Pisser du haut du plongeoir : L’État d’Israël contre les Juifs

Sylvain Cypel, L’État d’Israël contre les Juifs, La Découverte poche, 2024

Selon l’AFP, « Joe Biden a estimé samedi [9 mars] que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu “faisait plus de mal que de bien à Israël” par sa conduite de la guerre à Gaza […] ». Toutefois, a poursuivi le président des États-Unis, « Je n’abandonnerai jamais Israël. Défendre Israël reste d’une extrême importance. » Il a aussi évoqué (l’absence de toute) « ligne rouge » et l’existence [« il y a des » ] de « lignes rouges », toujours selon l’AFP, qui parle de « propos ambigus »… C’est le moins que l’on puisse dire. La ligne rouge, ce serait celle au-delà de laquelle les États-Unis interrompraient leurs livraisons d’armes et toute assistance militaire à Israël, en conséquence de quoi, entre autres, les Israéliens ne seraient plus « protégés par le Dôme de fer » – ce blindage électronique qui leur permet d’arrêter la plupart des roquettes et missiles envoyés depuis la bande de Gaza ou le sud du Liban. Les lignes rouges : « Ce n’est pas possible que 30 000 Palestiniens de plus meurent. » Alors, Biden est-il gâteux, comme aimerait en persuader les électeurs son rival (lequel, on n’oubliera pas de le rappeler, est aussi un grand ami d’Israël et de sa politique coloniale – pour preuve, il fut le premier à reconnaître officiellement Jérusalem comme capitale d’Israël en annonçant dès 2017 le transfert de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem), oder was[1], comme diraient nos amis allemands ?

Tout le livre de Sylvain Cypel nous démontre le contraire – même si l’on peut raisonnablement douter des capacités intellectuelles et physiques du Président actuel… Il nous montre bien, en effet, que la ligne des États-Unis consiste depuis longtemps en une alliance stratégique avec Israël, fer de lance de l’Occident dans la « guerre des civilisations » théorisée par Huntington (il avait dit « le choc », mais ça revient un peu au même). Et, par là, que c’est précisément grâce au soutien des États-Unis et de leurs alliés (dont notre cher Hexagone) que les dirigeants israéliens, de plus en plus soutenus par leur opinion publique, ont pu conduire leur politique d’apartheid contre les Palestiniens et, aujourd’hui, ce qui apparaît comme une nouvelle entreprise massive de nettoyage ethnique à Gaza, bien sûr, mais aussi en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, comme on ne le dit pas assez.

Enfoncement de portes ouvertes, me direz-vous. Pas seulement. Ce que l’on apprend dans ce livre, pour peu que, comme moi, l’on ne suive pas la politique israélienne au jour le jour, est proprement ahurissant. Terrifiant, même, à vrai dire. Rappelons tout d’abord que la version originale de ce livre a paru en 2020 – donc bien avant le massacre qui se déroule sous nos yeux depuis le 7 octobre dernier. Sylvain Cypel[2], pour cette réédition en poche, y a ajouté une préface (dont la rédaction, précise-t-il, s’est terminée le 4 janvier 2024). Ce texte vient confirmer point par point tout ce qui avait été écrit quatre ans auparavant. Je n’y reviens pas ici – je préfère m’attarder sur un chapitre en particulier, le deuxième, curieusement intitulé : « “Uriner dans la piscine du haut du plongeoir”. Ce qui a changé en Israël en cinquante ans ». C’est quoi cette histoire de piscine ?

Explication de texte : qui n’a pas, une fois dans sa vie, uriné dans l’eau de la piscine ? Mais le faire aux yeux de tous depuis le haut du plongeoir, ça, c’est plus rare… Désormais, dit Hagai El-Ad, le directeur de B’Tselem [l’une des principales, sinon la principale organisation israélienne de défense des droits de l’homme], Israël « pisse dans la piscine du haut du plongeoir devant tout le monde. Le résultat est le même, mais l’impact différent[3].” Longtemps, poursuit-il les Israéliens ont caché autant que possible leurs méfaits. Maintenant, ils les commettent au vu et au su de tous, en toute bonne conscience. (p. 89)

C’était quoi, « pisser dans l’eau » ? Eh bien, tout simplement se livrer au nettoyage ethnique tout en le niant… « Pisser du haut du plongeoir », c’est le poursuivre en l’assumant, en le revendiquant à la face du monde entier. Je vais reproduire ici une citation un peu longue de ce chapitre 2 afin que cela soit clair.

