Hélène Artaud, Immersion. Rencontre des mondes atlantique et pacifique

Hélène Artaud, Immersion. Rencontre des mondes atlantique et pacifique, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2023

Cette étude s’inscrit dans un nouveau paradigme des réflexions sur la mer, apparu à partir des années 1980, qui « se fonde sur l’inversion radicale des qualités associées par le grand historien [Fernand Braudel] à la Méditerranée [dans son] œuvre fondatrice La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. À la perspective continentale portée sur une mer que relieraient les voies terrestres et les villes portuaires, se substitue l’idée d’une connectivité maritime : une sociabilité et une unité spatiales rendues possibles par la mer. […] Cette focale océanique renouvelle de fond en comble la lecture de sociétés humaines désormais considérées comme jointes plutôt que séparées par la mer » (Hélène Artaud, Immersion, p. 185).

Le chant VIII de l’Odyssée[1] raconte comment Alcinoos, seigneur des Phéaciens chez lesquels Ulysse a échoué après son dernier naufrage, infligé par l’ire de Poséidon, ordonne de « tirer dans l’eau divine un vaisseau noir n’ayant jamais tenu la mer » et de trier « dans le peuple cinquante-deux rameurs, de ceux qui ont fait leur preuves », afin de raccompagner le héros à Ithaque.

« Là-dessus [Alcinoos] prit les devants, les porte-sceptre/ le suivirent. […]/ Des jeunes gens choisis au nombre de cinquante-deux/ s’en furent, selon l’ordre, aux grèves de la mer stérile. »

Victor Bérard, ici, avait traduit[2] « la mer inféconde ». Eugène Lassère, qui publia quant à lui une traduction de L’Iliade en 1960[3], reprend la formule « mer stérile » au premier chant, alors qu’Ulysse (déjà) embarque « Chryséis aux belles joues » afin de la ramener à son père Chrysès, prêtre d’Apollon affligé du rapt de sa fille par les Achéens et qui a pour cela déclenché la colère du dieu contre eux. Lassère suivait-il la leçon de Jaccottet ? Je l’ignore. En tout cas, l’un des plus récents traducteurs de L’Iliade, Philippe Brunet, reprend à son tour la « mer inféconde »… On trouve bien d’autres qualificatifs pour la mer dans les nombreuses traductions d’Homère – « infinie », « vineuse », « grise », sans parler des métaphores comme « les plaines humides » ou « les routes humides ». Il me semble bien avoir repéré aussi « la mer sans moissons », qui nous ramène à la thématique de l’infécondité, infertilité, stérilité. On trouve pourtant aussi assez souvent la « mer poissonneuse », signifiant à peu près l’inverse : les chants méditerranéens par excellence illustraient déjà ce qu’Hélène Artaud nomme la « perspective atlantique », soit la vision occidentale de la mer. Elle caractérise cette perspective par trois traits essentiels : le continentalisme, le matérialisme et la peur.

Continentalisme : en Occident, la mer est le territoire du vide. Les « routes humides » servent tout juste à relier entre eux divers points des rivages terrestres. Si par hasard il se trouve des îles sur ces routes, elles sont « perdues au milieu des eaux », c’est-à-dire nulle part, telle la Pologne de Jarry. Ce n’est pas pour rien que les îles sont le territoire par excellence de l’utopie (voir Platon, Thomas More, Shakespeare, etc.). Le continentalisme, dit Hélène Artaud, « enjoint de penser la mer à l’aune du continent, en puisant au vivier de références agraires ou pastorales qui lui sont associées » (p. 87). C’est pourquoi la première anthropologie maritime a voulu voir avant tout chez les gens de mer des pêcheurs, assimilés soit à des paysans, soit à des chasseurs – il n’existait pas à vrai dire d’anthropologie de la mer.

Matérialisme : longtemps, la mer n’a eu d’existence en Occident qu’en tant qu’obstacle à franchir ou territoire de pêche – d’extraction de ressources, désormais complétées par l’exploitation touristique. Comment s’orienter dans sur les « plaines humides » où l’on ne trouve aucun des repères familiers aux voyageurs en terre ferme ? En « armant » des navires toujours plus sophistiqués et en développant toute une cartographie et une instrumentation permettant de tracer des lignes à peu près droites entre points de départ et d’arrivée. La perspective atlantique ne conçoit pas une navigation sans ces médiations technologiques, produisant chez les « travailleurs de la mer » (Hugo[4]) et plus largement chez les Occidentaux, dans leurs rapports de lutte et de recherche de domination sur l’océan, ce qu’Hélène Artaud nomme une « technoesthésie », soit une appréhension systématique de la mer à travers la technique (le bateau, les moyens de mesure, les cartes…). Parlant récemment ici du livre de Nyklas Fryman sur les mutineries à bord des vaisseaux de guerre anglais, hollandais et français à l’époque de la Révolution française[5], je citais un passage de Pirates des lumières, de David Graeber[6], qui soutient que « la discipline moderne de l’usine est née dans les plantations et sur les navires. Plus tard, les premiers industriels adoptèrent ces méthodes consistant à transformer les êtres humains en machines, dans les fabriques de Birmingham et Manchester ».

Peur : les colères de Poséidon sont terrifiantes, certes, mais tout aussi angoissant est le vide de la « mer infinie ». Et l’ontologie « naturaliste » dont parle Philippe Descola, qui place l’homme au-dessus, ou en retrait, séparé en tout cas de la « nature », ne l’aide guère à se rassurer, perdu qu’il se trouve au milieu de nulle part…

Voilà qui n’a pas empêché cependant les Européens de partir à la conquête des autres continents et de se livrer à la traite et à l’esclavage des Noirs, ce qui n’a pas peu contribué à l’apparition de cette fameuse « perspective atlantique ». On connaît l’histoire du plantationocène, expérimenté d’abord… dans des îles, celles du Cap-Vert en particulier. Cadre rêvé des utopies littéraires et philosophiques, comme on l’a vu, les îles sont aussi le lieu rêvé de la plus parfaite exploitation capitaliste : camps de concentration à ciel ouvert où l’on déporte une main-d’œuvre désormais « brute » – privée d’ascendance, de nom et de tout lien social hors celui de l’exploitation – afin d’y travailler dans les monocultures du sucre et des autres produits exotiques. La perspective atlantique est aussi assez bien décrite dans le grand roman de Melville, Moby Dick, qui montre assez ce que signifie l’exploitation des océans en poussant sa description jusqu’à la caricature[7]. Cela dit, cette caricature apparaît encore relativement modérée si l’on songe à ce que la vision occidentale du monde a pu autoriser comme ignominies terroristes à l’encontre des mondes autres, dont le Pacifique : ainsi des essais nucléaires français (entre autres) déplacés du désert au sud de l’Algérie aux atolls polynésiens. Ce qui montre assez que le regard atlantique considère la mer comme un désert, et le désert comme terra nullius.

Pourtant, les navigateurs/explorateurs blancs ont fini par découvrir une autre perspective sur l’océan – tout autre, à vrai dire : la perspective pacifique. Cela a commencé par une énigme : comment était-il possible que ces « sauvages », ces hommes naviguant sur de frêles coquilles de noix, se soient installés sur des îles distantes de milliers de kilomètres entre elles (de la Micronésie à la Polynésie en passant par la Mélanésie[8]) alors que manifestement, ils étaient tous plus ou moins apparentés entre eux[9] ? C’était incompréhensible vu depuis la perspective atlantique. Hélène Artaud montre comment petit à petit, les Occidentaux ont découvert ces modes de vie entièrement étrangers au leur, supposant ce qu’elle nomme une « ontologie humide ». Elle décrit quelques-uns des « savoirs maritimes » de ces populations, comme l’observation des poissons et de oiseux, des nuages et de la houle, tous savoirs rendus possibles par une existence dans la mer et non pas sur la mer. À l’inverse des Occidentaux, les Océaniens ont développé une « écoesthésie »[10]. Ils connaissent la mer car ils en font partie, loin de toute idée de maîtrise – Hélène Artaud utilise le terme, mais, me semble-t-il, plutôt au sens de la maîtrise acquise par l’apprentissage, et non pas de la domination. Maîtrise d’une pratique de la mer, donc, et non pas maîtrise de la mer. Elle ne s’attarde pas trop sur les différentes compétences des Océaniens[11], parce que ce qui l’intéresse ici, c’est la rencontre entre les mondes atlantique et pacifique. Elle nous fait voir que celle-ci n’est pas dénuée d’effets paradoxaux : ainsi, c’est en partie grâce à la prise de conscience de quelques Occidentaux, qui ont réfléchi aux différences entre les deux mondes, qu’un certain nombre de savoirs et de coutumes ont pu être réhabilitées puis revendiquées en termes identitaires par les peuples du Pacifique. De fait, dit-elle, « la rencontre constitue le cadre à l’intérieur duquel est apparue une autre façon de se relier à la mer : celle de la perspective pacifique » (p. 164). Ici, on pourrait se demander : à qui est apparue cette perspective ? Et est-ce que cette « apparition » a apporté quelque chose aux Océaniens ? Hélène Artaud, semble-t-il, pense que oui. Suivant l’écrivain et anthropologue fidjien Epeli Hau’Ofa, l’un des acteurs du renouveau océanien, elle dit qu’il « synthétise le renversement qui s’opère [au cours de la rencontre], en évoquant le passage de la vision continentalo-centrée du colonisateur vers l’ontologie océanique ; le basculement de la vision occidentale des îles comme des terres isolées au milieu de l’océan à celle des insulaires privilégiant la lecture d’une mer d’îles. En faisant de cette inversion symétrique un élément structurant de leur identité, les peuples océaniens et, plus généralement, les peuples ayant vécu ou étant nés dans la colonisation en ont fait l’impulsion d’une renaissance. Ce qui fait toutefois de cette identité relative une identité singulière, et de cette identification réactive une identité singulière, est l’aptitude des peuples océaniens, et plus largement insulaires, à faire exister dans le cadre de catégories allogènes leurs différences et à leur donner une visibilité inédite » (p. 166)[12].

Après les deux premières parties de son livre consacrées, on l’aura compris, aux perspectives atlantique puis pacifique, Hélène Artaud se demande si le « tournant océanique » provoqué par la rencontre entre les deux mondes en est vraiment un, autrement dit, s’il s’agit d’une véritable rupture ou d’une continuité. Et elle ne se montre pas très optimiste… On ne voit pas très bien d’ailleurs comment on pourrait l’être. Elle montre bien que l’Occident n’a pas appris grand-chose de ce qu’il a pu découvrir dans le Pacifique. C’est vrai, des espèces animales sont désormais protégées, telles les baleines, par exemple. Mais cela se fait toujours au nom d’une vision occidentalo-centrée qui reconduit sous de nouveaux atours l’ancienne posture impérialiste. On protège des « ressources halieutiques », des stocks de poisson, voire la « biodiversité ». Mais on sait bien que pendant les conférences sur le climat ou la préservation des océans, le business continue. Si la perspective atlantique avait véritablement changé, ça se saurait… Mais comme ce n’est pas le cas et que les Européens et les Américains du Nord, pour résumer, continuent à ne pas comprendre qu’ils font eux aussi partie du monde et qu’il n’existe pas quelque chose comme une « nature » à protéger, hé bien, la dévastation se poursuit. Lire Hélène Artaud ne réglera pas la question. Mais cela pourra peut-être y contribuer tant soi peu. Et ce n’est pas rien.

Le 5 mars 2023, franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] Dans la traduction de Philippe Jaccottet pour le Club français du livre en 1955. La réédition que je consulte, également du Club français du livre, est datée de 1959. Il en existe deux éditions (l’une illustrée) beaucoup plus récentes à La Découverte (2016 et 2017).

[2] En 1924. Réédition in Hélène Monsacré (dir.), Tout Homère, Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019. Même version (« mer inféconde ») dans la traduction de Louis Bardollet (Bouquins/ Robert Laffont, 1995).

[3] Aux Éditions Garnier Frères.

[4] Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Le Livre de Poche, 2011 [1866]. Personnellement, c’est, avec L’Homme qui rit, où figurent également de grandes scènes maritimes, un des mes romans préférés de l’auteur des Misérables. Hélène Artaud y fait référence à plusieurs reprises pour montrer comment le rapport entre l’homme et l’océan est celui d’une lutte pour la domination, dans laquelle l’homme est équipé de machines puissantes (en l’occurrence, les bateaux à vapeur).

[5] Niklas Frykman. Mutineries. À bord des vaisseaux insurgés, 1789-1802. Traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, Éditions Libertalia, 2022.

[6] David Graeber, Les Pirates des Lumières ou la Véritable Histoire de Libertalia, traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, éd. Libertalia 2019.

[7] Je me permets ici de renvoyer à ma recension de C.L.R. James, Marins, renégats & autres parias. L’histoire d’Herman Melville et le monde dans lequel nous vivons. Traduction de l’anglais par Pascal Neveu. Postface de Matthieu Renault. Ypsilon éditeur Paris, 2016 [1953].

[8] Fernandes de Quiros, qui navigua jusqu’au îles Marquises en 1595, décrit le « Polynesian Triangle » comme équivalent à « un triangle allant de Londres jusqu’au nord de l’Europe (Sibérie), en passant par la Chine (Tibet et Inde du Sud) » (p. 97).

[9] Hélène Artaud m’apprend que le capitaine Cook, « qui traversa la région entre 1768 et 1779, avait […] démontré que les habitants des îles de Micronésie, Polynésie et Mélanésie parlaient, avec des varaitions mineures, une même langue ». Ce qui démontrait selon lui que tous appartenaient à une « même nation » (p. 96).

[10] C’était aussi le cas des nomades du désert, comme le font remarquer les auteurs de Micropolitiques des groupes : « Il se peut aussi que [la] difficulté à aborder la question de la micropolitique soit liée aux savoirs particuliers qu’elle convoque : savoirs relatifs aux mouvements, aux signes, aux singularités, aux affections et aux forces. Un mot dans l’arabe ancien désigne cette idée, Eilm. Eilm est le savoir particulier des signes, des forces du vent, des reliefs mouvants du territoire, qui permet aux nomades de se déplacer dans le désert sans se perdre. »

[11] Ici, je dois nuancer mon propos, en précisant que la « perspective pacifique » fait tout de même l’objet de toute la deuxième partie du livre (après la perspective atlantique) et avant la troisième consacrée aux conséquences de leur rencontre. Mais je lui sais gré de ne pas s’être trop étendue sur les aspects fascinants, certes, de la vie des Océaniens, mais qui auraient pu tirer son étude vers l’exotisme complaisant dont se contentent généralement les magazines ou les reportages télé (Gauguin, vahinés, etc.).

[12] Il me semble que cette problématique – faire exister sa différence dans le cadre de catégories allogènes – était aussi celles des femmes qui écrivirent Ne crois pas avoir de droits (Librairie des femmes de Milan, 1987, traduction française aux Éditions la Tempête, 2017) : quelle généalogie féminine s’inventer dans un monde – et son histoire – entièrement dominé par les hommes ?

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Trois livres sur une langue

Une fois n’est pas coutume, je parlerai ici de trois livres. Les trois traitent de l’arabe, chacun de son propre point de vue. Le plus récent, qui vient de paraître chez Libertalia dans une collection dirigée par l’excellent site d’information Orient XXI, se veut Plaidoyer pour la langue arabe. Son auteure, Nada Yafi, « a été tour à tour interprète, diplomate française dans des pays arabes, directrice du centre linguistique à l’IMA [Institut du monde arabe, à Paris], traductrice [et] éditrice de la page arabe d’Orient XXI ». L’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France, de Nabil Wakim, né au Liban en 1981 et journaliste au Monde, est paru au Seuil en 2020. Il s’agit plutôt d’une enquête sur la place de l’arabe en France et les difficultés rencontrées par l’auteur et un certain nombre d’autres personnes « immigrées » à retrouver l’usage de leur langue maternelle, bien souvent effacée par le français qui a pris sa place dans leur vie quotidienne. Enfin, le livre de Kaoutar Harchi, paru en 2016 chez Pauvert, est un essai de sociologie de la littérature. Il s’intéresse au parcours de cinq auteur·e·s algérien·ne·s qui ont écrit en français et aussi en arabe : Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve est son titre[1].

« Aucune langue n’est étrangère, à condition de pratiquer d’abord sa propre langue, écrivait Kateb Yacine en 1975[2]. Je m’exprime aujourd’hui en arabe dialectal, dans la langue du peuple algérien. J’apprends aussi à balbutier en langue dite berbère, la langue des ancêtres. C’est un double saut périlleux. Il faut le faire ou se résigner à l’aliénation. » Kateb est le premier des auteur·e·s étudié·e·s par Kaoutar Harchi. La citation rapportée ici aborde au moins deux des problématiques abordées par les trois ouvrages : tout d’abord, et de façon implicite, le poète déclare « sienne » la langue française – dont il disait par ailleurs qu’elle était pour lui un « butin de guerre », la guerre contre le joug colonial s’entend. S’il a commencé dans la « carrière » (entre guillemets, car peu furent moins carriéristes que lui) des lettres en écrivant en français, c’est probablement parce qu’il n’y avait guère, alors, moyen de faire autrement. Mais comme on sait si on l’a un peu fréquenté, il écrivit ensuite beaucoup en arabe, lorsqu’il monta (après l’indépendance, bien sûr : en 1971) une troupe de théâtre itinérante (l’Action culturelle des travailleurs – ACT) afin de parcourir l’Algérie à la rencontre de ses compatriotes. Première problématique, donc, et qui concerne avant tout les cinq écrivain·e·s « à l’épreuve » de Je n’ai qu’une langue… : le rapport entre la langue du colonisateur – qui fut aussi longtemps (132 ans !) la seule langue officiellement enseignée dans les départements français d’Algérie, l’arabe étant considéré comme une langue « étrangère » – et la (les) langue(s) des colonisé·e·s. Deuxième problématique, justement, les rapports entre l’arabe du Coran, tel qu’il était (et qu’il est encore souvent, semble-t-il, selon les témoignages rapportés par Nabil Wakim et Nada Yafi) enseigné dans les écoles coraniques, et l’arabe dialectal, sans parler de la ou des langues berbères (en tout cas dans les pays du Maghreb).

« Il y a un arabe mort, et un arabe vivant, dit encore Kateb Yacine. L’arabe vivant, c’est l’arabe populaire, car le principal créateur de la langue, n’en déplaise à nos Ulémas[3], c’est le peuple entier, lui seul peut donner à la langue toute sa saveur. C’est ce qui s’est passé, par exemple, quand on est allé du latin au vieux français, qui a fait éclater les formes religieuses, liturgiques, précieuses, etc. Il a fallu, bien sûr, tout le travail de la Pléiade, des Encyclopédistes, qui préparèrent les esprits à la Révolution de 1789. Ce travail reste à faire chez nous… J’aime la langue arabe, c’est ma langue maternelle, c’est pourquoi j’en parle avec tant de passion. Je crois en la révolution de la langue arabe et je suis sûr qu’elle sera faite plus tôt qu’on ne le croit… de nos jours on n’arrête plus le mouvement du monde par une bulle du pape… ou du grand mufti[4]. »

Kateb parlait là de ce que Nada Yafi appelle l’« arabe dialectal ». Personnellement, j’ai toujours eu un peu de mal avec la notion de dialecte, trop souvent (voire systématiquement) considéré comme une sorte de « sous-langue », qui n’aurait pas la dignité des « vraies » langues nationales. Mais ce n’est pas le cas de l’auteure du Plaidoyer pour la langue arabe : « Nous ne reviendrons pas, dit-elle, sur la définition de ce qu’est une langue par rapport à un dialecte, question qui soulève des débats linguistiques, comme le souligne l’aphorisme popularisé par le linguiste spécialisé dans l’étude du yiddish Max Weinrich : “Une langue est un dialecte avec une armée et une flotte.” Partons simplement, poursuit Nada Yafi, d’une constatation sur laquelle s’accordent linguistes et pratiquants de la langue : la langue arabe présente un large spectre linguistique dont les deux pôles semblent à première vue distincts : l’arabe littéral dit fusha[5] et le dialecte, âmmiyyai ou dârija. »

Mais je vais essayer de présenter brièvement chaque livre l’un après l’autre, ce sera plus simple.

Kaoutar Harchi analyse donc les trajectoires de cinq écrivain·e·s algérien·ne·s dans ce que Pascale Casanova avait appelé la « république mondiale des lettres[6]. » Outre Kateb Yacine, il s’agit d’Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal. Je ne citerai ici qu’un seul passage concernant leur rapport à la langue française (le livre parle en détail de leurs positionnements politico-littéraires entre métropole et colonie, puis, après l’indépendance, dans la situation postcoloniale, et il est passionnant en ce qu’il montre, à travers l’« épreuve » subie, quelle est la nature des rapports entre France et Algérie ; mais je ne veux pas en rendre compte trop longuement ici). « La relation de l’écrivain algérien à “la langue de l’autre” est douloureusement ambivalente. La notion de dépendance qui la traverse plus ou moins fortement est liée au fait que l’accession de l’Algérie à l’autonomie politique n’a pas favorisé l’accession à l’autonomie linguistique. En ce sens, l’écrivain algérien, privé de la possibilité d’énoncer les lois spécifiques de sa pratique d’écriture – et d’en forger librement l’outil –, est contraint d’adopter la loi de l’ancienne puissance coloniale qui consacre la langue française comme seule langue de la littérature[7]. »

L’approche de Nabil Wakim est bien différente. Elle est d’abord autobiographique : « Je suis né à Beyrouth, au Liban, en 1981, pendant la guerre[8], puis j’ai déménagé en France à l’âge de quatre ans. Je suis devenu journaliste au Monde, j’écris et je parle un français châtié. Par contre, je suis nul en arabe. Pourtant, j’ai grandi avec. Plus encore : l’arabe est ma langue maternelle. Celle que m’a parlée ma mère à la naissance, celle de mes premiers jeux d’enfant, celle de mes plats préférés. Quelque part entre mes quatre ans et mes quarante ans, j’ai perdu l’arabe en cours de route. Sans vraiment y faire attention, sans vraiment savoir pourquoi. » Dès lors, le livre raconte, souvent avec une bonne dose d’humour et d’autodérision, mais aussi avec une colère que l’on sent monter au fil des chapitres contre la politique linguistique de la France, la quête son auteur en recherche de compréhension : comment peut-on oublier sa langue maternelle ?

Il va d’abord voir d’autres personnes qui ont suivi un parcours similaire au sien : entre autres, deux anciennes ministres, Najat Vallaud-Belkacem et Myriam El-Khomry. Et constate qu’elles non plus ne parlent plus arabe. Il comprend petit à petit que ses parents n’ont pas trouvé important qu’il ne perde pas l’arabe. Pourquoi ? Parce que cela ne lui aurait pas servi dans son parcours scolaire d’abord, professionnel ensuite, selon son père. « Il y avait d’autres priorités. » Il découvre ensuite que « cette dynamique à l’œuvre dans certaines familles immigrées » ressemble à « ce qui s’est passé pour les langues régionales en France. L’historienne Mona Ozouf raconte ainsi qu’elle a été élevée par sa grand-mère, qui parlait un breton parfait mais l’interdisait à la maison : “Pour elle, comme pour les ruraux, le français est la langue de l’ascension sociale, celle avec ‘les enfants auront moins de mal’[9].” Longtemps, pousser ses enfants à apprendre le breton ne semblait pas la meilleure manière de leur donner une chance de réussir dans la vie. Je me souviens avoir vu les panneaux “Interdit de parler breton et de cracher par terre” dans mes manuels d’histoire, qui racontaient avec des décennies de retard comment la France avait écrabouillé les langues régionales pour donner toute la place au français, la langue commune[10]. On ne trouve nulle part de panneau “Interdit de parler arabe”, mais l’avertissement existe dans la tête de beaucoup de parents immigrés qui veulent que leurs enfants réussissent. »

Nabil Wakim poursuit en allant voir des scientifiques spécialistes du fonctionnement cérébral qui lui expliquent pourquoi il ne faut pas s’étonner d’avoir oublié une langue que l’on a cessé de pratiquer quotidiennement. Puis il s’intéresse au contexte politique hexagonal, qui empêche que l’arabe soit vraiment enseigné comme il devrait l’être par l’Éducation nationale : le nombre d’enseignants, de classes et d’élèves est dérisoire par rapport à ceux des autres langues étrangères, et il est inversement proportionnel au nombre d’élèves qui viennent de familles arabophones[11]. Et il raconte comment, pour tout arranger, de fausses informations ont été sciemment fabriquées et diffusées en 2014 par des militants d’extrême droite d’abord, puis par la droite dite « classique » et les réseaux laïcards (qui débordent largement à gauche), prétendant que la ministre de l’Éducation d’alors, Najat Vallaud-Belkacem, s’apprêtait à imposer l’enseignement obligatoire de l’arabe dès l’école primaire…Un bobard repris ensuite pendant des années par tout un tas de soi-disant « responsables » de la droite, tel l’inénarrable Ciotti Éric (en 2018), bobard dont l’efficacité ravageuse repose sur l’équivalence implicite aussi grossière que généralement admise : arabe = langue du Coran = développement de l’islamisme = terrorisme. L’ancienne ministre en a gardé « un souvenir amer », dit Nabil Wakim, et ce d’autant plus qu’elle s’était retrouvée très isolée alors face à la déferlante de messages haineux sur les réseaux sociaux[12]. Sur d’autres sujets polémiques[13], dit-elle, elle avait trouvé des soutiens, y compris venus du camp d’en face, « mais pas sur la langue arabe : non seulement vous avez un matraquage idéologique d’une certaine presse, mais y compris dans votre propre formation politique [le PS], les gens prennent un milliard de précautions avant de manifester le moindre soutien, c’est ça qui est dingue ! ». Eh oui… Plus c’est gros plus ça passe, disait déjà Gœbbels.

Dans ce contexte, on a bien besoin d’une contre-propagande, ou plutôt d’une contre-information intelligente. C’est ce à quoi s’est attachée Nada Yafi avec son Plaidoyer pour la langue arabe.

L’intérêt de ce petit bouquin, c’est qu’il nous dit à peu près tout ce que nous devrions savoir sur le sujet. Il ne s’agit pas d’une encyclopédie, non, mais d’une synthèse vraiment très utile. De plus, ce qui ne gâte rien, son auteure est vraiment engagée, au bon sens du terme : comme il a été dit en introduction de cette note, elle peut se prévaloir d’une solide expérience et… elle aime l’arabe, tout simplement. Elle nous apporte des éléments historiques, sociologiques, politiques… et linguistiques, bien sûr, de compréhension des enjeux de la présence de cette langue en France. Il est parfois difficile de se convaincre de l’urgence qu’il y a à mieux s’informer d’un sujet qui est quelque peu escamoté dans le débat public hors quelques moments de crise politico-médiatique comme celle évoquée plus haut autour de l’enseignement obligatoire de l’arabe. Si tel est votre cas, lisez d’abord les chapitres X et XI du livre, respectivement : « L’impensé algérien » et « Le retour du refoulé ». « Si la langue arabe est vue sous un jour guerrier, si elle est si souvent le prétexte de violentes polémiques en France, c’est, j’en suis désormais convaincue, en raison d’un imaginaire collectif qui demeure hanté par la question algérienne. » Et de citer Kaoutar Harchi, elle-même citant Jules Ferry : « Nous ne voulons leur [les enfants d’« indigènes »] apprendre ni beaucoup d’histoire, ni beaucoup de géographie, mais seulement le français, le français avant tout, le français et rien d’autre[14]. » La sociologue poursuivait en rappelant le résultat de cette politique : « le taux de scolarisation des enfants algériens atteignait péniblement 5% en 1912 ».

