Walter Benjamin et le rébus de Marseille

Jérôme Delclos,Walter Benjamin et le rébus de Marseille, éd. Quiero, 2024

Une fois n’est pas coutume, je commencerai par dire quelques mots de la maison d’édition. Non pas seulement parce que Samuel Autexier, son créateur et sa cheville ouvrière (au sens propre comme au figuré : Sam s’est initié dès longtemps à l’art délicat de la typographie, qu’il maîtrise assez pour donner de superbes couvertures – et parfois même de superbes intérieurs – « au plomb » à ses livres), parce que Sam, donc, m’honore de son amitié, mais aussi et surtout parce qu’il mène sa barque en toute indépendance, loin des courants dominants de l’époque. « Quiero, qu’il faut entendre comme “j’aime”, mais aussi comme, lorsque l’on joue aux cartes, “je prends”», se veut « affirmation d’une aventure » politique et artistique « qui place le sentiment amoureux au centre de son cheminement », écrit-il en présentation de son catalogue. Voici qui n’est pas pour nous déplaire. Cette petite maison d’édition a déjà publié André Breton, Simone Debout, Stig Dagerman, Charles Fourier, Jean Giono, Marcel Martinet et Harry Martinson, pour ne citer que les plus connus (ce que n’aimera certainement pas Sam, qui choie tout autant ses auteurs et autrices moins exposés à la lumière et qui est tout sauf un bon commercial). Bref, je vous laisse consulter son site internet, qui vous dira le reste.

Jérôme Delclos est philosophe, écrivain, traducteur. De lui, je connaissais déjà Coutures du silence, un recueil de nouvelles « américaines » paru en 2000 chez HB éditions, maison malheureusement aujourd’hui disparue. Il avait aussi publié chez le même éditeur un livre bientôt devenu culte, la traduction (de l’anglais états-unien) de L’Hospitalité des voleurs, du mystérieux Truxton Orcutt[1]. On trouve encore des exemplaires d’occasion de ces deux livres sur le net. Je ne peux que vous les recommander. Jérôme Delclos a depuis publié plusieurs autres ouvrages, toujours disponibles et dont on trouvera la liste sur le site de Quiero. Il donne également des chroniques de critique littéraire au Matricule des Anges, revue plutôt appréciée, autant que je sache, par les amateurs/trices de littérature. Il a travaillé et vécu à Marseille durant quelques années, et c’est à ce moment-là qu’il a travaillé à cet essai sur Benjamin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans sa préface que nous publions ci-après, Florent Perrier, bon connaisseur de Benjamin, rapporte ces paroles de l’auteur du Livre des passages qui écrivit au moins trois textes sur Marseille, dont le plus célèbre est probablement « Haschich à Marseille » : « J’ai lutté là comme avec aucune autre ville. Il est plus dur […] d’en arracher une phrase que de tirer de Rome un livre » (lettre à Hugo von Hofmannsthal). Je me demande si l’on ne pourrait pas en dire autant de Jérôme Delclos, mais pas à propos de Marseille, non, à propos du corpus de Benjamin sur Marseille, avec lequel il me semble avoir lutté comme avec aucun autre texte… Quoi qu’il en soit, le résultat est vraiment très intéressant. Si vous vous intéressez à Marseille, ou à Benjamin, ou aux deux, alors procurez-vous ce livre. Vous y découvrirez aussi « Bouche d’ombre et peau de bête », la préface sus citée, érudite et très utile pour aborder le texte de Delclos, et encore les très belles illustrations (sur la couverture et à l’intérieur) de Thomas Azuelos, le tout façonné en un très bel objet.

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 29 mars 2024.

[1] Je vous recommande la belle (et désopilante, ce qui ne gâte rien) recension qu’en donna en 2008 l’amie Nathalie Quintane sur Sitaudis – recension que je ne découvre qu’aujourd’hui en rédigeant ces lignes, honte sur moi ! Oui, en fait, je ne vous l’ai pas dit, mais l’éditeur de HB éditions, à ce moment-là, c’était moi, et je suis encore très fier d’avoir publié ce livre.

Préface

Bouche d’ombre et peau de bête : Marseille nuits mêlées

Dans une lettre envoyée depuis Moscou en janvier 1927, Walter Benjamin remercie Marcel Brion pour la recension de sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire publiée dans le numéro des Cahiers du Sud de décembre 1926. Il s’enquiert ensuite du devenir de son manuscrit de Sens unique, prêté à Jean Ballard, le directeur de la revue marseillaise, avec l’idée, jamais réalisée, d’y voir publiés quelques extraits1. Une petite communauté de pensée, formée autour des Cahiers du Sud, apparaît ainsi, un espace d’amitié pour le philosophe allemand que l’exil à Paris, dès mars 1933, fragilisera grandement et pour qui Marseille signifiera dès lors, à travers l’accueil de cette revue et de ses acteurs comme à travers son échappée vers le large, hospitalité et espoir.

Si la lecture de la recension de Marcel Brion ne réserve guère de surprise au-delà de l’éloge appuyé du connaisseur, les autres pages de ce numéro 85 des Cahiers du Sud recèlent d’étranges clins d’œil tournés vers l’œuvre encore à venir de l’auteur de Paris, capitale du xixe siècle. D’abord, une réclame pour Sens unique, glissée dès les premiers feuillets, mais l’ouvrage est ici de Gaston Rageot, soucieux de « circulation des idées2 ». Ensuite, l’article de Jean Ballard, au titre d’autant plus évocateur qu’il traite de l’architecture d’une grande ville : « Marseille capitale ». De simples échos à l’évidence, mais qui encouragèrent peut-être Walter Benjamin à la lecture, notamment de ces phrases dans lesquelles Jean Ballard fustige justement les poncifs à sens unique qui assimilent Marseille « aux bourdeaux d’escale » et l’empêchent ainsi, cette ville capitale, de s’ouvrir « à l’irruption de la vie moderne » dont elle cherche pourtant à « capter les courants » quand elle n’en subit pas le flux3. L’article inaugural du même numéro en est presque l’illustration, sous l’espèce d’une « Visite à Pierre Puget » proposée par François-Paul Alibert. Celui-ci évoque d’abord La Petite Dorrit de Charles Dickens dont le début restitue « la crasse dorée » de la ville – « Marseille à l’odeur forte et au goût âcre » – grâce à une « imagination matérielle », « un feu qui pénètre les substances les plus opaques, et y fait circuler un subtil esprit de vie4 ». Frappe, avec les premières lignes de ce roman de 1857, l’omniprésence d’un « soleil flamboyant » qui vient éblouir les étrangers de passage dans la cité phocéenne, laquelle est alors placée sous le signe d’une blancheur aveuglante et dévorante quand, par contrepoint, loin de la « mer immaculée », son centre, le port de la ville, avec son « eau fétide » et son « bassin infect»5, est au contraire comme passé au noir, absence totale de lumière. Cette opposition franche des valeurs installe l’espace d’une lutte, lutte autrement mise en exergue par Alibert pour s’affranchir des lieux communs entretenus sur sa cité :

« Marseille est ainsi faite qu’elle s’écoule dans un devenir perpétuel. […] Tourbillon de splendides atomes, elle est condamnée à un pittoresque qui serait insupportable, s’il n’était dévoré par sa vibra-tion incessante. Elle n’est belle qu’à la condition de mourir pour renaître aussitôt de ses cendres étincelantes. […] Allez donc tenir contre un tel vertige de force, d’éblouissement et de rumeur ! On a beau se défendre, on est pris avant que d’avoir protesté. Quelle autre ville […] inclinerait à vous faire un dieu, tour à tour de chacun de vos sens, et quelquefois de tous ensemble ? Qu’il serait plaisant, celui qui voudrait ici mettre de l’ordre dans ses idées ! Il n’y a plus à Marseille d’autre sagesse que d’être ivre, et de tacher sa robe de vin. »

C’est contre quoi je me débattais cependant, cette après-midi de juillet, où, assis à l’ombre et mangeant des fruits de mer ruisselants d’eau salée, je regardais Marseille couler intarissablement autour du Vieux-Port. Pas un nuage au ciel, mais, partout répandue, une épaisse, une étouffante brume de chaleur. L’air sentait la saumure, le coquillage, l’algue et l’écorce d’orange ; une pointe aiguë de pourriture transperçait et dominait tout. Je crois qu’à Marseille, l’odorat l’emporte sur le reste ; on ne saurait imaginer, avant que d’y être passé, à quelles terribles épreuves il est soumis. Pour un peu, j’en aurais souhaité davantage. […] Je ne puis concevoir Marseille que dans un état de décomposition permanente où la menace toujours suspendue des plus affreuses épidémies et de la mort la précipite à une folle frénésie de plaisir6.

Fut-il ivre de plaisir, benoîtement ébloui par l’aveuglant soleil réservé aux étrangers ou bien plutôt aimanté par l’eau fétide et l’état de décomposition permanente d’une cité aux trous béants, l’énigmatique Walter Benjamin qui, fantasmant la ville sans même la connaître encore, en fait le cadre d’un combat acharné à venir, cette ville qui, « d’après ce qu’on m’en a dit, doit avoir des poils sur les dents7 » ?

À suivre le riche et stimulant ouvrage de Jérôme Delclos qui déploie sur pièces l’éventail des possibles, il n’est pas si simple de trancher s’agissant d’une cité « qui se retire sitôt qu’elle s’offre » et dont le nom est comme le rébus d’une « apparition disparaissante »8. Le motif de la lutte suit pourtant un singulier trajet que nous souhaiterions restituer brièvement ici, un chemin rocailleux où la ville – bouche d’ombre et peau de bête – ne se libère des poncifs que dans un Marseille de nuits mêlées, à la tombée du jour.

il y avait même une rue de Nuit […] rayée de la carte en 19439

Les textes consacrés par Walter Benjamin à Marseille sont composites, ils circulent d’un recueil à l’autre, d’une langue à l’autre, se fragmentent et se recomposent au gré de différents états sans jamais se fixer. À ce jeu, le récit « Myslowitz – Braunschweig – Marseille » (1930) est sans doute le plus fascinant puisqu’il comporte non seulement des parts d’expériences personnelles avec les drogues retranscrites par Walter Benjamin dans « Haschich à Marseille » (1928), mais aussi des éléments en provenance de son portrait de ville intitulé « Marseille » (1929), le tout sous couvert de fiction où la figure de son auteur se laisse aisément reconnaître.

Dans ce récit où, « aux alentours de midi, par un jour écrasant de juillet10 », le narrateur débarque à Marseille non loin du port, une « règle de voyage » retient l’attention : « Il s’agissait, à l’opposé de la plupart des visiteurs étrangers, qui, à peine arrivés, vont maladroitement s’entasser dans le centre-ville, d’explorer tout d’abord les quartiers extérieurs, la banlieue. » Cette méthode centripète a deux caractéristiques : sur le plan spatial, par la traversée des « cantonnements de la pauvreté » et des « asiles dispersés de la misère », elle révèle les banlieues comme « l’état d’exception de la ville »11, c’est-à-dire comme le lieu où « sans cesse fait rage la bataille décisive entre ville et campagne », une bataille dont Walter Benjamin précise qu’elle n’est « nulle part plus acharnée qu’entre Marseille et le paysage provençal ». Une topographie de la lutte se dessine donc ici. Mais cette méthode a aussi une incidence sur le plan temporel : l’arrivée dans la ville même, en marchant depuis les banlieues, la progression vers son centre donc, se fait à mesure que le soleil décline et plus les êtres s’éloignent alors du cœur de la cité, plus le noir l’envahit jusqu’à une forme d’engloutissement singulier du narrateur, happé dans le passage de Lorette : « la chambre mortuaire de la ville ». À la topographie agonistique s’ajoute donc une chronologie sépulcrale où, par contrepoint, la lumière revient aux exclus, aux exilés, aux bannis à proprement parler – c’est-à-dire aussi et avant tout à ceux qui luttent – quand l’ombre se dépose elle, progressivement, sur les privilégiés et les parias de la cité phocéenne, pour les envelopper peu à peu d’un linceul de tristesse et de chagrin.

Avant d’en venir à certains détails relatifs à ce double mouve-ment, sans doute n’est-il pas inutile de rappeler ici l’exergue placé par Walter Benjamin en tête de son portrait de Marseille, une phrase d’André Breton écrite dans Nadja – « La rue… seul champ d’expérience valable. » – et cela pour la faire jouer avec une autre citation du même livre, soulignée elle aussi par Walter Benjamin, mais cette fois dans Paris, capitale du xixe siècle, où elle lui permit d’aborder la question des « changements d’éclairage que la journée apporte à un paysage » :

« Ainsi, j’observais par désœuvrement naguère, sur le quai du Vieux-Port, à Marseille, peu avant la chute du jour, un peintre étrangement scrupuleux lutter d’adresse et de rapidité sur sa toile avec la lumière déclinante. La tache correspondant à celle du soleil descendait peu à peu avec le soleil. En fin de compte il n’en resta rien. Le peintre se trouva soudain très en retard. Il fit disparaître le rouge d’un mur, chassa une ou deux lueurs qui restaient sur l’eau. Son tableau, fini pour lui et pour moi le plus inachevé du monde, me parut très triste et très beau12. »

Très triste et très beau, voilà peut-être Marseille aux yeux de Walter Benjamin, dès lors qu’à l’énergie lumineuse de l’âpre lutte politique située dans les faubourgs, en périphérie, se substitue l’apathie et la mollesse d’un cœur de ville plongé dans l’obscurité et où règne une bourgeoisie déclinante en voie de décomposition. Pour le philosophe allemand, le tableau décrit par André Breton « ne montre plus que l’obscurité » comme si Marseille, en son centre, se dissipait lentement dans ses entrailles, dans le noir fétide de ses eaux stagnantes.

Quels sont les principaux signes topographiques et temporels ouverts à cette interprétation ? Walter Benjamin évoque d’abord une « généreuse » heure de flânerie passée dans les banlieues de la ville avant que de rejoindre les derniers quais, « sous les rayons ardents du soleil qui décline peu à peu ». Si son cheminement solitaire croise ensuite, à l’approche du Vieux-Port, des cohortes d’ouvriers et de matelots, tout ce cortège, semblable au soleil couchant donc, « se disperse peu à peu dans les rues adjacentes » pour le laisser de nouveau esseulé face à la Canebière, « la rue des étrangers, de la Bourse et des affaires ». Puis, insensiblement, « sans apercevoir grand-chose » et guidé par le hasard, le voici « dans le passage de Lorette, la chambre mortuaire de la ville » d’où, envahi par une « sensation de tristesse », il ne s’arrache, « vers sept heures du soir », que grâce au souhait soudain de prendre du haschich, forme d’acquiescement volontaire donné à la magie qu’exerce désormais sur lui la cité. Depuis sa fenêtre d’hôtel, le ventre de Marseille13 se décline en un ensemble de « rues les plus noires et les plus étroites du quartier du port », autant d’« entailles d’un couteau dans le corps de la ville ».

Débute alors une errance quelque peu somnambulique – « il était huit heures » – pour rejoindre la poste « ouverte jusqu’à minuit ». Profitant des largesses du haschich au bras duquel l’éternité n’apparaît jamais « assez longue », le narrateur traverse la ville « en pleine nuit », d’un pas alerte malgré le terrain « rocailleux et irrégulier de la grande place », pour viser la poste et « le clair de lune de son horloge. » Attablé cette fois à un bar minuscule « plongé dans la pénombre », il s’enfonce toujours plus loin dans les profondeurs infinies d’une ivresse qui le métamorphose, de proche en proche, en un être africain, « brun et taciturne », lorsque les douze « coups de minuit », sonnés conjointement par tous les clochers de la ville, l’abandonnent au seuil de la fiction. Ainsi, de midi à minuit, Marseille s’assombrit peu à peu, se vide et le narrateur s’y enfonce non seulement physiquement jusqu’en sa chambre mortuaire, mais il mêle à cette nuit caverneuse celle d’une immense ivresse où rien n’est plus clair, rien n’est plus discernable : une ample griserie dont les « contours prismatiques » ont la triste beauté des fleurs séchées14.

Remontons maintenant le temps, ou plutôt le terrain, en réouvrant « Marseille », texte frère du précédent récit. La ville y est d’abord dépeinte à travers le peuple du port : « des produits de décomposition à forme humaine15 ». Tout y est « puanteur d’huile, d’urine et d’encre d’imprimerie » associée aux « corps noirs et bruns des prolos ». N’était le rose, « ici couleur du vice et de la misère », les teintes sombres domineraient sans partage au plus lointain des quais. Même dans le quartier des prostituées, membres à part entière de la « sarabande macabre » décrite par Sylvain Maestraggi16, il faut s’enfoncer « assez profondément » parmi les « immondices pour parvenir jusqu’à la chambre ». Si le cœur de la ville, son ventre, est ainsi marqué au noir, ses hauteurs immédiates n’échappent guère à ce registre quand, « la nuit », sur la colline de Notre-Dame de la Garde comparée par Walter Benjamin au « manteau d’étoiles de la Mère de Dieu », « les lanternes dessinent dans sa doublure de velours des constellations qui n’ont pas encore de nom ». La lumière fait d’ailleurs l’objet d’un paragraphe spécifique où se donne à penser « la tristesse de villes si glorieusement rayonnantes » et dont le cœur est un « espace retiré », la fameuse « chambre mortuaire » mise ici en opposition de valeurs avec l’immobile Nautique, « énigmatique navire blanc » laissé à quai avec ses « tables blanches ». Dans cette zone indistincte, un homme déchu vend ses livres « après la tombée de la nuit » et devient l’image même de la catastrophe. Quiconque passera « aussi tard » devant lui pressera le pas, manquant alors sans doute de « dégager le trésor sous l’amas de ruines ». Mais comme si la nuit ne suffisait pas à sa déchéance, il faut encore, à l’image de son trésor justement, qu’il s’enveloppe dans un grand manteau de mendiant d’où, tout semblable à celui de la Vierge avec ses lanternes, « le destin nous dévisage de mille regards ». Pour échapper à cette atmosphère lugubre, il faut partir, quitter la bouche d’ombre – « des nappes de brume dans des couloirs puants » – et rejoindre les « puissantes collines » de la banlieue alentour. Car là : « Plus nous nous éloignons du centre, plus l’atmosphère devient politique. » Les murs eux-mêmes ne sont pas, comme au cœur de la ville, « à la solde de la classe dominante ». Non, dans ces « quartiers plus pauvres, ils sont mobilisés à des fins politiques » et « leurs vastes lettres rouges » ne s’apprécient que de loin, en pleine lumière.

