4 livres

Classer, dominer, Christine Delphy, éd. La fabrique, Paris 2008

Le Spectateur émancipé, Jacques Rancière, éd. La fabrique, Paris 2008

Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, Coco Fusco, éd. Les Prairies ordinaires, Paris 2008

Des Images et des bombes, Retort, éd. Les Prairies ordinaires, Paris 2008

Je parle dans les lignes qui suivent de quatre livres parus entre septembre et décembre 2008 aux éditions de la Fabrique: Classer, dominer, par Christine Delphy et Le Spectateur émancipé, par Jacques Rancière, et aux éditions Les Prairies ordinaires: Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, par Coco Fusco et Des Images et des bombes, par Retort (un collectif d’opposants américains). Les deux premiers sont des textes français, tandis que les deux autres sont des traductions de l’anglais américain. D’après ce que je savais de ces textes et de leurs auteurs, j’avais pensé les mettre en rapport par couples – Fusco et Delphy – deux ouvrages féministes, – Rancière et Retort, deux essais qui reviennent sur la question de l’image et du spectacle. En les lisant, j’ai compris que mon idée était quelque peu simpliste. En effet, les problématiques abordées s’entrecroisent et Coco Fusco, par exemple, parle au moins autant de la guerre de l’image et de la communication qui accompagne la guerre menée par les États-Unis d’Amérique « contre le terrorisme » (Irak, Afghanistan, etc.) que du nouveau rôle des femmes dans l’armée américaine. Commençons justement par le Petit manuel de torture… Ce titre est en fait celui d’un guide pratique illustré des techniques « féminines » d’interrogatoire. Il est inspiré par les témoignages recueillis sur les « tactiques sexuelles auxquelles on sait maintenant qu’ont eu recours les femmes-soldats » de l’armée américaine en Irak ou à Guantanamo, entre autres. « Alors même, écrit Coco Fusco, que plusieurs enquêtes récentes sur les abus dans les prisons militaires signalent le recours à l’agression sexuelle au cours d’interrogatoires menés par la Police Militaire, ces techniques ne font l’objet d’aucune description explicite dans les manuels [publiés par l’armée et la CIA depuis les années 60 afin de décrire les techniques autorisées]; et il n’y est fait aucune mention des méthodes propres aux femmes-soldats chargées d’interrogatoire. » Coco Fusco, qui est une performeuse (on peut voir des extraits de ses réalisations sur internet), a décidé de lutter avec ses moyens artistiques contre l’ignorance, pour ne pas dire l’indifférence de ses concitoyens à propos de la guerre en Irak: « L’une des dimensions les plus habiles et les plus effrayantes de la machine de guerre actuelle est l’efficacité de toutes les stratégies mises en œuvre pour nous en maintenir à distance tant physiquement que psychologiquement », écrit-elle dans l’essai qui occupe l’essentiel de son livre: « Extension du domaine de la femme ». Ainsi que le souligne Claire Fontaine (pseudo d’un collectif d’artistes) dans sa préface à l’édition française, il s’agit de ramener la réalité de la guerre au cœur même du confort matériel et moral de « l’arrière ». Une démarche artistique qui avait déjà été celle de Martha Rosler, dont la série de collages Bringing the war home, réalisée entre 1967 et 1972, montrait « des intérieurs bourgeois hantés par des corps de Vietnamiens moribonds ou des soldats aux aguets derrière les rideaux ». L’idée est donc de donner à voir l’obscène auquel notre silence ou notre passivité donnent en quelque sorte le champ libre, afin de provoquer un sursaut des consciences. On lira plus loin ce que dit Jacques Rancière sur cette démarche, puisqu’un de ses textes rassemblés dans Le Spectateur émancipé évoque précisément le travail de Martha Rosler. « Extension du domaine de la femme » se présente comme une lettre ouverte à Virginia Woolf, qui répondit dans Trois Guinées à la question de savoir que pouvaient les femmes pour empêcher la guerre. Or les femmes de ce temps (1935) n’étaient pas directement impliquées dans les opérations militaires. Coco Fusco constate qu’il en va tout autrement aujourd’hui, puisque non seulement les