Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, par Roberto Esposito

Traduit de l’italien par Bernard Chamayou. Préface de Frédéric Neyrat. Éd. Les Prairies ordinaires, Paris, 2010 [2008]

Selon Roberto Esposito, le terme communauté, contrairement à une idée trop répandue, ne renvoie pas à un groupement humain défini par une langue, un territoire, une appartenance, bref une identité commune. Bien au contraire : se basant sur l’étymologie latine du mot, il définit la communauté comme ce qui est toujours incomplet, comme ce qui manque, ce qui fait défaut. Cum : avec, et munus : don, au sens d’obligation (et non pas don réciproque, échange). Ainsi, « les membres de la communauté ne sont tels que parce qu’ils sont liés par une loi commune » (p. 27), par ce munus, que l’on pourrait traduire par « tâche », « devoir », ou « loi ». Comme le jeu n’existe que par sa règle, la communauté n’existe que par sa loi, laquelle n’est rien d’autre que l’exigence, la nécessité… de la communauté. Nous sommes des êtres de la communauté : « depuis toujours nous existons en commun » (p. 28). La communauté nous est donc nécessaire. Elle est pourtant en même temps impossible à réaliser, car sa réalisation signerait sa mort : il n’y aurait plus de cum possible dans un ensemble d’êtres parfaitement identiques (une communauté de clones ?).

Par opposition, immunité signifie exonération du munus, de l’obligation qui fait communauté. Il s’agit d’une réaction de protection, par séparation, auto-enfermement, voire agression contre un « extérieur » potentiellement dangereux. Le terme est évidemment très utilisé en médecine – il désigne la capacité de l’organisme à se défendre contre des agressions – virus, bactéries… Il est aussi utilisé en matière juridique ou/et diplomatique : garantir l’immunité à une personne, c’est l’exonérer des obligations et des sanctions auxquelles tout un chacun reste exposé. Bien sûr, on ne peut pas s’empêcher de penser à d’autres phénomènes que l’on peut qualifier d’immunitaires : ainsi des gated-communities, ces ghettos dans lesquels s’enferment des riches afin d’éviter l’exposition – la communauté – aux autres, c’est-à-dire aux pauvres ; ainsi également des constructions de murs et autres barrières qui se multiplient à travers notre monde globalisé ; ainsi enfin des politiques anti-immigrants et antiterroristes, qui ont tendance à se confondre ces derniers temps (le président de la République française parlant des passeurs comme de « terroristes »).

Comme il existe des maladies qui affectent le système immunitaire, lequel finit par s’attaquer au corps lui-même qu’il était censé défendre, les biopolitiques actuelles ont tendance à se retourner en thanatopolitiques : de politiques de (ou plutôt sur) la vie, elles deviennent des politiques mortifères. L’exemple extrême de ces politiques est le nazisme qui, afin de préserver la « santé » du peuple aryen de la dégénérescence juive (et autres : handicapés, tziganes, slaves, tout ce dont les juifs étaient devenus l’emblème), ne pouvait faire autrement que d’exterminer les porteurs de virus, puis les aryens contaminés, puis finalement l’Allemagne elle-même, lorsque la défaite fut consommée (Hitler donna l’ordre depuis son bunker de détruire toutes les infrastructures nécessaires à la vie des Allemands, puisqu’ils ne méritaient plus d’être défendus). Cependant, ce serait une erreur que de s’en tenir à cet exemple extrême et de ne pas chercher à comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans les termes proposés par Esposito. Pour s’en tenir à l’actualité (j’écris ces lignes en septembre 2015), comment interpréter la dite « crise des migrants » à laquelle (ne) fait (pas) face l’Europe ? Tout nous suggère que la soi-disant « communauté européenne » met tout en œuvre afin de s’immuniser contre le risque migratoire : agence Frontex dédiée à la surveillance des frontières extérieures afin d’empêcher les migrants de pénétrer en Europe, murs, barrières à Ceuta et Melilla, entre Grèce et Turquie, Bulgarie et Turquie, Hongrie et Serbie, pour ne citer que ceux qui ont été en lumière ces dernières semaines. Et les milliers de morts de ces dernières années en Méditerranée nous autorisent aussi à parler de thanatopolitique. La biopolitique européenne, dans sa recherche d’amélioration de la vie des Européens, se traduit directement par la mort de milliers d’arrivants, provoquée par les obstacles dressés devant eux contre leur arrivée, précisément. Foucault le disait : pour qu’une biopolitique se retourne en son contraire, en thanatopolitique, elle a besoin d’un opérateur de discrimination entre ceux qu’on laisse vivre et ceux qu’on veut éliminer (que l’on veut tuer, que ce soit physiquement ou socialement). Contrairement aux pouvoirs souverains d’Ancien Régime, les États régulateurs d’aujourd’hui ont besoin de justifications pour déroger à leur politique du « faire vivre et laisser mourir », soit pour « faire mourir » les indésirables (au propre, tels les nazis, ou au figuré, tels les États européens d’aujourd’hui – leurs politiques provoquent beaucoup de morts, mais indirectement, ce qui permet de les ignorer). Cet opérateur, c’est le racisme. Il se présente massivement aujourd’hui avec les traits de l’islamophobie, mais pas seulement. Effectivement, comment expliquer autrement le refus d’hospitalité pratiqué par les pays riches ? Il faut bien que ces migrants soient dangereux, qu’ils menacent l’intégrité de nos sociétés d’une manière ou d’une autre… (Au moment où j’écris ces lignes, l’ancien Président Sarkozy vient de déclarer que l’afflux de migrants menace la société française de « désintégration ».) Comment laisserions-nous mourir à nos portes, dans l’indifférence la plus totale, des dizaines de milliers d’êtres humains si, justement, nous ne les considérions pas comme radicalement « autres » ? D’une altérité dangereuse, qui viendrait mettre en danger notre mode de vie, nos « valeurs » ? Et il est difficile, voire impossible, de ne pas éprouver d’empathie pour un « autre » en détresse sans produire en même temps, d’abord inconsciemment, un discours d’autojustification : non seulement ils ne sont pas comme nous, mais finalement, ils « valent » moins que nous, que notre propre sécurité, notre propre immunité. Le racisme s’installe, y compris, souvent, dans les têtes des personnes de bonne volonté qui souhaitent « aider » les migrants, oubliant au passage pourquoi et comment ces migrants le sont devenus, et aussi comment les pays « d’accueil » les ont réduits au statut de migrants par leur arsenal de lois et de barbelés. Dans ce cas-là, on pourrait dire que la communauté, au sens d’Esposito, c’est l’obligation d’hospitalité que nous avons envers les migrants – quels qu’ils soient. L’immunité, ou l’immunisation, ce sont toutes les stratégies que « nous » (les États, les citoyens, les partis politiques) mettons en œuvre pour ne pas assumer le munus hospitalier. La biopolitique est cette politique qui a mis la vie au centre de ses préoccupations, mais qui en vient à se retourner en thanatopolitique lorsqu’elle veut immuniser une population contre les dangers représentés par les « autres » (en l’occurrence, les migrants).

Roberto Esposito ne dit pas comment nous pourrions privilégier une politique – ou des engagements, des pratiques – en faveur de la communauté et contre les théories et pratiques de l’immunisation. Cependant, son dernier chapitre, « Pour une philosophie de l’impersonnel », ouvre une piste. Il commence par une critique de la notion de « personne » en tant qu’elle « constitue la référence incontournable de tous les discours – philosophiques, politiques et juridiques – qui entendent défendre la valeur de la vie humaine en tant que telle. » À l’image de ce qu’il a fait pour la communauté, Roberto Esposito expose une notion de l’être humain inachevé, incomplet, un être, en somme, qui n’existe qu’à travers ses rapports à autrui. Or, la personne n’est pas, selon lui, « un simple concept, mais […] un véritable dispositif performatif, concernant […] une longue ou une très longue période, qui a d’abord comme résultat d’effacer sa généalogie, et du même coup, ses véritables effets. » Tout d’abord, la notion a une double origine, chrétienne et romaine, et « c’est précisément à leur point d’intersection que l’on peut situer ce pouvoir de séparation et de sélection qui constitue l’effet le plus important de son dispositif. » (p.234) Il y a d’abord « l’idée de masque – le signifié étymologique du grec prosopon et du latin persona – qui, bien qu’il adhère, “collé”, au visage de l’acteur chargé de représenter le personnage, ne coïncide jamais avec lui. Cette différence demeure y compris dans le rituel du masque mortuaire, où pourtant la vraie nature spirituelle de l’homme, que le masque recouvre, devrait transparaître. C’est dans ce cas précis que cette scission originelle, typique de la conception chrétienne, est mise au contraire au premier plan, et c’est précisément à partir de cette non-coïncidence de la personne et du corps vivant qui pourtant la contient, que le passage à la vie dans l’autre monde est possible. […] En somme, l’unité interne de la personne – entre une nature humaine et une nature divine, ou entre le corps et l’âme – passe toujours par une séparation insurmontable. » (p. 234-235) C’est cette conception qui a permis – et réciproquement a été permise par – l’esclavage. Chez les Grecs de la polis, les citoyens ne le sont qu’à la condition de la non-existence politique des esclaves, des femmes, des enfants et des métèques. Pareillement, chez les Romains, « seule une petite partie des hommes étaient définis comme des personnes à part entière – les patres, c’est-à-dire les mâles adultes et libres – à la différence des esclaves, réduits à l’état de choses [soit de corps sans âme], et d’autres catégories, situées entre la chose et la personne. » Esposito en conclut qu’il existe un « effet de dépersonnalisation – c’est-à-dire de réduction à la chose – implicite dans le concept de personne : sa définition elle-même se fonde en négatif sur la différence présupposée de ces hommes, et de ces femmes, qui ne sont pas des personnes ou qui ne le sont que partiellement et momentanément – et qui sont en permanence exposés au risque d’être ramenés au rang des choses. » (p. 235) Ainsi des fils, même nés libres, qui étaient soumis au pouvoir de vie et de mort du père : « Nul ne naît personne, certains peuvent le devenir, mais, justement, en ramenant ceux qui les entourent au rang de choses. » (p. 236)

Esposito poursuit en disant que ce dispositif de la personne, avec ses effets de sélection et d’exclusion, s’est transmis du droit romain aux systèmes juridiques modernes. « Non seulement personne ne coïncide pas avec homme (qui lui, est le terme par lequel la langue latine identifie surtout l’esclave), mais elle se définit par ce qui la rend différente de lui. » Ce « noyau archaïque [fiché] dans notre contemporanéité » nous empêche de penser un droit « proprement humain ». « La personne est le terme technique qui sépare la capacité juridique du caractère naturel de l’être humain, et donc qui sépare chacun de son mode d’être même – c’est la non-coïncidence, ou même la divergence, dans l’homme, de l’être par rapport à sa modalité. » (p. 237) C’est la source d’une double séparation : la première est « interne à l’être humain lui-même », elle sépare la « vie personnelle et une autre, qui lui est soumise, de type animal » ; quant à la seconde, elle divise les êtres humains entre ceux qui sont « des personnes – parce qu’ils sont capables de maîtriser leur part irrationnelle » et les autres, « incapables d’une telle maîtrise de soi et donc situés au-dessous de la personne » (p. 238). Pour conclure : « Le dispositif de la personne, en somme, est celui qui superpose, ou juxtapose simultanément hommes-humains et hommes-animaux. Ou qui sépare aussi une part de l’homme qui est vraiment humaine, d’une autre qui est bestiale, esclave de la première. Mais, en séparant la vie d’elle-même, le dispositif de la personne est aussi l’outil conceptuel par lequel on peut en vouer une partie à la mort […] » (p. 240)

Contre « ce mécanisme de séparation et d’exclusion exercé au nom de la personne » Roberto Esposito veut « opposer une pensée, qui n’est pas encore une pratique, de l’impersonnel » (p. 240). Il situe son discours « à l’intérieur de trois horizons de sens, de trois domaines sémantiques » : la justice, l’écriture et la vie, « que l’on peut ramener à trois noms de la culture philosophique du XXe siècle » – Simone Weil, Maurice Blanchot et Gilles Deleuze.

Simone Weil, qui a développé la notion d’obligation (qui nous ramène au munus cher à Esposito) contre celle de droit, s’en explique ainsi : « La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. » C’est pourquoi elle privilégie l’impersonnel : « Ce qui est sacré, dit-elle, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel. » On peut donc apparenter justice et impersonnel comme droit et personne. « Chacun de ceux, dit encore Simone Weil, qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les être humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel. » Ainsi, commente Esposito, loin de « renier la personne », ou de « faire de l’impersonnel son contraire – sa simple négation », Simone Weil considère ce dernier comme « ce qui, à l’intérieur de la personne, en bloque le mécanisme de discrimination et de séparation par rapport à tous ceux qui ne sont pas encore, qui ne sont plus ou qui n’ont jamais été déclarés des personnes. » (p. 242-243)

Esposito passe ensuite au régime de l’écriture : pour Maurice Blanchot, dit-il, « seule l’écriture, en brisant la relation interlocutoire qui dans la parole dialogique relie la première et la seconde personne, ouvre un passage à l’impersonnel. » Blanchot affirme ainsi qu’écrire, « c’est passer du je au il ». Et cela entraîne un « décentrement de la voix narrative elle-même […] par lequel l’impersonnel pénètre dans la structure même de l’œuvre […] » Ce qui induit deux effets : « d’un côté l’affaiblissement, l’aphonie pure et simple, de la voix narrative, couverte par le fourmillement anonyme des événements ; de l’autre, la perte d’identité des sujets de l’action dans leur relation à eux-mêmes. » Il s’agit d’un « processus de dépersonnalisation qui investit toute la surface du texte, en la soulevant hors de ses limites et en la faisant vertigineusement tourner sur elle-même. » (p.243-244)

Troisième horizon de sens, celui de la vie. Deleuze écrivait : « […] la troisième personne, c’est elle qu’il faut analyser. On parle, on voit, on meurt. Oui, il y a des sujets : ce sont des grains dansant dans la poussière du visible, et des places mobiles dans un murmure anonyme. » Ce que Deleuze appelle la vie, ou plutôt une vie « puisque la vie, bien que commune à tous ceux qui vivent, fait observer Esposito, n’est jamais générique, c’est toujours la vie de quelqu’un. De quelqu’un qui, pourtant, ne prend pas la forme excluante de la personne car, contrairement à la coupure qu’elle introduit par son dispositif de division, il ne fait qu’un avec lui-même. […] En ce sens, la vie, si elle est assumée dans sa puissance impersonnelle, est ce qui contredit radicalement la séparation hiérarchique du genre humain, et de l’homme lui-même, en deux substances superposées, ou subordonnées, la première de caractère rationnel et la seconde de type animal. » Et Esposito fait remarquer pour conclure que ce n’est pas par hasard qu’« au terme de la déconstruction de l’idée de personne […], Deleuze place la figure énigmatique du “devenir animal” ». « Contre le dédoublement présupposé du dispositif de la personne, l’animal dans l’homme, dans chaque homme et dans tous les hommes, signifie multiplicité, pluralité, métamorphose : “ Nous ne devenons pas animal – affirme Deleuze – sans une fascination pour la meute, pour la multiplicité. Fascination du dehors ? Ou bien la multiplicité est-elle déjà en rapport avec une multiplicité qui nous habite du dedans ?” » (p.245-247)

Défaire « le nœud métaphysique formé par l’idée de personne et sa pratique » c’est la piste ouverte par Esposito. Voilà qui mérite, au minimum, d’y penser, et, mieux, d’en tenter la réalisation.

 

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Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, par Wendy Brown

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Vieillescazes. Éd. Les Prairies ordinaires, Paris, 2009 [2009]

J’écris ce compte-rendu en pleine « crise des migrants » (septembre 2015), comme disent les médias. J’avais lu ce livre au moment de sa publication en français, et je l’avais trouvé très intéressant, comme d’ailleurs le précédent opus de la même Wendy Brown, paru en 2007, déjà aux Prairies ordinaires : Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme. J’y ai repensé ces dernières semaines, alors que tous les médias sont pleins d’articles et de photos sur l’afflux massif de réfugiés vers l’Europe de Schengen. Un certain nombre de ces articles portent sur les moyens mis en œuvre par les États de la frontière de Schengen pour endiguer cet afflux – je renvoie en particulier à l’excellent site Visions carto. On y parle de nouveaux murs, de nouvelles barrières mises en place entre Bulgarie et Turquie, entre Grèce et Turquie, et, vedette de ces derniers jours, entre Hongrie et Serbie. Tous ces murs et les discours qui les légitiment – ou les critiquent, mais sans vraiment aller aller au fond des choses –, n’empêchent nullement les hommes, les femmes et les enfants qui arrivent d’arriver. Ils leur compliquent gravement la tâche, comme le montre en un raccourci tragique la photo de cet enfant syrien noyé et renvoyé par la mer sur une plage turque. Et ils sont faits pour ça, assurément. Wendy Brown observe ainsi, à propos de la barrière « antimigrants » élevée par les États-Unis le long de leur frontière avec le Mexique, que « À cause de ces spectaculaires fortifications, les migrants doivent dorénavant faire un voyage plus long, plus coûteux et plus fatigant – à travers les montagnes et le désert – qu’avant la construction des murs. (Au cours des treize dernières années [texte écrit en 2009], au moins 5 000 migrants sont morts le long de la frontière États-Unis/Mexique.) » On peut, on doit observer le même phénomène aux frontières de la forteresse Europe : avant le petit garçon syrien, ce sont des milliers de personnes qui sont mortes en tentant de traverser la Méditerranée sur des rafiots pourris. Des rafiots affrêtés par les fameux « passeurs ». Ah, les passeurs! heureusement qu’ils sont là, ceux-là – s’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer. Le président de la République française les a même traités de terroristes. D’eux viendrait donc tout le mal ? Las, des chiffres jettent un éclairage très différent sur la sinistre réalité : ainsi, l’Union européenne avait-elle déjà débloqué, au moment où Wendy Brown rédigeait son ouvrage, « plus de quarante millions d’euros pour fortifier les murs de Ceuta et Mellilla au Maroc ». Et une rapide recherche internet permet de confirmer la pérennité de cette politique, qui consiste à essayer de bloquer les migrants plutôt qu’à les accueillir dans les meilleures conditions possibles. Ainsi, selon un reportage du Monde, la Bulgarie, qui a érigé une barrière de barbelés de 30 kilomètres à sa fontière avec la Turquie, a été aidée par l’Union Européenne à hauteur de 15 millions d’euros pour la protection des frontières (soit pour acheter et poser du barbelé…). Mais l’UE ne s’est pas contentée de cela : elle a en effet accordé à la Bulgarie 15 millions d’euros supplémentaires, pour la période 2014-2020, « pour les réfugiés » (soit : pour les parquer dans des centres en attendant de pouvoir les réexpédier vers des pays plus riches de l’Europe ou de les expulser). Bref, on voit bien qu’au moins en termes comptables (qui expriment la vérité des politiques des pays riches), la priorité n’est pas donnée à l’accueil, c’est le moins qu’on puisse dire.

Bien au contraire, les murs, qui ont tendance à se mutiplier à travers le monde « globalisé », affirment, même si leur efficacité est douteuse, une volonté de repli, de fermeture, d’exclusion des autres, de tout autre. (Étant entendu que l’étranger riche, le capitaliste, est « des nôtres », lui.) Et ce faisant, ils produisent des effets non seulement à l’extérieur de la zone qu’ils « protègent » (peur, dissuasion, mais aussi développement de toute une série de techniques – tunnels, etc. – pour les contourner, renforcement du pouvoir des « passeurs », parfois carrément mafieux comme à la frontière Mexique/USA, etc.), mais aussi à l’intérieur, fait remarquer Wendy Brown : « les murs […], et particulièrement ceux qui sont érigés autour des démocraties, produisent nécessairement des effets intérieurs : leur dehors devient leur dedans. S’ils ont officiellement pour but de protéger d’éventuelles violations, abus ou agressions des sociétés prétendument fondées sur la liberté, l’ouverture, le droit et la laïcité, ils s’édifient sur une mise en suspens du droit, et produisent à leur insu un éthos de type défensif, replié sur soi, nationaliste et militarisé. Ils encouragent l’avènement d’une société toujours plus fermée et surveillée, en lieu et place de la société ouverte qu’ils prétendent défendre. » Ce n’est que l’un des nombreux paradoxes relevés par Wendy Brown dans son ouvrage, à commencer celui qui figure dès son sous-titre : Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique. On aurait pu imaginer, au contraire, que les murs, attributs d’un État fort, et même fortifié, affirment à la face du monde une souveraineté encore plus… souveraine, intouchable, inviolable. Or il n’en est rien. C’est plutôt l’inverse qui est vrai, selon Wendy Brown : « souveraineté poreuse, démocratie emmurée », c’est le titre de son premier chapitre dans lequel elle expose les thèses qu’elle développera ensuite. Elle sont au nombre de sept.