Le ciel était charmant, la mer était unie ;

Pour moi tout était noir et sanglant désormais,

Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,

Le cœur enseveli dans cette allégorie17.

À relever, dans les écrits de Walter Benjamin sur Marseille, les oppositions entre le blanc et le noir auxquelles se superpose ou s’entremêle une véritable lutte des classes, une tension politique extrême entre banlieue et centre-ville, se laisse peut-être mieux saisir pourquoi, dans sa recension sur Les Cahiers du Sud parue en mars 1927, la toute première image de cette ville qu’il ait jamais couchée sur le papier fut celle d’un « étincelant blason à damier ». Marseille espace d’échecs ? En tout cas, et à coup sûr, espace de haute lutte, ne serait-ce déjà que dans ce même article dont la fin se situe « dans le cabinet haut perché de Jean Ballard, que j’ai eu bien du mal à trouver dans l’obscurité de l’escalier18 ». Plus encore et plus directement, les allusions au combat ne cessent de marquer les propos de Walter Benjamin sur Marseille. En octobre 1928, quelques lignes écrites sur la ville lui semblent un petit trophée19, une peau de bête par métonymie à en croire sa lettre à Alfred Cohn : « Je ne sais si le pelage tacheté de la bête féroce porte encore les traces de notre combat acharné, mais, pour ma part, les poils de l’animal me sont restés coincés entre les dents20. » Quelques mois plus tard, à Hugo von Hofmannsthal, il confiera les difficultés de sa confrontation avec la cité phocéenne, précisant : « J’ai lutté là comme avec aucune autre ville. Il est plus dur […] d’en arracher une phrase que de tirer de Rome un livre21. »

Faut-il y voir l’explication de ces détours par la banlieue et l’image qui en résulte de ramener, à toute force pourrait-on dire, le politique au cœur de la ville, d’en faire exploser au passage le ventre mou par une mine de slogans lumineux qui l’arracheraient à sa torpeur ? N’y a-t-il pas là quelque chose du « chemin montant de la révolte », évoqué à la même époque dans Sens unique et que Walter Benjamin oppose, dans ce texte, au plus effrayant et au plus sombre des destins qui s’abat sans cesse sur le peuple des pauvres, sur tous et sur chacun soumis à ces « forces obscures dont sa vie a été l’esclave »22 ? Quelle autre lutte, quel autre « corps à corps23 » vaudrait une telle implication, quand il s’agit d’échapper à la chambre mortuaire ou à la gueule fétide d’un phoque en décomposition qui n’en finit pas d’engloutir le peuple des prolétaires ? Ramener la lumière du plus loin pour conjurer et la bouche d’ombre et la peau de bête au creux desquels la ville se morfond dans l’indifférence de vies à sauver ? Marseille, tout un rébus ?

comme une montagne fêlée toute remplie d’or

resplendissant de la beauté24.

Dans son ouvrage, Jérôme Delclos indique que si Marseille, « si glorieusement rayonnante », accepte un instant de montrer « sa face plus sombre à l’étranger » dans le récit « Myslowitz – Braunschweig – Marseille », s’agissant du portrait de ville « Marseille », toujours écrit par Walter Benjamin, « la ville reste fermée sur elle-même, elle reste “blanche”, mais avec, pour l’étranger qui sait se fier au hasard qui guide ses pas, quelque chose comme une impression flottante que le spectacle est trop propre, trop lisse pour être vrai, un peu comme si cette blancheur de vaisselle était en fait du noir ou du nocturne, mais en négatif »25. Y aurait-il donc simple renversement des valeurs, simple opposition dans le corps à corps entre la cité et ses banlieues ? Une piste intéressante pour trancher, livrée par Walter Benjamin dans son texte de 1929 :

« Paris, la ville dans le miroir », est que « lorsque le spectre littéraire de la ville est diffracté par les facettes de l’entendement prismatique, les livres apparaissent de plus en plus rares à mesure qu’on va du centre vers les bords. Il y a une connaissance ultraviolette de cette ville et une infrarouge qui ne peuvent ni l’une ni l’autre se réduire à la forme du livre : c’est la photographie et le plan – la connaissance la plus exacte du singulier et du général. Nous avons les plus beaux exemples de ces bords extrêmes du champ de la vision26. »


À rapprocher cela de sa recension sur
Les Cahiers du Sud où Walter Benjamin constate qu’à Marseille, et de manière compréhensible écrit-il, se trouvent « peu de librairies27 », devient évident que doivent primer à ses yeux – « à mesure qu’on va du centre vers les bords » et retour devra-t-on rajouter – ces connaissances ultraviolette et infrarouge de la ville que l’absence de lumière privilégie justement, les méandres des rébus en formant comme un exemple, entre plan et image fixe.

Bouche d’ombre et peau de bête disions-nous. « Proche du rêve » écrit Jean-François Lyotard, le rébus « impose des formes fortes de subversion à l’espace textuel »28. Une hypothèse alors : qu’au-delà de ce qui barbote et se noie dans le cratère fétide au cœur de la bouche d’ombre, qu’au-delà de ce qui vient en outre la recouvrir d’une peau de bête plus encore sépulcrale, des « échappées latérales », des « failles du sens29 », des « formes fortes de subversion » parviendraient au contraire à rendre perceptible, aussi infime soit-elle, une maigre lueur d’espoir, fût-elle entraperçue, cette dernière, par infrarouges ou par ultraviolets. Contrairement à Victor Hugo dont les constellations s’éteignent, comme asphyxiées par la douleur exhalée de la bouche d’ombre – « la première / Des constellations, sombre alphabet qui luit / Et tremble sur la page immense de la nuit » ; « Les constellations, sombres lettres de feu, / Sont les marques du bagne à l’épaule du monde »30 –, contrairement aussi à Charles Baudelaire à la poursuite éperdue d’une nuit obscure, une nuit sans lumière – « Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces étoiles / Dont la lumière parle un langage connu / Car je cherche le vide, et le noir, et le nu ! » ; « Nul astre d’ailleurs, nuls vestiges / De soleil, même au bas du ciel. »31 –, Walter Benjamin ne semble guère se résoudre à l’extinction de toute flamme. Ici et là, un maigre fanal persiste, avec cette particularité qu’il est précisément placé là où nul espoir ne subsiste en apparence, au plus loin dans l’obscur que seule une manière de lutte des regards pourra dépasser et vaincre, percer à jour.

Deux moments, communs à plusieurs textes sur Marseille, appartiennent à ce registre. Le premier, déjà croisé, est cette figure de l’homme déchu contraint, « après la tombée de la nuit32 », de vendre ses livres à l’angle du Vieux-Port. Sous les maigres biens rassemblés en désespoir de cause et qui forment un « amas de ruines », Walter Benjamin invite, dépassant nos peurs égoïstes, à « dégager le trésor » là où, au premier abord et sous l’effet de nos « mauvais instincts », nous ne verrions « que l’image de la catastrophe ». Sous « un malheur aussi noir33 », une maigre lueur scintille pour qui saurait – de haute lutte, doté d’un regard infrarouge ou ultraviolet ? – la dégager. Une situation similaire traverse « Haschich à Marseille » : sous l’effet de l’ivresse, naît chez Walter Benjamin la capacité inhabituelle de soutenir du regard la profonde laideur des êtres, cette capacité de la transpercer de rayons pour accéder, au-delà du derme – au-delà même de visages tragiquement marqués par le stigmate des vaincus d’avance : par la « ride de la résignation » –, à « la montagne éventrée avec, en son sein, tout l’or du beau qui scintille dans les rides, les regards et les traits ». Semblable à un peintre, mais qui aurait ici dépassé de haute lutte sa répulsion première pour la bestialité en l’homme, Walter Benjamin voit en la laideur comme « le vrai réservoir de la beauté34 ».

Nulle force sismique n’est ici requise, des « échappées latérales », de simples « failles du sens » qu’il faut seulement savoir activer, faire naître au regard, et l’on comprend désormais pourquoi, réjoui et lucide après une nuit d’ivresse emplie de ces lueurs, Walter Benjamin sut voir Marseille au prisme de l’amour, un amour « fantastique, admirable et touchant », un amour « en lettres d’or sur fond noir »35.

Florent Perrier, été 2023

1Walter Benjamin, Lettres françaises, préface de Christophe David, Caen, Nous, 2013, p. 82-83.

2Gaston Rageot, Sens unique, Paris, Plon, 1926. Il s’agit d’un recueil d’essais parus dans Le Temps ; l’auteur s’y intéresse au « mouvement giratoire des esprits » qui, face à la circulation toujours plus intense des idées (« comme les voitures ») et par l’effet d’une « police spontanée » à l’œuvre « dans le domaine intellectuel », fait triompher le « sens unique ».

3Jean Ballard, « Marseille capitale », dans Les Cahiers du Sud, Marseille, décembre 1926, n° 85, p. 405-406.

4François-Paul Alibert, « Visite à Pierre Puget », dans Les Cahiers du Sud, op. cit., p. 337.

5Charles Dickens, La Petite Dorrit, trad. Jeanne Métifeu-Béjeau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 5-7.

6François-Paul Alibert, « Visite à Pierre Puget », op. cit., p. 337-339.

7Lettre à Siegfried Kracauer du 3 septembre 1926. Pour tous les textes de Walter Benjamin consacrés à Marseille et qui sont regroupés dans un très bel ouvrage, nous donnons la traduction proposée par Sylvain Maestraggi (désormais trad. SM) dans Christine Breton / Sylvain Maestraggi, Mais de quoi ont-ils eu si peur ? Walter Benjamin, Ernst Bloch et Siegfried Kracauer à Marseille le 8 septembre 1926, Marseille, Éditions commune, 2017, p. 7. Voir également Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe. Textes choisis et présentés par Jean Lacoste, Paris, La Quinzaine Littéraire / Louis Vuitton, 2005, p. 167.

8Jérôme Delclos, infra, p. 58.

9Ibid., p. 139.

10Walter Benjamin, « Myslowitz – Brunswick – Marseille », trad. SM, p. 223-233. Mentionnons aussi la traduction de Philippe Jaccottet dans Walter Benjamin, Rastelli raconte… et autres récits, préface de Philippe Ivernel, Paris, Seuil, 1987.

11Sur l’usage précis de ce terme, nous renvoyons à la discussion proposée par Sylvain Maestraggi, op. cit., p. 199-200. Philippe Jaccottet traduit : « Les faubourgs, c’est la ville en état d’urgence » (op. cit., p. 42). Dans « Marseille », où l’on retrouve un passage exactement similaire (« Weichbilder sind der Ausnahmezustand der Stadt »), l’expression est traduite par Jean Lacoste par « les banlieues sont l’état de siège de la ville » (Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe, op. cit., p. 173) et par Philippe Ivernel par « La banlieue, c’est la cité en état de siège » (Philippe Ivernel, Walter Benjamin. Critique en temps de crise, édition établie, annotée et préfacée par Florent Perrier, postface de Irving Wohlfarth, Paris, Klincksieck, 2022, coll. « Critique de la politique », p. 380).

12André Breton, Nadja [1963], Paris, Gallimard, 1988, p. 175. Voir également Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, trad. Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 545 [Q 1a, 4]. À noter que le narrateur de « Myslowitz – Braunschweig – Marseille » est aussi peintre et que son souhait de découvrir Marseille est lié à l’œuvre de Monticelli, natif de la ville et « à qui je dois tout mon art ».

13L’expression « cette vue dans le ventre de Marseille » figure dans l’article « Hachich (sic) à Marseille » publié en français par Walter Benjamin dans Les Cahiers du Sud (Marseille, janvier 1935, n° 168, p. 27). Le mot ventre est également écrit, directement en français, dans ses notes sur le haschich prises à Marseille le 29 septembre 1928 (Walter Benjamin, Sur le haschich, trad. J.-F. Poirier, Christian Bourgois, 1993, p. 42).

14Cf. « Hachich à Marseille » dans Les Cahiers du Sud (op. cit., p. 31) : « la griserie se propage dans la nuit par de beaux contours prismatiques […] elle crée, en desséchant, une forme de fleur » ; à la même page figure l’évocation, à travers cette griserie, des « méandres de la caverne dans laquelle nous nous aventurons ». Voir également Walter Benjamin, Sur le haschich, op. cit., p. 49.

15Walter Benjamin, « Marseille », trad. SM, p. 177-188.

16Christine Breton / Sylvain Maestraggi, Mais de quoi ont-ils eu si peur ?, op. cit., p. 159.

17Charles Baudelaire, « Un voyage à Cythère » (Les Fleurs du Mal) cité par Walter Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 341 [J 55, 8].

18Walter Benjamin, « Les Cahiers du Sud », trad. SM, p. 143-145.

19Sur l’image du trophée et de la lutte, voir la lettre de Walter Benjamin à Hugo von Hofmannsthal du 8 février 1928 au sujet de Sens unique, lettre rappelée par Jérôme Delclos : « C’est dans ses éléments excentriques justement que le livre est sinon un trophée, du moins le document d’une lutte intérieure, dont l’objet pourrait se formuler de la manière suivante : saisir l’actualité comme le revers de l’éternité dans l’histoire et relever la marque de ce côté caché de la médaille. » (Walter Benjamin, Correspondance 1901-1928, trad. Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 418.) On notera que le côté caché de la médaille en est forcément la face sombre, plongée dans la nuit, par opposition, notamment, à la face « si glorieusement rayonnante » qui caractérise un Marseille pour touristes.

20Lettre du 22 octobre 1928, trad. SM, p. 158. Voir également Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe, op. cit., p. 170.

21Walter Benjamin. Les Chemins du labyrinthe, op. cit., p. 170.

22Walter Benjamin, « Panorama impérial », dans Sens unique précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, trad. Jean Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 1988, p. 156.

23« Corps à corps » est une traduction de Philippe Ivernel dans le dernier paragraphe de « Marseille », pour dire la banlieue « en état de siège » et où fait rage « sans interruption la grande bataille entre la ville et la campagne ». Le corps à corps s’y joue, pour l’essentiel, entre nature et technique (Philippe Ivernel, Walter Benjamin. Critique en temps de crise, op. cit., p. 380).

24W. Benjamin, « Hachich à Marseille », dans Les Cahiers du Sud, op. cit., p. 28-29.

25Jérôme Delclos, infra p. 50.

26Walter Benjamin, « Paris, la ville dans le miroir », dans Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 99.

27Walter Benjamin, « Les Cahiers du Sud », trad. SM, p. 143.

28Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1978, p. 295.

29Nous empruntons ces expressions à René Schérer dans son très bel article : « Les couleurs et l’enfant. Variations sur Walter Benjamin », dans L’Art des confins. Mélanges offerts à Maurice de Gandillac, Paris, PUF, 1985, p. 497. René Schérer, qui livre au passage la référence au rébus chez Lyotard, s’y intéresse notamment à la pratique de la décalcomanie chez Walter Benjamin enfant quand, alors que tout motif était encore recouvert d’une « nappe de brouillard », à force de gratter et de frotter, de rendre le dos des images « fissuré et écorché », « la couleur surgissait […] comme si se levait sur le monde gris et décoloré du matin le rayonnant soleil de septembre » (extraits de « Le pupitre » dans Enfance berlinoise).

30Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre » [1855], dans Les Contemplations, Paris, Gallimard, 2001, p. 400 et p. 401-402. Walter Benjamin cite ce poème dans Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 778 [d 17a, 3].

31La liste des « principaux passages concernant les étoiles chez Baudelaire » est donnée par Walter Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 282 [J 21a, 1].

32Walter Benjamin, « Marseille », trad. SM, p. 187.

33Est ici donnée une autre traduction de Walter Benjamin, « Marseille », dans Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 110. Sylvain Maestraggi propose lui un « malheur anonyme ».

34Walter Benjamin, « Haschich à Marseille », dans Images de pensée, op. cit.,
p.
203-204. Voir également W. Benjamin, Sur le haschich, op. cit., p. 45-46. Et encore Walter Benjamin, « Myslowitz – Brunswick – Marseille », trad. SM, p. 230.

35Walter Benjamin, « Myslowitz – Brunswick – Marseille », trad. SM, p. 233. Les noms inscrits « en lettres d’or sur fond noir » sont ceux de bateaux amarrés portant « des noms de demoiselles de France » évocateurs de l’amour pour Walter Benjamin.

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Pisser du haut du plongeoir : L’État d’Israël contre les Juifs

Sylvain Cypel, L’État d’Israël contre les Juifs, La Découverte poche, 2024

Selon l’AFP, « Joe Biden a estimé samedi [9 mars] que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu “faisait plus de mal que de bien à Israël” par sa conduite de la guerre à Gaza […] ». Toutefois, a poursuivi le président des États-Unis, « Je n’abandonnerai jamais Israël. Défendre Israël reste d’une extrême importance. » Il a aussi évoqué (l’absence de toute) « ligne rouge » et l’existence [« il y a des » ] de « lignes rouges », toujours selon l’AFP, qui parle de « propos ambigus »… C’est le moins que l’on puisse dire. La ligne rouge, ce serait celle au-delà de laquelle les États-Unis interrompraient leurs livraisons d’armes et toute assistance militaire à Israël, en conséquence de quoi, entre autres, les Israéliens ne seraient plus « protégés par le Dôme de fer » – ce blindage électronique qui leur permet d’arrêter la plupart des roquettes et missiles envoyés depuis la bande de Gaza ou le sud du Liban. Les lignes rouges : « Ce n’est pas possible que 30 000 Palestiniens de plus meurent. » Alors, Biden est-il gâteux, comme aimerait en persuader les électeurs son rival (lequel, on n’oubliera pas de le rappeler, est aussi un grand ami d’Israël et de sa politique coloniale – pour preuve, il fut le premier à reconnaître officiellement Jérusalem comme capitale d’Israël en annonçant dès 2017 le transfert de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem), oder was[1], comme diraient nos amis allemands ?