femmes-soldats sont de plus en plus nombreuses, mais encore l’armée les utilise en tant que femmes pour rendre plus « efficaces » les procédures d’interrogatoire. Pourtant, dit-elle, « une partie de moi a longtemps cru que les femmes, puisqu’elles n’y prenaient pas part, n’étaient en rien responsables de ces batailles qui détruisent tant de vies. C’est cette même partie de moi qui se trouve pétrifiée à la vue de celles qui participent aux guerres actuelles en mon nom, et je sens bien que cela m’oblige à revenir sur mes erreurs et mes préjugés passés quant à la féminité et son rapport au pouvoir ». Effectivement, les images de torture de prisonniers irakiens par des femmes-soldats américaines, qui ont fait le tour du monde, auraient dû nous éclairer, si nous ne l’étions pas encore, sur le fait que les genres sont bien des constructions sociales, historiques et idéologiques, et non des données « naturelles »: « […] les femmes, au même titre que les hommes, peuvent très bien participer à des circuits de violence institués », autrement dit, torturer des prisonniers. « Plus l’exercice du pouvoir politique et l’utilisation d’armes en situation de conflit deviennent accessibles aux femmes américaines, plus il est clair que nous n’en faisons pas un usage très différent de celui qu’en font les hommes », écrit encore Coco Fusco. Cette sorte d’égalité ne va pourtant pas dans le sens d’une quelconque émancipation, c’est le moins qu’on puisse dire. Loin de là, les stéréotypes sexistes restent bien présents et utilisés, comble de perversité, par l’armée américaine, et ce à double titre. Premièrement, dans la « sexualisation » des interrogatoires: « Si l’armée doit incorporer des femmes, c’est qu’elle peut aussi mettre à profit leurs atouts ainsi que les mœurs permissives de nos sociétés en matière d’exhibition sexuelle. Le travail d’information sur les autres cultures est lui-même orienté de façon à permettre l’usage de l’identité et de la pratique sexuelles comme techniques punitives. La prétendue liberté sexuelle de la femme américaine devient ainsi une arme permettant de matraquer des prisonniers issus d’une société supposée moins permissive. » Les stéréotypes sont ensuite utilisés une deuxième fois pour banaliser et faire accepter l’usage de la torture. Ce qui, perpétré par des hommes, aurait été difficile à présenter comme autre chose que de la torture, se transforme soudain en quelque chose de beaucoup plus fantasmatique lorsque ses auteurs sont des femmes. Sans parler des tarés qui jouissent devant des images comme celles d’Abou Ghraïb, les médias ont souvent présenté les faits intolérables qui se sont déroulés dans cette prison militaire comme des dérives individuelles pathologiques (sado-masochisme), version d’autant plus crédible, selon eux, que des femmes étaient impliquées… Et puis, comme le souligne Coco Fusco, notre société machiste ne dispose pas du vocabulaire pour parler des femmes impliquées dans la violence institutionnelle, encore moins si cette violence est sexuelle. Si des actes dégradants ou des mauvais traitements sont commis par le « sexe faible », comment appeler cela de la torture? Bien sûr, si l’on demandait leur opinion aux prisonniers soumis à ce genre de traitement, on peut s’imaginer qu’il en irait autrement. Mais cette option n’est pas prévue au programme… La conclusion de Fusco est la suivante: « D’un côté, les femmes américaines continuent à subir le sexisme sous différentes formes, mais d’un autre côté, grâce à leur implication en tant qu’Américaines dans l’exercice du pouvoir mondial, les femmes sont invitées […] à se comporter en agresseurs, en faisant souvent, pour y parvenir, un usage stratégique de leur féminité. » J’ai souligné cette construction en deux « côtés » apparemment contradictoires, car il me semble que c’est là une petite faiblesse théorique de l’auteur. J’y reviendrai en parlant du livre de Christine Delphy, plus rigoureuse sur ce plan-là. Reste que ce Petit manuel est tout de même très utile, ne serait-ce que parce qu’il nous oblige à nous interroger sur « ce que la guerre fait de nous », que nous le voulions ou non.

