Le ou la politique ?

Article écrit en été 1997 (et destiné à l’origine à une émission de Radio Zinzine réalisée en partenariat avec La Quinzaine littéraire.)

La Quinzaine Littéraire consacre son numéro spécial d’été – qui couvre tout le mois d’août – au « Retour de la politique ». On fait évidemment allusion ici à deux événements : ce qu’on a pris l’habitude de nommer le « mouvement social » de décembre 1995 et la grande mobilisation de l’hiver et du printemps 1997 contre la loi Debré. Deux événements qui n’ont rien de politique a priori si l’on considère la politique comme étant le lieu de la conquête du pouvoir et de son exercice. Certains auteurs choisissent le terme de « police » pour caractériser cette dernière activité qui s’apparente plus à de la gestion de ce qui existe qu’à de la création de nouveaux rapports sociaux. On innove sans cesse, on perfectionne les techniques de gouvernement (ou d’opposition, ce qui, en régime d’alternance démocratique, revient au même), mais on invente peu. Innovation policière – mettons, par exemple, le complexe militaro-humanitaire – contre invention politique – l’insurrection zapatiste –, la typologie est élégante mais présente l’inconvénient d’une certaine confusion. Car il y a bien des politiques policières qui se servent, entre autres, de polices politiques pour arriver à leurs fins, et dans le camp d’en face, il faut bien, aussi, développer des instruments gestionnaires afin de policer les territoires libérés grâce à l’invention politique. Bref, on n’en sort pas. Certes, Jacques Rancière a raison de dénoncer l’ineptie du « tout est politique » des soixante-huitards. Comme il le fait justement remarquer, on peut tout aussi bien le retourner en son contraire, « rien n’est politique ». Mais, à moins de s’en tenir à une définition très précise fondée sur l’étymologie grecque du mot, peut-on vraiment parler de la politique ? La question est venue facilement, presque sans y penser, mais il s’en faut que la réponse suive le même chemin… Car employer le pluriel nous expose à de nouvelles difficultés. Un pluriel très couru, d’ailleurs. On dit : « les politiques des pays industrialisés », ou « les politiques financière, agricole, de santé publique, d’aménagement du territoire », etc, tant et si bien que n’importe quel gérant de supermarché s’imagine conduire une politique commerciale tandis que les heureux propriétaires de la Société du Tour de France mènent, cela va de soi, une remarquable politique de communication. Cette affaire du politique, comme on l’énonce la bouche en cul-de-poule lorsque l’on veut proclamer bien haut son mépris pour la politique des affaires, se révèle enfin assez complexe pour mettre en jeu, au-delà du couple singulier-pluriel, l’antique opposition masculin-féminin. Le français, macho comme il se doit en pays latin, virilise le politique, naturellement noble comme un peuple flatté par ses politiciens, et féminise la politique périodiquement maculée de sang comme les mêmes politiciens flétrissent les excès de la vile populace. Publié dans le dernier numéro du journal Les Périphériques vous parlent, l’article de Cristina Bertelli sur « la mise en jeu de l’ordre du féminin » démontre que cette dernière remarque est plus pertinente qu’il n’y paraît. Elle y évoque les dynamiques de connaissance et de reconnaissance engendrées respectivement par les filiations maternelle et paternelle. « Autant le père symbolise le déjà-là », écrit-elle, « autant la mère symbolise ce qui est à faire. » Le politique est ainsi conservateur du déjà-là reconnu comme tel, tandis que la politique cherche non pas à le renverser, mais autre chose, quelque chose qui n’est pas encore là, quelque chose que nul ne saurait reconnaître puisque c’est encore inconnu. Quelque chose à naître, quelque chose à connaître. On entrevoit peut-être ici un début de solution à notre problème. Après avoir affirmé notre préférence pour la politique, proposons-nous de nous réconcilier au pluriel avec la catégorisation suivante : il y aurait donc des politiques de reconnaissance et des politiques de connaissance. Ainsi, il serait facile de voir que la désormais célèbre « pensée unique » relève d’une politique de reconnaissance à tendance totalitaire, puisqu’elle ne se contente pas d’exiger son dû, mais qu’elle prétend en outre être reconnue comme la seule politique possible, c’est-à-dire qu’elle condamne d’avance toute autre politique, toute politique de connaissance. Le pouvoir actuel s’opposant à tout autre. Ce qui est déjà là niant ce qui pourrait advenir. Le présent contre le devenir. C’est évidemment une utopie morbide, mais c’est bien ce qui se produit sous nos yeux. Ce que la Quinzaine Littéraire nomme « retour de la politique » s’oppose à ce néototalitarisme. Ou plutôt, s’y est opposé. Car les mouvements dont il est question n’apparaissent plus en ce moment. N’ont-ils été que des spasmes, des convulsions éphémères ? Si brève soit-elle, leur existence aura eu le mérite… d’exister, fournissant ainsi la preuve que la réalité n’est pas seulement celle du pouvoir, mais qu’elle est aussi toujours en puissance, dans les reins et les cœurs capables de révolte. D’ailleurs, on peut se demander si une politique de connaissance peut durer plus que l’espace de quelques instants — des instants à l’échelle collective, ce qui est relativement long. La volonté de se perpétuer telle qu’elle s’est fondée en un acte de naissance collectif ne se traduirait-elle pas immédiatement en volonté de reconnaissance, autrement dit en acte(s) de pouvoir ? On a vu beaucoup de révolutions finir ainsi. Et combien d’églises, de partis, de syndicats et autres groupements à visées utopiques ont-ils survécu à leurs idéaux d’origine ? Une histoire vieille comme le monde. Mais une histoire encore bien vivante pourtant, contrairement aux prédictions loufoques d’un Fukuyama. Car, pas plus que la vie, elle ne se laisse arrêter très longtemps. En ce sens, la politique est toujours de retour, quoique jamais la même. Elle surgit là où on ne l’attendait pas, de la forêt lacandone, d’une église occupée par des sans-papiers, d’une gare de triage ou des fax de quelques dizaines de cinéastes. Demain, elle sera ailleurs. Elle continuera à porter sur le monde un regard d’enfant avide de connaissance. Elle bouleversera les points de vue, brouillera les perspectives, déplacera les lignes. En ce sens, elle ne sera jamais de retour, visant toujours au-delà des horizons de connaissance. D’ailleurs, elle bannira « toujours » et « jamais » de son vocabulaire.

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La Sorcière et l’Occident, par Guy Bechtel.

La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers. Plon, 1997

C’est un pavé : 734 pages (table, bibliographie et index compris). Ce format a permis à l’auteur de proposer une compilation très abondante d’informations sur les sorcières et surtout sur les chasses aux sorcières. De ce point de vue, c’est un ouvrage intéressant. Mais cet avantage (du format) est aussi bien un inconvénient, car le désir de tout exposer des tenants et des aboutissants d’un phénomène complexe finit par en empêcher toute prise de vue synthétique. Finalement, la promesse du titre – la sorcière et l’Occident – n’est pas vraiment tenue: tout au plus l’auteur avance-t-il, dans son Avant-propos, que la chasse aux sorcières est probablement le premier événement européen – à quoi l’on pourrait répondre qu’il ne s’agit peut-être pas du premier, si l’on considère que les Croisades, commencées peu après l’an 1000, soit un demi-millénaire auparavant, furent elles aussi un événement fondateur de l’Europe…

Par ailleurs, l’auteur insiste à juste titre sur la dimension « moderne » des persécutions qui atteignirent leur apogée entre 1560 et 1650 : il ne s’agit pas d’un phénomène moyenâgeux, comme on l’a cru et comme on le croit encore souvent, mais bien de l’avènement d’un monde nouveau qui se veut gouverné par la Raison. Les Lumières ne sont pas loin. C’est pourquoi on peut regretter que Guy Bechtel n’ait pas creusé un peu plus dans ce sens : quel est donc ce rapport obscur qui lie rationalité et barbarie, ombres et lumières, civilisation et bûchers ?
Au lieu de cela, l’auteur, après avoir passé en revue les événements, leur contexte, les différentes explications et interprétations qui ont pu en être données par les chercheurs – tout cela de manière assez exhaustive, et c’est l’intérêt de son ouvrage – conclut assez piteusement sur une hypothétique et non moins étrange « nature humaine », s’abritant pour ce faire sous l’autorité d’un Foucault qu’on n’attendait pas là : « Seule consolation dans cet univers où le sang et les larmes font avancer l’humanité: la vitalité de l’espèce humaine. Quel étrange animal que cet homme, dont Michel Foucault déjà soulignait la “nature double”, la complexité de “l’obscure racine”, lieu “d’échange perpétuel entre raison et déraison”; cet être qui dépense des fortunes de temps, de pensée et d’énergie, parfois de technique et de science, pour se blesser, pour s’amputer, se nier, parfois se tuer, toujours se faire le bourreau de lui-même. » Ouf ! Nous voici bien avancés !

Mais revenons sur ce qui fait l’intérêt du livre, soit son côté « factuel ». Tout d’abord, il faut préciser ce que l’on entend par sorcières et sorcellerie : en effet, un certain art du « maléfice » a toujours existé, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Sous ce terme de maléfice (maleficium), on comprenait des pratiques de magie plus ou moins « naturelle », plus ou moins « noire » – le spectre était relativement large, depuis l’art des guérisseurs et guérisseuses connaissant les bienfaits des plantes, jusqu’à celui de jeter des sorts ou de s’en protéger, en passant par les recettes pour rendre amoureux ou, au contraire, impuissant… Rien de très méchant, même si quelques images plus inquiétantes circulaient déjà, depuis l’Antiquité également, de stryges capables de de fendre les airs durant la nuit et susceptibles de métamorphoses plus ou moins effrayantes.
Cependant, au XVe siècle apparaît un nouveau type de maléfice, bien plus redoutable, car il aurait partie liée avec le Diable en personne. Se répand, à travers les premiers ouvrages imprimés, ce que Guy Bechtel nomme le « portrait-robot » de la sorcière « de second type » (le premier type étant celui des « mages » traditionnels déjà évoqués). Selon les théologiens de l’époque, il existe une sorte de secte diabolique internationale qui n’a de cesse de faire triompher les forces du mal contre l’Église romaine, d’une part, la religion réformée, d’autre part. Car les deux ennemis de l’époque sont d’accord sur ce point : il faut exterminer les sorcières. Guy Bechtel insiste à juste titre sur le raidissement dogmatique qui eut lieu à cette époque chez les catholiques et les protestants, et qui se manifesta par un regain d’intolérance vis-à-vis des marginaux des deux camps (en soulignant ce qu’elle a de grossier, on pourrait faire une analogie avec ce qui se passa durant la guerre froide quand, de chaque côté, on éliminait son opposition en l’accusant de frayer avec l’ennemi).
L’autre point important relevé par l’auteur, c’est l’antiféminisme de plus en plus affirmé de l’époque – même si la domination patriarcale ne date pas de ce moment-là, on observe cependant un recul des quelques libertés féminines (en particulier de la capacité juridique des femmes), tandis que l’Église catholique identifie toujours plus la femme et le péché.

La première chasse d’envergure eut lieu… en Suisse, ou plutôt dans les cantons de ce qui devait devenir la Confédération helvétique, ainsi qu’en Dauphiné et Savoie, vers 1480. Mais la plus grande multiplication des bûchers n’intervint qu’environ un siècle plus tard, de 1580 à 1650. Guy Bechtel estime à une centaine de milliers le nombre de procès, et à 50 000 environ le nombre de morts – qui furent surtout des mortes (en gros quatre sur cinq) – brûlé·e·s, vifs, vives ou non, sur les bûchers. Cela se passa à travers toute l’Europe, mais 75% des victimes sont concentrées dans trois régions : l’Allemagne rhénane et du Sud, la Suisse et la Lotharingie (soit la Lorraine, la Franche-Comté et la Bourgogne actuelles).

Le « profil type » de la sorcière, autant qu’on puisse l’établir, est celui d’une vieille femme, veuve ou célibataire, habitant la campagne.

Ce qui est frappant, c’est que lors de tous les procès, les accusés, avant ou après la torture, déclarent à peu près les même choses, souvent dans les mêmes termes – et l’exemple le plus parlant de cette curieuse uniformité est celui du « sabbat » – une réunion nocturne durant laquelle on se livre à des abominations avec le Diable et ses affidés. Il paraît assez évident que les aveux stéréotypés des sorcières proviennent des ouvrages écrits par les théologiens, dont elles ont eu connaissance par les arrêts, lus en public, des procès précédents, par les sermons des curés, par de petites feuilles imprimées qui circulaient dans les campagnes, par les dires des voyageurs et chemineaux, nombreux en ce temps-là, qui rapportaient ce qu’ils avaient vu ou entendu ailleurs.
Comme ne le fait pas remarquer Guy Bechtel, ce « complot international », ce « pacte avec les forces du mal », et ces aveux qui finissent toujours par confirmer ce que l’on savait déjà, ne peuvent pas ne pas évoquer l’antiterrorisme d’aujourd’hui et ses fantasmes.

Au-delà des « causes » et des « explications » de la chasse aux sorcières, il faudrait justement s’intéresser à ses effets : a-t-elle eu, ou non, des conséquences sur les formes de sociabilité, de solidarité, de convivialité de l’époque ? A-t-elle changé quelque chose aux pratiques d’accouchement, d’avortement, de guérison ? Ou alors, a-t-elle seulement accompagné de profonds changements dans ces domaines ? On pressent en tout cas quelque chose de cet ordre, une diabolisation qui ne serait pas limitée aux sorcières, mais qui se serait étendue aux femmes, à une certaine nature encore perçue comme sauvage (non encore « enclose »), aux échanges non-monétaires…
Et, explorant ces effets, on pourrait peut-être éclairer un peu mieux ce que fut la naissance de la modernité – bref, plutôt que de s’interroger sur une mystérieuse nature humaine, tâcher de mieux comprendre ce qui a fait – ou puissamment contribué à faire – l’Occident.

f. h., 28 octobre 2013

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L’après-libéralisme, essai sur un système-monde à réinventer, par Immanuel Wallerstein

Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1999.

(Note rédigée en 1999, et en deux parties : la première est un résumé très bref à l’usage d’une émission de radio, tandis que la seconde développe un peu plus en détail les thèses du livre à l’attention d’une rencontre politique Est-Ouest, en 1999 également.)

I.