« En désignant autrefois systématiquement les Algériens par le terme de “musulmans” selon un critère racial-religieux qui les séparait des citoyens français des migrants européens et de leurs compatriotes juifs, poursuit Nada Yafi, la France coloniale aura sans doute davantage ancré dans la mémoire collective le lien supposément indissoluble entre langue et religion que ne l’ont fait quelques attentats perpétrés par des individus désaxés se réclamant de l’islam, alors même qu’ils se révèlent ignorants de son histoire et de ses valeurs. » Parce qu’ils ont crié Allah Akbar, ces agresseurs représenteraient l’essence de l’islam, religion violente s’il en est. Nada Yafi fait litière de ces accusations en rappelant que cette expression, qui n’existe pas dans le Coran, est « à rapprocher d’une expression usuelle dans les prières chrétiennes : “Notre Père qui êtes aux cieux.” La formule, ajoute-t-elle, a également acquis un sens profane en passant dans l’usage populaire sous forme d’interjection visant à exprimer l’émerveillement, l’admiration, voire, par extension, l’ironie. » Et de conclure : « Le détournement abusif d’une expression linguistique en arrive pourtant à justifier pour certains le rejet d’une langue. » Autrement dit : à justifier l’ignorance crasse des Blancs sûrs de leur supériorité et de leur vocation à dominer le reste du monde[15]

Nada Yafi cite à plusieurs reprises les deux autres livres dont j’ai brièvement traité ici, et bien sûr beaucoup d’autres références très utiles. C’est pourquoi je conseillerai à celles et ceux qui voudraient d’en tenir à un seul ouvrage, ou alors savoir par lequel commencer, de lire d’abord son Plaidoyer. Et ce même si j’ai quant à moi vraiment apprécié aussi les deux autres.

 

Ce 30 janvier 2022, franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] Titre tiré d’une phrase de Jacques Derrida dans son essai Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine (éd. Galilée, 1996). L’auteur y a fait insérer (au moins dans l’édition de 2016, celle que je cite) une « Annonce » avant même les pages de titre, dans laquelle on peut lire : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. […] Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi voué à parler tant que parler me sera possible, à la vie à la mort, cette seule langue, […] jamais ce ne sera la mienne. Jamais elle ne le fut en vérité. » Fils de juifs sépharades, Jacques Derrida naquit et vécut en Algérie jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, rappelle Kaoutar Harchi.

[2] Ne me demandez pas la référence précise. J’avais commis, en 1999, un petit papier (pour Le Monde Diplo) sur Kateb Yacine à propos de quelques parutions le concernant – c’était (déjà !) le dixième anniversaire de sa mort. J’y citais ces phrases sans en indiquer l’origine. J’ai retrouvé une partie de la citation en exergue d’un de ces volumes, un recueil de ses œuvres théâtrales, Boucherie de l’espérance (Seuil, 1999), avec la référence aux Nouvelles littéraires.

[3] Ici, on peut s’amuser à remplacer « arabe » par « français » et « Ulémas » par « Académiciens »…

[4] « Kateb Yacine, les intellectuels, la révolution et le pouvoir », Jeune Afrique, n° 324, 26 mars 1967. Extrait cité par Zebeida Chergui dans sa « Note au lecteur » en ouverture de Boucherie de l’espérance, op. cit.

[5] À ne pas confondre toutefois avec la langue du Coran, celle dont Kateb Yacine disait qu’elle était « morte » (comme nous disons du latin ou du grec ancien que ce sont des langues mortes) : « L’arabe dit fusha (le terme arabe signifiant langue claire), précise Nada Yafi, plus fréquemment appelé de nos jours “arabe moderne standard”, est la première langue officielle des vingt-deux États de la Ligue arabe. C’est également – il n’est pas inutile de le rappeler – l’une des six langues officielles de l’ONU et de nombreuses organisations internationales ou régionales. » J’ajoute ici que c’est une langue qui évolue, comme toutes les langues, et particulièrement à travers l’usage des médias et d’Internet.

[6] Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, 1999. Voici ce que j’en écrivais la même année, encore pour le Diplo (pardon, je recycle…) : « Née au XVIe siècle de la lutte, incarnée par Du Bellay et son fameux manifeste Défense et illustration de la langue française, entre français “vulgaire” et latin jusqu’alors hégémonique, la République des lettres s’est universalisée au travers de deux autres périodes de bouleversements historiques majeurs : l’émergence des « nationalités » dans l’Europe du XIXe, puis la décolonisation après 1945. Elle a “son propre mode de fonctionnement, son économie engendrant hiérarchie et violences, et surtout son histoire qui, occultée par l’appropriation nationale (et donc politique) quasi systématique du fait littéraire, n’a jamais encore été véritablement décrite”. Le mérite de Pascale Casanova est d’éclairer les enjeux qui structurent un espace et un temps littéraires, définissant des cartes et des calendriers, croisant certes souvent ceux de la politique et de l’économie internationales, mais pourtant ne coïncidant pas toujours très exactement avec eux. Ce livre atteint son objectif, qui est de fournir “une sorte d’arme critique au service de tous les excentriques (périphériques, démunis, dominés) littéraires” ».

[7] Pascale Casanova, op. cit. [note de l’auteure].

[8] La guerre civile libanaise a duré de 1973 à 1990 [note de l’auteur].

[9] Entretien au Monde, 22 mars 2019 [note de l’auteur].

[10] J’avais écrit un article (encore du recyclage, pardon !) à propos de cette « normalisation » (comme disait Brejnev à propos de l’intervention des chars soviétiques à Prague en 68) de la langue française : https://antiopees.noblogs.org/post/2017/11/04/a-propos-de-la-derniere-bulle-dune-institution-francaise-quacademique-on-nomme/#_ednref10

[11] « La France compte en tout 178 enseignants de langue arabe dans l’Éducation nationale à la rentrée 2019 – soit 20% de moins qu’en 2010 ! Et dans ce total, il faut compter un gros tiers de contractuels […] Pour avoir plus de profs dans le circuit, il faudrait ouvrir des postes au concours. En 2019, il y avait 6 places au CAPES d’arabe, contre 10 pour le chinois, et 250 pour l’allemand. Ces chiffres sont assez stables depuis 10 ans. […] Du côté des classes, si on compte 359 établissements enseignant l’arabe sur toute la France, la réalité est très contrastée selon les académies. […] Si le nombre des classes est si peu élevé, c’est qu’il faut convaincre les recteurs, les régions, les chefs d’établissement et le reste du corps enseignant que c’est une bonne idée d’avoir une classe d’arabe. Et là, tout devient plus compliqué : personne n’est pour. Autant essayer de convaincre Total qu’il faut arrêter d’extraire du pétrole demain pour sauver le climat. » (Nabil Wakim, p. 103-105.) Nada Yafi résume : « un élève sur mille dans le primaire et deux sur mille au collège ».

[12] « La calomnie, monsieur ! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. » Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, Le Barbier de Séville (1775).

[13] Comme les « ABCD de l’égalité », programme scolaire destiné à lutter contre le sexisme et les stéréotypes de genre qui avait finalement été abandonné suite à une campagne tout aussi violente de l’extrême droite…

[14] C’est moi qui souligne. (Cela me rappelle aussi l’aversion des Versaillais contre le principe même de l’éducation des rejetons des « classes dangereuses » : ils ne haïssaient rien tant que les prolétaires « éduqués », qui savaient lire la Déclaration des Droits…)

[15] Voir à ce propos le « débat » édifiant entre Éric Zemmour et Jack Lang qui eut lieu en février 2020 sur une chaîne d’info en continu et dont on trouve facilement l’enregistrement sur YouTube.

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Mutineries. À bord des vaisseaux insurgés, 1789-1802

Niklas Frykman. Mutineries. À bord des vaisseaux insurgés, 1789-1802. Traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, Éditions Libertalia, 2022.

Les camarades et ami·e·s de Libertalia entretiennent un rapport particulier à la mer, aux marins et à la lutte des classes. Le choix du nom de leur maison d’édition devrait nous renseigner suffisamment à ce sujet : en effet, « Libertalia » avant d’être l’un des titres publiés par ladite maison[1], fut le nom attribué par son auteur, Daniel Defoe, à une « utopie pirate » installée à la fin du XVIIe siècle au nord de Madagascar. « Le mythe de Libertalia, utopie pirate en actes, est resté une source inépuisable d’inspiration parmi la gauche libertaire », écrivait le regretté David Graeber en préface à ses Pirates des Lumières, ajoutant : « La possibilité de faire paraître ce livre chez un éditeur nommé Libertalia était trop tentante pour que j’y résiste[2]. » Et non seulement il y avait le nom, mais encore le fonds : en effet, Libertalia avait déjà publié, avant Graeber, les sommes de Marcus Rediker, Pirates de tous les pays et Les Forçats de la mer[3]. Ce dernier titre nous rapproche de notre lecture d’aujourd’hui, puisqu’il s’intéresse aux marins en général, et pas seulement aux pirates. Niklas Frykman s’inscrit complètement dans la continuité de son « ami camarade et mentor, Marcus Rediker[4] », en ce qu’il considère, comme lui, que les marins des XVIIe et XVIIIe siècles, soit la période de mondialisation du capitalisme autrement nommée avènement de la modernité, « étaient de simples prolétaires partant en mer, issus du premier groupe important de travailleurs ayant vendu leur force de travail aux capitalistes marchands[5] ». Ces marins furent « au centre des conflits de classe qui ont émergé entre le capital et le travail à partir du XVIIIe siècle […] Ils ont inventé la grève, qui deviendra l’une des armes les plus importantes du prolétariat mondial. Les marins ont également relié diverses catégories de producteurs – esclaves, domestiques, artisans et autres travailleurs – et leurs luttes à travers l’espace et le temps. Même le drapeau rouge du socialisme et du communisme était au départ un symbole maritime, utilisé par les pirates et la flotte dans les batailles pour signifier qu’aucun quartier ne serait fait ou accepté au cours de l’assaut, que ce serait un combat à mort[6]. » Un irréductible antagonisme de classes, donc, qui se donne à voir dans l’une des ses formes les plus pures au cours des mutineries qui eurent lieu « à bord des vaisseaux insurgés » entre 1789 et 1802. J’avoue que jusqu’ici, j’avais moi aussi une vision quelque peu « romantique » et « condescendante » des gens de mer de cette époque, les considérant « comme une version désuète, fascinante, exotique et excentrique de “l’Autre” » et, partant, « comme des acteurs historiques sans importance »[7]. J’avais tort. J’aurais pourtant dû me rendre compte que la naissance et l’expansion fulgurante du capitalisme marchand reposaient en très grande partie sur le « commerce triangulaire », soit l’exportation de marchandises depuis la métropole vers les côtes de l’Afrique où l’on raflait des esclaves, lesquels étaient déportés vers les « îles à sucre » où ils étaient débarqués, le sucre, le café et autres épices et denrées coloniales venant les remplacer dans les cales des navires de retour vers les ports « négriers » de l’Europe occidentale. Cette première mondialisation reposait donc sur les épaules des matelots, lesquels étaient exploités sans vergogne par les armateurs et les compagnies de commerce des Indes orientales et occidentales. Compagnies françaises, anglaises et hollandaises avant tout, sans oublier les espagnoles. Mais la dureté des conditions de travail à bord des navires marchands n’était rien, semble-t-il, à côté de celle qui régnait sur les navires de guerre, dont le nombre augmenta sans cesse au cours du XVIIIe siècle, en même temps que les échanges commerciaux entre les métropoles et leurs colonies, qu’il fallait protéger contre les puissances impérialistes rivales. Au début des années 1790, alors que la guerre reprenait entre la France en révolution et les forces d’Ancien Régime principalement représentées, sur mer, par la Royal Navy britannique, « les flottes européennes totalisaient ensemble 600 vaisseaux de ligne de bataille, presque autant de frégates et près de 2 000 corvettes, bricks, avisos et autres navires de moindre dimension. Tous ces navires embarquaient plus de 6 000 canons, soit dix fois la quantité de pièces d’artillerie alors en usage dans l’ensemble des armées de terre du continent, et approximativement 350 000 hommes d’équipage, équivalant à presque toute la main-d’œuvre maritime qualifiée des pays riverains de l’Atlantique nord[8]. » D’où un premier problème, celui du recrutement des marins. La plupart d’entre eux répugnaient à servir dans la marine de guerre car non seulement ils y étaient moins bien payés que dans la marine marchande, mais encore et surtout, les navires de guerre de l’époque s’apparentaient à des bagnes flottants pour les simples matelots (à quoi il fallait ajouter l’éventualité de mourir dans un combat naval). C’est pourquoi les Amirautés n’hésitaient pas à recourir à la force pour embarquer des matelots. Ainsi La Royal Navy avait-elle systématiquement recours, avec l’aval du Conseil privé du souverain britannique, à ce que l’on appelait des press gangs qui, en cas de besoin, « déferlaient […] sur les villes portuaires et les rades, enlevant sans aménité tous les marins sur lesquels ils pouvaient mettre la main pour les conduire sur les vaisseaux de Sa Majesté en manque de personnel qualifié » (p. 39). Frykman cite un témoin de l’époque, un officier de la marine suédoise en escale près de Douvres :

« Cela fonctionne ainsi. Quand un navire marchand jette l’ancre, on envoie un sloop transportant des hommes en armes, qui prennent tous les marins les plus utiles. […] Ces malchanceux sont aussitôt emmenés sur un vaisseau de guerre et, même s’ils sont restés longtemps éloignés de chez eux et de leurs proches, ils ne seront plus jamais autorisés à poser un pied sur la terre ferme. » (p. 39)

Cette pratique du recrutement forcé provoquait de nombreuses échauffourées, souvent extrêmement violentes et entraînant des morts d’hommes[9]. En fait, il y avait suffisamment de marins en temps de paix – principalement dans la marine marchande. Mais dès que la guerre éclatait, la demande en hommes doublait car, tout en assurant le fonctionnement des vaisseaux de guerre, à bord desquels pouvaient travailler, selon leur taille, jusqu’à plusieurs centaines d’hommes, il n’était pas question d’abandonner le commerce maritime qui était à l’origine de la puissance du Royaume-Uni.

Il ne faut pas chercher bien loin les causes de la difficulté du recrutement : il s’agissait véritablement d’un travail de « galérien » (même si les galères en tant que telles avaient disparu depuis un certain temps déjà). « Tout individu qui montait pour la première fois à bord d’un vaisseau de guerre était saisi d’un profond ébahissement. Quel que fût le cours de son existence auparavant – qu’il fût un philosophe[10] de la classe moyenne ou un marin expérimenté, un paysan sans terre ou un artisan au chômage –, il ne s’était encore jamais trouvé dans un environnement aussi artificiel et aussi peu familier. Ce n’était en effet que très rarement, au XVIIIe siècle, que des centaines d’hommes travaillaient ensemble en un espace clos. Il était encore plus rare de voir autant d’êtres humains coordonner leurs tâches pour faire marcher une seule machine, comme c’était le cas à bord d’un grand navire de combat. À l’époque, très peu de gens avaient fait l’expérience de la discipline du travail industriel. C’est à peine si la masse du peuple concevait que l’horloge puisse avoir un rapport avec les horaires de travail. Mais en rejoignant l’équipage d’un vaisseau de guerre, les nouvelles recrues se retrouvaient subitement plongées dans une société de masse microcosmique, où des centaines d’homme travaillaient sans relâche, sous la surveillance constante des officiers. […] Les hiérarchies étaient strictement définies et imposées avec brutalité. Le pouvoir formel se concentrait tout entier dans la personne du capitaine, dont l’autorité à bord ne connaissait pas de limites et était répercutée par le corps des officiers sur le reste de l’équipage, les matelots du pont inférieur. » (p. 56-57)

Sur ces vaisseaux, on embarquait beaucoup plus d’hommes qu’il n’aurait été nécessaire pour en assurer simplement la manœuvre : c’est qu’il fallait du monde pour servir les pièces d’artillerie pendant les batailles (lesquelles se terminaient la plupart du temps en immondes boucheries, des centaines d’hommes étant tués ou mutilés par les canons ennemis qui visaient au ras du pont, « dans le tas »). Que faire pour tenir tranquilles tous ces surnuméraires ? Eh bien, on s’organisait pour les faire bosser dur, et tout le temps : « La journée de travail, sur un navire de guerre britannique, commençait à 4 heures du matin, lorsqu’une des deux équipes de quart recevait l’ordre de briquer le pont, l’une des activités les plus pénibles à bord.

“Ici les hommes souffrent d’être obligés de s’agenouiller sur le pont trempé, où a été répandu un sable graveleux. Pour accomplir cette tâche, ils doivent se mettre à genoux nus pour frotter le pont avec une pierre et ce sable, qui souvent les blesse cruellement.”

Ce travail se poursuivait pendant trois heures et demie, jusqu’au petit-déjeuner, après quoi l’autre équipe se mettait à briquer le pont à son tour. » (p. 60) Frykman cite le lieutenant Thomas Hodgskin qui expliquait que les capitaines cherchaient à occuper sans cesse leurs hommes, « tant ils craignaient que l’oisiveté puisse mener à la réflexion », laquelle aurait pu les conduire à « comparer leur situation à celle de leurs compatriotes ou à ce qu’ils avaient été avant », et les inciter « à se venger de l’oppression qu’ils subissaient » (p. 61).

Mais bien sûr, le travail seul n’aurait pas suffi à maintenir la discipline : « un “système universel de terreur” prévalait à bord » (p. 63-64). Les châtiments variaient d’une marine de guerre à l’autre, mais partageaient tous une férocité sans nom : « isolement cellulaire, travaux forcés, mise au pilori, bain forcé, marquage au fer rouge, langue arrachée, main coupée, immersion par-dessous la quille (supplice nommé “grande cale”), bouline[11], flagellation répétée sur chaque vaisseau de la flotte, pendaison, suspension jusqu’à la mort à un gibet pour l’exemple, noyade, décapitation, décimation, arquebusade et supplice de la roue… La plupart de ces punitions étaient rarement appliquées, mais, dans la marine britannique notamment, la pendaison et la flagellation répétée (pouvant atteindre jusqu’à 800 coups de chat-à-neuf-queues) étaient assez courantes […] » (p. 65).

David Graeber a résumé cette situation en soutenant que « la discipline moderne de l’usine est née dans les plantations et sur les navires. Plus tard, les premiers industriels adoptèrent ces méthodes consistant à transformer les êtres humains en machines, dans les fabriques de Birmingham et Manchester[12] ».

Malgré ces conditions effrayantes (ou à cause d’elles, peut-être), les marines de guerre connurent relativement peu de mutineries avant la période étudiée par Frykman (leur nombre a probablement été sous-estimé car certaines d’entre elles furent sauvagement réprimées sans pour autant être documentées – il en allait aussi de la réputation des officiers auprès de l’Amirauté : une mutinerie à bord du vaisseau dont ils avaient la responsabilité n’était jamais un bon point pour eux).La manière la plus courante de résister à cette terreur était d’y échapper en désertant – ainsi que le firent, « selon les calculs de l’amiral Nelson, quelques 42 000 matelots […] entre 1793 et 1802 » (p. 78), et ce alors que le total des effectifs de la marine du Royaume-Uni s’élevait à 120 000 hommes. Et les chiffres étaient plus élevés encore dans les marines française et hollandaise, avant tout parce que le blocus continental britannique contraignait les navires à rester à quai, ce qui facilitait d’autant les désertions.

C’est probablement la Révolution française qui mit le feu aux poudres. Le 1er décembre 1789, Toulon, son port et son arsenal entraient en insurrection. Pierre-Victor Malouët, l’intendant de la Marine à l’arsenal, une sorte de super PDG du chantier naval, lequel, sous sa direction, avait été à la pointe, avec Brest et Rochefort, de l’effort d’investissement dans la marine de guerre qui avait porté la flotte française au même niveau que la Royal Navy, soit la superpuissance maritime de l’époque, avait déjà quitté ses fonctions pour devenir député à la Constituante. Mais la réduction des salaires des matelots et des ouvriers de l’arsenal qu’il avait mise en œuvre depuis une décennie, grâce à une politique de privatisation et de sous-traitance à des entrepreneurs privés (ça ne vous rappelle rien ?), combinée à la quasi-faillite de l’État fin 1788, aggravée par un hiver 1788-1789 exceptionnellement rigoureux, amenèrent une situation explosive dans la rade de Toulon (où la moitié de la population adulte masculine travaillait à l’arsenal). Déjà en mars 1789 se produisit une « émeute frumentaire » (afin d’obtenir du blé – et donc du pain). Dès le mois d’août se formait une garde nationale arborant la cocarde tricolore et intégrant des ouvriers et des artisans. « La classe ouvrière toulonnaise, jusque-là plutôt docile, s’affirmait comme une formidable force révolutionnaire. Après avoir dominé la vie politique de la ville pendant près de trois siècles, le corps des officiers de marine se retrouvait brusquement en plein territoire hostile. » (p. 87-88) La journée du 1er décembre fut le résultat d’une tentative du commandant du port militaire d’opposer les artilleurs de marine qu’il commandait à la garde nationale. Mais non seulement les « canonniers-matelots », fraternisant avec les gardes nationaux, refusèrent de lui obéir, mais ils l’arrêtèrent et avec lui plusieurs autres officiers de haut rang. Avec cette mutinerie, « c’était la masse des sans-grade de la marine française, la deuxième du monde par sa puissance de feu et ses effectifs, qui rejoignait ainsi le camp de la Révolution » (p. 88).

Un vent de panique souffla parmi les officiers de marine de tous les ports français, mais aussi (et surtout) parmi les planteurs esclavagistes des colonies. En effet, l’Empire colonial français dépendait entièrement de la docilité des matelots de la « Royale » qui devaient protéger leur lucratif commerce triangulaire… Et Pierre-Victor Malouët était mieux placé que quiconque pour le savoir : car il était lui aussi un de ces négriers, planteur de canne à sucre à Saint-Domingue, la « perle des Antilles », la plus riche des colonies de l’époque. Quand la nouvelle de l’insurrection toulonnaise arriva à l’Assemblée constituante, voici ce qu’il déclara devant ses collègues députés : « Messieurs, après les détails que vous venez d’entendre, nous sommes tous fondés à nous demander ce qu’est devenu le gouvernement, l’autorité des lois, et sur quels fondements repose la liberté publique, et qui commande enfin dans cet empire. » (p. 90, c’est moi qui souligne). On voit bien ce qui était en jeu : dans le discours du négrier, il s’agissait du commandement général, du gouvernement en somme, capable de garantir le bon fonctionnement des affaires en protégeant la propriété, y compris celle des esclaves. Mais lors de chaque mutinerie sur un ou plusieurs navires, c’était le même principe qui était en jeu, comme il l’était lors des révoltes d’esclaves dans les plantations, comme il le fut lors de la révolution en Haïti – et l’on comprend alors pourquoi , dans chacune de ces situations, les défenseurs de l’ordre établi se montrèrent aussi impitoyables lorsqu’ils parvenaient à prendre le dessus sur les insurgés – et même lorsqu’ils n’y parvenaient pas : voir comment les États français puis américain, et les banques des mêmes États, ont fait si chèrement payer son émancipation au peuple haïtien depuis plus de deux siècles[13] – ces gens- là n’oublient jamais rien, et ils ont la rancune tenace.

Tout un chapitre de Mutineries est consacré aux péripéties des matelots français pris entre les exigences du parti colonial, qui voulait les enrôler dans sa lutte contre les esclaves révoltés, et celles de la Révolution, qui se montra tout aussi dure envers eux que l’avait été l’Ancien Régime.

Pendant ce temps, se développait dans la Royal Navy un mouvement d’abord simplement revendicatif (de type « syndicaliste » avant la lettre) puis carrément politique, avant de tourner, après les répressions toujours aussi atroces des précédents mouvements, à une sorte d’action directe ultra-violente contre les officiers (cette dernière se terminant elle aussi par l’écrasement des mutins au moyen des mêmes méthodes terroristes qui avaient dès longtemps fait leurs preuves). Trois chapitres du livre sont consacrés à ces différentes phases, sur lesquelles je ne m’attarderai pas en détail : j’en dirais trop ou pas assez, mais forcément mal. Si vous vous intéressez à l’histoire des révoltes et de la lutte des classes, alors il faut absolument lire ce livre. Vous y apprendrez qu’au cours de l’année 1797, une énorme mutinerie eut lieu dans la Royal Navy : « Au total, plus de 40 000 hommes travaillant sur une centaine de navires tinrent tête à leurs officiers et refusèrent de participer à la guerre pendant presque deux mois. » (p. 245) Comme cela avait déjà été le cas dans la flotte française, ils réclamaient avant tout, outre des augmentations substantielles de salaires et de meilleures conditions de vie, l’assouplissement, sinon l’abolition du régime disciplinaire qui faisait des navires de véritables bagnes flottants. Pendant les deux mois du mouvement, ils s’organisèrent en « conseils » et arborèrent le drapeau rouge en signe de détermination.

On lira dans le livre les détails de la répression. Les chefs militaires et leurs commanditaires capitalistes avaient eu peur. Ils s’organisèrent afin que cela ne se reproduise jamais : « Afin de contenir toute contagion de la mutinerie, les autorités britanniques s’efforcèrent d’empêcher les anciens mutins en fuite de rejoindre la marine marchande, espérant éviter ainsi qu’ils transmettent leur expérience aux “colonies lointaines”. L’Amirauté suggéra avec insistance aux membres influents du négoce maritime national de faire paraître “immédiatement et publiquement une résolution stipulant l’interdiction d’employer un marin qui, après une certaine période, ait persisté dans son état d’insubordination”. Peu après, la puissante Union des marchands, propriétaires de navires et autres personnes ayant des intérêts dans la navigation – à laquelle appartenaient le Premier ministre William Pitt, le président de la Compagnie des Indes orientales Hugh Inglis, le gouverneur de la Banque d’Angleterre Thomas Raikes, l’ancien président de la Société des marchands des Antilles britanniques et de la Compagnie des docks de Londres Richard Neaves, ainsi que quarante-six autres influents personnages de haut rang – répondit à cet appel du pied en proclamant publiquement : “Dorénavant, aucun marin ne pouvant présenter un certificat provenant de son ancien commandant, attestant d’une conduite obéissante et disciplinée, ne pourra être employé au service des signataires.” En outre, ils décidèrent de “créer un fonds, basé sur une souscription volontaire […] et ayant pour but de débusquer et de traduire en justice les traîtres tapis dans l’ombre qui ont fomenté et attisé la mutinerie […] » (p. 293-294)

Une fois de plus, je n’ai donné qu’un faible aperçu de ce livre, et accordé peut-être trop de place au point de vue de l’ennemi de classe… C’est parce qu’il donne, par contraste, une bonne idée, me semble-t-il, de la puissance de ces mutineries et de leur enjeu, ni plus ni moins que le renversement des exploiteurs. Si vous voulez en savoir plus sur l’organisation des mutins, sur leurs revendications, sur leur usage du drapeau rouge, alors lisez Nyklas Frykman, cela vaut le détour.

franz himmelbauer (pour Antiopées), le 4 décembre 2022

[1] Daniel Defoe, Libertalia, une utopie pirate, traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, éd. Libertalia 2012 [Phébus 2002]. Du même auteur, Libertalia a publié en 2015 Femmes pirates. Anne Bonny & Mary Read, dans une traduction de Philippe Mortimer.

[2] David Graeber, Les Pirates des Lumières ou la Véritable Histoire de Libertalia, traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, éd. Libertalia 2019. Il convient de noter ici que cette édition est l’originale – le livre a d’abord été publié en français (ce qui, au passage, constitue en soi un sacré compliment à la maison d’édition). Par ailleurs, ce fut le dernier essai publié de son vivant par l’anthropologue anarchiste David Graeber, décédé en septembre 2020, et qui n’a pas fini de nous manquer.

[3] Marcus Rediker, Pirates de tous les pays. L’âge d’or de la piraterie atlantique (1716-1726), traduit de l’anglais par Fred Alpi, éd. Libertalia 2008 et Les Forçats de la mer. Marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain (1700-1750), mêmes traducteur et éditeur, 2010.

[4] Niklas Frykman, Mutineries, « Remerciements », p. 8

[5] Rediker, Les Forçats de la mer, préface à l’édition française, p. 7.

[6] Ibid, p. 8.

[7] Ibid, p. 7.

[8] Niklas Frykman, Mutineries, p. 37. (Les citations suivantes de Frykman seront indiquées dans le texte par le n° de page entre parenthèses.)

[9] Frykman parle de 600 échauffourées entre 1738 et 1805, dont 10% causèrent au moins un décès.

[10] En français dans le texte original.

[11] « Châtiment consistant à faire passer le condamné entre deux rangées de matelots qui le fouettaient avec des fouets faits de fin cordage goudronné et appelés “garcettes” (NdT). »

[12] David Graeber, Les Pirates des Lumières, op. cit., p. 18.

[13] Voir par exemple Haïti-France. Les chaînes de la dette. Le rapport Mackau (1825), Édition intégrale, annotée et commentée par Marcel Dorigny, Jean-Marie Théodat, Gusti-Klara Gaillard et Jean-Claude Bruffaerts, éd. Maisonnneuve&Larose et Hémisphères, 2021.