Après l’établissement d’Israël […], le déni de l’expulsion des Palestiniens fut constitutif de l’argumentaire sioniste. Comme l’a martelé David Ben Gourion, le fondateur de l’État : Israël n’avait « pas expulsé un seul Arabe ». Le récit national israélien, dans lequel toute une société a baigné et qui a été transmis dans les établissements scolaires à des générations d’enfants, voulait que les Palestiniens soient tous « partis volontairement ». Certes, beaucoup soupçonnaient que ce récit enjolivait un peu les choses, que quelques taches pouvaient avoir maculé l’acte de naissance de l’État, mais l’essentiel était protégé : en niant l’expulsion de 85% des Palestiniens qui vivaient sur le territoire qui allait finalement devenir celui d’Israël, l’État préservait une image de soi positive.

Ce qui fondait le déni de l’expulsion des Arabes de Palestine, c’était que cet acte n’était pas conforme à l’éthique dont le sionisme entendait se parer. Le sujet du « transfert » de la population palestinienne hors du futur État juif avait été longuement débattu au Congrès sioniste de Zurich en 1937, dix ans avant que celui-ci ne débute. Mais ces débats avaient été maintenus secrets (ils le sont restés jusqu’au début des années 1990). Et, lorsque l’épuration ethnique fut mise en œuvre entre 1947 et 1950, elle apparut suffisamment déshonorante aux yeux des dirigeants sionistes pour qu’ils la nient (en accusant les victimes d’être la cause de leur propre malheur). C’est cette culpabilité inavouable qui fondait ce déni, et c’est elle qui a progressivement disparu en Israël, avec le regain croissant de légitimation de l’idée du « transfert ». [U]ne idée [est] désormais très répandue en Israël, bien au-delà des seuls cercles ultranationalistes ; l’idée que non seulement expulser les Palestiniens a été un acte légitime à l’époque, mais aussi que l’erreur a consisté à ne pas les expulser tous[4]. Chasser les Arabes pour s’approprier la terre d’Israël à titre exclusif, pour ne vivre qu’entre soi, avait été un projet ardemment souhaité. Mais on avait conscience que l’acte était moralement indéfendable. D’où son déni. C’est cette barrière-là qui s’est effondrée en cinquante ans d’occupation : ce sens de commettre à l’égard de l’autre un crime impardonnable.

Aujourd’hui, même si le déni initial reste vivace en Israël, reconnaître l’expulsion passée des Palestiniens est communément plus accepté, pour une raison simple : expulser à nouveau les Palestiniens vivant sous autorité israélienne est une idée devenue beaucoup plus désirée et perçue comme légitime. Pour une grande part de l’opinion, c’est même la solution. D’ailleurs, depuis plus de deux décennies, cette opinion israélienne est régulièrement sondée pour connaître son rapport au « transfert », version politiquement correcte du mot « expulsion ». Être pour le transfert signifie vouloir se débarrasser de la population arabe. […] En Israël, très peu jugent illégitime le fait de poser la question. Ceci a été rendu possible dès lors que les mentalités des Juifs israéliens, en cinquante ans d’occupation d’un autre peuple, ont progressivement dérivé dans un sens où l’esprit colonial et la déshumanisation de l’adversaire sont devenus ultradominants.

[…] l’idée qui occupe les esprits, qu’on entend exprimée dans des cercles très différents, laïcs comme religieux, c’est que la grande erreur a été, en 1948, de ne pas conquérir la totalité de la Palestine mandataire et de ne pas avoir expulsé tous les Palestiniens. Cela aurait rendu les choses tellement plus simples. Plus d’Arabes, plus de « problème palestinien ». Évidemment, cet état d’esprit devenu si répandu tient du souhait virtuel : voir les « Arabes » disparaître du paysage. Mais cette attitude-là est très différente du déni que les fondateurs avaient imposé. Elle induit une légitimation du crime, une libération de toute culpabilité qui constitue un bouleversement majeur des mentalités. (p. 82-84)

Pour le dire autrement : une fascisation de la société israélienne. Sylvain Cypel en donne de très nombreux (et sinistres) exemples dans son livre. Un autre signe flagrant de cette dérive coloniale est le système d’alliances nouées par Israël, souvent à travers les ventes d’armes et de systèmes sécuritaires mis au point grâce à l’occupation et au contrôle de la population palestinienne, avec tout ce qu’il y a de régimes autoritaires à travers le monde. On a déjà évoqué Trump, mais ce fut aussi Bolsonaro au Brésil, Narendra Modi en Inde, la junte militaire du Myanmar, Viktor Orbán en Hongrie, etc. Tout ce petit monde a été reçu avec les honneurs en Israël, dont les dirigeants sont peu regardants quant aux forts relents antisémites dégagés par nombre de leurs invités, à commencer par Donald Trump, bien sûr. Et voici le petit dernier : Javier Milei, qui a réservé son premier déplacement international à Israël, où il n’a pas manqué d’annoncer le déplacement de l’ambassade argentine de Tel-Aviv à Jérusalem et cela le 6 février dernier, alors que le massacre des Gazaoui·e·s battait son plein.