Il faut d’abord s’expliquer sur ce que l’on entend ici par « libéralisme ». Car le terme désigne aussi bien une idéologie – au sens de programme politique à long terme – qu’une doctrine et une pratique économiques qui ont fini par se répandre dans le monde entier, au point qu’on peut parler d’économie-monde ou, comme dans le titre de ce livre, de système-monde. Les historiens s’accordent à situer la naissance du capitalisme au XVIe siècle. Deux siècles plus tard, la Révolution française de 1789 en marque la maturité en éliminant les vieilles structures de l’Ancien Régime. S’ouvre alors la période dite « modernité » qui verra l’apparition et le développement des idéologies. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que pour Wallerstein, la Révolution française est le passage d’une Weltanschauung, celle de l’Ancien Régime, à une autre, celle de la modernité. Weltanschauung : vision, regard, appréhension du monde partagée par l’ensemble du corps social : « De ce point de vue, précise l’auteur, une idéologie ne serait nullement une Weltanschauung : elle serait une réponse (parmi d’autres) à l’avènement de cette Weltanschauung qui s’appelle modernité. » En tant qu’idéologie (ou en tant que programme politique), le libéralisme viendrait s’inscrire au centre tandis que les deux autres grands courants de la modernité, le conservatisme et le socialisme occuperaient respectivement sa droite et sa gauche. En réalité, dit Wallerstein, tout cela n’est pas si simple : il se pourrait en fait qu’il n’ait existé depuis 1789 qu’une seule idéologie, le libéralisme, dont les trois citées précédemment n’auraient été que des variantes. Cette hypothèse fait l’objet du premier chapitre du livre. Le second aborde le rapport – souvent nié de manière très… idéologique – entre libéralisme et État-Nation. Il montre comment chacune des trois variantes a contribué à la légitimation des États-Nations et, en conséquence, du système des relations internationales jusqu’au moment où celui-ci est entré en crise avec ce qui est nommé ici la « révolution mondiale de 1968 ». En effet, 1968 voit la naissance d’une contestation radicale des trois variantes, ou, si l’on préfère, du libéralisme lui-même. « La révolution mondiale de 1968 a défait le consensus idéologique, et les vingt années suivantes ont vu s’effilocher la crédibilité du consensus libéral, ce qui s’est soldé par l’effondrement des communismes en 1989. » Ainsi, pour résumer, Wallerstein prend le contre-pied de tous ceux qui, à l’instar de Fukuyama, ont compris la « Chute du Mur » comme la victoire finale du libéralisme et, partant, la « fin de l’Histoire ». Au contraire, pour lui, 1989 est la date de « l’implosion du libéralisme », formule qu’il utilise comme titre de son troisième chapitre, qui commence ainsi : « L’année 1989 est l’année de la soi-disant fin des communismes. Les années 1990-1991 délimitent le cadre chronologique de la soi-disant guerre du Golfe persique. Les deux événements, bien que si intimement liés, sont néanmoins de caractère entièrement distinct. La fin des communismes marque la fin de toute une ère. La guerre du Golfe persique en inaugure une nouvelle. L’une referme, l’autre ouvre. L’une demande une réinterprétation, l’autre une évaluation tout court. L’une relate un récit d’espoirs trompés et d’attentes déçues, l’autre fait surgir l’angoisse de choses qui sont encore à venir. »

On voit par là que Wallerstein, s’il constate l’effondrement du libéralisme, n’en tire pas une vision forcément optimiste de l’avenir. Comme il le dit lui-même, « il n’y a aujourd’hui pas plus de raison pour l’optimisme que pour l’optimisme. Tout reste possible, mais tout demeure incertain. Nous devons […] réviser de fond en comble nos vieilles stratégies. Nos vieilles analyses, de même. Elles portent toutes trop la marque de l’idéologie dominante de l’économie-monde capitaliste. » Et de proposer une nouvelle « utopistique », c’est-à-dire une recherche conséquente menée par les forces antisystémiques qui doivent prendre conscience des difficultés, mais aussi des opportunités offertes par la situation. Wallerstein pense qu’une cinquantaine d’années seront nécessaires avant que n’émerge une nouveau système-monde proche de l’équilibre. D’ici là, le chaos peut entraîner des catastrophes sans précédent, mais aussi se révéler fécond pour les initiatives alternatives. Un livre stimulant, donc, pour toutes celles et ceux qui ne veulent pas se contenter de l’actuel ordre (ou désordre) du monde.

 

II.

1. Système-monde, géoculture et idéologie

Pour Wallerstein, le capitalisme est né au XVIe siècle et il a engendré (ou s’est engendré comme) une « économie-monde » (entendue ainsi car elle fait monde par elle-même, ses réseaux et ses structures façonnent le monde). Cette économie-monde s’est d’abord développée au sein d’un « système-monde » qui datait de bien avant elle. On pourrait d’ailleurs se demander si, à propos de cette époque-là, on ne devrait pas parler de plusieurs systèmes-mondes (celui de la Chine, celui des Incas avant la Conquista, etc.), ce qui en soit, apparaît évidemment un peu problématique. Quoi qu’il en soit, le capitalisme, dès sa naissance, tend à unifier le monde, à le « créer à son image ». « Un système-monde, dit W., comporte toujours une géoculture, bien que cela puisse prendre longtemps pour se mettre en place à l’intérieur d’un système historique donné. J’utilise ici le mot culture dans le sens où il est habituellement employé par les anthropologues, celui d’un ensemble de valeurs et de règles fondamentales, conscientes aussi bien qu’inconscientes, qui gouvernent l’effet de récompense à l’intérieur du système social, érigeant ainsi un dispositif d’illusions qui tend à persuader ses membres de leur intérêt à accepter la légitimité de ce système. » Le renversement de l’ancien système-monde et de sa géoculture (elle même productrice d’une Weltanschauung spécifique, voir ci-dessus) a pris trois siècles : il s’est produit autour de la Révolution française. Cet événement va être suivi par l’apparition d’un nouveau phénomène : les idéologies.

La Révolution entraîne deux bouleversements majeurs : la « normalisation » du changement politique et le transfert de la souveraineté du monarque au peuple. Les idéologies se sont constituées comme des manières de prendre en charge ces deux bouleversements. La première dans l’ordre chronologique fut le conservatisme : « réaction » de ceux qui furent choqués, et même révulsés par cette modernité qui bousculait les traditions. Son programme politique : freiner les changements le plus possible. L’épisode suivant fut la constitution du libéralisme, qui se définit lui-même par opposition au conservatisme, et qui postule la certitude et la vérité de la nouvelle vision du monde, la modernité. Ce fut le projet de garantir que l’histoire suivrait son cours, par le réformisme pensé, continuel, intelligent… Le socialisme arrive en dernier, après 1848. Ne se distinguant guère du libéralisme au départ, il a pour programme d’accélérer ce processus de progrès social que les libéraux veulent seulement « accompagner ». En résumé : face à la modernité, soit limiter les dégâts (conservateurs), soit laisser se faire les choses (libéraux), soit les accélérer quitte à affronter les résistances du passé (socialistes) ; comme le remarque très pertinemment Wallerstein, les trois idéologies se sont constituées contre : le conservatisme, contre la Révolution française et ses conséquences, le libéralisme, contre les conservateurs et, pour finir, le socialisme contre le libéralisme. « L’unité véritable de chaque famille idéologique venait de ce à quoi elle s’opposait. »

2. De 1789 à 1989

Le premier tournant politique majeur intervient avec la révolution mondiale de 1848. C’est un point très important car c’est à ce moment-là que vont se fixer les stratégies politiques des trois grands courants. Les conservateurs comprennent qu’il est impossible de freiner le changement uniquement par la répression. Il faut donc intégrer les « classes dangereuses ». Ce qui sera réalisé par le développement des États-Nations et de leurs corollaires : nationalisme, colonialisme, racisme. Les libéraux, eux, comprennent qu’il faut faire des concessions : le suffrage universel (masculin) et une petite dose de participation aux bénéfices de la production industrielle. Quand aux socialistes, ils comprennent qu’ils n’arriveront pas à de grands résultats en comptant seulement sur les soulèvements populaires spontanés et sur la construction de microsociétés communistes (coopératives, etc.). Il leur faudra passer par la conquête du pouvoir d’État et donc par la construction des partis.

La période suivante est celle du triomphe du libéralisme, avec une conséquence paradoxale qui est la quasi-disparition des partis Libéraux. En contrepartie, les conservateurs (la droite) deviennent des libéraux-conservateurs, tandis que leurs adversaires de gauche, les socialistes, deviennent des libéraux-socialistes. Il y a consensus autour de quelques points essentiels (voir ci-dessus), un consensus qui permettra à la fois les horreurs coloniales et celles de la première guerre mondiale (Unions sacrées). Au sortir de celle-ci, le programme de Wilson d’autodétermination et de Société des Nations n’est rien d’autre qu’une tentative d’étendre le principe de suffrage universel à la société internationale. Il sera suivi plus tard par Roosevelt, puis Truman qui, eux, tenteront d’appliquer le principe de l’État-Providence aux mêmes relations internationales (principe du « développement »). Entre-temps, la Révolution russe a fait long feu, enfermée dans un seul pays ; elle a repris, avec une autre rhétorique, les mêmes principes d’industrialisation, de renforcement de l’État, de politique étrangère que les puissances traditionnelles. Mais, fait déterminant pour la stabilité du système-monde libéral, l’URSS capitalise cependant les espoirs de changements des masses dans le monde entier. La période dite de la guerre froide permettra aux gouvernements des deux camps ennemis de domestiquer leurs oppositions internes. Dans les années 1960, des mouvements soi-disant antisystémiques sont au pouvoir un peu partout sur la planète : mouvements de libération nationale au Tiers-Monde, partis sociaux-démocrates dans les métropoles occidentales, bloc socialiste. Pourtant, l’intégration mondiale qui a paru un moment proche de sa réalisation concrète n’aura finalement pas lieu. C’est la révolution mondiale de 1968 qui marque le début de la fin de la géoculture libérale.

« La véritable raison pour la mise au rancart des œillères idéologiques d’un universalisme trompeur en 1968 se trouve dans un changement de la réalité sociale sous-jacente. » En effet, accompagnant l’expansion illimitée de la logique d’accumulation du capital, des contradictions non pas nouvelles, mais dont des couches toujours plus nombreuses de populations ont pris conscience, sont arrivées à maturité. Primo, l’urbanisation du monde et l’augmentation des communications font que l’on ne peut plus cacher les inégalités économiques et engendrent une pression toujours plus forte pour l’augmentation des salaires et des demandes envers les États de meilleurs niveaux de protection sociale et de garantie de l’emploi. Deuzio, les États sont pris entre ces demandes qui augmentent aussi à cause de l’externalisation des coûts de production par les entreprises (ex : les coûts liés à la santé publique, à la pollution de l’environnement, à la recherche scientifique, etc.) et celles… des entreprises, justement, qui réclament toujours plus de subventions (ou de dégrèvements d’impôts et de suppressions de charge sociales). Tertio, la prise de conscience politique est désormais mondiale : « les disparités au niveau global et au niveau étatique sont distribuées de façon raciale-ethnique-religieuse. D’où il découle qu’une conjugaison de prise de conscience politique et de crises fiscales dans les États va entraîner une lutte massive qui prendra sans doute la forme de guerre civiles, aussi bien au niveau mondial qu’au niveau des États. »

La première expression de la délégitimation des États et de la trinité idéologique libérale eut lieu en 1968. Elle s’est poursuivie et, selon Wallerstein, achevée en 1989 avec la disparition du « socialisme réel ». Ici, on pourrait reprendre la citation de ce conseiller de Gorbatchev qui avait prédit, dès les débuts de la Perestroïka : « Nous allons porter un coup terrible à l’Occident : nous allons le priver d’ennemi. »

3. Et maintenant ?

La question la plus intéressante pour un mouvement comme le Forum Civique Européen est bien sûr celle qui porte sur le présent et l’avenir ; des réponses qui peuvent être envisagées dépendent les hypothèses de recherche et d’action qu’il adoptera.

L’après-libéralisme, tel est le titre choisi par Wallerstein. Est-ce à dire que le système-monde libéral appartient déjà au passé ? Oui, parce qu’il est désormais incapable de fournir des perspectives raisonnables de bonheur et de confiance en l’avenir (en d’autres termes : un horizon de signification) à une immense majorité de l’humanité, et parce que les leurres sur lesquels il pouvait compter pour faire patienter les gens dans une attitude messianique – le bloc communiste, l’émancipation du Tiers-monde, les social-démocraties du Nord – ont désormais soit disparu, soit perdu toute crédibilité. Oui encore parce que les États, instruments majeurs de redistribution et de protection sont en crise un peu partout (voir ci-dessus), sans que des formes étatiques supranationales apparaissent en mesure de les remplacer dans un avenir proche.

Et non, le système-monde libéral n’appartient pas encore au passé parce que les États et leurs capacités de répression existent toujours. Non encore, parce que toutes les illusions produites par deux siècles de libéralisme n’ont pas disparu, par exemple, celle qui consiste à réduire la modernité à son seul aspect technico-scientifique (voir le phénomène Internet et l’idéologie de la communication et des réseaux), et aussi celle qui consiste à identifier l’universel au concept produit par les Lumières, c’est-à-dire par des hommes blancs européens. À cet égard, le retour du « protectorat » (en Bosnie et au Kosovo) comme instrument des relations internationales est très significatif, comme d’ailleurs l’idée de « guerre morale » ou de « guerre humanitaire » qui vient relooker opportunément les vieilles antiennes sur la mission civilisatrice de l’homme blanc en Afrique ou en Cochinchine. Non enfin et surtout, car le marché mondial existe toujours !

Wallerstein pense que la transition vers un nouvel « ordre mondial » risque de durer de vingt-cinq à cinquante ans ; et cela sans que nous ayons aucune garantie de déboucher vers un meilleur état des choses… Nous entamons, dit-il, une nouvelle ère, celle de la désintégration de l’économie-monde capitaliste. Quelles idéologies pourront subsister dans ce contexte ?

« Le héros du libéralisme, l’individu, n’aura vraisemblablement plus de grand rôle à jouer, puisqu’aucun individu isolé ne peut longtemps survivre au milieu d’une structure en pleine désintégration. Notre choix en tant que sujets ne peut plus être que de former des groupements assez importants pour conquérir des espaces de force et de viabilité. Ce n’est donc en rien un accident si le thème de « l’identité groupale » occupe désormais le devant de la scène à un degré auparavant insoupçonné dans le système-monde moderne. Si les sujets sont des groupes, ces groupes sont dans la pratique multiples, pluriels et se chevauchent de manière très complexe. » Mais attention : entre 1789 et 1989, conservateurs et socialistes ont tenté d’imposer la primauté du groupe : ordres et autres groupements traditionnels pour les conservateurs, collectivité (peuple) pour les socialistes. Donc, « il nous faut de notre côté mettre en avant une idéologie (c’est-à-dire un programme politique) basée sur la primauté du groupe en tant qu’acteur. Il ne semble exister que deux idéologies concevables […] : l’une mettra plus probablement en avant la vertu et la légitimité des groupes dans le genre survie du plus fort ». Ici, Wallerstein pense aux « porteurs de discours néoracistes », aussi bien au Nord qu’au Sud, et il craint leurs alliances afin de préserver des « localités forteresses ». Il ne serait peut-être pas inintéressant d’analyser la crise yougoslave de ce point de vue. Mais il existe une idéologie alternative : « Il s’agit de celle qui reconnaît les droits égaux de tous les groupes à participer à un système-monde reconstruit tout en reconnaissant simultanément la non-exclusivité de ces groupes. Il s’agit donc d’un réseau de groupes transversal et maillé de façon complexe. Certains Noirs, mais pas tous les Noirs, sont des femmes. Certains musulmans, mais pas tous les musulmans, sont noirs. Certains intellectuels sont musulmans… et ainsi de suite, ad infinitum. La véritable place pour les groupes au soleil implique qu’il y ait des espaces de liberté à l’intérieur de ces mêmes groupes. Tous les groupes représentent des identités partielles. L’érection de frontières défensives entre les groupes entraîne la création de hiérarchies à l’intérieur de ces groupes. Cependant, bien entendu, sans limite défensive perceptible, aucun groupe ne peut longtemps subsister. »

Wallerstein s’interroge ensuite sur la stratégie à mettre en œuvre : « La formulation définitive d’une stratégie antisystémique claire pour une ère de désintégration nécessitera au moins deux décennies pour s’élaborer », prévient-il d’emblée. « L’un de ses composants essentiels devra assurément être la rupture définitive avec la stratégie ancienne qui visait une transformation sociale grâce à la conquête du pouvoir d’État. […] Une telle rupture avec la pratique du passé implique une attitude de non-coopération radicale avec la prise en charge gestionnaire des difficultés du système. […] L’entraide autocentrée des forces populaires doit être considérée comme une chose nettement distincte de la négociation des réformes à l’intérieur des structures existantes. […] [Les forces antisystémiques] devraient désormais se concentrer sur l’expansion de groupes sociaux réels de toutes sortes, au niveau des communautés de base tout d’abord, puis de leur mouvant rassemblement (constamment reconfiguré) à des niveaux toujours plus élevés, même sous une forme non unifiée. L’erreur fondamentale de ces forces durant l’ère précédente aura été de croire que plus leur structure était unifiée, plus grande allait être son efficacité. […] La base de la solidarité entre cette multiplicité de groupes […] doit devenir toujours plus subtile, plus mouvante et flexible, plus organique. La mouvance des forces antisystémiques doit se développer à des vitesses variées et multiples dans une constante reconfiguration de ses priorités tactiques. »

Tout cela ne sera possible que « si chacun des groupes constitutifs est en lui-même une structure complexe, au fonctionnement interne démocratique. Et cela ne sera possible à son tour que si, au niveau collectif, nous reconnaissons qu’il n’y a aucune priorité stratégique hiérarchisée dans la lutte. […] La bataille pour la transformation ne peut être menée que sur tous les fronts à la fois. »

Wallerstein propose ensuite une idée de tactique qu’il nomme de « surcharge générale du système en prenant ses prétentions et ses revendications au sérieux ». Par exemple, pourquoi ne pas exiger, face à l’immigration Nord-Sud, l’application des principes libéraux, c’est-à-dire l’ouverture des frontières à tous ceux qui veulent venir ? Ce type de revendication est à l’exact opposé d’une tactique qui consisterait à se charger de la gestion des propres difficultés du système, un piège dans lequel sont tombées la plupart des forces antisystémiques durant les dernières décennies.