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Roxanne Dunbar-Ortiz, Contre-histoire des États-Unis.

Roxanne Dunbar-Ortiz, Contre-histoire des États-Unis. Traduction de l’anglais (américain) et préface de Pascal Menoret. Éditions Wildproject, 2018 [2014]

« Ce livre répond à une question simple : pourquoi les Indiens d’Amérique ont-ils été décimés ? » C’est la première phrase de la préface du traducteur Pascal Menoret. J’aurais plutôt dit : « Comment les Indiens d’Amérique ont-ils été décimés ? » Et même si cette préface est excellente par ailleurs, je contesterai le choix du verbe décimer : selon le Dictionnaire historique de la langue française (Robert), il « est emprunté au latin decimare “punir de mort une personne sur dix désignée par le sort”, châtiment surtout infligé aux soldats d’une troupe qui avait failli à son devoir ». Or jamais elles ne faillirent à leur « devoir », les troupes diverses et variées qui massacrèrent sans relâche les habitants des terres convoitées par les colons. Quelques lignes plus loin, Pascal Menoret utilise le terme approprié : « […] Roxanne Dunbar-Ortiz montre que les États-Unis sont une scène de crime : il y a eu génocide […] » Avant de refermer notre dictionnaire, voyons ce qu’il en dit : « Génocide, d’abord employé [après son invention en 1944 par le juriste juif polonais Lemkin] à propos des nazis et de leur “solution finale” du problème juif, se dit de la destruction méthodique d’un groupe ethnique et par extension, de l’extermination d’un groupe en peu de temps. » Je souligne ce « peu de temps » car je ne vois guère de quoi il s’agit – en l’occurrence, celle du génocide des Indiens d’Amérique, la chose a duré un certain temps, tout de même. On pourrait même dire qu’elle dure encore.

Un peu plus loin dans sa préface, le traducteur donne quelques éléments biographiques qui expliquent d’où vient Roxanne Dunbar-Ortiz : « […] militante de la cause amérindienne depuis le début des années 1970 », elle est née au Texas en 1938 avant de grandir en Oklahoma « entre la mémoire d’un grand-père anarchosyndicaliste et une mère passionnément baptiste et à moitié indienne. C’est en passant par la Palestine [qu’elle] découvrit son ascendance indienne. Étudiante à l’université de l’Oklahoma, elle rencontra un étudiant palestinien, Saïd Abu-Lughod, qui lui raconta l’histoire de l’occupation et du nettoyage ethnique de la Palestine. Les Palestiniens étaient les Indiens du Moyen-Orient, déplacés, éparpillés, niés en tant que peuple et privés d’un État. Roxanne Dunbar-Ortiz qui, dans une autre vie, avait eu honte de sa “vieille sorcière indienne alcoolique” de mère, comprit alors que ses racines indiennes étaient non seulement une richesse, mais une méthode : lire l’histoire des États-Unis et du monde du point de vue amérindien – ou palestinien – permettait de comprendre la violence coloniale, ignorée ou relativisée par d’autres points de vue ». Justement, elle eut un long débat avec Howard Zinn à propos de sa célèbre Histoire populaire des États-Unis, laquelle plaçait au premier plan de l’histoire « la classe ouvrière, les femmes et les minorités ». À ses yeux toutefois, cette Histoire populaire restait « prisonnière des mythes coloniaux, en particulier du mythe du progrès indéfini des États-Unis en direction d’une “plus parfaite union”, comme le proclame le préambule de la Constitution. » Les Amérindiens y apparaissaient très peu. Lors de cette discussion, Zinn refusa de revenir sur son Histoire populaire, tout en reconnaissant la justesse des arguments de son interlocutrice. Il lui conseilla alors d’écrire « l’histoire indigène des Etats-Unis ». Et c’est ce qu’elle fit.

 

L’un des lieux communs du discours colonial est celui de la terra nullius : le territoire qui n’appartient à personne, « personne » désignant ici les « naturels », les sauvages vivant certes sur la terre convoitée mais ne la possédant, ne la mettant pas en valeur. On pourra donc s’approprier ces terres sans états d’âme, avec la bénédiction de l’Église romaine ou réformée et, bien sûr, celles des rois désireux de se tailler des empires outre-mer. Cependant, et c’est le premier mérite de ce livre, il nous montre (dès son premier chapitre) à quel point non seulement les indigènes étaient nombreux avant la soi-disant « découverte », mais aussi à quel point ils étaient… civilisés – au sens où civilisation aurait à voir avec organisation sociale, création d’infrastructures à grande échelle (routes…), échanges commerciaux à travers le continent et surtout vie en cités qui étaient souvent des cités-États. Je me sens un peu penaud d’avouer que j’ignorais totalement, avant cette lecture, l’existence de ces civilisations amérindiennes. J’étais partagé entre deux clichés – les empires méso-américains et andins (que l’histoire coloniale a nommés « précolombiens »), d’un côté, et les Indiens des plaines chassant le bison de l’autre… et sans aucun rapport les uns avec les autres. Images projetées par l’histoire coloniale – et largement diffusées jusque aujourd’hui par Hollywood et Cie. À ne lire que ce premier chapitre : « Suivez le maïs », on peut comprendre qu’il a dû se produire un véritable cataclysme pour que ces formations sociales et politiques disparaissent. Le chapitre 2, « La culture de la conquête », est consacré à la formation théorique et pratique des génocidaires (c’est moi qui résume ainsi). On connaît déjà assez bien l’histoire de la « Reconquista » (guillemets, hein, on ne voit pas d’où vient ce « Re ») et du développement de l’idéologie suprémaciste blanche aux dépens des juifs et des maures. On met moins souvent l’accent sur la contribution anglaise à ce processus, me semble-t-il, même si elle est suffisamment documentée elle aussi.

« Au début du XVIIe siècle, écrit Dunbar-Ortiz, les Anglais conquirent l’Irlande et ouvrirent dans le Nord 200 000 hectares de terres à la colonisation. Ceux qui peuplèrent cette colonie venaient en majorité de l’ouest de l’Écosse. Les Anglais avaient déjà conquis le pays de Galles et l’Écosse, mais n’avaient pas encore tenté d’expulser une population indigène si importante et de la remplacer par des colons. Ils attaquèrent systématiquement la structure sociale irlandaise, interdirent les chansons et la musique traditionnelles, exterminèrent des clans entiers et soumirent les survivants à une violence brutale[1]. Ils tentèrent même de créer une réserve “d’Irlandais sauvages”. […] Le gouvernement anglais payait des primes en échange de têtes irlandaises. Plus tard, seuls le scalp ou les oreilles furent requis. Un siècle plus tard, en Amérique du Nord, les têtes et scalps d’Indiens étaient également rapportés aux autorités en échange d’une prime. »

(Là encore, je dois avouer mon inculture : quand j’étais petit, j’étais plutôt pour les Indiens contre les cow-boys. Cela dit, ils me faisaient un peu peur, avec leurs cris de guerre et leur manie de scalper leurs ennemis… C’est aujourd’hui seulement que je réalise que cette « coutume » avait été importée par les Blancs. J’aurais pu m’en douter, pour avoir quelque peu étudié l’histoire du Congo sous le roi Léopold. Mais les stéréotypes enregistrés pendant l’enfance ont la vie dure…)

Roxanne Dunbar-Ortiz fait ensuite litière de l’argument selon lequel, beaucoup plus que la « férocité blanche[2] », ce seraient les microbes amenés par les Blancs qui auraient tué la majorité des Indiens – un génocide par inadvertance, en somme. « Pourquoi, demande-t-elle, y eut-il presque 300 ans de guerres coloniales, puis des guerres permanentes conduites par les républiques indépendantes des Amériques ? » Un exemple parmi tant d’autres : Dunbar-Ortiz cite les travaux d’un historien, Sherburne Cook, qui a étudié « la tentative de destruction » des Indiens de Californie. « Cook estima, rapporte-t-elle, que 2 245 indigènes de Californie du Nord (parmi les Wintus, les Maidus, les Miwaks, les Omos, les Wappos et les Yokuts) perdirent la vie dans des conflits avec les Espagnols, tandis que 5 000 périrent de maladie et 4 000 furent déplacés vers des missions. Parmi les mêmes peuples, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les forces armées états-uniennes tuèrent 4 000 personnes et les maladies tuèrent environ 6 000 personnes. Entre 1852 et 1867, des citoyens des États-Unis kidnappèrent 4 000 enfants parmi ces groupes. Dans ces conditions, la destruction des structures sociales traditionnelles indigènes et la dure nécessité économique contraignirent de nombreuses femmes à se prostituer dans les camps de chercheurs d’or, ce qui contribua à anéantir les vestiges de vie familiale dans ces sociétés matriarcales. »

Ainsi, « les tenants de la théorie bactérienne, [qui] négligent d’autres causes tout aussi meurtrières, sinon plus […] refusent d’admettre que la colonisation de l’Amérique était génocidaire par dessein, et que les morts massives n’étaient pas simplement le destin tragique de populations à la faible immunité acquise ». Dunbar-Ortiz rappelle ensuite, à l’appui de cette thèse : « Nul ne nie que dans les camps de concentration nazis, la faim, la fatigue et la maladie tuèrent plus de juifs que les chambres à gaz ; nul ne nie non plus que la création et le maintien de ces conditions mortifères sont des actes évidents de génocide. »

Donner un compte rendu exhaustif de ce livre dépasse quelque peu mes forces et ma compétence. Pourtant, je ne peux pas manquer de relever d’autres points importants. Et d’abord la profonde continuité qu’il souligne entre les débuts génocidaires des colonies espagnoles, françaises et anglaises aux Amériques et les politiques intérieure et étrangère des États-Unis d’Amérique jusqu’à nos jours. Est-ce un hasard si le nom de code attribué à Ben Laden par les forces spéciales états-uniennes durant l’opération qui conduisit à sa mort était… Geronimo ? Ou si le brigadier-général Richard Neal, tenant conférence de presse à Riyad en Arabie saoudite le 19 février 1991, soit au début de la première guerre du Golfe, « expliqua que l’armée des États-Unis voulait s’assurer d’une victoire rapide une fois qu’elle aurait engagé des troupes terrestres “en pays indien” » ? Il semble que parmi l’engeance galonnée états-unienne, « pays indien » signifie « territoire ennemi ». Rien d’étonnant à cela, dit Roxanne Dunbar-Ortiz, lorsque l’on sait que cette armée s’est formée à partir des milices de massacreurs coloniaux…

Les chapitres suivants du livre content une histoire « pleine de sang et de fureur », celle de l’interminable théorie de massacres et de crimes de guerre, que dis-je, de crimes contre l’humanité qui fondèrent la nation au « destin manifeste », avec sa mythologie de la frontière, toujours plus à l’ouest (à ce propos, on sait moins que la colonisation et son cortège de tueries arriva aussi de l’ouest, par l’océan Pacifique). Même si cette litanie macabre peut paraître parfois fastidieuse, il faut absolument lire ce livre afin de prendre la mesure de ce qui est aussi, hélas, une partie de notre histoire en tant qu’elle est celle de l’Occident. L’autre chose frappante dans ce « voyage au bout de l’enfer[3] », c’est qu’il fut aussi plus ou moins occulté (aux yeux des Blancs en tout cas) par toute une série de traités conclus avec les nations indiennes : 371, pas moins, furent conclus durant le seul premier siècle après l’indépendance (1776-1886). Ces traités présentent au moins deux caractéristiques communes. Tout d’abord, chacun d’entre eux fut signé, côté indigène, par les représentants de peuples soumis à une guerre d’extermination – les milices coloniales puis, plus tard, l’armée fédérale, pratiquant le massacre systématique des femmes, des vieillards et des enfants. Lorsque les hommes en âge de se battre choisissaient de résister à l’inexorable avancée des Blancs, ceux-ci ne perdaient pas leur temps à leur courir après mais s’attaquaient aux villages, aux cités sans défense et pratiquaient une politique de la terre brûlée, détruisant les récoltes et tout ce qui constituait la base vitale des Indiens. Le premier à théoriser cette politique terroriste fut George Washington, alors général en chef, avant même de devenir le premier président des États-Unis. En 1775, cinq nations iroquoises avaient décidé de s’allier avec les Britanniques, que les Indiens avaient identifiés comme un moindre mal, contre les colons séparatistes, lesquels en voulaient à leurs terres. « Washington donna ordre au major-général John Sullivan d’agir [contre eux] avec détermination et de “dévaster tous les établissements alentour [afin que] le pays ne soit pas simplement envahi mais détruit […]. Vous ne prêterez l’oreille à aucune ouverture de paix avant la ruine totale de leurs établissements. […] Notre sécurité future résidera dans leur incapacité à nous nuire […] et dans la terreur que la sévérité du châtiment qu’ils reçoivent leur inspirera”. »  À quoi Sullivan répondit que « les Indiens sauront qu’il y a assez de méchanceté dans nos cœurs pour détruire tout ce qui contribue à leur survie. » On trouvera dans ce livre plusieurs autres déclarations du même tonneau, à quoi s’opposent les interrogations et les constats amers des chefs indiens quant à la nature de leurs ennemis.

Autre point commun entre les traités : ils furent (et sont encore) systématiquement violés par les envahisseurs. Voilà qui nous ramène au début du parcours intellectuel et politique de Roxanne Dunbar-Ortiz : à l’occupation de la Palestine (c’est moi qui remarque cela). En effet, ce que l’on observe dans le soi-disant « conflit israélo-palestinien », comme disent les médias mainstream, toujours du côté du manche, c’est que la puissance occupante a alterné (et continue à le faire) avec une certaine virtuosité (et la suffisance des vainqueurs) massacres et traités de paix, et ce depuis la création d’Israël en 1948, pardon, depuis le plan de partage de la Palestine voté par l’assemblée générale de l’ONU en 1947. Je ne mentionnerai ici que les accords d’Oslo, qui n’auront finalement servi que de caution supplémentaire à la poursuite de l’expansion coloniale et à la mise en place de ce que de plus en plus d’observateurs internationaux et même israéliens appellent un régime d’apartheid.

« Ils font ce qui leur plaît, déclara le chef lenape Buckongahelas en 1781 à des Indiens convertis [au christianisme]. Ils réduisent en esclavage ceux qui ne sont pas de leur couleur, bien que créés par le Grand Esprit qui nous créa tous. Ils nous réduiraient en esclavage aussi s’ils le pouvaient, mais ils ne le peuvent pas, et c’est pour cela qu’ils nous massacrent. Leur parole n’est pas digne d’être crue. Ils ne sont pas comme les Indiens, qui ne sont ennemis qu’en temps de guerre, et sont amis en temps de paix. Ils appelleront un Indien “mon frère, mon ami” ; s’ils le prennent par la main, c’est pour mieux l’annihiler. Vous serez bientôt traités de la sorte. Souvenez-vous qu’aujourd’hui je vous ai dit de vous méfier de tels amis. Je connais les Longs Couteaux ; on ne peut pas leur faire confiance. »

Roxanne Dunbar-Ortiz termine son livre sur une note non pas optimiste (il n’y a guère que quoi l’être), mais combative, évoquant le renouveau des mobilisations indiennes depuis les années 1968 avec l’occupation de l’île d’Alcatraz (1969) par des Indiens de toutes les tribus (Indians of all Tribes) de la région et, bien sûr, l’occupation, en 1973, du site de Wounded Knee, lieu d’un massacre d’Indiens par l’armée états-unienne en 1890. Depuis, dit-elle, « les nations indigènes en quête d’autonomie politique ou d’indépendance sont entrées dans un processus d’édification nationale en développant une gouvernance indigène et un socle économique. Les activistes et militants indigènes d’Amérique du Nord travaillèrent sans relâche, pendant des décennies, pour établir la validité des traités et pour favoriser et protéger l’autodétermination et la souveraineté des nations indigènes. » Cependant, il ne faut pas se méprendre sur ce que les Indiens entendent par là : « Comme l’explique la juriste et activiste indigène Sharon Venne, “nous connaissons les lois que le Créateur nous a données. Elles représentent une obligation. Elles représentent un devoir[4]. Elles représentent l’avenir de nos enfants. Nous ne pouvons pas agir comme les peuples non indigènes, qui font des lois et des règles et les changent lorsqu’elles ne leur conviennent plus. C’est le Créateur qui nous a donné nos lois. Nous devons vivre selon ces lois. C’est là la souveraineté des peuples indigènes. »

Mais la souveraineté est encore loin. En témoigne entre autres, la situation des femmes : « Les restrictions coloniales de la police indigène dans les réserves […] montrèrent aux prédateurs sexuels que leurs actes resteraient impunis[5]. […] Une femme indigène sur trois a été victime de viol ou de tentative de viol, et le taux d’agression sexuelle sur les femmes indigènes est plus du double de la moyenne nationale. »

La situation coloniale engendre encore bien d’autres problèmes. Ainsi, parmi les diverses modalités du génocide, il y avait aussi une prétention scientifique. « En dépit de la ratification de 1990 de la loi de protection des tombes indigènes, certains chercheurs ont combattu becs et ongles pour ne pas rendre les dépouilles et offrandes funéraires des quelques deux millions d’Indiens [excusez du peu !], pour la plupart non cataloguées, conservées dans les réserves de la Smithsonian Institution et autres musées, universités, sociétés historiques, bureaux des parcs nationaux, entrepôts et magasins de curiosités. Jusqu’aux années 1990, les archéologues et les anthropologues prétendaient avoir besoin de ces restes – comme “ressources” ou “données”, mais rarement comme “restes humains” – pour leurs expériences “scientifiques”. La plupart étaient entassés en vrac dans des cartons[6]. »

Il faut savoir terminer une note, comme disait l’autre. Je dirai qu’il y avait longtemps que je n’avais pas eu une lecture aussi instructive. Cet essai devrait me semble-t-il servir de manuel d’enseignement de l’histoire des États-Unis à l’école, juste avant celui d’Howard Zinn. Mais n’attendez pas ce jour que je crains de ne pas voir de mon vivant : lisez-le !

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 16 octobre 2022.

[1] Sic. Je me demande si la traduction, ici, ne pèche pas un peu…

[2] À lire absolument : Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La Férocité blanche. Des non-Blancs aux non-Aryens : génocides occultés de 1492 à nos jours, préface de Louis Sala-Molins, Albin Michel 2001.

[3] Roxanne Dunbar-Ortiz, dans sa démonstration de la continuité de la politique états-unienne, cite la guerre du Vietnam et le tristement célèbre massacre de My Lai, dont la découverte par médias interposés révéla à une opinion américaine effarée que son armée commettait des crimes contre l’humanité. Cette révélation contribua à faire grandir l’opposition à la guerre, mais on ne sache pas qu’elle ait été mise en relation (du moins chez la plupart des citoyens américains) avec les origines génocidaires de la nation…

[4] C’est moi qui souligne. Ces mots me font fortement penser à ceux de Simone Weil, au début de L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain (1943, probablement l’un de ses derniers textes) : « La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. » Simone Weil, Œuvres, Quarto/Gallimard, p. 1027.

[5] Note de Dunbar-Ortiz : « […] Louise Erdrich, The Round House, (New York : Harper, 2012). Dans ce livre, qui reçut le prix national du Livre de fiction 2012, Louise Erdrich, une Anishinabee du Dakota du Nord, décrit les conditions de possibilité d’une violence sexuelle extrême dans les réserves. » Il existe probablement de mystérieuses correspondances qui mettent en relation les textes et leurs lecteurs potentiels. Ainsi, pendant ma lecture de Roxanne Dunbar-Ortiz (alors que je n’étais pas encore arrivé page 292, où figure cette note), passant devant une boîte à livres dont je vérifie régulièrement le contenu – une de ces boîtes où l’on dépose et prend des livres d’occase, et gratuits –, j’y ai déniché une perle : un bouquin de Louise Erdrich, auteure que je connaissais déjà pour avoir lu deux de ses romans, que je vous recommande au passage : Dernier rapport sur les mirages à Little No Horse et La Chorale des maîtres-bouchers. Bingo ! C’était Dans le silence du vent, titre français de The Round House. Au moment où je rédige cette recension, je ne l’ai pas encore terminé, mais j’appréhende déjà le moment où j’en tournerai la dernière page : il est trop bien ! Et effectivement, à partir d’une affaire de viol dans une réserve, il parle de nombreuses choses évoquées par Dunbar-Ortiz. Les deux livres s’informent l’un l’autre, l’un sur le mode de l’essai, l’autre sur le mode de la fiction et, même si les romans d’Erdrich sont passionnants en eux-mêmes, l’essai de Dunbar-Ortiz leur donne une profondeur supplémentaire. Bref, j’ai eu de la chance.

[6] Je crois avoir déjà cité Benjamin dans une ou deux de mes notes de lecture, mais comment, ici, ne pas penser encore une fois aux « Thèses sur l’histoire » : « […] ceux qui, à un moment donné, détiennent le pouvoir sont les héritiers de tous ceux qui jamais, quand que ce soit, n’ont cueilli la victoire. […] Quiconque, jusqu’à ce jour, aura remporté la victoire, fera partie du grand cortège triomphal qui passe au-dessus de ceux qui jonchent le sol. Le butin, exposé comme de juste dans ce cortège, a le nom d’héritage culturel de l’humanité. Cet héritage trouvera en la personne de l’historien matérialiste un expert un peu distant. Lui, en songeant à la provenance de cet héritage, ne pourra pas se défendre d’un frisson. Car tout cela est dû non seulement au labeur des génies et des grands chercheurs, mais aussi au servage obscur de leurs congénères. Tout cela ne témoigne [pas] de la culture sans témoigner, en même temps, de la barbarie. » Walter Benjamin, « Thèses sur l’histoire », VII, in Écrits français, Folio essais, 1991, p. 437.

 

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Nastassja Martin, À L’Est des rêves

Nastassja Martin, À L’Est des rêves. Réponses Even aux crises systémiques, La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2022.

Un jour, la lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus

In memoriam Maïté, une qui était partie[1]

De la même auteure, nous avions lu Les Âmes sauvages et Croire aux fauves[2]. On verra que j’avais beaucoup aimé le premier en lisant la recension que j’en avais donnée peu après sa publication[3]. C’est peu de dire que j’apprécie celui qui vient de sortir… Il présente les mêmes qualités que le premier : clarté d’exposition qui n’empêche en rien la profondeur de la réflexion, regard sans complaisance et empathique sur son « terrain » , comme on dit en sciences sociales, et « retour » critique sur l’anthropologie et le monde qui l’a inventée – soit le mien et le vôtre, à vous qui me lisez – l’Occident naguère colonisateur et aujourd’hui « post » dont l’avidité et la cupidité exercent partout leurs ravages, lesquels se font encore plus sentir dans les vastes « marges » habitées, entre autres, par les Gwich’in en Alaska et les Even au Kamtchatka. À ce propos, et ce sera un de mes, sinon mon seul bémol dans cette note, je regrette que l’éditeur n’ait pas inséré une carte (comme cela avait été fait dans les Âmes sauvages) qui situe le lieu de l’action. Bon, il y a Internet, dont je ne me suis pas privé afin de situer cette péninsule de l’Extrême Orient ex-soviétique[4]. Mais on n’y trouve pas localisés certains des sites évoqués dans le livre.  Et puis aussi, une carte à plus grande échelle aurait pu contribuer à mettre en perspective les deux « terrains », Alaska et Kamtchatka. Bref. Pourquoi le Kamtchatka ? Nastassja Martin le raconte dans sa préface : un jour, Dacho et Clint, deux Gwich’in, l’entraînent en forêt dans une balade qui n’en est pas vraiment une. Au bout d’une heure de marche rendue pénible par les bourrasques de neige, ielles débouchent dans une clairière au milieu de laquelle trône un objet étrange, une « sphère blanche et facettée d’un diamètre imposant, juchée sur une structure métallique qui la tient suspendue en l’air ». Il s’agit d’un radar comme il y en a semble-t-il des dizaines dans la région, implantés au moment de la guerre froide afin de surveiller l’Union soviétique. Dacho regarde le radar sans rien dire et Nastassja le questionne sur ce qu’il pense. Chaque fois qu’il vient là, répond-il, il se demande ce que pensent les autres, de l’autre côté du détroit de Béring, quand ils passent devant le même type de radars, orientés, eux, vers les États-Unis… « Tu crois qu’ils sont comme nous ? Qu’ils vivent comme nous ? » l’interroge-t-il à son tour. Elle ne sait pas. Mais : « Il y a parfois sur un terrain – rarement – des moments qui sont comme des fulgurances. Brèves, infimes. Des points de détail. Qui se détachent pourtant du flux de l’expérience. Et qui font prendre à votre vie, à votre trajectoire de recherche, un tournant décisif. Les yeux de Dacho posés sur le radar américain qui regarde la Russie sont de ceux-là. Ce fut à la fois beau et douloureux, comme une évidence tue qui éclate enfin au jour : le monde que j’avais essayé de décrire était désespérément plus ouvert, il débordait, encore une fois, les pauvres limites que j’avais tenté d’esquisser autour de lui pour mieux le saisir. » Nastassja comprend alors qu’elle doit élargir son « terrain » en allant voir de l’autre côté du détroit comment les gens, là-bas, font face à l’Occident et aux métamorphoses environnementales.

De plus, autre chose l’a attirée vers le Kamtchatka : le fait que, profitant de la crise systémique de l’URSS à la fin des années 1980, de nombreux habitants des régions de l’Arctique sibérien étaient « retournés » en forêt – des chercheurs avaient observé la reprise des pratiques traditionnelles de chasse et même un « resurgissement du chamanisme ». Ainsi, en compagnie d’un autre anthropologue français, Charles Stepanoff[5], Nastassja est-elle partie « Chercher ceux qui sont partis » (titre de son introduction).

Ici, il faut rappeler que les Soviétiques, progressistes s’il en fût, n’avaient pas voulu laisser ces pauvres peuples semi-nomades, éleveurs de rennes ou chasseurs cueilleurs, moisir dans leur sous-développement (et peut-être bien aussi, voire surtout ? échapper à leur contrôle sans participer à l’édification du socialisme). Ils avaient donc entrepris de les regrouper en villages, d’envoyer leurs enfants à l’école (souvent en pension à des centaines de kilomètres de leurs parents) et de rationaliser leurs activités en les organisant en sovkhozes et kolkhozes. Les Even auxquels s’est intéressée Nastassja Martin étaient anciennement des nomades qui suivaient leurs rennes là où l’herbe était verte. Certains d’entre eux, venus de Sibérie centrale, étaient arrivés jusqu’au Kamtchatka. Alors, ils ne possédaient guère que quelques rennes par famille, des bêtes qu’ils montaient, auxquelles ils parlaient, comme aux personnes douées d’une âme, telles qu’ils les considéraient. Les planificateurs soviétiques mirent fin à ces aberrations et, une fois les gens regroupés en villages, regroupèrent aussi les rennes en troupeaux de milliers de têtes anonymes, gardés par des bergers devenus professionnels. En même temps que leur mode de vie traditionnel, les Even perdirent leur « arrière-monde », leur relation aux esprits et aux « âmes sauvages ». Cependant, les Soviétiques ne voulurent pas laisser se perdre les formes de la culture traditionnelle : et c’est pourquoi une grande partie des indigènes du Kamtchatka sont employés par l’industrie touristique. Ils font partie de troupes de danseurs, ils donnent en spectacle d’anciens rituels soigneusement scénarisés par des professionnels venus de Russie, d’Ukraine ou d’ailleurs, et il arrive même qu’ils montent des rennes pour le plaisir des yeux – et des appareils photos, bien sûr – des touristes. Ils ont été « folklorisés » à mort, comme toutes les cultures de l’ex-URSS. Le folklore, c’est la représentation d’une culture coupée de la praxis qui l’avait fait naître. Évidemment Nastassja Martin ne voulait pas s’en tenir là, à observer des « coutumes » détachées de leur contexte et mises en scène de façon totalement artificielle. Et elle a fini par réussir à passer « de l’autre côté », à rejoindre un clan familial Even dirigé par une femme, Daria, avec laquelle elle est devenue très amie au fil des mois et des années, au point de faire désormais partie de la famille (ce qui, me semble-t-il, est bien différent de ce qu’elle avait vécu en Alaska, où elle s’était certes fait des amis, mais pas une « famille » Gwich’in, et qui donne une charge émotionnelle plus grande à ce second opus[6]).