Tout le livre de Sylvain Cypel nous démontre le contraire – même si l’on peut raisonnablement douter des capacités intellectuelles et physiques du Président actuel… Il nous montre bien, en effet, que la ligne des États-Unis consiste depuis longtemps en une alliance stratégique avec Israël, fer de lance de l’Occident dans la « guerre des civilisations » théorisée par Huntington (il avait dit « le choc », mais ça revient un peu au même). Et, par là, que c’est précisément grâce au soutien des États-Unis et de leurs alliés (dont notre cher Hexagone) que les dirigeants israéliens, de plus en plus soutenus par leur opinion publique, ont pu conduire leur politique d’apartheid contre les Palestiniens et, aujourd’hui, ce qui apparaît comme une nouvelle entreprise massive de nettoyage ethnique à Gaza, bien sûr, mais aussi en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, comme on ne le dit pas assez.

Enfoncement de portes ouvertes, me direz-vous. Pas seulement. Ce que l’on apprend dans ce livre, pour peu que, comme moi, l’on ne suive pas la politique israélienne au jour le jour, est proprement ahurissant. Terrifiant, même, à vrai dire. Rappelons tout d’abord que la version originale de ce livre a paru en 2020 – donc bien avant le massacre qui se déroule sous nos yeux depuis le 7 octobre dernier. Sylvain Cypel[2], pour cette réédition en poche, y a ajouté une préface (dont la rédaction, précise-t-il, s’est terminée le 4 janvier 2024). Ce texte vient confirmer point par point tout ce qui avait été écrit quatre ans auparavant. Je n’y reviens pas ici – je préfère m’attarder sur un chapitre en particulier, le deuxième, curieusement intitulé : « “Uriner dans la piscine du haut du plongeoir”. Ce qui a changé en Israël en cinquante ans ». C’est quoi cette histoire de piscine ?

Explication de texte : qui n’a pas, une fois dans sa vie, uriné dans l’eau de la piscine ? Mais le faire aux yeux de tous depuis le haut du plongeoir, ça, c’est plus rare… Désormais, dit Hagai El-Ad, le directeur de B’Tselem [l’une des principales, sinon la principale organisation israélienne de défense des droits de l’homme], Israël « pisse dans la piscine du haut du plongeoir devant tout le monde. Le résultat est le même, mais l’impact différent[3].” Longtemps, poursuit-il les Israéliens ont caché autant que possible leurs méfaits. Maintenant, ils les commettent au vu et au su de tous, en toute bonne conscience. (p. 89)

C’était quoi, « pisser dans l’eau » ? Eh bien, tout simplement se livrer au nettoyage ethnique tout en le niant… « Pisser du haut du plongeoir », c’est le poursuivre en l’assumant, en le revendiquant à la face du monde entier. Je vais reproduire ici une citation un peu longue de ce chapitre 2 afin que cela soit clair.

Après l’établissement d’Israël […], le déni de l’expulsion des Palestiniens fut constitutif de l’argumentaire sioniste. Comme l’a martelé David Ben Gourion, le fondateur de l’État : Israël n’avait « pas expulsé un seul Arabe ». Le récit national israélien, dans lequel toute une société a baigné et qui a été transmis dans les établissements scolaires à des générations d’enfants, voulait que les Palestiniens soient tous « partis volontairement ». Certes, beaucoup soupçonnaient que ce récit enjolivait un peu les choses, que quelques taches pouvaient avoir maculé l’acte de naissance de l’État, mais l’essentiel était protégé : en niant l’expulsion de 85% des Palestiniens qui vivaient sur le territoire qui allait finalement devenir celui d’Israël, l’État préservait une image de soi positive.

Ce qui fondait le déni de l’expulsion des Arabes de Palestine, c’était que cet acte n’était pas conforme à l’éthique dont le sionisme entendait se parer. Le sujet du « transfert » de la population palestinienne hors du futur État juif avait été longuement débattu au Congrès sioniste de Zurich en 1937, dix ans avant que celui-ci ne débute. Mais ces débats avaient été maintenus secrets (ils le sont restés jusqu’au début des années 1990). Et, lorsque l’épuration ethnique fut mise en œuvre entre 1947 et 1950, elle apparut suffisamment déshonorante aux yeux des dirigeants sionistes pour qu’ils la nient (en accusant les victimes d’être la cause de leur propre malheur). C’est cette culpabilité inavouable qui fondait ce déni, et c’est elle qui a progressivement disparu en Israël, avec le regain croissant de légitimation de l’idée du « transfert ». [U]ne idée [est] désormais très répandue en Israël, bien au-delà des seuls cercles ultranationalistes ; l’idée que non seulement expulser les Palestiniens a été un acte légitime à l’époque, mais aussi que l’erreur a consisté à ne pas les expulser tous[4]. Chasser les Arabes pour s’approprier la terre d’Israël à titre exclusif, pour ne vivre qu’entre soi, avait été un projet ardemment souhaité. Mais on avait conscience que l’acte était moralement indéfendable. D’où son déni. C’est cette barrière-là qui s’est effondrée en cinquante ans d’occupation : ce sens de commettre à l’égard de l’autre un crime impardonnable.

Aujourd’hui, même si le déni initial reste vivace en Israël, reconnaître l’expulsion passée des Palestiniens est communément plus accepté, pour une raison simple : expulser à nouveau les Palestiniens vivant sous autorité israélienne est une idée devenue beaucoup plus désirée et perçue comme légitime. Pour une grande part de l’opinion, c’est même la solution. D’ailleurs, depuis plus de deux décennies, cette opinion israélienne est régulièrement sondée pour connaître son rapport au « transfert », version politiquement correcte du mot « expulsion ». Être pour le transfert signifie vouloir se débarrasser de la population arabe. […] En Israël, très peu jugent illégitime le fait de poser la question. Ceci a été rendu possible dès lors que les mentalités des Juifs israéliens, en cinquante ans d’occupation d’un autre peuple, ont progressivement dérivé dans un sens où l’esprit colonial et la déshumanisation de l’adversaire sont devenus ultradominants.

[…] l’idée qui occupe les esprits, qu’on entend exprimée dans des cercles très différents, laïcs comme religieux, c’est que la grande erreur a été, en 1948, de ne pas conquérir la totalité de la Palestine mandataire et de ne pas avoir expulsé tous les Palestiniens. Cela aurait rendu les choses tellement plus simples. Plus d’Arabes, plus de « problème palestinien ». Évidemment, cet état d’esprit devenu si répandu tient du souhait virtuel : voir les « Arabes » disparaître du paysage. Mais cette attitude-là est très différente du déni que les fondateurs avaient imposé. Elle induit une légitimation du crime, une libération de toute culpabilité qui constitue un bouleversement majeur des mentalités. (p. 82-84)

Pour le dire autrement : une fascisation de la société israélienne. Sylvain Cypel en donne de très nombreux (et sinistres) exemples dans son livre. Un autre signe flagrant de cette dérive coloniale est le système d’alliances nouées par Israël, souvent à travers les ventes d’armes et de systèmes sécuritaires mis au point grâce à l’occupation et au contrôle de la population palestinienne, avec tout ce qu’il y a de régimes autoritaires à travers le monde. On a déjà évoqué Trump, mais ce fut aussi Bolsonaro au Brésil, Narendra Modi en Inde, la junte militaire du Myanmar, Viktor Orbán en Hongrie, etc. Tout ce petit monde a été reçu avec les honneurs en Israël, dont les dirigeants sont peu regardants quant aux forts relents antisémites dégagés par nombre de leurs invités, à commencer par Donald Trump, bien sûr. Et voici le petit dernier : Javier Milei, qui a réservé son premier déplacement international à Israël, où il n’a pas manqué d’annoncer le déplacement de l’ambassade argentine de Tel-Aviv à Jérusalem et cela le 6 février dernier, alors que le massacre des Gazaoui·e·s battait son plein.

Sylvain Cypel note aussi que ces rapprochements entre ce qu’il y a de pire parmi les néo ou ultraconservateurs sur la scène internationale se nourrissent aussi d’« idées » – si l’on peut appeler ça ainsi – communes, particulièrement l’islamophobie. C’est aussi ce qui se passe en France avec une bonne partie de la classe politico-médiatique. On a vu d’ailleurs que sur cette base, le gouvernement, représenté par son sinistre de l’Intérieur, a tenté de criminaliser toute démonstration de solidarité, que dis-je, même seulement de compassion avec les Gazaoui·e·s écrasé·e·s sous les bombes. Des réunions ont été interdites sous prétexte que risquaient d’y être tenus des propos antisémites, sans parler des manifestations. Et l’on tient scrupuleusement le compte des actes antisémites dont le nombre aurait, nous dit-on, littéralement « explosé » dans notre douce France depuis le 7 octobre. Quant aux actes islamophobes, il n’en est guère question. Il faut dire que les seules associations qui en tenaient le décompte ont été dissoutes il y a déjà quelque temps par le sinistre sus cité. Cassons le thermomètre, ça fera tomber la fièvre, a-t-il dû se dire… Pendant ce temps-là, relève Sylvain Cypel, la communauté juive française, ou plutôt ce qui lui sert de représentation (le CRIF en particulier) se tient bien droite, le doigt sur la couture du pantalon, devant Netanyahou et ses sbires. Et Macron de vitupérer l’antisionisme qui ne serait rien d’autre qu’un antisémitisme déguisé. Pas de quoi être fier d’être français. Pourtant, cet alignement ne rend en rien service aux Juifs. (Aux États-Unis, ils sont de plus en plus nombreux à s’en rendre compte, d’après Sylvain Cypel, les alliés les plus fanatiques d’Israël se trouvant parmi les chrétiens évangélistes.) Cypel conclut son livre par un rappel des positions du « grand historien américain d’origine britannique Tony Judt (1948-2010) », partisan d’une solution à un seul « État démocratique commun aux Juifs et aux Arabes (et aux autres minorités) vivant sur le territoire que constituent ensemble Israël et Palestine ». « En d’autres termes, poursuit Cypel, une option politique où il n’y aurait “plus de place pour un État juif”, admettait [Judt]. »

«L’idée même d’un État juif – un État où les Juifs et la religion juive détiendraient des privilèges exclusifs dont les citoyens non juifs seraient à jamais exclus – est ancrée dans un autre temps et d’autres lieux », écrivait [Judt]. Israël est d’abord le résultat d’un type de nationalisme dépassé, antimoderne, jugeait-il en substance, le type de nationalisme ethniciste qui prévalait dans l’Europe de l’Est au XIXe siècle et qui lui apparaissait incompatible avec l’évolution d’un monde « globalisé » (dont il ne se privait par ailleurs pas de critiquer les dérives inégalitaires), un monde où le dépassement des frontières, la mixité et l’ouverture devenaient la norme. [5]. « La déprimante vérité [poursuivait Tony Judt] n’est pas que le comportement présent d’Israël est mauvais pour les États-Unis, bien que cela soit le cas, pas même qu’il soit mauvais pour Israël lui-même, comme beaucoup d’Israéliens le reconnaissent implicitement. Non, la déprimante vérité est qu’Israël aujourd’hui est devenu mauvais pour les Juifs. » (p. 320)

Le 10 mars 2024 , franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] « Ou quoi ? ».

[2] L’auteur, précise la quatrième de couverture, a été directeur de la rédaction de Courrier international et rédacteur en chef au Monde. Il a couvert la seconde Intifada en 2001-2003 et a été correspondant du Monde aux États-Unis de 2007 à 2013. J’ajoute qu’il donne régulièrement des articles toujours bien informés à l’excellent site Orient XXI.

[3] Entretien avec l’auteur, 7 janvier 2019.

[4] Je souligne – et je note que depuis le 7 octobre, ce discours s’est encore nettement renforcé, qui affiche très ouvertement la volonté du gouvernement, d’une bonne partie de l’armée et encore plus des colons de procéder à une nouvelle Nakba. Discours accompagnant des actes de nature génocidaire à Gaza et une violence toujours plus intense contre les Palestiniens de Cisjordanie (et de Jérusalem).

[5] « Lorsque Judt écrivit ces phrases, commente un peu plus loin Sylvain Cypel, il n’imaginait pas que, quinze ans plus tard, non seulement l’“anachronisme dysfonctionnel” [de l’État d’Israël] que constitue le repli identitaire serait à ce point entériné en Israël qu’il serait inscrit dans la loi fondamentale, mais aussi qu’il connaîtrait un fort regain de vigueur internationale. » (p. 320)

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Le Travail migrant, l’autre délocalisation

Daniel Veron, Le Travail migrant, l’autre délocalisation, La Dispute, 2024

Le Journal Officiel a publié ce samedi 2 mars, à la veille de la clôture du Salon de l’Agriculture, dont il ne vous aura pas échappé qu’il a donné lieu à quelques « incidents », particulièrement le jour de son inauguration par le Président de la République, un arrêté daté du 1er mars qui modifie l’arrêté du 1er avril 2021 (lequel n’était pas un poisson éponyme, hein, chez ces gens-là, on ne rigole pas, monsieur, on compte), lequel est « relatif à la délivrance, sans opposition à la situation de l’emploi, des autorisations de travail aux étrangers non ressortissants d’un État membre de l’Union européenne, d’un autre État partie à l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse ». En clair, il s’agit de délivrer des autorisations de travail à des étrangèr·e·s « non européen·ne·s », pour ne pas dire racisé·e·s, dont la spécialité professionnelle pourrait venir combler des manques sur le marché du travail hexagonal – autrement dit : effectuer les boulots que les Blanc·he·s ne veulent plus faire, encore moins pour des salaires de misère. Le premier arrêté listait une foultitude de métiers que l’on dit aujourd’hui « en tension ». Le complément du 2 mars y ajoute les « agriculteurs salariés, éleveurs salariés, maraîchers, horticulteurs salariés » et « viticulteurs, arboriculteurs salariés » (le JO ne kiffe pas trop l’écriture inclusive, apparemment), tout ça pour ne pas dire des saisonnièr·e·s qui toucheront des cacahuètes en guise de salaires, seront logé·e·s dans des conditions indignes pour la plupart et renvoyé·e·s chez elleux sans au revoir ni merci quand on en n’aura plus besoin (ou si par malheur ielles tombent malades ou se blessent au travail).

 

Ramasser des fraises, faire les vendanges ou tailler la vigne, entre autres occupations, sont des activités non délocalisables. Des bagnoles, on peut les monter n’importe où, du moment qu’on détient les capitaux nécessaires à acheter du terrain et à installer des chaînes de montage. Mais un certain nombre d’autres travaux réclament une présence humaine sur place, quel ennui ! L’agriculture, comme on vient de le voir, mais aussi le bâtiment, l’hôtellerie-restauration, les emplois de service (nettoyage, manutention, logistique, etc.) et bien sûr ceux du care (dans les hôpitaux, les soins à domicile, les maisons de retraite, et on en passe). (Il y a aussi des choses que l’on pourrait faire ailleurs, et qui se font souvent ailleurs, comme la confection de vêtements au Bangladesh[1], mais que l’on s’arrange aussi parfois pour faire « ici », mais là, ce sera plutôt dans des ateliers clandestins, non autorisés par arrêté publié au JO…) Toute la question (pour les capitalistes) est dès lors d’organiser la « délocalisation sur place », soit de produire une main-d’œuvre moins chère et dépourvue de protections sociale et juridique, donc moins à même de protester contre sa condition. Ce que décrit Daniel Veron en termes plus précis et pertinents. Il parle en effet des « mécanismes de production d’une inclusion différentielle[2], laquelle s’avère décisive dans l’exploitation de la force de travail migrante ».

Cela passe d’abord par des procédures d’expulsion. Ce dernier mot nous renvoie spontanément, en France, à la sinistre « OQTF », Obligation de quitter le territoire français, qui pèse comme une épée de Damoclès sur la vie de nombreux·ses travailleurs·ses sans papiers. Ou aux non moins sinistres CRA, Centres de rétention administrative. Mais la première des expulsions est celle qui pousse, voire qui oblige les personnes à quitter leur pays pour aller chercher ailleurs « une vie meilleure », ainsi qu’ielles le disent à Daniel Veron. J’aurais peut-être dû le préciser avant : le livre dont je rends compte aujourd’hui est celui d’un sociologue qui ne s’est pas contenté d’écouter des personnes migrantes raconter leur parcours et leurs luttes – ce qui serait déjà très bien, tant elles sont la plupart du temps invisibilisées et silenciées – mais qui a aussi pratiqué activement l’« observation participante », particulièrement en militant au cours de différents mouvements de sans-papiers entre 2008 et 2013 dans la région parisienne puis, entre 2019 et 2021, avec la CGT 93 dans les « permanences dédiées aux travailleurs et travailleuses sans papiers » ainsi qu’aux grèves lancées par ce syndicat. Il a aussi fait « des terrains », comme on dit dans le jargon, en Argentine et au Canada, où il a également suivi les mouvements des migrant·e·s bolivien·ne·s en Argentine ainsi que ceux des Mexicain·e·s, principalement, au Canada. Le premier chapitre du livre, quant à lui, déploie une solide analyse de

« l’évolution des formes de mobilisation de la main-d’œuvre migrante – depuis les premières réglementations de la migration chinoise dans l’Ouest canadien jusqu’aux configurations les plus récentes de la “gouvernance” internationale des migrations – et [tâche] d’en saisir les continuités et les ruptures au gré des transformations de l’appareil productif ».

Il s’agit là d’une radiographie des lois et pratiques administratives des pays d’« accueil »et des idéologies qui les accompagnent. Le deuxième chapitre est basé sur les récits de migration des personnes rencontrées. Il s’agit « de saisir que les dynamiques de l’exil, c’est-à-dire les logiques d’expulsion, sont la condition de l’appropriation de la force de travail dans les pays de destination ». Les chapitres suivants, également étayés sur de nombreux extraits de paroles de migrant·e·s, s’intéressent à deux modalités de captation de leur force de travail, soit la « face clandestine du travail migrant clandestin », ou comment les sans-papiers s’insèrent sur le marché du travail et, d’autre part, la face légale d’importation d’une main-d’œuvre étrangère, à travers le recours au travail dit « détaché ».