Enfin, Wallerstein souhaite que ces forces développent leur propre utopistique, « une réflexion prospective et des débats sur les dilemmes réels de l’ordre démocratique et égalitaire qu’elles projettent de construire. […] L’utopistique n’est en rien une affaire de rêveries utopiques mais une anticipation dégrisée et lucide des difficultés à venir et un libre usage de l’imagination pour créer des structures institutionnelles alternatives. On a cru souvent qu’elle serait source de division. Mais si les forces antisystémiques doivent être une mouvance unifiée et complexe, alors des visions alternatives redevenues possibles feront partie de la mise en œuvre du processus. »

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4 livres

Classer, dominer, Christine Delphy, éd. La fabrique, Paris 2008

Le Spectateur émancipé, Jacques Rancière, éd. La fabrique, Paris 2008

Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, Coco Fusco, éd. Les Prairies ordinaires, Paris 2008

Des Images et des bombes, Retort, éd. Les Prairies ordinaires, Paris 2008

Je parle dans les lignes qui suivent de quatre livres parus entre septembre et décembre 2008 aux éditions de la Fabrique: Classer, dominer, par Christine Delphy et Le Spectateur émancipé, par Jacques Rancière, et aux éditions Les Prairies ordinaires: Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, par Coco Fusco et Des Images et des bombes, par Retort (un collectif d’opposants américains). Les deux premiers sont des textes français, tandis que les deux autres sont des traductions de l’anglais américain. D’après ce que je savais de ces textes et de leurs auteurs, j’avais pensé les mettre en rapport par couples – Fusco et Delphy – deux ouvrages féministes, – Rancière et Retort, deux essais qui reviennent sur la question de l’image et du spectacle. En les lisant, j’ai compris que mon idée était quelque peu simpliste. En effet, les problématiques abordées s’entrecroisent et Coco Fusco, par exemple, parle au moins autant de la guerre de l’image et de la communication qui accompagne la guerre menée par les États-Unis d’Amérique « contre le terrorisme » (Irak, Afghanistan, etc.) que du nouveau rôle des femmes dans l’armée américaine. Commençons justement par le Petit manuel de torture… Ce titre est en fait celui d’un guide pratique illustré des techniques « féminines » d’interrogatoire. Il est inspiré par les témoignages recueillis sur les « tactiques sexuelles auxquelles on sait maintenant qu’ont eu recours les femmes-soldats » de l’armée américaine en Irak ou à Guantanamo, entre autres. « Alors même, écrit Coco Fusco, que plusieurs enquêtes récentes sur les abus dans les prisons militaires signalent le recours à l’agression sexuelle au cours d’interrogatoires menés par la Police Militaire, ces techniques ne font l’objet d’aucune description explicite dans les manuels [publiés par l’armée et la CIA depuis les années 60 afin de décrire les techniques autorisées]; et il n’y est fait aucune mention des méthodes propres aux femmes-soldats chargées d’interrogatoire. » Coco Fusco, qui est une performeuse (on peut voir des extraits de ses réalisations sur internet), a décidé de lutter avec ses moyens artistiques contre l’ignorance, pour ne pas dire l’indifférence de ses concitoyens à propos de la guerre en Irak: « L’une des dimensions les plus habiles et les plus effrayantes de la machine de guerre actuelle est l’efficacité de toutes les stratégies mises en œuvre pour nous en maintenir à distance tant physiquement que psychologiquement », écrit-elle dans l’essai qui occupe l’essentiel de son livre: « Extension du domaine de la femme ». Ainsi que le souligne Claire Fontaine (pseudo d’un collectif d’artistes) dans sa préface à l’édition française, il s’agit de ramener la réalité de la guerre au cœur même du confort matériel et moral de « l’arrière ». Une démarche artistique qui avait déjà été celle de Martha Rosler, dont la série de collages Bringing the war home, réalisée entre 1967 et 1972, montrait « des intérieurs bourgeois hantés par des corps de Vietnamiens moribonds ou des soldats aux aguets derrière les rideaux ». L’idée est donc de donner à voir l’obscène auquel notre silence ou notre passivité donnent en quelque sorte le champ libre, afin de provoquer un sursaut des consciences. On lira plus loin ce que dit Jacques Rancière sur cette démarche, puisqu’un de ses textes rassemblés dans Le Spectateur émancipé évoque précisément le travail de Martha Rosler. « Extension du domaine de la femme » se présente comme une lettre ouverte à Virginia Woolf, qui répondit dans Trois Guinées à la question de savoir que pouvaient les femmes pour empêcher la guerre. Or les femmes de ce temps (1935) n’étaient pas directement impliquées dans les opérations militaires. Coco Fusco constate qu’il en va tout autrement aujourd’hui, puisque non seulement les femmes-soldats sont de plus en plus nombreuses, mais encore l’armée les utilise en tant que femmes pour rendre plus « efficaces » les procédures d’interrogatoire. Pourtant, dit-elle, « une partie de moi a longtemps cru que les femmes, puisqu’elles n’y prenaient pas part, n’étaient en rien responsables de ces batailles qui détruisent tant de vies. C’est cette même partie de moi qui se trouve pétrifiée à la vue de celles qui participent aux guerres actuelles en mon nom, et je sens bien que cela m’oblige à revenir sur mes erreurs et mes préjugés passés quant à la féminité et son rapport au pouvoir ». Effectivement, les images de torture de prisonniers irakiens par des femmes-soldats américaines, qui ont fait le tour du monde, auraient dû nous éclairer, si nous ne l’étions pas encore, sur le fait que les genres sont bien des constructions sociales, historiques et idéologiques, et non des données « naturelles »: « […] les femmes, au même titre que les hommes, peuvent très bien participer à des circuits de violence institués », autrement dit, torturer des prisonniers. « Plus l’exercice du pouvoir politique et l’utilisation d’armes en situation de conflit deviennent accessibles aux femmes américaines, plus il est clair que nous n’en faisons pas un usage très différent de celui qu’en font les hommes », écrit encore Coco Fusco. Cette sorte d’égalité ne va pourtant pas dans le sens d’une quelconque émancipation, c’est le moins qu’on puisse dire. Loin de là, les stéréotypes sexistes restent bien présents et utilisés, comble de perversité, par l’armée américaine, et ce à double titre. Premièrement, dans la « sexualisation » des interrogatoires: « Si l’armée doit incorporer des femmes, c’est qu’elle peut aussi mettre à profit leurs atouts ainsi que les mœurs permissives de nos sociétés en matière d’exhibition sexuelle. Le travail d’information sur les autres cultures est lui-même orienté de façon à permettre l’usage de l’identité et de la pratique sexuelles comme techniques punitives. La prétendue liberté sexuelle de la femme américaine devient ainsi une arme permettant de matraquer des prisonniers issus d’une société supposée moins permissive. » Les stéréotypes sont ensuite utilisés une deuxième fois pour banaliser et faire accepter l’usage de la torture. Ce qui, perpétré par des hommes, aurait été difficile à présenter comme autre chose que de la torture, se transforme soudain en quelque chose de beaucoup plus fantasmatique lorsque ses auteurs sont des femmes. Sans parler des tarés qui jouissent devant des images comme celles d’Abou Ghraïb, les médias ont souvent présenté les faits intolérables qui se sont déroulés dans cette prison militaire comme des dérives individuelles pathologiques (sado-masochisme), version d’autant plus crédible, selon eux, que des femmes étaient impliquées… Et puis, comme le souligne Coco Fusco, notre société machiste ne dispose pas du vocabulaire pour parler des femmes impliquées dans la violence institutionnelle, encore moins si cette violence est sexuelle. Si des actes dégradants ou des mauvais traitements sont commis par le « sexe faible », comment appeler cela de la torture? Bien sûr, si l’on demandait leur opinion aux prisonniers soumis à ce genre de traitement, on peut s’imaginer qu’il en irait autrement. Mais cette option n’est pas prévue au programme… La conclusion de Fusco est la suivante: « D’un côté, les femmes américaines continuent à subir le sexisme sous différentes formes, mais d’un autre côté, grâce à leur implication en tant qu’Américaines dans l’exercice du pouvoir mondial, les femmes sont invitées […] à se comporter en agresseurs, en faisant souvent, pour y parvenir, un usage stratégique de leur féminité. » J’ai souligné cette construction en deux « côtés » apparemment contradictoires, car il me semble que c’est là une petite faiblesse théorique de l’auteur. J’y reviendrai en parlant du livre de Christine Delphy, plus rigoureuse sur ce plan-là. Reste que ce Petit manuel est tout de même très utile, ne serait-ce que parce qu’il nous oblige à nous interroger sur « ce que la guerre fait de nous », que nous le voulions ou non.

Le Spectateur émancipé, de Jacques Rancière, est aussi le titre du premier des cinq textes rassemblés dans le recueil éponyme paru aux éditions La fabrique. Il y traite de ce paradoxe du théâtre (et plus généralement des « performances ») qui voudrait en quelque sorte supprimer le spectateur, entendu comme personnage passif, par opposition aux « acteurs » et metteurs en scène qui lui « donnent à voir ». Car, selon les présupposés implicites qui régissent la pensée des spectacles, être spectateur, ce serait, d’une part, renoncer à connaître, en se satisfaisant d’une apparence (produite par toute une machinerie dont le simple pékin n’a évidemment aucune idée), et ce serait également renoncer à agir. Forts de ces présupposés, les réformateurs du théâtre ont voulu combler le fossé entre acteur et spectateur, et ce en suivant deux voies principales: celle de Brecht, qui prône la « distanciation » afin de faire prendre conscience au spectateur, à la fois de sa place au théâtre, mais aussi dans le monde de la lutte des classes, et celle d’Artaud, qui se propose plutôt d’abolir toute distance entre acteur et spectateur, afin d’inclure ce dernier dans le spectacle, dans ce qui se joue. Les deux voies tendent ainsi vers la restauration d’un peuple, d’une classe, d’une communauté perdue parce que séparée d’elle-même. Le « bon » théâtre serait donc celui qui utilise sa réalité « séparée » (de simulacre) afin de la supprimer… Rancière propose une autre voie, qui passe par le réexamen des équivalences tacitement admises entre public et communauté, regard et passivité, extériorité et séparation, médiation et simulacre. Équivalences qui reposent elle-mêmes sur des couples d’oppositions entre collectif et individuel, image et réalité vivante, activité et passivité, possession de soi et aliénation. Ces oppositions, nous dit-il, sont tout autre chose, ici, que de simples oppositions logiques de terme à terme, car elles définissent un partage du sensible, une distribution a priori des capacités et des incapacités. En tant que telles, elles appartiennent à la structure de la domination et de la sujétion. La voie de l’émancipation proposée par Rancière consiste à les remettre en cause, et à remettre en cause la logique abrutissante qu’elles mettent en œuvre, et qui s’appuie essentiellement sur l’idée simpliste d’identité entre la cause et l’effet – si je montre ceci, le spectateur va penser cela. Dans la logique de l’émancipation, il y a toujours un troisième terme entre l’idée, l’intention de l’artiste et la compréhension du spectateur. Ce troisième terme, c’est la performance elle-même, comme on pourrait parler, dans un autre domaine que le rédacteur de cet article connaît mieux, de l’événement de la lecture: chaque lecture d’un même texte est particulière (je pense par exemple à l’expérience commune de la lecture d’un même roman à quelques années d’intervalle – nous avons alors l’impression de ne pas lire le même livre). On voit alors ce que peuvent être les limites d’une performance telle que celle de Coco Fusco. Elle consiste à dire: je vais vous montrer ce que vous ne savez pas voir (la guerre et la torture) et j’espère que cette expérience fera de vous des citoyens actifs contre la guerre. « Il s’agit toujours, écrit Rancière dans le deuxième texte du recueil, « Les Mésaventures de la pensée critique », de montrer au spectateur ce qu’il ne sait pas voir et de lui faire honte de ce qu’il ne veut pas voir. » Aussi respectable que soit la démarche de la performeuse, on peut douter de son efficacité politique. Dans ce deuxième texte, Rancière développe une « critique de la critique » déjà abordée à propos des spectacles: la logique de l’émancipation qu’il y propose s’oppose à l’émancipation conçue comme réappropriation d’un rapport à soi perdu dans un processus de séparation. « C’est cette idée de la séparation et de son abolition qui lie la critique debordienne du spectacle à la critique feuerbachienne de la religion à travers la critique marxiste de l’aliénation. » Rancière revisite donc la théorie du spectacle de Guy Debord. Selon ce dernier, « le spectacle n’est pas l’étalage des images cachant la réalité, écrit Rancière. Il est l’existence de l’activité sociale et de la richesse sociale comme réalité séparée. La situation de ceux qui vivent dans la société du spectacle est alors identique à celle des prisonniers attachés dans la caverne platonicienne. La caverne est le lieu où les images sont prises pour des réalités, l’ignorance pour un savoir et la pauvreté pour une richesse. Et plus les prisonniers s’imaginent capables de construire autrement leur vie individuelle et collective, plus ils s’enlisent dans la servitude de la caverne. » « Dans le monde réellement inversé, dit Debord, le vrai est un moment du faux. » Rancière poursuit: « Ainsi la connaissance de l’inversion appartient-elle elle-même au monde inversé, la connaissance de l’assujettissement du monde au monde de l’assujettissement. C’est pourquoi la critique de l’illusion des images a pu être retournée en critique de l’illusion de réalité, et la critique de la fausse richesse en critique de la fausse pauvreté. » Les analyses comme celle du philosophe Sloterdijk qui nous invitent en conséquence à nous libérer des formes et du contenu de la tradition critique ne le font « qu’au prix de reproduire sa logique. Elle nous dit, une fois de plus, que nous sommes victimes d’une structure globale d’illusion, victimes de notre ignorance et de notre résistance face à un processus global irrésistible de développement des forces productives: le processus de dématérialisation de la richesse […] » Ainsi, « cette critique de la tradition critique emploie toujours ses concepts et procédures. Or, une « réelle critique de la critique » ne saurait se limiter à « un renversement de plus de sa logique. » Ici aussi, Rancière nous propose donc une autre voie émancipatrice, qui passe « notamment par un regard nouveau sur l’histoire de l’image, […] totalement éculée et toujours prête à l’usage, du pauvre crétin d’individu consommateur, submergé par le flot des marchandises et des images et séduit par leurs promesses fallacieuses. » Comme dans le cas des spectacles, cette image est celle d’une certaine distribution des capacités et des incapacités. La critique en acte, soit: la politique, est ce qui remet en cause cette distribution. Cela passe par « des scènes de dissensus, susceptibles de survenir n’importe où, n’importe quand. […] Le dissensus remet en jeu en même temps l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable et le partage de ceux qui sont capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun. » Ainsi, « l’intelligence collective de l’émancipation n’est pas la compréhension d’un processus global d’assujettissement. Elle est la collectivisation des capacités investies dans ces scènes de dissensus. Elle est la mise en œuvre de la capacité de n’importe qui, de la qualité des hommes sans qualités. » C’est moi qui souligne ce qui me paraît être la principale leçon de Rancière. Je n’ai pas ici le loisir de poursuivre la lecture des trois autres textes du recueil, qui ouvrent pourtant des pistes très intéressantes sur les « Paradoxes de l’art politique », « L’image intolérable » et « L’image pensive ». Je ne peux que recommander ce livre à toute personne qui réfléchit sur l’art, le(s) spectacle(s) et la politique.