C’est elle, Daria, qui dit : « Un jour, en 1989, la lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus. » Le 3 novembre de cette année-là, soit quelques jours seulement avant la chute d’un mur qui fit du bruit en Occident, elle prit ses cliques et ses claques, ses trois enfants en bas âge et (re)partit s’installer en forêt, non loin de sa mère Memme qui, elle, n’avait jamais voulu la quitter. D’autres membres du clan familial étaient déjà partis et toutes et tous s’étaient installés dans la région d’Icha, près des berges de la rivière du même nom, quelque part sous le volcan Ichinsky. Si vous tapez « rivière Icha » sur Internet, vous ne trouverez pas de photos des membres du clan de Daria, mais des sites genre planetflyfishing.com ou lepoissonvoyageur.com affichant des photos de fiers mâles blancs qui présentent à l’objectif de superbes spécimens de saumons et autres truites tout juste pêchés entre leur aller et leur retour à Paris-Roissy ou ailleurs. Je ne pense pas qu’il leur soit venu à l’idée que des gens vivent là en permanence, tirant leur subsistance de la rivière et de la forêt…  Les Even de la famille élargie de Daria (si je comprends bien, une cinquantaine de personnes dispersés sur des centaines, voire des milliers de kilomètres carrés) vivent là en chasseurs cueilleurs, eux qui étaient jadis (avant la sédentarisation forcée) plutôt éleveurs de rennes. Daria a expliqué à Nastia, comme on l’appelle affectueusement là-bas, que les chamanes avaient disparu en même temps que disparaissaient les anciens modes de vie. Elle-même, qui était née dans la forêt avant de vivre longtemps « en ville » (à Esso, qui est plutôt un gros village – 2000 habitants selon Wikipédia), avait été sauvée dans les jours suivant sa naissance par le dernier d’entre eux : en ses premiers jours, elle n’arrêtait pas de pleurer et refusait de manger. Le chamane, après avoir jeûné et rêvé pour elle, avait expliqué à sa mère qu’elle avait choisi un mauvais nom pour sa fille (elle voulait l’appeler Ouliana) : elle devait s’appeler Daria (prénom de sa grand-mère), sinon elle mourrait. Aussitôt dit, aussitôt fait, et le bébé s’arrêta de pleurer et s’alimenta normalement. Elle était âgée de près de soixante ans et était la cheffe du clan familial lorsque Nastassja la rencontra. C’est avec elle, surtout, que l’anthropologue a appris comment vivent ces gens qui sont repartis dans la forêt quasiment sans bagage et en ayant presque tout oublié des anciennes coutumes, des anciens modes de faire et de s’entretenir avec les esprits. Il n’y a plus de chamanes pour les aider, alors Daria improvise. Elle parle, elle chante, s’adressant au feu, à la rivière, aux esprits de la forêt. Elle (ré)apprend en marchant. Et rêve aussi. Beaucoup. Et s’intéresse aux rêves de celles et ceux qui dorment dans sa yourte. C’est que souvent les âmes des animaux s’adressent à eux, leur disant qu’ils s’offriront à eux demain, à tel endroit, ou les prévenant de tel ou tel aléa climatique.

« Un […] matin d’hiver, je me réveille, j’avise les garçons et Matchilda, le beau-fils de Daria, accoudé à la petite table près du poêle. Je le fixe sans but, la tête vide, pensant vaguement à la longue journée probablement ennuyeuse qui m’attend. Elle est déjà partie, me dit-il sans me regarder. Elle a dû rêver, dit-il encore, ses traces partent vers la rivière… Elle a rêvé c’est sûr. Il a l’air agacé, presque jaloux. Je m’habille à la hâte, enfile mes bottes et sort dans l’air brillant. Avant même que j’aie pu atteindre le bout du camp, je vois la silhouette de Daria qui se découpe au fond de la clairière sur le petit chemin de neige qui remonte de la rivière. Je m’arrête, la regarde s’approcher. Elle a le sourire aux lèvres, elle est fière comme une gamine qui aurait attrapé son premier papillon, sur son épaule se balance un sac humide. Elle le dépose à nos pieds, l’ouvre et me montre les truites arc-en-ciel. Cette nuit je les ai vues, elles m’ont parlé, elles m’ont dit l’endroit où elles allaient être, dit-elle sans se départir de son large sourire. J’ai su qu’elles allaient se donner.je me suis dépêchée, je suis allée à l’endroit que j’ai vu en rêve. Elles sont venues presque tout de suite.

« Plus tard dans la journée, devant la maison sur le petit banc, assises sous les quelques rayons de soleil du jour, nous pouffons de rire : Matchilda revient de la rivière, bredouille. Tu es né hier ou quoi ? lui lance Daria. Tu sais que ça ne sert à rien d’y aller, si tu n’as rien vu la nuit ! On peut toujours essayer, marmonne Matchilda en nous passant devant, l’air renfrogné. »

L’anthropologue observe comment celles et ceux qui sont devenus sa famille s’affrontent au changement climatique qui leur apporte des catastrophes météo, modifie les comportements des animaux, voire les fait disparaître. Comment aussi ils et elles sont bien obligés de passer des compromis avec la civilisation afin de se procurer de l’argent et surtout les produits indispensables (ou pas) à la survie en climats extrêmes (comme par exemple essence et pièces détachées pour les motoneiges, ou cigarettes). Comment ils vivent tous les petits détails (qui n’en sont pas) de la vie quotidienne, loin de toute facilité et de tout élément de confort « tout fait ». C’est vraiment un très beau livre. De plus elle entrelace à ces considérations une sorte de cours d’anthropologie pour débutants dans mon genre, parlant des mythes, des tricksters (ces êtres du passage, des limites, de la transgression créatrice), des rêves et de ce qu’elle nomme les « cosmogonies accidentelles » – c’est-à-dire nées de rencontres, de circonstances fortuites, d’accidents en somme, et pas d’Un à majuscule qui se ramène et proclame que la lumière soit et la lumière fut etc., si vous voyez ce que je veux dire. Lisez-le absolument, c’est une grande leçon.

Bon, je vais trop vite, c’est entendu. Mais l’idée est d’inciter à lire, non de faire semblant d’avoir tout bien compris, tout bien digéré et de vous le rapporter tel un oiseau rapportant la becquée à ses petits. Pourtant, je vais encore m’attarder sur la cinquième partie du livre, intitulée « Tempête », et qui me semble formuler des propositions que je n’avais guère entendues jusqu’ici.

Ça commence par une tempête, des trombes d’eau puis le regel – qui tue des dizaines d’animaux aux alentours, dont huit des dix chevaux de la famille de Daria, incapables de casser la couche de glace au-dessus de la neige afin de trouver encore un brin d’herbe dessous… Jusqu’ici les anthropologues se sont peu intéressés aux relations entretenues par les collectifs indigènes aux flux géophysiques – d’abord parce qu’eux-mêmes n’étaient pas encore sensibilisés à la question des bouleversements du climat, mais aussi pour une autre raison, selon Nastassja Martin : « Pour mieux saisir ce silence des anthropologues, il faut d’abord comprendre qu’ils n’ont pas seulement hérité du grand partage entre culture et nature, même si nombre d’entre eux se sont attachés à le défaire ces dernières décennies. À un niveau infra, ils sont porteurs de divisions plus profondes encore : celle entre vivant et non-vivant, en résonance avec la césure animé et inanimé, héritée de l’Antiquité et retravaillée au début de la modernité. » Le milieu était vu comme un environnement abiotique (physique, chimique, géologique), soit un donné inerte. Mais plus récemment, « diverses disciplines scientifiques ont montré que ces milieux étaient en réalité construits par et pour les êtres vivants, et en étaient donc une extension. » C’est, en gros, l’effet de l’« hypothèse Gaïa », soit la Terre vue comme organisme vivant.

Du point de vue Even, cela se traduit par des adresses directes aux éléments. On l’a dit, Daria s’adresse au feu, à la rivière. Mais elle raconte aussi à Nastia ses souvenirs de rituels exécutés par ses parents afin de faire changer une météo défavorable. Elle-même ne sait plus accomplir ces rituels ; par contre, elle cherche toujours à parler, à communiquer avec les éléments. Prendre Daria au sérieux, c’est essayer de comprendre pourquoi elle le fait, au nom de quelle vision du monde. C’est un monde où tout n’est pas vivant, au sens biologique du terme, mais ou tout – humains, animaux, pierres, vent, feu, eau – est traversé par un « principe d’animation » que les Even nomment Ivki. Comme dans d’autres cas – le manitou, ou le Grand Esprit des Indiens d’Amérique – les Blancs ont eu tendance à assimiler ces notions au Dieu monothéiste. « Pour sortir de [cette] affiliation notable mais réductrice […], il me semble, dit Nastassja Martin, que le fil conducteur n’est pas à chercher dans l’idée partagée qu’il existerait une force toute-puissante extérieure à ce monde qui serait néanmoins à son origine. Bien plutôt, il nous faut porter l’attention vers ce qui est réputé être distribué chez tous les êtres, éléments et entités qui composent ce monde. Ce que toutes ses composantes reçoivent en partage est une capacité de métamorphose. » C’est l’auteure qui souligne. Cela me paraît assez vertigineux : car cela remet radicalement en question nos conceptions occidentales – la politique, l’économie, l’État, le Droit, etc., toutes fondées sur la notion d’Institution majuscule, soit quelque chose censé être solide, robuste, stable, en somme : immuable. Mais poursuivons avec Nastassja Martin à propos des éléments et d’Ivki : « Le feu, la rivière et les conditions atmosphériques sont perçus comme bougeant en amont des humains, des animaux et des plantes, plus vite et plus fort qu’eux ; ils n’en deviennent pas pour autant des “personnes” ou des “gens” au même titre que les animaux par exemple, puisqu’ils n’ont pas d’âme individuelle ; ils pourraient néanmoins être vus comme des méta-personnes, traversant toutes choses, traversées par toutes choses. Ce qui leur est reconnu est une puissance propre, une animation qui dépasse, en intensité, tout ce que les animaux et les humains peuvent faire ou dire, ainsi que leur manière de se métamorphoser. Ivki, en relation avec l’instabilité des formes de ces derniers, peut être compris comme la capacité métamorphique que manifestent ces éléments. Ivki n’est pas supérieur, nous dit Daria, mais traverse toute chose. Cela veut dire que même les entités réputées “animées” au plus haut niveau, comme le feu, l’eau et les conditions atmosphériques, sont elles-mêmes traversées par un principe d’animation qui tend, en quelque sorte, les relations entre tous les êtres – un “vent” qui fait bouger les branches des grands arbres et frémir les toutes petites herbes. »

Pour conclure, je reprendrai un extrait de la conclusion d’À l’est des rêves, tout aussi belle et profonde que le reste du livre.

« Daria et sa famille ont, plusieurs fois, tout perdu. Nous aussi, nous sommes à l’orée d’une perte si abyssale que nous en restons stupéfaits[7]. Alors ? Reposons la question : vers quoi œuvrons-nous[8] ? Le maintien de leurs formes et des nôtres ? Le maintien de nos structures et des leurs ? À quel prix ? Les Even d’Icha répondraient : au prix des relations. Nos livres et toutes nos restitutions[9] sont-ils appelés à devenir autant de musées où sont conservées les formes stables – et donc rassurantes – des traditions autochtones ? Si la réponse est négative, alors leurs manières de vivre recomposées, qui déboussolent les nôtres face aux métamorphoses systémiques actuelles, doivent être absolument repolitisées en même temps que défolklorisées. Il faut entendre les rencontres interspécifiques, les mythes, les rêves et les adresses aux éléments comme autant de façons de dire que le monde pourrait être autre. »

Un grand livre, décidément.

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 4 septembre 2022

[1] Maïté, parisienne pur jus, était partie à la fin des années 1960, comme beaucoup d’autres, s’installer dans un coin reculé de la haute Ardèche, juste sous le Gerbier-de-Jonc, afin d’y construire une vie plus solidaire entre humains, plantes et animaux. Et elle avait réussi. Comme Daria, dont parle Nastassja Martin dans son livre, et qui était repartie vivre en forêt en 1989, elle avait été longtemps cheffe de clan. À l’est des rêves s’ouvre sur la mort de la mère de Daria et une cérémonie émouvante de funérailles dans la forêt. Celle qui a accompagné Maïté dans son dernier voyage, voici quelques jours, fut aussi très belle.

[2] Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016 ; Croire aux fauves, Verticales, 2019.

[3] J’avais aussi aimé Croire aux fauves, mais je pense que je l’avais mal compris avant la lecture de À l’est des rêves. En effet, il y avait un côté un peu « sensationnel », rocambolesque, dans ce combat entre une femme et un ours… Cet aspect me semblait reléguer en arrière-plan le magnifique travail d’ethnographie des Âmes sauvages. Or j’ai relu Croire aux fauves après À l’est des rêves, et il m’est apparu tout autrement, aussi comme un essai réflexif sur l’anthropologie – sans parler de ses considérations ethnographiques comparatives sur les systèmes de soins russes et français…

[4] 1380 km de long sur 430 dans sa plus grande largeur, 270 000 km2, soit environ la moitié de la France, pour une population de 330 000 habitants (dixit Wikipédia). La péninsule est en quelque sorte « prolongée » vers le sud par les îles Kouriles, qui forment un arc de cercle très ouvert jusqu’à l’île japonaise d’Hokkaido. Les quatre îles proches de cette dernière sont l’enjeu d’un conflit territorial entre Russie et Japon. Les Japonais les nomment « Territoires du Nord » et les Russes « Kouriles du Sud ». Suite à leur annexion par l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le différend n’est toujours pas réglé à ce jour, empêchant la signature d’un traité de paix entre URSS, puis Russie, et Japon. Celui-ci s’étant associé aux sanctions occidentales contre la Russie après le déclenchement de la guerre en Ukraine, la Russie a dénoncé son « attitude inamicale » et abandonné la négociation de ce fameux traité…

[5] Même si le travail de Charles Stepanoff (du moins ce que j’en ai lu) ne présente pas le côté très personnel, qui touche à l’intimité du chercheur lui-même, que l’on trouve chez Nastassja Martin, je m’en voudrais de ne pas recommander ici Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, avec une préface de Philippe Descola, La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2019. C’est une très belle étude sur le chamanisme, basée sur les enquêtes de terrain de l’auteur et « l’ample littérature ethnographique décrivant les traditions autochtones du nord de l’Eurasie et de l’Amérique » (extrait de la quatrième de couverture). Son très grand intérêt vient de ce qu’elle met au jour des différences entre pratiques chamaniques qui semblent traduire une sorte d’évolution vers la spécialisation des praticiens et donc une certaine hiérarchisation qui pourrait (c’est mon commentaire) peut-être se retrouver au cours du développement de nombreuses religions, avec l’apparition progressive d’une caste de prêtres, d’un savoir réservé aux élites, etc. On peut aussi voir sur Lundi soir un entretien avec Charles Stepanoff à propos de son dernier livre L’Animal et la mort. Chasses, modernité et crise du sauvage. C’est par ici.

[6] Ici, je ne peux pas ne pas penser à Barbara Glowczewski qui, elle aussi, a été adoptée par une famille aborigène en Australie. Voir https://antiopees.noblogs.org/post/2015/10/22/barbara-glowczewski-les-reveurs-du-desert-et-reves-en-colere/ et aussi ce récent « Lundi soir ».

[7] Nastassja Martin en sait quelque chose, elle qui habite, lorsqu’elle est en France, au pied de la Meije, dans le massif des Écrins : elle qui est amoureuse de la montagne voit l’effet du réchauffement climatique sur le glacier du même nom, comme on peut l’observer à travers toute la chaîne des Alpes.

[8] Nous : les anthropologues.

[9] Nastassja Martin a aussi participé à la réalisation de deux films documentaires : Kamtchatka, un hiver en pays évène (2018) et Kamtchatka : un été en pays évène (2020).

 

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Ernst Bloch Thomas Münzer, théologien de la révolution

Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac. Préface de Thierry Labica. Éd. Amsterdam, 2022[1]

On dit que chez ces gens, tous les biens sont obligatoirement mis en commun. Érasme de Rotterdam[2]
Voilà ce que c’est que l’hérésie, et pas autre chose : une idée essentiellement chrétienne dans son principe, évangélique dans ses révélations successives, révolutionnaire dans ses tentatives et ses réclamations […] Georges Sand, Jean Zyska[3]
 Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun. » (Actes des Apôtres 2 : 44-45 et 3 : 34)[4]
 Omnia sunt communia[5]

« Jamais nous ne voulons être ailleurs que chez nous. » Ainsi s’ouvre l’Avis au lecteur qui sert de première partie à l’essai de Bloch (une première partie qui tient en un seul paragraphe). J’avoue que j’ai buté d’emblée sur cet incipit : que voulait-il dire par là ? Après avoir (re)lu[6] le livre, j’en suis arrivé à la conclusion que « chez nous », c’est le Royaume, soit le communisme, l’Éden de l’humanité enfin réconciliée avec elle-même, jardin dont nous sommes encore et toujours chassés, non par un Dieu jaloux, mais par nos oppresseurs. Une longue théorie de révoltes et d’insurrections ont tenté et tentent encore de « monter à l’assaut du ciel », suivant l’expression de Marx à propos des communard·e·s. Ce ciel, selon Bloch, ce n’est rien d’autre que « chez nous ». Un « chez nous » universel (catholique ![7]), au sens d’« égalitaire ». Si ce « nous » comprend le genre humain dans son ensemble (voire, aujourd’hui, l’ensemble de ce que jadis on appelait la Création), alors, « il n’y aura plus ni persécution, ni souffrance, ni oppression, et […] il ne sera point permis d’élire un roi, parce que Dieu seul régnera, et que le royaume sera donné au peuple de la terre[8]. »

On comprendra peut-être mieux l’intention de Bloch en lisant cet extrait de la dernière partie du livre, tout aussi brève que la première, intitulée « Note éditoriale » : « Le livre qu’on vient de lire date de 1921. […] l’ouvrage reste le même, œuvre de jeunesse qui traite d’un important sujet. Il est comme un appendice à l’Esprit de l’Utopie paru en 1918 et réédité en 1923. Son romantisme révolutionnaire trouve mesure et détermination dans notre Principe espérance[9]. »

Personnellement, j’aime bien cette idée de romantisme révolutionnaire. Évidemment, elle n’est pas partagée par tous les marxistes. Engels d’abord, que l’on ne peut guère taxer de romantisme, et cela même s’il a donné une histoire de La Guerre des paysans en Allemagne – avec d’ailleurs une motivation de départ que l’on retrouvera chez Bloch et qui est bien exprimée dès le début de son essai : « Le peuple allemand a, lui aussi, ses traditions révolutionnaires. Il fut un temps où l’Allemagne a produit des hommes qu’on peut comparer aux meilleurs révolutionnaires des autres pays, où le peuple allemand fit preuve d’une endurance et d’une énergie qui, dans une nation centralisée, eussent donné les résultats les plus grandioses, où les paysans et les plébéiens allemands caressèrent des idées et des projets devant lesquels leurs descendants frémissent assez souvent d’horreur aujourd’hui encore. Le moment est venu, en face du relâchement actuel qui se manifeste presque partout après deux années de luttes, de présenter à nouveau au peuple allemand les figures rudes, mais vigoureuses et tenaces de la grande Guerre des paysans[10]. » Engels écrivait ceci en 1850, soit après l’échec de la révolution de 1848[11]. Il s’agissait donc de rouvrir une perspective révolutionnaire. En tout cas, il me semble que l’on ferait bien de (re)lire cet essai avant peut-être d’aborder celui de Münzer – car s’il y a une chose que l’on ne peut guère contester chez Engels, c’est sa lucidité, et la clarté d’exposition qui en découle, quant aux enjeux en termes de lutte des classes de la guerre des paysans en Allemagne. En voici un aperçu : « Tandis que le premier des trois grands camps entre lesquels se divisait la nation, le camp conservateur-catholique, groupait tous les éléments intéressés au maintien de l’ordre existant : pouvoir d’Empire, clergé et une partie des princes séculiers, noblesse riche, prélats et patriciat des villes, sous la bannière de la Réforme luthérienne-bourgeoise modérée se rassemblaient les éléments possédants de l’opposition, la masse de la petite noblesse, la bourgeoisie, et même une partie des princes séculiers, qui espéraient s’enrichir par la confiscation des biens de l’Église et voulaient profiter de l’occasion pour conquérir une indépendance plus grande à l’égard de l’Empire. Enfin, les paysans et les plébéiens constituaient le parti révolutionnaire, dont les revendications et les doctrines furent exprimées avec le plus d’acuité par Thomas Münzer. »

À cette analyse, qu’il partage pour l’essentiel, Bloch – dont on n’oubliera pas qu’il était le contemporain de Walter Benjamin – ajoute la tentative de saisir ce qui donne sa force à l’élan religieux des pauvres, telle que le formule Münzer, soit son énergie messianique et la radicalité de son espérance : « Tout, tout de suite ! », comme on dira beaucoup plus tard.

Paraissant goûter modérément, lui aussi, le romantisme révolutionnaire, l’auteur d’Histoire et conscience de classe, Georg Lukács, contemporain de Bloch et comme lui réputé marxiste peu orthodoxe, le renvoie néanmoins à ses études de « dialectique marxiste » (c’est le sous-titre de son essai) : « Quand Ernst Bloch croit trouver dans [la] jonction de l’élément religieux avec l’élément de révolution économique et sociale une voie pour l’approfondissement du matérialisme historique “purement économique”, il néglige le fait que cet approfondissement passe précisément à côté de la profondeur véritable du matérialisme historique. En saisissant aussi l’élément économique comme une choséité objective à laquelle il faut opposer l’élément psychique, l’intériorité, etc., il ne voit pas que la révolution sociale réelle ne peut être que la transformation de la vie concrète et réelle de l’homme et que ce qu’on appelle d’habitude l’économie n’est rien d’autre que le système des formes d’objectivité de cette vie réelle. Les sectes révolutionnaires devaient nécessairement passer à côté de cette question, parce que cette transformation de la vie, bien plus, cette problématique elle-même étaient objectivement impossibles dans leur situation historique[12]. » Impossibilité objective, donc. Je me demande si toute l’histoire, dont les millénaristes pensaient, sinon voir la fin, du moins la hâter, comme d’autres l’ont cru après eux (Marx, Fukuyama…) ne serait pas tout simplement une longue suite d’impossiblités objectives. Mais je m’égare en un ciel théorique dont je suis bien loin d’être familier… Revenons à nos moutons enragés, enfin, à nos paysans qui ne supportaient plus de se faire tondre la laine sur le dos par, disons avant tout, les moines, les curés, les seigneurs et les premiers capitalistes marchands. Il faudrait nuancer, hein. C’est bien ce que tâche de faire Ernst Bloch dans « Vie de Thomas Münzer » et « Lignes de force de la prédication et de la théologie münzériennes », les deux parties qui occupent l’essentiel de son livre. Ces titres indiquent suffisamment que la première est consacrée, disons pour aller vite, à la pratique et donc la politique de Münzer, tandis que la seconde expose ses théories et les resitue dans le paysage idéologique et religieux de l’époque. Cette répartition est quelque peu arbitraire dans la mesure où il est très difficile de séparer ces deux aspects de la vie de Münzer telle que nous pouvons la connaître, soit une vie brève, à peu près entièrement consacrée à la Parole et à sa diffusion – donc à l’action.

Deux circonstances ont probablement déterminé son destin : la pauvreté d’abord et la cruelle injustice qui la suit telle son ombre. Son père ? pendu par la « justice » du seigneur local ; sa mère ? elle dut après cela subir « de mauvais traitements », dit Bloch. Thomas était né à Stolberg (en Saxe, dans le massif montagneux du Harz) en 1490, soit trois ans seulement avant le premier complot du Bundschuh en Alsace, en une période de sourd grondement des colères paysannes et ouvrières (le Harz était aussi une région minière). La guerre des paysans, qui connut son apogée en 1525, année du supplice de Münzer, couvait déjà[13]. Bloch rappelle aussi que des échos lointains des hurlements des flagellants devaient encore se faire entendre, ici et là – c’est dans les pays allemands que leurs processions sanglantes, souvent accompagnées de massacres de juifs, avaient été les plus nombreuses. Les dernières manifestations de ces sectes chrétiennes[14] qui prétendaient expier les péchés de ce monde ne dataient guère que d’une cinquantaine d’années. Lorsque l’on évoque cette période, on oublie trop souvent de mentionner aussi ce que l’on appelé la « peste noire », dont on ne sait pas encore tout du point de vue bactériologique, mais dont on connaît les ravages : entre 1347 et 1352, elle causa environ vingt-cinq millions de morts en Europe, soit entre 30% et 50% de la population totale ! Les persécutions des juifs dont se rendirent coupables les flagellants ne furent pas de leur seul fait – la rumeur courait à l’époque que les juifs avaient empoisonné les puits afin de causer délibérément les désastres de la peste. Si l’on garde cela en tête, on peut comprendre un peu mieux dans quelle ambiance de terreur panique vécurent beaucoup d’hommes et de femmes de ce temps. Terreur, mais aussi immense espérance : en effet les prophéties millénaristes qui se multiplièrent en ce temps-là, nourries par la lecture des prophètes de l’Ancien Testament ainsi que de l’Apocalypse de Jean prévoyaient, juste avant l’avènement du « Millénium » (mille ans de bonheur jusqu’au Jugement dernier, autant dire l’Éternité), un déchaînement de catastrophes de toutes sortes et la victoire (provisoire) de l’Antéchrist (que beaucoup identifièrent au pape romain).

Quoi qu’il en soit Münzer étudia. Beaucoup. Ainsi dira-t-il plus tard : « Avec tous les Élus qui m’ont connu dans ma jeunesse, je puis témoigner du zèle extrême avec lequel j’ai reçu ou me suis efforcé de recevoir le plus haut enseignement de la sainte et invincible foi chrétienne. » (Bloch p 48.) Parmi les nombreuses lectures de son temps d’initiation à la fonction sacerdotale à laquelle il aspirait, il faut noter particulièrement Joachim de Flore, dont les thèses millénaristes énoncées à la fin du XIIe siècle, accompagnées des imprécations des prophètes, « notamment contre les déviations des Puissants, des prêtres et des rois[15] », et pour le rétablissement de la Loi, qui implique droit et justice, le confortèrent dans ses convictions intimes. Car ici, il faut prendre garde au fait que les écrits, et particulièrement les Écritures saintes, sont prises par Münzer comme témoignages a posteriori d’une connaissance qui vient directement de Dieu éclairer le croyant. La révélation ne vient pas par les textes ! (Münzer méprise ceux qu’il appelle les « littéralistes », en premier lieu Luther.) Et d’ailleurs, il faudrait parler de révélation continue, ou continuée, comme Trotsky parlait de révolution permanente. L’une des principales avancées de Münzer et plus généralement des millénaristes, c’est de penser en termes d’« états » (d’âme, d’esprit) contre les « statuts » : où le « pauvre Conrad » se révèle tout aussi disposé à accueillir la révélation divine que n’importe quel ecclésiastique, fut-il mitré voire vêtu de pourpre[16]. Ainsi l’ordre des choses de ce monde n’est-il plus immuable, encore moins sacré : « […] réjouissez-vous, amis, vos campagnes se courbent, elles blanchissent pour la moisson. Le ciel m’a embauché au salaire de un sou par jour et j’aiguise ma faucille pour couper la récolte. » Cet extrait de l’Appel de Prague[17], premier texte connu de Münzer, montre assez me semble-t-il que le prédicateur ne se contente pas d’attendre la grâce – ou le Millénium[18] – mais qu’il s’agit bel et bien de faire advenir le Royaume, hic et nunc. Les grands seigneurs de Prague, déjà suffisamment gavés des biens de l’Église récupérés grâce à la révolte des hussites (surtout de leur aile radicale, les taborites), et qui ne voulaient plus entendre parler de quelque rébellion que ce soit[19], ne s’y trompèrent point : peu de jours après l’affichage de ce texte, quatre gardes prirent Münzer en filature, ne le lâchant pas d’une semelle qu’il n’ait quitté la ville. « Dès à présent, écrit Bloch (p. 57) alors qu’il suit la biographie de Münzer qui s’installe comme prédicateur à Allstedt en 1523, [il] se présente, de façon essentielle, comme un communiste doué d’une conscience de classe, révolutionnaire et millénariste. » Il serait trop long de revenir ici en détail sur les deux ans de prédication et de lutte (chez lui c’était à peu près la même chose) qui s’ensuivirent. « Qui a vu Thomas Münzer a vu le diable », tremblait encore quelques années plus tard celui qui s’avéra comme son pire ennemi, Luther, et ce alors que Münzer avait été l’un de ses disciples – peu de temps il est vrai, puisque déjà l’Appel de Prague révèle de graves divergences avec « la chair sans esprit qui mène la bonne vie à Wittemberg », ainsi que Luther sera nommé un peu plus tard dans le titre du « plus célèbre des pamphlets » de Münzer[20]. Il faut reconnaître que le gars n’y allait pas de main morte, qui signait un autre de ses brûlots : « Thomas Münzer au marteau » (depuis que j’ai lu ça, je me demande si Nieztsche pensait à lui lorqu’il déclarait vouloir « philosopher à coups de marteau[21] »).

