Le Capitalisme contre la Terre ou la production contre la génération

Ange Pottin, Le Nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans la Terre, éd. La Découverte, 2024

Irénée Régnauld & Arnaud Saint-Martin, Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, éd. La Fabrique, 2024

Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, éd. Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2024.

Du « capitalisme sans la Terre » à l’« astrocapitalisme », on voit bien qu’il n’y a guère de distance. Ces deux cauchemars dystopiques aux effets hélas bien réels sur « nous autres[1] » racontent la même histoire effrayante d’une machine totalitaire dont rien ni personne ne semble pouvoir stopper l’hybris. Machine : le capital et son implacable exigence de reproduction toujours plus « élargie ». Totalitaire : au sens que lui donne Hannah Arendt dans Les Origines du Totalitarisme, soit un « mouvement » qui ne saurait jamais se stabiliser – toujours « plus vite, plus haut, plus fort[2] ». Le « rêve » ultime des ingénieurs nucléaires s’appelle Iter : produire enfin de l’énergie sans qu’il ne soit plus besoin de matière, ou quasiment[3]. Celui d’Elon Musk et des « astrocapitalistes » est de s’arracher enfin aux contingences terrestres afin d’aller trouver de la matière ailleurs… Je mets des guillemets à « astrocapitalisme » car il me semble que la logique de celui-ci ne diffère en rien de la logique du capitalisme tout court, dont Émilie Hache parle en termes de production et de reproduction, qui ont remplacé les anciennes génération et régénération. C’est pourquoi j’ai eu envie de traiter de ces trois livres ensemble : en fin de compte, ils racontent tous trois la même histoire, depuis des points de vue différents, bien sûr.

Fantasmagories nucléaires…

Il est vrai que dans le nucléaire, on parle aussi de « surgénérateurs » – et ce préfixe « sur » dit déjà toute la folie de ce qu’Ange Pottin appelle le « capital fissile » (jeu de mots qui permet de le distinguer du capital fossile basé sur l’exploitation du charbon puis du pétrole ; notons au passage que l’énergie nucléaire est très loin d’avoir remplacé l’exploitation de ces ressources fossiles, laquelle se porte toujours aussi bien, envers et contre les bonnes intentions dont est pavé l’enfer du réchauffement climatique). « La surgénération ou surrégénération est la capacité d’un réacteur nucléaire à produire plus d’isotopes fissiles qu’il n’en consomme, en transmutant des isotopes fertiles en isotopes fissiles », dixit Wikipédia[4]. Cette définition nous projette directement au cœur du paradoxe qu’étudie Ange Pottin : en effet, le « projet du capital fissile », comme il l’appelle, consiste non seulement, depuis les années 1950 et 1960, à remplacer le charbon et le pétrole par l’uranium, mais, bien mieux encore, à construire des réacteurs capables de produire eux-mêmes plus de matière première qu’ils n’en utilisent. Un projet récemment réactualisé à travers la folie Iter. On pense évidemment à l’antique chimère du mouvement perpétuel, voire au baron de Münchhausen, dont on sait qu’il réalisa l’exploit de s’envoler en se tirant lui-même vers le ciel par les cheveux[5]. J’aurais pu aussi évoquer la quête de la pierre philosophale par les alchimistes, mais il me semble qu’ils étaient moins fous que nos ingénieurs nucléaires. Moins fous et probablement plus miséricordieux envers leurs contemporains. Comme le fait remarquer quelque part Ange Pottin, l’enthousiasme pour l’énergie nucléaire pose tout de même sérieusement question quand la première application pratique de la technologie atomique fut le crime de masse perpétré à Hiroshima et Nagasaki. D’aucuns prétendent distinguer nucléaire civil et militaire. Ce n’est pas le moindre des intérêts du livre d’Ange Pottin de démontrer très précisément que cette distinction ne tient pas debout, comme cela apparaît, entre autres, à la lumière de l’entretien qu’il a mené avec un grand « nucléocrate ». Tout d’abord, celui-ci lui confie qu’il a commencé sa carrière en participant au lancement (en 1956) du premier réacteur nucléaire français à Marcoule [sur la rive droite du Rhône, entre Montélimar et Avignon], lequel avait pour objet de produire le « plutonium nécessaire à la bombe atomique de la force de dissuasion nucléaire française[6] ». Bien. Ensuite, le gars est « envoyé sur un autre projet, marqué du sceau du secret : avec d’autres ingénieurs français, il contribue à la bombe atomique israélienne. “J’étais tout à fait opposé aux orientations militaires dans ce domaine [dit-il]. […] Mais j’ai fait un raisonnement qui vaut ce qu’il vaut[7] : s’il y a un pays qui a le droit de se défendre contre ses voisins, c’est celui-là[8].” » (AP, p. 41.) Un peu plus loin dans l’entretien, il ajoute : « Il est certain que le Créateur nous a bien embrouillés […] avec le plutonium : il peut servir à la fois à faire des bombes et de l’électricité. Ça pourrait être incompatible, ça ne l’est pas. » (AP, p. 43.) Pas incompatible : c’est bien ce que l’on avait cru comprendre.