Avec Des Images et des bombes, du collectif américain Retort (« Riposte »), nous ne nous éloignons guère de notre sujet – la pensée critique face aux nouveaux modes de la domination –, si ce n’est qu’il est traité ici sous un angle plus politique et stratégique que philosophique. Retort se présente comme « un collectif regroupant trente à quarante opposants à l’ordre présent des choses […] basé dans la baie de San Francisco. » Ce livre, disent-ils, est né des manifestations de mars 2003 contre la guerre en Irak. Ces manifestations ont enthousiasmé Retort: « Ce fut en effet un moment historique. Jamais auparavant de telles foules ne s’étaient ainsi réunies, contre la volonté des partis et des États, avec l’objectif d’arrêter une guerre avant qu’elle ne commence. » Retort repérait cependant des faiblesses de ce mouvement. D’abord, l' »oubli » du capitalisme dans les slogans qui dénonçaient une guerre pour le pétrole et la folie des dirigeants. La diabolisation de W. Bush masquait par ailleurs le consensus de l’ensemble de la classe politique américaine contre le terrorisme et Saddam, pour le soutien à Israël et le Patriot Act. Enfin, Retort pointait l’absence totale de Al Qaida dans le discours critique du mouvement: « C’est une chose de se révolter contre l’usage que nos maîtres ont fait de la « menace ». C’en est une autre de ne pas reconnaître la réalité de la menace. » Le livre est donc organisé en chapitres qui reviennent sur ces points de faiblesse de l’expression critique. Le premier s’appelle « L’État, le spectacle et le 11 septembre ». Le règne des images, indispensable dans un premier temps pour « un capitalisme dédié à la surproduction de marchandises » et donc « à la fabrication constante du désir de marchandises », a donné lieu à la fin du siècle dernier à un « mode spécifique de gouvernement ». Ce qui signifie que « l’on ne peut comprendre la situation actuelle de la politique qu’en l’envisageant sous une double perspective: à la fois comme une lutte pure et simple pour la domination matérielle et (prenant une place toujours plus importante dans cette lutte) comme une bataille pour le contrôle des apparences. » Ici, on peut se demander si le phénomène est si nouveau que le dit Retort. On peut aussi, suivant la réflexion de Jacques Rancière, douter de l’efficace du contrôle des apparences. Plus pertinente nous semble la crainte qui fut celle de Guy Debord (on pourrait y ajouter Orwell) d’une « machine à oublier » si sophistiquée qu’elle pourrait finalement soumettre définitivement au pouvoir cette construction qu’est le passé et, ce faisant, plonger le monde dans un éternel présent. Soit: la fin de l’histoire, etc. Le deuxième chapitre est consacré à l’exposé puis à la réfutation – du moins à la problématisation – de la thèse trop simpliste « Sang contre pétrole ». On en retiendra la caractérisation du « nouveau » régime capitaliste mondial comme « neolibéralisme militaire »: « en vérité, avance Retort, l’aventure irakienne représente moins une guerre pour le pétrole qu’une restructuration radicale, punitive et « extra-économique » des conditions nécessaires à l’accroissement des profits – ouvrant la voie à une dépossession et à une accumulation du capital sous l’égide des États-Unis. » Marx était peut-être trop optimiste (ou trop mélancolique? se demande Retort) en pensant que le processus qu’il avait nommé « accumulation primitive » (soit la phase d’accumulation de capital par le pillage, le fer et le feu) était terminée. Retort pense qu’il s’agit d’un processus « inachevé et récurrent, indispensable à la perpétuation de la vie du capitalisme. » « L’Islam révolutionnaire » est l’objet du troisième chapitre. Sa lecture sera très certainement utile à qui ne connaît pas bien l’histoire politique contemporaine du monde musulman, trop souvent occultée par les images fantasmatiques que projettent les médias sur « l’islamisme » et son alter ego (selon eux) le terrorisme. Le résultat immédiat de cette histoire, c’est que « si la « multitude » de Hardt et Negri s’est véritablement constituée, alors pour l’instant sa face la plus visible en tant que force politique n’est autre que la résistance islamique. Partout dans le monde, les musulmans en sont arrivés à croire que la guerre contre le terrorisme est une guerre contre leur religion et contre leur mode de vie. » De cette multitude émerge une avant-garde, dont le nom provisoire est Al-Qaida, qui maîtrise parfaitement les outils de la modernité (Internet…) et a su porter la guerre jusque sur le terrain des apparences – cf. sa victoire du 11 septembre 2001. En somme, nous dit le dernier chapitre (« Modernité et terreur »), Retort voudrait tendre vers « une opposition à la modernité qui n’aurait rien de commun avec celle d’Al-Qaida, tout en reconnaissant ce qui, dans la modernité, provoque sa réaction. » Al-Qaida est d’après Retort le dernier avatar en date des avant-gardes de type léniniste, et c’est précisément avec ce type d’organisation et d’idéologie qu’ont rompu les mouvements qui, ces dernières années, ont réellement lutté dans une perspective d’émancipation. Retort propose enfin quelques pistes de luttes (contre les bases américaines, contre les techniques caractéristiques de la guerre moderne que sont les bombardements…) et termine sur une proposition qui n’est pas nouvelle mais n’en reste pas moins pertinente: il s’agit de lutter contre les « enclosures » (soit les privatisations) qui s’attaquent désormais au plus intime noyau du vivant, terrain sur lequel peuvent se retrouver les résistances du Nord comme du Sud de la planète. Pour finir sur une appréciation générale de l’ouvrage, je dirai qu’il est décevant si on en attend des recettes, des nouvelles extraordinaires de l’opposition américaine, ou une avancée théorique très importante… Il constitue pourtant une précieuse source d’informations et a le mérite de poser quelques questions cruciales pour une opposition qui se veut radicale à « l’ordre des choses ».

Classer, dominer, le livre de Christine Delphy vient utilement éclairer des questions à propos desquelles Coco Fusco, mais aussi Retort nous avaient un peu laissé sur notre faim. En effet, la performeuse butait sur la difficulté à concilier deux images plus ou moins contradictoires de la femme (soldat) américaine: toujours en butte à la discrimination de genre, mais aussi composante de la machine de domination américaine sur le reste du monde. Quant à Retort, en critiquant (à juste titre), la notion d' »avant-garde », il ne s’attardait pas sur ses conditions de possibilité – le contexte idéologique et social vu au ras des pâquerettes, si je puis dire, c’est-à-dire, entre autres, la domination de genre… Féministe matérialiste, Christine Delphy démonte les mécanismes idéologiques et discursifs (dont elle rappelle qu’ils sont aussi des actes matériels), en fait pas si compliqués, à l’œuvre sur différents terrains d’affrontement de notre époque. Son livre est en effet un recueil d’articles et d’interventions sur les questions de la parité, de l' »humanitarisme républicain contre les mouvements homo », de la « guerre infinie » contre le terrorisme, de Guantanamo et de la destruction du droit, de la laïcité et du voile en France ou de l’instrumentalisation de la cause des femmes pour la guerre en Afghanistan. Ce qu’elle cherche à montrer ici, comme elle l’annonce dans une préface aussi solide que limpide titrée « Les Uns derrière les Autres », c’est « un aspect idéologique et discursif […] commun [à trois oppressions – celle des femmes, des homosexuel-le-s et des non-Blancs] et qui est probablement commun à toutes les situations de domination. » Cet aspect commun, c’est d’abord « fabriquer de l’Autre » en lui reprochant des « différences », différences « construites idéologiquement par le fait de constituer une de leurs caractéristiques physiques et de comportement non pas comme l’un des innombrables traits qui font que les individus sont des individus distincts les uns des autres, mais comme un marqueur définissant la frontière entre le supérieur et l’inférieur. Ensuite, constater, déplorer ou fustiger ces différences, selon la position occupée sur l’arc politique de la domination… L’oppression s’exerçant comme une « altérisation » entraîne une altération bien réelle des dominés comme des dominants – ces derniers considérant que si problème il y a, c’est parce que les dominés – les « Autres » – sont trop différents et pas assez « pareils ». On les somme pourtant de le devenir, faute de quoi ils ne devront pas s’étonner de subir diverses discriminations comme ne pas avoir « le droit de – entre autres choses – voter, conduire, obtenir une promotion, avoir un logement décent, un travail correspondant à [leur] qualification, [se] promener sans [sa] carte d’identité ou tard le soir, etc. » Mais comment les Autres pourraient-ils devenir comme les Uns, alors que les Uns se sont constitués en tant que tels dans le même mouvement qui instaurait leur domination, et qu’ils ne continuent d’exister en tant que dominants qu’en opprimant les Autres? Évidemment, cela est dénié en permanence: « les façons de faire et d’être du groupe dominant ne sont pas présentées pour ce qu’elles sont – des façons qu’il ne peut avoir que parce qu’il domine – mais comme la norme, comme l’universel. » Aux Autres, il manquera toujours quelque chose d’essentiel et pourtant si facile à apprendre s’ils voulaient bien devenir « comme Nous »: la parole, la pensée, la capacité de nommer, de classer. Qui définit donc l’Autre? L’Un bien sûr. Mais l’Un ne se dit jamais, il n’apparaît que derrière l’Autre, d’où le titre de cette préface. Les dominés – les Autres – ne sont donc pas capables de parole, d’où l’indignation, ou la commisération, selon les positions politiques, qui accompagnèrent le lancement du manifeste des Indigènes de la République en 2005: « le nombre de réactions agressives et leur provenance, écrit Delphy, souvent de la gauche, de l’extrême gauche et des mouvements antiracistes, m’ont surprise. Je retrouvais, en pire si c’est possible, l’hostilité qui avait accueilli la création du mouvement de libération des femmes. » Autrement dit, pour reprendre les termes de Rancière, les dominé-e-s avaient créé une « scène de dissensus ». Ce faisant, ils s’attaquaient au privilège des dominants, qui est de « nommer les individus, de les rassembler en catégories indépendantes de ce que les intéressés disent ou veulent, de les classer. » Or cette classification est aussi hiérarchisation (« homosexuelle, ce n’est pas une description, c’est le nom d’une catégorie sociale inférieure ») et spécification (« les dominé-e-s le sont soi-disant en raison de leurs caractéristiques spécifiques »): ce qui revient à dire que les dominants détiennent le monopole de l’universel – eux seuls échappent à la spécification, ils sont la norme toujours non-dite. D’où leur fureur lorsque les dominé-e-s se donnent la liberté de les nommer, de les spécifier à leur tour: Blancs, mâles, hétérosexuels… En terminant cette lecture, on voudrait pouvoir la recommander tout particulièrement – et en toute amitié – aux adhérents du tout récemment constitué NPA. Ce passage particulièrement, qui rappelle que le principal argument « de gauche » contre les Indigènes de la république « était le même qu’en 1970 à propos des femmes: Il n’y a pas de question raciale, il n’y a qu’une question, la « question sociale »: l’exploitation capitaliste, dans laquelle se dissolvent et à laquelle se ramènent toutes les oppressions possibles et imaginables. » Le NPA ne semble pas avoir beaucoup avancé sur ce terrain. Et sans faire injure à ses militants, qu’on nous permette tout de même de relever ces récentes déclarations de Sarkozy s’opposant au principe de la discrimination positive car selon lui, la plus importante des discriminations reste la discrimination sociale.

f. h., 11 février 2009.

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L’idéologie et l’utopie, de Paul Ricœur

Le Seuil, collection « La couleur des idées », Paris, 1997

Note rédigée en 1997 : Paul Ricœur, ici évoqué au présent de l’indicatif, est décédé en 2005.

Paul Ricœur est un philosophe français internationalement reconnu. Ceci explique le curieux paradoxe qui veut que ce livre soit en fait une traduction de l’anglais. Il s’agit en effet du recueil d’une série de cours donné par l’auteur dans des universités des États-Unis. Né en 1913, le professeur de philosophie qu’est Paul Ricoeur a déjà une longue carrière derrière lui, et une toute aussi longue série de publications. Qu’on se rassure cependant, point n’est besoin de connaître l’ensemble de son œuvre pour aborder la lecture de L’idéologie et l’utopie. Il ne s’agit pas pour autant d’un texte facile, à lire le soir avant de s’endormir. Il reste cependant accessible. Sa structure, celle d’un recueil de cours, en facilite d’ailleurs l’approche puisque très souvent, l’orateur fait le point de la situation où l’ont amené ses cours précédents et rappelle son plan d’ensemble. Ce qui permet de ne pas se perdre au fil de l’exposé, et même, si on le veut, de s’épargner, comme je l’ai fait, la lecture de certains chapitres par trop fastidieux. Non qu’ils soient mauvais ou plus difficiles que les autres, mais parce qu’ils abordent des questions très pointues, que je qualifierai à la limite de « techniques », et dont j’ai pensé pouvoir me passer sans dommage pour la compréhension de l’ensemble de l’ouvrage. Je pense en particulier aux nombreux chapitres consacrés à Marx puis Althusser, que je n’ai pas cru devoir lire jusqu’au bout. Une fois émise cette réserve, je dois dire que j’ai appris beaucoup de cette lecture sur l’idéologie et l’utopie, et c’est ce que je vais essayer de retranscrire ici.

