Borgès, une biographie de l’éternité, par Jean-Clet Martin

Paris, éditions de l’Éclat, 2006.

Cette note a été rédigée par René Schérer en 2006 (Schérer René, « Le bibliothécaire aveugle. », Chimères 3/2006 (N° 62) , p. 193-194, en accès libre sur Cairn.info). Le responsable de ce blog ne pouvait qu’y être sensible, nourrissant une certaine tendresse pour Schérer et Borgès, sans parler de Jean-Clet Martin, philosophe qui a travaillé sur Deleuze ni de Chimères, revue longtemps animée, entre autres, par Félix Guattari.

Le bibliothécaire aveugle

Michel Foucault disait, au cours d’un entretien, en 1976, à propos de «  la tendance expérimentée par Borgès », que «  tout en décrivant les savoirs ou les civilisations ( il faut dire que la civilisation moderne est précisément fondée sur ces savoirs), il met en relief le poids de l’inquiétude et de l’angoisse qui résident dans la civilisation moderne constituée autour de ces savoirs ». Ajoutant: « c’est là, me semble-t-il que réside la force critique que possède la littérature borgésienne ».

Sans réduire à cette appréciation la pensée de Foucault sur Borgès qui fut, on le sait, une de ses références littéraires privilégiées, et que Les Mots et les choses mettent à l’honneur en citant sa célèbre taxinomie à la chinoise, il est certain que ce qui a attiré Foucault est cette critique chargée d’inquiétude, mais aussi d’ironie subtile, du savoir, d’une logique prise souvent à ses propres pièges et plus à même d’embrouiller l’écheveau du monde que de nous en dépêtrer.

Et Foucault, sans aucun doute, dans cette attitude d’humour hautain qu’il affectionne, pouvait s’y reconnaître, du moins s’y retrouver aisément.

Avec l’étude considérable que Jean-Clet Martin a consacrée à l’écrivain argentin, sans qu’il y ait incompatibilité, il y a divergence de lecture et d’accent. Lecture empathique et passionnée ; accent mis sur les proliférations de l’imaginaire, le déploiement du monde et son écriture quand on le fait échapper à l’étau de la connaissance. Quand on le livre à la liberté de ses reflets et de ses replis, hors des contraintes des protocoles de la science objectivante. Le Borgès qui se découvre alors, qui se délivre, est celui des contes, des rêves, des «  tigres bleus », des milongas. Le maître incontesté de ces « puissances du faux » sous le signe desquelles Nietzsche, puis Deleuze après lui et à partir de lui, ont placé, pour nous, la littérature et toute créativité contemporaine.

Le plus bel éloge que l’on puisse, je crois, faire de ce livre, est d’être la meilleure et la plus claire des introductions à une œuvre généralement peu connue du lecteur français, rangée, en général, parmi les œuvres «  difficiles ». Très pédagogiquement, très utilement, Jean-Clet Martin a fait suivre d’un index la série des entrées qu’il propose dans les labyrinthes borgésiens, ces chemins qui bifurquent en tous sens. « Bifurcation » étant, d’ailleurs, leur dénomination générique, qui, à quelque niveau et à quelque moment qu’on les prennent, débouchent toutes sur une rupture avec la clarté prétendue de l’évidence cartésienne, sur la mise en question de toute idée d’origine, sur l’indécidabilité du vrai, d’un référentiel absolu. Tout n’étant que reflet et reflet de reflet, jeu de miroirs. L’écriture se substitue partout à la vue. La vue, ce sens dit le plus noble et le plus indispensable à la connaissance, dont l’écrivain sera progressivement privé. Mais aussi la vue, maîtresse de cette illusion indéracinable, à la fois classique et moderne (le classicisme du moderne) que le monde pourrait être tenu sous un regard. Qu’il y aurait un point de vue exact, un unique point de vue vrai.

Non, il n’y a que l’écriture du monde, et la clarté analytique n’est que leurre, ainsi que l’opposition de la réalité au rêve.

On pensera à Genet, à ses jeux de miroirs, au « rêve des Black Panthers » s’élevant au-dessus du rêve de l’Amérique, aux feintes et aux « trahisons » affirmées du « spontané simulateur ». Et aussi à la suspicion jetée par Borgès, d’une manière si éclatante et décisive pour notre époque contemporaine, sur la « fonction auteur », cette fiction d’un romantisme attardé. L’auteur s’efface pour faire place à l’envahissement des images ; hors de la maîtrise du « faiseur » (hacedor) sur sa « propre » création. Au lieu de cela, on ne trouve que prolifération des lignes de fuite, bifurcations dans le labyrinthe ; que dépossession et déroute du cogito.

« Il n’y a pas de sujet, écrit Jean-Clet Martin, à propos d’une des nouvelles de Le livre de sable, sans supposer l’infinité des relations qui le dissolvent dans toutes les directions et le font communiquer avec d’autres personnalités. Il n’y a que des séquences, une périodisation d’événements congruents qui peuvent se dissoudre sur d’autres portées » (Bifurcation 15, p. 187)

Coexistence de tous les possibles, et même, et de ceux qui paraissaient ne pouvoir l’être entre eux, les « incompossibles », comme disait Leibniz ; «  étoilement de sentiers » (p.222). Telle restera fixée pour nous, dans notre mémoire, la signature musicale de Borgès, par la forte et convaincante écriture de Jean-Clet Martin.

René Schérer, 30 octobre 2006

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