Le ou la politique ?

Article écrit en été 1997 (et destiné à l’origine à une émission de Radio Zinzine réalisée en partenariat avec La Quinzaine littéraire.)

La Quinzaine Littéraire consacre son numéro spécial d’été – qui couvre tout le mois d’août – au « Retour de la politique ». On fait évidemment allusion ici à deux événements : ce qu’on a pris l’habitude de nommer le « mouvement social » de décembre 1995 et la grande mobilisation de l’hiver et du printemps 1997 contre la loi Debré. Deux événements qui n’ont rien de politique a priori si l’on considère la politique comme étant le lieu de la conquête du pouvoir et de son exercice. Certains auteurs choisissent le terme de « police » pour caractériser cette dernière activité qui s’apparente plus à de la gestion de ce qui existe qu’à de la création de nouveaux rapports sociaux. On innove sans cesse, on perfectionne les techniques de gouvernement (ou d’opposition, ce qui, en régime d’alternance démocratique, revient au même), mais on invente peu. Innovation policière – mettons, par exemple, le complexe militaro-humanitaire – contre invention politique – l’insurrection zapatiste –, la typologie est élégante mais présente l’inconvénient d’une certaine confusion. Car il y a bien des politiques policières qui se servent, entre autres, de polices politiques pour arriver à leurs fins, et dans le camp d’en face, il faut bien, aussi, développer des instruments gestionnaires afin de policer les territoires libérés grâce à l’invention politique. Bref, on n’en sort pas. Certes, Jacques Rancière a raison de dénoncer l’ineptie du « tout est politique » des soixante-huitards. Comme il le fait justement remarquer, on peut tout aussi bien le retourner en son contraire, « rien n’est politique ». Mais, à moins de s’en tenir à une définition très précise fondée sur l’étymologie grecque du mot, peut-on vraiment parler de la politique ? La question est venue facilement, presque sans y penser, mais il s’en faut que la réponse suive le même chemin… Car employer le pluriel nous expose à de nouvelles difficultés. Un pluriel très couru, d’ailleurs. On dit : « les politiques des pays industrialisés », ou « les politiques financière, agricole, de santé publique, d’aménagement du territoire », etc, tant et si bien que n’importe quel gérant de supermarché s’imagine conduire une politique commerciale tandis que les heureux propriétaires de la Société du Tour de France mènent, cela va de soi, une remarquable politique de communication. Cette affaire du politique, comme on l’énonce la bouche en cul-de-poule lorsque l’on veut proclamer bien haut son mépris pour la politique des affaires, se révèle enfin assez complexe pour mettre en jeu, au-delà du couple singulier-pluriel, l’antique opposition masculin-féminin. Le français, macho comme il se doit en pays latin, virilise le politique, naturellement noble comme un peuple flatté par ses politiciens, et féminise la politique périodiquement maculée de sang comme les mêmes politiciens flétrissent les excès de la vile populace. Publié dans le dernier numéro du journal Les Périphériques vous parlent, l’article de Cristina Bertelli sur « la mise en jeu de l’ordre du féminin » démontre que cette dernière remarque est plus pertinente qu’il n’y paraît. Elle y évoque les dynamiques de connaissance et de reconnaissance engendrées respectivement par les filiations maternelle et paternelle. « Autant le père symbolise le déjà-là », écrit-elle, « autant la mère symbolise ce qui est à faire. » Le politique est ainsi conservateur du déjà-là reconnu comme tel, tandis que la politique cherche non pas à le renverser, mais autre chose, quelque chose qui n’est pas encore là, quelque chose que nul ne saurait reconnaître puisque c’est encore inconnu. Quelque chose à naître, quelque chose à connaître. On entrevoit peut-être ici un début de solution à notre problème. Après avoir affirmé notre préférence pour la politique, proposons-nous de nous réconcilier au pluriel avec la catégorisation suivante : il y aurait donc des politiques de reconnaissance et des politiques de connaissance. Ainsi, il serait facile de voir que la désormais célèbre « pensée unique » relève d’une politique de reconnaissance à tendance totalitaire, puisqu’elle ne se contente pas d’exiger son dû, mais qu’elle prétend en outre être reconnue comme la seule politique possible, c’est-à-dire qu’elle condamne d’avance toute autre politique, toute politique de connaissance. Le pouvoir actuel s’opposant à tout autre. Ce qui est déjà là niant ce qui pourrait advenir. Le présent contre le devenir. C’est évidemment une utopie morbide, mais c’est bien ce qui se produit sous nos yeux. Ce que la Quinzaine Littéraire nomme « retour de la politique » s’oppose à ce néototalitarisme. Ou plutôt, s’y est opposé. Car les mouvements dont il est question n’apparaissent plus en ce moment. N’ont-ils été que des spasmes, des convulsions éphémères ? Si brève soit-elle, leur existence aura eu le mérite… d’exister, fournissant ainsi la preuve que la réalité n’est pas seulement celle du pouvoir, mais qu’elle est aussi toujours en puissance, dans les reins et les cœurs capables de révolte. D’ailleurs, on peut se demander si une politique de connaissance peut durer plus que l’espace de quelques instants — des instants à l’échelle collective, ce qui est relativement long. La volonté de se perpétuer telle qu’elle s’est fondée en un acte de naissance collectif ne se traduirait-elle pas immédiatement en volonté de reconnaissance, autrement dit en acte(s) de pouvoir ? On a vu beaucoup de révolutions finir ainsi. Et combien d’églises, de partis, de syndicats et autres groupements à visées utopiques ont-ils survécu à leurs idéaux d’origine ? Une histoire vieille comme le monde. Mais une histoire encore bien vivante pourtant, contrairement aux prédictions loufoques d’un Fukuyama. Car, pas plus que la vie, elle ne se laisse arrêter très longtemps. En ce sens, la politique est toujours de retour, quoique jamais la même. Elle surgit là où on ne l’attendait pas, de la forêt lacandone, d’une église occupée par des sans-papiers, d’une gare de triage ou des fax de quelques dizaines de cinéastes. Demain, elle sera ailleurs. Elle continuera à porter sur le monde un regard d’enfant avide de connaissance. Elle bouleversera les points de vue, brouillera les perspectives, déplacera les lignes. En ce sens, elle ne sera jamais de retour, visant toujours au-delà des horizons de connaissance. D’ailleurs, elle bannira « toujours » et « jamais » de son vocabulaire.

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