et leurs souverains, lesquels cherchent sans cesse à étendre leur pouvoir tandis que leurs sujets cherchent à les limiter (souvent avec succès). Pour résumer très grossièrement, on pourrait dire que les rois divins, ce sont ceux qui ont gagné et les rois sacrés, ceux qui ont perdu cette guerre, si l’exemple des Natchez dont nous venons de parler de nous montrait pas que la réalité, en général s’avérait bien plus complexe, les deux tendances étant toujours présentes et les rapports de forces évoluant avec le temps… Cela dit, il existe bien, selon Graeber, une « guerre constitutive entre le roi et le peuple » (titre d’une section de son essai). « Elle est constitutive, précise-t-il, au sens où c’est à travers ce rapport (antagoniste) que le roi et le peuple peuvent être considérés comme accédant à l’existence. » Après avoir évoqué les cas des Bakongo et des Mexica (qui font l’objet de deux chapitres rédigés par Marshall Sahlins), chez lesquels le rapport des forces entre le peuple et le roi s’est en quelque sorte stabilisé entre un peuple indigène qui reste le « propriétaire de la terre » et un roi-étranger qui s’est imposé le plus souvent par des moyens pacifiques (mariages avec des indigènes), Graeber ajoute cependant : « Je crois néanmoins que le thème de la guerre entre le roi et le peuple s’appuie sur une réalité structurelle plus profonde encore et en est l’expression : la faculté de se tenir en dehors de l’ordre moral afin de participer au type de pouvoir susceptible de créer un tel ordre est toujours par définition un acte de violence et ne peut se maintenir qu’en tant que tel. La transgression par elle-même n’est pas nécessairement un acte violent. En revanche, le type de transgression servant de base à un pouvoir de commandement sur les autres doit nécessairement l’être[8]. » Je ne pense pas qu’il soit besoin de commenter. Il suffit de regarder autour de soi, autour de nous.

L’essai se poursuit par deux sections, l’une consacrée aux rois qui « perdent » la guerre contre le peuple – sous-titrée « La tyrannie de l’abstraction » –, l’autre à ceux qui la gagnent – sous-titrée « La guerre contre les morts ». Je dois ici résumer encore une fois de façon grossière cet essai particulièrement brillant, qui rassemble et reprend plusieurs des idées exprimées au fil des autres essais contenus dans l’ouvrage. Disons, grosso modo, que la sacralisation du roi consiste à l’enfermer dans une telle forteresse de tabous qu’il en devient un être quasi théorique, inaccessible au commun des mortels, mais lui-même également coupé du monde. Prenant comme exemple de ce phénomène le peuple – et son roi ! – jukun du Nigeria, Graeber écrit ainsi : « Bien que le roi jukun ne fût jamais considéré directement comme un dieu, mais comme le simple “fils d’un dieu” […], une certaine idée de statut divin semble correspondre à la teneur générale des tabous qui l’entouraient. Ceux-ci empêchaient tout contact régulier entre le roi et son peuple. Le roi quittait rarement l’enceinte de son palais et ne le faisait qu’en suivant un protocole précis : personne ne pouvait le regarder directement ni toucher ce qu’il avait touché ; la plupart de ses sujets ne pouvaient de toute façon pas se trouver en sa présence, et ils ne pouvaient espérer communiquer avec lui qu’à travers des intermédiaires officiels. Ce n’était pas seulement le contact entre le roi et le peuple, mais le contact intime entre le roi et le monde alentour, quel qu’il soit, qui devait être réduit à néant, interdit ou nié : [Graeber cite ici un autre anthropologue] “ Les chefs et les rois jukuns […] ne sont pas censés souffrir les limitations des êtres humains ordinaires. Ils ne ‘mangent’ pas, ne ‘dorment’ pas et ne ‘meurent’ jamais. Employer ce type d’expression à propos d’un roi n’est pas seulement mal élevé, mais purement et simplement sacrilège. Lorsque le roi mange, il le fait en privé, la nourriture lui est remise selon le même rituel utilisé par les prêtres lorsqu’ils offrent un sacrifice aux dieux […] Le roi jukun ne doit pas poser sa nourriture sur le sol ni s’asseoir sur le sol sans une natte […] Il est tabou pour le roi de ramasser quoi que ce soit sur le sol. Lorsqu’un roi jukun tombait de son cheval, il était jadis aussitôt mis à mort. En tant que dieu, on ne peut jamais dire de lui qu’il est malade, et s’il est atteint d’une maladie grave, il est discrètement étranglé.” » Et Graeber d’ajouter : « Toutes les activités au cours desquelles le corps royal se trouvait en contact avec le monde physique – l’alimentation, l’excrétion, le sexe – étaient non seulement pratiquées en secret, mais elles devaient être traitées comme si elles n’avaient pas eu lieu (les excréments, les cheveux, les rognures d’ongles, la salive et même les empreintes de sandales devaient être cachés). » Il donne ensuite d’autres exemples de ces rois sacrés qui sont toujours en même temps, comme dirait l’autre, des rois divins. Mais l’essentiel dans leur cas, et qui est résumé par James Frazer dans la célèbre formule : « Ne jamais toucher terre, ne jamais voir le ciel », est que, même s’ils sont réputés surpuissants et extrêmement dangereux pour les simples mortels qu’un seul de leurs gestes ou de leurs regards suffiraient à tuer, ils sont de facto réduits à l’impuissance par leur côté « sacré » – séparé, autrement dit – poussé à l’extrême, comme on vient de le voir. « […] la dialectique du divin et du sacré ne disparaît jamais vraiment, ajoute Graeber. Même depuis l’essor des formes républicaines de gouvernement à la fin du XVIIIe siècle, et le déplacement de la souveraineté elle-même – c’est-à-dire de la divinité –, passée intégralement des monarques vivants à une abstraction encore plus grande appelée “le peuple”, en termes pratiques, leur défaite a toujours pris la même forme. »