Le Spectateur émancipé, de Jacques Rancière, est aussi le titre du premier des cinq textes rassemblés dans le recueil éponyme paru aux éditions La fabrique. Il y traite de ce paradoxe du théâtre (et plus généralement des « performances ») qui voudrait en quelque sorte supprimer le spectateur, entendu comme personnage passif, par opposition aux « acteurs » et metteurs en scène qui lui « donnent à voir ». Car, selon les présupposés implicites qui régissent la pensée des spectacles, être spectateur, ce serait, d’une part, renoncer à connaître, en se satisfaisant d’une apparence (produite par toute une machinerie dont le simple pékin n’a évidemment aucune idée), et ce serait également renoncer à agir. Forts de ces présupposés, les réformateurs du théâtre ont voulu combler le fossé entre acteur et spectateur, et ce en suivant deux voies principales: celle de Brecht, qui prône la « distanciation » afin de faire prendre conscience au spectateur, à la fois de sa place au théâtre, mais aussi dans le monde de la lutte des classes, et celle d’Artaud, qui se propose plutôt d’abolir toute distance entre acteur et spectateur, afin d’inclure ce dernier dans le spectacle, dans ce qui se joue. Les deux voies tendent ainsi vers la restauration d’un peuple, d’une classe, d’une communauté perdue parce que séparée d’elle-même. Le « bon » théâtre serait donc celui qui utilise sa réalité « séparée » (de simulacre) afin de la supprimer… Rancière propose une autre voie, qui passe par le réexamen des équivalences tacitement admises entre public et communauté, regard et passivité, extériorité et séparation, médiation et simulacre. Équivalences qui reposent elle-mêmes sur des couples d’oppositions entre collectif et individuel, image et réalité vivante, activité et passivité, possession de soi et aliénation. Ces oppositions, nous dit-il, sont tout autre chose, ici, que de simples oppositions logiques de terme à terme, car elles définissent un partage du sensible, une distribution a priori des capacités et des incapacités. En tant que telles, elles appartiennent à la structure de la domination et de la sujétion. La voie de l’émancipation proposée par Rancière consiste à les remettre en cause, et à remettre en cause la logique abrutissante qu’elles mettent en œuvre, et qui s’appuie essentiellement sur l’idée simpliste d’identité entre la cause et l’effet – si je montre ceci, le spectateur va penser cela. Dans la logique de l’émancipation, il y a toujours un troisième terme entre l’idée, l’intention de l’artiste et la compréhension du spectateur. Ce troisième terme, c’est la performance elle-même, comme on pourrait parler, dans un autre domaine que le rédacteur de cet article connaît mieux, de l’événement de la lecture: chaque lecture d’un même texte est particulière (je pense par exemple à l’expérience commune de la lecture d’un même roman à quelques années d’intervalle – nous avons alors l’impression de ne pas lire le même livre). On voit alors ce que peuvent être les limites d’une performance telle que celle de Coco Fusco. Elle consiste à dire: je vais vous montrer ce que vous ne savez pas voir (la guerre et la torture) et j’espère que cette expérience fera de vous des citoyens actifs contre la guerre. « Il s’agit toujours, écrit Rancière dans le deuxième texte du recueil, « Les Mésaventures de la pensée critique », de montrer au spectateur ce qu’il ne sait pas voir et de lui faire honte de ce qu’il ne veut pas voir. » Aussi respectable que soit la démarche de la performeuse, on peut douter de son efficacité politique. Dans ce deuxième texte, Rancière développe une « critique de la critique » déjà abordée à propos des spectacles: la logique de l’émancipation qu’il y propose s’oppose à l’émancipation conçue comme réappropriation d’un rapport à soi perdu dans un processus de séparation. « C’est cette idée de la séparation et de son abolition qui lie la critique debordienne du spectacle à la critique feuerbachienne de la religion à travers la critique marxiste de l’aliénation. » Rancière revisite donc la théorie du spectacle de Guy Debord. Selon ce dernier, « le spectacle n’est pas l’étalage des images cachant la réalité, écrit Rancière. Il est l’existence de l’activité sociale et de la richesse sociale comme réalité séparée. La situation de ceux qui vivent dans la société du spectacle est alors identique à celle des prisonniers attachés dans la caverne platonicienne. La caverne est le lieu où les images sont