D’après ce qu’il dit dans sa leçon d’introduction, Paul Ricœur part, entre autres, d’un travail de Karl Mannheim, intellectuel allemand qui publia un livre intitulé : Idéologie et utopie : « Ce livre, auquel je ferai fréquemment référence », dit Ricœur, « a été publié dans sa version originale en 1929. Je crois que Mannheim est la seule personne, au moins jusqu’à un passé récent, à avoir essayé de penser ensemble idéologie et utopie. Il le fit en les considérant toutes deux comme des attitudes déviantes par rapport à la réalité. C’est au sein d’un même décalage, d’une même distorsion par rapport à la réalité effective qu’elles divergent. C’est ce que Mannheim nomma la « non-congruence avec la réalité ». » Mais, comme le fait justement remarquer Ricœur, cette distorsion, ou non-congruence, ne fait-elle pas elle-même partie de la réalité sociale ? « Toutes les figures de la non-congruence doivent être partie prenante de notre appartenance à la société. Il me semble que c’est à tel point vrai que l’imagination sociale est constitutive de la réalité sociale. Ainsi tout se passe comme si l’imagination sociale, ou l’imagination culturelle, opérant à la fois de manière constructrice et de manière destructrice, était à la fois une confirmation et une contestation de la situation présente. »

Ricoeur considère donc que l’idéologie et l’utopie sont deux fonctions quasiment symétriques, comme deux versants d’une même montagne qui est l’imagination sociale. L’idéologie peut elle-même se décomposer en trois fonctionnalités :
1. la distorsion, ou l’idéologie comme « fausse conscience ».C’est la conception de Marx, inventeur de l’idéologie, et qui est étudiée ici en plusieurs chapitres.
2. La légitimation, ou combler le fossé entre les attentes des gouvernés et les prétentions des gouvernants. Ici, c’est Max Weber qui est l’objet de l’étude.
3. L’intégration, ou construire l’imagerie sociale correspondant à un ordre donné existant et contribuer ainsi à répondre au besoin d’identité de toute collectivité. Cette dernière fonctionnalité est étudiée à travers les travaux de Clifford Geertz, anthropologue américain contemporain qui l’a mise en évidence.
En ce sens , on peut dire que l’idéologie est toujours tournée vers le passé. Elle partage avec l’utopie une certaine « non-congruence » avec le présent, qu’elle regarde tournée vers, ou à partir du passé. Elle est un écart d’avec la réalité, le réel. Son pathos est de conforter ce réel, ce qui existe déjà. En ce sens, elle est toujours légitimation du pouvoir. Mais attention cependant : elle demeure indispensable à la construction de l’identité sociale sans laquelle il n’est point de groupe, collectivité, enfin de société possible… Or si l’on admet que l’espèce humaine est caractérisée par la socialité, justement, on comprend facilement que là où il y a des hommes, il y a de l’idéologie.
Ricœur propose trois fonctionnalités de l’utopie, en symétrie inversée, si l’on peut dire, de celles de l’idéologie :
1. la fuite, la fantasmagorie hors de la réalité et impuissante au sens propre du terme.
2. La contestation, ou délégitimation du pouvoir, en transformant par sa seule présence une situation à sens unique en une alternative. Saint-Simon sert d’exemple dans ce cas là, sans oublier toutefois que ses visions utopistes ont fini par être recyclées, en partie du moins, par la Révolution industrielle pour devenir, finalement, partie intégrante de l’idéologie d’une certaine fraction de la bourgeoisie entrepreneuriale.
3. La mise en cause, ou mise en mouvement de l’identité de la collectivité, ce qui est aussi un besoin vital (la seule parfaite identité à soi étant la mort). Là, Ricoeur aborde Fourier, que l’on pourrait appeler le « prince des utopistes », tellement ses projets subversifs s’en prenaient aux bases mêmes de l’ordre établi, remettant en cause toutes les relations en commençant par la famille sacro-sainte et les rapports sexuels.

Au total, un livre très intéressant. Je regrette cependant que l’idéologie, à l’image peut-être de ce qui se passe dans l’histoire réelle, s’y taille la part du lion, trois petits chapitres seulement étant consacrés à l’utopie. Mais au fond, ce n’est pas très grave : rien ne nous interdit de continuer la recherche par nous-mêmes. Et ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre que de nous y inciter.

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Géométrie des passions, de Remo Bodei

Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique.
PUF, Collection « Pratiques théoriques ». Paris 1997.

Article rédigé en 1997

Voici un gros livre de philosophie et de philosophie politique. Une fois de plus, son prix le met malheureusement hors de portée du public auquel il aurait pourtant droit, à mon avis. Car c’est la première chose à dire de cet essai : si la problématique dont il traite n’est pas des plus simples, son style de rédaction, en revanche, reste « clair et distinct », comme ces idées adéquates dont parlait Spinoza, « le seul philosophe intègre », selon Nietzsche, et autour duquel s’articule cette Géométrie des passions. De la collection « Pratiques théoriques » des Presses Universitaires de France, nous connaissions déjà la magistrale leçon de Florence Gauthier sur le Triomphe et [la] mort du droit naturel en Révolution, ainsi que les contributions critiques de Louis Sala-Molins à l’histoire des Lumières, explorées à travers leurs zones d’ombres : Le Code Noir et L’Afrique aux Amériques, deux aspects de l’histoire de l’esclavage. La liste des autres titres publiés nous met l’eau à la bouche. Mais là n’est pas notre propos. Pourquoi donc ce titre apparemment paradoxal qui réunit la géométrie, dont l’idée nous renvoie au domaine de l’esprit qui plane au dessus des contingences, dans l’éther des théories toutes rationnelles, et les passions, que nous associons généralement à la confusion d’états d’âme plus ou moins troubles surgis des zones inexplorées de l’instinct animal ? C’est qu’à force de se résigner à cet antagonisme soi-disant indépassable entre raison et passions, les hommes se retrouvent dans la situation ridicule des hérissons de Schopenhauer : « Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était engagé serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de ça et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la solution supportable. » Ainsi serions-nous condamnés à négocier perpétuellement un compromis boiteux entre la distance glacée nécessaire à la réflexion lucide et l’immédiateté chaleureuse mais aveugle de nos élans vitaux.

Le conflit vient de loin. Qu’on se souvienne par exemple des modèles platoniciens de l’âme et de la cité : l’âme est hiérarchisée du niveau le plus bas, le sensible, jusqu’au plus haut, qui contemple les Idées, avec un grand « I », en passant par le stade intermédiaire de l’intelligible, tandis que la cité idéale de La République devrait être gouvernée par le philosophe-roi, encadrée par des gardiens et habitée par un peuple souvent identifié à un « gros animal ». Si ce projet politique est resté au stade de l’utopie, en revanche, pendant des siècles, s’est imposé l’idéal stoïcien du gouvernement des passions par la volonté, arme éminemment rationnelle. Les religions du Livre et leur Dieu personnel ôtant radicalement toute légitimité possible à une forme quelconque de politique autre que celle du droit divin, le salut ne pouvait être qu’individuel. Ainsi, plus que celui du philosophe, le modèle proposé alors est celui du sage, celui qui, sachant se retirer des plaisirs de ce monde en domestiquant ses appétits, peut atteindre la tranquillité de l’âme. Le livre pivote autour de la pensée de Spinoza. Remo Bodei montre comment elle est à la fois un aboutissement de certaines intuitions stoïciennes – se défaire, par exemple des « passions d’attente » comme la peur et l’espoir, qui diminuent la « puissance d’exister » –, et une rupture avec elles, en ce qu’elles n’avaient jamais remis en cause la partition entre l’âme et le corps, la raison et les passions, une partition dont le modèle le plus achevé va être élaboré par Descartes, avec sa prééminence du cogito. Or, en posant la pensée comme « tombée du ciel », en quelque sorte, et en séparant nettement l’esprit humain et sa propre nature, c’est-à-dire son corps, mais aussi la Nature entière, qu’il a vocation à « posséder et maîtriser », Descartes suppose d’emblée la conscience de soi comme une extériorité, et, comme le dit Spinoza pour le réfuter, l’homme lui-même comme un « empire dans l’empire ».

Spinoza, lui, va élaborer un système dont le grand mérite de Remo Bodei est de nous en faire découvrir les grandes lignes, et encore plus, peut-être, de nous donner envie de le découvrir par nous-mêmes. Je ne pourrai en donner ici qu’un très bref aperçu et ne puis que conseiller à ceux qui voudraient en savoir plus de se reporter directement aux textes originaux, disponibles en format poche chez Gallimard (Folio). Il y a seulement trois passions fondamentales chez l’homme, dont toutes les autres sont dérivées : le désir, la joie et la tristesse. Le désir est l’appétit en tant qu’il est conscient de lui-même. Il est constitutif de l’homme qui, à chaque instant, est poussé par lui vers le futur. À ce titre, on pourrait dire qu’il est à la fois moteur et conscience du devenir. La tristesse et la joie sont des passions à travers lesquelles l’esprit passe vers une plus faible ou une plus grande « puissance d’exister ». Il y a aussi trois genres de connaissance : imaginative, rationnelle et intuitive. Mais Spinoza ne les oppose pas entre elles : nous connaissons par des ordres différents qui correspondent à une puissance d’exister différente, mais nous n’accédons pas à des mondes différents. « Grâce à la puissance intrinsèque d’un désir qui augmente d’autant plus sa propre lucidité qu’il accroît son pouvoir, on passe successivement des idées confuses et mutilées de l’imagination, aux idées générales et abstraites de la raison, et de celles-ci enfin à la clarté et au discernement supérieur de la connaissance intuitive », ce qui ne signifie pas pour autant que les deux genres précédents disparaissent, mais plutôt que nous devenons capables de les comprendre, et, ainsi d’échapper à leur emprise. Ici, en transposant cette progression géométrique de l’ordre individuel à celui du politique, s’ouvre une question formidable : si, ce que nous pouvons comprendre facilement, la connaissance imaginative correspond aux régimes tyranniques ou despotiques de la « servitude volontaire » dénoncée par La Boétie ; si le second genre de connaissance, la rationnelle, correspond à son tour à la démocratie et à son postulat d’égalité en droit, source de généralisation et d’abstraction dans la pensée des rapports sociaux, à quoi pourrait bien correspondre le troisième genre intuitif, celui par lequel on accède à la connaissance « des choses particulières » ? Question toujours ouverte aujourd’hui.

Mais entre temps a eu lieu la Révolution française. Tout change. En effet, les jacobins bouleversent deux fois l’usage de l’antique dualisme raison-passions. En voulant établir le règne de la raison, ils réalisent la transposition dont je parlais tout à l’heure de l’ordre individuel à l’ordre politique. Et pour ce faire, ils réhabilitent les passions, qu’il ne s’agit plus de refouler, mais d’utiliser au service de la Révolution : le couple indissociable de l’espoir et de la peur, déjà largement exploité par l’imagerie du christianisme (paradis-enfer), va se traduire par les thèmes de l’émancipation des peuples et de la Terreur contre les ennemis de la Révolution. Ainsi apparaît une nouvelle figure assez monstrueuse : celle de la raison d’État et de son double, les passions d’État… Au moment où l’individu, ou, si l’on préfère, l’homme doté de droits, fait irruption sur la scène politique, ce même individu se voit dépossédé de l’usage de la raison et des passions, qui appartiennent désormais à la sphère publique. L’âge des masses s’annonce, que d’aucuns appelleront plus tard les « foules solitaires ». Avec la révolution industrielle et l’avènement de la consommation de masse, l’illimitation des désirs de consommer va occulter le désir entendu comme appétit de vivre – une vie à consommer, en quelque sorte… À l’époque de la « mondialisation », qui succède au discrédit des grandes entreprises de transformation collective, il semble, nous dit Remo Bodei, que les individus oscillent entre des « passions d’attente » contradictoires, tournées vers le futur : le bonheur, accomplissement improgrammable et indéterminé de désirs, et l’angoisse, comme peur sans objet précisément identifiable. Une nouvelle version, somme toute de ces « idées mutilées et confuses » dont Spinoza attribuait la responsabilité au premier genre de connaissance, l’imaginative. « L’imagination au pouvoir », clamaient les soixante-huitards ; l’industrie de la communication y pourvoit quotidiennement.

En bref, voilà un travail qui donne à penser autant qu’il nous apprend quand à l’histoire de la pensée. Un peu comme si on nous invitait au voyage tout en nous donnant les moyens de partir. Une bonne raison de lire ce livre… avec passion !

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La Citée divisée, de Nicole Loraux

Ed. Payot, coll. Critique de la Politique, Paris 1997

(Texte rédigé en 1997 en vue d’une émission sur Radio Zinzine – dans les Alpes de haute Provence. Il n’est pas « fini », au sens où il se compose aussi de notes peut-être un peu obscures pour qui n’aurait pas le livre sous les yeux. Aussi tâcherai-je de les développer prochainement – promesse faite le 28 juin 2015, au moment de mettre cette note en ligne. f. h.)

La Cité divisée est sous-titré : « L’oubli dans la mémoire d’Athènes ». Ce qui peut sembler paradoxal à première vue. Mais, à suivre la passionnante enquête de Nicole Loraux, historienne de la Grèce antique, on verra qu’il n’en est rien, bien au contraire, puisqu’elle démonte pour nous minutieusement certains des mécanismes essentiels de la vie civique des Grecs anciens, lesquels utilisaient ce qu’on pourrait appeler une gestion raisonnée de l’oubli comme l’un des outils de production du consensus, ou si l’on préfère, de délimitation du champ politique. Politique : le mot est lâché. On connaît la célèbre citation de Clausewitz sur la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens. De ce point de vue, ce qui fait problème en Grèce antique, ce n’est pas la guerre extérieure, hors les murs de la cité. Celle-là est plutôt source de gloire, y compris pour les victimes, dont la postérité n’aura pas à souffrir l’opprobre que leur aurait immanquablement valu un combat fratricide. Non, la question vraiment difficile, c’est celle qui inverse la logique de Clausewitz, constatant que la politique a bien, quoiqu’elle en dise, quelque chose à voir avec un conflit… un conflit qui pourrait même se révéler constitutif de la politique. Mais un conflit qu’il importe de neutraliser, faute de quoi il pourrait se révéler destructeur de la cité elle-même, ou, plus précisément, d’un certain ordre de la cité…

Je ne peux ici donner qu’un petit aperçu du contenu extrêmement riche de ce livre qui met en œuvre une impressionnante érudition ainsi que les outils d’analyse de l’historien moderne, certes, mais aussi du philologue, de l’anthropologue et du psychanalyste. Précisons également qu’il s’agit d’un travail de longue haleine, puisque les premiers des textes ici rassemblés, remaniés et intégrés en un ensemble tout à fait cohérent datent de 1980. J’ajoute que malgré ce que je viens d’en dire, le livre reste accessible à qui voudra bien se donner la peine d’une lecture attentive. Une seule ombre au tableau : son prix – 235 francs ! –, par trop dissuasif. Dommage, surtout en cette période où l’on parle beaucoup de mémoire en France, à l’occasion du procès Papon. Mais pour revenir à nos moutons, ou plutôt à l’Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ, je vais tâcher au moins de donner ici un résumé du dernier chapitre de Nicole Loraux, où elle ramasse en somme les conclusions de son enquête, en invitant encore une fois les auditeurs intéressés à se reporter au texte lui-même, dont je n’imagine pas qu’ils en sortiront déçus.

En 403, le parti démocrate vient de remporter la victoire contre la sanglante dictature oligarchique dite « des Trente ». « Deux gouvernements de transition, la pugnacité des démocrates et l’intervention active du roi spartiate Pausanias ont abouti à une réconciliation, avec prestation d’un serment d’amnistie : Je n’aurai de ressentiment (littéralement : je ne rappellerai les malheurs) contre aucun des citoyens, sauf les Trente, les Dix et les Onze, non plus même que contre celui d’entre eux qui aura accepté de rendre compte de la charge qu’il exerçait. » Ici, on comprend facilement que ce sont les démocrates qui ont le plus à perdre dans ce serment partagé de « ne pas rappeler les malheurs » – notons au passage l’euphémisme de « malheurs » pour ne pas dire « guerre civile », ou stásis, le mot utilisé par les Grecs pour évoquer le spectre de la division interne. Cependant, le serment sera respecté, et pour cause : l’un des chefs démocrates, Arkhinos, fait mettre à mort un de ses partisans pour avoir proclamé son intention de ne pas s’y tenir… Cette attitude vaudra au dêmos athénien les éloges des historiens et des philosophes (Aristote, par exemple) qui y voient le summum des vertus démocratiques. Ce n’est pas l’avis de Nicole Loraux : « Tout indique que, dans ces dernières années du Ve siècle, c’est un siècle entier de démocratie – celle de Clisthène, d’Ephialte et de Périclès – qui basculait dans le passé. »

Que se passe-t-il en effet ? Non seulement les démocrates ont gagné, mais leurs contemporains ne cessent de rappeler, de célébrer cette victoire, le krátos – la supériorité dans le combat – du peuple, même ceux-là qui précisément, étaient du côté des perdants, c’est-à-dire ceux qui sont restés dans la ville sous la dictature des Trente, alors que les démocrates étaient exilés.