« Quand les rois gagnent » leur guerre contre les vivants (leur peuple), il leur reste à lutter… contre les morts. En effet, dit Graeber, lorsqu’ils parviennent à « étendre leur pouvoir souverain sur le royaume dans son entier, ils ont tendance à utiliser l’idée de leur statut divin […] comme inspiration dans leur tentative de transcender effectivement la mortalité. Ils se considèrent comme des légendes, transforment le paysage, créent des dynasties. Néanmoins, s’ils y arrivent, tout cela causera nécessairement des ennuis à leurs successeurs, particulièrement si ceux-ci désirent les imiter. Les générations entreront en rivalité les unes avec les autres. Les rois en vie se retrouveront encerclés et asphyxiés par les morts. » Cela peut donner des résultats paradoxaux, comme par exemple l’expansion foudroyante de l’Empire inca : en fait, lorsqu’un Inca mourait, sa momie continuait à régner sur sa cour et ses serviteurs, il continuait à émettre des avis politiques et à convier des hôtes de marques à des banquets, le tout par l’intermédiaire de médiums – et surtout, il conservait son palais et ses domaines royaux. Le successeur devait alors se constituer lui-même un nouveau domaine, conquérir de nouveaux territoires, construire un nouveau palais à Cuzco, etc. C’est pourquoi l’Empire Inca, l’une des rares entités en Amérique considérée comme un État avant l’arrivée de Colomb, s’étendit si rapidement – ses souverains successifs annexèrent et soumirent à une administration uniforme, en un peu plus d’un siècle seulement, des territoires couvrant plus de trois mille deux cents kilomètres, de l’Équateur au Chili actuels. « […] l’accumulation des palais, ajoute Graeber, transforma Cuzco, la capitale inca, en une sorte de ville très insolite, avec un nombre sans cesse croissant de palais royaux dotés de tout le personnel nécessaire, chacun représentant le centre d’attention rituel d’un panaca [la famille/le clan/la cour de l’Inca] en plein essor constitué de tous les descendants des enfants n’ayant pas succédé à l’ancien roi. »

