La Sorcière et l’Occident, par Guy Bechtel.

La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers. Plon, 1997

C’est un pavé : 734 pages (table, bibliographie et index compris). Ce format a permis à l’auteur de proposer une compilation très abondante d’informations sur les sorcières et surtout sur les chasses aux sorcières. De ce point de vue, c’est un ouvrage intéressant. Mais cet avantage (du format) est aussi bien un inconvénient, car le désir de tout exposer des tenants et des aboutissants d’un phénomène complexe finit par en empêcher toute prise de vue synthétique. Finalement, la promesse du titre – la sorcière et l’Occident – n’est pas vraiment tenue: tout au plus l’auteur avance-t-il, dans son Avant-propos, que la chasse aux sorcières est probablement le premier événement européen – à quoi l’on pourrait répondre qu’il ne s’agit peut-être pas du premier, si l’on considère que les Croisades, commencées peu après l’an 1000, soit un demi-millénaire auparavant, furent elles aussi un événement fondateur de l’Europe…

Par ailleurs, l’auteur insiste à juste titre sur la dimension « moderne » des persécutions qui atteignirent leur apogée entre 1560 et 1650 : il ne s’agit pas d’un phénomène moyenâgeux, comme on l’a cru et comme on le croit encore souvent, mais bien de l’avènement d’un monde nouveau qui se veut gouverné par la Raison. Les Lumières ne sont pas loin. C’est pourquoi on peut regretter que Guy Bechtel n’ait pas creusé un peu plus dans ce sens : quel est donc ce rapport obscur qui lie rationalité et barbarie, ombres et lumières, civilisation et bûchers ?
Au lieu de cela, l’auteur, après avoir passé en revue les événements, leur contexte, les différentes explications et interprétations qui ont pu en être données par les chercheurs – tout cela de manière assez exhaustive, et c’est l’intérêt de son ouvrage – conclut assez piteusement sur une hypothétique et non moins étrange « nature humaine », s’abritant pour ce faire sous l’autorité d’un Foucault qu’on n’attendait pas là : « Seule consolation dans cet univers où le sang et les larmes font avancer l’humanité: la vitalité de l’espèce humaine. Quel étrange animal que cet homme, dont Michel Foucault déjà soulignait la “nature double”, la complexité de “l’obscure racine”, lieu “d’échange perpétuel entre raison et déraison”; cet être qui dépense des fortunes de temps, de pensée et d’énergie, parfois de technique et de science, pour se blesser, pour s’amputer, se nier, parfois se tuer, toujours se faire le bourreau de lui-même. » Ouf ! Nous voici bien avancés !

Mais revenons sur ce qui fait l’intérêt du livre, soit son côté « factuel ». Tout d’abord, il faut préciser ce que l’on entend par sorcières et sorcellerie : en effet, un certain art du « maléfice » a toujours existé, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Sous ce terme de maléfice (maleficium), on comprenait des pratiques de magie plus ou moins « naturelle », plus ou moins « noire » – le spectre était relativement large, depuis l’art des guérisseurs et guérisseuses connaissant les bienfaits des plantes, jusqu’à celui de jeter des sorts ou de s’en protéger, en passant par les recettes pour rendre amoureux ou, au contraire, impuissant… Rien de très méchant, même si quelques images plus inquiétantes circulaient déjà, depuis l’Antiquité également, de stryges capables de de fendre les airs durant la nuit et susceptibles de métamorphoses plus ou moins effrayantes.
Cependant, au XVe siècle apparaît un nouveau type de maléfice, bien plus redoutable, car il aurait partie liée avec le Diable en personne. Se répand, à travers les premiers ouvrages imprimés, ce que Guy Bechtel nomme le « portrait-robot » de la sorcière « de second type » (le premier type étant celui des « mages » traditionnels déjà évoqués). Selon les théologiens de l’époque, il existe une sorte de secte diabolique internationale qui n’a de cesse de faire triompher les forces du mal contre l’Église romaine, d’une part, la religion réformée, d’autre part. Car les deux ennemis de l’époque sont d’accord sur ce point : il faut exterminer les sorcières. Guy Bechtel insiste à juste titre sur le raidissement dogmatique qui eut lieu à cette époque chez les catholiques et les protestants, et qui se manifesta par un regain d’intolérance vis-à-vis des marginaux des deux camps (en soulignant ce qu’elle a de grossier, on pourrait faire une analogie avec ce qui se passa durant la guerre froide quand, de chaque côté, on éliminait son opposition en l’accusant de frayer avec l’ennemi).
L’autre point important relevé par l’auteur, c’est l’antiféminisme de plus en plus affirmé de l’époque – même si la domination patriarcale ne date pas de ce moment-là, on observe cependant un recul des quelques libertés féminines (en particulier de la capacité juridique des femmes), tandis que l’Église catholique identifie toujours plus la femme et le péché.

