« Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale

Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019.

Le 1er novembre dernier, une cinquantaine de personnes signaient une tribune dans Libération intitulée : « Le 10 novembre, à Paris, nous dirons STOP à l’islamophobie ! » Depuis, on a entendu tout et n’importe quoi dans les médias mainstream. Que cet appel avait été suscité par des (proches des) Frères musulmans, que des méchants islamistes l’avaient signé, etc. Au point que certains des premiers signataires s’en sont désolidarisés, tel François Ruffin (député de la France insoumise), qui a dit à France Inter qu’en fait, il l’avait signé par mégarde, alors qu’il était en train de manger des gaufres avec ses enfants à Bruxelles[1] et qu’il ne se joindrait pas à la manif car le dimanche il a foot… Quant à Yannick Jadot, vedette des Verts, il s’est rétracté lui aussi. Honte à eux. Et je ne parle pas des autres empaffés qui, allez savoir pourquoi, se mordent les doigts d’avoir signé ce texte[2] qui ne contient pourtant rien de bien méchant. S’il est critiquable, c’est plutôt, selon moi, parce qu’il induit l’idée que nous assisterions en ce moment, avec la montée de l’islamophobie, à un phénomène nouveau, voire inédit[3] en France. Non seulement c’est faux d’un point de vue historique, mais c’est aussi une faute politique que de laisser entendre cela, puisque, ce faisant, l’on se positionne aux côtés des laïcards républicains qui n’hésitent pas à avancer, au mépris de la vérité des faits, que l’utilisation du terme islamophobie daterait de la révoltion iranienne, en 1979, lorsque des « mollahs » l’auraient employé pour disqualifier le combat de femmes opposées au port du voile. « Stupéfiante négligence, écrit Le Cour Grandmaison, où les textes et les faits susceptibles de contredire cette affirmation péremptoire sont ignorés ou traités en chiens crevés. » En réalité, et comme cela apparaît dans le titre même de son ouvrage, le terme « islamophobie » apparaît dès la fin du xixe siècle : « À l’époque, l’adjectif “islamophobe” sert à qualifier et à critiquer soit des ouvrages qui se signalent par l’imputation aux musulmans de nombreuses caractéristiques négatives liées à l’essence supposée de leur religion et de leur civilisation, soit les orientations coloniales fondées sur la peur de l’islam et des mahométans, tous deux pensés comme autant de menaces extrêmement graves pour la stabilité et la “mise en valeur” de ces possessions. » Il s’agit donc d’un terme utilisé dans le cadre d’une polémique sur la gestion des colonies, et non pas sur le principe colonial lui-même. Pour faire vite, certains pensent qu’en respectant la religion musulmane et ses fidèles, on s’en fera plus facilement des alliés plutôt qu’en les criminalisant et en les réprimant à tout bout de champ – ce qui semble-t-il, fut plus souvent le cas[4].

Pour résumer, en caricaturant à peine on pourrait dire 1) que l’on envahit des pays dont on massacre une bonne partie des habitants afin de leur apprendre à vivre, 2) que l’on cherche à établir un régime à peu près stable dans ces pays, régime fondé sur la domination des envahisseurs sur les dits « indigènes » et 3) que ce régime est bien sûr un régime militaire et policier avant tout, mais aussi un régime juridique et idéologique (ou, si l’on préfère, un « régime de vérité »). Je ne reviens pas ici sur les deux premières parties du programme – massacres et compagnie. Là-dessus, on lira avec profit les histoires de la colonisation[5]. Olivier Le Cour Grandmaison s’intéresse ici avant tout au « régime de vérité » établi par les colonisateurs. Son livre compte à peu près trois cents pages, et chacune est pleine des horreurs que les grands écrivains, scientifiques et autres juristes dont la France est si fière ont débité à flots continu contre les Arabes et l’islam. Je n’ai pas vraiment envie de les répéter ici. Mais la lecture en est édifiante. Elle nous permet aussi – et surtout – de resituer le débat actuel autour de l’islamophobie dans la longue perspective de la colonisation et du racisme qui l’a accompagnée. Et elle me donne envie de cracher à la gueule des salopard·e·s d’aujourd’hui qui persistent à construire leur carrière politique sur la désignation de boucs émissaires livrés à la vindicte de leur espérés électeurs, et aussi à la gueule de ceux qui entretiennent les tensions autour du soi-disant « problème » de l’immigration, afin de pouvoir se poser ensuite en seul rempart contre les islamophobes, ce qui revient finalement au même : au joli temps des colonies, déjà, les modalités de la domination se discutaient entre « islamophiles » (le terme existait aussi) et islamophobes… Un livre essentiel, donc, pour savoir où s’enracine la politique française d’aujourd’hui. Et pour connaître un point de vue vraiment opposé, on lira Frantz Fanon.

[1] Ce qui nous a valu ce beau pataquès de La Provence du 10 novembre : « […] François Ruffin […] assure avoir signé “distraitement” le texte en mangeant des gaufres ou des enfants. »

[2] https://www.liberation.fr/debats/2019/11/01/le-10-novembre-a-paris-nous-dirons-stop-a-l-islamophobie_1760768

[3] Voir les premiers paragraphes du texte, qui commencent par des formules comme : « Depuis des années, nous assistons… », puis font référence à deux événements récents (l’attentat contre la mosquée de Bayonne et le scandale causé par un élu du Rassemblement national au Conseil régional de Bourgogne), un peu comme si auparavant, les musulmans n’avaient jamais été victimes de discriminations, voire d’agressions dans notre belle patrie des droits de l’homme…

[4] Cela a déjà été dit et bien dit par Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed dans Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte Poche/Essais, 2016 [2013].

[5] Par exemple celles du même Olivier Le Cour Grandmaison : Coloniser, exterminer. Sur la guerre et L’État colonial, éd. Fayard, 2005 ; La République impériale. Politique et racisme d’État, éd. Fayard, 2009 ; De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, éd. Zones/La Découverte, 2010.

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