Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman

Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman

Traduit de l’anglais par Paule Guivarch. La Fabrique éditions, 2002 [1989]

Voici un livre qui ne date pas d’hier, puisque l’édition originale anglaise est de 1989, et la traduction française de 2002. Il me semble cependant utile d’y revenir, parce que le problème abordé par son auteur n’est pas, loin s’en faut, résolu à ce jour (j’écris ceci fin mai 2015). Zygmunt Bauman expose ainsi le projet de son livre dans sa Préface :

« […] l’holocauste ne fut pas simplement un problème juif et pas un événement dans la seule histoire juive. L’holocauste a vu le jour et a été mis en œuvre dans une société moderne et rationnnelle, la nôtre, parvenue au plus haut degré de civilisation et au sommet de la culture humaine, et c’est pourquoi c’est un problème de cette société, de cette civilisation, de cette culture. […][1]

« [Les chapitres de ce livre] constituent tous des arguments en faveur d’une incorporation des leçons de l’holocauste au grand courant de notre théorie de la modernité, du processus civilisateur et de ses effets. »

Bauman aborde son sujet en sociologue, et son Introduction s’intitule : La sociologie après l’holocauste. Mais il n’utilise pas les outils de la sociologie afin d’analyser l’holocauste et de le banaliser, en quelque sorte, en le classant comme pure et simple aberration du développement de la modernité, ou, au contraire, comme aboutissement inéluctable de cette même modernité. Il ne se pose pas la question : la sociologie peut-elle expliquer l’holocauste ?, mais plutôt l’inverse : que nous dit l’holocauste de la sociologie ? Ou, plus précisément : quelle leçon doit tirer la sociologie de l’holocauste ?

La représentation la plus courante de la modernité, nous dit Bauman, « repose sur deux pivots » : d’une part, « la suppression des pulsions irrationnelles et essentiellement antisociales » et, d’autre part, « l’élimination progressive mais inexorable de la violence dans la vie sociale » (avec bien sûr le corollaire de « la concentration de cette violence sous le contrôle de l’État »). Ce qui donne la vision de ce que l’on appelle la société civilisée. Même si « cette vision n’est pas forcément trompeuse, [à] la lumière de l’holocauste elle apparaît assurément partiale ». Toute la question est donc de savoir quels sont les traits de ce processus de civilisation qui ont permis l’holocauste. Bauman en identifie trois principaux : la « promotion de la rationalité à l’exclusion d’autres critères d’action » (comme l’éthique, entre autres), la codification et l’institutionnalisation de cette « emprise globale de la rationalisation » par la bureaucratie moderne et enfin, la culture scientifique moderne, affranchie de toute tutelle morale (pensons, par exemple, aux médecins nazis) – elle-même également partie intégrante du procès de rationalisation –, culture scientifique moderne dont relève justement la sociologie : « La nature et le style de la sociologie ont toujours été à l’unisson de cette société moderne qu’elle a théorisée et étudiée. Depuis ses origines, la sociologie a toujours entretenu des relations mimétiques avec son objet – ou, plus exactement, avec l’image de cet objet qu’elle a construite et acceptée comme cadre de son propre discours. Ainsi les critères préférés de la sociologie ont-ils toujours été les principes de rationalisation qu’elle considère comme les composants naturels de son objet. » C’est-à-dire que les sociologues n’ont que faire d’expressions telles que « le caractère sacré de la vie humaine » ou « le devoir moral ». Mais cet aveuglement volontaire a conduit la sociologie à être elle-même instrumentalisée comme « outil rationnel » de gestion de la dite « société ».

Bauman consacre ensuite deux chapitres au thème « Modernité, racisme et extermination ». Dans le premier, il donne un bref rappel historique de ce que fut l’« altérité » des juifs et comment, avec l’avènement de la modernité, de ses États-nations et d’une certaine homogénéisation sociale, cette altérité, jadis visible et cantonnée dans le ghetto, fut tout à la fois invisibilisée (suppression des ghettos, entre autres) et reconstruite de manière fantasmatique. Il cite Hannah Arendt qui disait que le judaïsme fut remplacé par la judéité : « Les juifs avaient réussi à échapper au judaïsme grâce à la conversion ; de la judéité ils ne pouvaient s’évader. » Pour les racistes modernes, « l’homme est avant d’agir ; rien de ce qu’il fait ne changera ce qu’il est. »