Ce problème du « passage à l’éternité », combiné avec la rivalité entre rois vivants et défunts explique aussi probablement, selon Graeber, l’aberration des pyramides d’Égypte – chaque pharaon ayant voulu avoir une sépulture plus grande que celles des autres. Mais, toujours selon Graeber, « Les momies égyptiennes et péruviennes ne sont que des exemples extrêmes d’une tendance plus générale ». En fait, « Les rois ont invariablement des ancêtres de type humain, et ces ancêtres ont tendance à devenir un problème. » Il liste ensuite les diverses stratégies mises en œuvre par les monarques pour y faire face : « 1. Tuer ou exiler les morts, c’est-à-dire effacer ou marginaliser leur souvenir ; 2. devenir les morts, c’est-à-dire créer un système de succession positionnelle ; 3. surpasser ses propres ancêtres de manière spectaculaire, les moyens employés les plus importants semblant avoir été : a) l’érection de monuments ; b) la conquête de nouveaux territoires ; c) les sacrifices humains de masse ; 4. renverser le sens de l’histoire et inventer un mythe du progrès. » Il détaille ensuite ces stratégies, ce que je ne peux évidemment pas faire ici.

Nous en arrivons donc à la conclusion. Graeber tient tout d’abord à dire que son texte « est un essai sur l’archéologie de la souveraineté » et « pas du tout un essai sur les origines de l’État ». Du point de vue des questions étudiées, « qu’un royaume soit ou non un État ne fait pas vraiment de différence ». « Il me semble, poursuit-il, que “l’État” est lui-même devenu une sorte de concept éculé. Depuis le milieu du XXe siècle, les débats sur “les origines de l’État”, par exemple, n’ont pas cessé – pire, lorsque les thèmes que j’aborde ici sont traités, il semble qu’il s’agisse de la seule question qui mérite d’être posée. De telles discussions présupposent presque systématiquement que “l’État” est une seule et même chose, et qu’en parlant des origines de l’État, on parle aussi nécessairement des origines de l’urbanisation, de la littérature écrite, du droit, de l’exploitation, de la bureaucratie, de la science et de toutes ces choses dont l’importance perdure encore aujourd’hui et qui ont émergé entre l’apparition de l’agriculture et la Renaissance, à l’exception, peut-être, des religions mondiales. De notre point de vue, il est devenu de plus en plus évident que cette perspective est simplement erronée. “L’État” devrait plutôt être considéré comme un amalgame entre des éléments hétérogènes aux origines souvent intégralement séparées qui se sont trouvés réunis en certains lieux et à certaines époques, mais qui semblent désormais être en train de s’éloigner les uns des autres. Interroger les origines de la souveraineté est tout à fait autre chose qu’interroger les origines de l’État. Mais cela revêt sans doute une importance encore plus grande à long terme. » Graeber explique cette dernière position par ce qu’il entend par « souveraineté » : « La souveraineté, au sens du pouvoir de se tenir en dehors d’un ordre moral ou juridique et, par conséquent, du pouvoir de créer de nouvelles règles, d’incarner le chaos (au moins potentiellement) afin d’imposer l’ordre, et le pouvoir de commandement, c’est-à-dire la capacité de donner des “ordres” au sens militaires, s’inspirent et participent invariablement l’une de l’autre. C’est à cela que je fais référence lorsque je parle du “principe de souveraineté”. »

Je terminerai cette (trop) longue note par une dernière citation de cet essai de Graeber, lequel, comme les autres essais qui forment ce livre passionnant, donne sans cesse à réfléchir sur notre situation actuelle… Il me semble que l’introduction, puis les chapitres 1 et 7 dont j’ai tenté de donner un bien faible aperçu, peuvent déjà à eux seuls former une sorte de manuel de science politique pour notre temps. Je me suis volontairement abstenu de commenter les nombreuses citations qui composent cette note, parce que je crois que les lecteurices se passeront bien de moi pour le faire, sans parler du fait qu’il aurait fallu allonger encore beaucoup trop mon texte. Avant de le terminer par cette dernière citation, je ne peux que recommander vivement la lecture de Sur les rois, qui je pense, fera date, et remercier les éditions de la Tempête de l’effort assez énorme qu’elles ont dû consentir afin de publier ce gros livre (la traduction, ce n’est pas gratuit[9] !), lequel, pour ne rien gâter, grâce à une belle maquette et une tout aussi belle qualité d’impression, reste très lisible malgré son volume imposant.