prises pour des réalités, l’ignorance pour un savoir et la pauvreté pour une richesse. Et plus les prisonniers s’imaginent capables de construire autrement leur vie individuelle et collective, plus ils s’enlisent dans la servitude de la caverne. » « Dans le monde réellement inversé, dit Debord, le vrai est un moment du faux. » Rancière poursuit: « Ainsi la connaissance de l’inversion appartient-elle elle-même au monde inversé, la connaissance de l’assujettissement du monde au monde de l’assujettissement. C’est pourquoi la critique de l’illusion des images a pu être retournée en critique de l’illusion de réalité, et la critique de la fausse richesse en critique de la fausse pauvreté. » Les analyses comme celle du philosophe Sloterdijk qui nous invitent en conséquence à nous libérer des formes et du contenu de la tradition critique ne le font « qu’au prix de reproduire sa logique. Elle nous dit, une fois de plus, que nous sommes victimes d’une structure globale d’illusion, victimes de notre ignorance et de notre résistance face à un processus global irrésistible de développement des forces productives: le processus de dématérialisation de la richesse […] » Ainsi, « cette critique de la tradition critique emploie toujours ses concepts et procédures. Or, une « réelle critique de la critique » ne saurait se limiter à « un renversement de plus de sa logique. » Ici aussi, Rancière nous propose donc une autre voie émancipatrice, qui passe « notamment par un regard nouveau sur l’histoire de l’image, […] totalement éculée et toujours prête à l’usage, du pauvre crétin d’individu consommateur, submergé par le flot des marchandises et des images et séduit par leurs promesses fallacieuses. » Comme dans le cas des spectacles, cette image est celle d’une certaine distribution des capacités et des incapacités. La critique en acte, soit: la politique, est ce qui remet en cause cette distribution. Cela passe par « des scènes de dissensus, susceptibles de survenir n’importe où, n’importe quand. […] Le dissensus remet en jeu en même temps l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable et le partage de ceux qui sont capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun. » Ainsi, « l’intelligence collective de l’émancipation n’est pas la compréhension d’un processus global d’assujettissement. Elle est la collectivisation des capacités investies dans ces scènes de dissensus. Elle est la mise en œuvre de la capacité de n’importe qui, de la qualité des hommes sans qualités. » C’est moi qui souligne ce qui me paraît être la principale leçon de Rancière. Je n’ai pas ici le loisir de poursuivre la lecture des trois autres textes du recueil, qui ouvrent pourtant des pistes très intéressantes sur les « Paradoxes de l’art politique », « L’image intolérable » et « L’image pensive ». Je ne peux que recommander ce livre à toute personne qui réfléchit sur l’art, le(s) spectacle(s) et la politique.

Avec Des Images et des bombes, du collectif américain Retort (« Riposte »), nous ne nous éloignons guère de notre sujet – la pensée critique face aux nouveaux modes de la domination –, si ce n’est qu’il est traité ici sous un angle plus politique et stratégique que philosophique. Retort se présente comme « un collectif regroupant trente à quarante opposants à l’ordre présent des choses […] basé dans la baie de San Francisco. » Ce livre, disent-ils, est né des manifestations de mars 2003 contre la guerre en Irak. Ces manifestations ont enthousiasmé Retort: « Ce fut en effet un moment historique. Jamais auparavant de telles foules ne s’étaient ainsi réunies, contre la volonté des partis et des États, avec l’objectif d’arrêter une guerre avant qu’elle ne commence. » Retort repérait cependant des faiblesses de ce mouvement. D’abord, l' »oubli » du capitalisme dans les slogans qui dénonçaient une guerre pour le pétrole et la folie des dirigeants. La diabolisation de W. Bush masquait par ailleurs le consensus de l’ensemble de la classe politique américaine contre le terrorisme et Saddam, pour le soutien à Israël et le Patriot Act. Enfin, Retort pointait l’absence totale de Al Qaida dans le discours critique du mouvement: « C’est une chose de se révolter contre l’usage que nos maîtres ont fait de la « menace ». C’en est une autre de ne pas reconnaître la réalité de la menace. » Le livre est donc organisé en chapitres qui reviennent sur ces points de faiblesse de l’expression critique. Le premier s’appelle « L’État, le spectacle et le 11 septembre ». Le règne des images, indispensable dans un premier temps pour « un capitalisme dédié à la surproduction de marchandises » et donc « à la fabrication constante du désir de marchandises », a donné lieu à la fin du siècle dernier à un « mode spécifique de gouvernement ». Ce qui signifie que « l’on ne peut comprendre la situation actuelle de la politique qu’en l’envisageant sous une double perspective: à la fois comme une lutte pure et simple pour la domination matérielle et (prenant une place toujours plus importante dans cette lutte) comme une bataille pour le contrôle des apparences. » Ici, on peut se demander si le phénomène est si nouveau que le dit Retort. On peut aussi, suivant la réflexion de Jacques Rancière, douter de l’efficace du contrôle des apparences. Plus pertinente nous semble la crainte qui fut celle de Guy Debord (on pourrait y ajouter Orwell) d’une « machine à oublier » si sophistiquée qu’elle pourrait finalement soumettre définitivement au pouvoir cette construction qu’est le passé et, ce faisant, plonger le monde dans un éternel présent. Soit: la fin de l’histoire, etc. Le deuxième chapitre est consacré à l’exposé puis à la réfutation – du moins à la problématisation – de la thèse trop simpliste « Sang contre pétrole ». On en retiendra la caractérisation du « nouveau » régime capitaliste mondial comme « neolibéralisme militaire »: « en vérité, avance Retort, l’aventure irakienne représente moins une guerre pour le pétrole qu’une restructuration radicale, punitive et « extra-économique » des conditions nécessaires à l’accroissement des profits – ouvrant la voie à une dépossession et à une accumulation du capital sous l’égide des États-Unis. » Marx était peut-être trop optimiste (ou trop mélancolique? se demande Retort) en pensant que le processus qu’il avait nommé « accumulation primitive » (soit la phase d’accumulation de capital par le pillage, le fer et le feu) était terminée. Retort pense qu’il s’agit d’un processus « inachevé et récurrent, indispensable à la perpétuation de la vie du capitalisme. » « L’Islam révolutionnaire » est l’objet du troisième chapitre. Sa lecture sera très certainement utile à qui ne connaît pas bien l’histoire politique contemporaine du monde musulman, trop souvent occultée par les images fantasmatiques que projettent les médias sur « l’islamisme » et son alter ego (selon eux) le terrorisme. Le résultat immédiat de cette histoire, c’est que « si la « multitude » de Hardt et Negri s’est véritablement constituée, alors pour l’instant sa face la plus visible en tant que force politique n’est autre que la résistance islamique. Partout dans le monde, les musulmans en sont arrivés à croire que la guerre contre le terrorisme est une guerre contre leur religion et contre leur mode de vie. » De cette multitude émerge une avant-garde, dont le nom provisoire est Al-Qaida, qui maîtrise parfaitement les outils de la modernité (Internet…) et a su porter la guerre jusque sur le terrain des apparences – cf. sa victoire du 11 septembre 2001. En somme, nous dit le dernier chapitre (« Modernité et terreur »), Retort voudrait tendre vers « une opposition à la modernité qui n’aurait rien de commun avec celle d’Al-Qaida, tout en reconnaissant ce qui, dans la modernité, provoque sa réaction. » Al-Qaida est d’après Retort le dernier avatar en date des avant-gardes de type léniniste, et c’est précisément avec ce type d’organisation et d’idéologie qu’ont rompu les mouvements qui, ces dernières années, ont réellement lutté dans une perspective d’émancipation. Retort propose enfin quelques pistes de luttes (contre les bases américaines, contre les techniques caractéristiques de la guerre moderne que sont les bombardements…) et termine sur une proposition qui n’est pas nouvelle mais n’en reste pas moins pertinente: il s’agit de lutter contre les « enclosures » (soit les privatisations) qui s’attaquent désormais au plus intime noyau du vivant, terrain sur lequel peuvent se retrouver les résistances du Nord comme du Sud de la planète. Pour finir sur une appréciation générale de l’ouvrage, je dirai qu’il est décevant si on en attend des recettes, des nouvelles extraordinaires de l’opposition américaine, ou une avancée théorique très importante… Il constitue pourtant une précieuse source d’informations et a le mérite de poser quelques questions cruciales pour une opposition qui se veut radicale à « l’ordre des choses ».