Cependant, au-delà des contorsions autojustificatrices de ce docteur Folamour, le plus intéressant de ce livre reste, je trouve, l’analyse que propose son auteur sur ce qui motive les partisans du nucléaire envers et contre les pénibles réalités que sont, entre autres, les catastrophes de Tchernobyl et Fukushima et, avant tout, venant contredire le discours lisse des ingénieurs, l’invraisemblable et terrifiant amoncellement de déchets radioactifs produits par leur activité[9]. Eux prétendent justement que ces déchets fourniront la matière première du combustible nucléaire. Le hic, c’est que la technologie ultrasophistiquée permettant de réaliser ce tour de passe-passe n’a jamais fonctionné – du moins à un niveau industriel –, et cela malgré les milliards engloutis. Le rêve du capitalisme sans la Terre, ici, c’était (et c’est encore, suivant Macron) celui d’une production d’énergie propre qui non seulement produirait de l’énergie mais encore « regénérerait » ses propres matières premières combustibles…

Ce faisant, le capital fissile accomplit l’un de ces mouvements contradictoires qui fascinaient Karl Marx : se représentant comme une entité indépendante de tout ancrage terrestre, il a au contraire progressivement étendu son empreinte envahissante. La dynamique nucléaire illustre cette tendance : le nucléaire déterrestré a motivé l’expansion de l’infrastructure, laquelle se mue aujourd’hui en un très encombrant héritage radioactif[10]. En cela, il relève en un sens de l’idéologie telle que définie par Castoriadis : « Un ensemble d’idées qui se rapporte à une réalité non pas pour l’éclairer et la transformer, mais pour la voiler et la justifier dans l’imaginaire, qui permet aux gens de dire une chose et d’en faire une autre, de paraître autres qu’ils ne sont. »

Un autre philosophe a proposé un terme encore plus parlant pour définir les entremêlements entre imaginaire et capital comme matérialité que l’on trouve dans le nucléaire comme dans de nombreuses autres industries. Dans son analyse des passages parisiens où l’on exposait des marchandises à la fin du XIXe siècle, Walter Benjamin propose le concept de fantasmagories. Il définit ces dernières comme l’image que la « société productrice de marchandises » forme d’elle-même toutes les fois qu’elle fait abstraction du fait que, précisément, elle produit des marchandises ». La fantasmagorie est le miroir flatteur et déformant que la société capitaliste se tend à elle-même et dans le reflet duquel disparaissent les perturbations écosystémiques et les dominations sociales sur lesquelles reposent les actes matériels qui rendent possible la production de marchandises. La fantasmagorie qui se loge au creux de l’industrie nucléaire ne lui appartient pas en propre : on peut en retrouver des traces dans bien d’autres secteurs[11]. (AP, p. 139-140.)

… et spatiales

On en retrouve plus que des traces dans le domaine de la soi-disant « conquête spatiale ». C’est ce que racontent Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin dans leur livre. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, est-il sous-titré. Comme le nucléaire a son péché originel avec Nagasaki et Hiroshima, l’astronautique a le sien : il s’appelle V2 et a lui aussi tué pas mal de monde pendant la Seconde Guerre mondiale (probablement moins que les deux bombes atomiques mais, à vrai dire, je ne connais pas le nombre de victimes des bombardements par V2, auquel il faut ajouter celui des prisonniers morts au travail forcé pour leur fabrication). Comme le nucléaire, les fusées ont d’abord eu un usage militaire. Les nazis comptaient sur elles afin de renverser une situation militaire plutôt inquiétante dès 1942 (soit au point de bascule du rapport de forces autour de Stalingrad). On le voit, entre autres, à travers les récits de témoins de l’époque en Allemagne, tel Victor Klemperer : il rapporte à plusieurs reprises, dans son journal[12], combien la propagande du IIIe Reich insistait sur les fameuses « armes secrètes » qui allaient permettre à la Wehrmacht de gagner la guerre. Cela se traduisait par des articles dans les journaux ou par les discours de dirigeants diffusés par la radio et, comme l’observait lui-même Klemperer, cela ressortait aussi souvent dans la conversation des gens ordinaires, face aux mauvaises nouvelles des fronts – « oui, mais les armes secrètes… » Effectivement, rapportent Régnauld et Saint-Martin,

C’est […] à Peenemünde, dans un centre de recherche militaire sur les côtes de la mer Baltique, que les progrès de l’ingénierie des missiles balistiques ont été les plus rapidement engrangés, de 1936 jusqu’à 1945[13]. […] La base compte entre 4 000 et 5 000 ingénieurs, 1 300 scientifiques, des techniciens et ouvriers allemands, concentrés dans la mise en œuvre du programme balistique. Mais surtout, les ingénieurs en chef exploitent le travail forcé d’un millier de prisonniers polonais en 1940, puis d’autres travailleurs forcés italiens ou français. Au départ, l’exploitation de cette main-d’œuvre esclavagisée ne concerne pas la production des armes, placée sous le régime strict du secret militaire ; mais la décision d’Hitler d’augmenter la production – il rêve d’en faire fabriquer 2 000 par mois [des missiles balistiques capables de frapper l’Angleterre] – change la donne. Albert Speer, ministre de l’Armement, en contrôle la mise en œuvre fin 1942. En juillet, il invite von Braun et Dornberger dans un quartier général de Hitler pour une présentation du programme. Dans ses mémoires, il note que von Braun s’exécute avec passion et agrémente sa démonstration d’un film en couleurs montrant un décollage du A4 : Hitler est impressionné par les promesses de l’arme autant que par le brio et la précocité du directeur technique de Peenemünde, qu’il compare à Alexandre le Grand et Napoléon. » (p. 20-21)