« C’est ainsi, j’en fais donc l’hypothèse, que par un retournement des évidences premières on n’aurait sans cesse rappelé leur victoire aux démocrates que pour mieux leur suggérer qu’ils se devaient de faire oublier qu’ils l’avaient emporté en oubliant, eux, l’étendue du tort qu’ils avaient subi. En l’occurrence, l’administration de la justice étant considérée comme l’une des espèces de la souveraineté, quelle preuve plus manifeste de son krátos le peuple pouvait-il donner que de renoncer à l’exercer en s’interdisant d’instruire tout procès ? Oubli de la victoire contre oubli du ressentiment, donc : en apparence, oubli pour oubli. Mais qui ne voit qu’il était demandé au même camp d’assumer les conséquences de ce double oubli ?

Toujours est-il que le peuple, ainsi crédité du krátos, intériorisa la leçon qui lui était faite avec tant d’insistance. Non seulement il n’usa point de ce krátos pour “s’approprier” la cité, comme le font, parce qu’ils exercent une supériorité de fait, les factieux victorieux, mais, ayant procédé à un partage équitable des droits civiques “avec tous les Athéniens” – entendons : avec les autres Athéniens –, de cette conduite qui leur était suggérée avec tant d’insistance, les démocrates firent un titre de gloire. Un tel comportement était, disait-on, nécessaire pour rassurer les honnêtes gens et donc pour conserver, voire pour “sauver” la démocratie. Et, sans surprise, ce sont les plaidoyers des gens de la ville [de ceux qui étaient restés dans la ville et avaient toléré, voire soutenu la dictature] qui développent le plus volontiers cet argument en forme de discret chantage. »

Ce que nous montre ainsi Nicole Loraux, c’est comment, enterrée sous les fleurs, la démocratie perdit le krátos, autrement dit, comment le peuple se laissa déposséder de son pouvoir, grâce à l’oubli juré des « malheurs ». Mais l’opération ne s’arrête pas là. Une des stratégies d’évitement de ce krátos décidément gênant, promise à un bel avenir puisque reprise elle aussi par Aristote, va consister à « substituer politeía à demokratía, le nom de la “constitution” à celui de la démocratie ». « Peut-être, fait observer Nicole Loraux, sous cette rubrique de l’évitement par substitution, faudrait-il enregistrer la pensée d’un Aristote lorsque, définissant dans la Politique le régime à ses yeux le meilleur, il ne lui donne, malgré toutes les ressemblances que celui-ci présente avec une démocratie, d’autre nom que politeía – comme on parlerait d’un régime intitulé “le régime”. » Dès lors, on ne se réfère plus à tel ou tel type de régime, mais à une entité plus ou moins mythique qui est la cité, la pólis qui va devenir, « pour la suite de l’histoire, un opérateur très efficace dans le processus de neutralisation de demokratía, ou plus exactement : de neutralisation de krátos comme partie intégrante de ce mot ». Le problème que soulève Nicole Loraux dans sa conclusion, c’est que cet interdit de mémoire quand à une période particulière de l’histoire de la cité ne va pas rester sans conséquences sur l’ensemble de cette histoire, ou plutôt sur sa mémoire. Ainsi, refusant de voir en face le nouveau rapport de force créé par la victoire des démocrates, les Athéniens en vinrent aussi, et il ne pouvait guère en être autrement à partir de l’oubli des « malheurs », à considérer ceux-ci comme une parenthèse malheureuse dans la longue histoire de leur cité. Les démocrates n’avaient finalement que « ramené le peuple », ou « rétabli la situation normale »… « Comme si le présent n’était pensable qu’au passé, à condition toutefois que, dans l’évocation qui en est faite, le passé, débarrassé de toute valeur virtuellement subversive, puisse servir de modèle édifiant. […] Je m’interroge donc, poursuit Nicole Loraux : et si barrer la mémoire n’avait d’autre conséquence que de mettre l’accent sur une mémoire hyperbolisée mais figée ? C’est ainsi qu’à partir du Ve siècle, les Athéniens, pour mieux contrôler leur récent passé, ne cessèrent de surveiller le récit de ce passé. »

Voilà qui peut faire songer à certains de nos débats contemporains. Avant de conclure en vous recommandant la lecture de ce livre, je dois répéter que je n’ai donné ici qu’un très bref aperçu des nombreuses idées qui y sont développées, en espérant plus vous mettre l’eau à la bouche que d’en donner une vraie recension, qui excéderait largement le cadre de cette émission.

Notes

Sur la stásis : à la fin des Euménides, Eschyle oppose la guerre étrangère, où l’on gagne du renom, seule bonne parce que seule glorieuse pour la pólis, à ce fléau qu’est la guerre intestine. Or, stásis, de « position », devient « parti », donc groupe séditieux, donc faction opposée à une autre, donc guerre civile en puissance. Le problème, c’est que « lorsque la pensée grecque condamne la stásis, elle doit coûte que coûte en effacer l’origine politique, par exemple en l’assimilant à une maladie, nósos, sinistrement tombée du haut du ciel, pour préserver ce politique consensuel qui serait le politique même ».

Stásis = intérieur de la cité, c’est le domaine des Érynies, qui perpétuent le meurtre en veillant au cycle de la haine et de la vengeance dans la famille ; Pólemos = domaine d’Athéna, c. à d. de la cité en paix avec elle-même, en guerre hors les murs. Les Érynies y sont transformées en Euménides, qui assurent la protection de l’Aréopage, autrement dit du tribunal suprême, donc la vigilance contre le retour éventuel de la division, de la stásis. (Assimilation famille/inceste dans tragédie à cité/stásis dans l’histoire) Voir aussi la lutte entre Poséïdon et Athéna pour la tutelle d’Athènes (Hésiode). Athéna gagne, mais Poséïdon lui pardonne… Les Athéniens iront jusqu’à interdire de calendrier le jour anniversaire de cette bataille (cf. chap. VII).

Repolitiser la cité : critique de l’anthropologie qui analyse la cité des images, en reconnaissant au passage la censure du politique qui y est à l’œuvre… Censure par deux moyens : primo, la sélection : on ne voit pas d’images de bataille, sinon mythologique, pas non plus d’images du méson (le centre, les citoyens sur l’agora). Ainsi l’anthropologie moderne ne fait peut-être que reprendre et prolonger la vision anthropologique, fondée sur l’oubli du politique, que les Grecs anciens avaient eux-mêmes développés…

Aller au-delà du discours que les Grecs tiennent sur eux-mêmes, de la figure « isonomique » du méson et du sacrifice comme partage juste et sans reste, deux figures qui se reflètent trop parfaitement l’une l’autre pour nous apprendre réellement quelque chose… (ref. « tout est politique », ou le contraire…)

La cité des images comme objet « plat », sans perspective ; autre ref., Levi-Strauss et sociétés « froides » ou « chaudes ».

Donc, « réchauffer la cité des anthropologues », en retrouvant la part du conflit sous le masque de l’idéologie « qui est fait de ses silences, non de ce qu’elle dit ». Ex. de mot entouré de silence, krátos. « Penser historiquement la cité des anthropologues, mais surtout penser en anthropologue la cité des historiens. »

L’âme de la cité : « Je fais l’hypothèse que ce qu’il faut oublier ou dénier, c’est que la stásis est conaturelle au politique grec. Oublier le passé, ce serait alors, à l’occasion de chaque amnistie civique, répéter un oubli très ancien : l’oubli de ce temps – si jamais il exista – où, jadis, le conflit réglait la vie en communauté. »

Ex. : réticences à employer le mot demokratía, à cause de krátos, qui évoque la lutte, le conflit. Donc, on ne donne plus à dêmos son sens rassemblant… « Tout plutôt que de reconnaître que, dans la cité, le pouvoir est aux mains d’un groupe, fût-il très majoritaire ». « On peut s’interroger sur le consensus à faire du consensus le lien nécessaire de la politique. » Illustration, l’oubli du meurtre d’Ephialte, pourtant un « grand démocrate »… Cf. p.68 et suivantes, « Les traces du meurtre ». Question : tout régime ne se construit-il pas par une certaine violence fondatrice, qu’il devrait impérativement oublier ensuite afin de pouvoir se présenter comme « naturel » ? Ou : n’importe quel forme de pouvoir, tendant « naturellement » à sa perpétuation, donc à la négation du devenir, devrait, (entre autre) pour y parvenir, nier qu’il est lui-même un produit du devenir, ce qui définirait une certaine manière d’écrire (de dire, de produire) l’histoire…

Analogie cité-individu, donc cité sujet avec une âme,… et des « passions », à discipliner par le krátos de la Raison (Platon). Voir Remo Bodei, Géométrie des passions.

Le lien de la division : ici, il faut s’habituer à rompre avec les habitudes simplistes de la dialectique, ou du dualisme primaire, c’est à dire les oppositions antithétiques. On parlera plutôt d’ambivalence, à l’image d’Eris, déesse de la nuit, et de ses enfants, Oubli et Serment. Eris représente à la fois les puissances maléfiques et un principe indispensable à la vie de la cité (peut-être à la vie tout court ? Question du mal : on ne peut pas l’évacuer impunément, car à le faire, on se prive de toute perception intelligible de la vie en commun, sauf à le reporter sur l’Autre, donc phénomène racisme, par ex.)

Lier/délier : d’où la pratique fréquente de la double négation, afin de ne pas nommer le mal – délier ce qui délie… Mais on peut y voir aussi l’exigence de rompre un lien afin de pouvoir en nouer un autre… Implicitement, cela voudrait dire que le conflit, lui aussi est une forme de lien… Voir plus loin dans le même chapitre, d’abord la loi de Solon sur la prise de parti obligatoire, qui rappelle le droit archaïque où le simple témoin d’un crime est lui-même considéré coupable au même titre que le criminel, et ensuite « l’ajointement » réalisé par Arès (soit le lien du combat): en « déséquilibrant l’affrontement par la ruse, Ulysse aurait remporté la victoire, mais est-ce que cela même ne pourrait être considéré comme une faute grave qui serait à l’origine de l’Odyssée à lui imposée par les Dieux courroucés ? »

Ajointement comme maintien d’une tension plutôt que confusion totale.

Héraclite : « Même le kukéon [mélange d’eau et de farine d’orge] se décompose si on ne l’agite pas ». Nécessité du mouvement pour unir, ou du moins mélanger, les parties adverses de la stásis, le mouvement (ou l’agitation, ou le conflit) que certains nomment justement … la stásis ! À l’évidence, ce sont ceux qui veulent conserver un certain état des choses, un certain ordre de la cité, et dont la tendance est toujours et partout de vouloir faire passer cet état des choses, cet ordre, pour la cité elle-même, pour sa « nature », ou même pour la nature (cf. les néolibéraux comme derniers avatars).

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Extrait de La Belle France, de Georges Darien

Georges Darien (1862-1921) est aujourd’hui méconnu. On se souvient à la rigueur de ses écrits antimilitaristes – Biribi, avant tout, qui désigne le bagne militaire de Gafsa, en Tunisie, et où il passa trois ans pour cause d’indiscipline –, mais ses autres écrits sont un peu trop oubliés. L’éditeur d’utilité publique que fut Jean-Jacques Pauvert avait réédité plusieurs de ses ouvrages, dont La Belle France (l’édition originale est de 1901), pamphlet au vitriol d’un auteur qui, de son vivant déjà, fut marginalisé par une « république des lettres » trop respectueuse des pouvoirs établis (et soucieuse de remplir sa gamelle) pour tolérer pareil trublion. Extrait :

Les Français, en général, sont fort satisfaits de leur état actuel, et le croient digne d’envie. Quelque chose, un sentiment secret, les avertit sourdement de leur impuissance ; mais, malgré tout, ils sont convaincus qu’ils dirigent le monde ; au moins moralement. À part de rares exceptions, ils ne s’intéressent à rien en dehors du cercle restreint de leurs préoccupations routinières ; leur horizon intellectuel est limité par l’Ambigu, le Vaudeville [deux théâtres de l’époque], le Sacré-Cœur et la Bourse. Ils s’imaginent ingénument que l’univers est circonscrit par les mêmes bornes. Paris étant, comme ils disent, le cœur et le cerveau de la France, ils en concluent qu’il doit être, nécessairement, le cœur et le cerveau du monde — la Ville-Lumière. — On les étonnerait démesurément en leur disant que cette lumière pourrait être mise pendant fort longtemps sous le boisseau sans que le globe en souffrît, et même s’en aperçût ; on les surprendrait davantage encore en leur apprenant qu’au point de vue de l’étroitesse d’esprit, du bourgeoisisme, du culte du lieu-commun et de la médiocrité, aucune grande ville étrangère ne pourrait lutter avec Paris. On les scandaliserait en leur prouvant — ce que j’ai l’intention de faire ici — que presque toutes leurs opinions sur eux-mêmes sont absolument injustifiées, et que la place qu’ils assignent à leur pays n’est point du tout celle qui lui revient en réalité.

Pour eux, en effet, s’il est une chose qu’on ne peut mettre en doute, c’est que la France est le foyer du progrès, le pivot du monde intellectuel ; qu’elle occupe, à la tête des nations, une situation privilégiée que rien, absolument, ne peut entamer. Ni les vexations de toute nature, indignes d’un peuple libre, qu’il subissent à l’intérieur avec leur plus gracieux sourire, ni les camouflets de toute espèce qu’ils reçoivent sans interruption à l’extérieur, et qu’ils collectionnent religieusement, ne réussissent à les détromper. Sur d’autres sujets leurs opinions varient…

Et varient-elles ? On peut dire qu’au fond ils sont unanimes, ou peu s’en faut, dans la compréhension des choses. La diversité des convictions n’existe qu’à la surface, les dissensions sont factices. Sur ce qu’ils appellent les principes fondamentaux de leur état politique et social, ils sont tous d’accord, et d’un parti à l’autre il est impossible de découvrir de différence réelle. Écartez les mots, balayez les phrases, ne tenez compte que des faits ; et vous vous apercevrez qu’il y a entente parfaite entre les diverses fractions du corps politique, du corps électoral français. Tous les partis, tous les groupes que créa l’ambition des politiciens, bien plus que la force des circonstances, ont tour à tour exercé le pouvoir. Par quels actes peuvent-ils se différencier les uns des autres ? On pourrait en citer deux ou trois. Le gouvernement de l’Ordre moral, après le 16 mai 1877, le gouvernement de Jules Ferry, en 1881, signèrent des décrets et firent voter des lois d’un caractère bien tranché — mais qui, justement pour cette raison, restèrent lettres mortes. — La seule politique que veuille la France, c’est une politique incolore, insipide, flasque ; elle est prête à payer n’importe quoi pour avoir cette politique-là ; et elle paye, et elle l’a. Moyennant quoi, elle peut dormir et, entre deux sommeils, se trémousser quelque peu afin de donner aux autres et surtout à elle-même l’illusion d’une agitation féconde.