  1. Tout d’abord, dit-elle, et « contrairement à ce que certains prétendent », les murs ne sont rien d’autre que des « icônes de [l’]érosion » de la souveraineté de l’État-nation à l’ère de la modernité tardive.
  2. « Ces murs entourent des constellations post-nationales, et séparent les zones riches des parties pauvres de la planète. » Zones qui passent aussi bien à l’intérieur des États-nations (ex. des gated-communities). « Considérés conjointement, les flux et les barrières qui constituent ce nouveau paysage signalent que le droit et la politique sont dans l’incapacité de gouverner les multiples puissances libérées par la globalisation et la colonisation [en Palestine, entre autres] caractéristiques de la modernité tardive ; le recours au contrôle et au blocage vise à remédier à cette situation d’ingouvernabilité. »
  3. Les nouveaux murs frontaliers « s’articulent sur d’autres barrières et d’autres formes de surveillance, privées et publiques » – ainsi, par exemple des initiatives françaises de « voisins vigilants », associations de citoyens branchés en direct sur la police (je ne résiste pas au plaisir de citer ce graffiti aperçu récemment sur une muraille rurale : Voisins Vichylants). Ce faisant, « ils signalent l’effondrement de la distinction entre contrôle interne et contrôle externe, mais également entre police et armée. Effondrement qui à son tour suggère un brouillage croissant de la distinction entre le dedans et le dehors de la nation, et pas seulement entre criminels intérieurs et ennemis extérieurs. »
  4. Les nouveaux murs fonctionnent sur un mode spectaculaire – affirmant une souveraineté qu’ils contribuent en fait à affaiblir. « Ils consacrent la corruption, la contestation ou la violation des frontières qu’ils fortifient. […] ils mettent en scène les pouvoirs de protection attachés à la souveraineté, ces pouvoirs que viennent radicalement limiter les nouvelles technologies, les possibilités d’infiltration, et la dépendance des “économies nationales” à l’égard de ce que les murs prétendent proscrire de leur enceinte, tout particulièrement la main-d’œuvre bon marché. »
  5. Les murs mettent en relief « les vestiges théologiques sur lesquels repose la souveraineté de l’État-nation. […] ils mettent en scène la juridiction souveraine, l’aura du pouvoir souverain et l’effroi qu’il suscite. »
  6. Malgré toutes ces caractéristiques, et surtout envers et contre leur inefficacité patente, il existe un « désir de murs ». Ce désir, « si répandu aujourd’hui, peut s’expliquer par une identification au pouvoir et par une angoisse liée à l’impuissance du souverain. Ce désir recèle une aspiration aux pouvoirs promis par la souveraineté : protection, contention et intégration. » La fiction de la souveraineté nationale a sécularisé la fiction du pouvoir de droit divin. Mais en s’affaiblissant à son tour, « elle génère une inquiétude compréhensible, à laquelle l’édification de murs […] s’efforce d’apporter une réponse. »
  7. « La dissociation des pouvoirs souverains vis-à-vis des États-nations [constructions supra-nationales comme l’Europe, et surtout, souveraineté réelle du capital « apatride »] menace non seulement la souveraineté et la sécurité des sujets, mais aussi un imaginaire de l’identité individuelle et nationale qui repose sur les notions d’horizons et de limitation. Les murs offrent ce que Heidegger appelait un “tableau du monde rassurant” à une époque où s’effacent progressivement les horizons, les limites et la sécurité grâce auxquels s’est historiquement effectuée l’intégration socio-psychique des êtres humains. »

Sur ce dernier point en particulier, et parce qu’il parle des « êtres humains », je dirais qu’il y a là un abus de langage, car tous les êtres humains ne se sont pas donné les mêmes horizons, limites et sécurités comme bases de leur intégration socio-psychique. Pensons par exemple aux sociétés sans États, ou aux peuples indigènes qui résistent encore au rouleau compresseur capitaliste. À cette réserve près, je ne peux que recommander la lecture de ce livre qui donne une vraie perspective critique par rapport aux pantalonnades dont nous gratifient les politiques et les médias mainstream européens à propos des migrants.

PS – J’y reviendrai probablement à une autre occasion, mais la dispute qui s’est étalée ces derniers jours dans les médias autour du terme « migrants » – faut-il le conserver, ou plutôt utiliser « réfugiés », mais alors, quel distinction convient-il d’opérer entre immigrés (économiques) et réfugiés (politiques)? – est aussi ridicule qu’indécente. Son seul mérite est de signaler l’indigence intellectuelle et morale de celles et ceux qui s’y livrent.

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Georges Lapierre, Être ouragans. Écrits de la dissidence.

Georges Lapierre, Être ouragans. Écrits de la dissidence, L’Insomniaque, Paris, avril 2015.

Drôle de titre. Deux déclarations semblent l’avoir inspiré. D’abord celle-ci, rapportée dans la préface : « Soyons un tourbillon de vents dans le monde pour qu’ils nous rendent en vie nos disparus. Soyons une vague et emportons ces monstres, noyons-les, ces scélérats qui nous ont fait tant de mal. » (p. 15) Ces mots sont ceux d’un parent de disparu d’Ayotzinapa (massacre des étudiants d’une école normale rurale perpétré par les « forces de l’ordre » dans l’État du Guerrero, au Mexique, fin septembre 2014). Puis celle-là, qui provient d’une intervention de Kiko, délégué du peuple taïno, de l’île de Borikén, ancien nom de Porto-Rico, lors de la rencontre des peuples du continent dit américain initiée par les zapatistes, à Vicam (État de Sonora, Mexique) en 2007 : « L’homme blanc ne s’est jamais confronté à toutes les nations indiennes unies. Durant des années, chaque peuple s’est affronté à lui séparément et, même ainsi, nous lui avons fait subir des dommages considérables. Ce furent des batailles individuelles, mais la guerre à venir est celle où tous nos guerriers seront unis du nord au sud, d’est en ouest… Nous croyons que nous devons nous aligner sur les ouragans, les inondations, les blizzards, tornades et tsunamis. » (p.529)

Contre le rouleau compresseur du capitalisme, ces deux déclarations invoquent les forces de la terre, de la mer et du ciel. Elles émanent de personnes appartenant à des peuples dont l’être ne se pense pas séparé de celui des autres peuples, pas plus que des autres êtres vivants, ni de l’eau, de la terre ou du feu. C’est bien ce que cherchent à montrer ces « écrits de la dissidence » : que les résistances au capitalisme désormais hégémonique sur la planète viennent principalement de son dehors, des peuples et des zones non encore complètement colonisées par la « peau de grenouille verte » (le dollar, comme l’appelait le Sioux Tahca Ushte (De mémoire indienne, Tahca Ushte, Richard Erdoes, Pocket éditions).

Le sous-titre, Écrits de la dissidence, s’explique, je pense, par la position de l’auteur, lui-même issu du monde occidental, mais allié depuis longtemps des peuples indiens du Mexique, où il vit désormais et partage leurs luttes. (On verra plus loin qu’il ne néglige pas pour autant les résistances de « l’intérieur », les dissidences, justement, même si leur existence dépend de leur capacité à créer ou recréer un « dehors », un extérieur du capitalisme, ce qui, on le conçoit, n’est pas facile en son cœur même.) Mais ce terme de dissidence peut qualifier aussi les luttes « du dehors », dans la mesure où, quelque soit leur position d’extériorité par rapport au capitalisme, ce dernier, comme je l’ai déjà dit, règne en maître à peu près partout sur ce que sa pensée pauvre a réduit à un « univers ».

Voici donc un livre que l’on pourrait qualifier de « partisan », si son auteur ne tenait pas à se démarquer nettement de toute politique : « Le monde de la politique est le monde de la “représentation” fictive d’une égalité (l’égalité entre les sujets d’un échange réciproque) à jamais disparue. Les sociétés qui reposent sur une réciprocité génératrice d’égalité sont des sociétés où le politique n’existe tout simplement pas comme sphère séparée de la vie sociale, de l’ensemble des usages réglant les relations entre les gens. » (p. 359, c’est moi qui souligne.) Je dirai cependant qu’il s’agit d’un livre politique au sens où le philosophe Jacques Rancière définit la politique, comme ce qui vient perturber la gestion policière de la société, la soit-disant politique qui n’est rien d’autre qu’une police. (Rancière, La Mésentente, Galilée 1995).

Mais je vais trop vite en besogne : en effet, il ne s’agit pas d’un livre mais de trois « qui forment comme un tryptique. » Ces trois livres, regroupés par l’Insomniaque en un seul fort volume de 688 pages, s’intitulent respectivement : De la réalité et des représentations que nous en avons, Six thèses pour une brève histoire du capitalisme des origines à nos jours augmentée de quelques considérations critiques, et enfin L’Expérience mexicaine. Ils explorent les questions suivantes : « Comment saisir notre présent, cette réalité fuyante, souvent inédite, trop familière pour être connue ? Quelles sont les forces en présence ? Comment définir les résistances qui s’opposent à l’avancée, qui semble inexorable, du monde marchand ? » (p. 7)

« […] dans ces trois livres, prévient l’auteur, je m’attache à faire valoir un point de vue opposé à celui des marchands. C’est le point de vue proposé par les sociétés sans État, par les peuples, les tribus, les clans, les bandes, les pirates, les apaches, les blousons noirs, les voyous et autres voyants. Je dis “voyants” car n’importe quel peuple en résistance, n’importe quelle bande de petits voyous de banlieue, sait très bien à quoi s’en tenir sur le monde dominant et sait très bien qu’il y a incompatibilité – qu’il s’agit d’une situation de guerre et qu’il n’y aura pas de trêve. Toute vie collective qui survit encore de-ci, de-là, ou qui cherche à se maintenir ou à se reconstruire, à s’inventer avec ce qu’elle a sous la main, avec ce qui surnage d’un naufrage, entre en guerre. » (p. 14, c’est moi qui souligne.)

Le premier livre déploie « un discours sur la réalité en tant que soi, en tant que réalité de la pensée se réalisant ; [l’auteur] y critique deux concepts qui sont propres à notre représentation du monde et de l’être : celui de nature et celui d’individu. » Dans le deuxième livre, « il s’agit cette fois d’un discours sur l’apparence comme réalité ». Quant au troisième, « il parle de la résistance que les peuples indiens du Mexique opposent à l’avancée du monde marchand […] et se présente comme une chronique des temps présents. » (p. 15) Dans ces trois livres, Georges Lapierre expose comment une pensée, la pensée marchande, cherche à éliminer toutes les autres pensées de la planète – tout en se nourrissant de leur décomposition. Je dis bien pensées car, pour Georges Lapierre, toute réalité est d’abord pensée. C’est le propre de l’homme : « Nous avançons que la société est la réalité de la pensée ; l’homme, en tant qu’être générique, en tant qu’être généré par la vie sociale, est l’être de la pensée, la pensée réalisée en lui. La pensée n’est pas une faculté de l’individu de l’espèce humaine, elle est le propre de l’homme, c’est-à-dire d’un être issu de la vie en société. » Ceci est arrivé parce que « l’homme a institué une rupture dans l’immédiateté de la relation liant le vivant à son environnement, le vivant puisant dans son environnement ce qui lui est nécessaire, à telle enseigne que la relation est en quelque sorte organique entre les deux, entre la bactérie et sa proie. » (p. 272) Ainsi, « l’homme […] est né d’une discontinuité, d’une rupture dans le flux qui lie le besoin à sa satisfaction. » De cette rupture dans l’immédiateté besoin/satisfaction naît la médiation – et de la médiation, la pensée de la médiation : « l’homme n’obéit pas à l’instinct mais aux règles fondatrices de la vie sociale, il est l’être des obligations réciproques […] » (p. 77) « L’instauration d’une médiation apporte avec elle la réflexion sur soi. La conscience de soi va de pair avec la pratique sociale, elle trouve son origine dans la reconnaissance sociale que nous tirons de cette pratique. La conscience est le ricochet de l’autre et des autres en nous. Cette conscience naît avec le langage (ou le langage naît avec elle) et s’exprime par le langage. La conscience est l’acte de concevoir, avec elle apparaît le concept. C’est le “je suis un être humain” ou le “je suis un homme-chauve-souris” (ce qui revient exactement au même) qui se déclinent dans toutes les langues connues ou secrètes. […] L’être surgit avec le nom, c’est le rêve d’un nom de l’ancêtre de l’homme, l’être humain est celui qui a un ou plusieurs noms et qui entre ainsi avec son nom ou ses noms dans un système de relations. » (p. 81)

C’est pourquoi la pensée existe : comme « réalité de l’agencement des relations entre les gens. Cet agencement des relations entre les gens forme un cosmos, un espace ordonné en sorte que tous communiquent avec tous. Ce cosmos, cet espace où se déploie la communication de tous avec tous, n’est pas ordonné par une pensée qui lui serait préalable, il est la pensée même, il est l’expression de la pensée ; la réalité de l’ordonnancement social (la réalité de la communication entre les humains) est la réalité de la pensée. Nous n’avons pas à chercher plus loin l’origine de la pensée. » (p. 91, c’est moi qui souligne.)

Ceci n’empêche pas Georges Lapierre de se demander comment s’est produit cet événement fondateur, la rupture de l’immédiateté et l’apparition conséquente du langage, de la conscience, etc. Loin des explications tristes de la rencontre hostile avec d’autres primates (la guerre de tous contre tous chère à Hobbes) ou utilitaristes (et tout aussi tristes) de l’invention de l’outil qui aurait entraîné un développement inédit du cerveau et des facultés mentales, il nous propose une hypothèse beaucoup plus réjouissante : « J’imagine plutôt un geste plus incongru, du moins pour nous, plus surprenant, celui du don, un primate qui donnerait une banane à son voisin, suivi, quelque temps plus tard, d’un geste tout aussi incongru sinon plus, celui d’un retour. Nous pouvons aussi supposer (l’imagination n’est-elle pas qualifiée de folle du logis ?) en prenant en compte le facteur temps que l’un et l’autre se soient pris au jeu, entraînant dans cette sarabande, dans ce qui allait être la geste de l’humanité, le reste de la bande. Une grande partie de rigolade, en somme. » (p. 273, c’est moi qui souligne.)

Par la suite, au cours de la préhistoire puis de l’histoire, différents modes de pensée se sont réalisés – et se réalisent encore, en différents modes de médiation, de communication, d’échange : en différentes sociétés. On peut les classer en différents types dans lesquels la pensée est plus ou moins séparée, plus ou moins appropriée par une classe de gens ou, au contraire, plus ou moins partagée par l’ensemble des gens. « Aujourd’hui, nous sommes en présence de trois modes de réalisation de la pensée de la médiation donnant trois types d’être collectif : l’être individualiste, l’être théologique, l’être communaliste. L’être individualiste est athée ou alors chrétien régénéré [les born again des États-Unis et d’ailleurs, à image de George W. Bush], c’est l’être de la séparation. La pensée est son extériorité, comme la pensée de l’espèce est l’extériorité absolue pour l’individu de l’espèce. L’être théologique est l’être religieux, en relation avec une pensée générique confisquée par les clercs. L’être communaliste est celui qui vit au sein d’une communauté de pensée, dans une relation étroite avec l’esprit qui anime la vie collective. » (p. 74) Nous vivons aujourd’hui la siuation dans laquelle la pensée de la peau de grenouille verte, une pensée qui se veut unique – alors qu’elle n’est qu’une pensée parmi d’autres, la pensée de l’Un, ce qui fait d’elle une pensée indigente par rapport aux pensées des multiplicités – a établi sa domination presque absolue et a colonisé la quasi-totalité de la planète. Cette pensée se matérialise dans la marchandise et avant tout dans la marchandise absolue, l’argent. Elle réduit tous les échanges humains (et les « échanges » des humains avec leur environnement, si on peut nommer ainsi le pillage des ressources) à l’échange marchand et soumet chacune et chacun à l’empire de la nécessité (le besoin d’argent). « C’est une erreur de penser, écrit Georges Lapierre dans son deuxième livre, que le capitalisme commence par une accumulation, primitive ou non, de capital, en l’occurrence sous sa forme la plus simple, une accumulation d’argent. Le capitalisme est seulement une idée dans certaines têtes qui s’impose avec de plus en plus de force et de violence pour occuper peu à peu toutes les têtes. Ce que les idéologues appellent l’accumulation de capital n’est qu’une accumulation de force et de puissance, le mouvement d’une pensée en quête d’universalité : le pouvoir pour une pensée, pour une idée, d’être effective, c’est-à-dire de se réaliser. Le capital est seulement la prise d’ascendant d’un point de vue, en l’occurrence celui des marchands, sur d’autres conceptions de l’échange. » (p. 349, c’est moi qui souligne.) Finalement, le capitalisme, ou la pensée du marchand, est le mode de réalisation de la pensée de la médiation qui, en matérialisant cette médiation dans la peau de grenouille verte, et en soumettant l’ensemble des hommes au besoin d’argent et au travail en vue de s’en procurer, a supprimé tout autre médiation et nous ramène au stade de la vie dépourvue de pensée, telle que la vivaient les primates jusqu’à la découverte du don.

Comment en est-on arrivé là, c’est ce que se demande Georges Lapierre dans le deuxième volet de son tryptique, Six Thèses pour une brève hisoire du capitalisme. Ce qui a donné sa force au capitalisme, et qui lui a finalement permis de soumettre presque toute l’humanité à sa dynamique, c’est d’abord cette sorte de bombe atomique mentale qui a désintégré tout le tissu de relations de sujet à sujet qui existait – et existe encore ici et là – dans les sociétés sans État. Comme on l’a déjà vu, les sujets n’étaient pas seulement des hommes ou des femmes, mais aussi tout ce qui les entourait, tout ce qui faisait partie de leur « soi » – plantes, animaux, éléments… Dans la société capitaliste, la dynamique marchande a, depuis le XIIIe siècle environ, progressivement tout transformé en marchandises, c’est-à-dire en objets. Georges Lapierre avance que ce processus trouve sa matrice dans la société grecque antique, où le fameux « miracle » de l’invention de la cité, avec sa politeia, s’est produit sur le fondement de l’esclavage, soit un rapport entre des citoyens-sujets et des esclaves-objets. « Nous sommes trop immergés dans notre civilisation pour prendre la mesure exacte d’un tel bouleversement. Pour la première fois toute une organisation sociale se fonde sur les oppositions sujet/non-sujet, pensée/non-pensée, citoyens/esclaves, humain/non-humain, culture/nature. L’extériorité fait irruption à l’intérieur du soi, dans l’intériorité du soi, dans son intimité, comme partie constitutive du soi. Le concept de nature n’exprime tout compte fait qu’un rapport social. Le seul contenu donné à cette extériorité, qui se trouve à l’intérieur du soi, est l’asservissement. » (p. 363) C’est cette capacité d’objectivation qui a donné l’avantage au capitalisme dans ses confrontations avec les autres mondes. Les sociétés sans État, d’abord : modes de réalisation de la pensée basées sur des relations de sujet à sujet (y compris entre humains et non humains), elles virent les nouveaux arrivants, aussi étranges qu’ils fussent (leur peau était pâle, ils apparaissaient montés sur des animaux inconnus, leur langage était incompréhensible et leur odeur improbable), comme des sujets – et donc comme des êtres dignes de respect, et, en conséquence, leur offrirent cadeaux de bienvenue et hospitalité. On sait comment les traitèrent les colons blancs. « La société marchande, chrétienne et d’origine occidentale sait très bien quel est son ennemi dans son entreprise de colonisation de la planète : “Notre sûreté dépend de l’extermination des Indiens. Nous devrions, afin de protéger notre civilisation, insister encore et débarrasser la Terre de ces créatures indomptées et indomptables.” Ces mots d’un député nord-américain à la fin du XIXe siècle ont été mis en pratique sur tous les continents à mesure que s’étendait le front d’une guerre sociale devenue universelle et exigeant la complète destruction de l’autre, son anéantissement. » (p. 400) Quant aux sociétés théocratiques ou théologiques, où l’État des clercs prétendait encore régir l’activité marchande, elles ont succombé à leur tour sous les coups de boutoir de la marchandise, d’autant plus facilement qu’elles n’offraient guère de perspectives enthousiasmantes à leurs citoyens – telle l’URSS disparue après la chute du mur de Berlin en 1989.