Von Braun et les autres cadres dirigeants de Pennemünde prétendront par la suite qu’ils ignoraient les conditions de vie – et de mort ![14] – des prisonniers mis à leur disposition afin d’assurer la production. En réalité, disent Régnauld et Saint-Martin, « les officiers chargés de l’administration de ces camps et leurs supplétifs civils en [étaient] parfaitement conscients, à commencer par les ingénieurs de Pennemünde, notamment Rudolph (engagé par Himmler pour superviser les travaux dans les galeries souterraines), von Braun et son frère Magnus – un nazi convaincu. » (p. 22)

On fait souvent référence, aujourd’hui, et d’une manière péjorative, au « point Goodwin », soit le moment où l’un ou l’une des protagonistes d’une conversation y introduira – à tort – une référence au nazisme ou à Hitler. Ici, avec le développement de l’astronautique après-guerre, nous avons une histoire qui n’aboutit pas au point Goodwin, mais qui y prend sa source… Ainsi que le montrent les deux auteurs de ce livre, en effet, ce ne sont pas seulement, comme on le savait déjà (enfin, comme je le savais déjà), von Braun et quelques-uns de ses collaborateurs qui furent « recyclés » aux États-Unis afin d’y poursuivre leurs recherches sur les missiles balistiques – autrement appelés fusées – et finalement diriger le programme spatial de la Nasa, mais bien des dizaines, voire des centaines d’ingénieurs qui avaient travaillé avec eux au service des nazis[15]. Et comme on ne veut pas verser ici dans l’anti-américanisme primaire, on précisera, à la suite de Régnauld et Saint-Martin, que ce ne furent pas seulement les États-Unis qui récupérèrent ces ingénieurs et scientifiques, mais aussi les Soviétiques, et encore d’autres pays, dont la France où leur apport fut semble-t-il déterminant dans l’industrie de l’armement d’abord, spatiale ensuite.

Cela dit, il semble que les anciens de Pennemünde se soient particulièrement bien adaptés aux États-Unis :

[Ils] sont donc mis à contribution par l’US Air Force (USAF) depuis des bases surveillées à Fort Bliss, au Texas. Le transfert en 1950 de 118 d’entre eux à l’Arsenal de Redstone, à proximité de la petite ville de Huntsville, en Alabama, accélère leur américanisation : la greffe prend. […] von Braun et les siens […] sont principalement employés à la conception et au développement de missiles guidés, et plus particulièrement aux missiles balistiques intercontinentaux, au moment même où éclate la guerre de Corée.

[…] La création de la Nasa le 29 juillet 1958 confirme l’émergence d’un programme spatial civil se dotant bientôt de moyens humains et matériels. […] Le Centre de vol spatial Marshall est fondé à Huntsville en septembre 1960 par l’administration Eisenhower et von Braun y est placé à sa tête, accompagné de la centaine de membres du groupe de Peenemünde. (p. 25-26)

Nos deux auteurs consacrent ensuite quelques pages très instructives à expliquer pourquoi la « greffe », comme ils disent, a si bien pris. Ils rappellent le contexte de l’époque aux plans international – la guerre froide et la course à l’espace avec l’URSS – et domestique : l’Alabama, ses champs de coton, sa ségrégation, où, finalement les anciens cadres du parti nazi ne se trouvaient pas tellement dépaysés…

Bref, je ne voudrais pas laisser penser que tout le livre est consacré à cette origine nazie de l’astronautique – je n’ai jusqu’ici donné qu’un aperçu du premier chapitre. L’autre « bout » de cette histoire, si je puis m’exprimer ainsi, eh bien, pour résumer en caricaturant à peine, on dira que c’est Elon Musk, ses fantasmagories martiennes et sa firme Spacelink, bien réelle celle-là, qui s’affaire à placer en orbite des dizaines de milliers de satellites de télécoms, au grand dam des astronomes qui ne parviennent plus à observer correctement le ciel étoilé. Mais ce serait aller un peu vite en besogne que de résumer ce livre en un raccourci von Braun-Elon Musk – même si ce lien existe.