Le titre du premier chapitre me paraît tout à fait explicite : « Les politiques migratoires ou la production d’une main-d’œuvre surexploitée ». Je souligne, car il me semble essentiel de comprendre cette dimension de production de la main-d’œuvre. On nous a trop souvent bassiné avec la « question de l’immigration », ou avec le « problème immigré », comme s’ils étaient tombés du ciel, voire, selon des observateurs qui se veulent plus progressistes, comme s’ils étaient une regrettable conséquence du « sous-développement »[3] ou de l’incurie des élites du tiers-monde. Daniel Veron montre très bien comment des politiques xénophobes et/ou racistes ont permis de hiérarchiser les travailleurs et les travailleuses en fonction de leur origine, de leur couleur de peau et de leur genre, de diviser la classe ouvrière, en somme, afin 1) de disposer d’une force de travail plus docile et moins chère, 2) de remettre en cause les droits économiques et sociaux conquis par les luttes syndicales dans les pays « développés » (appuyées après-guerre, ajouterai-je, sur la présence d’un bloc soviétique contre lequel la meilleure arme fut d’acheter le mouvement ouvrier finissant) et 3) « par-dessus le marché », si je puis dire, se payer le luxe, en période de crise et de précarisation des classes moyennes, de détourner les colères suscitées par les restrictions du niveau de vie, de la protection sociale et la casse des services publics contre les étrangers – enfin pas tous, on aura compris, les méchants seulement, ceusses qui ne sont pas comme nous, quoi.

Après cette première approche qui fixe le cadre légal et politique de l’organisation de la migration (et qui donne, il faut le souligner au passage, une excellente synthèse historique des politiques françaises des années 1930 à aujourd’hui), Daniel Veron s’intéresse donc à « L’exil, condition de l’appropriation du travail migrant » (titre du chapitre 2). Il s’appuie ici sur de nombreux récits de personnes migrantes, desquels ressort cette notion d’« expulsion », terme utilisé dans le même sens que Saskia Sassen dans son livre titré Expulsions[4], précisément, c’est-à-dire l’expulsion des pauvres de leurs maisons, de leurs terres, etc. Veron parle aussi de « destruction des conditions de l’autochtonie ». Harsha Walia (voir la note 1) le dit aussi dans Frontières et domination : les migrations sont intrinsèquement liées à l’avancée inexorable du capital qui dévaste tout sur son passage. Les enclosures dont parlait Marx croissent et se multiplient, créant toujours plus de travailleurs et de travailleuses « libres » de toute attache. Daniel Veron cite d’ailleurs à ce sujet Abdelmalek Sayad, qui écrivait ceci[5] :

« Le rapport entre le monde développé et le monde sous-développé semble reproduire, mutatis mutandis, le rapport initial, déjà ancien et peut-être universel, entre ville et campagne : le monde développé, monde de l’immigration et monde de l’urbain, se nourrirait du tiers-monde, monde de la ruralité (ou, plus exactement, de moindre industrialisation et de moindre urbanisation, même s’il est en proie à une déruralisation intense et anarchique) et monde de l’émigration au long cours. »

On verra en lisant les entretiens qu’a menés Daniel Veron que les motivations du départ des personnes qu’il a rencontrées sont diverses, mais que toutes tiennent d’une manière ou d’une autre à l’attraction puissante qu’exercent les sociétés « développées » sur des jeunes (que sont les migrant·e·s dans leur grande majorité) dont l’avenir chez elles ou eux est plus ou moins bouché – « qui ne rêve pas d’une vie meilleure ? ». Il ne s’agit pas seulement d’une question de pauvreté matérielle, même si c’est souvent le cas, mais aussi de ce qu’ont rêvé les jeunes en tout temps et tous lieux, soit d’échapper au carcan familial (patriarcal), de découvrir le monde et aussi, bien sûr, de réussir à gagner assez d’argent pour être en mesure d’aider la famille restée au pays.

Les deux derniers chapitres détaillent comment, par quels procédés plus ou moins sophistiqués les pays « importateurs » de main-d’œuvre se débrouillent pour, paradoxalement, l’« immobiliser » – la mobiliser au travail tout en l’empêchant d’exister autrement. C’est ce qu’Alain Morice a appelé « le travail sans le travailleur »[6]. Daniel Veron en donne de nombreux exemples à travers, toujours, des entretiens avec des travailleuses et des travailleurs migrant·e·s.

Tout en vous engageant vivement à lire ce livre[7], je me permets d’apporter une petite contribution supplémentaire, à travers un exemple supplémentaire d’arnaque à l’emploi qui pousse au bout cette logique du travail sans travailleur. Je l’ai trouvé dans la Revue du Crieur n°22 (avril 2023)[8]. Des chercheurs regroupés dans le collectif Arosa Sun, qui travaillent sur les transformations du monde du travail au croisement de la sociologie de l’espace et des migrations, y ont publié un article intitulé « Pays-Bas, un empire logistique au cœur de l’Europe. Enquête sur la flexibilisation des travailleurs migrants »[9]. Ce qui est très impressionnant dans cet exemple, c’est que s’y conjuguent deux réalités que l’on pourrait croire aux antipodes l’une de l’autre. D’un côté, le monde enchanté, « dématérialisé » de la (sur)consommation en ligne – de jolis objets apparaissent sur un écran, il suffit de cliquer pour les acheter et les recevoir quelques jours après chez soi. De l’autre, les gigantesques entrepôts de marchandises débarqués des porte-containers en provenance des grandes usines globales du Sud-Est asiatique. Ces marchandises que commandent, via Internet, chaque jour, chaque heure, chaque minute les consommateurs de l’Europe entière, commandes qui doivent donc être « traitées » par une myriade de « petites mains ». Les travailleuses et travailleurs sont recrutés dans les pays de l’Est ou du Sud par petites annonces, qui leur proposent tout à la fois emploi bien payé et logement. Une fois sur place, ielles déchantent. Les « logements » sont souvent des mobil-homes, voire des campings. Et les emplois, gérés par des agences d’intérim, sont loin d’être de « vrais » emplois (même si de « vrais » emplois, genre manutentionnaire chez Amazon, ne sont déjà pas très désirables). Tout d’abord, il faut savoir que les migrant·e·s qui travaillent pour ces entreprises logistiques n’ont quasiment aucune existence sociale aux Pays-Bas. Tout juste sont-ils enregistrés avec un numéro qui permet de percevoir un salaire. Mais rien d’autre (ni prestations ni droits sociaux). Ensuite, ils doivent rester dans leurs baraquements à attendre qu’un chef les appelle pour aller travailler.

« Dans la logistique, expliquent les chercheurs, la vulnérabilisation de la main-d’œuvre est un préalable à sa mise au travail[10]. Bol.com [un des géants de la logistique] exige que le “stock” de travailleurs disponibles soit toujours surdimensionné par rapport au travail réel prévu. Quand la prévision de rentabilité descend, l’entreprise [d’intérim] procède à des licenciements – lesquels imposent aux travailleurs de rentrer au pays, puisque c’est leur employeur qui s’occupe également de leur logement. C’est ce que les travailleurs appellent la “chasse aux sorcières”. Les employeurs, de leur côté, parlent d’une gestion “au plus juste”. »

Et il y a plus encore :

« Bol.com s’est dotée en 2014 d’un logiciel de gestion des ressources humaines extrêmement performant, baptisé ISABEL. Il permet à la société-mère de garder un contrôle centralisé et en temps réel de chaque ouvrier et de chacune des entreprises sous-traitées. C’est l’algorithme qui calcule et prévoit le nombre d’ouvriers qui doivent être “mis en stock” dans les campings et autres logements patronaux, et de ceux qui doivent donc être fournis toutes les semaines par les entreprises de recrutement dans les pays d’origine. »

« Surtout, le logiciel ISABEL gère globalement les ressources humaines de tout ce dense maillage d’entreprises en sorte d’assurer la disponibilité de la main-d’œuvre, en intégrant dans son algorithme les variables individuelles de chaque travailleur : sa nationalité, son statut d’emploi, ses conditions de logement, ses compétences, sa productivité, son respect de la discipline (ponctualité, absentéisme), etc. Grâce à ses informations, l’algorithme organise les plannings, attribue les heures de travail à chaque travailleur individuel, décide des licenciements ou menace avec des warnings. »

Brave New World, comme disait l’autre…

franz himmelbauer pour Antiopées, le 3 mars 2024.

[1] On en parlait ici-même il y a quinze jours dans une note consacrée à deux bouquins sur le thème « frontières et domination ».

[2] Concept proposé par Sandro Mezzadra et Brett Neilson, dans La Frontière comme méthode ou La multiplication du travail, traduit de l’anglais par Julien Guazzini aux éditions de l’Asymétrie (Toulouse, 2019 [2013]).

[3] Ce qui a justifié de nombreux discours, aussi indigents que peu suivis d’effets et consistant à recommander des investissements « là-bas » pour éviter l’immigration « ici ».

[4] Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Gallimard 2016.

[5] Dans L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité, tome 1 : L’Illusion du provisoire, éd. Raisons d’Agir, 2015.

[6] « Le travail sans le travailleur », Plein Droit 2004/2 (n°61), éd. GISTI, https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2004-2-page-2.htm

[7] Et aussi celui de Medrazza et et Neilson (note 2), sur lequel je n’ai guère insisté, parce que je ne l’ai pas encore lu en entier. Mais c’est une véritable somme sur le sujet, difficilement contournable à mon avis pour qui s’y intéresse.

[8] La Revue du Crieur est une coédition La Découverte/Mediapart.

[9] Les auteurs José-Angel Calderon, Pablo Lopez-Calle et Antonio Ramirez-Melgarejo, enseignants-chercheurs français et espagnols préparent là-dessus un ouvrage à sortir prochainement chez Amsterdam.

[10] C’est moi qui souligne. En fait, c’est le cas de tout le travail migrant. Sans précarisation, sans vulnérabilisation des travailleuses et travailleurs, il ne serait pas possible de les surexploiter.

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Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire

Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire, Édition Amsterdam, 2024

La presse, ces derniers temps, a beaucoup glosé autour de la notion d’« arc républicain » : selon le Premier ministre, il s’agirait tout simplement de l’hémicycle (soit l’Assemblée nationale – je précise au cas où vous avez suffisamment d’esprit pour ne pas lire, écouter ou regarder cette presse), tandis que son n + 1 (soit le Président, si vous avez aussi l’esprit suffisamment dégagé pour ignorer le vocabulaire de l’entreprise néolibérale, vous êtes fiché S ou quoi ?), lui, en exclut un parti qui prétend pourtant au « rassemblement ». Il est vrai que ce noble objectif est accommodé d’un adjectif tricolore, ce qui lui donne un fumet plutôt nauséabond… mais ne chatouille guère les narines des cuistots renaissants, lesquels n’ont pas craché dans la soupe lorsque le dit parti a récemment, sinon soutenu ouvertement, du moins permis le vote d’une énième loi scélérate sur l’immigration, s’esbaudissant d’une victoire idéologique puisque ce texte infame reprenait le principe de la préférence nationale, lequel est un de ceux qui avaient présidé à la fondation de certain front, parrain tout aussi tricolore et nauséabond du rassemblement. Nul besoin d’insister là-dessus en dénonçant l’opération de basse com (comme on dit de basse police) qu’a représenté, quelques semaines seulement après cette ignominie, la panthéonisation de Mélinée et Missak Manouchian, accompagné·e·s de vingt-trois de leurs camarades des FTP-MOI (Franc-tireurs et partisans – Main d’œuvre immigrée, faut-il encore souligner ce dernier terme ?). L’État français de Vichy (comme on dit lorsque l’on veut en faire une exception, un accident – une « divine surprise », disait Maurras – entre IIIe et IVe République) les avait traqués et assassinés, celui d’aujourd’hui « s’honore » de les reconnaître enfin pour ce qu’ielles firent, soit sauver l’honneur, justement. Mais d’autres en ont déjà mieux parlé que je ne saurais le faire[1].

Il ne fait pas de doute que l’« État français de Vichy » était un État raciste. On sait moins, parce qu’on le dit moins, que la IIIe République lui avait bien préparé le terrain[2]. Et même le Front populaire. Voici ce qu’en dit Olivier Le Cour Grandmaison :

« Les audaces réformatrices de ses dirigeants [du Front populaire] n’ont jamais atteint les “indigènes” de l’empire. “Sujets français” ils étaient avant juin 1936, “sujets français” ils sont demeurés après. Pis encore, le Parti communiste […] dénonce une prétendue collusion de l’Étoile nord-africaine (ENA) dirigée par Messali Hadj avec des éléments […] fascistes d’Algérie ». Fort de cette accusation abracadabrante, digne des procès de Moscou, le PCF soutient, le 26 janvier 1937, la dissolution de cette organisation également souhaitée par la SFIO et son prestigieux dirigeant alors président du Conseil, Léon Blum. » (p. 88-89)

Pourtant, il ne s’agit pas de tout fourrer dans le même sac. C’est bien le sujet de ce livre, comme le précise son auteur en introduction :

« Racisme d’État, xénophobie institutionnelle ou de même nature, discriminations systémiques engendrées par des politiques publiques ou favorisées par l’absence de prise en compte de leur gravité par les autorités et nombre de formations progressistes, ce sont là nos objets. Il faut y ajouter le concept distinct d’État raciste souvent rabattu sur celui de racisme d’État par de nombreux maîtres-censeurs. La fonction de cette confusion, parfois entretenue à dessein, est claire : poursuivre la disqualification des universitaires, chercheur·es et militant·es en leur imputant des aveuglements majeurs qui ont pour conséquence de mettre sur le même plan la France, l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid et les États-Unis avant l’abolition, entre 1954 et 1967, de la ségrégation imposée aux Noirs et aux peuples autochtones. » (p. 18-19)

C’est probablement par prudence qu’Olivier Le Cour Grandmaison n’inclut pas dans cette liste l’État d’Israël. Crainte de voir son propos déformé par des citations tronquées – suivant le même procédé rhétorique que celui qu’il vient de dénoncer – et de se voir attribuer l’étiquette infamante d’antisémite ? Quoi qu’il en soit, il consacre cependant une vingtaine de pages du dernier chapitre de son livre (écrit avant l’attaque et les crimes de guerre commis par les organisations de résistance palestiniennes le 7 octobre et la réplique génocidaire d’Israël contre les Gazaoui·e·s) à la question : « En Israël : un nouvel apartheid[3] ? »

Mais revenons au plan général du livre. Il est composé en trois parties : 1) Racisme d’État. Origine et usage d’un concept ; 2) Racismes d’État à la française. Une autre histoire des Républiques ; et 3) Sur quelques États racistes. La première partie s’appuie, d’une part, sur les thèses de Foucault quant à la biopolitique, le racisme d’État et l’État raciste, telles qu’il les a exposées essentiellement dans ses cours de 1976 au Collège de France (Il faut défendre la société)[4], d’autre part sur les interventions de Pierre Bourdieu, d’abord, pendant la mobilisation des « sans-papiers » en 1996 (occupation de l’église Saint-Bernard à Paris, puis expulsion violente par la police) et d’Achille Mbembe, ensuite, au moment des « émeutes » des quartiers populaires en 2005.

Ce qui me paraît le plus intéressant dans ce que retient Le Cour Grandmaison des cours de Foucault, c’est la réfutation des « analyses communes qui réduisent le racisme à une “opération idéologique” de diversion ayant pour but de détourner les “hostilités qui travailleraient le corps social” vers un “adversaire mythique” construit pour les besoins de cette mauvaise cause ». Soit la théorie du bouc émissaire, une théorie « incapable de rendre compte de la profondeur et de la permanence structurelle du racisme dans les sociétés contemporaines où s’exerce un bio-pouvoir ». Foucault s’élève aussi contre « le simplisme d’interprétations psychologisantes qui tiennent le racisme pour l’expression du “mépris” ou de la “haine” des différences », ouvrant la voie à un « antiracisme moral dont les adeptes confondent les causes et les effets ». Car, « si les racisé·es sont en effet souvent craint·es, parfois haï·es et désigné·es à la vindicte populaire, ce n’est pas d’abord et avant tout en raison de leurs différences réelles ou imputées mais parce qu’ils ont été identifiés par l’État et diverses institutions publiques comme des menaces susceptibles de nuire gravement à la société et aux membres du groupe dominant[5] » (p. 37-38). Leonora Miano ne dit pas autre chose dans L’Opposé de la blancheur, dont j’ai récemment rendu compte ici-même[6] : « Pour que plus d’un milliard et demi d’êtres humains – pour aller vite – soient encore de nos jours incarcérés dans une condition symbolique et politique due à la racialisation négative qui frappa leurs ascendants il y a de cela plusieurs siècles, il faut que se soit mis en place un système particulier. Il faut que l’on veille, de façon plus ou moins consciente, à ce qu’il se maintienne. » On, selon Foucault lu par Le Cour Grandmaison, c’est un « “pouvoir souverain” qui, ayant désormais pour mission de défendre la vie des populations qu’il organise, fabrique en quelque sorte des races, des étrangers, parfois même des nationaux racisés, et les hiérarchise ». D’où ensuite « l’exécration et la peur, […] conséquences de cette politique et non les causes de la situation » (p. 38-39). Foucault analyse ainsi comment on passe de pratiques de racisme d’État à des États racistes, jusqu’au paroxysme de la thanatopolitique nazie.

Lorsque Pierre Bourdieu intervient en faveur des sans-papiers de Saint-Bernard, il ne s’agit pas, d’après ses propres termes, de s’opposer à un État raciste, mais bien à une « xénophobie d’État » qui, après la domination directe sur des populations entières et de vastes territoires qui était celle de l’empire colonial, se contente désormais d’usiner du « clandestin » à tour de bras, faisant d’une pierre deux coups : désigner à la vindicte populaire les responsables de la crise, du chômage, etc. et disposer d’un volant de main-d’œuvre taillable et corvéable à merci. Un peu plus tard, dénonçant les discriminations induites par la construction de l’Union européenne entre les étrangers « européens » et les autres[7], Bourdieu parlera carrément de racisme d’État.

Enfin, Le Cour Grandmaison cite Achille Mbembe pour son analyse de la façon dont l’État français a réagi aux « émeutes » de 2005. Je résumerai en disant que Mbembe souligne les continuités entre l’époque coloniale et les années 2000… Ainsi de l’état d’urgence proclamé par le Premier ministre d’alors, Domnique de Villepin, pour la première fois depuis la guerre d’Algérie. Mais aussi toute la « philosophie « sous-jacente » aux dispositifs discriminatoires coloniaux, tel le code de l’indigénat, philosophie qui prévaut toujours dans les rapports de « la République » avec ses « quartiers perdus », comme disait un essayiste réactionnaire. Il me semble que La Cour Grandmaison aurait pu tout aussi bien s’appuyer sur les analyses du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB[8]), qui fut probablement le premier à dénoncer la « gestion coloniale des quartiers », en toute connaissance de cause, ou encore sur celles de Rachida Brahim, qui a donné une démonstration imparable du double standard appliqué par l’État français à ses administrés selon qu’ils sont « visibles » ou non[9].