Classer, dominer, le livre de Christine Delphy vient utilement éclairer des questions à propos desquelles Coco Fusco, mais aussi Retort nous avaient un peu laissé sur notre faim. En effet, la performeuse butait sur la difficulté à concilier deux images plus ou moins contradictoires de la femme (soldat) américaine: toujours en butte à la discrimination de genre, mais aussi composante de la machine de domination américaine sur le reste du monde. Quant à Retort, en critiquant (à juste titre), la notion d' »avant-garde », il ne s’attardait pas sur ses conditions de possibilité – le contexte idéologique et social vu au ras des pâquerettes, si je puis dire, c’est-à-dire, entre autres, la domination de genre… Féministe matérialiste, Christine Delphy démonte les mécanismes idéologiques et discursifs (dont elle rappelle qu’ils sont aussi des actes matériels), en fait pas si compliqués, à l’œuvre sur différents terrains d’affrontement de notre époque. Son livre est en effet un recueil d’articles et d’interventions sur les questions de la parité, de l' »humanitarisme républicain contre les mouvements homo », de la « guerre infinie » contre le terrorisme, de Guantanamo et de la destruction du droit, de la laïcité et du voile en France ou de l’instrumentalisation de la cause des femmes pour la guerre en Afghanistan. Ce qu’elle cherche à montrer ici, comme elle l’annonce dans une préface aussi solide que limpide titrée « Les Uns derrière les Autres », c’est « un aspect idéologique et discursif […] commun [à trois oppressions – celle des femmes, des homosexuel-le-s et des non-Blancs] et qui est probablement commun à toutes les situations de domination. » Cet aspect commun, c’est d’abord « fabriquer de l’Autre » en lui reprochant des « différences », différences « construites idéologiquement par le fait de constituer une de leurs caractéristiques physiques et de comportement non pas comme l’un des innombrables traits qui font que les individus sont des individus distincts les uns des autres, mais comme un marqueur définissant la frontière entre le supérieur et l’inférieur. Ensuite, constater, déplorer ou fustiger ces différences, selon la position occupée sur l’arc politique de la domination… L’oppression s’exerçant comme une « altérisation » entraîne une altération bien réelle des dominés comme des dominants – ces derniers considérant que si problème il y a, c’est parce que les dominés – les « Autres » – sont trop différents et pas assez « pareils ». On les somme pourtant de le devenir, faute de quoi ils ne devront pas s’étonner de subir diverses discriminations comme ne pas avoir « le droit de – entre autres choses – voter, conduire, obtenir une promotion, avoir un logement décent, un travail correspondant à [leur] qualification, [se] promener sans [sa] carte d’identité ou tard le soir, etc. » Mais comment les Autres pourraient-ils devenir comme les Uns, alors que les Uns se sont constitués en tant que tels dans le même mouvement qui instaurait leur domination, et qu’ils ne continuent d’exister en tant que dominants qu’en opprimant les Autres? Évidemment, cela est dénié en permanence: « les façons de faire et d’être du groupe dominant ne sont pas présentées pour ce qu’elles sont – des façons qu’il ne peut avoir que parce qu’il domine – mais comme la norme, comme l’universel. » Aux Autres, il manquera toujours quelque chose d’essentiel et pourtant si facile à apprendre s’ils voulaient bien devenir « comme Nous »: la parole, la pensée, la capacité de nommer, de classer. Qui définit donc l’Autre? L’Un bien sûr. Mais l’Un ne se dit jamais, il n’apparaît que derrière l’Autre, d’où le titre de cette préface. Les dominés – les Autres – ne sont donc pas capables de parole, d’où l’indignation, ou la commisération, selon les positions politiques, qui accompagnèrent le lancement du manifeste des Indigènes de la République en 2005: « le nombre de réactions agressives et leur provenance, écrit Delphy, souvent de la gauche, de l’extrême gauche et des mouvements antiracistes, m’ont surprise. Je retrouvais, en pire si c’est possible, l’hostilité qui avait accueilli la création du mouvement de libération des femmes. » Autrement dit, pour reprendre les termes de Rancière, les dominé-e-s avaient créé une « scène de dissensus ». Ce faisant, ils s’attaquaient au privilège des dominants, qui est de « nommer les individus, de les rassembler en catégories indépendantes de ce que les intéressés disent ou veulent, de les classer. » Or cette classification est aussi hiérarchisation (« homosexuelle, ce n’est pas une description, c’est le nom d’une catégorie sociale inférieure ») et spécification (« les dominé-e-s le sont soi-disant en raison de leurs caractéristiques spécifiques »): ce qui revient à dire que les dominants détiennent le monopole de l’universel – eux seuls échappent à la spécification, ils sont la norme toujours non-dite. D’où leur fureur lorsque les dominé-e-s se donnent la liberté de les nommer, de les spécifier à leur tour: Blancs, mâles, hétérosexuels… En terminant cette lecture, on voudrait pouvoir la recommander tout particulièrement – et en toute amitié – aux adhérents du tout récemment constitué NPA. Ce passage particulièrement, qui rappelle que le principal argument « de gauche » contre les Indigènes de la république « était le même qu’en 1970 à propos des femmes: Il n’y a pas de question raciale, il n’y a qu’une question, la « question sociale »: l’exploitation capitaliste, dans laquelle se dissolvent et à laquelle se ramènent toutes les oppressions possibles et imaginables. » Le NPA ne semble pas avoir beaucoup avancé sur ce terrain. Et sans faire injure à ses militants, qu’on nous permette tout de même de relever ces récentes déclarations de Sarkozy s’opposant au principe de la discrimination positive car selon lui, la plus importante des discriminations reste la discrimination sociale.

f. h., 11 février 2009.

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