Engagé depuis des années aux côtés des peuples indiens du Mexique qui luttent afin de préserver leurs territoires et leurs modes de vie, Georges Lapierre, malgré un certain « pessimisme de l’intelligence », parle dans son troisième livre de ces luttes avec « l’optimisme de la volonté » (Antonio Gramsci, c’est moi qui introduit cette référence). Il y rend compte aussi de ses précieuses observations sur le « mode de vie actuel » de ces peuples, lequel, défini par le terme de « communalité », constitue déjà en lui-même une forme de résistance. Un chapitre est consacré à cette communalité, traduction en français du terme comunalidad : il s’agit d’un « concept inventé par Floriberto Díaz Gómez et Jaime Martinez Luna pour désigner le mode de vie d’une communauté indienne, pour le premier celle de Tlahuitoltepec, communauté ayuujk (mixe) de la Sierra Norte, pour le second, celle de Guelatao, communauté binnizá (zapotèque), elle aussi de la Sierra Norte. » Georges Lapierre nous adresse ici un avertissement important : les membres de ces communautés ont eux-mêmes des termes pour désigner leur mode vie – comunalidad n’est qu’une tentative de « traduction en espagnol de concepts exprimés en langue vernaculaire. Ce qui est directement vécu, le contenu implicite du mot dans la langue vernaculaire, disparaît dans ce passage dans un autre mot, dans une traduction ; et ce passage dans un autre mot est aussi bien le passage dans un autre monde ou dans une autre réalité, la nôtre, ou réalité du monde occidental, chrétien et capitaliste. Le contenu de ce concept doit alors être explicité et décrit, il n’est plus donné (ou si peu) par l’expérience, mais approché par l’imagination. Ce qui est une réalité dans le monde indien devient une utopie dans le monde occidental, chrétien et capitaliste… ou une nostalgie. » (p. 467-468)

Cette recherche qui a abouti au terme de comunalidad et qui a commencé dans les années 1980 dans la Sierra Norte a été poursuivie jusqu’à aujourd’hui, entre autres par la mise en place en divers lieux du Mexique d’« ateliers de dialogue culturel » : une méthodologie qui vise « à la conscience de soi : il s’agit de prendre conscience des valeurs, des pratiques, des connaissances, des croyances sur lesquelles reposent ce que [Georges Lapierre appelle] une vie sociale en résistance. » Attention : « Il ne s’agit pas d’une conscience de soi en tant qu’individu, comme on pourrait le penser, mais de la conscience de soi en tant que peuple, en tant que société organisée selon un certain mode et dans un certain esprit. » (p.468-469) Finalement, cette recherche et son prolongement dans les ateliers de dialogue culturel ont permis de comprendre et de décrire la communalité, soit « ce qui définit la forme de vie et la raison d’être des peuples indiens ». Selon Floriberto Díaz, elle est composée de « cinq éléments fondamentaux : 1) la Terre comme mère et comme territoire ; 2) le consensus en assemblée pour la prise de décision ; 3) le service gratuit comme exercice de l’autorité ; 4) le travail collectif comme activité de récréation ; 5) les rites et cérémonies comme expression du don communal. » (p. 471). Ce chapitre du troisième livre développe de façon détaillée ces cinq éléments fondamentaux – je ne peux ici que renvoyer au texte.

Bien sûr, ces formes de vie sont menacées. « La pression du monde marchand se fait de plus en plus sentir. Peu à peu les communautés perdent les moyens de leur indépendance, les ressources de leurs territoires sont accaparées avec violence par des entreprises nationales ou internationales. […] Pourtant cette autonomie en péril, moribonde, a encore une réalité, elle n’a pas totalement disparu, dissoute dans le vaste monde du shopping comme chez nous. » (p. 479-480) Ce sont les luttes pour sa préservation et/ou sa renaissance que raconte ce troisième livre, y compris, bien sûr, la lutte zapatiste – du moins quelques aperçus de cette lutte, tels qu’ils ont été vécus par l’auteur. Je n’en parle pas plus longuement ici car les informations sur ces luttes sont facilement disponibles pour qui veut bien se donner la peine de les chercher – un site internet, entre autres : La voix du jaguar, les rapporte régulièrement.

Après ce compte-rendu probablement un peu trop long, il n’est pas nécessaire de préciser que je recommande chaudement la lecture de Être ouragans, lecture indispensable, me semble-t-il, à toutes celles et ceux qui luttent ou veulent lutter contre le monde capitaliste.

Un dernier mot tout de même, pour saluer la posture de l’ami Georges, telle qu’il la précise au tout début de son ouvrage, dans les Remerciements : « Le livre est le résultat d’une dispute où sont convoqués les vivants et les morts et dans lequel l’auteur n’est en fin de compte que le médiateur du moment ; il ne fait, et c’est là son rôle, que donner un sens au débat : il le met en perspective afin qu’il puisse reprendre et se poursuivre dans un futur encore indéterminé. » À mon tour de dire merci.

f. h., le 19 août 2005

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Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons. Où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie. Introduction critique et notes par Nicole Jacques-Chaquin

Aubier, coll. Palimpseste, 1982

(Note de septembre 2014)

Sur le fac-similé de la couverture de l’édition originale de ce traité de sorcellerie, on voit la date M. DCXIII, « avec privilege du roy ». Ce qui se lit 1613. Or l’éditrice, dans sa « Bibliographie des œuvres de Pierre de Lancre », donne, elle, 1612… Mais peut-être le fac-similé est-il celui d’une deuxième édition ? Quoi qu’il en soit, je ne regrette pas la lecture de ce « Tableau », tant il m’apprend sur la chasse aux sorcières et l’imaginaire qui l’accompagne.

« Conseiller au parlement de Bordeaux, érudit et homme de cour, Pierre de Lancre, dit la quatrième de couverture, est envoyé au pays de Labourd, province du Pays basque français, pour enquêter sur la sorcellerie ; un an après, il fait le compte rendu de son expérience. Il en résulte un traité de démonologie – mais aussi, mais surtout, un texte, une formidable construction imaginaire qui fait entrer définitivement la sorcellerie en littérature. Sa représentation du sabbat, qui envahit peu à peu le discours comme il envahit fantasmatiquement le Labourd et l’imaginaire du juge, exercera sa fascination sur Hugo et Michelet, et sur ce qui est encore notre vision de la sorcellerie. » Et l’on pourrait ajouter : notre vision des femmes, en tant que la chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles a profondément marqué l’évolution des rapports de genre (cf. notre note sur Caliban et la sorcière, de Silvia Federici. En effet, un mélange trouble de fantasmes voire d’obsession sexuelle et de misogynie caractérise ce texte, par ailleurs plutôt plaisant à lire car, pour la première fois dans l’histoire des traités de sorcellerie et/ou de démonologie, De Lancre soigne son style, « rédige par écrit », veut « faire voir au public », enfin souhaite « contenter son lecteur », soit se comporte en « auteur » au sens moderne du terme, ce qui n’était pas le cas de ses prédécesseurs, héritiers de la tradition juridique et scolastique du Moyen Âge. Par là, il participe au mouvement même de la chasse aux sorcières, qui est l’un des symptômes de l’entrée en modernité et de la fin du Moyen Âge, justement.

On verra aussi, au passage, transparaître les principales obsessions du conseiller au Parlement de Bordeaux, et qui reviennent tout au long de son « Tableau » : le nationalisme (les pires danses, les plus folles et les plus obscènes, sont bien sûr importées de l’Espagne voisine), la sexualité (« Et s’il est vrai ce qu’on dit que jamais femme ni fille ne revint du bal si chaste comme elle y est allée […] »), et bien sûr un fond de misogynie jamais démenti. De Lancre affirme s’appuyer avant tout sur son expérience de juge enquêteur : ainsi, se référant à d’autres chasseurs de sorcières, dit-il que « c’est l’opinion de Boguet et autres qui ont fait le procès à une infinité de sorcières, lesquels je crois plus volontiers que ceux qui parlent par livres, et par ouï-dire simplement ». Son propre savoir vient donc de ce qu’il a conduit au bûcher plusieurs dizaines de « sorcières », sans parler des quelques centaines de « témoignages » obtenus sous la torture, et il peut affirmer sans crainte d’être contredit que le diable « gagne plus de femmes que d’hommes, comme d’une nature plus imbécile [c’est moi qui souligne]. Et voit-on qu’au nombre des prévenus de la Sorcellerie qu’on amène aux Parlements, il y a dix fois plus de femmes que d’hommes. »

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce texte, et je recommande la lecture de l’excellente introduction de Nicole-Jacques-Chaquin qui en tire les leçons essentielles. Je me concentrerai ici sur trois aspects seulement, celui, déjà évoqué, de la misogynie, celui de la criminalisation des pratiques populaires de sociabilité, de magie et de soin et celui de la disciplinarisation des corps qu’il annonce. Je laisse donc de côté l’aspect nationaliste et colonial – ne pas oublier que la « mission » d’enquête et de répression confiée à De Lancre se déroule au Pays basque et qu’en cela elle est emblématique de la guerre aux peuples qu’a été la chasse aux sorcières partout en Europe. Et comme cela a déjà été fait par Carlo Ginzburg dans Le Juge et l’historien, je conclurai sur le parallèle frappant que l’on peut établir entre chasse aux sorcières et antiterrorisme.

 Misogynie

Le début du Livre premier du Tableau rappelle comment Behemoth, soit le diable ainsi nommé par Dieu dans son dialogue avec Job, peut se transformer et prendre l’aspect de « plusieurs et diverses bêtes ensemble […] Le premier corps que je trouve qu’il a emprunté, et la première des bêtes dont il a pris la forme a été le serpent : lorsque remuant au-dedans sa langue trop mobile il charma la première des femmes et la mère de notre malheur, à la faveur de ce rusé serpent. » (C’est moi qui souligne, ici comme par la suite.)

Cependant, Dieu n’a pas permis que le démon fût aussi puissant que lui, et c’est pourquoi toujours il est trahi par quelque imperfection : «  Ayant été très bien remarqué par ceux qui ont voulu donner connaissance et distinguer les apparitions des bons Anges de celles des mauvais, que les bons Anges contents en la grâce de Dieu ne prennent jamais une figure brutale lorsqu’ils veulent apparaître aux hommes, ni celle d’une femme, mais perpétuellement d’un homme et les mauvais anges au contraire. »

De Lancre aborde ensuite directement le sujet dans le troisième « Discours » du Livre premier, ainsi intitulé : « Pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes […] » Je reproduis en annexe tout ce discours, dont voici quelques extraits :

« […] la femme a plus d’inclinations naturelles à la sorcellerie que l’homme. C’est pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et bien que paraventure c’est un secret de Dieu, si est-ce qu’on en peut rendre quelque raison probable. Bodin dit très bien que ce n’est pas pour la faiblesse et la fragilité du sexe, puisqu’on voit qu’elle souffrent la torture plus constamment que les hommes. […] Ce serait donc plutôt la force de la cupidité bestiale qui pousse et réduit la femme à des extrémités, esquelles elle se jette volontiers pour jouir de ses appétits, pour se venger, ou pour autres nouveautés et curiosités qui se voient esdites assemblées. Qui a mu aucuns Philosophes de mettre la femme entre l’homme et la bête brute. »

Les femmes sont de toute façon responsables de tous les péchés possibles et imaginables. Ainsi, l’une des rares fois où De Lancre s’exprime à la première personne du pluriel, c’est encore pour rejeter la faute sur les femmes :

« Mais pourquoi est-ce que les Démons au sabbat pour nous attraire et piper, usent de la chair, et dressent si magnifiquement leurs tables, nous présentant ce double aiguillon de la chair, nous perdant par festins et par femmes, par chair de charognes et femmes corrompues ? C’est dit quelqu’un parce qu’étant en perpétuel désir de nous perdre, il tâche à nous opposer le plus fort ennemi que nous ayons, et nous présente de la chair déguisée en tant de façons, si abondamment, et avec une telle licence, que la diversité et multiplicité nous engraisse et nous tient perpétuellement en cette convoitise, jusqu’à ce qu’il nous a du tout perdus. Il nous engage au sortilège par une fausse joie et douceur, par faux plaisirs, la danse, les festins et les femmes. Satan nous sert donc bien souvent d’Incube et de Succube, mais parfois il donne moyen à des femmes de nous jeter en des amours si sales et si abominables, qu’elles semblent être pire et presque plus exécrables, que celles que Satan nous fait traiter avec lui. Car il nous fait rencontrer des femmes qui nous charment tellement, empoisonnent et altèrent les sens, que nous sommes non amoureux et amants simples, comme des hommes communs, mais bien des animaux voraces et acharnés après des charognes. »

Dans Caliban et la sorcière, Federici fait remarquer que Montaigne, contemporain et collègue de De Lancre au Parlement de Bordeaux, constatait – avec regret – que l’homme ne perdait sa maîtrise de soi, sa contenance, son prestige en somme, que dans l’acte d’amour…

Criminalisation des pratiques populaires

Il semble bien que la description et la dénonciation du sabbat, outre leur côté fantastique, soient aussi basées sur la volonté de criminaliser des pratiques réelles de réunions nocturnes, de fêtes parfois licencieuses, de carnavals, peut-être aussi de vieux cultes agraires (c’est la thèse de Ginzburg dans Les Batailles nocturnes). On verra en annexe la reproduction du discours sur la « danse des Sorciers au Sabbat ». On peut aussi se demander de quoi exactement parlent ces « filles et femmes de Labourd » qui, au grand dam du conseiller De Lancre, non seulement ne regrettent, encore moins n’éprouvent la moindre honte de s’être accouplées avec des incubes, mais « qu’au lieu de taire ce damnable accouplement, d’en rougir et d’en pleurer, elles en content les circonstances et les traits les plus sales et les plus impudiques, avec une telle liberté et gaieté, qu’elles font gloire de le dire, et prennent un singulier plaisir de le raconter [d’ailleurs, je me demande si De Lancre lui-même n’a pas pris un certain plaisir à les écouter] : prenant les amours de ce sale Démon pour plus dignes, que celles du plus juste mari qu’elles pourraient jamais rencontrer. »

Reviennent également très souvent des accusations de « maléfices » réalisés grâce à des herbes, des poisons, ou pire, des corps de petits enfants. Évidemment, il n’est jamais fait état des connaissances populaires en matière d’herboristerie et autres ressources naturelles – et/ou magiques – du soin. Et quand il y est fait allusion, elles sont toujours suspectes : « Il y a toujours quelque chose qui va de travers, en la guérison que font les magiciens et sorciers, dont Médecin, Philosophe ni homme du monde ne saurait rendre raison. Jeûner tant de jours, tant de chandelles, tant de Patenôtres, tant de chapelets, l’aumône à tant de pauvres, tant de signes de croix : tout cela et choses semblables, réduit et restreint à certains nombres, montre qu’outre la superstition et l’abus, il y a certain maître qui leur a prescrit cette règle. Ainsi si on veut user de ces choses qui semblent pieuses, il faut les accompagner toujours d’une bonne et saine intention, et pour les dépouiller de tout soupçon de superstition, il faut les faire et en user, sine fiducia, in materia, forma et numero, et regarder bien à qui on s’adresse et de qui on les reçoit. [Ce qui ne signifie rien d’autre que l’affirmation du monopole absolu de l’Église en matière spirituelle et des médecins en matière de santé.]

« Quant à ces caractères conçus en Hiéroglyphes non entendus, gravés en lettres inconnues, et billebarrées en formes étranges : tous ces brevets composés de noms sauvages, et mots nouveaux peu intelligibles : toutes ces recettes éloignées des remèdes communs et naturels, comme des os de taupe, des ailes de chauve-souris, des pierres tirées de la tête des crapauds, du bois d’une potence, une aiguille qui a touché la robe d’un mort, de la poudre tirée du crâne d’un larron qu’on aura pendu tout fraîchement, des yeux de taupe qu’on dit ne paraître jamais qu’après sa mort, le premier denier qu’on donne à l’Église le Jeudi saint (jour qui est sans offrande), des plantes qui ne se trouvent dans le pays qu’on les cherche, et s’il s’en trouve, cueillies la veille de la Saint-Jean par une fille vierge, la nuit obscure, avec une chandelle faite de quelque drogue et composition, dans laquelle il entre une infinité d’ingrédients : Toutes ces superstitions difficiles à exécuter, et la plupart impossibles, nous tirent à des curiosités diaboliques, qui fait que bien souvent ne les pouvant trouver, parce que la plupart ne sont point, le Diable supplée au défaut, et nous fournissant, se paie de notre curiosité, au péril de notre âme. »

Le raisonnement est imparable : les remèdes populaires – ici évidemment caricaturés à l’extrême – « ne sont point » : ils n’existent pas ; donc, s’ils existent (ou font semblant d’exister), ils ne peuvent être que des ruses du diable.

Disciplinarisation des corps

On a déjà vu, à travers les exemples de l’amour physique et de la danse, que le Conseiller De Lancre voudrait promouvoir au pays de Labourd une certaine discrétion, un maintien digne et réservé qui n’est autre que celui des maîtres bourgeois et de leurs serviteurs dociles. Las, il a fort à faire. Tout d’abord, il s’agit d’une nation de marins, de « gens rustiques, rudes et mal policés desquels l’esprit volage est tout ainsi que leur fortune et moyens attaché à des cordages et banderolles mouvantes comme le vent, qui n’ont d’autres champs que les montagnes et la Mer, autres vivres et gains, que du millet et du poisson, ne les mangent sous autre couvert que celui du Ciel, ne sur autre nappes que leurs voiles. Bref leur contrée est si infertile qu’ils sont contraints de se jeter dans cet élément inquiet, lequel ils ont tellement accoutumé de voir orageux, et plein de bourrasques, qu’ils n’abhorrent et n’appréhendent rien tant que sa tranquillité et bonace : logeant toute leur bonne fortune et conduite sur les flots qui les agitent nuit et jour : qui fait que leur commerce, leur conversation et leur foi est du tout maritime : traitant toutes choses quand ils ont mis pied à terre, tout de même que quand ils sont sur les ondes et en ondoyant, toujours hâtés et précipités, et gens qui pour la moindre grotesque qui leur passe devant les yeux, vous courent sus, et vous portent le poignard à la gorge. […]

« La mer est un chemin sans chemin, il s’enfile parfois encore qu’il semble n’être aucunement tracé, beaucoup plus aisément que la terre. Néanmoins c’est une grande inconstance et légèreté de se jeter ainsi à tous moments et à toutes occasions, comme le font les gens de ce pays, à la merci d’un élément si muable, et de tant d’inconstantes créatures à la fois : Car ce grand Océan n’a accoutumé de nous traîner si les vents ne nous poussent. Ainsi les mers nous portent, et les vents nous transportent, nous soufflent et resoufflent dans leur flux et leur reflux, l’air qu’on y prend et les vapeurs qu’on y reçoit nous mouillent, nous brouillent, et nous détrempent dans l’humidité de tant d’eau, et dessus et dessous qu’enfin on ne peut dire, que la navigation ne soit avec tant d’orages, un vrai et téméraire désespoir, causé par le vent de l’inconstance, sous la convoitise que l’avarice insatiable, et quelque humeur volage leur donne de trouver des trésors. »

On voit bien dans ce passage la dénonciation de cette inconstance qui apparaît déjà dans le titre du « Tableau » : De Lancre y exprime sa préférence pour tout ce qui est fixe, solide, tangible, certain… et qu’est-ce que la torture, sinon le moyen de soumettre ce qui est mouvant, ce qui bouge, les corps enfin, à une rigidité cadavérique ? Mais on voit bien aussi le paradoxe d’une écriture chatoyante – « les mers nous portent, et les vents nous transportent, nous soufflent et resoufflent dans leur flux et leur reflux, l’air qu’on y prend et les vapeurs qu’on y reçoit nous mouillent, nous brouillent… » –, et jouant donc d’effets de simulacres et de séduction, au service d’une défense et apologie de l’ordre et de la décence.