« Les États-nations modernes sont fondés, on le sait, sur le principe de la “souveraineté populaire”, ce qui signifie que depuis l’ère des révolutions de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, le pouvoir autrefois détenu par les rois est désormais détenu en dernier ressort par une entité appelée “le peuple”. À première vue, cela ne semble guère sensé, car sur qui d’autre que le peuple peut s’exercer le pouvoir souverain, et que peut signifier l’exercice d’un pouvoir punitif et extralégal sur soi-même ? On serait presque tenté de conclure que la notion de souveraineté populaire en est venue à jouer le même rôle que le mystère de la Trinité au Moyen Âge, à en croire aussi bien les critiques des Lumières que les défenseurs conservateurs de l’Église : le fait même que ce concept n’ait aucun sens en faisait l’expression parfaite de l’autorité, puisqu’une profession de foi signifiait accepter nécessairement qu’il existait quelqu’un de bien plus sage que l’on ne pourrait jamais l’être. La seule différence, dès lors, serait que la sagesse supérieur des archevêques est maintenant passée à celle des professeurs de droit constitutionnel. »

Le 17 avril 2003, franz himmelbauer

[1] Les éditions Les liens qui libèrent ont publié plusieurs traductions de ses livres, dont, parmi les plus connus, Dette : 5000 ans d’histoire (2013) et Bullshits jobs (2018), mais aussi, plus récemment, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (avec David Wengrow, 2021) et La Fausse Monnaie de nos rêves. Vers une théorie anthropologique de la valeur, 2022. Signalons aussi Les Pirates des Lumières ou La Véritable Histoire de Libertalia, paru chez Libertalia en 2019.

[2] Respectivement Gallimard 1976 et L’Éclat 2009. On trouvera le reste de sa biblio sur Wikipédia.

[3] On trouvera le sommaire détaillé sur le site des éditions La Tempête.

[4] C’est à peu près la thèse développée dans Signes annonciateurs d’orage. Nouvelles preuves de l’existence des dieux, d’Olivier Chiran et Pierre Muzin, aux excellentes éditions Pontcerq (2014 – mais ça n’a pas pris une ride).

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Maurice_Hocart

[6] Anthropologue. – A été professeur d’anthropologie sociale, université d’Edimbourgh, GB (1983-1987). – Professeur au Département d’anthropologie sociale à l’université d’Oslo, Norvège (en 2000, depuis 1989). Écrit aussi en norvégien (Source DataBNF)

[7] Ainsi, les Inuit centraux affrontaient – par l’intermédiaire de leurs chamans, la très puissante déesse Sedna, maîtresse de tous les animaux marins : « S’il arrivait parfois que de grands chamans empêchassent les dieux de faire du mal aux hommes, c’était par l’entremise du travail compensatoire du travail compensatoire de métapersonnes à leur service : des esprits familiers qu’ils possédaient ou par qui ils étaient possédés. Ainsi renforcés, les chamans étaient en mesure de se battre contre Sedna, y compris de la tuer, afin qu’elle libérât le gibier (à son réveil) en temps de famine. Il arrivait plus souvent encore que le séjour périlleux effectué par les chamans au royaume sous-marin de Sedna culminât en une sorte de manipulation : afin d’apaiser sa colère, on peignait ses cheveux emmêlés, en sorte de la débarrasser des péchés des hommes. D’autres fois, Sedna était chassée comme un phoque : on perçait un trou dans la glace, on la remontait à la surface à l’aide d’un filet et tandis qu’elle se trouvait entre les mains du chaman on la forçait à libérer les animaux ; il arrivait encore qu’on l’invite en chansons à monter à la surface et qu’on la harponne aux mêmes fins. »

[8] On renverra ici au texte de Walter Benjamin : « Critique de la violence », dans lequel il parle de la violence comme « fondatrice du droit » d’une part (par exemple, la Révolution française) et de la violence comme conservatrice du droit (les différentes Républiques qui se sont succédées après cette révolution se sont toutes maintenues par la violence, à plus ou moins haute intensité, on le voit encore aujourd’hui). On trouve ce texte dans Walter Benjamin, Critique de la violence et autres essais, Petite Bibliothèque Payot, 2012.

[9] Il faut d’ailleurs rendre ici hommage aux traducteurs : Antoine Savona pour Graeber et Marcus Heide pour Sahlins.

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