La première chasse d’envergure eut lieu… en Suisse, ou plutôt dans les cantons de ce qui devait devenir la Confédération helvétique, ainsi qu’en Dauphiné et Savoie, vers 1480. Mais la plus grande multiplication des bûchers n’intervint qu’environ un siècle plus tard, de 1580 à 1650. Guy Bechtel estime à une centaine de milliers le nombre de procès, et à 50 000 environ le nombre de morts – qui furent surtout des mortes (en gros quatre sur cinq) – brûlé·e·s, vifs, vives ou non, sur les bûchers. Cela se passa à travers toute l’Europe, mais 75% des victimes sont concentrées dans trois régions : l’Allemagne rhénane et du Sud, la Suisse et la Lotharingie (soit la Lorraine, la Franche-Comté et la Bourgogne actuelles).

Le « profil type » de la sorcière, autant qu’on puisse l’établir, est celui d’une vieille femme, veuve ou célibataire, habitant la campagne.

Ce qui est frappant, c’est que lors de tous les procès, les accusés, avant ou après la torture, déclarent à peu près les même choses, souvent dans les mêmes termes – et l’exemple le plus parlant de cette curieuse uniformité est celui du « sabbat » – une réunion nocturne durant laquelle on se livre à des abominations avec le Diable et ses affidés. Il paraît assez évident que les aveux stéréotypés des sorcières proviennent des ouvrages écrits par les théologiens, dont elles ont eu connaissance par les arrêts, lus en public, des procès précédents, par les sermons des curés, par de petites feuilles imprimées qui circulaient dans les campagnes, par les dires des voyageurs et chemineaux, nombreux en ce temps-là, qui rapportaient ce qu’ils avaient vu ou entendu ailleurs.
Comme ne le fait pas remarquer Guy Bechtel, ce « complot international », ce « pacte avec les forces du mal », et ces aveux qui finissent toujours par confirmer ce que l’on savait déjà, ne peuvent pas ne pas évoquer l’antiterrorisme d’aujourd’hui et ses fantasmes.

Au-delà des « causes » et des « explications » de la chasse aux sorcières, il faudrait justement s’intéresser à ses effets : a-t-elle eu, ou non, des conséquences sur les formes de sociabilité, de solidarité, de convivialité de l’époque ? A-t-elle changé quelque chose aux pratiques d’accouchement, d’avortement, de guérison ? Ou alors, a-t-elle seulement accompagné de profonds changements dans ces domaines ? On pressent en tout cas quelque chose de cet ordre, une diabolisation qui ne serait pas limitée aux sorcières, mais qui se serait étendue aux femmes, à une certaine nature encore perçue comme sauvage (non encore « enclose »), aux échanges non-monétaires…
Et, explorant ces effets, on pourrait peut-être éclairer un peu mieux ce que fut la naissance de la modernité – bref, plutôt que de s’interroger sur une mystérieuse nature humaine, tâcher de mieux comprendre ce qui a fait – ou puissamment contribué à faire – l’Occident.

f. h., 28 octobre 2013

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