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Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman

Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman

Traduit de l’anglais par Paule Guivarch. La Fabrique éditions, 2002 [1989]

Voici un livre qui ne date pas d’hier, puisque l’édition originale anglaise est de 1989, et la traduction française de 2002. Il me semble cependant utile d’y revenir, parce que le problème abordé par son auteur n’est pas, loin s’en faut, résolu à ce jour (j’écris ceci fin mai 2015). Zygmunt Bauman expose ainsi le projet de son livre dans sa Préface :

« […] l’holocauste ne fut pas simplement un problème juif et pas un événement dans la seule histoire juive. L’holocauste a vu le jour et a été mis en œuvre dans une société moderne et rationnnelle, la nôtre, parvenue au plus haut degré de civilisation et au sommet de la culture humaine, et c’est pourquoi c’est un problème de cette société, de cette civilisation, de cette culture. […][1]

« [Les chapitres de ce livre] constituent tous des arguments en faveur d’une incorporation des leçons de l’holocauste au grand courant de notre théorie de la modernité, du processus civilisateur et de ses effets. »

Bauman aborde son sujet en sociologue, et son Introduction s’intitule : La sociologie après l’holocauste. Mais il n’utilise pas les outils de la sociologie afin d’analyser l’holocauste et de le banaliser, en quelque sorte, en le classant comme pure et simple aberration du développement de la modernité, ou, au contraire, comme aboutissement inéluctable de cette même modernité. Il ne se pose pas la question : la sociologie peut-elle expliquer l’holocauste ?, mais plutôt l’inverse : que nous dit l’holocauste de la sociologie ? Ou, plus précisément : quelle leçon doit tirer la sociologie de l’holocauste ?

La représentation la plus courante de la modernité, nous dit Bauman, « repose sur deux pivots » : d’une part, « la suppression des pulsions irrationnelles et essentiellement antisociales » et, d’autre part, « l’élimination progressive mais inexorable de la violence dans la vie sociale » (avec bien sûr le corollaire de « la concentration de cette violence sous le contrôle de l’État »). Ce qui donne la vision de ce que l’on appelle la société civilisée. Même si « cette vision n’est pas forcément trompeuse, [à] la lumière de l’holocauste elle apparaît assurément partiale ». Toute la question est donc de savoir quels sont les traits de ce processus de civilisation qui ont permis l’holocauste. Bauman en identifie trois principaux : la « promotion de la rationalité à l’exclusion d’autres critères d’action » (comme l’éthique, entre autres), la codification et l’institutionnalisation de cette « emprise globale de la rationalisation » par la bureaucratie moderne et enfin, la culture scientifique moderne, affranchie de toute tutelle morale (pensons, par exemple, aux médecins nazis) – elle-même également partie intégrante du procès de rationalisation –, culture scientifique moderne dont relève justement la sociologie : « La nature et le style de la sociologie ont toujours été à l’unisson de cette société moderne qu’elle a théorisée et étudiée. Depuis ses origines, la sociologie a toujours entretenu des relations mimétiques avec son objet – ou, plus exactement, avec l’image de cet objet qu’elle a construite et acceptée comme cadre de son propre discours. Ainsi les critères préférés de la sociologie ont-ils toujours été les principes de rationalisation qu’elle considère comme les composants naturels de son objet. » C’est-à-dire que les sociologues n’ont que faire d’expressions telles que « le caractère sacré de la vie humaine » ou « le devoir moral ». Mais cet aveuglement volontaire a conduit la sociologie à être elle-même instrumentalisée comme « outil rationnel » de gestion de la dite « société ».

Bauman consacre ensuite deux chapitres au thème « Modernité, racisme et extermination ». Dans le premier, il donne un bref rappel historique de ce que fut l’« altérité » des juifs et comment, avec l’avènement de la modernité, de ses États-nations et d’une certaine homogénéisation sociale, cette altérité, jadis visible et cantonnée dans le ghetto, fut tout à la fois invisibilisée (suppression des ghettos, entre autres) et reconstruite de manière fantasmatique. Il cite Hannah Arendt qui disait que le judaïsme fut remplacé par la judéité : « Les juifs avaient réussi à échapper au judaïsme grâce à la conversion ; de la judéité ils ne pouvaient s’évader. » Pour les racistes modernes, « l’homme est avant d’agir ; rien de ce qu’il fait ne changera ce qu’il est. »

Dans le second de ces chapitres, Bauman s’applique à distinguer le racisme, comme phénomène typiquement moderne, de l’hétérophobie (peur de l’Autre), et de l’inimitié violente (envers l’étranger). Le racisme, selon Bauman, est une forme « d’ingénierie sociale ». Il ne se distingue pas des deux autres phénomènes par l’intensité des sentiments ni par les arguments qu’il emploie, mais par « une pratique dont il fait partie et qu’il rationalise : une pratique qui combine les stratégies d’architecture et de jardinage avec celles de la médecine pour servir à l’élaboration d’un ordre social artificiel, et cela en éliminant les éléments de la réalité présente qui ne coïncident pas avec la réalité parfaite imaginée et ne peuvent être modifiés pour y parvenir ». Les nazis, nous dit Bauman, se limitèrent aux pratiques « d’inimitié violente » envers les étrangers. On pouvait les expulser ou les empêcher de pénétrer sur le territoire du Reich. Les handicapés physiques et mentaux, puis les juifs, allemands, eux, posaient un autre type de problème. Dans la mesure où ils ne correspondaient pas à l’idéal nazi de la race et de la nation, ils devaient être soit éloignés, soit éliminés. « Pour résumer : bien avant de construire les chambres à gaz, les nazis, sur ordre de Hitler, tentèrent d’exterminer leurs propres compatriotes handicapés mentaux ou physiques au moyen de ce qu’on qualifia hypocritement d’“euthanasie”, et de cultiver une race supérieure au moyen de la fertilisation organisée de femmes de race supérieure par des hommes de race supérieure (l’eugénisme). Tout comme ces tentatives, le massacre des juifs fut une opération visant à la gestion rationnelle de la société. Et une tentative systématique pour mettre à son service l’attitude, la philosophie et les préceptes de la science appliquée. » Trois conditions étaient requises pour en arriver à l’idée de l’extermination : d’abord, une « imagerie raciale », la « vision d’un défaut endémique et fatal en principe incurable », ensuite, « la pratique de la médecine (de la médecine proprement dite, visant le corps de l’individu, et de ses nombreuses applications allégoriques), avec son modèle de santé et de normalité, sa stratégie d’isolement et ses techniques chirurgicales », et enfin, « une approche manipulatrice de la société », « la croyance dans l’artificialité de l’ordre social » et « l’institution du principe de compétence et de gestion scientifique des structures et des interactions humaines ». C’est pourquoi, conclut Bauman, « la version exterminatrice de l’antisémitisme doit être vue comme un phénomène purement moderne qui ne pouvait se produire qu’à un stade avancé de la modernité ». Une fois l’idée de l’extermination rendue possible, encore fallait-il disposer des instruments de sa réalisation. Et là encore, le principal de ces moyens est une production tout à fait typique et « banale », si l’on peut dire, de la modernité : il s’agit de la bureaucratie. Comment, en effet mettre en œuvre un projet aussi gigantesque que celui d’éliminer tout un peuple – une « race » ? « De par sa nature même, la tâche est intimidante, impensable si elle n’est pas soutenue par d’énormes ressources et par des moyens de les mobiliser et de les distribuer rationnellement, grâce à des gens aptes à décomposer la tâche globale en un grand nombre de sous-fonctions spécialisées et à coordonner leur mise en œuvre. En un mot, la tâche est inconcevable sans la bureaucratie moderne. »

Au début de son quatrième chapitre, « L’holocauste, unique et normal », Bauman cite Raul Hilberg, le grand historien de La Destruction des juifs d’Europe. Celui-ci constate que les auteurs du génocide « étaient des hommes de leur temps, des hommes éduqués », et non pas des fous, ce qui nous aurait épargné toute réflexion critique sur les conditions qui rendirent possible l’holocauste. Et, poursuit Hilberg, « c’est là le cœur du problème lorsque nous nous interrogeons sur le sens de la civilisation occidentale après Auschwitz. Notre évolution a devancé notre compréhension, nous ne pouvons plus affirmer que nous avons une complète perception du fonctionnement de nos institutions sociales, de nos structures bureaucratiques ni de notre technologie. » Le problème, ajoute Bauman, c’est qu’en 1988 (au moment où il écrit), « les conditions qui ont donné naissance à l’holocauste n’ont pas été radicalement changées ». Prétendrons-nous, en 2015, qu’elles ont disparu ? Ces conditions, ce sont celles qui ont permis le massacre d’environ six millions de juifs. Considérons la Kristallnacht, ce pogrom organisé dans toute l’Allemagne le 9 novembre 1938, et durant laquelle une populace « officiellement encouragée et subrepticement contrôlée » démolit, incendia, vandalisa des commerces, des lieux de cultes et des maisons de juifs : même si l’événement a de quoi nous terroriser, il tua « seulement » une centaine de personnes. « Ce fut […] le seul épisode de l’holocauste, dit Bauman, qui reprit la tradition établie, séculaire, de violence populaire antijuive. » Et pour cause : à ce rythme, il aurait fallu environ 165 ans pour perpétrer le génocide… Puis, poursuit Bauman, « la violence de rue repose sur une mauvaise base psychologique : les émotions violentes », mauvaise, ajouterons-nous, au sens où elle est instable : les fureurs ne durent qu’un temps, et les émotions peuvent changer très vite, face à la souffrance d’un enfant, par exemple. « Or, pour éradiquer une “race”, il est essentiel de tuer ses enfants. Le meurtre minutieux, radical, exhaustif, exigeait que l’on remplaçât la populace par la bureaucratie et la fureur collective par l’obéissance à l’autorité. »

Mais il faut relever encore d’autres caractéristiques du génocide moderne, qui ne se distingue pas seulement de ses prédécesseurs par le très grand nombre de victimes assassinées en très peu de temps. « Le massacre moderne se différencie d’une part par une quasi-absence de spontanéité et de l’autre, par la prépondérance d’un projet rationnel et soigneusement mis au point. […] surtout il se singularise par son but. […] Le but lui-même, c’est la vision grandiose d’une société meilleure, radicalement différente. Le génocide moderne est un élément d’ingénierie sociale censé produire un ordre social conforme à un projet de société idéale. » L’image qui convient le mieux à ce projet est celle du jardinage, selon Bauman : pour tout jardinier, en effet, « les mauvaises herbes doivent disparaître, non pas tant à cause de ce qu’elles sont mais de ce que devrait être un jardin bien ordonné. […] Le désherbage est une activité créatrice et non destructrice. Elle ne diffère en rien des autres activités qui contribuent à l’élaboration et à l’entretien du jardin idéal. Toutes les visions de la société jardin définissent certaines parties de l’habitat social comme de mauvaises herbes humaines . Comme toutes les mauvaises herbes, il faut les isoler, les contrôler et les empêcher de s’étendre, les maintenir en dehors des frontières de la société ; si ces précautions se révèlent insuffisantes, il ne reste plus qu’à les tuer. » Et c’est dans ce sens que l’holocauste (mais aussi les massacres commis par Staline, dit Bauman) relève de la modernité : car « la culture moderne est une culture de type jardinage. Elle se définit comme un projet de vie idéale et de parfait agencement des conditions humaines. Elle bâtit sa propre identité sur sa méfiance envers la nature. En fait, elle se définit elle-même et définit la nature, ainsi que la distinction entre les deux, à l’aune de sa méfiance endémique de la spontanéité et de sa soif d’un ordre meilleur et obligatoirement artificiel. »

Bauman rappelle bien sûr les analyses, comme celle de Sarah Gordon, qui soulignent que l’holocauste fut rendu possible par la conjonction de plusieurs facteurs dont certains peuvent être qualifiés d’exceptionnels (la guerre, la concentration du pouvoir par les nazis) mais dont d’autres sont tragiquement « normaux » (en modernité du moins). Parmi ces derniers, il désigne en particulier une « composante, sans doute la plus cruciale, de l’holocauste […], les schémas d’action technologiques et bureaucratiques typiquement modernes et la mentalité qu’ils instaurent, génèrent, soutiennent et reproduisent. » Il existe selon Bauman deux façons tout à fait contradictoires d’« expliquer » l’holocauste. Soit : 1) une vision héritée de Hobbes, et qui dit que la « civilisation » était trop fragile, que l’État-Léviathan a failli à sa tâche qui est de protéger les hommes de l’état de nature dans lequel ils s’entredévorent, et que la guerre de tous contre tous a ressurgi avec toute sa sauvagerie et son irrationnalité « naturelles » ; ou, 2) une vision qui se base sur « le fait que le processus civilisateur a réussi à substituer aux tendances naturelles des schémas artificiels et souples de conduite humaine, permettant ainsi un niveau d’inhumanité et de destruction inconcevable tant que les prédispositions naturelles guidaient les actions humaines ». On comprend que Bauman défend la deuxième approche.

La civilisation occidentale, dit-il, « a interprété l’histoire de son ascension comme le remplacement progressif mais irréversible de la soumission de l’homme à la nature par la maîtrise de l’homme sur la nature ». Ainsi, l’imagerie courante de la société civilisée nous présente-t-elle le tableau idyllique d’une « absence de violence, d’une société aimable, polie et douce ». Cependant, « la violence a été dissimulée plutôt que délibérément supprimée. Elle est devenue invisible, du point de vue de l’expérience personnelle étroitement circonscrite et privatisée. »

Si l’on peut suivre Bauman sur cette tendance générale de la « civilisation », on peut tout de même émettre une réserve en pensant à ce processus avec un a priori féministe : quid en effet de la violence quotidienne du sexisme ? Celle-ci n’est certainement pas invisible « du point de vue de l’expérience personnelle » des femmes, et encore moins de leur « expérience personnelle étroitement circonscrite et privatisée », puisque la majeure partie des violences contre les femmes, dans les sociétés hautement civilisées, s’exerce à l’intérieur de la sphère conjugale, domestique, ou du moins de cercles relativement proches de connaissances. On pourrait peut-être aussi penser à « l’expérience personnelle » des réfugié·es, des immigré·es, des prisonnier·ère·s ou des habitant·es des quartiers de relégation.

Cette réserve faite, on peut suivre encore Bauman dans son raisonnement : « la suppression de la violence dans la vie quotidienne des sociétés civilisées a toujours été intimement associée à une militarisation complète des échanges inter-sociétaux et de la production intra-sociétale de l’ordre ; ensemble, les armées permanentes et la police ont produit des armes techniquement supérieures et une technologie de gestion bureaucratique supérieure. Depuis deux siècles, le nombre des gens qui sont morts de mort violente du fait de cette militarisation s’est accru au point d’atteindre un volume sans précédent. »

La bureaucratie met en œuvre deux processus qui aboutissent à une dissociation complète entre éthique et moyens d’action (ou, comme on le dit plus simplement : « la fin justifie les moyens »). Il s’agit tout d’abord de « la méticuleuse division fonctionnelle du travail », puis de la « substitution de la responsabilité technique à la responsabilité morale. » Pour illustrer le premier de ces processus, Bauman convoque l’exemple des bombardements au napalm sur le Viêtnam : « La décomposition en tâches fonctionnelles minuscules de l’assassinat des bébés par le feu, puis la séparation des tâches, ont rendu toute conscience inutile – et extrêmement difficile à atteindre. Rappelez-vous également que ce sont les usines chimiques qui fabriquent le napalm, et non chacun de leurs ouvriers. » Quant au deuxième processus, qui fonctionne en étroite liaison avec le premier, on en a eu un exemple caricatural au cours du procès de Eichmann à Jérusalem : selon ses dires, il s’était borné à accomplir de son mieux les tâches qui lui avaient été confiées. Eichmann ne portait pas un regard moral sur ses actes, mais il les jaugeait d’un point de vue technique d’efficacité. Et encore, lui était situé à un niveau relativement élevé dans la hiérarchie administrative. On peut très bien imaginer que pour un bureaucrate subalterne, le résultat final des actions auxquelles il avait concouru était encore plus éloigné.