Plus loin, le juge dénonce encore une autre habitude des gens du Labourd : « Et comme les Indiens en l’île Espagnole prenant la fumée d’une certaine herbe appelée Cohoba, ont l’esprit troublé, et mettant les mains entres deux genoux et la tête baissée, ayant ainsi demeuré quelques temps en extase, se lèvent tout éperdus et affolés contant merveilles de leurs faux Dieux qu’ils appellent Cemis, tout ainsi font nos Sorcières qui reviennent du Sabbat. De même ceux-ci usent du Petun ou Nicotiane en ayant chacun une planche en leurs jardins pour petits qu’ils soient, la fumée de laquelle ils prennent pour se décharger le cerveau, et se soutenir aucunement contre la faim. Or je ne sais si cette fumée les étourdit comme cette autre herbe les Indiens : Mais je sais bien et est certain qu’elle leur rend l’haleine et le corps si puant, qu’il n’y a créature qui ne l’ait accoutumé qui le puisse souffrir, et en usent trois ou quatre fois par jour. Ainsi elles les sentent au sauvage, et les tiennent pour puants, et leurs enfants pour avortons, maléficiés et bâtards qu’elles font mourir, et qu’elles présentent au Diable comme faits la plupart à demi-carte. Et voyant que la puanteur et cette forte odeur de marine leur plaît, elles se jettent encore à une plus abominable puanteur, et aiment plus à baiser le Diable en forme de Bouc puant, en cette partie sale de derrière où elles font leur adoration que leurs maris en la bouche. »

« D’ailleurs, poursuit De Lancre, cette nation a une merveilleuse inclination au sortilège ; les personnes sont légères et mouvantes de corps et d’esprit, promptes et hâtées en toutes leurs actions, ayant toujours un pied en l’air, et comme on dit, la tête près du bonnet. Aussi haïssent-ils en quelque façon, et je ne sais pourquoi les chapeaux. Il sont plus enclins à l’homicide et à la vengeance qu’au larçin et au pardon : Ils vont volontiers la nuit comme les chats-huans, aiment les veilles et la danse aussi bien de nuit que de jour : Et non la danse reposée et grave, ainsi découpée et turbulente : Celle qui plus leur tourmente et agite le corps, et la plus pénible leur semble la plus noble et la mieux séante. […] Enfin c’est la plus délibérée nation qui soit point ; et puis dire avoir vu des filles et des enfants tellement précipités en tout ce qu’on leur commandait, qu’ils se heurtaient à tous coups aux portes et fenêtres de rencontre jusques à se blesser, tant ils allaient vite. »

Les femmes encore vierges « portent la perruque entière » (gardent leurs cheveux longs) : « Elles sont dans cette belle chevelure, tellement à leur avantage, et si fortement armées que le soleil jetant ses rayons sur cette touffe de cheveux comme dans une nuée, l’éclat en est aussi violent et forme d’aussi brillants éclairs qu’il fait dans le ciel, lorsqu’on voit naître Iris, d’où vient leur fascination des yeux, aussi dangereuse en amour qu’en sortilège […]. » On sent ici que le Conseiller au Parlement de Bordeaux n’a pas toujours été insensible aux charmes dangereux des femmes basques… Il dénonce d’autres travers encore de ces dernières, comme leurs coiffes indécentes, « d’une forme si peu séante, qu’on dirait que c’est […] l’arme de Priape […]. » Et encore, « en Labourd les femmes montrent leur derrière tellement que tout l’ornement de leurs cotillons plissés est derrière, et afin qu’il soit vu elles retroussent leur robe et la mettent sur la tête et se couvrent jusqu’aux yeux. Enfin c’est un pays de pommes, elles ne mangent que pommes, ne boivent que jus de pommes, qui est occasion qu’elles mordent si volontiers à cette pomme de transgression, qui fit outrepasser le commandement de Dieu, et franchir la prohibition à notre premier père. »

Comme il a déjà été dit, le Labourd est un pays de mer, « Mer laquelle de son écume jadis engendra Vénus qui renaît si souvent parmi ces gens maritimes, par la seule vue du sperme de la Baleine qu’ils prennent chaque année, d’où on dit aussi que Vénus a pris sa naissance : ce mélange de grandes filles et jeunes pêcheurs qu’on voit à la côte d’Anglet en mantille, et tout nus au-dessous, se pêle-mêlant dans les ondes, fait que l’Amour les tient à l’attache, les prend par le filet, les convie à pêcher en cette eau trouble, et leur donne autant de désir qu’elles ont de liberté, et de commodité, s’étant mouillées par tout, de s’aller sécher dans la chambre d’amour voisine, que Vénus semble avoir planté pour cette seule occasion tout exprès sur le bord de la mer. »

Chasse aux sorcières et antiterrorisme

« Nos pères n’avaient jamais franchi la barrière, dit De Lancre, et donné Arrêt absolu de condamnation à mort contre les sorciers sur le simple crime de sorcellerie, sans qu’il y eût quelque maléfice […]. » Pareillement, avant les années 1980, il n’y avait pas en Europe de lois permettant de condamner quelqu’un pour terrorisme sans qu’aucun délit concret ne puisse lui être imputé. Pourtant, De Lancre justifie la persécution des sorciers par le seul fait qu’ils sont sorciers, comme on justifie aujourd’hui la répression par le seul fait d’être terroriste, ou « en relation avec une entreprise terroriste ». Ainsi contre les prêtres compromis avec Satan : « Le Sacrifice de la Messe veut être offert à Dieu d’un cœur sincère et entier, d’un cœur simple, clair, pur et net, et non d’un cœur basané, ténébreux, profane, tout usé, frelaté, mortifié, et quasi convaincu par le simple aspect de l’exécrable prostitution d’une conscience impure. »

Le dernier Discours du « Tableau » s’intitule ainsi : « Qu’il faut faire mourir les sorciers pour avoir été simplement au sabbat et fait paction avec le Diable, bien qu’ils ne soient prévenus d’aucun maléfice : pourvu qu’il y ait preuve contre eux qu’ils ont fait audit lieu tout ce qu’ordinairement les autres sorciers ont accoutumé d’y faire ». Le sabbat étant une construction imaginaire des inquisiteurs, et les « preuves » étant le plus souvent constituées par des aveux ou des témoignages obtenus sous la torture ou la menace de la torture, on voit qu’il est bien difficile d’échapper au bûcher dès lors qu’on est accusé. D’ailleurs, si parfois des sorcières, qui ont « confessé » par deux ou trois fois leurs crimes, s’avisent de se dédire au supplice, « c’est que le diable leur a jeté le sort de silence et taciturnité, de sorte qu’elles ne peuvent rien découvrir, quand même elles en seraient en bonne volonté. » Aujourd’hui, hormis la torture remise à l’honneur par l’armée et les services secrets américains (pour ne parler que des cas les plus voyants comme Guantanamo), on a aussi recours à des témoignages anonymes invérifiables, parfois même à des témoignages anonymes et rémunérés… Soit : on décide que quelqu’un est suspect, puis on s’occupe de réunir les éléments susceptibles d’étayer cette suspicion (Voir un bon exemple de cette méthode décrit par le blog du journaliste du Monde Laurent Borredon, http://tarnac.blog.lemonde.fr/2014/06/10/episode-1-des-anarcho-autonomes-si-discrets-quon-ne-voit-queux/.)

Annexe 1

Pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et d’une certaine sorte de femmes qu’on tient au pays de Labourd pour Marguillières, qu’on appelle Bénédicte

  • On a observé de tout temps qu’il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes. Ce qui se voit clairement dans les Poètes Grecs, Latins, Italiens, et Français, chacun desquels a célébré quelque femme pour excellente Magicienne et Sorcière.
  • Ronsard n’a pas oublié la Magicienne Hécate à laquelle parlant français il lui dit :
  • ici je te promets
  • Par ton Hécate, et par ses triples têtes.
  • A quoi il faut ajouter tous ces noms, Sagae, Strigae, Lamiae, Laricae, Fatidicae, Furiae, Harpiae. Et ce que les Italiens appellent Fate, Nimphe, Sybi1le, Bianche, Donne, Buone, auxquelles elles donnent pour Reine Habondia[1] tous noms d’appellation féminine, qui montre que la femme a plus d’inclination naturelle à la sorcellerie que l’homme. C’est pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et bien que paravanture c’est un secret de Dieu, si est-ce qu’on en peut rendre quelque raison probable.
  • Bodin dit très bien que ce n’est pas pour la faiblesse et fragilité du sexe, puisqu’on voit qu’elles souffrent la torture plus constamment que les hommes. Et avons vu des Sorcières à Bayonne la souffrir si virilement et avec tant de joie, qu’après avoir un peu sommeillé dans les tourments comme dans quelque douceur et délice, elles disaient qu’elles venaient de leur Paradis, et qu’elles avaient parlé à leur Monsieur. Ce serait donc plutôt la force de la cupidité bestiale qui pousse et réduit la femme à des extrémités, esquelles elle se jette volontiers pour
  • jouir de ses appétits, pour se venger, ou pour autres nouveautés et curiosités qui se voient esdites assemblées. Qui a mu aucuns Philosophes de mettre la femme entre l’homme et la bête brute.
  • Mais afin que nous ne les blâmions de si grands défauts sans autorité. Plutarque au livre de la tranquillité de l’esprit, Strabon au premier livre de sa Géographie, Diodore au cinquième livre des gestes des anciens, et Saint Augustin au troisième livre de la Cité de Dieu témoignent que la femme à cette mauvaise inclination d’être plus opiniâtre que l’homme, ce qu’ils disent procéder de ce que l’infidélité, l’ambition, la superbe, et la luxure, règnent plus ès femmes qu’ès hommes.
  • Il est donc très vrai, que le malin esprit tire plus facilement l’esprit volage des femmes à la superstition et idolâtrie, que celui des hommes : d’où vient qu’on lit dans ce grand livre de la Genèse, que la doctrine diabolique fut dès le commencement du monde plutôt enseignée à Eve qu’à Adam, et elle plutôt séduite par Satan en forme de serpent que lui. Outre que nous avons vu par une infinité d’expériences, que le Diable voulant mener une femme mariée au Sabbat, met bien quelque Démon auprès du mari, lui voulant ravir sa femme, et contrefait le corps de la femme jusques à servir au mari de succube, s’il est besoin, mais non guère jamais qu’il contrefasse le mari, ni qu’il suppose un corps au lieu du sien, faisant l’incube. Je ne dis pas qu’il ne puisse supposer aussi bien l’un que l’autre, et y a plusieurs exemples des incubes dans les livres aussi bien que des succubes. Mais nous n’avons jamais vu l’expérience de ce point là, savoir que le Diable voulant mener le mari Sorcier au Sabbat, ait fait l’incube, et supposé le corps du mari pour tromper la femme qui n’était Sorcière. Aussi est-il vrai, suivant ce premier exemple d’Eve, que la femme fait toujours plutôt Sorcier son mari, que le mari la femme.
  • Davantage Dieu a voulu affaiblir Satan, ce qu’il a fait notoirement lui constituant premièrement son règne, et lui donnant pouvoir sur des créatures moins dignes, comme sur les serpents, et sur les plus faibles, comme sur les insectes, puis sur les autres bêtes brutes, plutôt que sur le genre humain, puis sur les femmes, puis sur les hommes qui vivent en bêtes, plutôt que sur les autres qui vivent en hommes.
  • Satan qui a eu de tout temps quelque Mégère pour abuser le monde, s’est avisé d’une ruse en ce pays de Labourd, car pour prendre pied dans les Églises qui soulaient autrefois servir d’Asiles contre lui et contre tous malins esprits, voulant mettre le nez partout, ou pour le moins polluer les saints temples, et y semer toute la confusion et désordre qu’il pourrait, il a trouvé moyen d’introduire certaines femmes pour demander les offrandes et autres petites choses qu’on a accoutumé de donner à l’Église. Je vis en un certain village des plus fameux dix femmes à suite l’une de l’autre, portant les bassins, avec lesquels on va quêter dans l’Église cette aumône des âmes dévotes et charitables. Puis je vis une certaine femme qu’ils appellent la Bénédicte faisant la Marguillière[2], s’approcher des autels, y porter des aubes, du luminaire et autres choses semblables. Je m’étonnai que cet office fut donné à ces dix premières et non à des hommes et aux plus notables personnes de la paroisse, comme on les donne ès bonnes villes de France aux plus honorables bourgeois, et encore plus de ce qu’elles allaient de galerie en galerie (car toutes les belles et grandes Églises sont composées de deux ou trois étages de galeries) et là elles allaient prendre les hommes par la cape, parce qu’étant appuyés sur l’accoudoir de la galerie ils leur tournent le dos, où parfois il y avait plus de cent degrés à monter, et là leur demander l’offrande.
  • Quant à la Marguillière elle avait beaucoup plus de commerce avec les Prêtres : Car dès l’aube du jour il fallait qu’elle fût la première à l’Église pour mettre les nappes blanches et autres ornements sur l’autel : où il y a parfois de si mauvaises rencontres qu’il n’est pas possible que le Diable ne s’y mêle, lequel ne cherche qu’à polluer le sanctuaire de Dieu, et en corrompre les ministres ; et de fait il ne faut pas douter que plusieurs de ces femmes ne
  • soient Sorcières, ou pour le moins que aucuns de leur famille ne le soient. Quant aux Marguillères ou Bénédictes nous en trouvâmes deux Sorcières, comme elles furent déférées en Justice par devant nous, ce qu’il ne faut trouver étrange, puisque la plus grande partie des Prêtres sont Sorciers, et que nous avons trouvé deux Églises ou chapelles où le Diable tient le Sabbat.
  • Et quand bien les femmes seraient capables en quelque sorte de faire le service divin, et qu’il se trouve des religieuses d’aussi bonne vie que sauraient être les plus saints ermites qui aient jamais été, si est-ce que l’Église même a toujours fait cette différence, que les femmes ou filles, pour vierges et chastes qu’elles soient, ne peuvent célébrer la Messe, toucher le Saint sacrement de l’Eucharistie, ni même s’approcher des autels : on leur en permet la vue à l’élévation ou on leur donne licence de tirer le voile et le rideau, et leur a-t-on aussi concédé les réponses.
  • Il est honteux à une femme de s’enfermer dans une Église avec un Prêtre, ce que la Bénédicte peut faire en toute liberté ; et le matin à l’obscur, et sur le midi qui est l’heure du silence des Églises, et sur le soir lorsque l’Esprit ténébreux commence à tirer les rideaux pour faire évanouir la clarté : outre que l’Église a certaines prières qui se font la nuit, lesquelles étant parachevées, c’est à la Bénédicte et aux Prêtres qui doivent serrer les ornements et tuer le luminaire, de demeurer les derniers dans l’Église pour y faire les derniers offices. Si bien que le champ leur demeure à eux seuls sans vergogne ni scandale, et demeurent en toute commodité et liberté de dire et faire ce qu’ils voudront, ou de prendre telles assignations et commodités que le Diable leur dictera, soit d’aller au Sabbat ensemblement, s’ils sont tous deux Sorciers comme nous en avons vus, soit de faire et commettre mille autres abominations indignes du lieu et de leurs qualités. Le prétexte de faire les affaires de l’Église lui sert de manteau pour couvrir la brèche qu’elle fait à son honneur. Et puisque la loi civile enjoint à la femme de s’abstenir de toutes charges civiles et publiques, combien serait-il plus séant qu’elle s’abstint de s’approcher des ornements de nos Églises, de la personne de nos Prêtres, et de la sainteté de nos autels.
  • N’obste qu’il y avait anciennement des femmes qui avaient l’administration de l’Église qu’on appelait Diaconissas, car elles n’avaient charge simplement que de garder la porte, et encore seulement celle par où les femmes seules entraient dans l’Église, comme on fait en Italie aux stations, où de deux portes qu’il y a aux Églises, par l’une entrent seulement les hommes, et par l’autre les femmes, sans se mêler ensemble, de peur de cent mille malheurs qui adviennent en Italie à la première vue que les femmes rencontrent les hommes avec lesquels elles ont ou désirent avoir quelque mauvais dessein.
  • Et bien qu’il semble que cela se doive entendre seulement des femmes mariées, et que l’arrêt de la Cour de parlement de Paris du 24 juillet 1600, l’entende et l’explique ainsi, trouvant injuste qu’une femme mariée puisse en dépit de son mari être élue marguillière dans une Église. Si est-ce que je le trouverais aussi périlleux, voire davantage, pour une fille que pour une femme mariée. Car la femme mariée a pour surveillant le mari qui l’accompagne partout, et ayant toujours l’œil sur elle, la peut empêcher de faire du mal.
  • Mais une fille et une veuve, comme sont ordinairement ces Bénédictes, (car elles sont ou filles surannées ou jeunes veuves) il n’est pas possible dans un pays si libertin que le pays de Labourd, et où les Prêtres sont tenus pour Demi-dieux, que la seule sainteté du temple les tienne pudiques : ainsi au contraire cela servirait plutôt de couverture pour étouffer et couvrir leurs fautes et impudicités.
  • Qui me fait conclure qu’il ne faut souffrir en ce pays, là ni ailleurs, fille ni femme de quelque condition, âge et qualité qu’elle soit pour Bénédicte ou Marguillière, de peur que faisant semblant de bailler le Dimanche une chemise et fraise blanche, suivant la coutume, aux petits saints qui sont sur les autels, elles ne portent la leur à salir aux Prêtres, et ne fassent une infinité d’autres méchancetés, esquelles le pays et l’humeur volage de ce peuple a tant d’inclination : bien que paraventure tous ces bons offices qu’elles font à l’Église serait chose tolérable en autre part moins sujette à corruption, s’il était fait à bonne intention, et par une âme aussi pure et nette que la sainteté du lieu le requiert.

[1] Déesse dont le culte était en rapport étroit avec celui de Diane.

[2] La bénédicte ou benoite est une fille ou une veuve engagée par contrat à servir l’Église sa vie durant, moyennant un logement, certaines redevances en nature, et quelques menues rétributions à l’occasion des mariages, baptêmes et enterrements.