Ce qui m’a particulièrement frappé est tout d’abord la ressemblance évidente entre l’industrie nucléaire telle que décrite par Ange Pottin et l’astronautique racontée par Régnauld et Saint-Martin. Pour commencer, les deux partagent les mêmes origines militaires. Le nucléaire a été développé d’abord pour les bombes atomiques, tandis que les fusées capables d’aller dans l’espace ont d’abord été des missiles balistiques – d’ailleurs très vite armés de charges nucléaires pendant l’escalade des armements de la guerre froide. Et quand je dis « origines », c’est trop peu dire : à l’évidence, l’une comme l’autre industrie sont toujours aujourd’hui inextricablement liées au secteur de l’armement – concernant les armes nucléaires dont on sait les stocks délirants, capables d’éliminer la majeure partie de la vie sur Terre, accumulés durant la guerre froide, on a commencé depuis un certain temps déjà à parler d’armes nucléaires « tactiques », par opposition aux « stratégiques » – ce qui craint d’autant plus que les militaires – ou leurs chefs politiques – risquent de se sentir plus facilement autorisés à utiliser les premières qui, d’après leurs foutues théories, ne devraient pas entraîner l’apocalypse finale, contrairement aux secondes. Je passe sur les munitions « à uranium appauvri », déjà couramment utilisées, semble-t-il, sur les champs de batailles (guerres du Golfe, Ukraine…). Quant à l’astronautique, elle a mis à profit dès le départ la technologie des missiles balistiques mise au point d’abord pour faire la guerre, comme on l’a bien vu avec le « recyclage » des chercheurs et ingénieurs nazis par les puissances alliées après-guerre. Mais la collaboration avec l’industrie de l’armement ne s’est pas arrêtée là : Régnauld et Saint-Martin lui consacrent leur troisième chapitre, significativement intitulé « Contrôler l’espace : l’inépuisable conquête par les armes ». On se souviendra par exemple du programme de « guerre des étoiles » mis en œuvre à l’époque par le président Reagan. Si les programmes « civils » comme Apollo ou les stations spatiales internationales ont quelque peu éclipsé le côté belliciste du complexe militaro-spatial, il n’en reste pas moins que satellites d’espionnages, boucliers antimissiles, etc., ont continué à prospérer jusqu’à aujourd’hui. C’est d’ailleurs un autre point commun au nucléaire et à l’astronautique : leur capacité à déployer des fantasmagories énormes afin de mieux faire accepter par le public (et les contribuables, surtout !) les centaines (les milliers ?) de milliards nécessaires à leur développement. De ce point de vue, le deuxième chapitre de Régnauld et Saint-Martin, sur « l’astroculture à la conquête des esprits », est tout à fait édifiant. On se contentera ici de rappeler l’exemple récent de Thomas Pesquet, astronaute devenu l’une des personnalités les plus connues (et appréciées, je suppose) des Français·e·s, sorte de super-influenceur mis à toutes les sauces par l’ensemble des médias, nous expliquant par exemple qu’il faut bien trier nos déchets parce que notre planète est trop belle, vue d’en haut… Baste, je m’énerve.

Dernier point commun entre les industries nucléaire et spatiale, elles prétendent l’une et l’autre à une certaine « immatérialité » : l’énergie nuclaire serait une énergie propre, « décarbonée », et elle vise à se passer finalement de matière première puisqu’elle pourrait soi-disant la produire elle-même en retraitant son combustible. On a déjà dit ce qu’elle produit en vérité comme déchets et emprise matérielle et sécuritaire sur l’environnement immédiat de ses sites et finalement sur la société tout entière. Ange Pottin a sous-titré son Nucléaire imaginé : Le Rêve du capitalisme sans la Terre. Or, à écouter les thuriféraires de la « conquête spatiale » (on remarquera au passage que le vocabulaire colonial reste plus que jamais de mise[16]), elle permettra d’échapper à cette Terre, justement, grâce aux nouvelles « découvertes » de minerais et matières premières désormais épuisées ici-bas. L’envers de la médaille, c’est le gigantesque gaspillage de matières premières et d’énergie, justement, provoqué par la course à l’espace. Et cela sans même parler de l’emprise matérielle (à l’égal de celle des centrales nucléaires) des bases de lancement de fusées. Régnauld et Saint-Martin décrivent en détail, entre autres, les ravages entraînés par l’installation de la « Starbase » d’Elon Musk à Boca Chica, à l’extrême sud du Texas : expulsion des habitants, destruction de la faune et de la flore – tout doit disparaître… Bien sûr, cela ne concerne finalement qu’un petit bout de terre et ses habitants. Mais il y a encore la pollution lumineuse engendrée par les dizaines de milliers de satellites de communication mis en orbite par Musk et deux ou trois autres de ses concurrents et aussi l’énorme quantité de débris divers et variés qui circulent en orbite autour de la Terre, au point que les deux auteurs intitulent une section du chapitre IV : « Dans les ruines de l’astrocapitalisme : pollution lumineuse et débris orbitaux ». « La quantité de débris augmente exponentiellement : en mars 2023 on en comptait 36 500 au-delà de 10 cm, 100 000 entre 1 cm et 10 cm et 130 millions en 1 mm et 1 cm. » Et cela risque de poser problème tôt ou tard. En effet, « une bille de métal d’une circonférence de 1 mm de circonférence filant à 14,5 km/s développe une énergie comparable à celle d’une boule de bowling lancée à 100 km/h : [en cas de collision avec un satellite[17]] les dégâts sont irréversibles. » (p. 170-171). Les deux auteurs concluent que même si statistiquement, le risque est faible, cela finira par advenir. À propos du « gigantesque héritage [du nucléaire] impossible à assimiler par les cycles écologiques et les sociétés humaines », Ange Pottin parle de « communs négatifs ». On pourrait en dire tout autant de l’héritage de la « conquête spatiale ».

Du monde de la génération à celui de la production

Comme je le disais en introduction, Émilie Hache raconte la même histoire, mais d’un tout autre point de vue. Son livre est une enquête fouillée sur la généalogie de la modernité dont nous venons de parler à travers deux de ses emblèmes – le nucléaire et l’astronautique. Je vais me risquer à résumer sa thèse, tout en vous recommandant vivement, si, comme je l’espère, mes propos vous en donnent envie, de la découvrir in extenso dans ce livre que je crois important. En gros : qu’est-ce qui a rendu possible le passage du monde de la génération à celui que nous connaissons, soit le monde de la production ? La génération – ou régénération – c’est cette activité incessante de coopération interspécifique et au sein même des espèces (comme l’espèce humaine) qui donne la vie et en prend soin. L’objet de la production, comme on l’a vu avec les V2, les bombes atomiques et la conquête spatiale, n’a que peu à voir avec la préservation de la vie, et beaucoup avec une accumulation de valeur toujours aussi primitive (depuis les débuts du capitalisme) et la réalisation des conditions qui la permettent, soit l’accumulation des moyens de coercition des « producteurs », l’extractivisme effréné, la destruction des écosystèmes et pour finir, le réchauffement climatique.