Dans le second de ces chapitres, Bauman s’applique à distinguer le racisme, comme phénomène typiquement moderne, de l’hétérophobie (peur de l’Autre), et de l’inimitié violente (envers l’étranger). Le racisme, selon Bauman, est une forme « d’ingénierie sociale ». Il ne se distingue pas des deux autres phénomènes par l’intensité des sentiments ni par les arguments qu’il emploie, mais par « une pratique dont il fait partie et qu’il rationalise : une pratique qui combine les stratégies d’architecture et de jardinage avec celles de la médecine pour servir à l’élaboration d’un ordre social artificiel, et cela en éliminant les éléments de la réalité présente qui ne coïncident pas avec la réalité parfaite imaginée et ne peuvent être modifiés pour y parvenir ». Les nazis, nous dit Bauman, se limitèrent aux pratiques « d’inimitié violente » envers les étrangers. On pouvait les expulser ou les empêcher de pénétrer sur le territoire du Reich. Les handicapés physiques et mentaux, puis les juifs, allemands, eux, posaient un autre type de problème. Dans la mesure où ils ne correspondaient pas à l’idéal nazi de la race et de la nation, ils devaient être soit éloignés, soit éliminés. « Pour résumer : bien avant de construire les chambres à gaz, les nazis, sur ordre de Hitler, tentèrent d’exterminer leurs propres compatriotes handicapés mentaux ou physiques au moyen de ce qu’on qualifia hypocritement d’“euthanasie”, et de cultiver une race supérieure au moyen de la fertilisation organisée de femmes de race supérieure par des hommes de race supérieure (l’eugénisme). Tout comme ces tentatives, le massacre des juifs fut une opération visant à la gestion rationnelle de la société. Et une tentative systématique pour mettre à son service l’attitude, la philosophie et les préceptes de la science appliquée. » Trois conditions étaient requises pour en arriver à l’idée de l’extermination : d’abord, une « imagerie raciale », la « vision d’un défaut endémique et fatal en principe incurable », ensuite, « la pratique de la médecine (de la médecine proprement dite, visant le corps de l’individu, et de ses nombreuses applications allégoriques), avec son modèle de santé et de normalité, sa stratégie d’isolement et ses techniques chirurgicales », et enfin, « une approche manipulatrice de la société », « la croyance dans l’artificialité de l’ordre social » et « l’institution du principe de compétence et de gestion scientifique des structures et des interactions humaines ». C’est pourquoi, conclut Bauman, « la version exterminatrice de l’antisémitisme doit être vue comme un phénomène purement moderne qui ne pouvait se produire qu’à un stade avancé de la modernité ». Une fois l’idée de l’extermination rendue possible, encore fallait-il disposer des instruments de sa réalisation. Et là encore, le principal de ces moyens est une production tout à fait typique et « banale », si l’on peut dire, de la modernité : il s’agit de la bureaucratie. Comment, en effet mettre en œuvre un projet aussi gigantesque que celui d’éliminer tout un peuple – une « race » ? « De par sa nature même, la tâche est intimidante, impensable si elle n’est pas soutenue par d’énormes ressources et par des moyens de les mobiliser et de les distribuer rationnellement, grâce à des gens aptes à décomposer la tâche globale en un grand nombre de sous-fonctions spécialisées et à coordonner leur mise en œuvre. En un mot, la tâche est inconcevable sans la bureaucratie moderne. »