Écoutez voir ce qui suit : durant son séjour à Allstedt, l’ambiance se tend rapidement. Non loin de la ville il y avait les mines de Mansfeld. Le comte du même nom, fâché du tour par trop « social » des sermons de Münzer, qui avaient le don de plaire à ses ouvriers mineurs, non seulement leur interdit carrément de venir écouter le prédicateur à Allstedt, mais le traita publiquement d’« hérétique fieffé » et autres noms d’oiseaux, lesquels, en ces temps-là pouvaient coûter très cher – les hérétiques, on le sait, « sentaient le fagot ». À quoi Münzer, sans se démonter, lui répondit par une lettre dans laquelle il argumentait contre lui en s’appuyant sur un texte de Paul (Épître aux Romains, 13) pour discuter la légitimité du pouvoir temporel. Ce qui ne manque pas d’ironie car ce sont ces mêmes versets de Paul sur lesquels Luther fondait le caractère divin du pouvoir temporel… Münzer y déclare « que les souverains doivent gouverner de manière telle que les sujets ne craignent que Dieu seul ; autrement dit, qu’ils ne doivent obéissance que s’ils n’ont pas à craindre l’arbitraire du souverain[22] ». Il signe sa missive « Thomas Münzer, destructeur des impies » et, pour bien mettre les points sur les i, quelques jours après, il ajoute, dans une autre lettre adressée cette fois à l’électeur Frédéric, le suzerain du comte de Mansfeld, citant encore une fois Romains 13 : « Ce n’est pas pour une bonne action que les princes sont à redouter […] et s’il en est autrement, le glaive leur sera enlevé et sera donné au peuple en colère pour la ruine des méchants[23]. » C’est moi qui souligne : Münzer n’était déjà plus décidé à accepter quelque arrangement que ce soit. Il confirma ses dispositions rebelles dans un sermon prononcé en présence même du prince Jean, duc de Saxe, et de son héritier, ainsi que de quelques autres notables, venus au château d’Allstedt l’écouter « dans des dispositions plutôt sympathiques », d’après Ernst Bloch, qui ajoute derechef : « [Münzer] leur ôta aussitôt toute illusion[24]. » Voici des extraits, cités par Bloch (trad. de Gandillac) de ce qui est connu sous le nom de « Sermon aux princes » (il s’agit d’une exégèse d’une prophétie de Daniel sur le Cinquième Empire du monde[25]): « Elle est en voie de se bien accomplir, l’œuvre qui mettra fin au Cinquième Empire du monde. Le premier est symbolisé par la tête d’or, et il fut l’Empire de Babylone ; le deuxième par la poitrine et les bras d’argent, ce fut l’Empire des Mèdes et des Perses ; le troisième fut l’Empire des Grecs, à la bruyante sagesse (symbolisée par le bronze) ; le quatrième fut l’Empire romain, conquis par le glaive et qui fut un Empire de contrainte. Mais le cinquième est celui qui s’offre à nos yeux ; il contient aussi du fer et voudrait bien imposer sa violence, mais il est mélangé d’argile, comme nous le voyons clairement, vaines attaques de l’hypocrisie qui grince et qui grouille sur toute la terre. […] On voit bien maintenant comment forniquent ensemble, dans leur entassement, anguilles et serpents. Les prêtres et tous les mauvais hommes d’Église sont des serpents, selon le nom que leur donne Jean, qui baptisa le Christ, en Matthieu [III, 7], et les seigneurs et potentats de ce monde sont des anguilles, selon l’image du Lévitique, au onzième chapitre, à propos des poissons. Ah, chers seigneurs, comme le Seigneur va joliment fracasser les vieux pots avec une verge de fer ! » Et voici le bouquet final (c’est moi qui souligne) : « Mais pour qu’elle [la fin du Cinquième Empire, soit la révolution chrétienne] s’accomplisse à présent de façon convenable et ordonnée, il faut que l’œuvre soit accomplie par nos chers pères, les princes qui, avec nous, confessent le Christ ; s’ils n’agissent point de la sorte, le glaive leur sera arraché, selon Daniel, 7, car c’est en paroles qu’ils confessent le Christ, mais, par leurs actes, ils le renient (Tite, 1) […] S’ils refusent de compter avec la vraie connaissance de Dieu (I Pierre, 3), qu’on les rejette au-dehors (I Corinthiens, 5), mais je prie pour eux avec le pieux Daniel s’ils ne résistent point à la Révélation divine ; s’ils y font obstacle, qu’on les égorge sans pitié comme Ézéchias, Josias, Cyrus, Daniel, Élie (I Rois, 18) détruisirent les prêtres de Baal ; sinon, l’Église chtrétienne ne saurait retourner à sa source. Il est nécessaire d’arracher la mauvaise herbe de la vigne du Seigneur au temps de la récolte, alors le beau blé doré prendra durablement racine et lèvera droitement, selon Matthieu, 13 – mais les Anges qui aiguisent pour ce faire leur faucille sont les consciencieux serviteurs de Dieu, qui exécutent ce que, dans sa colère, a décidé la sagesse divine, selon Malachie, 3. […] Soyez hardis ; qui veut avoir le gouvernement, c’est Celui à qui toute puissance fut donnée au Ciel et sur la terre, selon Matthieu au dernier chapitre. Qu’il vous garde, mes bien-aimés pour toujours ! Amen. »

Quand je vous disais qu’il n’y allait pas avec le dos de la cuiller… Mais il avait affaire à (trop) forte partie : dans une autre conjoncture, les princes coalisés des États allemands auraient peut-être pu, sinon pardonner, du moins oublier ce genre de discours incendiaires – les prophètes, après tout, demeurent de gentils agités du bocal à la parole inconséquente tant qu’ils ne trouvent pas des oreilles ouvertes pour les entendre. Mais à ce moment-là, les choses sont bien différentes. Un premier signe en est donné par l’expulsion du territoire saxon, par le duc Jean, de l’imprimeur auquel Münzer avait confié son Sermon aux princes[26]… Déjà Luther s’était inquiété de ce que l’on ait traduit en allemand sa Disputatio pro declaratione virtutis indulgentiarum, en langue vulgaire, donc : « Dispute sur la puissance des indulgences[27] », plus souvent désignée comme ses quatre-vingt-quinze thèses, qu’il avait placardées le 31 octobre 1517 sur les portes de l’église où il officiait. C’est que le fond de l’air était rouge, si je peux me permettre l’anachronisme. Il ne faut pas se représenter la guerre, ou plutôt les guerres des paysans comme un seul feu de paille en 1525, vite éteint par la féroce répression des princes et de leurs mercenaires (on[28] parle de 100 000 morts, excusez du peu !). Il y avait déjà des années que la colère grondait parmi « la pauvre Chrétienté » – entendez avant tout les paysans, mais pas seulement, comme on a vu plus haut avec les mineurs de Mansfeld). Et Luther, soit qu’il se soit effrayé lui-même de son audace, soit qu’il ait été intimidé par les pressions qu’il subit lorsqu’il fut convoqué par les puissants à la Diète de Worms[29] en 1521, prit le parti des princes – et l’on verra par ce qui suit que lui non plus n’était guère modéré dans son expression : « C’est particulièrement l’Archidiable [Thomas Münzer] qui gouverne à Müllhausen et qui ne fait rien d’autre que provoquer au vol, au meurtre, au massacre, à l’instar de celui dont le Christ dit (Jean 8) qu’il est un meurtrier depuis le début […]. Ce sont trois péchés atroces contre Dieu et contre les hommes que les paysans ont commis[30], et qui font qu’ils méritent maintes fois la mort du corps et de l’âme […]. Quiconque le peut doit frapper, étrangler et poignarder, secrètement ou publiquement, et songer qu’il n’est rien de plus empoisonné, dommageable et diabolique qu’un émeutier, semblable au chien enragé que l’on doit abattre : si tu ne le frappes pas, il te frappe, et tout ton pays avec toi. […] Chers seigneurs, poignardez, pourfendez et égorgez à qui mieux mieux. Si vous y trouvez la mort, tant mieux pour vous ; jamais vous ne pourrez rencontrer mort plus bienheureuse, car vous mourrez dans l’obéissance au commandement et à la parole de Dieu, Romains 13, et dans un service de charité rendu pour sauver votre prochain de l’enfer et des rets du Diable[31]. »

Après la partie plutôt biographique, Bloch passe à un examen plus théorique (théologico-politique, en fait) des idées de Münzer. C’est un exposé vraiment passionnant, car il s’attarde non seulement sur les thèses qui donnèrent naissance à l’évangélisme et à l’anabaptisme, mais aussi, en un long « excursus », sur les « compromis des Églises entre le monde et le Christ », où sont analysées en détail les doctrines de Calvin, Luther et aussi celles de l’Église catholique et romaine. Ce qui est capital, si j’ose dire, pour penser le développement du capitalisme : comme le dit Thierry Labica dans sa Préface (« Un contretemps nommé Münzer »), ce livre « peut être lu en lien avec l’ensemble des débats de l’époque sur la naissance du capitalisme et de la place occupée par la religion dans ce processus », citant entre autres auteurs, Max Weber – LÉthique protestante et l’Esprit du capitalisme. Je ne m’y attarderai pas ici, ce serait trop long (et peut-être que cela excéderait un peu mes capacités d’exposition et de synthèse, dont la première partie de cette recension montre qu’elles ne sont pas optimales, loin de là). Je voudrais simplement mettre l’accent sur ce qui me semble être un point nodal de l’irréconciliable désaccord d’un Thomas Münzer et de tant d’autres avant et après lui avec les Églises, réformées ou pas : toutes s’en tiennent à la sagesse de Tartuffe – « Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ; / Mais on trouve avec lui des accommodements[32] », ce qui se traduit avant tout par une séparation entre le spirituel et le temporel et, pour aller vite, par une morale à deux vitesses. Et finalement, c’est toujours le temporel qui gagne – après le temps des Apôtres, l’Église catholique devient la « grande prostituée » de Rome-Babylone, avec à sa tête l’Antéchrist. Ses princes se révèlent tout aussi crapuleux que les autres (ducs, empereurs, rois et tout ce qu’on veut) et tous vivent sur le dos des pauvres, ce qui est parfaitement résumé par la célèbre question posée par John Ball, autre guide spirituel d’une autre guerre des paysans, en Angleterre celle-là (au XIVe siècle) : « Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où était le gentilhomme ? »

Je terminerai (comme le fait Thierry Labica) avec les premières phrases de Bloch, auxquelles je trouve un fort parfum benjaminien : « Jamais nous ne voulons être ailleurs que chez nous. Même ici notre regard n’est point rétrospectif. Nous nous mêlons nous-mêmes au passé de façon vivante. Et, de la sorte, les autres revivent, métamorphosés ; les morts ressuscitent ; avec nous leur geste va derechef s’accomplir. Münzer a vu son œuvre brutalement brisée, mais son vouloir s’est ouvert sur de très vastes perspectives. Lorsqu’on le considère en homme d’action, on saisit en lui le présent et l’absolu, de plus loin et de plus haut que dans une expérience trop vite vécue, et cependant avec une égale vigueur. Münzer est avant tout histoire au sens fécond du terme : lui et son œuvre, et tout passé qui mérite d’être relaté, sont là pour nous assigner une tâche, pour nous inspirer, pour étayer toujours plus largement notre permanent projet. »

franz himmelbauer, août 2022

[1] Première édition française : éd. Les Lettres nouvelles/Julliard 1964 (même traduction). Le titre avait été repris voici quelques années par Les Prairies ordinaires, avec déjà la préface de Thierry Labica.

[2] « Sur la concorde qui doit régner dans l’Église » [1533], in Liberté et unité dans l’Église, trad. fr. R.  Galibois, Québec, Cosmos, 1971, p. 209-210 cité par Thierry Labica, Préface, in Ernst Bloch Thomas Münzer, théologien de la révolution, éd. Amsterdam 2022, p 28.

[3] Georges Sand, Jean Zyska, Paris, Michel Lévy frères, 1867, en ligne sur gallica.bnf.fr

[4] Cité par Jacques Grandjonc, « Quelques dates à propos des termes communiste et communisme », in : Mots, n° 7, octobre 1983. Cadrage des sujets et dérive des mots dans l’enchaînement de l’énoncé, p. 143-148. doi : https://doi.org/10.3406/mots.1983.1122.

Voici un extrait plus explicite de cet article de Jacques Grandjonc : « […] on trouve le terme [communiste] en latin, en polonais et en néerlandais aux XVIe et XVIIe siècles dans le sens qui nous intéresse plus particulièrement ici, à savoir : membre d’une communauté de biens ou partisan de la communauté des biens. Mais avant d’examiner les avatars de communista-ae, je noterai encore que Ducange et ses successeurs, qui ignorent le terme, en relèvent deux autres, dérivés comme lui de communis, pour désigner les partisans de la communauté des biens : comminelli (pour communelli) et communicantes. Le premier, comminelli, daté de 1254, est ainsi défini : « Haeretici Valdensium sectarii, sic forte dicti quodomnia sibi invicem communia essent ; nam Communalis idem valet ac Communis. Horum mentio est in Constitutione Friderici II. Imp. contra Catharos et Patarenos. » Quant à communicantes, employé par Gautier de Lille à partir de 1513, il en est dit : « Inter Anabaptistas ii dicuntur, qui more veterum Nicolaitarum omnia habent communia. » Les deux termes situent très exactement les origines théoriques des doctrines communautaires anciennes, des Vaudois, des Nicolaïtes, des Huttérites, etc., dans un recours aux principes de la première communauté chrétienne de Jérusalem : « Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun. » Précisons au passage que Jacques Grandjonc était un spécialiste de la culture allemande et de Marx en particulier. « Son travail en trois volumes sur Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes (1989) constitue la seule analyse philologico-historique d’envergure consacrée à une terminologie sociétaire dans laquelle s’est exprimé tout le XIXe siècle européen. » (Le Monde, 22 juillet 2000). Ce travail, issu de sa thèse de doctorat, vient d’être réédité : éd. de La Grange Batelière, 2021.

[5] On a dit que ces dernières paroles de Münzer n’avaient pas de sens puisqu’elles lui avaient été arrachées sous la torture lorsqu’il fut fait prisonnier par les sbires des ducs de Brunswick et de Saxe et de Philippe de Hesse, lesquels venaient de se livrer à un merveilleux massacre de gueux à Frankenhausen – les princes perdirent, paraît-il, six de leurs mercenaires dans cette boucheie qui coûta la vie à cinq mille (5 000 !) paysans. On était évidemment social-démocrate, voire franchement réactionnaire.

[6] Je l’avais lu une première fois, il y a longtemps, alors que j’étais membre d’un collectif né dans les années 1970, à la fin de la vague communautaire de « retour à la terre » qui suivit Mai 68. Longo maï, c’était (et c’est encore) son nom, se voulait un projet politique, lequel, face à la défaite définitive (en tout cas sur le Vieux Continent) de ce qu’il était convenu de nommer le « mouvement ouvrier », avait entrepris une sorte de « longue marche » dans les régions de montagne européennes – avec l’ambition d’y créer, sinon le Royaume, du moins une sorte de société alternative hors le carcan de la vie quotidienne capitaliste. Nous étions très gourmands alors de tout ce qui était révolutions, utopies et autres mouvements sociaux – d’où bien sûr cette lecture d’Ernst Bloch, entre autres. Sa réédition aux Prairies ordinaires voici quelque temps déjà (pas retrouvé la date précise) m’avait semblé être un petit signe, parmi d’autres, de la sortie des « années d’hiver » – les années 1980 selon Guattari. Les Années d’hiver, 1980-1985, encore un livre que je n’ai pas lu. Alors je vérifie que je ne me plante pas sur le titre et je découvre qu’il y a eu une réédition de ce livre en 2009… aux Prairies ordinaires.

[7] Du grec khatolikos : général, universel.

[8] Extrait d’un des dix articles des taborites – (cité par George Sand in Jean Zyska, op. cit.). Les taborites constituaient l’aile radicale (de tendance nettement communiste) du mouvement des hussites, prédécesseurs, en Bohême, de Münzer et des anabaptistes. Jean Huss, prêtre et ancien recteur de l’université de Prague, fut condamné comme hérétique par le concile de Constance et mourut sur le bûcher en 1415 (soit à peu près un siècle exactement avant Münzer). Le premier texte que l’on connaît de Münzer est un Appel rédigé et placardé à Prague, où il s’était rendu en 1521 comme en pèlerinage sur les traces de l’insurrection hussite. L’original latin, que le prédicateur avait fait traduire en tchèque et en allemand afin qu’il soit accessible aux hommes et femmes du commun, est perdu – mais il nous en reste le titre, qui ne laisse aucune place à l’équivoque : Intimatio Thomae Muntzeri manu propria scripta et affixa Pragae a. 1521 contra Papistas (Bloch, p. 51).

[9] L’Esprit de l’utopie, éd. Gallimard, 1977 ; Le Principe espérance, 3 vol., Gallimard, 1976, 1982, 1991.

[10] Friedrich Engels, La Guerre des paysans en Allemagne, éd. électronique <http://www.uqac.uquebec.ca> à partir de Édition sociales, 1974.

[11] Quant à lui, Bloch avait le regard tourné vers l’est, après Octobre 17, et alors que la révolution allemande n’avait pas encore été vaincue (défaite définitivement consommée en 1923 seulement).

[12] Georg Lukács, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, 1922, trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois, en ligne sur <http://www.uqac.uquebec.ca> (Éditions de Minuit, 1960).

[13] Pour en savoir plus sur la guerre des paysans, on peut consulter Wikipédia, mais aussi La Guerre des pauvres, d’Éric Vuillard (Acte Sud 2019). Je ne comprends pas pourquoi Vuillard – et son éditeur – ont trouvé bon de franciser Mülhausen, cette ville de Thuringe qui fut le dernier lieu de prédication de Münzer, en Mulhouse, ce qui pour un lecteur français désigne immanquablement la ville française du Haut-Rhin où l’on ne sache pas que Münzer ait jamais mis les pieds (même s’il semble qu’il soit passé non loin, à Bâle, au cours de ses pérégrinations). Si l’on ne se contente pas de la manière cursive de Vuillard, on pourra lire aussi Q, L’Œil de Carafa, de Luther Blissett (pseudo d’un collectif italien qui a signé depuis Wu Ming), un roman historique beaucoup plus copieux (750 pages), mais aussi, me semble-il, beaucoup mieux documenté historiquement que Vuillard (rééd. Seuil, 2021). Maurice Pianzola, dont je recommande le Thomas Münzer ou La Guerre des paysans, éd. Héros-Limite, 2015 [1958], a également publié un autre livre qui vaut le détour, par l’éclairage « culturel » qu’il apporte sur l’événement : Maurice Pianzola, Peintres et Vilains. Les artistes de la Renaissance et la grande guerre des paysans de 1525, Éditions L’Insomniaque, octobre 2015 [1962].

[14] L’une des dernières, implantée dans les cités d’Allemagne méridionale et centrale, était dirigée par un certain Conrad Schmidt, qui fut brûlé avec six autres personnes déclarées hérétiques à Nordhausen en 1368. Il semble que l’on ne puisse pas faire le rapprochement avec le mouvement du « Pauvre Conrad », qui fut l’un des précurseurs de la grande guerre des paysans, en 1514. Il s’agissait déjà (ou encore et toujours) d’« émotions » populaires, avant tout paysannes, contre les taxes et corvées en tout genre qui pressuraient les pauvres. Ceux-ci avaient choisi ce nom de « Pauvre Conrad » pour désigner leurs complots comme un retournement de stigmate : en effet, c’est ainsi que les nobles les appelaient de manière méprisante – le terme signifiait quelque chose du genre « pauvre garçon » ou « pauvre diable ».

[15] Claude Dubar, « La fin des temps : millénarisme chrétien et temporalités », Temporalités (en

ligne), décembre 2010.

[16] Ce qui renvoie évidemment à certain Sermon sur la montagne : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. »

[17] Cité par Bloch, p. 52-55.

[18] « Le Millénium est une uchronie, du moins au sens donné à ce terme par Ernst Bloch :

“une histoire de l´avenir”. C´est en effet l´anticipation de “ce qui doit arriver” (Apocalypse, 1, 1) – souvent annoncé comme prochain et parfois daté dans l’avenir avec plus ou moins de précision – et qui accomplira ce que le Christ a déjà réalisé en venant sur terre : le salut éternel, mille ans étant la métaphore de l´éternité. » Claude Dubar, loc. cit.

[19] Notons au passage que ce schéma des bourgeois cornaquant tant bien que mal les révolutions populaires afin d’en tirer les marrons du feu – quitte à massacrer leurs alliés de la veille, comme en juin 1848 à Paris, s’est sempiternellement reproduit, et ce jusqu’à l’effondrement, après 1989, des régimes dits du socialisme réel, dont les ex-bonzes se sont « beurrés la gueule » (comme disait Münzer des princes allemands dont Luther avait beurré la gueule de biens ecclésistiques) grâce aux privatisations de biens d’État qui s’ensuivirent.

[20] Selon Bloch, p. 83. Il s’agit du dernier écrit que Münzer a rédigé et fait imprimer lors de son bref passage à Nuremberg en 1524, alors que les hostilités étaient désormais ouvertes et qu’il était poursuivi, à la demande de Luther, par les princes auxquels ce dernier s’était inféodé. Voici son titre « au long », comme disent les imprimeurs, dans la traduction de Maurice de Gandillac (p. 83) : « Très bien fondée Apologie et Réponse à cette chair sans esprit qui mène la bonne vie à Wittemberg et qui, mettant tout à l’envers, en fraudant la Sainte Écriture, a souillé de façon si totalement désolante la misérable Chrétienté – Thomas Münzer, Allstedtois. »

[21] Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, Folio/Essais, 1988. Dans le même écrit : « Expresse dénonciation de la fausse foi du monde infidèle, d’après le témoignage de l’Évangile de Luc, présentée à la malheureuse et pitoyable Chrétienté afin qu’elle reconnaisse ses erreurs. » (Mülhausen, 1524), « Thomas Münzer au marteau » justifie l’usage de la violence contre les iniquités par une citation biblique (Osée, XIII, 12) remaniée à sa façon : « Dieu, dans sa colère, a donné au monde les seigneurs et les princes et, dans sa futeur, Il les lui enlèvera. » Et plus loin « Ah ! Comme elle sait bien ce qu’elle fait, la prudente raison qui, dans son hypocrisie, de la façon la plus voyante s’attife et se pare de l’amour du prochain ! » Là encore, il m’est difficile de ne pas penser à Nietzsche : « Vous vous empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais je vous le dis : votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de vous-mêmes. […] Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du plus lointain. » « De l’amour du prochain », Ainsi parlait Zarathoustra, GF/Flammarion, 2006.

[22] Joël Lefebvre, « Introduction », in Thomas Müntzer, 1490-1525, Christianisme et Révolution, Presses universitaires de Lyon, 2021, p. 67.

[23] Ibid.

[24] Bloch, p. 63.

[25] Daniel, II : 38-40.

[26] Autre spécificité de l’époque qu’il faut prendre en compte : le développement de l’imprimerie. La première Bible de Gutenberg (dite « à quarante-deux lignes ») date de 1455. Dans Q, L’Œil de Carafa, le roman de Luther Blissett déjà cité, on voit bien quelle importance accordait Münzer à ce moyen de diffusion sans pareil, le dernier cri de l’époque.

[27] On se souvient que les indulgences étaient des sortes de titres sur le purgatoire… On les achetait à l’Église afin de « racheter » des péchés et d’économiser ainsi sur les affres de l’au-delà. Un véritable marché « à terme » s’était développé, que l’on pourrait peut-être comparer aux actuels titres financiers basés sur les risques (de catastrophes diverses et variées). Confondre ainsi spéculation monétaire et conduite chrétienne scandalisait toujours plus de gens à l’approche de la Réforme et les thèses de Luther furent en quelque sorte l’étincelle qui mit le feu aux poudres théologiques.

[28] Wikipédia, qui estime aussi à 300 000 le nombre des paysans insurgés à travers toute l’aire du Saint-Empire Romain germanique, soit, pour faire simple, de l’Alsace à la Hongrie et passant par l’Allemagne, bien sûr, mais aussi les pays de l’arc alpin (Suisse, Autriche, Italie du Nord…), et ce entre 1524 et 1526. Je pense que cette durée est largement sous-estimée, dans la mesure où des complots du Bundschuh sont attestés dès 1493. 1525 représente seulement l’acmé de l’insurrection. Je me permets une comparaison grossière avec la période révolutionnaire 1905-1917 en Russie, que l’on réduirait à la seule révolution d’Octobre.

[29] Les « Diètes d’Empire », qui se sont plusieurs fois tenues à Worms comme celle de 1521 où eut lieu l’examen des positions de Luther, étaient des sortes d’assemblées générales des représentants de la ribambelle d’États qui constituaient alors le Saint-Empire romain germanique. Dans son étude sur la guerre des paysans, Engels met l’accent sur cette diversité des États pour expliquer le manque de stratégie commune des paysans, souvent mobilisés sur des bases locales ou régionales et que les princes n’eurent pas pas trop de mal à défaire, entretenant d’abord cette dispersion en négociant séparément avec les uns et les autres, puis en concentrant leurs forces pour affronter et anéantir les « bandes » paysannes (par ailleurs dépourvues d’armement et d’instruction militaire) les unes après les autres (ce qui, au passage, donne plutôt raison à Lukács quant à l’absence de conscience de classe chez les paysans, contrairement à leurs ennemis). Ce qui n’est pas sans rappeler, me semble-t-il, la manière dont les junkers et corps-francs réussirent à vaincre les révolutionnaires, toujours en Allemagne, au cours d’une guerre civile qui dura de 1918 à 1923, alors qu’au départ, la révolution était plutôt en position de force. Voir à ce propos Chris Harman, La Révolution allemande, 1918-1923, éd. de La fabrique, 2015 [1997].

[30] Ils ont rompu leur serment d’obéissance à l’autorité temporelle, ils ont déclenché une insurrection qui provoque ruines et meurtres, enfin ils blasphèment en justifiant leur entreprise par l’Évangile et se font ainsi les serviteurs du diable.

[31] Martin Luther, Contre les bandes pillardes et meurtière des paysans, mai 1525, cité in Joël Lefebvre, « Introduction », in Thomas Müntzer, op. cit., p. 23. C’est moi qui souligne. Les extraits précédents du même texte ainsi que la note 30 sont issus de la Préface d’Éric Vuillard et Johann Chapoutot à ce même ouvrage.

[32] Molière , Tartuffe ou L’Imposteur, acte IV, scène 5.

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La Pensée selon la tech. Le paysage intellectuel de la Silicon Valley

Adrian Daub, La Pensée selon la tech. Le paysage intellectuel de la Silicon Valley, C&F éditions, 2022

Le titre est quelque peu énigmatique : c’est quoi exactement « la tech » ? Quelque chose qui penserait ? Bon, j’ai été voir le titre original, puisque le bouquin est traduit de l’anglais (américain) : What Tech Calls Thinking. An Inquiry into the Intellectual Bedrock of Silicon Valley. L’inconvénient, c’est que je ne sais pas l’anglais… Du moins ne l’ai-je pas appris à l’école (et même si… c’est si loin maintenant !). Enfin, je ne connais que quelques mots grapillés ici et là, puisqu’aussi bien j’utilise un ordinateur depuis un certain temps, et puis beaucoup de mots de cet idiome se sont installés dans notre vie quotidienne, ce contre quoi je n’ai pas entendu râler certains fachos français-d’abord, lesquels sont plus empressés, va savoir pourquoi, à s’inquiéter d’un « grand remplacement » aussi fantasmagorique qu’arabe, ou musulman, ou les deux, bref on ne sait plus très bien, on sait juste que c’est surtout un grand n’importe quoi. J’en veux pour preuve, s’il en était besoin, que j’aurais du mal à me référer à la version originale d’un titre en arabe, langue que je n’ai pas apprise non plus et que je ne sais même pas lire… Bref. En traduisant « au plus près », je dirais : « Ce que la tech appelle penser. Une enquête sur les [fondements, soubassements, bases] intellectuel·le·s de la Silicon Valley ». Oui, je sais, c’est lourd. De plus, ça ne règle rien : on a toujours ce sujet, « la tech », et aussi l’autre, qui s’y substitue dans le sous-titre : « la Silicon Valley ». Comme à l’accoutumée, j’avais attaqué ma lecture sans m’attarder sur le titre[1] mais très vite, j’ai réalisé que j’ignorais ce que désignent précisément ces deux noms, le commun et le propre. Le commun m’a paru plus vague et plus compliqué, voire impossible à définir (ce qui est le propre du commun, si j’ose dire). J’ai donc commencé mon « enquête préalable » par le nom propre.