Émilie Hache a voulu comprendre comment s’était opérée cette « grande transformation[18] ». Elle n’est évidemment pas la première à se lancer dans cette enquête. Elle cite en particulier, dès son introduction, Silvia Federici (Caliban et la sorcière) et Carolyn Merchant (La Mort de la nature)[19] dont

la réécriture […] des origines de la modernité articulée autour de la destruction des sociétés de subsistance, à travers l’exploitation sans limites du monde vivant comme la dévalorisation de tout ce qui était associé au féminin, s’appuyait […] sur un passé très différent, fait de respect et d’interdépendance à l’égard de la nature et des femmes et de leurs puissances génératives. […] Ces travaux invitaient à aller regarder du côté de ce monde vernaculaire disparu.

En effet,

les chercheuses écoféministes ont trouvé dans la chasse aux sorcières l’origine de l’attaque conjointe des femmes et de la nature dont elles étaient encore les témoins trois siècles plus tard. Mais, ce faisant, elles ont ouvert un immense chantier : qu’en était-il de ce monde qui avait pris fin avec la chasse aux sorciers/sorcières ? (p. 29)

Or, poursuit Émilie Hache, ces chercheuses ont semblé « s’arrêt[er] devant cet ancien monde, partagée[s] entre une très grande sympathie et une tout aussi grande distance ». Celle-ci tient au fait qu’aux yeux des féministes critiques, toute revalorisation d’une spécificité féminine, accompagnée de surcroît de la mise en évidence de liens particuliers des femmes avec la « nature », voire de l’assimilation de cette dernière à une « Mère nature bienveillante », encourt nécessairement le reproche d’essentialisme. Et donc,

s’il nous faut faire l’histoire de la destruction croisée du monde vivant et d’une sphère féminine autonome, il nous faut aussi faire celle de ce rapprochement spécifique, aussi spéculative soit-elle, sauf à la naturaliser une seconde fois. (p. 31)

À cette fin, Émilie Hache a voulu « prolonger le geste » de Carolyn Merchant, qui « avait suivi les traces du débat minier [en] Europe ces dix derniers siècles afin d’examiner et de rendre compte de la transformation progressive de la nature en ressource à exploiter comme de la manière dont la dégradation parallèle de la condition féminine [y] avait joué un rôle déterminant ». Elle a cherché des témoignages « de l’analogie entre la fertilité des femmes et de la nature, constituant le cœur de cette proximité autant critiquée que revendiquée » (p. 33-34). Elle les a trouvés en Grèce ancienne, avec le rituel des Thesmophories qui célébraient « la fertilité de la terre et des femmes ». Ce rituel, qui était célébré uniquement par les femmes mariées, n’était pas pour autant une « fête de femmes » : il s’agissait bel et bien de l’une des cérémonies officielles de la cité. Il était « précisément destiné à remercier Démeter de leur avoir apporté [aux Grecs] les lois sacrées (thesmous) de l’agriculture et à renouveler la fertilité de la terre. »

Constituée d’une multitude d’oikoi, c’est à dire de domaines agricoles, la polis dépendait de la fertilité de son territoire pour les récoltes de base en blé et orge, et c’est précisément de cela qu’il [était] question. Comme le résume Marcel Détienne, « les Thesmophories devaient reproduire la cité, le corps politique tout entier, à la fois dans l’espèce humaine, par la génération d’enfants légitimes et, dans l’espace cultivé, par le moyen de semences frugifères ». (p. 44)

Émilie Hache décrit en détail le déroulement du rituel et en conclut qu’il célèbre « devant la société tout entière l’importance des femmes, leur irremplaçabilité concernant le pouvoir de donner la vie » – comme mères, mais aussi comme maîtresses des semailles, veillant sur la croissance des graines comme sur celle des enfants : « l’identification de la terre et des femmes est au cœur de ce rituel » (p. 45). Mais cela même pose problème, lorsque l’on sait que cette identification des femmes à la fécondité s’accompagnait de leur exclusion des autres aspects de la vie de la cité (politiques, financiers, intellectuels). Émilie Hache explique cet apparent paradoxe (paradoxe à nos yeux de Modernes, pas à ceux des Grecs) en convoquant un autre rituel, contemporain des Thesmophories : les Arréphories, qui portaient sur le mythe d’autochtonie. De quoi s’agit-il ?

