Pierre-Jean Luizard : Le piège Daech

-1Pierre-Jean Luizard : Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire. Éditions La Découverte, février 2015

L’auteur de ce petit livre (188 pages clairement rédigées, lisibles rapidement) avertit ses lecteurs·trices, en préliminaire, que son travail était bouclé peu avant les « événements des 7-9 janvier » et qu’« en dépit de leurs répercussions immenses », il n’a pas « souhaité intégrer une analyse de ces événements tragiques qui, à [ses] yeux, n’invalident pas le propos de cet ouvrage. »

Le mérite de cette étude est de rendre raison de l’apparition de cet « État islamique » dont la mésinformation généralisée à propos du Moyen Orient a pu laisser croire qu’il s’était formé du jour au lendemain, un peu comme les champignons en automne. De fait, les tueries du début de l’an à Paris ont sidéré l’opinion publique, lui faisant perdre tout sens commun – jusqu’à acclamer la police[1] ! Mais cette sidération avait déjà lieu auparavant, provoquée, entre autres, par les scènes gore de décapitation volontiers mises en scène et diffusées par les partisans de ce fameux État islamique. Effet de choc, voulu semble-t-il par ceux qui l’orchestrent, et qui, combiné à la médiocrité médiatique ambiante, escamote toute analyse, toute remise en perspective, toute réflexion en somme. Dans ce contexte, les éclaircissements apportés par Pierre-Jean Luizard sont les bienvenus.

Pour résumer sa thèse, on pourrait dire que l’État islamique est le produit du colonialisme européen (franco-anglais), continué sous la forme du maintien sous tutelle de la région par les grandes puissances de la guerre froide, pour finir en apocalypse avec la guerre Iran-Irak, d’abord, les guerres américaines ensuite.

Daech (acronyme de État islamique en Irak et au Levant, en arabe, utilisé par les ennemis de l’État islamique pour dénier sa prétention à la légitimité étatique, précisément) s’appuie sur les populations arabes sunnites. Son « gros coup » a été, après la « conquête » de vastes territoires en Irak, son implantation en Syrie et l’effacement d’une grande partie de la frontière entre ces deux pays. Cette frontière datait de l’époque coloniale : « Le sort de la région [avait été] rapidement scellé lors de la conférence de San Remo le 25 avril 1920 en l’absence de tout représentant arabe […] » : les vainqueurs de la Première Guerre mondiale se partageaient les dépouilles de l’Empire ottoman. La France reçut ainsi le « mandat » sur la Syrie et le Liban, tandis que la Grande-Bretagne, elle, recevait le mandat sur l’Irak, la Palestine et la Transjordanie. Les puissances coloniales s’ingénièrent ensuite, afin d’asseoir leur domination, à jouer les ethnies et les obédiences religieuses les unes contre les autres, selon l’antique et toujours efficace formule impériale, Divide et impera. En Irak, cette stratégie aboutit à réserver le pouvoir aux sunnites, lesquels ne représentaient pourtant qu’une minorité face à la majorité chiite et aux Kurdes. Pierre-Jean Luizard consacre quelques paragraphes aux origines du clivage entre sunnites et chiites, sur lequel s’appuya cette politique coloniale.

« Du fait de son message, de ses pratiques et de ses rituels, le chiisme est particulièrement apte à séduire les populations opprimées ou en situation d’infériorité, dans la mesure où il met en avant le devoir qui incombe à chaque croyant de se révolter contre l’injustice, contre la tyrannie et contre les pouvoirs illégitimes. »

De fait, en Irak (comme au Liban), la masse des paysans sans terre et des pauvres était (et est encore) chiite. Ce rapport de domination se perpétua après le retrait de la puissance mandataire. Il fut conforté par la décision américaine, et plus largement occidentale, de soutenir à fond Saddam Hussein dans la lutte contre l’épouvantail de la révolution iranienne (1979), et ce par tous les moyens, y compris et surtout une guerre atroce qui dura huit ans (1980-1988). L’Irak en sortit exsangue.

« Une fois la guerre terminée, […] les Américains changent de braquet, estimant que la puissance militaire du régime [de Saddam] devient une menace pour leur alliés régionaux. Washington pousse donc les pétromonarchies du Golfe à réclamer le remboursement des dettes contractées auprès d’elles par Bagdad, tout en sachant très bien que la destruction des infrastructures pétrolières et la débâcle de l’économie irakienne rendent ces exigences parfaitement irréalistes. L’occupation du Koweït, en 1990, est une conséquence et une réaction de fuite en avant du régime de Saddam face à la banqueroute de l’État. »

On connaît la suite : la guerre américaine (et française, entre autres) en 1991, puis l’embargo, tout aussi meurtrier qu’une intervention militaire, et enfin l’invasion de 2003. On sait moins qu’en 1991, la coalition occidentale laissa les mains libres à Saddam pour massacrer chiites et Kurdes qui s’étaient soulevés contre lui, et cela en utilisant, entre autres, un arsenal chimique fourni par ces mêmes Occidentaux (Allemands et Français, pour ne citer qu’eux)…