« Silicon Valley » : combien de fois ai-je entendu ou lu ce nom, presque devenu un nom commun (au moins selon mon entendement), aux contours quasiment aussi vagues que « la tech », justement, dont il semble souvent représenter l’adresse (au sens d’une adresse postale) ? Je n’avais cependant jamais eu la curiosité de la situer, cette adresse. Revenant au début du livre (j’en étais déjà au troisième chapitre quand j’ai réalisé cette ignorance coupable), je me suis donc penché sur la carte de cette fameuse vallée (qui figure en page 9) : elle présente, autour de la baie de San Francisco, Californie, les noms d’un certain nombre de villes et ceux d’un certain nombre de firmes mondialement connues dont trois des cinq désormais fameuses GAFAM, Google, Apple, Facebook – les deux autres : Amazon et Microsoft, étant basées également sur la côte ouest des États-Unis, mais beaucoup plus au nord, à Seattle, (État de Washington). Ce que l’on ne distingue pas très bien sur cette carte, ce sont les reliefs – en fait, toutes les villes et firmes en question sont installées le long de la baie (principalement sur ses rives sud et ouest, même s’il y en a aussi à l’est) dans une zone de plaine séparée de l’océan Pacifique, plus à l’ouest, par la chaîne des Santa Cruz Moutains. C’est cette disposition particulière qui a valu à cette plaine le nom de vallée, ce que, du point de vue strictement topographique, elle n’est pas[2].

Cette région de quelque 200 km2, qui « ne correspond pas à une entité administrative » mais est « définie par son activité économique », comprend « environ trois millions d’habitants » et « son PIB équivaut à celui d’un pays comme le Chili » (dixit Wikipédia). Pour mémoire, le Chili s’étend sur un peu plus de 750 000 km2, compte presque 20 millions d’habitants et son PIB se montait à environ 330 milliards de dollars en 2020 (idem).

On admettra que le contraste est brutal. Je crois savoir que le développement économique du Chili a été limité par la volonté des États-Unis de le maintenir, comme la plupart des autres pays dits du tiers-monde, en position subalterne, quitte à ourdir un coup d’État militaire contre le régime démocratique lorsque ce dernier prétendit s’émanciper de la tutelle yankee. Mais j’ignorais jusqu’ici comment, de l’autre côté du manche, s’était constituée la puissance financière de la Silicon Valley. J’ai trouvé là-dessus un article tout à fait éclairant rédigé à l’intention des enseignants de géographie par un inspecteur de l’Éducation nationale[3]. Dès son « chapô », il nous dit que la Silicon Valley « s’est spécialisée dans les fonctions de commandement et de conception, ce qui en fait un haut-lieu de l’innovation mondiale et de la puissance états-unienne dans le monde ». Ensuite, il nous apprend que « deux grands facteurs expliquent son développement initial : la présence d’une grande université technologique, le rôle des financements militaires ».

L’université est celle de Stanford : « Dotée d’un campus de 33 km2, cette université privée compte aujourd’hui 17 000 inscrits, dispose d’un budget de 24,8 milliards de dollars de dotations, emploie 14 700 salariés, accueille 16 500 étudiants et présente un taux d’admission de seulement 5 %. Elle a produit 83 prix Nobel, 27 lauréats des Turing Award (récompense en informatique) et 8 médailles Fields (mathématiques). Considéré comme l’embryon de la Silicon Valley, le parc technologique et industriel de l’université, le Stanford Research Park, ouvert en 1953 et qui s’étend sur 2,8 km2, a pour objectif de faciliter l’essaimage des projets de recherche des laboratoires universitaires vers l’industrie. Il regroupe aujourd’hui 150 entreprises et 23 000 emplois dans 140 bâtiments, dont des firmes comme Hewlett-Packard, Lockheed Martin, Tesla Motor, Nest Labs ou SAP[4]. »

Quant aux financements militaires : « […] Le grand essor de la Silicon Valley débute en fait dans les années 1950-1960 avec la guerre froide et l’explosion des budgets militaires du Pentagone qui dopent l’économie locale et régionale. Ainsi, de 1960 à 2010, l’US Air Force dispose à Sunnyvale d’une base pour le contrôle des satellites militaires (Air Force Satellite Test Center). Le nom de Silicon Valley – la vallée du silicone (sic)[5] – est lui-même directement lié au développement des composants électroniques pour l’informatique (calculs balistiques et pour la force nucléaire) et l’électronique embarquée (systèmes d’armements, fusées, missiles…). Rappelons aussi que l’Internet n’aurait jamais vu le jour sans l’Arpanet, le premier réseau à transferts de paquets développé au tournant des années 1960-1970 par l’Advanced Research Projects Agency (Arpa), l’ancêtre de la Darpa, l’Agence innovation du Pentagone, créée justement en 1958 par le Président Eisenhower pour contrer l’URSS à la suite du lancement du Spoutnik.

« Initialement très militarisée, l’innovation débouche sur des applications civiles de plus en plus nombreuses. Sur ces bases, la Silicon Valley a joué un rôle majeur dans l’émergence de géants des composants électroniques, puis de l’informatique et enfin du web. La société Intel, fondée en 1968 à Santa Clara, est depuis devenue un des géants mondiaux des composants électroniques. Née en 1976 à Cupertino, Apple est aujourd’hui un groupe mondial, tout comme Facebook, née en 2004 à Palo Alto ou Twitter, née en 2006 à San Francisco. […]

« À partir des années 2000, le Pentagone et plus largement tout le complexe militaro-sécuritaire états-unien (Pentagone ou Département de la défense, CIA ou Central Intelligence Agency, NSA ou National Security Agency) renouent largement leur collaboration avec les firmes de haute technologie de la Silicon Valley, comme en témoignent en 2013 les révélations d’Edward Snowden sur le système de surveillance mondial déployé par la NSA sur le web et l’internet. La CIA se dote ainsi du fonds d’investissement In-Q-Tel au début des années 2000 afin de soutenir financièrement le développement de 171 start-up en vingt ans. Alors que l’intelligence artificielle est devenue un enjeu majeur, le Pentagone propose en 2018 la création d’une Commission de sécurité nationale pour l’intelligence artificielle (National Security Commission for Artificial Intelligence), copilotée par l’ancien PDG de Google Eric Schmidt et l’ancien secrétaire adjoint à la Défense Robert O. Work, avec pour objectif la sauvegarde de la prépondérance techno-militaire de la première puissance mondiale. Enfin, le Defense Innovation Advisory Board, un organe consultatif du Pentagone, veut accélérer les transferts d’innovations des firmes de la Silicon Valley vers le Département de la Défense[6]. »

Très bien, me direz-vous, mais quid de La Pensée selon la tech ? Il est vrai que je pourrais donner l’impression de m’être un peu égaré en cherchant à me renseigner un peu plus sur la Silicon Valley. Cependant, cela ne m’a pas paru inutile. J’ai l’impression que ce livre, écrit par un professeur de littérature comparée de l’université Stanford, s’adresse à un public déjà « averti » – en ce qui me concerne, en tout cas, il me semble l’avoir mieux compris après la lecture dont je viens de donner des extraits – et donc, qu’il n’expose suffisamment l’historique et le contexte des discours qu’il décortique, puisqu’il s’agit surtout de cela : « […] examiner ce que le monde de la tech pense faire lorsqu’il lève le nez de ses tâches quotidiennes – lorsqu’il affirme changer le monde, révolutionner X ou libérer Y. […] Ce livre traite de concepts et d’idées qui se veulent novateurs, mais qui ne sont en réalité que des thèmes éculés revêtus de sweat à capuches. La rhétorique de la Silicon Valley peut sembler inédite, mais elle s’ancre en réalité dans des traditions américaines très anciennes – des assemblées revivalistes sous tente au publireportage, de la prédestination au développement personnel » (Introduction).

Adrian Daub a divisé son exposé en sept chapitres consacrés chacun à des idées dont il nous prévient dans son introduction qu’elles « fonctionnent ainsi : elles sont communes, largement partagées et faciles à invoquer, même si personne ne prend la peine de chercher à comprendre leur origine ou leur application exacte ». Une des conséquences de ce flou plus ou moins délibérément entretenu (on pourrait peut-être aussi parler de la paresse intellectuelle engendrée par la condition de privilégié), c’est que « bien des idées de ce type, selon Daub, sont employées par des personnes qui n’adhèrent pas réellement à la philosophie dont elles sont issues – ou qui y adhèrent sans s’en rendre compte ». Les sept chapitres sont titrés chacun par un mot. Je ne les examinerai pas tous ici, ce serait trop long.

Le premier de ces mots est « Décrochage ». Les success stories des milliardaires de la tech (genre Bill Gates, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg – respectivement fondateurs de Microsoft, Apple et Facebook) racontent très souvent, entre autres, qu’ils ont interrompu de brillantes études dans une université prestigieuse comme Harvard afin de pouvoir se consacrer à leur future réussite professionnelle. Selon Daub, cette histoire de décrochage s’inspire de la contre-culture des années 1960, particulièrement d’un célèbre slogan lancé par Timothy Leary au Human Be-In organisé dans le Golden Gate Park de San Francisco en 1967 : « Turn on, tune in, drop out » (« Viens, écoute, décroche »). « Au cœur de cette notion de décrochage », poursuit Daub, il y avait alors « l’idée qu’en se repliant sur son soi particulier, on se connecte à une conscience plus large, plus globale », de remettre en cause une certaine vision conventionnelle du monde, en somme. Aujourd’hui, le décrochage, c’est « une ligne de plus dans [un] CV ». C’est chic et choc, comme disait l’autre. Mais cette histoire est racontée après-coup et ne concerne que d’anciens étudiants blancs issus des classes moyennes, voire supérieures, et qui, s’ils n’avaient pas réussi à monter leur boîte, auraient toujours pu rentrer au bercail… soit à l’université, ce que beaucoup, dont on ne raconte pas l’histoire, choisissent de faire après un petit tour dans le « monde extérieur ». Un monde extérieur qui, nous dit Adrian Baum, ressemble d’ailleurs étrangement à un campus universitaire élargi : « […] la rupture avec le milieu universitaire est loin d’en être un rejet, surtout d’un point de vue social. Zuckerberg a abandonné Harvard et s’est rapidement installé dans ce qui, en fin de compte, avait tout d’une colocation étudiante à Palo Alto. Dans plusieurs grandes maisons victoriennes d’Alamo Square Park à San Francisco, on trouve des espaces de vie et de travail collectifs, lieux hybrides au croisement de la communauté hippie la plus chic que vous ayez jamais vue et du logement universitaire le plus chic que vous puissiez imaginer. Et ce, bien que leurs habitants appartiennent à la génération de Zuckerberg plutôt qu’à celle en âge de fréquenter l’université. » Un collègue de Daub, « qui a enseigné à des générations de futurs employés de la tech à Stanford » lui rapporte avoir observé que certains de de ses étudiants « les moins enthousiastes » ont choisi la tech « non par désir d’argent, mais plutôt par désir de rester à proximité du campus. » « Tout cela, conclut Daub, semble définir la façon dont la tech pratique le décrochage universitaire : c’est une prise de risques en définitive très peu risquée. »

Le chapitre intitulé « Contenu », quant à lui, soutient que les thèses de Marshall Mac Luhan ont joué un rôle très important dans l’idéologie de la tech. On se souvient de ce résumé : le message, c’est le médium. Ce qui signifie, pour faire simple, que la forme prévaut sur le fond et, partant, qu’une société est plus influencée par ses technologies de communication que par les contenus qu’elles véhiculent. Dans le langage du design thinking fort prisé dans la Silicon Valley et le milieu de la tech en général, cela pourrait se traduire par « peu importe ce que vous vendez, l’essentiel est de mettre au point la bonne plateforme pour le faire ». Amazon me semble fournir l’illustration la plus parfaite de ce précepte. Daub donne quelques autres exemples, dont celui de Yelp, une plateforme sur laquelle on peut trouver des avis de consommateurs qui, d’ailleurs, sont la plupart du temps des consommatrices, sur des commerces de proximité fréquentés par d’autres consommatrices. Les programmeurs de Yelp sont surtout des hommes : « Les hommes construisent les structures. Les femmes les remplissent[7]. » Ces dernières ne reçoivent aucune rémunération pour leur travail sans lequel, pourtant, la plateforme ne saurait exister. « L’entreprise, la technologie, la marque se concentrent sur la plateforme. Le contenu, lui, est accessoire – en dépit du fait que peu de gens visitent une plateforme pour autre chose que son contenu. » Ce modèle s’applique à toutes sortes de plateformes, y compris par exemple les Deliveroo et autres Uber Eats, ou bien sûr Uber, qui refusent systématiquement de considérer les gens qui triment à leur service comme leurs employés.

Comme je l’ai dit, le livre comprend sept chapitres sur lesquels il serait trop long de s’étendre ici. Je m’en tiendrai donc à un troisième, qui porte le titre de « Disruption », un mot dont le caractère… disruptif semble déjà quelque peu émoussé à cette heure, tant il a été utilisé depuis… depuis quand, au fait, je ne sais pas précisément, mais toujours est-il qu’il vieillit mal, comme ces bâtiments ultra-modernes qui paraissent si vite décatis avant même d’avoir acquis une quelconque patine d’ancienneté. Ce terme me semble emblématique du discours de la tech, tant il pare d’une auréole d’innovation et de rupture la réalité persistante du capital dans sa version militaro-médiatico-industrielle.

Toutefois, selon Adrian Daub, c’est un peu plus complexe : car si l’usage que fait la tech du terme disruption sert effectivement de poudre aux yeux masquant des continuités indiscutables comme celles du capitalisme et de l’exploitation qui va avec (pensons par exemple au statut des femmes de ménage dans une start-up hautement « disruptive »), il célèbre aussi des discontinuités. Ainsi par exemple celui qui rédige ces lignes sur l’écran d’un des produits phares de la Silicon Valley a-t-il grandi et passé une bonne partie de sa vie d’adulte sans avoir le moindre contact avec un ordinateur… Quant au smartphone, ou même au téléphone mobile (je ne me suis toujours pas résolu à me servir d’un smartphone), imaginez le décalage qu’ils peuvent produire dans l’esprit de quelqu’un qui n’a longtemps connu que des téléphones fixes, à touches et même à cadran rotatif… Et puisque je suis dans des histoires de vieux, je vais vous en raconter une bien bonne : en 1973, quand je suis arrivé ici, quelque part dans les collines du sud-est de la France, à la campagne, nous n’avions même pas un téléphone à cadran. L’engin avait la même forme que ce dernier, sauf qu’à la place du cadran avec les chiffres et la pièce de plastique qui tournait, il y avait simplement une sorte de petite manette, que l’on actionnait afin d’obtenir une opératrice à laquelle on communiquait le numéro que l’on souhaitait joindre. Si ce n’était pas trop loin, elle nous mettait en relation de suite, mais si on voulait appeler à l’étranger, mettons en Suisse, par exemple (pas au Kazakhstan, hein !), alors on disait : « Bonjour, je voudrais les anneaux pour la Suisse, s’il vous plaît » et l’opératrice nous répondait « Oui, il y aura huit heures d’attente », on raccrochait et elle nous rappelait huit heures plus tard. J’ai oublié à quel moment on lui précisait le numéro que l’on voulait joindre, tout au début ou seulement lorsqu’on était rappelé… et le délai d’attente était variable, mais je me souviens parfaitement que cela durait des heures. Quant à nous, notre numéro de téléphone était le 9 à L. (L étant l’initiale du nom du village). Bon voilà, je suis disrupté, en quelque sorte.

Adrian Daub nous propose une petite généalogie de cette idée de disruption : elle s’origine selon lui chez Marx et sa vision du capitalisme dont les flux de travail, de marchandises (ok, je sais, le travail en est une aussi), de monnaie et de… capital viennent détruire l’Ancien Régime jusque dans ses fondements, entraînant la société humaine dans un tourbillon ininterrompu qui, à la fin, se terminera par la révolution. Disruption suprême, en quelque sorte. Fin de l’histoire, et donc de la disruption. Après lui, l’économiste autrichien Schumpeter théorise la « destruction créatrice » (substitution de technologies plus « évoluées » aux précédentes et donc de nouveaux marchés aux anciens, etc. : voir plus haut mes histoires de vieux). Apparemment, lui aussi pensait que tout ça finirait en socialisme, en gros parce que ce n’était pas tenable autrement à long terme. Que ce ne soit pas tenable, c’est bien ce que nous constatons chaque jour un peu plus – je ne développe pas, cela semble assez évident.

« L’essentiel du discours autour de la disruption s’inspire clairement de l’idée de la destruction créatrice, écrit Adrian Daub, mais elle la réinterprète à bien des égards. » Et il ajoute un peu plus loin : « Bien souvent, le discours sur la disruption est une théodicée[8] de l’hypercapitalisme. La disruption est une nouveauté pour celles et ceux qui craignent la véritable nouveauté. Une révolution pour les personnes qui n’ont rien à gagner de la révolution. »

Ça ne vous rappelle rien ? Genre, un candidat à la présidence de la République qui publia, en guise de programme électoral, un livre intitulé Révolution ? Sinon, vous pourrez toujours vous reporter à cet entretien de l’ex-candidat avec le magazine états-unien Forbes, en avril 2018. Sur la couverture dudit magazine s’étale le sourire plein de dents du désormais Président avec ce titre qui claque : « Leader of the free market » et, plus discret mais bien visible également, ce commentaire : « French President Emmanuel Macron : “I want this country open to disruption” ».

À l’époque, l’hebdomadaire français Marianne avait titré, commentant cet entretien : « Dans Forbes, un Macron obsédé par la disruption et plus thatchérien que jamais », relevant que le « French President », qui avait répondu en anglais[10] aux questions de Forbes, avait utilisé six fois en vingt minutes le terme disruption – quant à moi, j’ai trouvé huit occurrences de « disruption » (deux fois), « disrupted » (deux fois aussi), « disruptive » (deux fois encore), « disrupting » et « disrupt » (une fois chacun). Marianne présentait ainsi le verbe « disrupter » (lequel n’apparaît pas du tout, dans aucune des variantes citées ci-devant, dans la traduction française de l’entretien[11] mise en ligne par Forbes ) : « Disrupter : ce terme, signifiant grosso modo “bouleverser en profondeur une situation” est d’habitude plutôt utilisé par les patrons de start-up et les as du marketing. » Bon. C’était au printemps 2018, rappelez-vous. Avant l’irruption des Gilets jaunes en automne de la même année. Macron a un peu moins disrupté depuis, même s’il n’a pas changé de politique, puisque « There is no other choice », comme il disait à Forbes. Cela dit, on comprendra peut-être un peu mieux ce qu’il a en tête en lisant La Pensée selon la tech, qui aurait presque pu se nommer La Pensée selon Macron (je recommande vivement de lire la transcription de l’entretien avec Forbes avant le livre, ce que je n’avais malheureusement pas fait, vu que j’écris toujours ces chroniques à coups de bâtons, comme dit l’autre, et que je ne m’étais pas suffisamment documenté avant). Quoi qu’il en soit, c’est un livre intéressant, au moins pour les provinciaux d’un certain âge comme moi, ceusses qui n’ont pas encore bien pigé comme ça marche, tout ce bazar, et qu’est-ce que c’est que cette peuplade étrange qu’on nomme « la tech ».

franz himmelbauer, le 14 mai 2022

[1] Pour rendre justice à l’éditeur, je dois dire que l’aspect exotique de ce titre (à mes yeux, du moins) a bien retenu mon attention et m’a donné envie de lire le livre. Il (l’éditeur) a bien fait son métier, donc.

[2] Je me permets d’insérer ici une reproduction de cette fameuse carte, en espérant que l’éditeur ne m’en voudra pas (je ne lui ai pas demandé l’autorisation).

[3] Laurent Carroué, « La Silicon Valley, un territoire productif au cœur de l’innovation mondiale et un levier de la puissance états-unienne » (2019), https://geoconfluences.ens-lyon.fr.

[4] Ibid.

[5] Je me permets de rectifier : silicium (c’est un exemple typique de « faux ami »).

[6] Ibid.

[7] À propos des rapports de genre, il me semble intéressant de citer ici un extrait de ce qu’en dit l’article de Wikipédia sur la Silicon Valley : « […] Rashad Robinson, directeur de Color of Change, souligne le manque de diversité dans tous les types de postes de la Silicon Valley. Non seulement les emplois technologiques, mais même les emplois dans les domaines du marketing et de la vente sont attribués selon lui “de manière disproportionnée à des candidats blancs et masculins”. La sous-représentation des femmes est considérée comme une des principales causes de la normalisation de comportements sexistes dans les entreprises de la Silicon Valley. La journaliste Emily Chang a ainsi mis en évidence la diffusion, au sein de la technopole californienne, de la “culture Bro” (littéralement « culture des frères », en anglais brothers), caractérisée par la connivence entre hommes et l’esprit de compétition, et réputée pour sa misogynie. Dans un ouvrage intitulé Brotopia: Breaking Up the Boys’ Club of Silicon Valley (2018), elle évoque l’homogénéité excessive d’un milieu composé en grande majorité d’hommes blancs, riches, hétérosexuels, la pratique des sex-parties, devenue monnaie courante, de même que les micro-agressions contre les femmes. Selon une enquête de 2016, 60% des femmes travaillant dans la Silicon Valley ont rapporté des faits de harcèlement. Uber, Twitter, Apple, et Google sont considérées comme les entreprises où les inégalités de genre sont les plus marquées. Cette hégémonie des bros a des conséquences sur la production technologique et de ce fait, sur la vie sociale dans son ensemble. Ainsi par exemple la fréquence des cas de trollage et de harcèlement sur Twitter pourrait être liée à la manière dont ce réseau a été conçu, dans un milieu professionnel qui tend à considérer ces types de conduite comme non problématiques. »

[8] Selon mon dictionnaire, « partie de la philosophie qui traite de l’existence et des attributs de Dieu ».

[10] La transcription de la version originale est ici.

[11] On peut la lire ici.

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Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale

Mathias Delori, Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale, Éditions Amsterdam, 2021

« Du côté de la France et des États-Unis, il y eut en tout quatre cent mille morts, si l’on compte les tirailleurs, les supplétifs indochinois, troupes coloniales qui formaient l’essentiel de notre armée. Du côté vietnamien, la guerre fit au moins trois millions six cent mille morts. Dix fois plus. Cela fait autant que de Français et d’Allemands pendant la Première Guerre mondiale[1]. »

« […] si l’on ne veut comparer que les victimes de violences organisées et de caractère international, le terrorisme a causé autant de morts occidentaux en vingt ans que la Première ou la Seconde Guerre mondiale… en une journée[2]. »

Après bientôt deux mois de guerre en Ukraine, on a peut-être tendance à oublier les guerres quasi permanentes que mène l’Occident dans les pays du Sud. Je ne prétends en aucune façon minorer la violence déchaînée par le régime russe contre ses voisins. Cependant, comme nous l’a rappelé un texte signé de la Cantine syrienne de Montreuil[3], il ne faudrait pas « faire des pays occidentaux l’axe du bien ». « Rappelons, s’il le faut, poursuivent-ielles, que l’Occident a lui-même basé sa puissance (et continue de le faire) sur le colonialisme, l’impérialisme, l’oppression et la spoliation des richesses de centaines de peuples dans le monde entier. » C’est bien de cela que parle Mathias Delori dans ce livre.

Plus précisément, il propose une « théorie de la violence libérale ». Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de « la guerre contre le “terrorisme” engagée en 2001 par les États-Unis, avec le soutien de leurs alliés ». « On a pris une mitrailleuse pour tirer sur un moustique », selon un ancien responsable des services extérieurs français cité dès le début de l’introduction. Le même ajoutait dans la foulée que « si l’on avait évidemment raté le moustique, on avait fait, au passage, beaucoup de dégâts ». En effet, confirme Delori, « le “terrorisme” a causé la mort d’environ 4 000 civils en Europe et en Amérique du Nord depuis 2001, attentats du 11 septembre compris ». Or, « d’après des estimations prudentes, la barre des 4 000 victimes civiles (afghanes) fut atteinte après seulement trois mois de guerre en Afghanistan ». On sait que cette guerre a duré vingt ans, durant lesquels d’autres conflits ont été déclenchés contre de soi-disant « terroristes » et/ou États « complices de », etc. : Afghanistan, Irak, Mali, Syrie, sans parler des frappes aériennes (de drones) au Pakistan, au Yemen, en Somalie… Pour rester un instant dans les statistiques, on peut lire ceci dans la conclusion de Ce que vaut une vie : « Le réseau diplomatique Geneva Declaration a conduit une étude sur les “violences armées” entre 2000 et 2007. Le terrorisme n’était la cause que de 2% des 400 000 victimes civiles causées par ce type de violence. Ce chiffre s’explique facilement : les États, libéraux ou non, tuent beaucoup plus de personnes innocentes que les organisations terroristes. » Et pour terminer cette séquence d’arithmétique macabre, on ajoutera, toujours d’après Delori (dans sa conclusion, cette fois), que « les féminicides ont fait environ dix fois plus de morts » que le terrorisme en vingt ans (2001-2021) dans l’espace euro-atlantique[4].

On pourrait se demander pourquoi la guerre n’a pas été déclarée aux assassins de femmes, et comparer les montants des investissements consentis par les États dits libéraux dans la lutte contre les féminicides avec ceux de leurs interventions militaires à l’étranger… Mais le propos de Mathias Delori n’est pas exactement celui-ci. Il est plutôt d’explorer les mécanismes, les rouages de cette « violence libérale », les mythes qui la justifient et l’entretiennent, et les discours que tiennent ceux-là même qui l’administrent. Et cela concerne pas mal de monde. Peut-être, comme moi, avez-vous sursauté en entendant ces dernières semaines à la radio ce genre de phrase : « Poutine envahit l’Ukraine », « Poutine a fait ci, Poutine a fait ça ». Bien sûr, je ne veux pas minimiser sa responsabilité, mais il me semble tout de même que c’est parler trop vite et trop simple : même si cela ne m’enchante guère, je dois bien admettre que toute une armée lui obéit et que « son » opinion publique a minima, le laisse faire – sachant la censure, la répression impitoyable et tout le reste, mais.

Par « chez nous » (Europe-États-Unis) c’est pareil : il y a bien un appareil militaire et policier qui applique les décisions des chefs d’États à travers le monde entier. Et là, j’en vois qui se récrient : mais ce n’est pas pareil, nous somme civilisés, nous ! Et il est vrai que si « notre » discours est probablement plus policé (à nos propres oreilles, du moins – il faudrait demander aux « autres » ce qu’ielles en pensent, enfin, avant qu’ielles soient victimes « collatérales » d’un bombardement aérien par drone ou avion de chasse[5] ou qu’ielles soient noyée·e·s en Méditerranée[6]…), il n’en recouvre pas moins des choses pas jolies jolies…

Mathias Delori a enquêté sur les agissements (plus exactement sur la manière dont ils les justifient et dont ils sont légitimés par le discours dominant) de deux groupes de personnes bien différentes – en tout cas dans nos imaginaires : ceux qui conduisent des « interrogatoires renforcés » (à Guantánamo, Abu Ghraib et autres lieux de détention secrets de la CIA) sur des prisonniers suspects de terrorisme et ceux qui bombardent ces mêmes suspects (avant qu’ils soient arrêtés) depuis leur avion de chasse. Il a pu s’entretenir avec un certain nombre de pilotes français de bombardiers. Par contre, concernant les « interrogateurs » (on pourrait dire les tortionnaires, mais ils ont tendance à réfuter l’appellation, allez savoir pourquoi), il a dû se contenter de la littérature normative produite par l’administration américaine (ce que l’on peut ou ne peut pas faire en interrogeant un prisonnier) et quelques autres sources « indirectes ». Les uns sont très loin de leurs cibles – à plusieurs dizaines de kilomètres s’ils larguent leurs bombes depuis un avion, voire à des milliers s’ils pilotent un drone armé depuis le désert du Nevada[7]. Les autres sont tout près du prisonnier qu’ils ou elles[8] interrogent. Mais les un·e·s et les autres disposent du même répertoire moral et politique afin de justifier ce qu’ils font, à leurs propres yeux comme à ceux des autres. Il s’agit des déclinaisons de ce que Mathias Delori identifie comme les trois grands principes de la violence libérale.