Les Arréphories sont organisées en l’honneur de l’ancêtre mythique des Athéniens, Érichthonios. Comme tous les descendant·e·s mi-humain·e·s mi-divin·e·s des dieux olympiens, ce dernier est né d’un viol ou, ici, d’une tentative de viol : face aux avances pressantes d’Héphaïstos, Athéna réussit à se dérober et essuie sur un brin de laine qu’elle jette ensuite par terre le sperme du dieu. La terre ainsi fécondée donna naissance à Érichthonios, littéralement né de la terre, autochthôn. (p. 52)

Les Grecs célébraient donc deux mythes de fécondité : la fécondité de Démeter, qui passait par les voies « naturelles », si j’ose dire, et celle d’Héphaïstos, qui se passe de la féminité d’Athéna… Or celle-ci ne concernait que les hommes :

Ce n’est pas l’humanité tout entière qui est issue de la terre, mais seulement les hommes, andres. Cette restriction n’est jamais dite comme telle, mais aucune histoire d’autochtonie ne porte sur les femmes [pas plus à Argos ou à Thèbes qu’à Athènes]. Les femmes, elles, sont issues de Pandore. Le mythe hésiodique en retrace la genèse : elles ne sont pas nées de la terre mais faites de terre, de glaise, fabriquées par ce même Héphaïstos sur ordre de Zeus pour punir les hommes de posséder le feu. Mères de tous les humains, les femmes ne sont ici pas nées, elles ne sont pas engendrées, leur nature est un artifice. La seule véritable humanité, ce sont les hommes, andres, qui doivent malheureusement passer par les femmes pour se perpétuer lorsqu’ils ne font plus partie des premiers hommes. (p. 53)

Ainsi, les deux rituels témoignent-ils « d’une société qui reléguait les femmes et la question de la génération à la périphérie d’un espace politique réservé aux hommes, tout en leur attribuant le rôle fondamental de reproduire la cité » (p. 56).

Il faudrait ici encore parler d’autres rituels, en particulier des rituels dionysiaques, qui associent les morts à la génération. Comme le dit Émilie Hache,

ce qui relie la question de la génération à celle des morts dans un monde engendré concerne de manière bien plus générale la question de sa perpétuation. Un monde non créé ne tient pas tout seul, il n’est pas engendré une fois pour toutes, mais a besoin d’être maintenu dans l’existence par lui-même, c’est-à-dire par tous ceux qui le composent. Les morts ne président pas seulement aux récoltes, mais participent au renouvellement du monde, constituant la matière de ce dernier. (p. 75)

Mais je vois bien que je n’arriverai pas à donner un résumé de ce livre foisonnant : à peine ai-je donné ici un aperçu des deux premiers chapitres… Il faudrait encore parler des suivants, soit de l’histoire de la disparition du « genre vernaculaire », c’est-à-dire, suivant Illich[20] sur lequel Émilie Hache appuie sa démonstration, d’une organisation de la société basée sur des rôles genrés complémentaires et interdépendants (comme on vient de le voir dans le cas grec), disparition au profit d’une société « unisexe-sexiste » : la société de (re)producteurs·trices « remplaçables », ou, pour le dire autrement, d’hommes et de femmes « sans qualités » qui est désormais la nôtre[21]. Cette histoire passe notamment par le christianisme et sa « Création » : évidemment, si le monde est créé, point n’est besoin de le (ré)générer… Encore le « genre vernaculaire » subsista-t-il longtemps (et subsiste encore, bien qu’à l’état de traces seulement) sous l’empire de plus en plus totalitaire de l’économie dont Émilie Hache, s’inspirant cette fois de Giorgio Agamben (Le Règne et la Gloire) montre qu’il n’est rien d’autre que la sécularisation du Royaume. Il faudrait encore parler des derniers chapitres du livre, l’un consacré à « la régénération comme fait cosmologique total », qui mène l’enquête vers (une critique de) l’anthropologie et ses apports sur d’autres types d’organisation sociale que les nôtres, des sociétés « matriarcales » (Émilie Hache met le plus souvent ce terme entre crochets, pour distinguer l’utilisation qu’elle en fait de la plupart  des acceptions masculines, qui se contentent en général d’inverser le rapport de pouvoir du patriarcat), en esquissant aussi quelques pistes sur la manière dont se détruisent ces organisations sociales :

Là où la violence organisée a été introduite, sous la forme de pillages, de rapts, de guerres ou encore d’esclavage généralisé, disparaît potentiellement le souci de régénération (interne) d’une société. Sa perpétuation est désormais alimentée par l’apport extérieur de femmes, de main-d’œuvre pour cultiver les champs, comme de nouvelles terres et de nouvelles richesses. (p. 219)

Il y a enfin ce dernier chapitre, « Mythopoïèses », sur lequel il faudrait aussi s’arrêter plus longuement. J’ai bien conscience de l’insuffisance de ce compte-rendu, qui vient peut-être d’une fausse bonne idée de départ : confronter ces trois livres dont les deux premiers illustrent parfaitement ce qu’est notre monde gouverné par le paradigme de la production quand le troisième fait l’histoire de son avènement. Je devrais insister encore sur la richesse de l’enquête d’Émilie Hache, qui s’appuie sur une impressionnante documentation (dont témoignent les notes de bas de page et la bibliographie en fin d’ouvrage). Je terminerai avec une citation de ce dernier chapitre, où Émilie Hache aborde « l’hypothèse Gaïa », se demandant si, « Gaïa étant un être vivant, terrestre, ne pourrait pas être une divinité ? » Nous serions alors obligés de

repenser, comme l’a montré Amer Meziane[22], ce qu’on appelle religion. Le scandale d’une telle proposition n’existe que du point de vue des religions monothéistes et de leur dieu extérieur à ce monde. De même que nos sexualités, nos sexes et nos genres sont multiples et ne sont pas a priori réductibles à des rapports de domination, il existe une « variété de vérités » religieuses qui ne sont pas hiérarchiques, surplombantes, omnipotentes et omniscientes. Les dieux et les déesses changent aussi.