Je ne m’étendrai guère sur la deuxième partie du livre, qui propose une synthèse historique tout à fait utile et intéressante sur les « racismes d’État à la française », en trois points : Violences coloniales d’hier et pratiques policières d’aujourd’hui, La France comme terre d’accueil ?, et Trois Républiques contre les nomades et les Roms. C’est ce dernier point qui a le plus retenu mon attention, les deux précédents étant déjà un peu plus explorés par divers auteurs. L’acharnement des trois dernières Républiques (soit un peu plus d’un siècle et demi) est en effet édifiant : les nomades ont été l’objet de dispositifs réglementaires stupéfiants visant à les immobiliser, sinon matériellement (même si ce fut souvent le cas, et de manière encore plus tragique pendant la Seconde Guerre mondiale, où on les enferma dans des camps de concentration dont certain·e·s ne sortirent qu’en… 1946 !), du moins dans les fichiers de la République. Comme, plus tard, la police a expérimenté ses « armes non létales » – flash-balls, etc. contre les « jeunes de banlieue » avant d’en généraliser l’usage contre les zadistes d’abord, les gilets jaunes ensuite, et les manifestants contre la réforme des retraites, de 7 à 77 ans, donc – l’adminstration française a expérimenté les documents d’identité et les plaques d’immatriculation sur les nomades avant de les étendre à tout le monde ensuite. Et même si les dispositions légales les plus discriminatoires ont fini par être abolies en… 2017 !, cela n’a rien changé au racisme institutionnel que subissent encore et toujours les Roms. On sait assez dans quelles conditions indignes (de leurs hôtes) eux et, plus largement, les « gens du voyage » sont « accueillis » entre autoroutes, voies de chemin de fer et usines polluantes, quand ils ne se voient pas tout simplement refuser l’accès à des terrains pourtant vacants. À propos du traitement indigne des travailleurs immigrés, Simone Weil, citée par La Cour Grandmaison, disait : « J’ai honte de ceux dont je me suis toujours sentie le plus proche. J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française. » À lire ce que la république fait aux nomades depuis si longtemps, moi aussi, j’ai honte d’être français[10]. Même si je ne me suis jamais senti proche des Sarko, Valls et consorts.

La troisième partie du livre est donc consacrée à quelques États racistes. Olivier Le Cour Grandmaison y parle des « origines coloniales du régime d’apartheid en Afrique du Sud », de « 180 ans d’État raciste aux États-Unis » (de 1787 à 1967) et du « nouvel apartheid » en Israël (avec un point d’interrogation, comme je l’ai souligné plus haut). Sans entrer dans le détail ici non plus, ce qui me saute aux yeux, c’est que l’on pourrait aussi bien appliquer les mots « origines coloniales » aux trois cas étudiés. Car il s’agit bien de trois entreprises coloniales, même si les modalités en ont été différentes d’un point de vue historique. Par contre, si l’apartheid a été aboli en Afrique du Sud et la ségrégation raciale aux États-Unis[11], il est hélas de plus en plus d’actualité en Israël. On comprend bien que ce pays, ou plus précisément sa composante raciste et belliciste, qui a pu faire inscrire en 2018 des dispositions racistes dans les lois fondamentales qui lui servent de Constitution, n’a peut-être pas comme perspective le maintien d’un apartheid qui maintiendrait les Palestiniens dans des enclaves prisons à ciel ouvert, mais plutôt de se débarrasser de ces derniers par tous les moyens – en les tuant ou en les expulsant par la force. Après tout, d’autres ont bien réussi – ou presque – ce genre d’exploits, comme les États-Unis, qui ont presque réussi à exterminer tous leurs Autochtones – presque seulement, comme l’Australie, qui a presque réussi à exterminer ses Aborigènes.

La conclusion de Le Cour Grandmaison n’est guère plus optimiste que la mienne. Il compare cette question du racisme et celle du climat : nous disposons, dit-il, d’une masse d’informations qui ne laissent aucun doute sur ce qu’il risque de se produire si nous continuons dans la voie où nous sommes engagés. Et pourtant nous ne cessons d’accélérer. Ce qui se passe à Gaza aujourd’hui, avec l’approbation tacite des gouvernements occidentaux (et quelques protestations pour la bonne forme) et l’approbation explicite des États-Unis, qui viennent encore d’opposer leur veto au Conseil de sécurité contre une résolution demandant un cessez-le-feu, en est une sinistre illustration.

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 25 février 2024.

[1] Voir Lundi matin # 416, 21 février 2024, et aussi ce communiqué de l’association Les Ami·e·s de Maurice Rajsfus, justement intitulé « Les fossoyeurs de la mémoire ». C’est l’une des rares associations dont je fais partie et, par les temps mauvais que nous traversons, j’en suis plutôt content. J’en profite pour faire un peu de prosélytisme : adhérez !

[2] À ce propos, on peut lire, entre autres, du même Olivier Le Cour Grandmaison : Coloniser, exterminer. Sur la guerre et L’État colonial, éd. Fayard, 2005 ; La République impériale. Politique et racisme d’État, éd. Fayard, 2009 ; De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, éd. Zones/La Découverte, 2010.

[3] Je note ici aussi la prudence de cette formulation, alors que la notion d’apartheid israélien est désormais assez largement reconnue non seulement par des ONG israéliennes et internationales, mais aussi par des instances de l’ONU. Sur cette question, il est facile de s’informer en allant voir quelques-uns des nombreux articles que lui ont consacrés les sites de l’Agence media Palestine ou Orient XXI.

[4] Je crois qu’il vaut la peine de citer le début du chapitre consacré à Foucault : « [En 1976 au Collège de France, il] s’engage dans une voie ambitieuse et complexe : analyser l’émergence et les conséquences multiples d’un bio-pouvoir qui a pour fonction essentielle de “défendre la société contre tous les périls biologiques » liés, entre autres, à l’existence de races diverses. C’est ainsi qu’apparaissent un “racisme d’État”, destiné à préserver l’intégrité et la supériorité raciale de la population sur laquelle les autorités publiques exercent leur puissance souveraine, et des guerres des races notamment menées dans les colonies soumises à des violences extrêmes. » Et de faire une remarque au passage, « sur le contexte politique de l’époque, puisqu’aucun responsable ne s’est élevé contre le philosophe et le contenu de ses enseignements, ni la secrétaire d’État aux Universités, Alice Saunier-Seïté, ni le très puissant ministre de l’intérieur, pourtant peu suspect de laxisme. Leurs lointains successeurs d’aujourd’hui, qui se disent si modernes et libéraux, n’ont ni ces prudences, ni ces pudeurs […] » (p. 31-32). Effectivement, il suffit de songer à la chasse aux sorcières « islamo-gauchistes » ou, plus récemment encore, à la dénonciation des horreurs « wokistes ».

[5] À ce propos, voir aussi Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019. (Ma recension par ici.)

[6] Antiopées. L’Opposé de la blancheur.

[7] J’ai déjà entendu des représentants britanniques, qui s’y connaissent en understatement, dire dans le cadre de débats au sein d’institutions internationales : « minorités visibles » pour « non européennes »…

[8] On ne trouve malheureusement plus grand-chose du MIB sur le net – on en trouve plus sur le MIB. J’ai seulement déniché ce texte de 2007 sur le Forum social des quartiers, qui donne tout de même un aperçu de ce qu’a été ce mouvement. La notice Wikipédia donne une petite bibliographie avec quelques entretiens et articles de presse quotidienne et de revues.

[9] Dans son excellent La Race tue deux fois, dont j’ai rendu compte ici.

[10] À lire absolument là-dessus : Lise Foisneau, Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo, Wildproject, 2023 (celui-là aussi, j’en ai parlé ici).

[11] Avec toutes les réserves qu’il convient de faire quant au racisme quotidien – et très souvent mortel – qui sévit toujours aux États-Unis. Sur l’Afrique du Sud, je n’ai guère d’informations, donc je n’en dirai rien.

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Frontières et domination

Frontières et domination

Nous parlerons ici de deux livres récemment publiés chez Lux Éditeur, excellente maison basée à Montréal, Québec. Il s’agit de Frontières et domination. Migrations, capitalisme et nationalisme, par Harsha Walia[1], et de Forteresse Europe. Enquête sur l’envers de nos frontières, d’Émilien Bernard[2]. Les questions autour des migrants et des migrations sont plus que jamais d’actualité – au mauvais sens du terme : l’actualité des médias Bolloré et des partis xénophobes et racistes. Au moment où je commence à rédiger ces lignes, j’apprends par une radio de « service public » – guillemets de rigueur, il faudrait plutôt écrire « au service d’un certain public », mettons les classes moyennes à ne pas trop brusquer dans leur confort du dimanche matin – qu’un certain Fabrice Leggeri, énarque et normalien, s’il vous plaît, et qui a dirigé Frontex de 2015 à 2022, sera le numéro trois de la liste présentée par le RN aux élections européennes : « Le RN possède un plan concret et la capacité de le réaliser. Nous sommes déterminés à combattre la submersion migratoire, que la Commission européenne et les eurocrates ne considèrent pas comme un problème, mais plutôt comme un projet : je peux en témoigner[3] » déclare-t-il – où ça ? dans les colonnes bolloréennes du Journal du Dimanche, bien sûr…

Mais commençons par le livre d’Harsha Walia. C’est un livre magistral, en ce qu’il propose non seulement une synthèse de l’état des lieux (concernant les frontières, il vaudrait mieux parler des lieux de l’État) au niveau mondial ainsi qu’une généalogie des barbelés, ou des murs, si je puis m’exprimer ainsi. En effet, le développement et, aujourd’hui, l’inflation galopante des barrières de toutes sortes dressées contre la mobilité des exploités, trouvent leur origine dans la colonisation et ce qu’Harsha Walia nomme « l’impérialisme de frontières ».

« Frontières et domination, écrit Robin D.G. Kelley dans sa Préface, fait […] subir un choc épistémique à la vieille rengaine qui veut que les États-Unis et le Canada soient des “nations d’immigrants”. Les détracteurs de Trump et des politiques d’immigration draconiennes de son gouvernement[4] soutiennent en effet que la construction de murs et la criminalisation d’honnêtes travailleurs en quête d’un avenir meilleur sont contraires à nos valeurs de descendants d’immigrants. En plus d’effacer les Noirs et les Autochtones et d’occulter le fait que toutes les démocraties modernes sont à l’origine des États ethniques, voire raciaux, ou prévalaient l’exclusion et la xénophobie, le paradigme de la “nation d’immigrants” suggère que la colonisation (européenne) procédait initialement d’un rêve de liberté universelle qui n’a simplement pas été réalisé. Pour Harsha Walia, il s’agit d’un mensonge. Les États-Unis, le Canda et l’Australie n’ont pas été fondés par des pionniers courageux et durs à la tâche aspirant à une vie meilleure et plus démocratique pour tous, mais par la violence de l’expansion capitaliste et de l’idéologie raciale, par des colons armés profitant du soutien de grandes compagnies, par un dispositif d’État colonial, et du capital sous forme de main-d’œuvre enrôlée de force. » (p 10)

Harsha Walia consacre ses deux premiers chapitres aux États-Unis. Elle commence par la « formation de la frontière et […] ses enchevêtrements historiques », c’est-à-dire la construction du pays lui-même, qui s’est opérée par les destructions successives des peuples autochtones, la mise sur pied d’une économie esclavagiste et enfin la guerre de conquête contre le Mexique. Ensuite, elle traite des « guerres intérieures et étrangères des États-Unis » : les interventions incessantes dans « l’arrière-cour » afin de sécuriser les investissements nord-américains et les bourgeoisies compradores locales en installant au pouvoir des militaires formés à « l’école des Amériques » – contre-insurrection, torture, etc. – interventions et régimes dictatoriaux qui ont chaque fois provoqué des vagues d’émigration en direction du nord –, la « guerre à la drogue », à la fois extérieure et intérieure (incarcération de masse[5]) qui a pris le relais, et pour finir les « guerres préventives » d’après le 11-Septembre. Ces guerres ont été accompagnées – voire menées dans le but – de l’« ouverture de marchés » et du « développement », non pas des pays « sous-développés », comme s’en félicitaient FMI et Banque mondiale, mais de l’exploitation à outrance des pauvres – au sein, entre autres, des ZFI, ces « zones franches industrielles », sortes de nouvelles plantations modernisées… « Maquiladoras » au nord du Mexique, usines textiles au Bangladesh, deux exemples parmi beaucoup d’autres de surexploitation d’une main-d’œuvre essentiellement féminine, corvéable et tuable à merci, sans aucune condition de sécurité ni trace d’assurances sociales, le tout pour des salaires ridicules, lorsqu’ils sont versés. L’American (and European) Way of Life est à ce prix – dérisoire.

Après le « modèle » américain (dont je n’ai évidemment donné qu’un aperçu, l’exposé est aussi dense et documenté qu’implacable, et même si vous pensez déjà tout connaître là-dessus, vous serez peut-être surpris en y apprenant encore pas mal de choses, comme cela a été mon cas), Harsha Walia passe à l’Australie et sa « solution Pacifique », puis à l’Europe et sa forteresse… Sur cette dernière, nous reviendrons avec Émilien Bernard. Par contre, il faut s’arrêter sur le « modèle » australien, plutôt méconnu, me semble-t-il, par chez nous.

On sait qu’à l’image des États-Unis, l’Australie est une colonie de peuplement (à base de bagnards expédiés là par Sa Gracieuse Majesté), une colonie pénitentiaire qui a très vite commencé à exterminer les Aborigènes. Après massacre, terra nullius, donc (et d’ailleurs, même avant, puisque les créatures qui vivaient là ne connaissaient ni labourage ni aucune forme de travail, lesquels, comme chacun sait, font la grandeur des nations et leur légitimité à s’emparer de la terre). Bref, après quelques siècles de ce régime, tout allait bien quand de nouveaux barbares, venus d’on ne sait où, s’imaginèrent pouvoir immigrer à leur tour sur le continent. Qu’à cela ne tienne, il suffisait de les empêcher d’accoster. Et pour ce faire, quoi de mieux que de les appréhender bien avant qu’ils arrivent près des côtes, du côté de l’Indonésie ou de la Papouasie Nouvelle-Guinée, par exemple ? Et de les enfermer illico sur place, dans des îles voisines – un petit dédommagement par-ci par-là à des autorités bien contentes de recevoir cette manne, et le tour était joué, pardon, est joué, puisque cette saloperie n’est pas terminée, hein. Des camps – de rétention ? de concentration ? à votre guise, pourvu qu’on ne les voie pas chez nous ! Et pour celles et ceux qui franchiraient tout de même les obstacles jusqu’à la terre qu’ils croient promise (les pauvres naïfs), eh bien, il nous reste bien une ou deux îles, désertes après qu’on les ait bien nettoyées de leurs indigènes, sur lesquelles les parquer… si toutefois on ne les a pas tout simplement renvoyés à leur sort en les empêchant d’accoster, sans se soucier de ce qu’ils deviendront. Et voilà : c’est la « solution Pacifique », soit des « hotspots » le plus loin possible des côtes australiennes, sous-traités par des gouvernements dépendants d’une manière ou d’une autre de celui de l’île-continent. Ça ne vous rappelle rien ? Alors il faut absolument lire toutes affaires cessantes Forteresse Europe.

Je ne sais pas si les Européens se sont inspirés de la politique australienne, mais ça y ressemble beaucoup. Sous-traitance de « l’accueil » (genre rétention/détention etc.) à des pays tiers, hors zone Schengen : Turquie (six milliards d’euros refilés par l’UE au dictateur afin qu’il garde chez lui les réfugiés, syriens surtout, mais aussi afghans, pakistanais, etc.), Libye (si, si, le gouvernement italien a traité directement avec eux, malgré tout ce que l’on sait des horreurs subies par les migrants dans ce pays), Maroc (encore un parangon de démocratie…), etc. Il y des hotspots jusqu’au Niger. L’UE subventionne des pays d’Afrique de l’Ouest afin qu’ils surveillent les départs en coordination avec Frontex, laquelle agence monte en puissance au point de devenir une véritable armée des frontières[6]. Et se répète le sempiternel même scénario : construction de murs et barrières, établissement de camps qui ne sont rien d’autre que des camps de concentration (voir ceux des îles grecques de la mer Égée), « pushbacks » en mer (au prix de nombreuses noyades) ou sur terre – au mépris du propre droit des pays employeurs des miliciens qui les commettent. Bref, on ne va pas continuer cette litanie, ce serait par trop déprimant. Et justement, la grande qualité du bouquin d’Émilien Bernard, qui s’appuie sur une solide documentation « de terrain », puisqu’il a effectué de nombreux reportages un peu partout aux frontières extérieures de l’Europe, c’est, en même temps qu’il donne une description (effrayante, il est vrai) des différentes routes empruntées par les migrants, qui changent au fur et à mesure des nouvelles construction de murs, poses de barbelés et systèmes de surveillance et de détection smart (comme les phones, les cities, etc.), devenant ainsi toujours plus dangereuses et meurtrières[7], sa grande qualité, disais-je, c’est donc qu’il montre 1) que les migrants passent quand même (comme on dit que l’eau finit toujours par passer, quelque barrage qu’on lui oppose – Be Water…)[8] et 2) qu’envers et contre les processus en cours de fascisation des sociétés européennes, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui exercent leur devoir de solidarité avec les migrant·e·s. On leur doit au minimum de chaleureux remerciements. Ils nous permettent de croire encore que l’on peut survivre à la traversée des « eaux glacées du calcul égoïste ». Merci également à Émilien Bernard de ce travail à la fois très utile par la somme d’informations réunies et qui réchauffe le cœur en montrant ce que font, par exemple, un réseau comme AlarmPhone tout autour de la Méditerranée, les militants des centres d’accueil (le vrai) près des frontières, et tant d’autres groupes et associations mobilisées contre l’inacceptable.

 

franz himmelbauer, pour Antiopées, le18 février2024.

[1] Première édition en anglais en 2021, traduction française de Julien Besse publiée en 2023, avec une préface de Robin D.G. Kelley et une postface de Nick Estes. « Harsha Walia est une militante et écrivaine basée à Vancouver. Diplômée en droit, elle défend depuis plus de vingt ans la justice migratoire, la solidarité avec les peuples autochtones et la libération du peuple palestinien. Elle a notamment cofondé le groupe de défense des droits des migrants No One Is Illegal. Chez Lux, elle a publié Démanteler les frontières. » (Présentation de l’éditeur.)