Un autre effet du « contexte bureaucratique de l’action », dit Bauman, est « la déshumanisation des objets de l’activité bureaucratique, la possibilité de désigner ces objets par des termes techniquement neutres ». C’est bien évidemment la séparation des tâches, et la distanciation qui s’ensuit entre l’acteur et son objet, qui rend possible cette déshumanisation. Là encore, il n’est pas forcément besoin d’aller chercher des exemples parmi les bureaucrates de l’ère nazie. Nous en avons tou·tes rencontré de nos jours – pensons par exemple à certaines scènes vécues dans de très grands hôpitaux ultramodernes, suréquipés en matériel médical. Très souvent, on n’y traite pas un ou une patiente, mais des numéros, ou alors, des affections particulières – la hanche de la chambre 17, l’Alzheimer de la 31… Trop souvent, la pratique de la médecine aujourd’hui se base sur des mesures, des analyses, des quantités : il, elle a trop de ceci, pas assez de cela, etc. « La déshumanisation commence, nous dit Bauman, quand, grâce à la distanciation, les objets visés par l’opération bureaucratique peuvent être réduits à des mesures quantitatives. » Il s’en suit que, « réduits comme tous les autres objets de la gestion bureaucratique à de simples mesures dénuées de qualité, les objets humains perdent leur caractère particulier. » Déshumanisés, donc, ils ne font plus l’objet de considérations morales et, au contraire, peuvent devenir un « problème » si leur « résistance ou leur manque de coopération ralentit le flux régulier de la routine bureaucratique ».

C’est pourquoi, entre les historiens « intentionnalistes », qui expliquent l’holocauste par un plan hitlérien délibéré bien longtemps avant et qui aurait attendu l’occasion favorable pour s’appliquer, et les « fonctionnalistes », qui soutiennent que Hitler et les nazis n’avaient pas dès le début d’idée très claire sur la « solution » à donner au « problème juif », Bauman choisit clairement les seconds : « Il ne fait aucun doute, dit-il, qu’aussi vive que fût l’imagination de Hitler, elle aurait réalisé bien peu de choses si elle n’avait été relayée et transformée en un processus ordinaire de résolution des problèmes par un énorme appareil bureaucratique parfaitement rationalisé. »

Le dernier chapitre de Modernité et holocauste est consacré à « La coopération des victimes ». On sait que Hannah Arendt avait fait scandale en déclarant que le nombre des victimes aurait été moindre sans la collaboration d’un certain nombre de juifs avec les nazis et sans les Judenräte, les conseils juifs auxquels les nazis déléguaient la gestion des communautés dans les pays occupés. Si Bauman ne suit pas complètement Arendt (quelle qu’ait été leur conduite, de résistance ou de collaboration, toutes les élites juives périrent en fin de compte dans les chambres à gaz), il souligne cependant que sans la collaboration, la mise en pratique de l’holocauste aurait posé des problèmes quasi insurmontables aux bourreaux. En effet, on ne peut pas anéantir six millions de personnes d’un coup – il faut bien les tuer les unes après les autres. Or, si tous et toutes avaient d’emblée été assurés de mourir assassinés, on aurait très probablement assisté à des révoltes massives. Ainsi, après le travail préalable d’isolement des communautés juives (par la déportation et le déplacement vers l’Est, entre autres), il fallait pouvoir s’assurer de leur affaiblissement interne : l’« idée » des bourreaux (si tant est que l’on puisse qualifier d’idée ce sinistre stratagème) fut d’utiliser à leur profit la rationalité des victimes : « En sacrifier certains pour en sauver beaucoup – tel était le refrain le plus fréquent dans les justifications des chefs de Judenräte qui sont parvenues jusqu’à nous. » Or, la tradition juive interdit le marchandage de certains pour leur survie au détriment des autres, dit Bauman, appuyant cette affirmation sur plusieurs citations de Maïmonide et du Talmud. Ce « jeu sur les nombres » – « la vie du plus grand nombre l’emporte sur celle d’un petit nombre, tuer moins est moins odieux que tuer plus » –, est issu « du folklore du siècle moderne et rationnel ». C’est ainsi que « les conseillers juifs à l’esprit logique et rationnel se convainquirent par le raisonnement de faire le travail des bourreaux. Leur logique et leur rationalité faisaient partie du plan des bourreaux. Elles étaient mises à contribution chaque fois que les escadrons de la mort étaient trop clairsemés ou que les armes de la mort n’étaient pas prêtes. » Comme le souligne Bauman, il faut bien comprendre que ce n’était pas là « la stratégie des victimes elles-mêmes. C’était un additif, une extension de la stratégie d’anéantissement concue et mise en œuvre par des forces déterminées à les exterminer. » Les bourreaux avaient créé une situation dans laquelle il fallait s’efforcer de sauver ce qui pouvait l’être et ainsi les victimes furent-elles conduites à adopter une statégie « du moindre mal ». Leur rationalité était devenue l’arme des bourreaux. « Mais il est vrai, conclut Bauman, que la rationalité des dominés est toujours l’arme des dominants. »

Il y aurait encore beaucoup à dire de ce maître livre. Il fait partie, selon moi, des lectures indispensables à qui veut comprendre quelque chose de la modernité et de ses conséquences sur le comportement humain.

f. h., mai 2015.

 

[1] Dans cette note, tous les italiques sont de Z. Bauman.

 

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Pierre-Jean Luizard : Le piège Daech

-1Pierre-Jean Luizard : Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire. Éditions La Découverte, février 2015

L’auteur de ce petit livre (188 pages clairement rédigées, lisibles rapidement) avertit ses lecteurs·trices, en préliminaire, que son travail était bouclé peu avant les « événements des 7-9 janvier » et qu’« en dépit de leurs répercussions immenses », il n’a pas « souhaité intégrer une analyse de ces événements tragiques qui, à [ses] yeux, n’invalident pas le propos de cet ouvrage. »

Le mérite de cette étude est de rendre raison de l’apparition de cet « État islamique » dont la mésinformation généralisée à propos du Moyen Orient a pu laisser croire qu’il s’était formé du jour au lendemain, un peu comme les champignons en automne. De fait, les tueries du début de l’an à Paris ont sidéré l’opinion publique, lui faisant perdre tout sens commun – jusqu’à acclamer la police[1] ! Mais cette sidération avait déjà lieu auparavant, provoquée, entre autres, par les scènes gore de décapitation volontiers mises en scène et diffusées par les partisans de ce fameux État islamique. Effet de choc, voulu semble-t-il par ceux qui l’orchestrent, et qui, combiné à la médiocrité médiatique ambiante, escamote toute analyse, toute remise en perspective, toute réflexion en somme. Dans ce contexte, les éclaircissements apportés par Pierre-Jean Luizard sont les bienvenus.

Pour résumer sa thèse, on pourrait dire que l’État islamique est le produit du colonialisme européen (franco-anglais), continué sous la forme du maintien sous tutelle de la région par les grandes puissances de la guerre froide, pour finir en apocalypse avec la guerre Iran-Irak, d’abord, les guerres américaines ensuite.

Daech (acronyme de État islamique en Irak et au Levant, en arabe, utilisé par les ennemis de l’État islamique pour dénier sa prétention à la légitimité étatique, précisément) s’appuie sur les populations arabes sunnites. Son « gros coup » a été, après la « conquête » de vastes territoires en Irak, son implantation en Syrie et l’effacement d’une grande partie de la frontière entre ces deux pays. Cette frontière datait de l’époque coloniale : « Le sort de la région [avait été] rapidement scellé lors de la conférence de San Remo le 25 avril 1920 en l’absence de tout représentant arabe […] » : les vainqueurs de la Première Guerre mondiale se partageaient les dépouilles de l’Empire ottoman. La France reçut ainsi le « mandat » sur la Syrie et le Liban, tandis que la Grande-Bretagne, elle, recevait le mandat sur l’Irak, la Palestine et la Transjordanie. Les puissances coloniales s’ingénièrent ensuite, afin d’asseoir leur domination, à jouer les ethnies et les obédiences religieuses les unes contre les autres, selon l’antique et toujours efficace formule impériale, Divide et impera. En Irak, cette stratégie aboutit à réserver le pouvoir aux sunnites, lesquels ne représentaient pourtant qu’une minorité face à la majorité chiite et aux Kurdes. Pierre-Jean Luizard consacre quelques paragraphes aux origines du clivage entre sunnites et chiites, sur lequel s’appuya cette politique coloniale.

« Du fait de son message, de ses pratiques et de ses rituels, le chiisme est particulièrement apte à séduire les populations opprimées ou en situation d’infériorité, dans la mesure où il met en avant le devoir qui incombe à chaque croyant de se révolter contre l’injustice, contre la tyrannie et contre les pouvoirs illégitimes. »

De fait, en Irak (comme au Liban), la masse des paysans sans terre et des pauvres était (et est encore) chiite. Ce rapport de domination se perpétua après le retrait de la puissance mandataire. Il fut conforté par la décision américaine, et plus largement occidentale, de soutenir à fond Saddam Hussein dans la lutte contre l’épouvantail de la révolution iranienne (1979), et ce par tous les moyens, y compris et surtout une guerre atroce qui dura huit ans (1980-1988). L’Irak en sortit exsangue.

« Une fois la guerre terminée, […] les Américains changent de braquet, estimant que la puissance militaire du régime [de Saddam] devient une menace pour leur alliés régionaux. Washington pousse donc les pétromonarchies du Golfe à réclamer le remboursement des dettes contractées auprès d’elles par Bagdad, tout en sachant très bien que la destruction des infrastructures pétrolières et la débâcle de l’économie irakienne rendent ces exigences parfaitement irréalistes. L’occupation du Koweït, en 1990, est une conséquence et une réaction de fuite en avant du régime de Saddam face à la banqueroute de l’État. »

On connaît la suite : la guerre américaine (et française, entre autres) en 1991, puis l’embargo, tout aussi meurtrier qu’une intervention militaire, et enfin l’invasion de 2003. On sait moins qu’en 1991, la coalition occidentale laissa les mains libres à Saddam pour massacrer chiites et Kurdes qui s’étaient soulevés contre lui, et cela en utilisant, entre autres, un arsenal chimique fourni par ces mêmes Occidentaux (Allemands et Français, pour ne citer qu’eux)…

Les attentats de septembre 2001 ont modifié la donne :

« Dans la volonté forcenée de trouver un nouveau bouc émissaire aux attentats d’Al-Quaïda sur le sol américain, Washington a désigné l’allié d’avant-hier et l’obligé d’hier. Le tropisme idéologique des néoconservateurs s’accompagne alors d’un amateurisme stupéfiant dans la gestion de l’occupation et d’une incompréhension totale de l’histoire et de la dynamique des rapports entre l’État irakien et sa société. Le régime de Saddam Hussein était le dernier avatar du système politique fondé par les Britanniques en 1920. Sa chute signe aussi l’effondrement de l’État irakien en place. »

Les Américains ont tout simplement remplacé les sunnites au pouvoir jusque-là par les chiites et les Kurdes, tout en essayant de maintenir une fiction de fédéralisme comme cache-sexe du communautarisme politique. Mais cela a donné, entre 2005 et 2008, une guerre civile confessionnelle entre sunnites et chiites, qui a provoqué des centaines de milliers de morts supplémentaires.

« Avec la tentative de pouvoir autoritaire et répressif de Nouri al-Maliki, le schéma irakien de l’État en guerre contre sa société se reproduit, cette fois au service d’une coalition de factions communautaires chiites marquées par une corruption et un clientélisme sans limite. Les espoirs que les Arabes sunnites conservaient encore malgré tout dans l’État irakien s’évanouissent avec la répression féroce de leurs manifestations en 2013 et 2014. On comprend dès lors le succès de l’État islamique et sa création d’un “pays sunnite” auprès de cette communauté. »

Cependant, l’État islamique s’est aussi implanté en Syrie – et c’est d’ailleurs son coup de génie, celui qui affirme sa légitimité révolutionnaire grâce à la remise en cause de frontières établies (quel autre mouvement dans le monde peut se prévaloir aujourd’hui d’un tel succès ?) et, qui plus est, de frontières coloniales. Évidemment, cet élan de déterritorialisation est au service d’un mouvement de reterritorialisation tout ce qu’il y a de plus classique : la création d’un nouvel État. Mais revenons à la Syrie. Sans remonter, comme pour l’Irak, à la période coloniale, on n’évoquera ici que les plus récents développements.

« Depuis 2011, confronté au soulèvement populaire [le dit “printemps arabe”], Assad choisit la politique du pire et joue la carte d’une confessionnalisation à outrance du conflit, qui révèle une convergence perverse [de son régime] avec les objectifs des forces djihadistes surgies à ce moment. »

Ainsi, le président syrien a-t-il ordonné la libération dès 2011 de « centaines de prisonniers salafistes-djihadistes » afin « d’affaiblir les tendances les plus laïques et les plus pacifistes au sein de l’opposition ». Stratégiquement, il s’en prend prioritairement aux zones contrôlées par l’Armée syrienne libre, la principale force armée d’oposition au début du conflit, laissant « s’étendre le territoire contrôlé par les milices salafistes ». Assad mise ainsi sur le vieux mot d’ordre des pouvoirs aux abois : « Moi ou le chaos. » Mais si, malheureusement, il semble que ce mot d’ordre ait été bien entendu par les Occidentaux, qui n’ont guère bougé pour soutenir les forces démocatiques, le chaos s’est inexorablement étendu « et c’est dans ce contexte de violence structurelle, de délitement institutionnel et de fragmentation territoriale que l’État islamique est venu s’insérer et a consolidé son emprise dans presque tout le nord-est du pays. »

Il y aurait encore pas mal de choses à relever dans ce livre, par exemple la manière dont fonctionne l’État islamique dans les territoires qu’il contrôle, sa maîtrise des moyens de communication et de la propagande, et l’intelligence stratégique dont il a fait preuve jusqu’ici. On se contentera de reprendre la conclusion de Pierre-Jean Luizard, tout en recommandant la lecture de son livre qui nous apprend beaucoup plus que le flot continu d’images, de sons et de textes déversés par les médias occidentaux, décidément de plus en plus bigleux et bigots.

« L’État islamique a prospéré sur le conflit confessionnel croissant entre sunnites et chiites à l’échelle régionale. Ce conflit est né de l’incapacité des États en place à accueillir sur une base citoyenne le mouvement d’émancipation politique et social des communautés chiites du monde arabe. L’État islamique, dont la base est sunnite, a déclaré la guerre à tous dans un coup de poker magistral dont l’issue demeure inconnue. […] Il est évidemment difficile de prédire l’avenir de l’État islamique, aujourd’hui pris en tenaille entre des forces hostiles de tous côtés. Mais sa défaite militaire ne réglerait rien si les causes de son succès initial ne sont pas prises en compte. »

 

[1] Or sous tous les cieux sans vergogne,/c’est un usage bien établi :/dès qu’il s’agit d’rosser les cognes,/tout le monde se réconcilie : Tonton Georges, réveille-toi, ils sont devenus fous !

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