Annexe 2

De la danse des Sorciers au Sabbat

  • Les modernes qui ont recherché l’origine de la Danse, ont dit, qu’ayant pris son commencement d’une bonne source, elle s’est depuis relâchée en des mouvements si sales, que c’est vergogne de les vouloir raconter. Car la vérité est que la fougue et allégresse de la guerre inventa premièrement quelque saltation, ou forme de pas réglés, desquels les gens de guerre usaient à l’entrée des batailles et combats.
  • Si bien que les danses dont on usait pour lors, étaient fort honnêtes décentes, sérieuses et graves, comme faites à l’imitation de celles de la guerre.
  • Mais comme les esprits des hommes ont volontiers inclination et leur pente au mal, on tourna aussitôt toutes les danses et saltations en délices. De là a pris son origine cette danse, de laquelle s’aident nos bateleurs, qui dansent à cadence, et font quelque forme de combat, faisant semblant de se choquer, s’entreheurtant à plusieurs tours et retours : ores avec des épées courtes, ores avec des boucliers, ores avec des javelots et houlettes. Ce que j’ai vu merveilleusement exprimer aux Juifs à Rome, ès jours de Carnaval en pleine rue. Comment aussi ai-je vu une sorte de danse à Naple tirée fort gentiment de la guerre : car c’étaient des gens de cheval armés d’écus et de javelots qui couraient aux carrousels, deux poursuivant, et jetant certaines boulettes de terre, contre deux fuyant, lesquels les recevaient sur leurs écus ou boucliers de bois, peints, dorés et bien accommodés, avec un bruit et rencontre si à propos : et outre ce accompagnés d’un chant si mélodieux de quelques hauts-bois, que c’était un merveilleux plaisir d’en entendre le bruit. Puis ils dansèrent un ballet à cheval si ingénieusement, que jamais les livrées ne se confondirent.
  • Et comme les batailles et les assauts, ne se livrent sans instruments qui poussent et animent le monde, et encouragent les plus lâches : de même la danse est monstrueuse sans quelque son et harmonie, et ressent tout à fait la
  • Ces saints et religieux commencements de la danse, s’étant relâchés à toute sorte de turpitude et indécence, ont été violés et corrompus, par la licence de nos derniers siècles : et cette virile et robuste sévérité a affaibli et dépravé la vigueur de ces cœurs martiaux. Ce ne sont plus pas de guerre qui vont virilement et droitement vers l’ennemi, ce sont pas pusillanimes, pas de surprise et de vanité délicieuse, qui vont vers l’ami pour l’attirer au combat. Ce n’est plus un saut pour donner terreur aux hommes, c’est un saut impudique pour attirer des femmes : si bien que Mars n’a maintenant plus de honte d’avoir été surpris avec Vénus : on ne saute plus pour lui, ains seulement que pour elle et pour sa suite.
  • Et encore plus salement et vilainement ès Sabbats, et les mouvements des danses qui se font en ces malencontreuses assemblées, et ces ords et sales désirs, que le Diable engendre ès cœurs, d’une infinité de jeunes vierges qui y sont : tout au-devant desquelles et le Diable, et une infinité de Sorcières font ouvertement leurs accouplements diaboliques.
  • Ce ne sont point jeux et danses, ce sont incestes et autres crimes et forfaits, lesquels nous pouvons dire à la vérité être venus à nous de ce mauvais et pernicieux voisinage d’Espagne : d’où les Basques et ceux du pays de Labourd sont voisins. Aussi n’ont-ils pas une danse noble comme ceux qui sont plus avant dans la France : ains toutes les danses les plus découpées, et celles qui agitent et tourmentent plus le corps, celles qui plus le défigurent, et toutes les plus indécentes sont venues de là. Toutes les Pyrrhiques, les Morisques, les sauts périlleux, les danses sur les cordes, la Cascade du haut des échelles, le voler avec des ailes postiches, les Pirouettes, la danse sur les demi-piques, l’Escarpolette, les Rontades, les forces d’Hercules sur la femme renversée sans toucher du dos à terre, les Canaries des pieds et des mains, tous ces batelages sont presque venus de l’Espagne. Et naguères elle nous a encore donné de nouvelle invention la Chacone ou Sarabande.
  • C’est la danse la plus lubrique et la plus effrontée qui se puisse voir, laquelle des courtisanes Espagnoles s’étant depuis rendues comédiennes, ont tellement mise en vogue sur nos théâtres, que maintenant nos plus petites filles font profession de la danser parfaitement. D’ailleurs c’est la danse la plus violente, la plus animée, la plus passionnée, et dont les gestes, quoique muets, semblent plus demander avec silence, ce que l’homme lubrique désire de la femme, que tout autre. Car l’homme et la femme passant et repassant plusieurs fois à certains pas mesurés l’un près de l’autre, on dirait que chaque membre et petite partie du corps cherche et prend sa mesure pour se joindre et s’associer l’un l’autre en temps et lieu. La seule Bergamasque est venue d’Italie, qui est aucunement accompagnée de gestes déshonnètes, mais fort peu au respect de l’autre.
  • Or toutes ces danses se font encore avec beaucoup plus de liberté et plus effrontément au Sabbat : car les plus sages et modérées croient ne faillir, de commettre inceste toutes les nuits avec leurs pères, frères et autres plus proches, voire en présence de leurs maris. Et tiennent même à titre de Royauté comme Reines du Sabbat, d’être connues publiquement devant tout le monde, de ce malheureux Démon : quoique son accouplement soit accompagné d’un merveilleux et horrible tourment, comme nous dirons en son lieu.
  • Les danses des Sorciers rendent presque les hommes furieux, et font avorter le plus souvent les femmes.
  • Non pas que je sois de l’avis de Bodin, lequel dit que la volte, laquelle outre les mouvements violents et impudiques, a cela de mauvais, qu’une infinité d’homicides et avortements en adviennent, a été portée en France par des Sorciers Italiens. Car la vérité est qu’il ne s’en danse en nul lieu d’Italie, sauf en Piémont, et fort peu en quelque coin de Lombardie : et l’ont empruntée du voisinage de nos Provençaux : et Nice étant à nous, qui est en la côte de Provence, nous la leur avons apprise, ou bien lorsque nous avions tant de bonnes villes en Piémont : et de fait par tout ce pays-là, l’appellent la Nissarde, et est la danse la plus commune en Piémont qui se danse au bal, soit èsvilles, soit ès fêtes des villages : si bien qu’on emploie la plus grande partie du temps que le bal se tient, sans danser autre chose, tant cette grande agitation leur plait.
  • De manière qu’il me souvient que Dom Pietro de Médicis passant à Bordeaux lorsque la feu Reine mère et la Reine Marguerite étaient à Nerac, il y séjourna plus de six semaines, pendant lequel séjour venant tout fraîchement d’Italie, j’avais l’honneur (la langue Italienne me donnant ce privilège) de l’entretenir à toute heure. Et comme le sieur de Sansac pour lors gouverneur de la ville de Bordeaux, avait reçu commandement de la Reine mère, de l’honorer et caresser comme son parent, il eut un jour envie de voir les dames et le bal, pour voir danser à la Française, si bien que me voyant danser la volte avec une très belle demoiselle, il la trouva si étrange qu’il me pria de lui en donner quelque air sur le luth pour l’emporter à Florence : surtout il trouvait rude, parce qu’il était Italien, qu’on se joignit de si près, et qu’après quelques tours de salle on vint aux prises, portant la main au busc, qui va un peu bien bas, pour plus aisément aller amont, et rehausser la femme, comme on faisait en ce temps-là.
  • On commence à la laisser en France, ayant fort à propos reconnu que c’est aux furieux et forcenés seuls à user de telles danses et sauts violents. Que si elle eût continué guère davantage, il eût fallu faire comme on fait en Allemagne et traiter les Français en malades, contraignant les grands sauteurs et danseurs de danses violentes, à danser posément et en cadence grave et pesante.
  • Je ne voudrais pas pour cela sauter à l’autre extrémité, et faire comme ceux de Genève, qui haïssent, toute sorte de danses. Car le Diable leur en apprend parfois de plus rudes qu’aux autres, et les fait souvent danser avec la verge et le bâton, comme on fait les animaux.
  • Je dirai donc volontiers et donnerai pour avis aux sorciers ou sorcières, et surtout aux jeunes fillettes qui se laissent débaucher et ensorceler à ce vieux Bouc de Satan, ne sautez point jeunes fillettes, et ne vous agitez, afin que ce malheureux Bouc ne coure après vous. Le Diable qui se représente en bouc au sabbat, fait tous exercices sous la figure et forme de cet animal : animal si désagréable, si immonde et puant, qu’il n’en pouvait choisir aucun autre qui le fut tant que celui-là.
  • Il est assis comme un bouc en sa chaire dorée, il danse au sabbat avec les filles et femmes, et avec les plus belles, ores menant la danse, ores se mettant à la main de celles qui lui sont plus à gré ; et s’accouple en cette forme avec elles. Et comme il a la faculté et permission de Dieu, de se transformer en tel animal qu’il veut, il est en degré supérieur plus laid que le plus horrible bouc que nature ait jamais produit. Tellement que je m’émerveille, qu’il se trouve femme quelconque si vilaine, qui veuille baiser cet animal en nulle partie du corps : à plus forte raison qui n’ait horreur de l’adorer et le baiser ès plus sales, et parfois ès plus vergogneuses parties d’icelui.
  • Mais c’est merveille, que pensant faire quelque grande horreur à des filles et des femmes belles et jeunes, qui semblaient en apparence être très délicates et douillettes, je leur ai bien souvent demandé, quel plaisir elles pouvaient prendre au sabbat, vu qu’elles y étaient transportées en l’air avec violence et péril, elles y étaient forcées de renoncer et renier leur Sauveur, la sainte Vierge, leurs pères et mères, les douceurs du ciel et de la terre, pour adorer un Diable en forme de bouc hideux, et le baiser encore et caresser ès plus sales parties, souffrir son accouplement avec douleur pareil à celui d’une femme qui est en mal d’enfant : garder, baiser et allaiter, écorcher et manger, les crapauds : danser en derrière, si salement que les yeux en devraient tomber de honte aux plus effrontées : manger aux festins de la chair de pendus, charognes, cœurs d’enfants non baptisés : voir profaner les plus précieux Sacrements de l’Église, et autres exécrations, si abominables : que les ouir seulement raconter, fait dresser les cheveux, hérisser et frissonner toutes les parties du corps : et néanmoins elles disaient franchement, qu’elles y allaient et voyaient toutes ces exécrations avec une volupté admirable, et un désir enragé d’y aller et d’y être, trouvant les jours trop reculés de la nuit pour faire le voyage si désiré, et le point ou les heures pour y aller trop lentes, et y étant, trop courtes pour un si agréable séjour et délicieux amusement. Que toutes ces abominations, toutes ces horreurs, ces ombres n’étaient que choses si soudaines, et qui s’évanouissaient si vite, que nulle douleur, ni déplaisir ne se pouvait accrocher en leur corps ni en leur esprit : si bien qu’il ne leur restait que toute nouveauté, tout assouvissement de leur curiosité, et accomplissement entier et libre de leurs désirs, et amoureux et vindicatifs, qui sont délices des Dieux et non des hommes mortels.
  • Et parce que de tous ces exercices qu’elles font au sabbat, il n’y en a pas un qui soit si approchant des exercices règles et communs parmi les hommes, et moins en reproche que celui de la Danse, elles s’excusent aucunement sur celui-là, et disent qu’elles ne sont allées au sabbat que pour danser, comme ils font perpétuellement en ce pays de Labourd, allant en ces lieux, comme en une fête de paroisse.
  • Et s’il est vrai ce qu’on dit que jamais femme ni fille ne revint du bal si chaste comme elle y est allée, combien immonde revient celle qui s’est abandonnée, et a pris ce malheureux dessein d’aller au bal des Démons et mauvais Esprits, qui a dansé à leur main, qui les a si salement baisés, qui s’est donnée à eux en proie, les a adorés, et s’est même accouplée avec eux ? C’est être à bon escient inconstante et volage : c’est être non seulement impudique voire putain effrontée ; mais bien folle enragée, indigne des grâces que Dieu lui avait faites et versées sur elle, lorqu’il la mit au monde, et la fit naître Chrétienne.
  • Nous fîmes en plusieurs lieux danser les enfants et filles en la même façon qu’elles dansaient au sabbat, tant pour les déterrer d’une telle saleté, leur faisant reconnaître, combien le plus modeste mouvement était sale, vilain et malséant à une honnête fille : Qu’aussi, parce qu’au confrontement, la plupart des sorcières accusées d’avoir entre autres choses dansé à la main du Diable, et parfois mené la danse, niaient tout, et disaient que les filles étaient abusées, et qu’elles n’eussent su exprimer des formes de danse qu’elles disaient avoir vu au sabbat.
  • C’étaient des enfants et filles de bon âge, et qui étaient déjà en voie de salut avant notre commission. A la vérité aucunes en étaient dehors tout à fait, et n’allaient plus au sabbat il y avait quelque temps : les autres étaient encore à se débattre sur la perche, et attachés par un pied, dormaient dans les Églises, se confessaient et communiaient, pour s’ôter du tout des pattes de Satan. Or on dit qu’on y danse toujours le dos tourné au centre de la danse, qui fait que les filles sont si accoutumées à porter les mains en arrière en cette danse ronde, qu’elles y traînent tout le corps, et lui donnent un pli courbé en arrière, ayant les bras à demi tournés : si bien que la plupart ont le ventre communément grand, enflé et avancé, et un peu penchant sur le devant. Je ne sais si la danse leur cause cela, ou l’ordure et méchantes viandes qu’on leur fait manger. Au reste on y danse fort peu souvent un à un, c’est-à-dire un homme seul avec une femme ou une fille, comme nous faisons en nos gaillardes : ains elles nous ont dit et assuré, qu’on n’y dansait que trois sortes de branles, communément se tournant les épaules l’un l’autre, et le dos d’un chacun visant dans le rond de la danse, et le visage en dehors. La première c’est à la Bohémienne, car aussi les Bohèmes coureurs sont à demi-Diables : je dis ces longs poils sans patrie, qui ne sont ni Égyptiens, ni du Royaume de Bohème, ains ils naissent partout en chemin faisant et passant pays, et dans les champs, et sous les arbres, et font des danses et batelages à demie comme au sabbat. Aussi sont-il fréquents au pays de Labourd, pour l’aisance du passage de Navarre et de l’Espagne.
  • La seconde c’est à sauts, comme nos artisans font ès villes et villages, par les rues et par les champs : et ces deux sont en rond. Et la troisième est aussi le dos tourné, mais se tenant tous en long, et sans se déprendre des mains, ils s’approchent de si près qu’ils se touchent, et se rencontrent dos à dos, un homme avec une femme : et à certaine cadence ils se choquent et frappent impudémment cul contre cul. Mais aussi il nous fut dit, que le Diable bizarre, ne les faisait pas tous mettre rangément le dos tourné vers la couronne de la danse, comme communément dit tout le monde : ains l’un ayant le dos tourné, et l’autre non : et ainsi tout à suite jusqu’à la fin de la danse : De quoi aucuns se sont essayés de vouloir rendre la raison, et ont dit que le Diable les dispose ainsi la face tournée, hors le rondeau, ou parfois l’un tourné et l’autre non, afin que ceux qui dansent ne se voient pas en face, et qu’ils n’aient loisir de se remarquer aisément l’un l’autre : et par ce moyen ne puissent s’entraccuser s’ils étaient pris par justice : raison notoirement fausse, parce qu’ils se voient aussi bien presque, ou peu s’en faut, le dos tourné que face à face : Car ce demi-rond qu’ils font ne les éloigne guère plus loin l’un de l’autre, que s’ils étaient main à main à droite danse. Mais c’est que le Diable, qui n’aime que désordre, veut que toutes choses se fassent à rebours, ne se souciant qu’ils se connaissent, et qu’ils s’entraccusent, mêmement lorsqu’il est assuré, que l’accusation de l’un fera périr l’autre.
  • Or elles dansent au son du petit tambourin et de la flûte, et parfois avec ce long instrument qu’ils posent sur le col, puis l’allongeant jusqu’auprès de la ceinture, ils le battent avec un petit bâton : parfois avec un violon. Mais ce ne sont les seuls instruments du sabbat, car nous avons appris de plusieurs, qu’on y entend toute sorte d’instruments, avec une telle harmonie qu’il n’y a concert au monde qui le puisse égaler.
  • Quant aux boiteux, aux estropiats, aux vieux décrépits et caducs se sont ceux qui dansent plus légèrement, car ce sont fêtes de désordre, où tout paraît déréglé et contre nature.
  • Et est chose notable, que le lieu même et la terre sur laquelle ils tripudient, et trépignent ainsi des pieds, reçoit une telle malédiction, qu’il n’y peut croître ni herbe ni autre chose.
  • Après la danse ils se mettent parfois à sauter, et font à qui fera un plus beau saut, jusques à en faire gageure. Marie de la Parque habitante de Hendaye âgée de 19 à 20 ans, et plusieurs autres déposent, Qu’étant une nuit au sabbat, elles virent que Domingina Maletena sorcière, sur la montagne de la Rhune, si haute, et le pied ou base si large, qu’elle voit et borne trois Royaumes, France, Espagne et Navarre, fit par émulation avec une autre de laquelle elles nous dirent aussi le nom, à qui ferait un plus beau saut, si bien qu’elle sauta du haut de ladite montagne, jusques sur un sable qui est entre Hendaye et Fontarrabie, qui est bien près de deux lieus, et que la seconde s’en approchant aucunement, alla jusqu’à la porte d’un habitant de Hendaye. Qu’elles le voyaient clairement : et que la plupart du sabbat se retirant, allèrent vers elles, et trouvèrent ladite Domingina qui les attendait, pour recueillir le fruit de la victoire et le prix de la gageure.
  • Celles-ci ne dansent donc à la Française, ains étant Basques et en plus belle disposition, elles font des sauts plus grands, et ont des mouvements et agitations plus violentes.

Il faut donc fuir ces lieux, où Satan fait jouer les inconstances les plus préjudiciables, et les plus ennemies de notre salut : et où la seule abomination et horreur devrait retirer les misérables, quand bien leur malheureuse danse n’aurait autre suite que le seul exercice, et le plaisir et contentement que le corps prend à s’ébranler et à sauter.

 

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Céline scandale, par Henri Godard

Folio/Gallimard 1998, 170 pages (avec une postface inédite de l’auteur)

(Note rédigée en 1999)

Prof à la Sorbonne, auteur de plusieurs études critiques sur Céline, Henri Godard est aussi l’éditeur de ses romans dans la Pléiade. Il aborde ici la question irritante et dérangeante de la double personnalité de Céline : auteur d’une œuvre exceptionnelle qui a révolutionné la littérature française et antisémite notoire qui a produit des pamphlets dont la seule lecture révulse tout honnête homme de cette fin de siècle. On souligne le « et » de liaison entre ces deux aspects de Louis-Ferdinand Destouches, car Henri Godard, et c’est là tout son mérite, l’a choisi délibérément envers et contre les adeptes du « mais » : Céline fut un écrivain génial, mais il fut, hélas, antisémite ; ou bien : Céline fut un exécrable antisémite, mais il faut bien lui reconnaître quelque talent littéraire… On n’en sort pas. Certains voient dans l’œuvre romanesque une manière déguisée de servir l’antisémitisme, d’autres y trouvent un pessimisme qui ne pouvait que déboucher sur ses déplorables positions politiques, d’autres enfin minimisent l’abomination des pamphlets. En seize petits chapitres qui témoignent d’une connaissance parfaite des écrits de Céline, Henri Godard démontre sans doute possible qu’on ne peut pas s’en tenir là. Les deux Céline ont réellement existé, et il ne sert à rien de vouloir passer l’un sous silence au profit (ou au détriment) de l’autre. Au passage, disons tout de suite qu’il vaut mieux avoir lu au moins deux ou trois des romans pour tirer profit de cet essai. Car son auteur a voulu, cette fois-ci, se passer de l’appareillage critique qui est celui de La Pléiade, par exemple, et cela au profit d’une réflexion qui, dit-il, suppose une distance par rapport à son objet. On ne trouvera donc pas, ou très peu, de citations de Céline dans ce texte. Mais ce travail évoque suffisamment l’œuvre de Céline à ceux qui l’ont lue et, comme le souhaite Godard dans sa préface, réservera le plaisir du texte à ceux qu’il incitera à le découvrir.
Quant au critique de ce Céline scandale, il est un peu perplexe : comment parler d’un livre qui parle de livres ? La première raison qui me semble justifier de recommander chaudement cette lecture, c’est que Godard explique très clairement pourquoi l’écriture célinienne nous fascine tant, comme, dit-il, le « récit d’une chasse à courre racontée par le gibier ». Pour résumer, Céline est le premier qui prend en charge la condition de l’homme moderne, celui d’après 14-18, et d’après les positivismes philosophiques, scientifiques et techniques. Avant lui, bien sûr, des doutes s’étaient élevés sur l’optimisme béat des Lumières. Personne cependant ne les avait exprimés dans le langage de la littérature. Une littérature qu’il va chambouler de fond en comble, justement, en y introduisant la langue populaire, celle qui ne craint pas les images du corps, par exemple, même si ces corps souffrent plus souvent qu’à leur tour. Il va aussi détruire le bel ordonnancement des phrases bien balancées pour lui substituer, avec, entre autres, ses fameux « trois-points », des ruptures et des associations plus proches d’une « allure naturelle de la pensée », comme dit Godard. Une pensée réconciliée avec sa vérité émotive. Les lecteurs de Céline savent, ou au moins ont déjà ressenti cela. Mais cela va mieux en le disant, et Godard le dit très bien.
Mais alors, les pamphlets ? Pour tenter de rapporter ce qu’en dit Godard, je prendrai un exemple qui n’est pas le sien. Lors du procès de Maurice Papon, la défense a produit des documents tendant à prouver sa participation active à la Résistance. Fort bien, a-t-on justement répondu, mais qu’est-ce que ça change ? Papon est jugé pour avoir fait déporter des juifs, et ce délit demeure, quoi qu’il ait fait par ailleurs. Les pamphlets sont criminels et le demeurent, aussi beaux et importants que puissent être les romans. En fait, ces derniers appartiennent à la littérature, tandis que les autres relèvent d’une entreprise idéologique dont on sait de reste les dégâts qu’elle a entraîné en Europe. Mais nous avons du mal à penser cette séparation. « Le seul vrai scandale auquel nous confronte Céline, écrit Godard, est celui du plaisir que nous prenons aux œuvres d’un auteur qui a exprimé des idées que nous condamnons. Mais il se pourrait qu’en cela Céline ne fasse que pousser à bout une situation qui est potentiellement celle de toute œuvre. […] Céline pose à neuf dans toute son acuité l’éternelle question de la littérature et de la morale. » C’est ainsi, comme dit l’adage : « Nul n’est parfait », à quoi l’on pourrait ajouter : pas plus dans l’abjection que dans la création artistique. Nous regretterons encore longtemps que l’écrivain qui nous émerveille et nous fait éprouver des sentiments qui n’ont rien de répréhensible à travers son œuvre romanesque ait aussi trempé sa plume dans les encriers venimeux de la collaboration. Reste que l’on peut donner les romans à n’importe quel jeune lecteur, il n’en ressortira pas antisémite, xénophobe ou fasciste. Céline a sans doute écrit certaines des plus belles pages de la littérature contre la guerre, mais aussi d’autres pleines de compassion pour les petites gens, ceux dont les joies, les peines et les souffrances attirent rarement l’attention de tant de littérateurs politiquement corrects. L’humanisme de Céline n’est pas celui des Lumières. Il est sombre et pessimiste, mais ce pessimisme pourrait bien venir d’une idée de l’humain plus haute que ce qu’il lui fut donné de voir autour de lui. Car Céline a beau se gausser des idées – les idéâââs ! – et prétendre s’en tenir au style et à sa fameuse « petite musique », on n’écrira jamais un roman sans aucune idée. Ce qui est curieux, c’est de vouloir mettre le roman au service de ses idées. Mais justement, et pour notre plus grand bonheur, Céline n’a jamais asservi son écriture romanesque aux idées obscènes qu’il défendit dans ses pamphlets. Parions qu’on trouvera bien des experts pour nous prouver le contraire. Contre eux, une seule parade : aller aux textes ! Ce qui est aussi la leçon que nous laissèrent les premiers humanistes européens, comme Erasme et Rabelais. De Rabelais, justement, il n’est pas question dans ce livre de Henri Godard, qui s’appuie pourtant sur de solides connaissances d’histoire littéraire. Dommage. Ce sera le seul (léger) reproche que je lui adresserai : car, à mon sens, c’est avec l’auteur de Gargantua que celui de Bardamu a le plus d’affinités. Développer cette idée pourrait remplir un autre livre… Mais c’est une autre histoire. En attendant, je ne peux que recommander encore une fois la lecture de ce Céline scandale, et souhaiter avec son auteur qu’il incite ses lecteurs à découvrir ou redécouvrir Céline.

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Borgès, une biographie de l’éternité, par Jean-Clet Martin

Paris, éditions de l’Éclat, 2006.

Cette note a été rédigée par René Schérer en 2006 (Schérer René, « Le bibliothécaire aveugle. », Chimères 3/2006 (N° 62) , p. 193-194, en accès libre sur Cairn.info). Le responsable de ce blog ne pouvait qu’y être sensible, nourrissant une certaine tendresse pour Schérer et Borgès, sans parler de Jean-Clet Martin, philosophe qui a travaillé sur Deleuze ni de Chimères, revue longtemps animée, entre autres, par Félix Guattari.

Le bibliothécaire aveugle

Michel Foucault disait, au cours d’un entretien, en 1976, à propos de «  la tendance expérimentée par Borgès », que «  tout en décrivant les savoirs ou les civilisations ( il faut dire que la civilisation moderne est précisément fondée sur ces savoirs), il met en relief le poids de l’inquiétude et de l’angoisse qui résident dans la civilisation moderne constituée autour de ces savoirs ». Ajoutant: « c’est là, me semble-t-il que réside la force critique que possède la littérature borgésienne ».