Les attentats de septembre 2001 ont modifié la donne :

« Dans la volonté forcenée de trouver un nouveau bouc émissaire aux attentats d’Al-Quaïda sur le sol américain, Washington a désigné l’allié d’avant-hier et l’obligé d’hier. Le tropisme idéologique des néoconservateurs s’accompagne alors d’un amateurisme stupéfiant dans la gestion de l’occupation et d’une incompréhension totale de l’histoire et de la dynamique des rapports entre l’État irakien et sa société. Le régime de Saddam Hussein était le dernier avatar du système politique fondé par les Britanniques en 1920. Sa chute signe aussi l’effondrement de l’État irakien en place. »

Les Américains ont tout simplement remplacé les sunnites au pouvoir jusque-là par les chiites et les Kurdes, tout en essayant de maintenir une fiction de fédéralisme comme cache-sexe du communautarisme politique. Mais cela a donné, entre 2005 et 2008, une guerre civile confessionnelle entre sunnites et chiites, qui a provoqué des centaines de milliers de morts supplémentaires.

« Avec la tentative de pouvoir autoritaire et répressif de Nouri al-Maliki, le schéma irakien de l’État en guerre contre sa société se reproduit, cette fois au service d’une coalition de factions communautaires chiites marquées par une corruption et un clientélisme sans limite. Les espoirs que les Arabes sunnites conservaient encore malgré tout dans l’État irakien s’évanouissent avec la répression féroce de leurs manifestations en 2013 et 2014. On comprend dès lors le succès de l’État islamique et sa création d’un “pays sunnite” auprès de cette communauté. »

Cependant, l’État islamique s’est aussi implanté en Syrie – et c’est d’ailleurs son coup de génie, celui qui affirme sa légitimité révolutionnaire grâce à la remise en cause de frontières établies (quel autre mouvement dans le monde peut se prévaloir aujourd’hui d’un tel succès ?) et, qui plus est, de frontières coloniales. Évidemment, cet élan de déterritorialisation est au service d’un mouvement de reterritorialisation tout ce qu’il y a de plus classique : la création d’un nouvel État. Mais revenons à la Syrie. Sans remonter, comme pour l’Irak, à la période coloniale, on n’évoquera ici que les plus récents développements.

« Depuis 2011, confronté au soulèvement populaire [le dit “printemps arabe”], Assad choisit la politique du pire et joue la carte d’une confessionnalisation à outrance du conflit, qui révèle une convergence perverse [de son régime] avec les objectifs des forces djihadistes surgies à ce moment. »

Ainsi, le président syrien a-t-il ordonné la libération dès 2011 de « centaines de prisonniers salafistes-djihadistes » afin « d’affaiblir les tendances les plus laïques et les plus pacifistes au sein de l’opposition ». Stratégiquement, il s’en prend prioritairement aux zones contrôlées par l’Armée syrienne libre, la principale force armée d’oposition au début du conflit, laissant « s’étendre le territoire contrôlé par les milices salafistes ». Assad mise ainsi sur le vieux mot d’ordre des pouvoirs aux abois : « Moi ou le chaos. » Mais si, malheureusement, il semble que ce mot d’ordre ait été bien entendu par les Occidentaux, qui n’ont guère bougé pour soutenir les forces démocatiques, le chaos s’est inexorablement étendu « et c’est dans ce contexte de violence structurelle, de délitement institutionnel et de fragmentation territoriale que l’État islamique est venu s’insérer et a consolidé son emprise dans presque tout le nord-est du pays. »

Il y aurait encore pas mal de choses à relever dans ce livre, par exemple la manière dont fonctionne l’État islamique dans les territoires qu’il contrôle, sa maîtrise des moyens de communication et de la propagande, et l’intelligence stratégique dont il a fait preuve jusqu’ici. On se contentera de reprendre la conclusion de Pierre-Jean Luizard, tout en recommandant la lecture de son livre qui nous apprend beaucoup plus que le flot continu d’images, de sons et de textes déversés par les médias occidentaux, décidément de plus en plus bigleux et bigots.

« L’État islamique a prospéré sur le conflit confessionnel croissant entre sunnites et chiites à l’échelle régionale. Ce conflit est né de l’incapacité des États en place à accueillir sur une base citoyenne le mouvement d’émancipation politique et social des communautés chiites du monde arabe. L’État islamique, dont la base est sunnite, a déclaré la guerre à tous dans un coup de poker magistral dont l’issue demeure inconnue. […] Il est évidemment difficile de prédire l’avenir de l’État islamique, aujourd’hui pris en tenaille entre des forces hostiles de tous côtés. Mais sa défaite militaire ne réglerait rien si les causes de son succès initial ne sont pas prises en compte. »

 

[1] Or sous tous les cieux sans vergogne,/c’est un usage bien établi :/dès qu’il s’agit d’rosser les cognes,/tout le monde se réconcilie : Tonton Georges, réveille-toi, ils sont devenus fous !

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