On ne connaît pas encore bien ses rituels [dédiés à Gaïa], mais on peut espérer que les manières de lui appartenir ne ressembleront pas à celles, punitives et possessives, des dieux monothéistes. Elle nous fait déjà agir en son nom : les paysan·ne·s, chasseurs, pêcheurs, nomades sont tout le temps en lien avec elle, iels la remercient, l’écoutent, apprennent à la connaître dans chacune de leurs relations au monde ; les activistes sont de plus en plus nombreux à se soulever pour la terre, à lutter contre ses extinctions, pour certain·e·s à consacrer une partie de leur vie à la défendre. Pas de conversions ici : la forme de ses rituels prend plutôt celle de formations, de stages, d’ateliers, de chantiers – formations à la désobéissance civile, à la lutte contre les violences sexistes et conjugales, à la permaculture, à l’agriculture paysanne, à la médecine douce, ateliers de discussion autour de comment atterrir, comment vivre dans un monde postindustriel, chantiers de construction ou de reconstruction de cabanes, de maisons en terre crue, d’écoles de la terre, de toxic tours sur les territoires populaires pollués, etc. –, comme autant de transformations, individuelles et collectives, de nos manières d’habiter, de nos désirs, de notre façon de penser l’éternité[23]. (p. 270)

franz himmelbauer pour Antiopées, le 7 avril 2024.

[1] Evgueni Ivanovitch Zamiatine (1884-1937), écrivain russe, puis soviétique et enfin réfugié à Paris où il termina sa vie, est l’auteur de Nous autres (My en russe, Nous, dans les plus récente traductions d’Hélène Henry chez Actes Sud en 2017 et de Véronique Patte chez Gallimard en 2024), qu’il écrivit vers 1920-1921, la première dystopie du XXe siècle, dans laquelle il est question, entre autres, d’une société totalitaire entièrement mobilisée autour d’un grand projet : la « construction de l’Intégral », « formidable appareil électrique en verre et crachant le feu », destiné à « l’intégration des immensités de l’univers ». Eugène Zamiatine, Nous autres, trad. du russe par B. Cauvet-Duhamel (1971), Préface de Jorge Semprun, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 2012 [1979], p. 15.

[2] On aura reconnu la devise de l’olympisme – pour être tout à fait honnête, il faut y ajouter « – ensemble ».

[3] Comme souvent dans ce domaine, c’est mal parti : « Alors, la fusion nucléaire est-elle l’avenir énergétique ? Oui, mais… Iter est un programme international avec toute la dimension géopolitique qu’il faut y intégrer. Mais, Iter est un projet qui découle d’un demi-siècle de recherches qui se poursuivent toujours. Mais, Iter engage des moyens humains, techniques et financiers colossaux. “L’homme a mis 2 000 ans pour voler”, relativise avec une pointe d’humour Alain Becoulet, directeur général adjoint d’Iter Organization. » Avant de reconnaître des problèmes de construction et aussi de corrosion sous contrainte qui empêcheront « de fermer la structure d’ici la fin 2025 comme prévu, et de vérifier le premier plasma d’ici la fin 2035. Aujourd’hui, nous sommes incapables de donner une date. […] On va reséquencer le format. On essaie de rationaliser et de limiter les coûts et on est dans cette phase de réadaptation. » (La Provence, 11 novembre 2023) Merveilles de la langue de bois. Sur ce projet délirant, on fera mieux de lire, par exemple, Isabelle Bourboulon, Soleil trompeur. Iter ou le fantasme de l’énergie illimitée, éd. Les Petits Matins, 2020.

[4] De fait, Ange Pottin parle plutôt de « réacteurs à neutrons rapides » que de « surgénérateurs ».

[5] Je me demande si la locution : « tiré par les cheveux », qui exprime un raisonnement à la limite de la logique, voire un passage en force (intellectuellement s’entend), vient de cet exploit de Münchhausen ou si c’est l’inverse, si la locution a inspiré la fiction… Quoi qu’il en soit, si l’on peut dire que le projet nucléaire en général, et Iter en particulier, sont « tirés par les cheveux », ce n’est qu’au sens figuré car, hélas, trois fois hélas, il coûtent des dizaines de milliards, sans parler des milliers de morts dus aux armes et à l’industrie atomiques…

[6] « […] l’uranium 238 [isotope dont le minerai est nettement plus abondant – 99,3% de l’uranium présent dans les mines – que celui de l’uranium 235, “naturellement fissile” – 0,7%] présente […] une propriété intéressante : lorsqu’il absorbe un neutron, il peut se transformer en plutonium. Le plutonium est lui-même un élément fissile, et même plus fissile que l’uranium. C’est un élément artificiel qui naît dans le combustible nucléaire irradié et qui n’existe pas dans la croûte terrestre. » (Ange Pottin, désormais noté AP, p. 30.) C’est aussi, on l’aura compris, l’élément utilisé dans les premières bombes atomiques.

[7] Soit : rien.

[8] Curieux, ça me rappelle quelque chose, pas vous ?