Sylvain Cypel note aussi que ces rapprochements entre ce qu’il y a de pire parmi les néo ou ultraconservateurs sur la scène internationale se nourrissent aussi d’« idées » – si l’on peut appeler ça ainsi – communes, particulièrement l’islamophobie. C’est aussi ce qui se passe en France avec une bonne partie de la classe politico-médiatique. On a vu d’ailleurs que sur cette base, le gouvernement, représenté par son sinistre de l’Intérieur, a tenté de criminaliser toute démonstration de solidarité, que dis-je, même seulement de compassion avec les Gazaoui·e·s écrasé·e·s sous les bombes. Des réunions ont été interdites sous prétexte que risquaient d’y être tenus des propos antisémites, sans parler des manifestations. Et l’on tient scrupuleusement le compte des actes antisémites dont le nombre aurait, nous dit-on, littéralement « explosé » dans notre douce France depuis le 7 octobre. Quant aux actes islamophobes, il n’en est guère question. Il faut dire que les seules associations qui en tenaient le décompte ont été dissoutes il y a déjà quelque temps par le sinistre sus cité. Cassons le thermomètre, ça fera tomber la fièvre, a-t-il dû se dire… Pendant ce temps-là, relève Sylvain Cypel, la communauté juive française, ou plutôt ce qui lui sert de représentation (le CRIF en particulier) se tient bien droite, le doigt sur la couture du pantalon, devant Netanyahou et ses sbires. Et Macron de vitupérer l’antisionisme qui ne serait rien d’autre qu’un antisémitisme déguisé. Pas de quoi être fier d’être français. Pourtant, cet alignement ne rend en rien service aux Juifs. (Aux États-Unis, ils sont de plus en plus nombreux à s’en rendre compte, d’après Sylvain Cypel, les alliés les plus fanatiques d’Israël se trouvant parmi les chrétiens évangélistes.) Cypel conclut son livre par un rappel des positions du « grand historien américain d’origine britannique Tony Judt (1948-2010) », partisan d’une solution à un seul « État démocratique commun aux Juifs et aux Arabes (et aux autres minorités) vivant sur le territoire que constituent ensemble Israël et Palestine ». « En d’autres termes, poursuit Cypel, une option politique où il n’y aurait “plus de place pour un État juif”, admettait [Judt]. »

«L’idée même d’un État juif – un État où les Juifs et la religion juive détiendraient des privilèges exclusifs dont les citoyens non juifs seraient à jamais exclus – est ancrée dans un autre temps et d’autres lieux », écrivait [Judt]. Israël est d’abord le résultat d’un type de nationalisme dépassé, antimoderne, jugeait-il en substance, le type de nationalisme ethniciste qui prévalait dans l’Europe de l’Est au XIXe siècle et qui lui apparaissait incompatible avec l’évolution d’un monde « globalisé » (dont il ne se privait par ailleurs pas de critiquer les dérives inégalitaires), un monde où le dépassement des frontières, la mixité et l’ouverture devenaient la norme. [5]. « La déprimante vérité [poursuivait Tony Judt] n’est pas que le comportement présent d’Israël est mauvais pour les États-Unis, bien que cela soit le cas, pas même qu’il soit mauvais pour Israël lui-même, comme beaucoup d’Israéliens le reconnaissent implicitement. Non, la déprimante vérité est qu’Israël aujourd’hui est devenu mauvais pour les Juifs. » (p. 320)

Le 10 mars 2024 , franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] « Ou quoi ? ».

[2] L’auteur, précise la quatrième de couverture, a été directeur de la rédaction de Courrier international et rédacteur en chef au Monde. Il a couvert la seconde Intifada en 2001-2003 et a été correspondant du Monde aux États-Unis de 2007 à 2013. J’ajoute qu’il donne régulièrement des articles toujours bien informés à l’excellent site Orient XXI.

[3] Entretien avec l’auteur, 7 janvier 2019.

[4] Je souligne – et je note que depuis le 7 octobre, ce discours s’est encore nettement renforcé, qui affiche très ouvertement la volonté du gouvernement, d’une bonne partie de l’armée et encore plus des colons de procéder à une nouvelle Nakba. Discours accompagnant des actes de nature génocidaire à Gaza et une violence toujours plus intense contre les Palestiniens de Cisjordanie (et de Jérusalem).

[5] « Lorsque Judt écrivit ces phrases, commente un peu plus loin Sylvain Cypel, il n’imaginait pas que, quinze ans plus tard, non seulement l’“anachronisme dysfonctionnel” [de l’État d’Israël] que constitue le repli identitaire serait à ce point entériné en Israël qu’il serait inscrit dans la loi fondamentale, mais aussi qu’il connaîtrait un fort regain de vigueur internationale. » (p. 320)

Ce contenu a été publié dans Actualité internationale, Essais, Notes de lecture, avec comme mot(s)-clé(s) . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.