Sans réduire à cette appréciation la pensée de Foucault sur Borgès qui fut, on le sait, une de ses références littéraires privilégiées, et que Les Mots et les choses mettent à l’honneur en citant sa célèbre taxinomie à la chinoise, il est certain que ce qui a attiré Foucault est cette critique chargée d’inquiétude, mais aussi d’ironie subtile, du savoir, d’une logique prise souvent à ses propres pièges et plus à même d’embrouiller l’écheveau du monde que de nous en dépêtrer.

Et Foucault, sans aucun doute, dans cette attitude d’humour hautain qu’il affectionne, pouvait s’y reconnaître, du moins s’y retrouver aisément.

Avec l’étude considérable que Jean-Clet Martin a consacrée à l’écrivain argentin, sans qu’il y ait incompatibilité, il y a divergence de lecture et d’accent. Lecture empathique et passionnée ; accent mis sur les proliférations de l’imaginaire, le déploiement du monde et son écriture quand on le fait échapper à l’étau de la connaissance. Quand on le livre à la liberté de ses reflets et de ses replis, hors des contraintes des protocoles de la science objectivante. Le Borgès qui se découvre alors, qui se délivre, est celui des contes, des rêves, des «  tigres bleus », des milongas. Le maître incontesté de ces « puissances du faux » sous le signe desquelles Nietzsche, puis Deleuze après lui et à partir de lui, ont placé, pour nous, la littérature et toute créativité contemporaine.

Le plus bel éloge que l’on puisse, je crois, faire de ce livre, est d’être la meilleure et la plus claire des introductions à une œuvre généralement peu connue du lecteur français, rangée, en général, parmi les œuvres «  difficiles ». Très pédagogiquement, très utilement, Jean-Clet Martin a fait suivre d’un index la série des entrées qu’il propose dans les labyrinthes borgésiens, ces chemins qui bifurquent en tous sens. « Bifurcation » étant, d’ailleurs, leur dénomination générique, qui, à quelque niveau et à quelque moment qu’on les prennent, débouchent toutes sur une rupture avec la clarté prétendue de l’évidence cartésienne, sur la mise en question de toute idée d’origine, sur l’indécidabilité du vrai, d’un référentiel absolu. Tout n’étant que reflet et reflet de reflet, jeu de miroirs. L’écriture se substitue partout à la vue. La vue, ce sens dit le plus noble et le plus indispensable à la connaissance, dont l’écrivain sera progressivement privé. Mais aussi la vue, maîtresse de cette illusion indéracinable, à la fois classique et moderne (le classicisme du moderne) que le monde pourrait être tenu sous un regard. Qu’il y aurait un point de vue exact, un unique point de vue vrai.

Non, il n’y a que l’écriture du monde, et la clarté analytique n’est que leurre, ainsi que l’opposition de la réalité au rêve.

On pensera à Genet, à ses jeux de miroirs, au « rêve des Black Panthers » s’élevant au-dessus du rêve de l’Amérique, aux feintes et aux « trahisons » affirmées du « spontané simulateur ». Et aussi à la suspicion jetée par Borgès, d’une manière si éclatante et décisive pour notre époque contemporaine, sur la « fonction auteur », cette fiction d’un romantisme attardé. L’auteur s’efface pour faire place à l’envahissement des images ; hors de la maîtrise du « faiseur » (hacedor) sur sa « propre » création. Au lieu de cela, on ne trouve que prolifération des lignes de fuite, bifurcations dans le labyrinthe ; que dépossession et déroute du cogito.

« Il n’y a pas de sujet, écrit Jean-Clet Martin, à propos d’une des nouvelles de Le livre de sable, sans supposer l’infinité des relations qui le dissolvent dans toutes les directions et le font communiquer avec d’autres personnalités. Il n’y a que des séquences, une périodisation d’événements congruents qui peuvent se dissoudre sur d’autres portées » (Bifurcation 15, p. 187)

Coexistence de tous les possibles, et même, et de ceux qui paraissaient ne pouvoir l’être entre eux, les « incompossibles », comme disait Leibniz ; «  étoilement de sentiers » (p.222). Telle restera fixée pour nous, dans notre mémoire, la signature musicale de Borgès, par la forte et convaincante écriture de Jean-Clet Martin.

René Schérer, 30 octobre 2006

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Le ou la politique ?

Article écrit en été 1997 (et destiné à l’origine à une émission de Radio Zinzine réalisée en partenariat avec La Quinzaine littéraire.)

La Quinzaine Littéraire consacre son numéro spécial d’été – qui couvre tout le mois d’août – au « Retour de la politique ». On fait évidemment allusion ici à deux événements : ce qu’on a pris l’habitude de nommer le « mouvement social » de décembre 1995 et la grande mobilisation de l’hiver et du printemps 1997 contre la loi Debré. Deux événements qui n’ont rien de politique a priori si l’on considère la politique comme étant le lieu de la conquête du pouvoir et de son exercice. Certains auteurs choisissent le terme de « police » pour caractériser cette dernière activité qui s’apparente plus à de la gestion de ce qui existe qu’à de la création de nouveaux rapports sociaux. On innove sans cesse, on perfectionne les techniques de gouvernement (ou d’opposition, ce qui, en régime d’alternance démocratique, revient au même), mais on invente peu. Innovation policière – mettons, par exemple, le complexe militaro-humanitaire – contre invention politique – l’insurrection zapatiste –, la typologie est élégante mais présente l’inconvénient d’une certaine confusion. Car il y a bien des politiques policières qui se servent, entre autres, de polices politiques pour arriver à leurs fins, et dans le camp d’en face, il faut bien, aussi, développer des instruments gestionnaires afin de policer les territoires libérés grâce à l’invention politique. Bref, on n’en sort pas. Certes, Jacques Rancière a raison de dénoncer l’ineptie du « tout est politique » des soixante-huitards. Comme il le fait justement remarquer, on peut tout aussi bien le retourner en son contraire, « rien n’est politique ». Mais, à moins de s’en tenir à une définition très précise fondée sur l’étymologie grecque du mot, peut-on vraiment parler de la politique ? La question est venue facilement, presque sans y penser, mais il s’en faut que la réponse suive le même chemin… Car employer le pluriel nous expose à de nouvelles difficultés. Un pluriel très couru, d’ailleurs. On dit : « les politiques des pays industrialisés », ou « les politiques financière, agricole, de santé publique, d’aménagement du territoire », etc, tant et si bien que n’importe quel gérant de supermarché s’imagine conduire une politique commerciale tandis que les heureux propriétaires de la Société du Tour de France mènent, cela va de soi, une remarquable politique de communication. Cette affaire du politique, comme on l’énonce la bouche en cul-de-poule lorsque l’on veut proclamer bien haut son mépris pour la politique des affaires, se révèle enfin assez complexe pour mettre en jeu, au-delà du couple singulier-pluriel, l’antique opposition masculin-féminin. Le français, macho comme il se doit en pays latin, virilise le politique, naturellement noble comme un peuple flatté par ses politiciens, et féminise la politique périodiquement maculée de sang comme les mêmes politiciens flétrissent les excès de la vile populace. Publié dans le dernier numéro du journal Les Périphériques vous parlent, l’article de Cristina Bertelli sur « la mise en jeu de l’ordre du féminin » démontre que cette dernière remarque est plus pertinente qu’il n’y paraît. Elle y évoque les dynamiques de connaissance et de reconnaissance engendrées respectivement par les filiations maternelle et paternelle. « Autant le père symbolise le déjà-là », écrit-elle, « autant la mère symbolise ce qui est à faire. » Le politique est ainsi conservateur du déjà-là reconnu comme tel, tandis que la politique cherche non pas à le renverser, mais autre chose, quelque chose qui n’est pas encore là, quelque chose que nul ne saurait reconnaître puisque c’est encore inconnu. Quelque chose à naître, quelque chose à connaître. On entrevoit peut-être ici un début de solution à notre problème. Après avoir affirmé notre préférence pour la politique, proposons-nous de nous réconcilier au pluriel avec la catégorisation suivante : il y aurait donc des politiques de reconnaissance et des politiques de connaissance. Ainsi, il serait facile de voir que la désormais célèbre « pensée unique » relève d’une politique de reconnaissance à tendance totalitaire, puisqu’elle ne se contente pas d’exiger son dû, mais qu’elle prétend en outre être reconnue comme la seule politique possible, c’est-à-dire qu’elle condamne d’avance toute autre politique, toute politique de connaissance. Le pouvoir actuel s’opposant à tout autre. Ce qui est déjà là niant ce qui pourrait advenir. Le présent contre le devenir. C’est évidemment une utopie morbide, mais c’est bien ce qui se produit sous nos yeux. Ce que la Quinzaine Littéraire nomme « retour de la politique » s’oppose à ce néototalitarisme. Ou plutôt, s’y est opposé. Car les mouvements dont il est question n’apparaissent plus en ce moment. N’ont-ils été que des spasmes, des convulsions éphémères ? Si brève soit-elle, leur existence aura eu le mérite… d’exister, fournissant ainsi la preuve que la réalité n’est pas seulement celle du pouvoir, mais qu’elle est aussi toujours en puissance, dans les reins et les cœurs capables de révolte. D’ailleurs, on peut se demander si une politique de connaissance peut durer plus que l’espace de quelques instants — des instants à l’échelle collective, ce qui est relativement long. La volonté de se perpétuer telle qu’elle s’est fondée en un acte de naissance collectif ne se traduirait-elle pas immédiatement en volonté de reconnaissance, autrement dit en acte(s) de pouvoir ? On a vu beaucoup de révolutions finir ainsi. Et combien d’églises, de partis, de syndicats et autres groupements à visées utopiques ont-ils survécu à leurs idéaux d’origine ? Une histoire vieille comme le monde. Mais une histoire encore bien vivante pourtant, contrairement aux prédictions loufoques d’un Fukuyama. Car, pas plus que la vie, elle ne se laisse arrêter très longtemps. En ce sens, la politique est toujours de retour, quoique jamais la même. Elle surgit là où on ne l’attendait pas, de la forêt lacandone, d’une église occupée par des sans-papiers, d’une gare de triage ou des fax de quelques dizaines de cinéastes. Demain, elle sera ailleurs. Elle continuera à porter sur le monde un regard d’enfant avide de connaissance. Elle bouleversera les points de vue, brouillera les perspectives, déplacera les lignes. En ce sens, elle ne sera jamais de retour, visant toujours au-delà des horizons de connaissance. D’ailleurs, elle bannira « toujours » et « jamais » de son vocabulaire.

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La Sorcière et l’Occident, par Guy Bechtel.

La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers. Plon, 1997

C’est un pavé : 734 pages (table, bibliographie et index compris). Ce format a permis à l’auteur de proposer une compilation très abondante d’informations sur les sorcières et surtout sur les chasses aux sorcières. De ce point de vue, c’est un ouvrage intéressant. Mais cet avantage (du format) est aussi bien un inconvénient, car le désir de tout exposer des tenants et des aboutissants d’un phénomène complexe finit par en empêcher toute prise de vue synthétique. Finalement, la promesse du titre – la sorcière et l’Occident – n’est pas vraiment tenue: tout au plus l’auteur avance-t-il, dans son Avant-propos, que la chasse aux sorcières est probablement le premier événement européen – à quoi l’on pourrait répondre qu’il ne s’agit peut-être pas du premier, si l’on considère que les Croisades, commencées peu après l’an 1000, soit un demi-millénaire auparavant, furent elles aussi un événement fondateur de l’Europe…

Par ailleurs, l’auteur insiste à juste titre sur la dimension « moderne » des persécutions qui atteignirent leur apogée entre 1560 et 1650 : il ne s’agit pas d’un phénomène moyenâgeux, comme on l’a cru et comme on le croit encore souvent, mais bien de l’avènement d’un monde nouveau qui se veut gouverné par la Raison. Les Lumières ne sont pas loin. C’est pourquoi on peut regretter que Guy Bechtel n’ait pas creusé un peu plus dans ce sens : quel est donc ce rapport obscur qui lie rationalité et barbarie, ombres et lumières, civilisation et bûchers ?
Au lieu de cela, l’auteur, après avoir passé en revue les événements, leur contexte, les différentes explications et interprétations qui ont pu en être données par les chercheurs – tout cela de manière assez exhaustive, et c’est l’intérêt de son ouvrage – conclut assez piteusement sur une hypothétique et non moins étrange « nature humaine », s’abritant pour ce faire sous l’autorité d’un Foucault qu’on n’attendait pas là : « Seule consolation dans cet univers où le sang et les larmes font avancer l’humanité: la vitalité de l’espèce humaine. Quel étrange animal que cet homme, dont Michel Foucault déjà soulignait la “nature double”, la complexité de “l’obscure racine”, lieu “d’échange perpétuel entre raison et déraison”; cet être qui dépense des fortunes de temps, de pensée et d’énergie, parfois de technique et de science, pour se blesser, pour s’amputer, se nier, parfois se tuer, toujours se faire le bourreau de lui-même. » Ouf ! Nous voici bien avancés !

Mais revenons sur ce qui fait l’intérêt du livre, soit son côté « factuel ». Tout d’abord, il faut préciser ce que l’on entend par sorcières et sorcellerie : en effet, un certain art du « maléfice » a toujours existé, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Sous ce terme de maléfice (maleficium), on comprenait des pratiques de magie plus ou moins « naturelle », plus ou moins « noire » – le spectre était relativement large, depuis l’art des guérisseurs et guérisseuses connaissant les bienfaits des plantes, jusqu’à celui de jeter des sorts ou de s’en protéger, en passant par les recettes pour rendre amoureux ou, au contraire, impuissant… Rien de très méchant, même si quelques images plus inquiétantes circulaient déjà, depuis l’Antiquité également, de stryges capables de de fendre les airs durant la nuit et susceptibles de métamorphoses plus ou moins effrayantes.
Cependant, au XVe siècle apparaît un nouveau type de maléfice, bien plus redoutable, car il aurait partie liée avec le Diable en personne. Se répand, à travers les premiers ouvrages imprimés, ce que Guy Bechtel nomme le « portrait-robot » de la sorcière « de second type » (le premier type étant celui des « mages » traditionnels déjà évoqués). Selon les théologiens de l’époque, il existe une sorte de secte diabolique internationale qui n’a de cesse de faire triompher les forces du mal contre l’Église romaine, d’une part, la religion réformée, d’autre part. Car les deux ennemis de l’époque sont d’accord sur ce point : il faut exterminer les sorcières. Guy Bechtel insiste à juste titre sur le raidissement dogmatique qui eut lieu à cette époque chez les catholiques et les protestants, et qui se manifesta par un regain d’intolérance vis-à-vis des marginaux des deux camps (en soulignant ce qu’elle a de grossier, on pourrait faire une analogie avec ce qui se passa durant la guerre froide quand, de chaque côté, on éliminait son opposition en l’accusant de frayer avec l’ennemi).
L’autre point important relevé par l’auteur, c’est l’antiféminisme de plus en plus affirmé de l’époque – même si la domination patriarcale ne date pas de ce moment-là, on observe cependant un recul des quelques libertés féminines (en particulier de la capacité juridique des femmes), tandis que l’Église catholique identifie toujours plus la femme et le péché.

La première chasse d’envergure eut lieu… en Suisse, ou plutôt dans les cantons de ce qui devait devenir la Confédération helvétique, ainsi qu’en Dauphiné et Savoie, vers 1480. Mais la plus grande multiplication des bûchers n’intervint qu’environ un siècle plus tard, de 1580 à 1650. Guy Bechtel estime à une centaine de milliers le nombre de procès, et à 50 000 environ le nombre de morts – qui furent surtout des mortes (en gros quatre sur cinq) – brûlé·e·s, vifs, vives ou non, sur les bûchers. Cela se passa à travers toute l’Europe, mais 75% des victimes sont concentrées dans trois régions : l’Allemagne rhénane et du Sud, la Suisse et la Lotharingie (soit la Lorraine, la Franche-Comté et la Bourgogne actuelles).

Le « profil type » de la sorcière, autant qu’on puisse l’établir, est celui d’une vieille femme, veuve ou célibataire, habitant la campagne.

Ce qui est frappant, c’est que lors de tous les procès, les accusés, avant ou après la torture, déclarent à peu près les même choses, souvent dans les mêmes termes – et l’exemple le plus parlant de cette curieuse uniformité est celui du « sabbat » – une réunion nocturne durant laquelle on se livre à des abominations avec le Diable et ses affidés. Il paraît assez évident que les aveux stéréotypés des sorcières proviennent des ouvrages écrits par les théologiens, dont elles ont eu connaissance par les arrêts, lus en public, des procès précédents, par les sermons des curés, par de petites feuilles imprimées qui circulaient dans les campagnes, par les dires des voyageurs et chemineaux, nombreux en ce temps-là, qui rapportaient ce qu’ils avaient vu ou entendu ailleurs.
Comme ne le fait pas remarquer Guy Bechtel, ce « complot international », ce « pacte avec les forces du mal », et ces aveux qui finissent toujours par confirmer ce que l’on savait déjà, ne peuvent pas ne pas évoquer l’antiterrorisme d’aujourd’hui et ses fantasmes.

Au-delà des « causes » et des « explications » de la chasse aux sorcières, il faudrait justement s’intéresser à ses effets : a-t-elle eu, ou non, des conséquences sur les formes de sociabilité, de solidarité, de convivialité de l’époque ? A-t-elle changé quelque chose aux pratiques d’accouchement, d’avortement, de guérison ? Ou alors, a-t-elle seulement accompagné de profonds changements dans ces domaines ? On pressent en tout cas quelque chose de cet ordre, une diabolisation qui ne serait pas limitée aux sorcières, mais qui se serait étendue aux femmes, à une certaine nature encore perçue comme sauvage (non encore « enclose »), aux échanges non-monétaires…
Et, explorant ces effets, on pourrait peut-être éclairer un peu mieux ce que fut la naissance de la modernité – bref, plutôt que de s’interroger sur une mystérieuse nature humaine, tâcher de mieux comprendre ce qui a fait – ou puissamment contribué à faire – l’Occident.

f. h., 28 octobre 2013

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L’après-libéralisme, essai sur un système-monde à réinventer, par Immanuel Wallerstein

Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1999.

(Note rédigée en 1999, et en deux parties : la première est un résumé très bref à l’usage d’une émission de radio, tandis que la seconde développe un peu plus en détail les thèses du livre à l’attention d’une rencontre politique Est-Ouest, en 1999 également.)

I.

Il faut d’abord s’expliquer sur ce que l’on entend ici par « libéralisme ». Car le terme désigne aussi bien une idéologie – au sens de programme politique à long terme – qu’une doctrine et une pratique économiques qui ont fini par se répandre dans le monde entier, au point qu’on peut parler d’économie-monde ou, comme dans le titre de ce livre, de système-monde. Les historiens s’accordent à situer la naissance du capitalisme au XVIe siècle. Deux siècles plus tard, la Révolution française de 1789 en marque la maturité en éliminant les vieilles structures de l’Ancien Régime. S’ouvre alors la période dite « modernité » qui verra l’apparition et le développement des idéologies. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que pour Wallerstein, la Révolution française est le passage d’une Weltanschauung, celle de l’Ancien Régime, à une autre, celle de la modernité. Weltanschauung : vision, regard, appréhension du monde partagée par l’ensemble du corps social : « De ce point de vue, précise l’auteur, une idéologie ne serait nullement une Weltanschauung : elle serait une réponse (parmi d’autres) à l’avènement de cette Weltanschauung qui s’appelle modernité. » En tant qu’idéologie (ou en tant que programme politique), le libéralisme viendrait s’inscrire au centre tandis que les deux autres grands courants de la modernité, le conservatisme et le socialisme occuperaient respectivement sa droite et sa gauche. En réalité, dit Wallerstein, tout cela n’est pas si simple : il se pourrait en fait qu’il n’ait existé depuis 1789 qu’une seule idéologie, le libéralisme, dont les trois citées précédemment n’auraient été que des variantes. Cette hypothèse fait l’objet du premier chapitre du livre. Le second aborde le rapport – souvent nié de manière très… idéologique – entre libéralisme et État-Nation. Il montre comment chacune des trois variantes a contribué à la légitimation des États-Nations et, en conséquence, du système des relations internationales jusqu’au moment où celui-ci est entré en crise avec ce qui est nommé ici la « révolution mondiale de 1968 ». En effet, 1968 voit la naissance d’une contestation radicale des trois variantes, ou, si l’on préfère, du libéralisme lui-même. « La révolution mondiale de 1968 a défait le consensus idéologique, et les vingt années suivantes ont vu s’effilocher la crédibilité du consensus libéral, ce qui s’est soldé par l’effondrement des communismes en 1989. » Ainsi, pour résumer, Wallerstein prend le contre-pied de tous ceux qui, à l’instar de Fukuyama, ont compris la « Chute du Mur » comme la victoire finale du libéralisme et, partant, la « fin de l’Histoire ». Au contraire, pour lui, 1989 est la date de « l’implosion du libéralisme », formule qu’il utilise comme titre de son troisième chapitre, qui commence ainsi : « L’année 1989 est l’année de la soi-disant fin des communismes. Les années 1990-1991 délimitent le cadre chronologique de la soi-disant guerre du Golfe persique. Les deux événements, bien que si intimement liés, sont néanmoins de caractère entièrement distinct. La fin des communismes marque la fin de toute une ère. La guerre du Golfe persique en inaugure une nouvelle. L’une referme, l’autre ouvre. L’une demande une réinterprétation, l’autre une évaluation tout court. L’une relate un récit d’espoirs trompés et d’attentes déçues, l’autre fait surgir l’angoisse de choses qui sont encore à venir. »

On voit par là que Wallerstein, s’il constate l’effondrement du libéralisme, n’en tire pas une vision forcément optimiste de l’avenir. Comme il le dit lui-même, « il n’y a aujourd’hui pas plus de raison pour l’optimisme que pour l’optimisme. Tout reste possible, mais tout demeure incertain. Nous devons […] réviser de fond en comble nos vieilles stratégies. Nos vieilles analyses, de même. Elles portent toutes trop la marque de l’idéologie dominante de l’économie-monde capitaliste. » Et de proposer une nouvelle « utopistique », c’est-à-dire une recherche conséquente menée par les forces antisystémiques qui doivent prendre conscience des difficultés, mais aussi des opportunités offertes par la situation. Wallerstein pense qu’une cinquantaine d’années seront nécessaires avant que n’émerge une nouveau système-monde proche de l’équilibre. D’ici là, le chaos peut entraîner des catastrophes sans précédent, mais aussi se révéler fécond pour les initiatives alternatives. Un livre stimulant, donc, pour toutes celles et ceux qui ne veulent pas se contenter de l’actuel ordre (ou désordre) du monde.