  1. La violence libérale est non intentionnelle et doit le rester. Plus exactement : on n’exerce pas la violence “pour le plaisir”, par sadisme en quelque sorte. En ce qui concerne les « interrogatoires renforcés », il s’agit d’obtenir des informations, des renseignements sur l’ennemi. On ne torture pas un prisonnier pour lui faire mal, mais on lui impose un certain niveau de stress, de pression, afin de le faire craquer psychologiquement et de le faire parler. Il y a eu, semble-t-il, pas mal de débats, principalement entre militaires et agents des services secrets états-uniens, les premiers protestant contre le principe des interrogatoires de plus en plus « renforcés », les seconds, au contraire, s’y livrant d’autant plus qu’ils étaient couverts par le secret de centres de détention sans aucune existence légale et discrètement dispersés à travers le monde. Chez les aviateurs, la non-intentionnalité s’exprime plutôt dans le cadre d’une certaine bureaucratisation, à travers toute une chaîne hiérarchique et une série de procédures d’engagement que Mathias Delori détaille dans son livre. Elle est également facilitée par une euphémisation du langage (comme, dans le cas précédent, « interrogatoire renforcé » pour « torture »). « [Les aviateurs] ne “tuent” pas d’autres êtres humains. Ils “bombent” (du néologisme “bomber”) des objectifs, “neutralisent” des ennemis, “traitent” des cibles et “délivrent des armements”. » Chez les uns comme chez les autres, il s’agit de concilier « humanité » et « efficacité ». Ce qui, finalement, n’est pas très éloigné du langage d’un ministre de l’Intérieur (« d’ici », comme La Provence est d’ici, voir note 5) justifiant les yeux crevés et les mains arrachées par les « forces de l’ordre »[9].
  2. La violence libérale doit être maîtrisée. Ou proportionnée. En ce qui concerne les interrogatoires renforcés, les manuels précisent par exemple qu’ils doivent s’arrêter avant de (risquer de) provoquer la mort du prisonnier. Hum… Voilà qui peut donner prétexte à interprétation. Et qui a donné prétexte à interprétation : ainsi par exemple un interrogateur en Afghanistan a-t-il soutenu que les conventions de Genève [qui protègent en principe les prisonniers de guerre] n’interdisent pas d’infliger des souffrances aux prisonniers. Mieux (enfin, mieux pour lui, devrais-je dire, et pire aux oreilles de toute personne sensée) : il prétendait que le thème central de ces conventions serait que l’on « ne peut jamais traiter un prisonnier plus mal qu’on ne traite ses propres hommes ». C’est pourquoi, selon lui, on pouvait trouver une marge de manœuvre dans ces textes, qu’il définissait ainsi : « Ce serait de la triche si l’on interrogeait le prisonnier à plusieurs. Mais pourquoi ne pas adopter la règle selon laquelle les interrogatoires peuvent se poursuivre tant que l’interrogateur peut les supporter? » (Je souligne. No comment.)

Mais du côté des aviateurs, ce n’est pas beaucoup mieux. Ici, la maîtrise de la violence, ou sa proportionnalité, se mesure à la « valeur » de la cible. Cette « valeur » détermine à son tour une « valeur seuil des victimes non combattantes » – soit des victimes « collatérales ». Ainsi, une cible de grande valeur augmente cette « valeur seuil » : lors de la guerre en Irak, elle était de trente pour ce type de cible : « En d’autres termes, écrit Delori, les aviateurs états-uniens qui avaient identifié une telle cible pouvaient ouvrir le feu si leur estimation du nombre de dégâts collatéraux était comprise entre zéro et vingt-neuf. » Il faut ajouter ici que les avions postmodernes embarquent des logiciels qui permettent ces évaluations… Le pilote entre différentes données, environnement (urbain ou pas), nombre d’habitants dans la zone, type et puissance de la bombe ou du missile, distance et angle de tir, etc. et la machine l’informe du nombre probable de victimes de son tir. Ce genre de dispositif fait partie de ce que Delori appelle les « technologies morales de la guerre aérienne », qui permettent à leurs utilisateurs (les pilotes) de tenir à distance, en quelque sorte leurs propres responsabilités.

  1. La violence libérale doit être légale, soit encadrée par des textes législatifs et/ou réglementaires. Il faut lire à ce propos comment l’administration américaine a rédigé les manuels de torture… en prenant soin tout d’abord de l’« expatrier », en premier lieu à Guantánamo, ce qui a permis d’autoriser des procédures qui auraient été interdites sur le territoire des États-Unis. Et lorsque Guantánamo ne suffisait pas, il y avait encore les prisons secrètes de la CIA ailleurs dans le monde. Je n’ai ni le goût ni l’envie de détailler ici les prescriptions officielles en matière d’interrogatoires renforcés. Vous les découvrirez en lisant Delori, c’est l’horreur[10].

Quant aux pilotes, leur respect de la légalité n’a d’équivalent que leur inconscience des conséquences potentielles de leurs actes (ou peut-être, plus exactement, leur « indifférence » à ces conséquences, l’un d’eux utilisant précisément ce terme) – actes, il est vrai, quelque peu « désincarnés » : appuyer sur un bouton qui déclenche un tir vers une cible très distante… de plus, ils doivent toujours demander l’autorisation de le faire et ne disposent finalement que de peu de capacité d’initiative personnelle. Par contre, ils ont déclaré à Thomas Delori que s’ils recevaient l’ordre de lâcher une bombe thermonucléaire au-dessus d’une ville, ils le feraient sans état d’âme[11]. Ils servent un pays (la France) dont le Président, qui a le pouvoir de donner de tels ordres, est démocratiquement élu, donc, ils ne voient pas de problème à les exécuter.

Il y aurait encore pas mal de choses à dire sur ce livre très instructif. Je voudrais seulement dire encore un mot de sa conclusion qui m’a beaucoup touché. Il s’agit de la toute dernière section, intitulée « Resignifications poétiques ». « Des détenus de Guantánamo, écrit Delori, ont commencé à écrire des poèmes dès leur arrivée au camp, en 2001-2002. Quand le ministère de la Défense a eu vent de cette histoire, il a fait interdire ces textes au motif qu’ils représentaient “un risque pour la sécurité nationale en raison de leur contenu et format”. La direction du camp a ensuite procédé à la destruction des poèmes. Par exemple, les 25 000 vers rédigés par Shaik Abduraheen Muslim Dost furent intégralement confisqués et détruits par les gardiens. Pour s’assurer que de nouveaux poèmes ne verraient pas le jour, la direction du camp a ensuite ordonné la fouille de toutes les cellules. Tous les objets pouvant servir de support à l’écriture de poèmes (stylos, feuilles de papier) furent confisqués ou détruits. Les détenus ont alors commencé à utiliser de nouveaux supports, comme des gobelets en plastique, pour écrire leurs poèmes. Ils sont parvenus à en faire sortir une vingtaine. La direction du camp a riposté en distribuant des gobelets n’absorbant plus l’encre des stylos. »

Pourquoi cet acharnement contre les poèmes des détenus ? Voici l’explication qu’en donne Delori, non sans avoir consacré quelques paragraphes à cette notion de « re-signification »[12]. Ce sont les dernières lignes de son livre et ce seront aussi les dernières de cette recension, bien insuffisante, je le crains, pour rendre compte de sa richesse de contenu. Une seule solution : lisez-le !

« La poésie n’est pas le seul médium de resignification, mais elle possède un pouvoir particulier. Ce pouvoir découle du fait qu’elle est le langage où l’énonciation de la subjectivité du locuteur est la plus importante. Si l’orientalisme et le discours techno-stratégique constituent les victimes de la guerre contre le terrorisme en purs objets du discours, la poésie de résistance à la guerre contre le terrorisme les resubjective de manière radicale. Cette resubjectivation fait des victimes de cette guerre l’équivalent des victimes du terrorisme : des vies dignes de chagrin. »

franz himmelbauer (17 avril 2022)

[1] « Note » finale dans Une Sortie honorable, d’Éric Vuillard (Actes Sud, 2022), qui parle de la fin des guerres française et américaine au Vietnam (c’est moi qui souligne). Le titre de ce livre est tiré d’une citation du président du Conseil (on est encore sous la Quatrième République) René Mayer. Recevant à Matignon, avant son départ, le général Navarre, qui vient d’être nommé (en mai 1953) commandant en chef des forces françaises en Indochine, il lui dit : « La situation […] est tout simplement désastreuse. La guerre est pour ainsi dire perdue. Tout au plus peut-on espérer lui trouver une sortie honorable. » Suite à quoi Navarre machina le désastre peu honorable de Diên Biên Phu.

[2] Mathias Delori, Ce que vaut une vie, p. 267 (Conclusion).

[3] « Guerre en Ukraine : dix enseignements syriens », cosigné par l’équipe des Peuples Veulent.

[4] Écoutant les infos sur France Culture ces jours-ci, j’entends le présentateur du journal annoncer un reportage sur le procès des attentats du 13 novembre 2015, qui a lieu en ce moment à Paris. Ce massacre, dit-il, qui a coûté la vie à 130 personnes, est le plus meurtrier en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant nous savons que ce nombre est du même ordre de grandeur que celui des femmes assassinées chaque année en France – depuis quand, je n’ai pas fait suffisamment de recherches pour le dire, mais disons, au moins depuis le début des années 2000… Il ne s’agit pas ici de « banaliser » la violence, les conséquences et les victimes des attentats comme ceux du 13 novembre. Je trouve tout aussi indécent d’invisibiliser en permanence les tueries bien plus massives perpétrées par nos États occidentaux. C’est pourtant ce que fait ce présentateur de France Culture, comme ce que font en permanence la plupart de ses confrères et consœurs des médias mainstream.

[5] Lire par exemple cet article d’Afrique XXI : « Bounti. Bavure française, complicité américaine » consacré à la « frappe-signature » qui a tué vingt-deux personnes participant… à une noce dans ce village malien, le 3 janvier 2021. Pour un cas bien documenté comme celui-là, combien d’autres passent-ils totalement inaperçus des médias et des opinions euro-atlantiques ?

[6] Alors que je termine cette recension, je lis dans le journal d’ici (La Provence, qui n’a pas grand-chose « d’ici », à part son titre et les pages qu’elle consacre régulièrement à l’OM… bon, d’accord, je suis un peu de mauvaise foi, là, je devrais dire que ce sont ses pages d’actualités générales qui n’ont pas grand-chose d’ici, vu que l’on y trouve, répétées comme par un perroquet, les mêmes que partout ailleurs) qu’un nouveau naufrage a eu lieu hier au large de la Libye. On a retrouvé les corps de neuf personnes, tandis que vingt et une autres restent disparues.

[7] À propos des drones en particulier, on lira Théorie du drone, de Grégoire Chamayou, que je tiens pour le meilleur ouvrage sur le sujet (éd. La fabrique, 2013).

[8] Je précise « elles » car l’armée des États-Unis a utilisé les « compétences » spécifiques des femmes dans les interrogatoires des prisonniers, en particulier à la prison d’Abou Ghraib en Irak, afin d’humilier et de choquer des Arabes forcément plus « fragiles » face à des provocations sexuelles féminines, selon les représentations orientalistes des Américains. On peut lire là-dessus Coco Fusco, Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, Les Prairies ordinaires (aujourd’hui Amsterdam), 2008.

[9] Voire les niant complètement, à la suite de son Président, qui refusait, lors d’un « débat » par lui-même qualifié de « grand », à la suite du mouvement des Gilets jaunes, d’admettre qu’il puisse exister des « violences policières » dans notre État de droit, hein (coup de menton). L’argumentation du sinistre de l’Intérieur, à l’époque, était calquée sur celle de la guerre antiterroriste. Afin de justifier cette dernière, les États-Unis et leurs acolytes européens prétendent exercer un droit de légitime défense contre un ennemi qui serait venu les agresser chez eux sans crier gare. Mathias Delori montre bien dans son livre qu’il n’en est rien, et qu’il existe un lien de cause à effet entre « interventions extérieures » (genre Irak, Syrie, Sahel, Afghanistan, etc.) et attentats « terroristes » sur le sol des pays interventionnistes (« cet animal est très méchant, quand on l’attaque il se défend », disait Blanqui devant ses juges à propos du peuple, reprenant une vieille maxime issue d’une chanson populaire, semble-t-il). Or il me souvient d’avoir ouï le dit sinistre prétendre (au micro de je ne sais plus quelle radio, mais je puis certifier que je n’invente rien), dans un des accès de bouffonnerie dont il a le secret (que l’on se souvienne par exemple de la prétendue invasion par les méchants manifestants de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le 1er mai 2019), prétendre donc que s’il arrivait parfois que les gentils CRS et autres gardes-mobiles fassent quelque peu (si peu !) usage de la force, c’est parce qu’ils avaient été agressés par les manifestants, pire, parce que les manifestants, justement, n’en étaient plus : ils étaient devenus des « émeutiers », et cela n’est pas compatible avec l’État de droit, comme chacun·e sait – et quand la foule l’oublie, tonfas, lacrymos et flash-balls se chargent de lui rappeler, au prix parfois de « regrettables erreurs », mais elle l’avait bien cherché, hein !

[10] Je précise cependant qu’il n’y a nul voyeurisme dans le texte de Delori. Pas de scènes gore, encore moins de jets d’hémoglobine. C’est justement son propos, de montrer comment les démocraties occidentales invisibilisent leur propre violence. Ainsi, lorsqu’il décrit des procédés d’interrogatoire renforcés, il le fait seulement sur la base des « mémos-torture » de l’armée états-unienne, lesquels ont commencé à « fuiter » dès 2005 (sachant que le premier de cette série « antiterroriste » a été diffusé dans l’armée et les services secrets en 2002, soit au tout début de la guerre lancée par George Bush après le 11 septembre).

[11] Ce qui a de quoi nous inquiéter alors que, ces dernières semaines, Poutine (oui, cette fois, c’est bien lui) a donné l’ordre de mettre en état d’alerte les capacités nucléaires de l’armée russe. Il existe très probablement là-bas aussi des aviateurs dont le rapport à leur métier n’est certainement pas très différent de celui des aviateurs français rencontrés par Delori, qui rapporte que ceux « qui opèrent dans les forces stratégiques expliquent qu’ils n’auraient aucune hésitation à larguer une bombe sur une ville ennemie (sic) si le président de la République leur en donnait l’ordre. Ils justifient cette attitude en expliquant que celui-ci est démocratiquement élu [Poutine aussi] et que “pour que la dissuasion nucléaire fonctionne, il faut que le personnel fasse preuve d’obédience (sic) et d’abnégation”. L’un d’eux dit avoir “la naïveté de croire que nos politiques sont capables de faire la part des choses et de nous amener à l’utiliser qu’en dernier recours ». Hum…

[12] Il me semble important d’en citer ici un extrait, d’autant plus qu’il y est question, entre autres, de Judith Butler dont les éditions Amsterdam viennent de publier La Vie Psychique du pouvoir, peu après avoir publié Judith Butler. Race, genre et mélancolie, une étude de Hourya Bentouhami, deux ouvrages sur lesquels j’espère revenir prochainement :

« Judith Butler s’est interrogée sur les raisons de l’attitude de l’administration Bush à l’égard de ces poèmes : pourquoi dépenser autant d’énergie contre des textes en apparence si inoffensifs ? Selon elle, la réponse à cette question ne réside pas dans le contenu des poèmes. Les images de la prison d’Abu Ghraib témoignaient aussi de la torture. Or le magazine Salon n’a eu aucun mal à en collecter plus de 1 300. Par ailleurs, les mémos-torture ont fuité à partir de 2005 sans que cela place l’administration Bush dans un état aussi prononcé d’excitation. Pourquoi cet acharnement contre les poèmes et contre les poèmes seulement. ?

« La théorie des actes de langage de John Austin apporte un élément de réponse. Dans Comment faire des choses avec des mots ?, cet auteur souligne que les textes n’ont pas seulement ou pas toujours une fonction descriptive. À l’instar des jugements prononcés par les juges, des déclarations de mariage et plus généralement des promesses, ils instituent des réalités qui n’existent pas avant leur illocution. Les spécialistes des sciences sociales qui ont repris à leur compte cette théorie soulignent que tous les textes n’ont pas le même pouvoir et que celui-ci dépend grandement de la position des locuteurs. Pendant les années 1950, par exemple, de nombreux militants ont évoqué la “réconciliation” de la France et de l’Allemagne. Ces discours n’ont pas eu le même poids que ceux prononcés par de Gaulle et Adenauer au début des années 1960. Dès lors, on comprend que les poèmes aient irrité l’administration du camp de Guantánamo, mais on revient au point de départ. La position des poètes était faible. Les poèmes ne constituaient pas “un risque pour la sécurité nationale” assez important pour justifier une telle énergie destructrice.

« La notion de “resignification” amende ce schéma en y ajoutant une touche poststructuraliste. S’inspirant de Derrida, Butler souligne que les matrices de savoir-pouvoir ne nous sont pas seulement données en héritage. Elles sont constamment reproduites ou traduites au travers de pratiques signifiantes. Par exemple, la binarité masculin/féminin n’est pas seulement inscrite dans la biologie. Elle est en permanence jouée, répétée et récitée à travers les pratiques vestimentaires, les manières de se coiffer, les habitus genrés, etc. Si tout le monde participe à la signification du monde, tout le monde peut aussi le « re-signifier » et, par conséquent, subvertir les significations établies. Cette notion permet donc de penser la critique et la subversion par le bas de l’ordre établi, qu’il s’agisse des normes de genre, des rapports de forces géopolitiques ou de la frontière entre violence légitime et illégitime. »

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Jérémie Piolat, Portrait du colonialiste & Louisa Yousfi Rester barbare

Jérémie Piolat, Portrait du colonialiste. L’effet boomerang de sa violence et de ses destructions, Éditions LIBRE, automne 2021 [1ère éd. Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, automne 2011], édition augmentée d’un avant-propos de l’auteur et d’une préface de Grace Ly.

Suivi de : Louisa Yousfi, Rester barbare, La Fabrique éditions, 2022

Ça faisait un petit bout de temps que je n’avais pas entendu parler de mon pote Jérémie. Et puis, l’autre jour, une amie commune m’apprend qu’il va donner une conférence sur son livre dans une librairie de Marseille. Tiens, je dis, mais comment ça se fait, il y a déjà un bout de temps qu’il est paru, non ? Oui, m’a-t-elle répondu, mais c’est une réédition, hein… Ah bon, c’est La Découverte ? Nan, c’est une autre maison : LIBRE. Ah bon… Alors j’ai été fouiller dans les entrailles de mon ordi, car j’étais bien sûr d’avoir écrit quelque chose sur le Portrait du colonialiste : et oui, j’ai retrouvé un petit texte, il est daté du 18 octobre 2011 (juste après la sortie de la première édition). En voilà une recension vite faite ! Je vous la ressers telle quelle – juste avec quelques notes en plus. Enfin… non pas tout à fait : j’y ai ajouté un post-scriptum à propos des textes ajoutés à cette réédition et un post-post-scriptum en forme de recension d’un livre paru récemment à La Fabrique et qui me semble résonner avec celui de Jérémie : Rester barbare, de Louisa Yousfi.  

Qui n’a jamais entendu ce poncif : les Noirs, ils ont le rythme dans la peau ? Qui ne s’est jamais interrogé sur l’étrange manie qui pousse de jeunes Européens à taper des heures sur un djembé alors qu’ils n’ont pas la moindre éducation musicale[1] ? Et qui ne s’est jamais demandé pourquoi il n’y a pas « de chants ou de danses à transmettre dans nos rues ? » Pourquoi ces mêmes rues « se sont-elles vidées de leurs chants et de leurs danses[2] ? » Et depuis quand, et comment est-ce arrivé ?

Partant de ces constats et de quelques autres, et s’appuyant sur ses expériences de danseur, de « philosophe de rue », d’animateur d’ateliers d’écriture en milieu immigré, entre autres[3], Jérémie creuse ces questions, en pose d’autres, il gratte là où ça fait mal : pourquoi les Sénégalais disent-ils que les Européens en visite chez eux « dansent comme des singes » – lorsqu’ils sont conviés à participer à la fête ?

Donnant l’exemple d’Éric, un Français plutôt anticolonialiste, participant (au Sénégal, où se déroule ce qui suit) « à un projet d’échanges de pratiques et de savoirs agricoles qui n’avait rien à voir avec l’arrogance de certaines initiatives de développement », Jérémie se demande, alors qu’Éric « ne pense ni comme un touriste ni comme un colon », pourquoi, invité à danser lors d’une fête, il se met à se démener « comme un singe ou un sauvage, alors qu’il respecte en théorie les cultures africaines ? »

La réponse n’est pas agréable à nos oreilles d’Européens : « Si Éric, lorsqu’il bouge spontanément sur de la musique africaine, danse comme un sauvage, c’est que malgré son idéologie anticoloniale, quelque chose en lui considère que la musique et la danse africaine sont une musique et une danse de sauvages, une musique et une danse primitives. Son corps en mouvement manifeste une idéologie inconsciente coloniale dont il a hérité et dont il ne s’est pas encore débarrassé. »

Un peu plus loin, Jérémie ajoute : « Le cas d’Éric nous permet de constater qu’une part de sa pensée, révélée par son corps en mouvement, ne lui appartient pas. La non-maîtrise de son corps, du rythme, de la danse, le conduit à exprimer les pires poncifs de l’idéologie coloniale, alors même qu’il les abhorre. Son corps est analphabète. Ne maîtrisant pas ses mouvements et la relation au rythme, il est incapable de danser comme il pense. »

C’est pourquoi Jérémie soutient « qu’on ne peut pas penser le colonialisme indépendamment d’un travail sur le corps[4] ».

Il évoque ensuite plus brièvement quelques autres caractères des sociétés non-occidentales qui les différencient profondément des sociétés européennes : l’accueil – l’hospitalité offerte à l’étranger[5] mais aussi l’accueil du nouveau-né[6], et encore celui de la mort[7], soit les cérémonies funèbres et rituels qui accompagnent le décès d’une personne. « L’homme occidental, poursuit-il, constate qu’il est privé de ce que les autres ont et sont. Les autres dansent, accueillent, honorent leurs morts, lui, non. » Mais, étrangement, « du point de vue de l’idéologie qui façonne l’homme occidental, ces manques sont le signe criant de sa supériorité. » Ainsi, « ce qui diminue l’Européen en réalité est ce qui est censé le grandir en théorie à ses propres yeux ». D’où une nouvelle question : pour que cet Européen soit devenu, « dans et avec son corps, un être tissé d’absences[8], […] quelles destructions a-t-il subies […] ? » (C’est moi qui souligne.) Il a fallu qu’il nous arrive quelque chose de particulièrement violent, pour que toutes nos cultures populaires soient détruites…

Ce quelque chose, Jérémie le situe au moment de la Renaissance et des enclosures qui eurent pour conséquence l’expulsion de leurs terres des paysans, puis au « temps des bûchers » : la chasse aux sorcières[9], qui servit à éradiquer les modes de vie et les savoirs traditionnels, soit ce qui précisément constituait ces cultures populaires. L’offensive capitaliste, car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’a rien épargné et surtout pas les langues, unifiées, ordonnées, normalisées afin de servir à leur tour d’armes dans la guerre des riches contre les pauvres.

Toutes ces opérations ne sont pas très différentes de celles auxquelles se sont livrés par la suite les empires coloniaux en Afrique, en Amérique, en Asie… Si bien que l’on peut suivre l’auteur lorsqu’il conclut en disant que la colonisation n’a peut-être pas été un « épiphénomène du capitalisme », comme cela a été dit souvent, mais l’inverse : « C’est l’acte colonial, ainsi redéfini, qui précède et englobe le capitalisme. »

Ainsi, nous serions toutes et tous colonisé·e·s et/ou descendant·e·s de colonisé·e·s : « Il appartient désormais à chacun de percevoir ce qui lui a été ôté et de quelle manière il pourrait retrouver ce dont il a été privé depuis si longtemps et qui le rend si indifférent aux nouvelles menaces qui pèsent aujourd’hui sur toute l’humanité. »

franz himmelbauer (18 octobre 2011)

Post-scriptum (avril 2022)

Cette réédition s’accompagne d’une préface de Grace Ly et d’un avant-propos de l’auteur. Je dois avouer que je ne connaissais pas Grace Ly[10]. « J’ai grandi, dit-elle, en région parisienne au sein d’une famille chinoise du Cambodge, un territoire anciennement sous domination française. On m’a très tôt fait comprendre que j’étais différente. Lorsqu’on questionne les attributs qu’on met sur le compte de mes origines, il arrive encore souvent qu’on les qualifie d’étranges, si ce n’est d’étrangers. Vos yeux sont petits. Vous mangez des choses bizarres. Votre langue sonne complexe. […] Il me semblait que j’incarnais l’anormale de quelqu’un d’autre. J’aurais voulu savoir qui pouvait être cet Autre référentiel que l’on impose au centre. […] J’y repense en lisant le Portrait du colonialiste. Il m’aurait été utile alors de pouvoir disposer dans mon environnement de ses observations et analyses du fait colonial. Savoir à qui j’avais affaire m’aurait probablement évité de remettre en cause, pendant un temps, ma propre humanité. » Je pense que c’est un beau compliment adressé au travail de Jérémie.

Quant à moi, en lisant le Portrait, je comprends un peu mieux la honte que j’ai pu éprouver lors de mes (rares) séjours en Afrique. Je n’ai jamais vraiment réussi à oublier ma peau blanche et ce qu’elle pouvait représenter là-bas. Et lorsque par malheur il m’arrivait de côtoyer d’autres « souchiens », lesquels se vantaient invariablement de « bien connaître l’Afrique », ce continent « génial », qu’ils « adoraient », j’aurais voulu m’enfouir dans un trou de souris sous terre, disparaître, ne plus être là, à côté de ces Blancs qui ne réalisaient même pas leur arrogance.