Au début de son quatrième chapitre, « L’holocauste, unique et normal », Bauman cite Raul Hilberg, le grand historien de La Destruction des juifs d’Europe. Celui-ci constate que les auteurs du génocide « étaient des hommes de leur temps, des hommes éduqués », et non pas des fous, ce qui nous aurait épargné toute réflexion critique sur les conditions qui rendirent possible l’holocauste. Et, poursuit Hilberg, « c’est là le cœur du problème lorsque nous nous interrogeons sur le sens de la civilisation occidentale après Auschwitz. Notre évolution a devancé notre compréhension, nous ne pouvons plus affirmer que nous avons une complète perception du fonctionnement de nos institutions sociales, de nos structures bureaucratiques ni de notre technologie. » Le problème, ajoute Bauman, c’est qu’en 1988 (au moment où il écrit), « les conditions qui ont donné naissance à l’holocauste n’ont pas été radicalement changées ». Prétendrons-nous, en 2015, qu’elles ont disparu ? Ces conditions, ce sont celles qui ont permis le massacre d’environ six millions de juifs. Considérons la Kristallnacht, ce pogrom organisé dans toute l’Allemagne le 9 novembre 1938, et durant laquelle une populace « officiellement encouragée et subrepticement contrôlée » démolit, incendia, vandalisa des commerces, des lieux de cultes et des maisons de juifs : même si l’événement a de quoi nous terroriser, il tua « seulement » une centaine de personnes. « Ce fut […] le seul épisode de l’holocauste, dit Bauman, qui reprit la tradition établie, séculaire, de violence populaire antijuive. » Et pour cause : à ce rythme, il aurait fallu environ 165 ans pour perpétrer le génocide… Puis, poursuit Bauman, « la violence de rue repose sur une mauvaise base psychologique : les émotions violentes », mauvaise, ajouterons-nous, au sens où elle est instable : les fureurs ne durent qu’un temps, et les émotions peuvent changer très vite, face à la souffrance d’un enfant, par exemple. « Or, pour éradiquer une “race”, il est essentiel de tuer ses enfants. Le meurtre minutieux, radical, exhaustif, exigeait que l’on remplaçât la populace par la bureaucratie et la fureur collective par l’obéissance à l’autorité. »

Mais il faut relever encore d’autres caractéristiques du génocide moderne, qui ne se distingue pas seulement de ses prédécesseurs par le très grand nombre de victimes assassinées en très peu de temps. « Le massacre moderne se différencie d’une part par une quasi-absence de spontanéité et de l’autre, par la prépondérance d’un projet rationnel et soigneusement mis au point. […] surtout il se singularise par son but. […] Le but lui-même, c’est la vision grandiose d’une société meilleure, radicalement différente. Le génocide moderne est un élément d’ingénierie sociale censé produire un ordre social conforme à un projet de société idéale. » L’image qui convient le mieux à ce projet est celle du jardinage, selon Bauman : pour tout jardinier, en effet, « les mauvaises herbes doivent disparaître, non pas tant à cause de ce qu’elles sont mais de ce que devrait être un jardin bien ordonné. […] Le désherbage est une activité créatrice et non destructrice. Elle ne diffère en rien des autres activités qui contribuent à l’élaboration et à l’entretien du jardin idéal. Toutes les visions de la société jardin définissent certaines parties de l’habitat social comme de mauvaises herbes humaines . Comme toutes les mauvaises herbes, il faut les isoler, les contrôler et les empêcher de s’étendre, les maintenir en dehors des frontières de la société ; si ces précautions se révèlent insuffisantes, il ne reste plus qu’à les tuer. » Et c’est dans ce sens que l’holocauste (mais aussi les massacres commis par Staline, dit Bauman) relève de la modernité : car « la culture moderne est une culture de type jardinage. Elle se définit comme un projet de vie idéale et de parfait agencement des conditions humaines. Elle bâtit sa propre identité sur sa méfiance envers la nature. En fait, elle se définit elle-même et définit la nature, ainsi que la distinction entre les deux, à l’aune de sa méfiance endémique de la spontanéité et de sa soif d’un ordre meilleur et obligatoirement artificiel. »

Bauman rappelle bien sûr les analyses, comme celle de Sarah Gordon, qui soulignent que l’holocauste fut rendu possible par la conjonction de plusieurs facteurs dont certains peuvent être qualifiés d’exceptionnels (la guerre, la concentration du pouvoir par les nazis) mais dont d’autres sont tragiquement « normaux » (en modernité du moins). Parmi ces derniers, il désigne en particulier une « composante, sans doute la plus cruciale, de l’holocauste […], les schémas d’action technologiques et bureaucratiques typiquement modernes et la mentalité qu’ils instaurent, génèrent, soutiennent et reproduisent. » Il existe selon Bauman deux façons tout à fait contradictoires d’« expliquer » l’holocauste. Soit : 1) une vision héritée de Hobbes, et qui dit que la « civilisation » était trop fragile, que l’État-Léviathan a failli à sa tâche qui est de protéger les hommes de l’état de nature dans lequel ils s’entredévorent, et que la guerre de tous contre tous a ressurgi avec toute sa sauvagerie et son irrationnalité « naturelles » ; ou, 2) une vision qui se base sur « le fait que le processus civilisateur a réussi à substituer aux tendances naturelles des schémas artificiels et souples de conduite humaine, permettant ainsi un niveau d’inhumanité et de destruction inconcevable tant que les prédispositions naturelles guidaient les actions humaines ». On comprend que Bauman défend la deuxième approche.