[2] « Émilien Bernard est journaliste et traducteur. Cofondateur du journal Article 11, membre de la rédaction du journal CQFD, il a longtemps collaboré au Canard Enchaîné et écrit régulièrement pour Afrique XXI. Forteresse Europe est son premier livre. » (Id.)

[3] On note au passage qu’il avait été bombardé à ce poste par Bernard Cazeneuve, alors sinistre de l’Intérieur. Et qu’il a été débarqué de Frontex suite à l’ouverture d’une enquête de l’Office européen de lutte antifraude. Les médias n’en disent pas plus au moment où j’écris. « Ayant dirigé Frontex près de sept ans et travaillé pour l’État pendant environ trente ans, notamment dans les domaines de la sécurité et de la gestion de l’immigration, cette décision est très cohérente », estime-t-il. On ne lui fait pas dire.

[4] Cette Préface a été écrite alors que Trump était président des États-Unis. Personne ne peut souhaiter qu’il le redevienne, même si cela semble pourtant de plus en plus probable… Cependant, il convient de préciser que les politiques étatsuniennes antimigrants n’avaient pas commencé avec lui. Sans remonter jusqu’à Reagan et à sa « guerre contre la drogue », qui se traduisit, entre autres, par une guerre de contre-insurrection en Amérique centrale, accompagnée d’une chasse aux migrant·e·s latinxs, il faut relever la responsabilité des Démocrates, particulièrement de Clinton : « Pendant [qu’il] ratifiait l’Alena [accord de libre-échange impliquant les Amériques du Nord et du Sud] afin de faciliter la circulation du capital et des biens, le Corps des ingénieurs de l’armée des États-Unis clôturait la frontière pour empêcher la circulation des personnes. La patrouille frontalière […] a également triplé ses effectifs, devenant à l’époque la deuxième plus importante agence du maintien de l’ordre dans le pays. […] Depuis 1996, le nombre total de décès à la frontière [mexicaine] – qu’il serait plus juste de qualifier de meurtres prémédités […] – s’élèverait à 8 000, sans compter les milliers de disparitions. » (p. 104-105) Quant à Obama, « il a dépensé des milliards pour protéger la frontière et, sous son règne, les budgets des services frontaliers et de l’immigration ont rapidement dépassé la somme totale des budgets de toutes les autres agences fédérales chargées d’appliquer la loi » (p. 117). Avant même l’arrivée de Trump, on comptait plus de 1 000 km de murs et de barrières, 60 000 agents des douanes et de la protection des frontières et 20 000 agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement – service de l’immigration et des douanes]. C’est également Obama qui a « entrepris de punir les familles migrantes », mettant en œuvre « des politiques d’incarcération […] qui ciblaient aussi les enfants, et qui ont ensuite dégénéré en séparations forcées sous Trump. Plusieurs photos d’enfants encagés utilisées pour illustrer la cruauté de l’administration Trump dataient en réalité des années Obama » (p. 118).

[5] Voir Michelle Alexander, La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, trad. française Anika Sherrer, Syllepse, 2017 [2010, 2012].

[6] Vous allez me dire que j’ai l’esprit mal tourné, mais je ne peux pas m’empêcher de penser au Bundesgrenzschutz, la garde frontière fédérale du temps de l’Allemagne de l’Ouest. Après-guerre, il n’était pas trop question de reconstituer des forces militaires et policières conséquentes. Aussi s’était-on rabattu sur cette formation dans laquelle, semble-t-il, pas mal d’anciens militaires et policiers se recyclèrent en attendant des jours meilleurs…

[7] Je n’ai pas le cœur de reproduire ici les statistiques des morts aux frontières, parce que ce sont des statistiques, justement, comme le dit très bien Émilien Bernard qui, chaque fois qu’il donne des chiffres (ils sont terribles) tâche aussi de rapporter des paroles, de donner une voix et un visage aux premi·ère·s concerné·e·s, ce que faisait aussi très bien Camille Schmoll, dans Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée (voir ma recension ici).

[8] Au passage, rappelons-nous la thèse de Wendy Brown qui, dans son livre Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, soutient que « contrairement à ce que certains prétendent », les murs ne sont rien d’autre que des « icônes de [l’]érosion » de la souveraineté de l’État-nation à l’ère de la modernité tardive. Voir mon compte-rendu de ce livre par ici.

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L’Opposé de la blancheur. Réflexions sur le problème blanc

Léonora Miano, L’Opposé de la blancheur. Réflexions sur le problème blanc, Éditions du Seuil, 2023

Dès le sous-titre, Léonora Miano annonce la couleur, si je puis dire : non, il n’y a pas de « problème noir », pas plus qu’il n’y a de « problème de l’immigration » ou de « problème de genre ». Il n’y a qu’un seul problème, et il est blanc. Homme blanc, dont l’archétype est le Wasp (White Anglo-Saxon Protestant). « La domination d’un Occident raciste, à l’intérieur de ses frontières et au-delà, n’a pu que renforcer les préjugés à l’encontre des personnes définies comme Noires. Parce qu’il en est ainsi, il est illusoire de se dire Blanc par simple convention, sans le moindre rapport avec l’histoire qui créa cette catégorie. » (Quatrième de couverture.) Celui qui rédige ces lignes est blanc, et il a appris quelques petites choses importantes à la lecture de ce livre. Bon, je ne vais pas continuer à la troisième personne, hein.

 « Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver, au fond de leur cœur, pourquoi il fut nécessaire d’avoir un nègre pour commencer. Parce que je ne suis pas un nègre. » James Baldwin

Première chose que j’ai apprise : « La blanchité n’est pas la blancheur ». C’est le titre du premier chapitre. Si j’ai bien compris, le terme sert à désigner un rapport social, pardon racial, et n’a rien à voir avec la couleur[1]. Ce rapport de domination implacable s’établit dès la monstrueuse genèse du capitalisme au sein de la plantation esclavagiste[2]. Et il se maintient depuis, de mal en pis. « Pour que plus d’un milliard et demi d’êtres humains – pour aller vite – soient encore de nos jours incarcérés[3] dans une condition symbolique et politique due à la racialisation négative qui frappa leurs ascendants il y a de cela plusieurs siècles, il faut que se soit mis en place un système particulier. Il faut que l’on veille, de façon plus ou moins consciente, à ce qu’il se maintienne. » (p. 15) Je souligne le « on »… On aura compris qu’il ne s’agit pas des « personnes défavorablement racialisées », comme dit Miano.

« Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver, au fond de leur cœur, pourquoi il fut nécessaire d’avoir un nègre pour commencer. Parce que je ne suis pas un nègre. » (James Baldwin, cité et traduit par l’auteure, p. 23.) Or nous en sommes loin. C’est ce que Léonora Miano s’attache à démontrer dans ce livre, en s’appuyant sur des lectures, certes, mais aussi beaucoup sur la culture populaire formée par le cinéma et la télévision. Elle montre très bien comment les représentations « naturalisent » le fait racial, à travers toute une série d’analyses de films et de séries, américaines mais aussi françaises.

Ces fictions populaires sont accessibles sans coût exorbitant, la majorité des foyers étant dotés d’un téléviseur. Les choses sont en train de changer, mais la télévision eut longtemps une influence considérable sur la formation des imaginaires. […] Ces fictions se révèlent un riche terrain pour recueillir des informations que des individus n’auraient pas volontiers livrées. En outre, ces productions, dont la narration s’attache à des époques différentes, montrent aussi la manière dont la culture populaire, sans nécessairement que ce soit son objectif, expose le fonctionnement de la blanchité (Introduction, p. 12-13).

Lisant cela, il m’a été difficile de ne pas faire le rapprochement avec la vulgate marxiste que l’on m’avait enseignée, dans ma jeunesse, particulièrement sur le thème de l’« idéologie dominante », d’autant plus invisible qu’elle est dominante (oui, je le reconnais, c’est peut-être très raccourci et simpliste, mais voilà, c’est ce que j’en avais retenu dans ma période gauchiste, c’est vous dire si c’est vieux !). L’idéologie, c’est toujours celle des autres – enfin, celleux qui sont du mauvais côté du manche… Sempiternelle rengaine de la bourgeoisie[4].

Le premier chapitre, donc, est essentiellement consacré à l’analyse, d’abord de la blanchité américaine puis de la blanchité française, et ce à travers de nombreux exemples tirés de films et de séries TV. Même si les deux partagent un fond commun : le suprémacisme blanc, le racisme s’y est affirmé au cours d’histoires différentes – lesquelles se rencontrent en de nombreuses occasions, et plus particulièrement lors de la traite négrière. J’en donnerai seulement deux exemples. Tout le monde sait, ou croit savoir, comme c’était mon cas, que les États du nord et du sud des États-Unis se sont affrontés au cours de ce que l’on a appelé « guerre de Sécession » ou tout simplement guerre civile, laquelle dura de 1861 et 1865 et fut, aux dires de certains historiens, la première des guerres modernes : une guerre totale, industrielle, politique et idéologique. Très meurtrière (de 750000 à 850000 morts selon les estimations les plus récentes, et cela sans compter les très nombreuses victimes civiles), elle eut pour principal motif, nous dit-on, le maintien ou l’abolition de l’esclavage. Or, selon Leonora Miano,

une fois incorporée et intériorisée, la blanchité n’a[vait] plus besoin de l’environnement esclavagiste. Elle s[u]t en transférer les structures, les hiérarchies, dans tout autre milieu. Bien qu’ayant aboli l’esclavage plusieurs décennies avant leurs compatriotes [du Sud], les yankees éprouv[ai]ent à l’égard des descendants de Subsahariens déportés et réduits en esclavage le même sentiment de supériorité, le même mépris que ceux manifestés par les plus racistes parmi les Sudistes. L’Amérique [étai]t à eux, et rien [n’aurait pu] les contraindre à partager ce bien avec des êtres inférieurs (p. 44-45).

En France, les choses étaient différentes : on se livrait au trafic du « bois d’ébène[5] » et on pratiquait l’esclavagisme de plantation, mais pas en métropole. Là existait de longue date un ancien usage qui voulait que le sol français rende libre : un esclave qui y posait le pied se trouvait automatiquement affranchi. Louis XVI y mit bon ordre en 1777 par sa « Déclaration pour la police des Noirs » interdisant que « les Afrodescendants des colonies soient amenés en France hexagonale pour servir leurs maîtres » (p. 59-60). Auparavant, il arrivait que des esclaves échappent à leur propriétaire lors d’un séjour en métropole et deviennent ainsi des hommes libres.

La déclaration de Louis XVI balaie toutes les possibilités qui existaient jusque-là. Et pour s’en assurer, elle n’autorise les coloniaux qu’à amener un seul esclave afin de les servir lors de la traversée. Pendant leur séjour en métropole, cet esclave est remis à un dépôt – sorte de centre de rétention avant l’heure – qu’il ne quitte qu’au moment de retourner aux colonies (p. 61).

À l’école primaire, j’avais appris que Louis XVI était un roi un peu effacé, dont le plus grand plaisir était de s’adonner à l’horlogerie. Je me demande aujourd’hui si l’on ne m’avait pas menti – et si l’on n’a pas bien fait de lui couper la tête, finalement.

« La blanchité lave plus blanc », c’est le titre du second (et dernier) chapitre de ce livre. Leonora Miano y poursuit sa démonstration. Comme l’on dit qu’en démocratie, tous sont égaux, mais que certains sont plus égaux que les autres, sous le régime de la blanchité, parmi les « Blancs », certains sont plus blancs que les autres. Et il ne s’agit toujours pas d’une question de couleur. Voyez par exemple la différence de traitement réservée en Europe de l’Ouest aux Ukrainiens et aux Tchétchènes. Cela se passe de commentaire. De l’autre côté, si je puis dire, un Africain-Américain est un Noir en Amérique, mais un Américain en France. Si vous ne voyez pas ce que cela signifie, lisez le beau roman de William Gardner Smith, Le Visage de pierre[6]. C’est l’histoire d’un Africain-Américain victime de discrimination, comme toutes les personnes de couleur aux États-Unis, et d’une grave agression qui l’a laissé borgne ; il se retrouve à Paris au moment de la guerre d’Algérie. Il se sent d’abord complètement libéré du poids du racisme qui pesait en permanence sur ses épaules dans son pays et trouve que la France est un pays merveilleux. Puis il noue des liens d’amitié avec des Algériens et découvre la réalité qui est la leur, et qui ressemble beaucoup à ce qu’il subissait lui-même aux États-Unis…

Comme toujours dans mes notes de lecture, je n’aurai abordé ici qu’une toute petite partie de l’argumentation serrée de Leonora Miano. Je voudrais cependant conclure avec elle en citant des extraits de sa conclusion, dans laquelle elle se demande : « Que faire de la blanchité ? ». Reprenant la citation de James Baldwin (« pourquoi il fut nécessaire de trouver un nègre pour commencer »), elle ajoute :

Se définir comme Blanc ne fut pas dire comment on avait été constitué physiquement par la nature, par le hasard. Cela consista à se donner le droit de nier l’humanité d’autres, de leur imposer une manière d’être au monde, de piller leurs ressources, de redéfinir leur espace de référence, de les mettre à mort quand ils refusaient de se soumettre[7]. La violence de la blanchité a ceci de particulier, par rapport à toutes celles dans lesquelles les humains ne cessent d’exceller, qu’elle se donna pour justification le racisme (p. 148).

On voit bien les dégâts que cela a produits et, depuis des siècles que cela se perpétue, comment les « Blancs » ne peuvent échapper à la blanchité que par un effort conséquent de « déconstruction ». Après avoir cité la définition qu’en donne Derrida[8] , Miano poursuit ainsi :

En ce qui concerne le sujet qui nous intéresse, non seulement cette opération est-elle nécessaire, mais c’est aussi de l’intérieur qu’elle devrait s’effectuer. Or, nous connaissons les réticences d’une majorité de concernés. Ils refusent d’être culpabilisés. Ils en ont assez de rendre des comptes pour des faits s’étant déroulés en leur absence. Ce sont les mêmes qui ne sont pas disposés à restituer les artefacts consignés dans les musées occidentaux[9]. Ce sont les mêmes qui se soucient peu du coût réel de leur confort[10]. Ce sont les mêmes qui ne s’émeuvent guère des traumatismes découlant de la violence coloniale et des empêchements qu’ils induisent[11]. La liste est longue, des hauts faits de la blanchité. La question qui se pose aux sociétés occidentales championnes de la liberté et de l’égalité, est de savoir ce que signifie désormais la blanchité dans la relation avec les peuples du monde. Et pour y répondre valablement, la part silencieuse du discours sur le colonialisme doit commencer à s’énoncer. Qu’est-ce que cette histoire a produit chez les conquérants ? Dans leur intimité, dans leur exercice du pouvoir sur la scène internationale, dans leur traitement des groupes minorisés au sein de leurs sociétés. Il s’agit là d’un travail collectif. Qu’il soit effectué isolément, par quelques personnes de bonne volonté, ne suffira pas à transformer les choses pour nous permettre d’accéder à un autre moment de l’histoire, de créer un monde dans lequel le bien-être des uns ne dépende pas de l’abaissement des autres (p. 151-152).

Mais ce « travail collectif » réclame aussi – avant tout ? – de se rendre capable d’écouter :

L’Europe de l’Ouest continue de faire silence sur la manière dont ses identités furent altérées au contact de l’Afrique. Elle refuse encore de connaître et de revendiquer sa filiation subsaharienne, d’exposer ce qui s’est logé en elle lors du contact avec d’autres. Or, il s’agit bien d’une histoire commune, les mutations qu’elle induit sont observables de part et d’autre. Elles ne se limitent pas à la présence de corps différents dans l’espace public. Elles ont à voir avec le caractère lui-même, la sensibilité, la vision du monde. Les Afrodescendants sont, dans l’Occident postcolonial, ces parents que l’on n’admet pas à la table mais que l’on ne peut chasser de la maison. À travers les pratiques sociales et artistiques qu’ils créent dans les marges où leurs pays les logent, ils dévoilent de plus en plus l’empreinte de l’Afrique sur l’Occident, sur l’Europe de l’Ouest en particulier. Accepter cette marque indélébile, s’en réjouir même, puisqu’elle témoigne d’une imprégnation par l’autre, est le premier acte du désamorçage de la fiction raciale. C’est ce qui pourrait arriver de mieux à la blanchité (p. 162-163).

Tels sont les derniers mots de L’Opposé de la blancheur. Ce qui pourrait nous arriver de mieux pourrait commencer par lire ce livre.

franz himmelbauer, pour Antiopées, samedi 27 janvier 2024.

Post-scriptum : je découvre après l’écriture de cette note que Léonora Miano, en plus de plusieurs autres livres, dont le très beau La Saison de l’ombre[12], a également rédigé l’« Épilogue » de la somme sur Les Mondes de l’esclavage[13]. Justement, ce texte fait écho à La Saison de l’ombre, en ce qu’il traite comme lui des conséquences de la traite sur les côtes d’Afrique de l’Ouest et vers l’intérieur du continent, tâchant de démêler avec finesse les responsabilités diverses de ce crime contre l’humanité, sans occulter celles des Africains qui lançaient des razzias sur des villages afin d’approvisionner les « grossistes » de la côte, lesquels traitaient à leur tour avec les acheteurs Européens. Pour autant, on l’aura compris à la lecture de ce qui précède, elle ne renvoie pas dos à dos les « négriers » blancs et leurs victimes, sous prétexte que celles-ci leur auraient été livrées par des gens originaires du même continent qu’elles. C’est évidemment un peu plus complexe que cela. Craignant probablement, à juste titre, que d’aucuns s’engouffrent dans ce qu’ils croient être une brèche dans la culpabilité des Européens, elle s’autorise tout de même cette mise au point :

Outre un caractère massif que seule l’ampleur du trafic humain oriental supplante, ce qui singularise de manière criante l’esclavage colonial pratiqué par les Européens de l’Ouest dans leurs colonies de l’Amérique et de l’océan Indien, c’est d’abord sa racialisation affichée. C’est d’avoir mis en place ce que la langue française désigne encore ouvertement sous les appellations « Traite des Noirs » ou « Traite négrière », et d’avoir créé des sociétés longtemps fondées sur une hiérarchie raciale. Ensuite, c’est le fait que cette opération transcontinentale ait en grande partie façonné le monde actuel et continue d’influencer les imaginaires contemporains, ce qui n’est le cas d’aucun autre type d’esclavage, quelle qu’en ait été la cruauté. […] La figure du Noir, telle que le monde la connaît aujourd’hui, voit le jour avec l’esclavage colonial européen. Les discriminations dont elle pâtit, les brutalités policières parfois létales qui lui sont infligées dans les pays occidentaux sous le regard effaré du monde, reconduisent les violences d’autrefois et installent, au cœur des rapports humains, la présence d’un passé que l’on n’a pas su transcender. De ce fait, l’humanité n’a pas retrouvé sa conscience d’elle-même comme un corps dont tous les membres sont égaux. L’autre, racialisé, n’est pas le reflet de soi-même[14].