À propos de ce terme, Blanc, Jérémie explique dans son Avant-propos qu’il lui avait préféré, lors de la rédaction de son livre, celui d’Européen de l’Ouest, ou d’Occidental. Loin de lui l’idée de prendre ses distances avec la question du « privilège blanc » : « User du mot “Blanc” aujourd’hui sert à rappeler au monde occidental sur quoi, sur quelles hiérarchies, quels fondements, et – tout simplement – quels mots et concepts s’est fondée et se justifie encore de nos jours la domination occidentale sur la majorité des autres parts du monde […] » Cependant, poursuit-il un peu plus loin, « quand on analyse la colonialité en prenant en compte l’importance de la question culturelle, l’on s’aperçoit aisément que “Blanc” n’est pas une catégorie homogène. Les termes “Blanc” et “racisé” nous invitent à porter la focale sur les processus de racialisation, c’est-à-dire de hiérarchisation et de discrimination établies en vertu des origines ethniques des différents groupes sociaux. Les termes “Occidentaux” et “extra-Occidentaux”, quant à eux, nous permettent – ou en tout cas me permettent, à titre personnel –, sans nier leur implication au niveau de la hiérarchie raciale, de questionner ce qu’il en est de la culture, de l’héritage culturel des différents groupes sociaux et du devenir de cet héritage. » En gros, Jérémie veut dire, si je comprends bien, que tous les Blancs ne sont pas des salopards suprémacistes[11], et même que certains s’opposent vigoureusement à la « blanchité » en vigueur. C’est vrai, mais. Comment dire ? C’est encore un regard « blanc », même s’il est cher à mon cœur. Disant cela, je pense partager à peu près l’opinion de Jérémie, qui titre la dernière partie de son Avant-propos : « Ce que Jake Angeli nous laisse entrevoir de nous-mêmes ». Je ne connaissais pas non plus le nom de cet énergumène (ou peut-être l’avais-je oublié), même si j’avais pu apercevoir son invraisemblable portrait, montré par les médias du monde entier au lendemain de l’attaque du Capitole par les partisans de Trump. C’est justement une de ces photos qui figure en couverture du Portrait du colonialiste. Il est vrai que cette image illustre parfaitement la thèse de Jérémie : « Les postures vestimentaires, discursives et gestuelles de Angeli sont, à mon sens, la plus parfaite des représentations et des synthèses d’un vide culturel multiforme, d’un vide lié au fait de ne pas posséder sa propre culture traditionnelle populaire complexe, riche et mobilisant des savoirs et virtuosités diversifiés, ancrés et travaillés. Alors ne reste plus que l’amas de références stéréotypées, mélange a priori inattendu d’appropriations culturelles diverses (les pseudo-références amérindiennes, la mobilisation du mot “shaman”) et d’ignorances (références wikings réduisant la civilisation nordique mobilisée à quelques vulgaires archétypes raciaux, guerriers, vestimentaires et menaçants). Ainsi, Angeli pourrait bien être l’illustration paroxystique du colonialiste dont parle mon livre. »

Post-post-scriptum

La sauvagerie fantasmée d’Angeli me renvoie à une autre figure dont on a beaucoup fait usage ces dernières semaines, à propos de l’agression russe contre l’Ukraine (et cela va continuer, si j’en juge par les nouvelles de massacres qui nous parviennent désormais à flux continu) : celle des « barbares » et de leur actes « barbares ». On le sait, le mot barbare vient d’un mot du grec ancien alors utilisé à désigner des gens qui ne parlaient pas grec, en gros. Le sens a dérivé ensuite (ou peut-être fut-ce ainsi dès le début, je ne suis pas assez érudit pour le dire) vers « grossier », « non civilisé » et pour finir ennemi de la civilisation – voir les invasions barbares, etc. Il est difficile d’y échapper en ce moment. Pourtant est paru à La Fabrique il y a peu un petit livre de Louisa Yousfi intitulé Rester barbare. Voici ses premiers mots : « Kateb Yacine, de son propre aveu, est un barbare. Avec une simplicité déconcertante, il a déclaré : “Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare.” » Disant cela, il exprimait sa volonté de résister à la tentation d’une certaine « goinfrerie de culture » proposée à l’époque par une ville comme Paris. Il voulait rester au plus proche de la rue, et plus encore de la rue algérienne, des analphabètes parmi lesquels, disait-il, se trouvaient les meilleurs poètes de son temps[12]. Pour Louisa Yousfi, il s’agit de résister à l’étouffement par l’intégration à la culture dominante, cette culture dénoncée par Jérémie Piolat comme celle qui a éradiqué toute expression « populaire » (au sens de communauté, voire de commune, pas à celui, évidemment, de folklore populiste[13]). Le (la) barbare est celui (celle) qui reste à l’extérieur du limes, dehors. C’est à l’évidence une situation difficile à vivre pour qui a grandi « dedans ». C’est bien de cette difficulté que nous entretient Louisa Yousfi. Après Kateb Yacine, cher à notre cœur, elle fait appel à de grandes et belles références en matière de résistance à l’hégémonie blanche, qui nous sont tout aussi chères : Chester Himes, Toni Morrison. Là où je ne peux pas la suivre, c’est à propos des rappeurs Booba et PNL – non pas que j’aie quelque chose contre eux, mais tout simplement parce que je ne les connais pas et que le peu qu’en dit Louisa Yousfi ne suffit pas à instruire un béotien comme moi[14]. Pas grave, je me contente largement de ce qu’elle dit sur le rap. Il n’existe, dit-elle, « que dans l’intelligence de l’événement. Autrement dit, dans sa sortie de la langue. » Où l’on retrouve l’appel du dehors – de la barbarie. « Disons-le plus franchement, ajoute-t-elle, [le rap n’existe que] dans la destruction de la langue. » Mais : « une langue ne peut tout à fait se détruire. Ce qui peut se saboter, en revanche, c’est la prétention en elle de faire “identité”. » Ici encore nous rejoignons ce que dit Jérémie dans son bouquin. Parce que ce qui « fait identité » dans la culture du colon, c’est tout ce qui s’oppose à l’expression, à la parole, aux corps vivants. On ne veut pas voir une tête qui dépasse (et encore moins une tête aux cheveux crépus). Mais le rap n’en a cure : « Sa jubilation vient de là : brûler en harraga les frontières symboliques qui régentent les usages langagiers. Ce faisant, c’est au principe même d’identité de la langue française qu’il mène la vie dure, à la domination qu’elle exerce sur l’ensemble des autres langues qu’elle méprise, s’arrogeant une portée unitaire – totalitaire – par l’entremise de l’école. » Voilà pourquoi, dit-elle, « figure de l’étranger, de l’inassimilé, le rappeur banlieusard est un barbare littéral ». Je trouve ces lignes très pertinentes. J’ai aussi apprécié le dernier chapitre, « La voie du blâme », dans lequel l’auteure se demande comment échapper à la récupération par le business dont sont l’objet les femmes de l’immigration – celles qui sont réputées mieux réussir à l’école que les garçons, celles qui, à leur corps défendant, sont plus acceptables, voire même recherchées par la société postcoloniale afin de représenter une communauté  aussi soumise que fantasmée : « Comment ne pas remarquer la façon dont nous sommes glamourisées, propulsées ambassadrices de la “culture urbaine” auprès des industries du divertissement, offrant au grand public des supports d’identification plus ouverts et plus séduisants ? Et cela en dépit même de notre authenticité. On ne vend pas sa culture impunément. Il n’est pas question ici d’appropriation culturelles mais plutôt d’exploitation culturelle : nous dépensons une énergie folle à bâtir une part de visibilité, à nous fondre dans l’universel. L’universel se gave et il nous recrache aussitôt. On a l’impression que plus nous sommes partout, chez Nike, chez Lacoste, chez Versace, plus les Zemmour caracolent dans les sondages. »

Je ne suis pas tout à fait convaincu par la conclusion de Louisa Yousfi (« trouver notre propre voie du blâme[15] »), mais cela ne m’empêchera pas de recommander la lecture de ce livre, qui, tout en affirmant sa filiation avec Houria Bouteldja (remerciée pour avoir « sauté la première ») ouvre à son tour, avec une certaine jubilation, des brèches dans le limes. Et de brèches, nous en avons besoin.

 

[1] Hum… Je ne suis pas sûr que j’écrirais ça aujourd’hui – un peu condescendant, non ? Mais il y a tout de même quelque chose de vrai dans cette remarque.

[2] Bon, c’est vrai qu’on a eu au cours de la dite « crise sanitaire » une flash-mob virale (c’est le cas de le dire) sur le thème de « Danser encore », du groupe HK. Et particulièrement ici, dans notre sous-préfecture du sud-est de la France, un « Café des libertés » qui s’est monté un peu dans cet esprit – danser encore et se rencontrer sur la place publique, quand c’était fortement déconseillé par les « autorités ». Mais après la première manifestation, qui consistait à danser et danser encore sur la place principale du bourg, au prix d’un certain nombre d’amendes à deux fois 135 € chaque (non-port du masque, sortie sans la fameuse attestation), et dont l’élan joyeux s’est ensuite en quelque sorte « institutionnalisé » au sein de ce Café des libertés qui proposait des rassemblements chaque lundi, jour de marché par chez nous, on n’a pas beaucoup chanté ni dansé… (J’avais parlé de cette mobilisation ici-même.) La mobilisation s’est poursuivie, certes, mais plutôt dans les formes « habituelles » (pique-niques quand le temps le permettait et scènes ouvertes, y compris des concerts plus importants où l’on vit aussi passer le groupe HK), rien en tout cas qui renoue avec les chants et danses disparus dont parle Jérémie. Bon, je dois tout de même ajouter à cela que les gens du dit Café des libertés avaient depuis la fin de l’an passé squatté une grande bâtisse quelque peu délabrée appartenant au premier adjoint du bourg, par ailleurs pharmacien, et qui nourrit semble-t-il le dessein d’en faire une sorte de supermarché parapharmaceutique. Rebaptisée la ZDAC – zone de défense active de la culture –, ils y organisaient des concerts et diverses activités culturelles, mais aussi des récup alimentaires redistribuées ensuite aux nécessiteux des environs, qui sont de plus en plus nombreux malgré l’augmentation du pouvoir d’achat dont s’est targué Macron durant la campagne électorale. Las, sitôt la fin de la trêve hivernale arrivée, la briquetterie (ancienne fonction du bâtiment en question) a été évacuée manu militari par forces pandores suréquipés… et démolie dans la foulée! De quoi se demander si les squatteurs n’auront pas finalement servi à accélérer les projets du pharmacien, qui jusqu’alors se hâtait lentement (il avait acheté le bâtiment voici déjà quatre ans, en 2018).

[3] Ancien danseur (Génération Chaos) et rappeur (Collectif Hydra), Jérémie Piolat est anthropologue, docteur en sciences politiques et sociales, membre du LAAP (Laboratoire d’anthropologie prospective), institut Iacchos, UCLouvain.

[4] En me relisant dix ans plus tard, je tique : est-ce qu’on ne pourrait/devrait pas dire ça de toute activité de pensée ?

[5] À moins bien sûr qu’il ne s’agisse d’un étranger « familier », si je puis dire – oui, qui fasse partie de la famille… On annonce l’arrivée de (très ?) nombreuses personnes fuyant l’invasion russe de l’Ukraine : celles-là sont les bienvenues. Tant mieux. On aurait aimé que les autres, les pas Blanches, le soient aussi (et je ne ferai pas mon mauvais esprit en relevant qu’il a été rapporté, depuis le début de la guerre, des comportements pas très reluisants d’Ukrainiens à l’égard d’Africains refusés dans les trains de l’exode).

[6] Depuis que j’ai écrit ces lignes (en 2011), il me semble que ce sujet, dont relèvent, entre autres, les violences obstétricales subies par les femmes parturientes, a commencé à être un peu plus traité en France, grâce surtout aux efforts de quelques féministes – mais cette lutte est encore loin d’être gagnée.

[7] La manière dont les défunts et les personnes en fin de vie ont été traitées pendant la pandémie de covid nous a rappelé à quel point de brutalisation sont arrivées nos sociétés civilisées.

[8] Là encore, le développement exponentiel des activités précédées du préfixe « télé » durant la pandémie et les confinements a illustré de manière flagrante cette belle formulation de Jérémie.

[9] J’ai écrit en 2015 une note republiée début 2021 sur l’ouvrage fondamental de Silvia Federici : Caliban et la sorcière.

[10] Pour les ploucs dans mon genre qui ne la connaîtraient pas non plus, voici la présentation qu’en donne l’éditeur : « Grace Ly est écrivaine, réalisatrice et animatrice de podcast. Son roman Jeune fille modèle (Fayard, 2018) donne la parole à la seconde génération d’Asiatiques français. Elle coanime avec la journaliste Rokhaya Diallo le podcast Kiffe ta race (Binge Audio, depuis 2018) qui interroge les questions raciales en France. Par son film documentaire Ça reste entre nous (web-série, 2017-2018) composé de témoignages et de conversations, Grace Ly s’engage pour une plus juste représentation des communautés asiatiques. »

[11] Note à l’intention des éditeurs (en toute confraternité) : ce serait bien de ne pas orthographier suprémaciste (pour raciste blanc) avec un t, comme c’est le cas systématiquement dans cet ouvrage, parce que suprématiste désigne un mouvement pictural lancé par Kasimir Malevitch dans les années 1910, en pleine tourmente révolutionnaire russe.

[12] On peut entendre ceci dans la belle émission diffusée sur France Culture : « Kateb Yacine, le poète errant. 1929-1989 ». Kateb Yacine y intervient à plusieurs reprises, avec entre autres Armand Gatti, dont il était proche. Je retranscris ici le passage d’où sont extraites ces paroles (vers 36’50’’ dans l’émission) :

« J’ai un côté, si vous voulez, assez barbare. Je rejette une partie, en partie, la culture. C’est un grand dilemme que d’être obligé à la fois de vivre, écrire et de se cultiver. On ne peut pas faire les trois, et surtout si on veut, en plus, faire œuvre de révolutionnaire et en plus rester libre dans la vie, libre toujours, libre de tout voir… et si on veut pousser les choses jusqu’au bout, alors évidemment, il faut choisir. Il faut choisir par exemple entre aller au théâtre tous les soirs, ou aller dans la rue et voir les gens ou alors s’enfermer et écrire. Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare. Ça a l’air facile, mais c’est très très difficile parce que… il y a toujours, surtout dans une ville comme Paris, la tentation du cosmopolitisme, la tentation de vouloir acquérir des notions de culture qui en fait, ne sont pas essentielles, qui sont… qui sont des choses qu’on peut avoir connues, mais… pour celui qui veut créer, vraiment, ou celui qui veut abattre, ça peut le gêner. Or moi, je sentais qu’il y avait beaucoup de choses à abattre. Par exemple, au départ, si je n’avais pas choisi Rimbaud et si je ne m’en étais pas tenu là, si j’avais voulu assumer toute la culture française, si j’avais [eu] une espèce de fringale de la culture, je serais devenu… ce que je reproche à beaucoup d’écrivains, c’est-à-dire une espèce de monstre, une espèce de glouton qui a dévoré des tas de plats étrangers et ensuite en fait un… pour dire, voilà, je connais la cuisine universelle, mas en fait, c’est pas ça un poète. C’est quand même très… c’est très difficile, parfois il faut toute une vie, il faut aussi beaucoup de solitude et puis il faut chercher ce que je n’ai pas encore trouvé, moi, c’est… la vie profonde du pays, en Algérie. En Algérie, les plus cultivés, c’est les analphabètes. Ceux qui m’en apprennent le plus, avec lesquels j’ai du plaisir à être, c’est ceux-là, c’est… des chômeurs, par exemple, qui n’ont jamais été à l’école, c’est les plus riches ! Dès qu’ils se mettent à parler, et là c’est tout un travail – parce qu’il y a un côté presque policier dans le poète, il faut les faire parler, il faut trouver le moyen de les toucher dans leurs fibres, et alors là, on s’aperçoit qu’il y a toute une humanité, extrêmement riche, une espèce de cour des Miracles, si vous voulez, pour parler comme… comme Victor Hugo si vous voulez, une espèce de… une espèce d’immense richesse enterrée, enterrée dans l’ignorance d’elle-même, mais aussi, dans le fait que, en général, les écrivains et les hommes de culture ne voient jamais ça, ne vont jamais là. Par exemple nous avons vraiment de très grands poètes qui sont des analphabètes, qui n’ont jamais su ni lire ni écrire, donc qui ne connaissent ni Shakespeare, ni Eschyle, ni rien. Et parfois c’est mieux. Parce que très souvent, par contre, c’est ce que nous appelons des lettrés, chez nous, les gens que vous verrez, profs d’université, et cætera, sont d’un horrible mauvais goût et d’une impuissance, enfin, criante, dès qu’il s’agit de vraie poésie. »

[13] Lequel folklore se transforme très vite, dans des contextes de guerre comme en Ukraine, en « culture néofolklorique de guerre », ainsi que l’avait nommée l’amie Milena Dragisevic-Sesic pendant la guerre qui eut raison de la Yougoslavie. (Cf. Dragicevic Sesic Milena. « La culture néo-folklorique de guerre », in Chimères. Revue des schizoanalyses, n°16, été 1992, p. 17-21. DOI : https://doi.org/10.3406/chime.1992.1822)

[14] On me pardonnera aussi, je l’espère, mon ignorance concernant Mehdi Meklat, un môme de banlieue qui avait formé avec son pote Badrou un duo chéri par les salons antiracistes de la rive gauche et qui, « en même temps » (non, je ne l’ai pas fait exprès) s’était inventé comme avatar sur les réseaux sociaux une ordure raciste nommée Marcelin Deschamps. Louisa Yousfi consacre un chapitre à cette imposture.

[15] « […] les rappeurs ne sont pas sans rappeler une voie spirituelle de l’islam médiéval qu’on appelait les malâmatis, “les gens du blâme”. Dans la mesure ou l’ego est à l’origine de tous les vices, les malâmatis choisissaient d’être délibérément blâmables, pour que leur ego ne gonfle pas de la pitié ostentatoire. Extrêmement dévots, ils faisaient en sorte de n’en rien paraître : purs dans le cœur, méprisables aux yeux des autres, au regard des conventions et des lois. »

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Aux origines de la république macronienne, II.

Marc Belissa & Yannick Bosc Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire – 1799-1804, La Fabrique éditions, 2021.

Je commencerai par renvoyer au précédent ouvrage des mêmes auteurs : Le Directoire. La république sans la démocratie, paru chez le même éditeur en 2018. J’en avais parlé ici-même, et je me permets de commencer par me citer – non que j’aurais chopé la grosse tête, hein, mais parce que la conclusion de ma recension d’alors me paraît pouvoir servir d’introduction à celle qui va suivre :

« Selon Belissa & Bosc, “par convention, les historiens considèrent que le coup d’État du 18 brumaire met fin au processus ouvert en 1789. […] Mais on peut également estimer que le régime consulaire est moins une rupture que l’aboutissement du projet thermidorien qui consiste à ‘terminer la révolution’ en confisquant la souveraineté. En d’autres termes, la rupture avec 1789 a déjà été en grande partie consommée en 1795.” Le Consulat (soit la période qui va de la fin du Directoire en 1799 à l’autoproclamation de Bonaparte comme empereur Napoléon Ier en 1804) se permit même de rétablir le suffrage universel masculin, tout en multipliant les niveaux de délégation, soit une “démocratie sans inconvénient”, comme disait Cabanis, l’un des rédacteurs de la Constitution “consulaire” qui succéda à la “directoriale” en 1799. Selon le même Cabanis, disent Belissa & Bosc, le peuple doit être la source de tous les pouvoirs mais il faut également qu’il n’en exerce aucun. Effectivement, voilà qui est tout à fait thermidorien. Je dirais même plus : macronien[1]. »

On comprend pourquoi, à quelques jours de l’élection présidentielle, je crois bon de rendre compte du nouvel opus de nos deux historiens. Je crains que cela ne nous encourage guère à aller exercer notre « devoir civique », comme ils disent… tant ce livre, dans la continuité du précédent comme le Consulat s’inscrit dans la continuité du Directoire et donc de Thermidor, nous donne à voir et à comprendre tout ce que les institutions de la Ve République (issue, elle aussi, d’un coup d’État perpétré par un militaire) doivent à Bonaparte (Napoléon n’apparaîtra qu’avec sa proclamation comme « Empereur des Français » le 2 décembre 1804).

Peu de jours avant le premier tour de la mascarade désormais quinquennale, c’est certainement le premier chapitre de ce Consulat de Bonaparte qui est le plus édifiant. Son titre en lui-même pourrait presque suffire à le résumer : « La confiscation de la souveraineté au profit d’un seul ». Le Directoire avait déjà ôté toute capacité politique au peuple, afin de confier le pouvoir à un exécutif renforcé (les cinq Directeurs), lui-même élu et contrôlé par deux assemblées législatives : les Cinq cents et les Anciens. Toute l’œuvre du Consulat consistera donc à poursuivre jusqu’à son achèvement la liquidation de toute forme de souveraineté démocratique, ou délibérante, fût-elle de plus en plus éloignée de celui que l’on prétendait toujours désigner comme souverain, soit le peuple. Je ne vais pas entrer ici dans le détail des embrouilles qui aboutirent au sacre de Napoléon Ier. Par contre, il me semble important de souligner que ce pouvoir d’un seul ne fut pas le résultat de sa seule volonté – dit comme ça, cela paraît évident et pourtant, ce truisme gagne à être illustré par les prises de position des unes et des autres rapportées par Melissa & Bosc.

Voici par exemple Germaine de Staël : « […] à l’origine avec Benjamin Constant du “libéralisme” qui s’épanouit au XIXe siècle, [elle] est emblématique de ces révisionnistes qui craignent tous la souveraineté populaire et militent en faveur d’un pouvoir exécutif renforcé et d’une réduction de la représentation nationale » (p. 52). « Révisionnistes » doit s’entendre ici comme les partisan·e·s d’une révision de la Constitution de 1795, celle du Directoire. Madame de Staël rédige en 1798 un ouvrage qui ne sera connu qu’après sa mort, mais dont les idées circulent et sont discutées dès l’époque de sa rédaction : Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France. Il s’agit de réviser la Constitution thermidorienne, laquelle ne donnait guère satisfaction : même réduite à la portion congrue, la démocratie donnait encore de faibles signes de vie et il avait fallu pas moins de deux petits coups d’État afin de rectifier la composition des Assemblées – celui du 18 fructidor, en 1797, qui cassa les élections suite à la victoire des royalistes et celui du 22 floréal en 1798, qui répéta la même opération, mais cette fois à l’encontre des « néojacobins ». Mais que l’on ne s’y méprenne point : la fille du banquier Necker parlait de la forme des institutions et non pas du fond. Ainsi, disait-elle, « la propriété est l’origine, la base et le lien du pacte social […] la propriété ou la société, c’est une seule et même chose » (cit. p. 52). Et leur défense vaut bien que l’on y mette les moyens : « S’il faut une dictature, c’est-à-dire une suspension de la volonté de tous, comment ne pas la chercher dans des institutions légales […] » (cit. p. 53). Bon sang, mais c’est bien sûr ! Il suffisait d’y penser !

Voici ensuite Sieyès – Emmanuel-Joseph Sieyès, ci-devant abbé. J’ai dit plus haut que je n’entrerais pas « dans le détail des embrouilles » de l’époque. Avec lui c’est compliqué, puisqu’il en fut l’un des acteurs principaux : pour ne parler que de la dernière période de la Révolution, il fut l’un des cinq Directeurs, et pas pour rien dans la résistible ascension de qui vous savez. Qu’est-ce qu’il dit, Sieyès ? « L’autorité doit toujours venir d’en haut, c’est-à-dire de la représentation nationale ou du peuple représenté. [C’est moi qui souligne] […] le pouvoir souverain réside essentiellement dans le peuple représenté. » Ce qui le conduit logiquement à conclure qu’« il n’y a plus d’égalité politique entre les représentants et les représentés » (cit. p. 57). Durant le Directoire, Sieyès « cherchait un sabre », afin de mettre bon ordre aux débordements des « exagérés » ou des « exclusifs » (royalistes et jacobins). Il le trouva en Bonaparte. Mais ce dernier poussa la logique antipopulaire jusqu’au bout : désormais, il n’y aurait plus d’égalité politique entre le représentant et les représentés…

Aussi, la « société » n’en pouvait mais. Entendez Boissy d’Anglas, qui déclare en 1795 que « Depuis six ans, en proie aux orages des révolutions qui ont déchiré notre malheureuse patrie, l’œil fixé sur un but qui semblait nous fuir […] nous avons plus cédé à l’impulsion populaire que nous ne l’avons dirigée » (cit. p. 58, c’est encore moi qui souligne).

Voici enfin Cabanis, médecin et philosophe « modéré »[2]. Il expose le projet de brumaire en détaillant la Constitution de l’an VIII (1799, après le coup d’État du 18 brumaire) à la rédaction de laquelle il a participé : dans le « véritable système représentatif […] tout se fait […] au nom du peuple et pour le peuple ; rien ne se fait directement par lui : il est la source sacrée de tous les pouvoirs ; mais il n’en exerce aucun […] ; le peuple est souverain, mais tous les pouvoirs dont sa souveraineté se compose sont délégués ; il prend part à tout par sa surveillance, mais ses passions ne peuvent jamais être égarées par les agitateurs, et troubler la paix de l’État : en un mot, il est libre, mais il est calme. »  Grâce à cette organisation adéquate de la représentation politique, il devient (enfin !) possible d’« établir une démocratie purgée de ses inconvénients » (cit. p. 59-60, c’est toujours moi qui souligne).

Bref, on aura compris que le principal souci des thermidoriens, qui finirent par porter Bonaparte au pouvoir en tant que Premier Consul, ce qui lui permit ensuite d’accaparer tout le pouvoir à lui tout seul, était de se débarrasser du peuple délibérant d’abord, des assemblées représentatives un peu trop indociles ensuite. Ce qui fut fait.

Conséquence immédiate de cette concentration extrême de l’exécutif : la centralisation administrative, à laquelle Belissa & Bosc consacrent leur deuxième chapitre. Contrairement à un cliché qui a la vie dure, la centralisation administrative n’est pas « jacobine », pas plus que les jacobins ne mirent en place un système centralisé, bien loin de là. « Plus les fonctionnaires se mettent à la place du peuple, disait Saint-Just, et moins il y a de démocratie. » Et, dans le projet de Constitution qu’il présenta à la Convention en 1793, il précisait que « la souveraineté de la nation réside dans les communes » (cit. p. 81-82). Et de fait, « la loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) qui organise le gouvernement révolutionnaire attribue l’exécution des lois révolutionnaires aux municipalités et aux comités de surveillance élus localement, en particulier l’exécution de la loi dite du Maximum qui permet de contrôler le prix des biens nécessaires à l’existence et celui des matières premières indispensables au travail des artisans » (p. 82). Or ce sont bien les jacobins qui exerçaient le plus d’influence à la Convention à ce moment-là. Dans ce domaine comme dans celui de la représentation politique, la réaction thermidorienne employa toutes ses forces à évincer le peuple. Et ici encore, Bonaparte devint Napoléon en poussant cette logique jusqu’au bout. La mesure la plus connue, et la plus emblématique, probablement, de sa dictature, est la création des préfets qui, inversant le flux de la représentation, représentent l’exécutif et, en dernière analyse, le dictateur lui-même, qui les nomme et les limoge selon son bon plaisir. Ils ont tout pouvoir dans leur département, à condition d’appliquer à la lettre les consignes du ministre auquel, et à lui seul, ils doivent rendre des comptes. Chaptal, qui présente le projet de gouvernement bonapartiste tel qu’organisé par une loi de 1800, explique : « Le préfet ne connaît que le ministre [de l’Intérieur], le ministre ne connaît que le préfet. Le préfet ne discute point des actes qu’on lui transmet ; il les applique, il en assure et surveille l’exécution […] Le préfet, essentiellement occupé de l’exécution, transmet les ordres au sous-préfet ; celui-ci aux maires des villes, bourgs et villages, de manière que la chaîne d’exécution descende sans interruption du ministre à l’administré, et transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la rapidité du fluide électrique. » (Cit. p. 88.) En somme, une chaîne de commandement sur le même modèle que celle qui a cours dans l’armée.

Je passe sur l’organisation de la justice (Napoléon décide des nominations, de l’avancement, etc.), celle des lycées – sur le modèle militaire également –, ou encore sur le contrôle des scientifiques par l’intermédiaire de l’Institut, à propos duquel les deux auteurs concluent ainsi ce chapitre : « Monarque protecteur des sciences qui met la vie intellectuelle sous contrôle policier, Bonaparte ne souhaite pas l’émergence d’une aristocratie du savoir mais celle d’experts au service de l’État. » (p. 103) Curieux, ça me rappelle quelqu’un…

Je n’ai abordé que les deux premiers chapitres de ce livre. Traiter des suivants déborderait le cadre de cette note, mais tout de même, il faut rappeler ici que nous devons à Napoléon, en vrac, le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, la remise à leur place des femmes et des enfants, sur lesquels s’exerce en pratique, selon le Code civil, la seule réelle souveraineté concédée à tout individu mâle et majeur, la Légion d’honneur – manière de se créer une clientèle d’affidés reconnaissants – et, last but not least, la Banque de France, banque privée mais reconnue nationale, en quelque sorte, en échange des services sonnants et trébuchants (financement de sa résistible ascension) rendus au futur empereur par quelques financiers scélérats (pardon pour le pléonasme).

Je ne reviens pas non plus sur le discours prononcé par Macron devant le tombeau du dictateur aux Invalides lors de la commémoration du bicentenaire de sa mort. Il suffira de relever, comme le font Belissa et Bosc, que ce même président, qui se targue, dans d’autres contextes, de « réconcilier les mémoires », n’a pas cru bon de commémorer, en cette même année 2021, le cent cinquantenaire de la Commune.

franz himmelbauer

[1] https://antiopees.noblogs.org/post/2018/09/30/aux-origines-de-la-republique-macronienne/

[2] Ami de Mirabeau et Condorcet, membre du même club que Sieyès, et qui échappa aux rigueurs de la Convention montagnarde parce qu’il était également respecté en tant que médecin qui soignait les pauvres.

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