 

II.

1. Système-monde, géoculture et idéologie

Pour Wallerstein, le capitalisme est né au XVIe siècle et il a engendré (ou s’est engendré comme) une « économie-monde » (entendue ainsi car elle fait monde par elle-même, ses réseaux et ses structures façonnent le monde). Cette économie-monde s’est d’abord développée au sein d’un « système-monde » qui datait de bien avant elle. On pourrait d’ailleurs se demander si, à propos de cette époque-là, on ne devrait pas parler de plusieurs systèmes-mondes (celui de la Chine, celui des Incas avant la Conquista, etc.), ce qui en soit, apparaît évidemment un peu problématique. Quoi qu’il en soit, le capitalisme, dès sa naissance, tend à unifier le monde, à le « créer à son image ». « Un système-monde, dit W., comporte toujours une géoculture, bien que cela puisse prendre longtemps pour se mettre en place à l’intérieur d’un système historique donné. J’utilise ici le mot culture dans le sens où il est habituellement employé par les anthropologues, celui d’un ensemble de valeurs et de règles fondamentales, conscientes aussi bien qu’inconscientes, qui gouvernent l’effet de récompense à l’intérieur du système social, érigeant ainsi un dispositif d’illusions qui tend à persuader ses membres de leur intérêt à accepter la légitimité de ce système. » Le renversement de l’ancien système-monde et de sa géoculture (elle même productrice d’une Weltanschauung spécifique, voir ci-dessus) a pris trois siècles : il s’est produit autour de la Révolution française. Cet événement va être suivi par l’apparition d’un nouveau phénomène : les idéologies.

La Révolution entraîne deux bouleversements majeurs : la « normalisation » du changement politique et le transfert de la souveraineté du monarque au peuple. Les idéologies se sont constituées comme des manières de prendre en charge ces deux bouleversements. La première dans l’ordre chronologique fut le conservatisme : « réaction » de ceux qui furent choqués, et même révulsés par cette modernité qui bousculait les traditions. Son programme politique : freiner les changements le plus possible. L’épisode suivant fut la constitution du libéralisme, qui se définit lui-même par opposition au conservatisme, et qui postule la certitude et la vérité de la nouvelle vision du monde, la modernité. Ce fut le projet de garantir que l’histoire suivrait son cours, par le réformisme pensé, continuel, intelligent… Le socialisme arrive en dernier, après 1848. Ne se distinguant guère du libéralisme au départ, il a pour programme d’accélérer ce processus de progrès social que les libéraux veulent seulement « accompagner ». En résumé : face à la modernité, soit limiter les dégâts (conservateurs), soit laisser se faire les choses (libéraux), soit les accélérer quitte à affronter les résistances du passé (socialistes) ; comme le remarque très pertinemment Wallerstein, les trois idéologies se sont constituées contre : le conservatisme, contre la Révolution française et ses conséquences, le libéralisme, contre les conservateurs et, pour finir, le socialisme contre le libéralisme. « L’unité véritable de chaque famille idéologique venait de ce à quoi elle s’opposait. »

2. De 1789 à 1989

Le premier tournant politique majeur intervient avec la révolution mondiale de 1848. C’est un point très important car c’est à ce moment-là que vont se fixer les stratégies politiques des trois grands courants. Les conservateurs comprennent qu’il est impossible de freiner le changement uniquement par la répression. Il faut donc intégrer les « classes dangereuses ». Ce qui sera réalisé par le développement des États-Nations et de leurs corollaires : nationalisme, colonialisme, racisme. Les libéraux, eux, comprennent qu’il faut faire des concessions : le suffrage universel (masculin) et une petite dose de participation aux bénéfices de la production industrielle. Quand aux socialistes, ils comprennent qu’ils n’arriveront pas à de grands résultats en comptant seulement sur les soulèvements populaires spontanés et sur la construction de microsociétés communistes (coopératives, etc.). Il leur faudra passer par la conquête du pouvoir d’État et donc par la construction des partis.

La période suivante est celle du triomphe du libéralisme, avec une conséquence paradoxale qui est la quasi-disparition des partis Libéraux. En contrepartie, les conservateurs (la droite) deviennent des libéraux-conservateurs, tandis que leurs adversaires de gauche, les socialistes, deviennent des libéraux-socialistes. Il y a consensus autour de quelques points essentiels (voir ci-dessus), un consensus qui permettra à la fois les horreurs coloniales et celles de la première guerre mondiale (Unions sacrées). Au sortir de celle-ci, le programme de Wilson d’autodétermination et de Société des Nations n’est rien d’autre qu’une tentative d’étendre le principe de suffrage universel à la société internationale. Il sera suivi plus tard par Roosevelt, puis Truman qui, eux, tenteront d’appliquer le principe de l’État-Providence aux mêmes relations internationales (principe du « développement »). Entre-temps, la Révolution russe a fait long feu, enfermée dans un seul pays ; elle a repris, avec une autre rhétorique, les mêmes principes d’industrialisation, de renforcement de l’État, de politique étrangère que les puissances traditionnelles. Mais, fait déterminant pour la stabilité du système-monde libéral, l’URSS capitalise cependant les espoirs de changements des masses dans le monde entier. La période dite de la guerre froide permettra aux gouvernements des deux camps ennemis de domestiquer leurs oppositions internes. Dans les années 1960, des mouvements soi-disant antisystémiques sont au pouvoir un peu partout sur la planète : mouvements de libération nationale au Tiers-Monde, partis sociaux-démocrates dans les métropoles occidentales, bloc socialiste. Pourtant, l’intégration mondiale qui a paru un moment proche de sa réalisation concrète n’aura finalement pas lieu. C’est la révolution mondiale de 1968 qui marque le début de la fin de la géoculture libérale.

« La véritable raison pour la mise au rancart des œillères idéologiques d’un universalisme trompeur en 1968 se trouve dans un changement de la réalité sociale sous-jacente. » En effet, accompagnant l’expansion illimitée de la logique d’accumulation du capital, des contradictions non pas nouvelles, mais dont des couches toujours plus nombreuses de populations ont pris conscience, sont arrivées à maturité. Primo, l’urbanisation du monde et l’augmentation des communications font que l’on ne peut plus cacher les inégalités économiques et engendrent une pression toujours plus forte pour l’augmentation des salaires et des demandes envers les États de meilleurs niveaux de protection sociale et de garantie de l’emploi. Deuzio, les États sont pris entre ces demandes qui augmentent aussi à cause de l’externalisation des coûts de production par les entreprises (ex : les coûts liés à la santé publique, à la pollution de l’environnement, à la recherche scientifique, etc.) et celles… des entreprises, justement, qui réclament toujours plus de subventions (ou de dégrèvements d’impôts et de suppressions de charge sociales). Tertio, la prise de conscience politique est désormais mondiale : « les disparités au niveau global et au niveau étatique sont distribuées de façon raciale-ethnique-religieuse. D’où il découle qu’une conjugaison de prise de conscience politique et de crises fiscales dans les États va entraîner une lutte massive qui prendra sans doute la forme de guerre civiles, aussi bien au niveau mondial qu’au niveau des États. »

La première expression de la délégitimation des États et de la trinité idéologique libérale eut lieu en 1968. Elle s’est poursuivie et, selon Wallerstein, achevée en 1989 avec la disparition du « socialisme réel ». Ici, on pourrait reprendre la citation de ce conseiller de Gorbatchev qui avait prédit, dès les débuts de la Perestroïka : « Nous allons porter un coup terrible à l’Occident : nous allons le priver d’ennemi. »

3. Et maintenant ?

La question la plus intéressante pour un mouvement comme le Forum Civique Européen est bien sûr celle qui porte sur le présent et l’avenir ; des réponses qui peuvent être envisagées dépendent les hypothèses de recherche et d’action qu’il adoptera.

L’après-libéralisme, tel est le titre choisi par Wallerstein. Est-ce à dire que le système-monde libéral appartient déjà au passé ? Oui, parce qu’il est désormais incapable de fournir des perspectives raisonnables de bonheur et de confiance en l’avenir (en d’autres termes : un horizon de signification) à une immense majorité de l’humanité, et parce que les leurres sur lesquels il pouvait compter pour faire patienter les gens dans une attitude messianique – le bloc communiste, l’émancipation du Tiers-monde, les social-démocraties du Nord – ont désormais soit disparu, soit perdu toute crédibilité. Oui encore parce que les États, instruments majeurs de redistribution et de protection sont en crise un peu partout (voir ci-dessus), sans que des formes étatiques supranationales apparaissent en mesure de les remplacer dans un avenir proche.

Et non, le système-monde libéral n’appartient pas encore au passé parce que les États et leurs capacités de répression existent toujours. Non encore, parce que toutes les illusions produites par deux siècles de libéralisme n’ont pas disparu, par exemple, celle qui consiste à réduire la modernité à son seul aspect technico-scientifique (voir le phénomène Internet et l’idéologie de la communication et des réseaux), et aussi celle qui consiste à identifier l’universel au concept produit par les Lumières, c’est-à-dire par des hommes blancs européens. À cet égard, le retour du « protectorat » (en Bosnie et au Kosovo) comme instrument des relations internationales est très significatif, comme d’ailleurs l’idée de « guerre morale » ou de « guerre humanitaire » qui vient relooker opportunément les vieilles antiennes sur la mission civilisatrice de l’homme blanc en Afrique ou en Cochinchine. Non enfin et surtout, car le marché mondial existe toujours !

Wallerstein pense que la transition vers un nouvel « ordre mondial » risque de durer de vingt-cinq à cinquante ans ; et cela sans que nous ayons aucune garantie de déboucher vers un meilleur état des choses… Nous entamons, dit-il, une nouvelle ère, celle de la désintégration de l’économie-monde capitaliste. Quelles idéologies pourront subsister dans ce contexte ?

« Le héros du libéralisme, l’individu, n’aura vraisemblablement plus de grand rôle à jouer, puisqu’aucun individu isolé ne peut longtemps survivre au milieu d’une structure en pleine désintégration. Notre choix en tant que sujets ne peut plus être que de former des groupements assez importants pour conquérir des espaces de force et de viabilité. Ce n’est donc en rien un accident si le thème de « l’identité groupale » occupe désormais le devant de la scène à un degré auparavant insoupçonné dans le système-monde moderne. Si les sujets sont des groupes, ces groupes sont dans la pratique multiples, pluriels et se chevauchent de manière très complexe. » Mais attention : entre 1789 et 1989, conservateurs et socialistes ont tenté d’imposer la primauté du groupe : ordres et autres groupements traditionnels pour les conservateurs, collectivité (peuple) pour les socialistes. Donc, « il nous faut de notre côté mettre en avant une idéologie (c’est-à-dire un programme politique) basée sur la primauté du groupe en tant qu’acteur. Il ne semble exister que deux idéologies concevables […] : l’une mettra plus probablement en avant la vertu et la légitimité des groupes dans le genre survie du plus fort ». Ici, Wallerstein pense aux « porteurs de discours néoracistes », aussi bien au Nord qu’au Sud, et il craint leurs alliances afin de préserver des « localités forteresses ». Il ne serait peut-être pas inintéressant d’analyser la crise yougoslave de ce point de vue. Mais il existe une idéologie alternative : « Il s’agit de celle qui reconnaît les droits égaux de tous les groupes à participer à un système-monde reconstruit tout en reconnaissant simultanément la non-exclusivité de ces groupes. Il s’agit donc d’un réseau de groupes transversal et maillé de façon complexe. Certains Noirs, mais pas tous les Noirs, sont des femmes. Certains musulmans, mais pas tous les musulmans, sont noirs. Certains intellectuels sont musulmans… et ainsi de suite, ad infinitum. La véritable place pour les groupes au soleil implique qu’il y ait des espaces de liberté à l’intérieur de ces mêmes groupes. Tous les groupes représentent des identités partielles. L’érection de frontières défensives entre les groupes entraîne la création de hiérarchies à l’intérieur de ces groupes. Cependant, bien entendu, sans limite défensive perceptible, aucun groupe ne peut longtemps subsister. »

Wallerstein s’interroge ensuite sur la stratégie à mettre en œuvre : « La formulation définitive d’une stratégie antisystémique claire pour une ère de désintégration nécessitera au moins deux décennies pour s’élaborer », prévient-il d’emblée. « L’un de ses composants essentiels devra assurément être la rupture définitive avec la stratégie ancienne qui visait une transformation sociale grâce à la conquête du pouvoir d’État. […] Une telle rupture avec la pratique du passé implique une attitude de non-coopération radicale avec la prise en charge gestionnaire des difficultés du système. […] L’entraide autocentrée des forces populaires doit être considérée comme une chose nettement distincte de la négociation des réformes à l’intérieur des structures existantes. […] [Les forces antisystémiques] devraient désormais se concentrer sur l’expansion de groupes sociaux réels de toutes sortes, au niveau des communautés de base tout d’abord, puis de leur mouvant rassemblement (constamment reconfiguré) à des niveaux toujours plus élevés, même sous une forme non unifiée. L’erreur fondamentale de ces forces durant l’ère précédente aura été de croire que plus leur structure était unifiée, plus grande allait être son efficacité. […] La base de la solidarité entre cette multiplicité de groupes […] doit devenir toujours plus subtile, plus mouvante et flexible, plus organique. La mouvance des forces antisystémiques doit se développer à des vitesses variées et multiples dans une constante reconfiguration de ses priorités tactiques. »

Tout cela ne sera possible que « si chacun des groupes constitutifs est en lui-même une structure complexe, au fonctionnement interne démocratique. Et cela ne sera possible à son tour que si, au niveau collectif, nous reconnaissons qu’il n’y a aucune priorité stratégique hiérarchisée dans la lutte. […] La bataille pour la transformation ne peut être menée que sur tous les fronts à la fois. »

Wallerstein propose ensuite une idée de tactique qu’il nomme de « surcharge générale du système en prenant ses prétentions et ses revendications au sérieux ». Par exemple, pourquoi ne pas exiger, face à l’immigration Nord-Sud, l’application des principes libéraux, c’est-à-dire l’ouverture des frontières à tous ceux qui veulent venir ? Ce type de revendication est à l’exact opposé d’une tactique qui consisterait à se charger de la gestion des propres difficultés du système, un piège dans lequel sont tombées la plupart des forces antisystémiques durant les dernières décennies.

Enfin, Wallerstein souhaite que ces forces développent leur propre utopistique, « une réflexion prospective et des débats sur les dilemmes réels de l’ordre démocratique et égalitaire qu’elles projettent de construire. […] L’utopistique n’est en rien une affaire de rêveries utopiques mais une anticipation dégrisée et lucide des difficultés à venir et un libre usage de l’imagination pour créer des structures institutionnelles alternatives. On a cru souvent qu’elle serait source de division. Mais si les forces antisystémiques doivent être une mouvance unifiée et complexe, alors des visions alternatives redevenues possibles feront partie de la mise en œuvre du processus. »

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4 livres

Classer, dominer, Christine Delphy, éd. La fabrique, Paris 2008

Le Spectateur émancipé, Jacques Rancière, éd. La fabrique, Paris 2008

Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, Coco Fusco, éd. Les Prairies ordinaires, Paris 2008

Des Images et des bombes, Retort, éd. Les Prairies ordinaires, Paris 2008

Je parle dans les lignes qui suivent de quatre livres parus entre septembre et décembre 2008 aux éditions de la Fabrique: Classer, dominer, par Christine Delphy et Le Spectateur émancipé, par Jacques Rancière, et aux éditions Les Prairies ordinaires: Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, par Coco Fusco et Des Images et des bombes, par Retort (un collectif d’opposants américains). Les deux premiers sont des textes français, tandis que les deux autres sont des traductions de l’anglais américain. D’après ce que je savais de ces textes et de leurs auteurs, j’avais pensé les mettre en rapport par couples – Fusco et Delphy – deux ouvrages féministes, – Rancière et Retort, deux essais qui reviennent sur la question de l’image et du spectacle. En les lisant, j’ai compris que mon idée était quelque peu simpliste. En effet, les problématiques abordées s’entrecroisent et Coco Fusco, par exemple, parle au moins autant de la guerre de l’image et de la communication qui accompagne la guerre menée par les États-Unis d’Amérique « contre le terrorisme » (Irak, Afghanistan, etc.) que du nouveau rôle des femmes dans l’armée américaine. Commençons justement par le Petit manuel de torture… Ce titre est en fait celui d’un guide pratique illustré des techniques « féminines » d’interrogatoire. Il est inspiré par les témoignages recueillis sur les « tactiques sexuelles auxquelles on sait maintenant qu’ont eu recours les femmes-soldats » de l’armée américaine en Irak ou à Guantanamo, entre autres. « Alors même, écrit Coco Fusco, que plusieurs enquêtes récentes sur les abus dans les prisons militaires signalent le recours à l’agression sexuelle au cours d’interrogatoires menés par la Police Militaire, ces techniques ne font l’objet d’aucune description explicite dans les manuels [publiés par l’armée et la CIA depuis les années 60 afin de décrire les techniques autorisées]; et il n’y est fait aucune mention des méthodes propres aux femmes-soldats chargées d’interrogatoire. » Coco Fusco, qui est une performeuse (on peut voir des extraits de ses réalisations sur internet), a décidé de lutter avec ses moyens artistiques contre l’ignorance, pour ne pas dire l’indifférence de ses concitoyens à propos de la guerre en Irak: « L’une des dimensions les plus habiles et les plus effrayantes de la machine de guerre actuelle est l’efficacité de toutes les stratégies mises en œuvre pour nous en maintenir à distance tant physiquement que psychologiquement », écrit-elle dans l’essai qui occupe l’essentiel de son livre: « Extension du domaine de la femme ». Ainsi que le souligne Claire Fontaine (pseudo d’un collectif d’artistes) dans sa préface à l’édition française, il s’agit de ramener la réalité de la guerre au cœur même du confort matériel et moral de « l’arrière ». Une démarche artistique qui avait déjà été celle de Martha Rosler, dont la série de collages Bringing the war home, réalisée entre 1967 et 1972, montrait « des intérieurs bourgeois hantés par des corps de Vietnamiens moribonds ou des soldats aux aguets derrière les rideaux ». L’idée est donc de donner à voir l’obscène auquel notre silence ou notre passivité donnent en quelque sorte le champ libre, afin de provoquer un sursaut des consciences. On lira plus loin ce que dit Jacques Rancière sur cette démarche, puisqu’un de ses textes rassemblés dans Le Spectateur émancipé évoque précisément le travail de Martha Rosler. « Extension du domaine de la femme » se présente comme une lettre ouverte à Virginia Woolf, qui répondit dans Trois Guinées à la question de savoir que pouvaient les femmes pour empêcher la guerre. Or les femmes de ce temps (1935) n’étaient pas directement impliquées dans les opérations militaires. Coco Fusco constate qu’il en va tout autrement aujourd’hui, puisque non seulement les femmes-soldats sont de plus en plus nombreuses, mais encore l’armée les utilise en tant que femmes pour rendre plus « efficaces » les procédures d’interrogatoire. Pourtant, dit-elle, « une partie de moi a longtemps cru que les femmes, puisqu’elles n’y prenaient pas part, n’étaient en rien responsables de ces batailles qui détruisent tant de vies. C’est cette même partie de moi qui se trouve pétrifiée à la vue de celles qui participent aux guerres actuelles en mon nom, et je sens bien que cela m’oblige à revenir sur mes erreurs et mes préjugés passés quant à la féminité et son rapport au pouvoir ». Effectivement, les images de torture de prisonniers irakiens par des femmes-soldats américaines, qui ont fait le tour du monde, auraient dû nous éclairer, si nous ne l’étions pas encore, sur le fait que les genres sont bien des constructions sociales, historiques et idéologiques, et non des données « naturelles »: « […] les femmes, au même titre que les hommes, peuvent très bien participer à des circuits de violence institués », autrement dit, torturer des prisonniers. « Plus l’exercice du pouvoir politique et l’utilisation d’armes en situation de conflit deviennent accessibles aux femmes américaines, plus il est clair que nous n’en faisons pas un usage très différent de celui qu’en font les hommes », écrit encore Coco Fusco. Cette sorte d’égalité ne va pourtant pas dans le sens d’une quelconque émancipation, c’est le moins qu’on puisse dire. Loin de là, les stéréotypes sexistes restent bien présents et utilisés, comble de perversité, par l’armée américaine, et ce à double titre. Premièrement, dans la « sexualisation » des interrogatoires: « Si l’armée doit incorporer des femmes, c’est qu’elle peut aussi mettre à profit leurs atouts ainsi que les mœurs permissives de nos sociétés en matière d’exhibition sexuelle. Le travail d’information sur les autres cultures est lui-même orienté de façon à permettre l’usage de l’identité et de la pratique sexuelles comme techniques punitives. La prétendue liberté sexuelle de la femme américaine devient ainsi une arme permettant de matraquer des prisonniers issus d’une société supposée moins permissive. » Les stéréotypes sont ensuite utilisés une deuxième fois pour banaliser et faire accepter l’usage de la torture. Ce qui, perpétré par des hommes, aurait été difficile à présenter comme autre chose que de la torture, se transforme soudain en quelque chose de beaucoup plus fantasmatique lorsque ses auteurs sont des femmes. Sans parler des tarés qui jouissent devant des images comme celles d’Abou Ghraïb, les médias ont souvent présenté les faits intolérables qui se sont déroulés dans cette prison militaire comme des dérives individuelles pathologiques (sado-masochisme), version d’autant plus crédible, selon eux, que des femmes étaient impliquées… Et puis, comme le souligne Coco Fusco, notre société machiste ne dispose pas du vocabulaire pour parler des femmes impliquées dans la violence institutionnelle, encore moins si cette violence est sexuelle. Si des actes dégradants ou des mauvais traitements sont commis par le « sexe faible », comment appeler cela de la torture? Bien sûr, si l’on demandait leur opinion aux prisonniers soumis à ce genre de traitement, on peut s’imaginer qu’il en irait autrement. Mais cette option n’est pas prévue au programme… La conclusion de Fusco est la suivante: « D’un côté, les femmes américaines continuent à subir le sexisme sous différentes formes, mais d’un autre côté, grâce à leur implication en tant qu’Américaines dans l’exercice du pouvoir mondial, les femmes sont invitées […] à se comporter en agresseurs, en faisant souvent, pour y parvenir, un usage stratégique de leur féminité. » J’ai souligné cette construction en deux « côtés » apparemment contradictoires, car il me semble que c’est là une petite faiblesse théorique de l’auteur. J’y reviendrai en parlant du livre de Christine Delphy, plus rigoureuse sur ce plan-là. Reste que ce Petit manuel est tout de même très utile, ne serait-ce que parce qu’il nous oblige à nous interroger sur « ce que la guerre fait de nous », que nous le voulions ou non.