[9] Il faudrait ajouter à cela les accointances peu reluisantes de l’industrie nucléaire française, particulièrement avec Rosatom, conglomérat russe géant fondé par un certain Vladimir Poutine, et qui est désormais le premier sur le marché mondial de la construction de centrales nucléaires. Rosatom participe évidemment à Iter, mais il existe aussi bien d’autres échanges entre cette firme et les firmes françaises du nucléaire (on peut en savoir plus en consultant le site de Rosatom). Tout récemment, sur fond d’escalade verbale entre Macron et Poutine, l’accord entre Framatome et Rosatom pour établir une entreprise conjointe en Allemagne (le comble, dans un pays qui a officiellement abandonné la production d’énergie nucléaire), afin de fournir des combustibles à des centrales d’Europe de l’Est, a fait quelques vagues, semble-t-il…

[10] Sans chercher à être exhaustif, on ne mentionnera ici que deux de ces chancres hérités de l’industrie nucléaire : La Hague, véritable dépotoir toujours en expansion, et Bure, bien sûr, avec son projet de dépotoir souterrain. Dans ces deux lieux (surtout à Bure), on a pu mesurer la nocivité des résidus du nucléaire, non seulement à cause de leur radioactivité, mais aussi à cause de l’emprise sécuritaire qu’ils établissent sur les habitant·e·s alentour.

[11] À ce propos, on pourra lire le livre de Marc Berdet, Fantasmagories du capital, paru chez Zones en 2013.

[12] Victor Klemperer, Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-1945, Seuil, 2000. Sur le même sujet, on peut aussi consulter Ian Kershaw, La Fin. Allemagne 1944-1945, Seuil, 2012.

[13] Pas tout à fait : les auteurs précisent un peu plus loin qu’à la suite d’un bombardement allié en 1943, l’unité de recherche et l’usine furent transférées à Nordhausen, en Thuringe : « Les bombes volantes A1 (V-1) et les missiles A4 seront fabriqués dans les ateliers souterrains de la compagnie d’État Mittelwerk GmbH (créée pour l’occasion), à proximité du camp de Dora-Mittelbau, à une quarantaine de kilomètres de Buchenwald dont dépend l’usine-camp de Dora au départ. » (p. 21)

[14] « Le complexe de camps de Dora-Nordhausen est un mouroir : 20 000 prisonniers y ont péri, dont au moins la moitié liés à la production des A4-V2. » (p. 22)

[15] « Au service » n’est d’ailleurs peut-être pas la bonne formulation, puisque la plupart des cadres de Peenemünde étaient eux-mêmes adhérents au NSDAP…

[16] Non seulement réapparaît le vocabulaire, mais aussi la jurisprudence de la conquête coloniale : « Deux éléments importants ressortent [des] bouleversements juridiques en cours. Sur le fond d’abord : l’espace a cessé d’être un bien commun. De « res communis » (chose commune, c’est-à-dire n’appartenant à personne, mais utilisable librement par tous), le statut de l’espace est passé à « res nullius » (chose sans maître, c’est-à-dire n’appartenant à personne, jusqu’à ce que quelqu’un s’en empare). […] Le statut de res nullius est aussi celui qui fut traditionnellement attribué aux terres du Nouveau Monde quand les premiers explorateurs, tel Christophe Colomb, y arrivèrent […] » (p. 165)

[17] Voire, pourquoi pas, avec une station orbitale habitée…

[18] C’est moi qui fais cette allusion à La Grande Transformation, de Karl Polanyi (trad. française Gallimard, 1983 [1944]), que son auteur avait sous-titré : Aux origines politiques et économiques de notre temps. Selon moi, même s’il peut apparaître un peu daté parce qu’il ne prend pas en compte un certain nombre de thèmes comme la destruction des écosystèmes, le racisme et le sexisme, cet ouvrage demeure cependant fondamental en tant qu’il montre très clairement comment l’économie s’est « désencastrée » de la société, donnant le jour à au « marché autorégulateur ».

[19] Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, éd. Senonevero & Entremonde, 2014 [1998] ; Carolyn Merchant, La Mort de la nature, Wildproject, 2021 [1980]. Deux livres essentiels – je n’en ai lu qu’un, celui de Federici, dont j’ai rendu compte ici-même.

[20] Ivan Illich, Le Genre vernaculaire, in Œuvres complètes, t. III, Fayard, 2005.

[21] Cela me rappelle ce qu’Hanna Arendt, dans La Condition de l’homme moderne, appelle une société de travailleurs (et de consommateurs).

[22] Émilie Hache se réfère à Mohamad Amer Meziane, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, éd. La Découverte, 2021. On peut en lire un extrait ici :

https://lundi.am/La-race-et-l-inconvertible

Lundi matin a également réalisé un entretien vidéo avec lui :

https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique

[23] « Que l’hymne homérique à Gaïa nous paraisse désuet, ajoute Émilie Hache, doit nous inciter à aller la chercher ailleurs, par exemple dans les “vingt-cinq façons de faire l’amour à la terre” des activistes écosexuel·le·s. Elle est réapparue sous le nom de Gaïa auprès de ceux qui se considèrent comme les descendants de la Grèce antique pour qu’ils la reconnaissent, mais elle possède mille autres noms qui ne demandent qu’à être appris. » (p. 271) En note de bas de page, Émilie Hache indique que cette mention des « mille noms » est une référence au titre d’un colloque organisé par Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « Os mil nomes de Gaïa », qui a donné lieu à un livre éponyme paru en 2022 non encore traduit en français, si je ne me trompe pas.

 

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