Mais elle plaide dans ce texte en faveur d’une reconnaissance, précisément, de cette complexité, sans laquelle, dit-elle, il ne sera pas possible pour les pays d’Afrique subsaharienne de se (re)construire. Finalement, cet Épilogue forme en quelque sorte le pendant de L’Opposé de la blancheur : si ce dernier est consacré aux effets de l’esclavage sur les descendants des esclavagistes, et à la nécessité qui est la leur de « travailler » cette histoire – les Allemands ont un verbe que je trouve mieux adapté : bewältigen[15] : die Vergangenheit [le passé], ein traumatisches Erlebnis [une expérience traumatisante], ein Trauma [un traumatisme] bewältigen –, l’Épilogue plaide en faveur de la même Bewältigung, mais plus spécialement en Afrique. Par ailleurs, ce qui ne gâte rien, c’est vraiment un très beau texte dans le registre de l’essai, tout comme La Saison de l’ombre l’est dans celui du roman.

[1] Pas plus que l’ordre du genre n’a à voir avec le sexe. Colette Guillaumin nommait « sexage » l’appropriation des « femmes » par les « hommes », par analogie avec l’esclavage, appropriation des « Noirs » par les « Blancs ». Sur la soi-disant « blancheur », on peut aussi renvoyer au livre De quelle couleur sont les Blancs ?, de Sylvie Laurent et Thierry Leclère (dir.), paru à La Découverte en 2013, et qui revient en détail sur la construction historique de cette non-couleur. Et sur la question de la race, le classique récemment traduit en français : Le Contrat racial, de Charles W. Mills, traduit de l’anglais (États-Unis) par Aly Ndiaye alias Webster, Montréal, Québec, éd. Mémoire d’encrier, 2023 [1997].

[2] Ici Léonora Miano cite l’excellente synthèse d’Aurélia Michel (Un Monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Seuil, 2020, à lire absolument si l’on veut s’instruire sur ces questions) : « Dans la proposition de la Révolution française comme américaine, tout homme pouvait devenir parent, tout homme était naturellement parent. C’est ici que l’expérience atlantique est fondamentale, car, terrifiés à l’idée que les nègres puissent devenir leurs parents, leurs égaux, les élites ont brandi le Blanc, c’est-à-dire un attribut qui ne s’acquiert que d’une seule manière : par la filiation biologique, par la reproduction “naturelle” […] la fiction blanche se nourrit donc d’un fantasme de toute-puissance, en dehors de toute autorité ni juridiction, si ce n’est la loi de la nature qui tend toujours à être celle du plus fort. » (Ibid., p 345-346). Sur le lien entre capitalisme et esclavage, voir Capitalisme et esclavage, d’Eric Williams, 1964 pour l’édition originale, trad. de l’anglais, éd. Présence Africaine, 2020 (1968), et la discussion de sa thèse par Jean-Yves Grenier dans « Capitalisme », in Paulin Ismard (dir.), Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, éd. Seuil 2021, p. 907-921.

[3] Incarcérés au propre comme au figuré : voyez plutôt le livre de Michelle Alexander, La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Éditions Syllepse, trad. de l’anglais (États-Unis) par Anika Scherrer, 2020 [2010]. Extrait de la quatrième de couverture : « Il y a plus d’adultes africains-américains sous main de justice aujourd’hui – en prison, en mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle – qu’il n’y en avait réduits en esclavage en 1850. L’incarcération en masse des personnes de couleur est, pour une grande part, la raison pour laquelle un enfant noir qui naît aujourd’hui a moins de chances d’être élevé par ses deux parents qu’un enfant noir né à l’époque de l’esclavage. »

[4] Et bam, ça n’a pas manqué : j’avais arrêté de rédiger cet article hier soir (vendredi, avant de le reprendre ce matin samedi 27 janvier) – un peu fatigué, et puis je n’ai pas toujours la plume, pardon le clavier facile, et encore me manque le superbe esprit de synthèse de ces soi-disant experts que l’on entend partout et qui savent tout sur rien ou rien sur tout, bref, deux exemples flagrants de ce que je venais d’écrire me sont tombés dans l’oreille d’abord, puis sous les yeux. Hier soir, j’ai ouï à la radio un certain arch… pardon Attal Gabriel annoncer à des agriculteurs en colère le renvoi aux calendes grecques de la taxation sur le désormais fameux GNR – gasoil non routier –, ajoutant pour faire bonne mesure que c’en est une, justement, de « bon sens paysan ». Lol. Outre que le terme « paysan », selon moi, est quelque peu anachronique, le « bon sens », c’est une locution généralement utilisée pour dire autre chose. Décryptage : « La terre ne ment pas [Pétain] et en plus vous êtes réputés voter (pas comme ces migrants, là) et voter bien [à droite], donc je vous donne ce que vous demandez, même si j’aurais réservé un autre vocable, et l’accueil qui va avec, mettons, à des manifestants écologistes, vous voyez, comme les écoterroristes de Sainte-Soline, par exemple. Mais là, heu, comme dit mon collègue et néanmoins concurrent Darmanin, “on ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS”. » ReLol. Et ce matin, lisant le journal au comptoir de mon zinc préféré, je découvre l’inépuisable sourire scotché sur deux pattes qui nous sert de premier magistrat municipal, se rengorgeant devant l’assistance – entre autres, le préfet, la présidente du Conseil général, etc. – parce que notre bled vient d’être « labellisé » (novlangue de rigueur) « petite ville d’avenir ». Il kiffe. Et voici ce qu’il lâche, l’édile : « On agit en fonction des besoins, pas d’une idéologie. » Ben voyons. C’était déjà son thème central de campagne en 2020 : à lui le concret, le pratico-pratique, le ras des pâquerettes, à ses adversaires (qui n’étaient même pas d’ici, tandis que lui, hein, emmerdait déjà ses petits camarades au collège de la ville)… l’idéologie « gauchiste » . Il n’avait pas été jusqu’à dire, comme l’affirmaient sans vergogne ses prédécesseurs, les « notables » de la IIIe République, que ces affreux communistes (pléonasme dans leur bouche) allaient tout nous prendre, qu’ils voulaient tout mettre en commun – y compris nos femmes – et dépouiller les propriétaires, mais il se situait bien dans le même esprit.

[5] Bernard Michon, « Atlantique : La France a déporté 1,3 millions d’Africains », in Pierre Singaravélou (dir.), Colonisations. Notre histoire, éd. du Seuil, 2023, p. 651.

[6] Christian Bourgois éditeur, trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, 2021 [1963].

[7] Là-dessus, on peut lire, entre autres, Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La Férocité blanche. Des non-Blancs aux non-Aryens : génocides occultés de 1492 à nos jours, éd. Albin Michel, 2001, et Jack D. Forbes, Christophe Colomb et autres cannibales, trad. de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Moreau, Le Passager clandestin, 2018 [1979, 2008]. J’ai aussi rendu compte ici-même de la Contre-Histoire des États-Unis de Roxanne Dunbar-Ortiz (Wild Project, 2018).

[8] « Il faut entendre ce terme de “déconstruction” non pas au sens de dissoudre ou de détruire, mais d’analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif, la discursivité philosophique dans laquelle nous pensons. » Jacques Derrida, « Qu’est-ce que la déconstruction ? », Commentaire, vol. 108, n°4, p. 1099-1100.

[9] Vient de paraître à ce sujet À qui appartient la beauté ? de Bénédicte Savoy, avec Jeanne Pham Tran, éd. La Découverte, janvier 2024. Bénédicte Savoy avait déjà publié en 2023 aux éditions du Seuil Le Long combat de l’Afrique pour son art. Histoire d’une défaite postcoloniale.

[10] Là-dessus, deux références : l’excellent Extractivisme de Anna Bednik aux éditions Le Passager clandestin, 2019 [2016], et un compte rendu (encore fait par moi, je recycle) de quatre livres sur « Le dérèglement climatique, les ultras riches, les bobos-bios et les quartiers populaires », à lire ici.

[11] À lire absolument, selon moi, Le Trauma colonial, de Karima Lazali, La Découverte, 2018. Celui-là aussi, j’en ai rendu compte ici.

[12] Prix Femina 2013, ce roman, d’abord paru chez Grasset, est désormais disponible chez Pocket.

[13] Paulin Ismard (dir.), Les Mondes de l’esclavage, op. cit. Ces 1150 pages valent le détour, non seulement pour l’Épilogue, mais aussi pour tout ce qu’elles nous apprennent, et pour la belle ambition de l’ouvrage : « […] si le crime que fut l’esclavage est bien irréparable, au sens où les compensations matérielles et les restitutions, aussi légitimes soient-elles, n’auront jamais le pouvoir de réparer, un futur est à inventer depuis le lieu de ce savoir. “Le futur n’a pas d’ancrage plus solide que le passé car le passé est le seul avenir avéré que nous connaissions ; le passé est la seule preuve que le futur a, en effet, existé”, écrivait Carlos Fuentes. Nous ne pouvons donc “séparer ce que nous sommes capables d’imaginer de ce que nous sommes capables de nous remémorer”. Il existe bel et bien une mémoire du futur, et l’esclavage est une question qui provient de l’avenir, non pas seulement en ce qu’il existe encore et toujours de l’esclavage, mais parce que de ce que nous ferons de son passé se joue une part de notre avenir. » Ibid., Paulin Ismard, « Introduction ».

[14] Ibid., « Épilogue », p. 1089. C’est moi qui souligne, parce qu’il me semble que ces termes de « racialisation » et « racisé » marquent bien le côté actif du racisme : il ne s’agit pas d’une obscure pulsion enfouie quelque part en nous et qui resurgirait à la moindre occasion (donnant raison à Hobbes – l’homme est un loup pour l’homme), mais bien d’une action déterminée.

[15] Bewältigen, qui donne la Bewältigung (féminin), partage semble-t-il une étymologie commune avec Gewalt (substantif féminin) dont la signification, selon le contexte, oscille entre pouvoir, autorité, contrôle et violence (j’espère ne pas trop me tromper, mes cours d’allemand sont si loin…).

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La Révolution française et les colonies

Marc Belissa, La Révolution française et les colonies, La Fabrique éditions, 2023

L’autoproclamé « pays des Droits de l’homme » est encore loin d’avoir liquidé son passé esclavagiste et colonial, qui resurgit sans cesse. Le Rassemblement national, dont on ne se demande plus, paraît-il, s’il accédera, oui ou non, au pouvoir, mais quand il y parviendra (entendu sur une radio du service public, par un commentateur « autorisé », comme il se doit) est, faut-il le rappeler (manifestement oui, au moins à l’intention des Renaissants et autres soi-disant Républicains) a été fondé, comme Front tout aussi national, non seulement par d’anciens collabos, mais aussi et surtout par des tortionnaires en Algérie, et qui se revendiquaient comme tels. Pis, ils ont réussi à inoculer leur venin suprémaciste à une bonne partie de la dite « classe politique ». C’est pourquoi les ouvrages comme celui dont je parle aujourd’hui sont importants : parce qu’ils éclairent « l’archéologie du présent », comme aurait dit Foucault. En l’occurrence, l’esclavage, la plantation et ce qu’ils ont généré, soit le monde contre lequel nous luttons aujourd’hui[1].

Marc Belissa avait déjà publié à La Fabrique, avec Yannick Bosc, un livre sur le Directoire et un autre sur le Consulat de Bonaparte[2]. Consacrant aujourd’hui un ouvrage très instructif à la Révolution française (prise au sens large : de 1789 à 1804, soit de la prise de la Bastille et de la Déclaration des droits à la proclamation de l’Empire par le ci-devant Buonaparte) dans ses rapports avec les colonies, et séparant donc ses études précédentes sur la Révolution de celle-ci qui porte sur ses rapports avec les colonies, il prête cependant le flanc à la critique de son prédécesseur Yves Benot, dont je ne recommanderai jamais assez la lecture de ses deux ouvrages sur le sujet : La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 et La Démence coloniale sous Napoléon[3]. Comme le dit l’historien Marcel Dorigny dans sa préface au second : « […] La Révolution française et la fin des colonies apparaît […] comme un moment de rupture dans le regard porté sur la question des colonies et de l’esclavage pendant la période révolutionnaire : il n’est plus possible non seulement d’ignorer la Révolution des colonies, mais – et c’est l’essentiel de l’apport de ce travail de Benot – il n’est plus possible non plus de faire comme si cette Révolution des colonies était une péripétie lointaine, exotique et extérieure à la “Grande Révolution” : Benot a montré que les deux processus étaient consubstantiels et qu’il était vain de vouloir étudier l’un en ignorant l’autre. » Bon, mais je chipote, là. L’ouvrage de Marc Belissa est très intéressant en ce qu’il offre tout d’abord une synthèse, qui s’étend sur les quatre premiers chapitres, du déroulement des événements révolutionnaires en métropole et aux colonies, ce qui est bien utile à qui n’est pas très au fait de ces événements (comme c’est mon cas). À ce propos, je me permettrai encore un (petit) bémol en faisant remarquer qu’un tableau chronologique des événements à deux colonnes, l’une pour la métropole et l’autre pour les colonies (en fait, essentiellement les Antilles, même s’il est aussi question des îles de l’océan Indien – les Mascareignes, actuelles Réunion, Maurice…) simplifierait la lecture (comme c’est le cas dans le premier livre cité d’Yves Benot). En effet, on se souvient qu’à cette époque d’avant les télécoms, les nouvelles mettaient un certain temps à traverser l’Atlantique : « […] deux à trois mois selon les saisons pour faire le voyage aller et retour entre les ports français de l’Atlantique et des Antilles, délai qui s’allonge considérablement à partir de la déclaration de guerre de la France à l’Angleterre en 1793 » (p. 16), et cela sans parler du contrôle, ou des tentatives de contrôle exercées par le lobby colonial en France pour empêcher l’envoi de nouvelles qui leur paraissaient risquer de remettre en cause l’ordre esclavagiste – ainsi de la Déclaration des droits, laquelle ne pouvait, à terme, que menacer gravement la hiérarchie coloniale basée sur ce que l’on appelait le « préjugé de couleur » ou encore « l’aristocratie de l’épiderme ».

Après ces quatre chapitres « chronologiques », si l’on peut dire ainsi, viennent sept autres plus thématiques qui se proposent, comme dit l’auteur en introduction d’offrir « une synthèse des travaux publiés depuis trente ans [donc, en gros, depuis le bicentenaire] sur la Révolution française et les colonies » (p. 14). Je ne vais pas revenir en détail sur chaque chapitre, rassurez-vous. Plus simplement, je voudrais donner une ou deux bonnes raisons de lire ce livre.

Tout d’abord, je dirai qu’il nous rappelle quelques vérités qui sont peu agréables à entendre pour des oreilles républicaines (au sens révolutionnaire, hein, la prise de la Bastille, l’abolition des privilèges, etc.). Ainsi : « Les années les plus florissantes de la traite française à destination des Antilles ou des Mascareignes furent les trois premières années de la Révolution (1789-1791) pendant lesquelles le nombre des esclaves déportés atteignit des hauteurs spectaculaires avec, par exemple, aux alentours de 40 000 à 50 000 esclaves par an à Saint-Domingue. Ils étaient encore 10 000 en 1792. » (p. 122) Et : « Les comptoirs africains français ne cessèrent de pratiquer la traite pendant toute la Révolution, même après l’abolition de l’an II [le 4 février 1793, la Convention vote à l’unanimité le décret d’abolition de l’esclavage], mais ils ne pouvaient plus l’exercer en direction des colonies françaises jusqu’au rétablissement de l’esclavage en 1802 [merci qui ? merci Napoléon !]. Les ports métropolitains qui avaient pratiqué la traite jusqu’en 1792 reprirent leurs expéditions avant même le vote de la loi la ressuscitant. » (p. 123) Cette seule remarque laisse entrevoir la puissance des esclavagistes et qui ils étaient : les colons tout d’abord – à Saint-Domingue (future Hayti[4]), la « perle des Antilles », de loin la plus productive des îles des Caraïbes, on comptait 510 000 esclaves pour quelques milliers de maîtres blancs. « Face à cette immense masse servile, la mentalité des colons blancs était marquée à la fois par la peur des révoltes, fréquentes quoique limitées dans le temps et l’espace, mais aussi par l’angoisse de l’engloutissement des Blancs par les Noirs [le grand remplacement, déjà !]. Il convenait donc d’élever une barrière de couleur infranchissable entre les Blancs et les gens de couleur pour défendre le petit nombre des maîtres. Une mentalité prédatrice poussait les colons blancs à tirer au plus vite ce qu’ils pouvaient du système esclavagiste. » (p. 45) Entre les maîtres et les esclaves, entre le blanc et le noir, il y avait aussi les « libres de couleur », soit des esclaves affranchis ou, le plus souvent semble-t-il, les nombreux enfants faits à leurs esclaves noires par les maîtres blancs, qui manquaient de femmes blanches… Les colons ne pouvaient même pas imaginer d’appliquer la Déclaration des droits à ces libres de couleur – soit de les reconnaître comme leurs égaux – car ils craignaient, à juste titre, que ce fâcheux exemple crée un précédent qui s’appliquerait, tôt ou tard, inéluctablement aux esclaves eux-mêmes. Il y eut pas mal de bagarres là-dessus dans les assemblées constituante puis législative. La société des Amis des Noirs faisait pression afin d’obtenir cette égalité des droits contre les défenseurs du préjugé de couleur. Que l’on n’aille pas imaginer toutefois que cette même Société militait pour l’abolition de l’esclavage. Il y avait probablement aussi peu de gens qui l’imaginaient à court terme que de républicains avant la trahison du roi et la fuite à Varennes. Tout le monde, ou presque, restait monarchiste comme tout le monde, ou presque, était esclavagiste – l’exprimant de façon plus ou moins brutale, plus ou moins compatissante avec ces pauvres nègres…

L’autre lobby, encore plus important que celui des colons eux-mêmes, car il était constitué, lui, de métropolitains, était celui des armateurs, négociants, industriels (producteurs de marchandises – toiles, armes, objets manufacturés, etc. – utilisées comme monnaies d’échange dans la traite, transformateurs des denrées coloniales comme le sucre) et financiers qui tiraient profit du commerce triangulaire. Ils pouvaient prétendre, à l’Assemblée, que le système esclavagiste faisait vivre six millions de personnes en métropole… Ce qui, sans pour autant justifier le moins du monde le maintien de l’esclavage, était fort probablement très exagéré. Mais eux-mêmes savaient bien pourquoi ils se mobilisaient contre toute évolution du rapport avec les colonies – et donc de l’esclavage. De plus, ils bénéficiaient de longue date du système de l’Exclusif, qui interdisait aux colonies toute importation d’ailleurs que de la métropole et toute exportation ailleurs qu’en métropole… Ce dispositif générait une contradiction entre eux et les colons, lesquels auraient voulu pouvoir commercer avec d’autres pays – en particulier les États-Unis en pleine émergence. Ce qui avait pour conséquence le développement à grande échelle de la contrebande.