Le Spectateur émancipé, de Jacques Rancière, est aussi le titre du premier des cinq textes rassemblés dans le recueil éponyme paru aux éditions La fabrique. Il y traite de ce paradoxe du théâtre (et plus généralement des « performances ») qui voudrait en quelque sorte supprimer le spectateur, entendu comme personnage passif, par opposition aux « acteurs » et metteurs en scène qui lui « donnent à voir ». Car, selon les présupposés implicites qui régissent la pensée des spectacles, être spectateur, ce serait, d’une part, renoncer à connaître, en se satisfaisant d’une apparence (produite par toute une machinerie dont le simple pékin n’a évidemment aucune idée), et ce serait également renoncer à agir. Forts de ces présupposés, les réformateurs du théâtre ont voulu combler le fossé entre acteur et spectateur, et ce en suivant deux voies principales: celle de Brecht, qui prône la « distanciation » afin de faire prendre conscience au spectateur, à la fois de sa place au théâtre, mais aussi dans le monde de la lutte des classes, et celle d’Artaud, qui se propose plutôt d’abolir toute distance entre acteur et spectateur, afin d’inclure ce dernier dans le spectacle, dans ce qui se joue. Les deux voies tendent ainsi vers la restauration d’un peuple, d’une classe, d’une communauté perdue parce que séparée d’elle-même. Le « bon » théâtre serait donc celui qui utilise sa réalité « séparée » (de simulacre) afin de la supprimer… Rancière propose une autre voie, qui passe par le réexamen des équivalences tacitement admises entre public et communauté, regard et passivité, extériorité et séparation, médiation et simulacre. Équivalences qui reposent elle-mêmes sur des couples d’oppositions entre collectif et individuel, image et réalité vivante, activité et passivité, possession de soi et aliénation. Ces oppositions, nous dit-il, sont tout autre chose, ici, que de simples oppositions logiques de terme à terme, car elles définissent un partage du sensible, une distribution a priori des capacités et des incapacités. En tant que telles, elles appartiennent à la structure de la domination et de la sujétion. La voie de l’émancipation proposée par Rancière consiste à les remettre en cause, et à remettre en cause la logique abrutissante qu’elles mettent en œuvre, et qui s’appuie essentiellement sur l’idée simpliste d’identité entre la cause et l’effet – si je montre ceci, le spectateur va penser cela. Dans la logique de l’émancipation, il y a toujours un troisième terme entre l’idée, l’intention de l’artiste et la compréhension du spectateur. Ce troisième terme, c’est la performance elle-même, comme on pourrait parler, dans un autre domaine que le rédacteur de cet article connaît mieux, de l’événement de la lecture: chaque lecture d’un même texte est particulière (je pense par exemple à l’expérience commune de la lecture d’un même roman à quelques années d’intervalle – nous avons alors l’impression de ne pas lire le même livre). On voit alors ce que peuvent être les limites d’une performance telle que celle de Coco Fusco. Elle consiste à dire: je vais vous montrer ce que vous ne savez pas voir (la guerre et la torture) et j’espère que cette expérience fera de vous des citoyens actifs contre la guerre. « Il s’agit toujours, écrit Rancière dans le deuxième texte du recueil, « Les Mésaventures de la pensée critique », de montrer au spectateur ce qu’il ne sait pas voir et de lui faire honte de ce qu’il ne veut pas voir. » Aussi respectable que soit la démarche de la performeuse, on peut douter de son efficacité politique. Dans ce deuxième texte, Rancière développe une « critique de la critique » déjà abordée à propos des spectacles: la logique de l’émancipation qu’il y propose s’oppose à l’émancipation conçue comme réappropriation d’un rapport à soi perdu dans un processus de séparation. « C’est cette idée de la séparation et de son abolition qui lie la critique debordienne du spectacle à la critique feuerbachienne de la religion à travers la critique marxiste de l’aliénation. » Rancière revisite donc la théorie du spectacle de Guy Debord. Selon ce dernier, « le spectacle n’est pas l’étalage des images cachant la réalité, écrit Rancière. Il est l’existence de l’activité sociale et de la richesse sociale comme réalité séparée. La situation de ceux qui vivent dans la société du spectacle est alors identique à celle des prisonniers attachés dans la caverne platonicienne. La caverne est le lieu où les images sont prises pour des réalités, l’ignorance pour un savoir et la pauvreté pour une richesse. Et plus les prisonniers s’imaginent capables de construire autrement leur vie individuelle et collective, plus ils s’enlisent dans la servitude de la caverne. » « Dans le monde réellement inversé, dit Debord, le vrai est un moment du faux. » Rancière poursuit: « Ainsi la connaissance de l’inversion appartient-elle elle-même au monde inversé, la connaissance de l’assujettissement du monde au monde de l’assujettissement. C’est pourquoi la critique de l’illusion des images a pu être retournée en critique de l’illusion de réalité, et la critique de la fausse richesse en critique de la fausse pauvreté. » Les analyses comme celle du philosophe Sloterdijk qui nous invitent en conséquence à nous libérer des formes et du contenu de la tradition critique ne le font « qu’au prix de reproduire sa logique. Elle nous dit, une fois de plus, que nous sommes victimes d’une structure globale d’illusion, victimes de notre ignorance et de notre résistance face à un processus global irrésistible de développement des forces productives: le processus de dématérialisation de la richesse […] » Ainsi, « cette critique de la tradition critique emploie toujours ses concepts et procédures. Or, une « réelle critique de la critique » ne saurait se limiter à « un renversement de plus de sa logique. » Ici aussi, Rancière nous propose donc une autre voie émancipatrice, qui passe « notamment par un regard nouveau sur l’histoire de l’image, […] totalement éculée et toujours prête à l’usage, du pauvre crétin d’individu consommateur, submergé par le flot des marchandises et des images et séduit par leurs promesses fallacieuses. » Comme dans le cas des spectacles, cette image est celle d’une certaine distribution des capacités et des incapacités. La critique en acte, soit: la politique, est ce qui remet en cause cette distribution. Cela passe par « des scènes de dissensus, susceptibles de survenir n’importe où, n’importe quand. […] Le dissensus remet en jeu en même temps l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable et le partage de ceux qui sont capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun. » Ainsi, « l’intelligence collective de l’émancipation n’est pas la compréhension d’un processus global d’assujettissement. Elle est la collectivisation des capacités investies dans ces scènes de dissensus. Elle est la mise en œuvre de la capacité de n’importe qui, de la qualité des hommes sans qualités. » C’est moi qui souligne ce qui me paraît être la principale leçon de Rancière. Je n’ai pas ici le loisir de poursuivre la lecture des trois autres textes du recueil, qui ouvrent pourtant des pistes très intéressantes sur les « Paradoxes de l’art politique », « L’image intolérable » et « L’image pensive ». Je ne peux que recommander ce livre à toute personne qui réfléchit sur l’art, le(s) spectacle(s) et la politique.

Avec Des Images et des bombes, du collectif américain Retort (« Riposte »), nous ne nous éloignons guère de notre sujet – la pensée critique face aux nouveaux modes de la domination –, si ce n’est qu’il est traité ici sous un angle plus politique et stratégique que philosophique. Retort se présente comme « un collectif regroupant trente à quarante opposants à l’ordre présent des choses […] basé dans la baie de San Francisco. » Ce livre, disent-ils, est né des manifestations de mars 2003 contre la guerre en Irak. Ces manifestations ont enthousiasmé Retort: « Ce fut en effet un moment historique. Jamais auparavant de telles foules ne s’étaient ainsi réunies, contre la volonté des partis et des États, avec l’objectif d’arrêter une guerre avant qu’elle ne commence. » Retort repérait cependant des faiblesses de ce mouvement. D’abord, l' »oubli » du capitalisme dans les slogans qui dénonçaient une guerre pour le pétrole et la folie des dirigeants. La diabolisation de W. Bush masquait par ailleurs le consensus de l’ensemble de la classe politique américaine contre le terrorisme et Saddam, pour le soutien à Israël et le Patriot Act. Enfin, Retort pointait l’absence totale de Al Qaida dans le discours critique du mouvement: « C’est une chose de se révolter contre l’usage que nos maîtres ont fait de la « menace ». C’en est une autre de ne pas reconnaître la réalité de la menace. » Le livre est donc organisé en chapitres qui reviennent sur ces points de faiblesse de l’expression critique. Le premier s’appelle « L’État, le spectacle et le 11 septembre ». Le règne des images, indispensable dans un premier temps pour « un capitalisme dédié à la surproduction de marchandises » et donc « à la fabrication constante du désir de marchandises », a donné lieu à la fin du siècle dernier à un « mode spécifique de gouvernement ». Ce qui signifie que « l’on ne peut comprendre la situation actuelle de la politique qu’en l’envisageant sous une double perspective: à la fois comme une lutte pure et simple pour la domination matérielle et (prenant une place toujours plus importante dans cette lutte) comme une bataille pour le contrôle des apparences. » Ici, on peut se demander si le phénomène est si nouveau que le dit Retort. On peut aussi, suivant la réflexion de Jacques Rancière, douter de l’efficace du contrôle des apparences. Plus pertinente nous semble la crainte qui fut celle de Guy Debord (on pourrait y ajouter Orwell) d’une « machine à oublier » si sophistiquée qu’elle pourrait finalement soumettre définitivement au pouvoir cette construction qu’est le passé et, ce faisant, plonger le monde dans un éternel présent. Soit: la fin de l’histoire, etc. Le deuxième chapitre est consacré à l’exposé puis à la réfutation – du moins à la problématisation – de la thèse trop simpliste « Sang contre pétrole ». On en retiendra la caractérisation du « nouveau » régime capitaliste mondial comme « neolibéralisme militaire »: « en vérité, avance Retort, l’aventure irakienne représente moins une guerre pour le pétrole qu’une restructuration radicale, punitive et « extra-économique » des conditions nécessaires à l’accroissement des profits – ouvrant la voie à une dépossession et à une accumulation du capital sous l’égide des États-Unis. » Marx était peut-être trop optimiste (ou trop mélancolique? se demande Retort) en pensant que le processus qu’il avait nommé « accumulation primitive » (soit la phase d’accumulation de capital par le pillage, le fer et le feu) était terminée. Retort pense qu’il s’agit d’un processus « inachevé et récurrent, indispensable à la perpétuation de la vie du capitalisme. » « L’Islam révolutionnaire » est l’objet du troisième chapitre. Sa lecture sera très certainement utile à qui ne connaît pas bien l’histoire politique contemporaine du monde musulman, trop souvent occultée par les images fantasmatiques que projettent les médias sur « l’islamisme » et son alter ego (selon eux) le terrorisme. Le résultat immédiat de cette histoire, c’est que « si la « multitude » de Hardt et Negri s’est véritablement constituée, alors pour l’instant sa face la plus visible en tant que force politique n’est autre que la résistance islamique. Partout dans le monde, les musulmans en sont arrivés à croire que la guerre contre le terrorisme est une guerre contre leur religion et contre leur mode de vie. » De cette multitude émerge une avant-garde, dont le nom provisoire est Al-Qaida, qui maîtrise parfaitement les outils de la modernité (Internet…) et a su porter la guerre jusque sur le terrain des apparences – cf. sa victoire du 11 septembre 2001. En somme, nous dit le dernier chapitre (« Modernité et terreur »), Retort voudrait tendre vers « une opposition à la modernité qui n’aurait rien de commun avec celle d’Al-Qaida, tout en reconnaissant ce qui, dans la modernité, provoque sa réaction. » Al-Qaida est d’après Retort le dernier avatar en date des avant-gardes de type léniniste, et c’est précisément avec ce type d’organisation et d’idéologie qu’ont rompu les mouvements qui, ces dernières années, ont réellement lutté dans une perspective d’émancipation. Retort propose enfin quelques pistes de luttes (contre les bases américaines, contre les techniques caractéristiques de la guerre moderne que sont les bombardements…) et termine sur une proposition qui n’est pas nouvelle mais n’en reste pas moins pertinente: il s’agit de lutter contre les « enclosures » (soit les privatisations) qui s’attaquent désormais au plus intime noyau du vivant, terrain sur lequel peuvent se retrouver les résistances du Nord comme du Sud de la planète. Pour finir sur une appréciation générale de l’ouvrage, je dirai qu’il est décevant si on en attend des recettes, des nouvelles extraordinaires de l’opposition américaine, ou une avancée théorique très importante… Il constitue pourtant une précieuse source d’informations et a le mérite de poser quelques questions cruciales pour une opposition qui se veut radicale à « l’ordre des choses ».

Classer, dominer, le livre de Christine Delphy vient utilement éclairer des questions à propos desquelles Coco Fusco, mais aussi Retort nous avaient un peu laissé sur notre faim. En effet, la performeuse butait sur la difficulté à concilier deux images plus ou moins contradictoires de la femme (soldat) américaine: toujours en butte à la discrimination de genre, mais aussi composante de la machine de domination américaine sur le reste du monde. Quant à Retort, en critiquant (à juste titre), la notion d' »avant-garde », il ne s’attardait pas sur ses conditions de possibilité – le contexte idéologique et social vu au ras des pâquerettes, si je puis dire, c’est-à-dire, entre autres, la domination de genre… Féministe matérialiste, Christine Delphy démonte les mécanismes idéologiques et discursifs (dont elle rappelle qu’ils sont aussi des actes matériels), en fait pas si compliqués, à l’œuvre sur différents terrains d’affrontement de notre époque. Son livre est en effet un recueil d’articles et d’interventions sur les questions de la parité, de l' »humanitarisme républicain contre les mouvements homo », de la « guerre infinie » contre le terrorisme, de Guantanamo et de la destruction du droit, de la laïcité et du voile en France ou de l’instrumentalisation de la cause des femmes pour la guerre en Afghanistan. Ce qu’elle cherche à montrer ici, comme elle l’annonce dans une préface aussi solide que limpide titrée « Les Uns derrière les Autres », c’est « un aspect idéologique et discursif […] commun [à trois oppressions – celle des femmes, des homosexuel-le-s et des non-Blancs] et qui est probablement commun à toutes les situations de domination. » Cet aspect commun, c’est d’abord « fabriquer de l’Autre » en lui reprochant des « différences », différences « construites idéologiquement par le fait de constituer une de leurs caractéristiques physiques et de comportement non pas comme l’un des innombrables traits qui font que les individus sont des individus distincts les uns des autres, mais comme un marqueur définissant la frontière entre le supérieur et l’inférieur. Ensuite, constater, déplorer ou fustiger ces différences, selon la position occupée sur l’arc politique de la domination… L’oppression s’exerçant comme une « altérisation » entraîne une altération bien réelle des dominés comme des dominants – ces derniers considérant que si problème il y a, c’est parce que les dominés – les « Autres » – sont trop différents et pas assez « pareils ». On les somme pourtant de le devenir, faute de quoi ils ne devront pas s’étonner de subir diverses discriminations comme ne pas avoir « le droit de – entre autres choses – voter, conduire, obtenir une promotion, avoir un logement décent, un travail correspondant à [leur] qualification, [se] promener sans [sa] carte d’identité ou tard le soir, etc. » Mais comment les Autres pourraient-ils devenir comme les Uns, alors que les Uns se sont constitués en tant que tels dans le même mouvement qui instaurait leur domination, et qu’ils ne continuent d’exister en tant que dominants qu’en opprimant les Autres? Évidemment, cela est dénié en permanence: « les façons de faire et d’être du groupe dominant ne sont pas présentées pour ce qu’elles sont – des façons qu’il ne peut avoir que parce qu’il domine – mais comme la norme, comme l’universel. » Aux Autres, il manquera toujours quelque chose d’essentiel et pourtant si facile à apprendre s’ils voulaient bien devenir « comme Nous »: la parole, la pensée, la capacité de nommer, de classer. Qui définit donc l’Autre? L’Un bien sûr. Mais l’Un ne se dit jamais, il n’apparaît que derrière l’Autre, d’où le titre de cette préface. Les dominés – les Autres – ne sont donc pas capables de parole, d’où l’indignation, ou la commisération, selon les positions politiques, qui accompagnèrent le lancement du manifeste des Indigènes de la République en 2005: « le nombre de réactions agressives et leur provenance, écrit Delphy, souvent de la gauche, de l’extrême gauche et des mouvements antiracistes, m’ont surprise. Je retrouvais, en pire si c’est possible, l’hostilité qui avait accueilli la création du mouvement de libération des femmes. » Autrement dit, pour reprendre les termes de Rancière, les dominé-e-s avaient créé une « scène de dissensus ». Ce faisant, ils s’attaquaient au privilège des dominants, qui est de « nommer les individus, de les rassembler en catégories indépendantes de ce que les intéressés disent ou veulent, de les classer. » Or cette classification est aussi hiérarchisation (« homosexuelle, ce n’est pas une description, c’est le nom d’une catégorie sociale inférieure ») et spécification (« les dominé-e-s le sont soi-disant en raison de leurs caractéristiques spécifiques »): ce qui revient à dire que les dominants détiennent le monopole de l’universel – eux seuls échappent à la spécification, ils sont la norme toujours non-dite. D’où leur fureur lorsque les dominé-e-s se donnent la liberté de les nommer, de les spécifier à leur tour: Blancs, mâles, hétérosexuels… En terminant cette lecture, on voudrait pouvoir la recommander tout particulièrement – et en toute amitié – aux adhérents du tout récemment constitué NPA. Ce passage particulièrement, qui rappelle que le principal argument « de gauche » contre les Indigènes de la république « était le même qu’en 1970 à propos des femmes: Il n’y a pas de question raciale, il n’y a qu’une question, la « question sociale »: l’exploitation capitaliste, dans laquelle se dissolvent et à laquelle se ramènent toutes les oppressions possibles et imaginables. » Le NPA ne semble pas avoir beaucoup avancé sur ce terrain. Et sans faire injure à ses militants, qu’on nous permette tout de même de relever ces récentes déclarations de Sarkozy s’opposant au principe de la discrimination positive car selon lui, la plus importante des discriminations reste la discrimination sociale.

f. h., 11 février 2009.

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