La civilisation occidentale, dit-il, « a interprété l’histoire de son ascension comme le remplacement progressif mais irréversible de la soumission de l’homme à la nature par la maîtrise de l’homme sur la nature ». Ainsi, l’imagerie courante de la société civilisée nous présente-t-elle le tableau idyllique d’une « absence de violence, d’une société aimable, polie et douce ». Cependant, « la violence a été dissimulée plutôt que délibérément supprimée. Elle est devenue invisible, du point de vue de l’expérience personnelle étroitement circonscrite et privatisée. »

Si l’on peut suivre Bauman sur cette tendance générale de la « civilisation », on peut tout de même émettre une réserve en pensant à ce processus avec un a priori féministe : quid en effet de la violence quotidienne du sexisme ? Celle-ci n’est certainement pas invisible « du point de vue de l’expérience personnelle » des femmes, et encore moins de leur « expérience personnelle étroitement circonscrite et privatisée », puisque la majeure partie des violences contre les femmes, dans les sociétés hautement civilisées, s’exerce à l’intérieur de la sphère conjugale, domestique, ou du moins de cercles relativement proches de connaissances. On pourrait peut-être aussi penser à « l’expérience personnelle » des réfugié·es, des immigré·es, des prisonnier·ère·s ou des habitant·es des quartiers de relégation.

Cette réserve faite, on peut suivre encore Bauman dans son raisonnement : « la suppression de la violence dans la vie quotidienne des sociétés civilisées a toujours été intimement associée à une militarisation complète des échanges inter-sociétaux et de la production intra-sociétale de l’ordre ; ensemble, les armées permanentes et la police ont produit des armes techniquement supérieures et une technologie de gestion bureaucratique supérieure. Depuis deux siècles, le nombre des gens qui sont morts de mort violente du fait de cette militarisation s’est accru au point d’atteindre un volume sans précédent. »

La bureaucratie met en œuvre deux processus qui aboutissent à une dissociation complète entre éthique et moyens d’action (ou, comme on le dit plus simplement : « la fin justifie les moyens »). Il s’agit tout d’abord de « la méticuleuse division fonctionnelle du travail », puis de la « substitution de la responsabilité technique à la responsabilité morale. » Pour illustrer le premier de ces processus, Bauman convoque l’exemple des bombardements au napalm sur le Viêtnam : « La décomposition en tâches fonctionnelles minuscules de l’assassinat des bébés par le feu, puis la séparation des tâches, ont rendu toute conscience inutile – et extrêmement difficile à atteindre. Rappelez-vous également que ce sont les usines chimiques qui fabriquent le napalm, et non chacun de leurs ouvriers. » Quant au deuxième processus, qui fonctionne en étroite liaison avec le premier, on en a eu un exemple caricatural au cours du procès de Eichmann à Jérusalem : selon ses dires, il s’était borné à accomplir de son mieux les tâches qui lui avaient été confiées. Eichmann ne portait pas un regard moral sur ses actes, mais il les jaugeait d’un point de vue technique d’efficacité. Et encore, lui était situé à un niveau relativement élevé dans la hiérarchie administrative. On peut très bien imaginer que pour un bureaucrate subalterne, le résultat final des actions auxquelles il avait concouru était encore plus éloigné.

Un autre effet du « contexte bureaucratique de l’action », dit Bauman, est « la déshumanisation des objets de l’activité bureaucratique, la possibilité de désigner ces objets par des termes techniquement neutres ». C’est bien évidemment la séparation des tâches, et la distanciation qui s’ensuit entre l’acteur et son objet, qui rend possible cette déshumanisation. Là encore, il n’est pas forcément besoin d’aller chercher des exemples parmi les bureaucrates de l’ère nazie. Nous en avons tou·tes rencontré de nos jours – pensons par exemple à certaines scènes vécues dans de très grands hôpitaux ultramodernes, suréquipés en matériel médical. Très souvent, on n’y traite pas un ou une patiente, mais des numéros, ou alors, des affections particulières – la hanche de la chambre 17, l’Alzheimer de la 31… Trop souvent, la pratique de la médecine aujourd’hui se base sur des mesures, des analyses, des quantités : il, elle a trop de ceci, pas assez de cela, etc. « La déshumanisation commence, nous dit Bauman, quand, grâce à la distanciation, les objets visés par l’opération bureaucratique peuvent être réduits à des mesures quantitatives. » Il s’en suit que, « réduits comme tous les autres objets de la gestion bureaucratique à de simples mesures dénuées de qualité, les objets humains perdent leur caractère particulier. » Déshumanisés, donc, ils ne font plus l’objet de considérations morales et, au contraire, peuvent devenir un « problème » si leur « résistance ou leur manque de coopération ralentit le flux régulier de la routine bureaucratique ».

C’est pourquoi, entre les historiens « intentionnalistes », qui expliquent l’holocauste par un plan hitlérien délibéré bien longtemps avant et qui aurait attendu l’occasion favorable pour s’appliquer, et les « fonctionnalistes », qui soutiennent que Hitler et les nazis n’avaient pas dès le début d’idée très claire sur la « solution » à donner au « problème juif », Bauman choisit clairement les seconds : « Il ne fait aucun doute, dit-il, qu’aussi vive que fût l’imagination de Hitler, elle aurait réalisé bien peu de choses si elle n’avait été relayée et transformée en un processus ordinaire de résolution des problèmes par un énorme appareil bureaucratique parfaitement rationalisé. »

Le dernier chapitre de Modernité et holocauste est consacré à « La coopération des victimes ». On sait que Hannah Arendt avait fait scandale en déclarant que le nombre des victimes aurait été moindre sans la collaboration d’un certain nombre de juifs avec les nazis et sans les Judenräte, les conseils juifs auxquels les nazis déléguaient la gestion des communautés dans les pays occupés. Si Bauman ne suit pas complètement Arendt (quelle qu’ait été leur conduite, de résistance ou de collaboration, toutes les élites juives périrent en fin de compte dans les chambres à gaz), il souligne cependant que sans la collaboration, la mise en pratique de l’holocauste aurait posé des problèmes quasi insurmontables aux bourreaux. En effet, on ne peut pas anéantir six millions de personnes d’un coup – il faut bien les tuer les unes après les autres. Or, si tous et toutes avaient d’emblée été assurés de mourir assassinés, on aurait très probablement assisté à des révoltes massives. Ainsi, après le travail préalable d’isolement des communautés juives (par la déportation et le déplacement vers l’Est, entre autres), il fallait pouvoir s’assurer de leur affaiblissement interne : l’« idée » des bourreaux (si tant est que l’on puisse qualifier d’idée ce sinistre stratagème) fut d’utiliser à leur profit la rationalité des victimes : « En sacrifier certains pour en sauver beaucoup – tel était le refrain le plus fréquent dans les justifications des chefs de Judenräte qui sont parvenues jusqu’à nous. » Or, la tradition juive interdit le marchandage de certains pour leur survie au détriment des autres, dit Bauman, appuyant cette affirmation sur plusieurs citations de Maïmonide et du Talmud. Ce « jeu sur les nombres » – « la vie du plus grand nombre l’emporte sur celle d’un petit nombre, tuer moins est moins odieux que tuer plus » –, est issu « du folklore du siècle moderne et rationnel ». C’est ainsi que « les conseillers juifs à l’esprit logique et rationnel se convainquirent par le raisonnement de faire le travail des bourreaux. Leur logique et leur rationalité faisaient partie du plan des bourreaux. Elles étaient mises à contribution chaque fois que les escadrons de la mort étaient trop clairsemés ou que les armes de la mort n’étaient pas prêtes. » Comme le souligne Bauman, il faut bien comprendre que ce n’était pas là « la stratégie des victimes elles-mêmes. C’était un additif, une extension de la stratégie d’anéantissement concue et mise en œuvre par des forces déterminées à les exterminer. » Les bourreaux avaient créé une situation dans laquelle il fallait s’efforcer de sauver ce qui pouvait l’être et ainsi les victimes furent-elles conduites à adopter une statégie « du moindre mal ». Leur rationalité était devenue l’arme des bourreaux. « Mais il est vrai, conclut Bauman, que la rationalité des dominés est toujours l’arme des dominants. »

Il y aurait encore beaucoup à dire de ce maître livre. Il fait partie, selon moi, des lectures indispensables à qui veut comprendre quelque chose de la modernité et de ses conséquences sur le comportement humain.

f. h., mai 2015.

 

[1] Dans cette note, tous les italiques sont de Z. Bauman.

 

Ce contenu a été publié dans Essais, Histoire, Sociologie, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.