On sait ce qu’il advint grâce à la cupidité et à l’intransigeance des colons – la première république noire du Nouveau Monde. Je renvoie ici aux Jacobins noirs, de C.L.R. James[5], qui a raconté cette histoire. Mais il faudrait encore ouvrir l’ouvrage de Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, qui suscite invariablement un froncement de sourcils ou une moue de dédain chez la plupart des historiens[6] – y compris Yves Benot – sur Le Crime de Napoléon[7]. Et même, avant de l’ouvrir, regarder la photo qui figure en première de couverture : on y voit Hitler, paré d’un uniforme de cérémonie blanc de chez blanc, entouré d’une troupe d’officiers supérieurs nazis en uniformes sombres, se recueillir, le 28 juin 1940, sur le tombeau de Napoléon aux Invalides. « Le fait est que Hitler savait l’histoire de France mieux que beaucoup de Français, écrit Ribbe. La preuve : ordre sera donné de faire disparaître la seule statue de “nègre” qu’on ait jamais vu parader sur une place publique parisienne, celle du général Dumas, héros de la Révolution né esclave en Haïti et premier descendant d’Africains à devenir général de l’armée française[8] ». Quelques décennies plus tard, ce sera au tour de Macron de bader devant le même tombeau. L’ignorant qui nous sert de président n’avait certainement pas lu ces mots de la conclusion de Ribbe : « En tant que premier dictateur raciste de l’histoire, Napoléon a sa part de responsabilité, non seulement pour tous les crimes coloniaux ultérieurement commis par la France, mais aussi pour tous ceux du nazisme qui s’est, à l’évidence, inspiré de l’Empereur comme d’un modèle. »

Si vous en doutez, si vous trouvez que c’est un peu violent, lisez donc Marc Belissa, par exemple ses deux derniers chapitres : « Défense de l’ordre social esclavagiste » et « Violences et guerres coloniales ». Une citation parmi d’autres (du Premier Consul à un certain Truguet, venu défendre devant lui la « liberté générale », c’est-à-dire s’opposer au rétablissement de l’esclavage : « Je suis pour les Blancs parce que je suis blanc ; je n’ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne [du Jean-Marie Le Pen dans le texte]. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation [qui n’étaient pas assez entrés dans l’histoire, n’est-ce pas, Sarko ?], qui ne savaient même pas ce que c’était que la colonie, ce que c’était que la France ? [et qui toujours pas compris, les ingrats, après tout ce que la République a fait pour eux, voyez, ils expulsent les uns après les autres l’armée française de leurs pays] » (p. 249) Ce qui est très impressionnant dans ce chapitre, c’est à quel point les discours racistes (même si le mot est apparu plus tard) de l’époque ressemblent à ceux d’aujourd’hui. Peur du mélange, de l’infestation des Parisiennes par le « sang nègre » (si, si !), bref du grand remplacement, voire du massacre des Blancs par les « nègres » si jamais on leur ôte les fers, et encore ces mots si proches de ceux de Netanyahou, sous la plume de Chateaubriand, ce génie que le monde nous envie : « […] qui oserait encore plaider la cause des Noirs après les crimes qu’ils ont commis ? »(citations p. 248-249). Non contents d’être « nègres », ils osaient encore se révolter ! Un homme de loi du Cap-Français, rapporte Bellissa, rédigea un mémoire en faveur du rétablissement de l’esclavage et de la traite, en mai 1802, c’est-à-dire à peu près en même temps que le Premier Consul exauçait son vœu : « Le nègre des colonies, produit de quelque cent cinquante peuples d’Afrique, ne peut être régi par un système de loi abstraites. Il ne peut connaître et respecter que l’appareil imposant et subit de la force et de la terreur. […] Il faut donc couper la gangrène de la liberté palest…, pardon ça m’a échappé, il faut évidemment lire : la gangrène de la liberté négrière jusques dans ses dernières racines [Poutine aurait dit, comme il l’a fait à propos des Tchétchènes : jusque dans les chiottes !]. Ah mais vous mélangez tout ! me reprochera-t-on. Bah non, je ne crois pas. Encore une fois, c’est tout l’intérêt de ce livre de Marc Bellissa que de nous mettre sous le nez d’où vient, comment s’est fabriquée notre (post)modernité. Et ça ne sent pas bon.

franz himmelbauer, le 14 janvier 2024

[1] Deux références indispensables selon moi : Eric Williams, Capitalisme et esclavage, éd. Présence africaine, 2020 [1944] et Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Seuil, 2020, les deux en format poche. Le premier est devenu un classique sur la question du lien entre les débuts du capitalisme et l’esclavage. Le second le deviendra également, si ce n’est déjà fait, à propos de la genèse monstrueuse du racisme dans le système de la traite négrière et de la plantation.

[2] Marc Belissa & Yannick Bosc, Le Directoire. La république sans la démocratie, 2018, et Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire, 1799-1804, 2021. J’ai rendu compte des deux, ici et .

[3] Les deux ouvrages ont été publiés à La Découverte, respectivement en 2004 [1987] et 1992. On ne trouve plus guère le second que sous forme numérique – les éditions papier sont épuisées et les rares exemplaires d’occasion sont très chers.

[4] Si cette orthographe vous intrigue, voyez plutôt ce post, ou il est question de l’orthographe d’Haïti, Hayti, Ayiti : https://ayibopost.com/haiti-hayti-ayiti-comment-secrit-reellement-le-nom-du-pays/

[5] C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue. Traduction de Pierre Naville, entièrement revue par Nicolas Vieillescazes. Préface de Laurent Dubois. Paris, Éditions Amsterdam, 2017. Voir ma recension par ici.

[6] Benot parle du « pamphlet aussi provocateur que mal informé et rapidement rédigé de Claude Ribbe » (dans La Démence coloniale…), tandis que Belissa, s’il parle aussi de « pamphlet », reconnaît qu’il a contribué « à replacer la question de l’esclavage, du colonialisme au premier plan des polémiques dites mémorielles » (p. 26)

[7] Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, éd. Privé, 2005.

[8] Ibid. Ribbe ajoute que ce général fut aussi le père d’Alexandre Dumas, « l’écrivain français le plus lu au monde », et j’ajouterai, certainement parmi les plus adaptés au cinéma, pour le meilleur, je ne sais pas, mais pour le pire, je sais : j’ai vu l’an passé le premier volet de ce qui doit être une trilogie autour des Trois Mousquetaires, je n’irai pas voir les autres…

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Le conflit n’est pas une agression

Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression. Traduit de l’anglais (américain) par Julia Burtin Zortea & Joséphine Gross. Éditions B42, 2021 [2016].

Ce livre m’a surpris. Je savais qu’il traitait de conflits et d’agressions, particulièrement au sein des relations amicales, amoureuses et des groupes, mais je ne m’attendais pas à y découvrir un chapitre entièrement consacré à l’agression israélienne contre Gaza… en 2014. « Des relations intimes aux politiques globales, Sarah Schulman fait le constat d’un continuum : individus comme États font souvent basculer des situations conflictuelles dans le registre de l’agression, criminalisant leurs opposants pour couper court à la contradiction et échappant ainsi à leur propre responsabilité dans les conflits. » (Extrait de la présentation de l’éditeur.)

 J’ai donc commencé à le lire en pensant à des conflits auxquels j’ai moi-même parfois participé – pas toujours à bon escient – ou à d’autres qui affectent, autour de moi, des groupes communautaires et/ou des collectives militantes, et en me disant que j’y trouverais peut-être des réponses aux questions que posent ces conflits, particulièrement : pourquoi et comment s’aggravent-ils souvent au point de devenir insolubles ? et quoi faire afin de prévenir ce genre d’évolution, ou, après-coup, tenter de réparer les dégâts ?

Le livre, qui se veut « manifeste réparateur » (c’est le titre de son introduction, placée sous l’égide de James Baldwin : « On ne peut pas changer tout ce que l’on affronte mais rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas »), est construit en trois parties. La première, « Le soi conflictuel et l’État abusif » (on pourrait aussi écrire état avec une minuscule, je pense) comprend quatre chapitres qui s’ordonnent en une progression qui va des relations intimes encadrées, amoindries voire empêchées par ces « modes réducteurs » que sont les contacts virtuels – emails et SMS – jusqu’à la criminalisation du VIH au Canada, en passant par l’intrusion de l’État au sein des communautés et le recours à la police trop fréquent en cas de conflit. « En amour : le conflit n’est pas une agression » est le titre du premier chapitre. Il pourrait paraître anodin étant donné la gravité des problèmes abordés par la suite dans le livre. Pourtant, dans les relations intimes se discerne déjà la mécanique à l’œuvre dans les phénomènes affectant des groupes sociaux plus larges, jusques et y compris des peuples et des États. Ce qui ne devrait pas nous surprendre si nous n’avons pas oublié cette vérité proclamée par le mouvement féministe : « l’intime est politique ». Sarah Schulman décrit dans ce chapitre comment la facilité de communication offerte par Internet et la téléphonie mobile contribuent à empêcher… la communication : en effet, après avoir donné des exemples de « ruptures [entre ami·e·s, amant·e·s] par mail » – (« Et ne m’écris plus jamais. »), elle souligne que ces moyens (emails, SMS) « ne donnent pas accès à la succession des émotions qui adviennent lors d’une communication en face à face ». Elle se prend à rêver que tout échange négatif par email ou SMS « soit systématiquement et obligatoirement suivi d’une conversation de visu ». En effet, « le refus de communiquer a toujours été la cause principale des accusations mensongères car il permet de nourrir toutes sortes de fantasmes négatifs à propos de l’autre, surtout dans des domaines symboliquement chargés tels que la sexualité, l’amour, la communauté, la famille, les ressources matérielles, les identités de groupe, le genre, le pouvoir, le capital social et la violence ». Refuser de parler directement avec quelqu’un·e en cas de conflit crée les conditions d’une exclusion et l’on voit dans les chapitres suivants : « Se défaire de l’intime : l’État et la production de la violence » et « La police et l’instrumentalisation de la souffrance », quelles peuvent en être les conséquences. Ces titres sont assez parlants en eux-mêmes. Sarah Schulman montre ici que l’acte d’accusation est trop souvent instrumentalisé pour mettre fin à un conflit qui aurait pu se résoudre autrement, à condition que ses protagonistes puissent bénéficier de l’assistance et de l’écoute attentive et bienveillante d’un groupe d’ami·e·s ou de membres de leur communauté. Il ne s’agit pas de prétendre, loin de là, qu’il n’existe pas d’agressions caractérisées – particulièrement de forts contre les faibles, soit, en contexte patriarcal, d’hommes contre les femmes et les enfants – mais de reconnaître 1) que tout conflit n’est pas une agression : dans un conflit, il y a deux parties, et probablement des moyens d’en sortir autrement que par l’exclusion, voir la criminalisation de l’une des deux ; et 2) qu’en cas d’agression, le recours à la police et à la prison ne font qu’ajouter de la violence à la violence et de la souffrance à la souffrance. Pire, une travailleuse sociale de New York citée par Schulman explique que très souvent, ce sont les agresseurs qui ont recours aux institutions répressives, et leurs victimes qui en font les frais : « Il est de plus en plus fréquent que les coupables appellent la police, se lancent dans des actions légales, envoient des lettres d’avocat·e·s, menacent de demander ou demandent une ordonnance de protection. Ces actes découlent de leur volonté de contrôle. De fait, ils et elles cherchent par tous les moyens à éviter de revenir sur leurs comportements, leur histoire ou leur implication dans le conflit. Les personnes qui se montrent violentes et abusives sont difficiles à faire condamner, tandis que des innocent·e·s sont reconnu·e·s coupables chaque jour. »

Le chapitre 4 sur « La criminalisation du VIH au Canada » illustre à la perfection une proposition avancée par Sarah Schulman quelques pages auparavant : « La différence entre un conflit et une agression s’illustre par la différence entre une lutte de pouvoir et le fait d’avoir du pouvoir sur quelqu’un. Le conflit peut s’assimiler à une lutte de pouvoir, tandis qu’une agression ou une maltraitance passe nécessairement par un phénomène de domination unilatérale. » C’est bien ce qu’il s’est passé au Canada. Une série de décisions de justice ont établi la responsabilité pleine et entière des personnes séropositives en cas de contamination (d’ailleurs, même sans qu’il y ait nécessairement contamination) de leurs partenaires sexuel·le·s. Ce qui signifie que ces dernier·ière·s étaient « vierges », si j’ose dire, de tout soupçon, et surtout, exonéré·e·s de toute responsabilité, et considérées comme « victimes » ; et donc que que l’État s’immisce dans les rapports sexuels, partageant entre coupables (les personnes séropositives) et innocentes (les séronégatives), la charge virale constituant le seul critère de culpabilité… Exit tout autre rapport entre les personnes, toute responsabilité partagée d’une relation à deux. Sarah Schulman fait justement remarquer que dans le cas de rapports ayant abouti à une grossesse non désirée, les géniteurs n’ont pourtant jamais été considérés comme coupables, ni même responsables… c’est, dit-elle, une « criminalisation de l’expérience humaine », soit des rapports entre personnes qui sont ainsi soumis au « contrôle gouvernemental », et cela très souvent, hélas, avec la participation des « victimes » qui n’hésitent pas à porter plainte contre un partenaire qui ne les aurait pas informées de sa séropositivité.

Après cette première partie consacrée à toute une série d’exemples concrets des dégâts produits par la confusion entre conflit et agression et l’ingérence de l’État jusqu’au cœur des relations les plus intimes, la deuxième, « L’incitation à l’escalade », s’arrête sur les ressorts psychologiques des comportements d’agression. « À force de réfléchir et de travailler sur ces processus d’escalade, j’ai fini par comprendre, écrit Schulman, qu’ils émanaient le plus souvent de l’une ou l’autre des positions suivantes : le statut de dominant·e et la position de traumatis·é·e. J’ai été frappée par la similarité des comportements qui découlent de ces deux expériences différentes. »

« L’idéologie de la domination » est un « refus de connaissance ». Comme le développait Elsa Dorlin dans Se défendre, les dominant·e·s n’ont pas vraiment besoin de réfléchir sur le monde et les rapports avec les autres : tout va bien pour elleux, il ne leur « arrive rien », comme dit l’autre et, tandis que d’autres, qui n’ont pas la bonne couleur de peau, sont sans cesse harcelé·e·s par la police (contrôles « au faciès »), elleux vaquent tranquillement à leurs affaires. Les dominant·e·s pensent donc, ou font comme s’ils jouissaient d’un droit « naturel » à ne pas se poser de questions. Mais à l’inverse, dit Schulman, des personnes qui ne se sont pas remises d’un traumatisme refusent aussi de se poser des questions, mais dans leur cas, « ce refus est lié à la peur panique que leur moi, déjà fragile, ne supporte pas d’être questionné ; que la chose qui les fait tenir– peu importe de quoi il s’agit – ne tolère aucune souplesse ». Et « c’est peut-être parce que la domination des un·e·s est à l’origine des traumatismes des autres que les deux fonctionnent en miroir. Et, bien évidemment, beaucoup des agresseureuses ont été/sont également des victimes ». Et voici ce qu’elle ajoute un peu plus loin :

« En cherchant à pointer les similarités de comportements entre personnes traumatisées qui se livrent à des projections [besoin de contrôler leur entourage actuel] et personnes dominantes imbues d’elles-mêmes, j’en suis arrivée à la conclusion que les unes comme les autres avaient besoin et envie, pour se sentir à l’aise, de dominer. Les origines de ces besoins sont pourtant très différentes. Les traumatismes sont souvent causés par des comportements dominateurs. La plupart des violences physiques et des abus sexuels qui ont lieu dans la famille sont liés aux mécanismes de la domination masculine. L’oppression étatique est souvent enracinée à la fois dans la domination masculine et dans la suprématie blanche ou, dans le cas d’Israël, dans la domination juive. Le racisme, le colonialisme et l’occupation sont tous des systèmes fondés sur la domination. Ces deux entités totalement différentes, le traumatisme et la domination, opèrent en résonance à l’intérieur du même système et comportent des similarités. Et, bien entendu, ces deux impulsions peuvent coexister à l’intérieur d’un même corps. »

Ce besoin de contrôle, de domination, va de pair avec une pensée délirante, qui fabrique des monstres : « À l’origine du refus de l’information, de la connaissance et de la communication dans le but de rester en situation de contrôle absolu, réside la croyance qu’il existe un soi humain et un autre non humain : un spectre, un monstre. [Pour reprendre l’exemple de la criminalisation du VIH : soi humain = moi, personne séronégative « innocente » ; spectre, monstre = mon/ma partenaire séropositive que je m’empresse de vouer aux gémonies – et accessoirement aux tribunaux ; ou celui d’Israël/Palestine : point n’est besoin d’insister en ce moment sur la diabolisation du Hamas – et donc des Palestiniens, ces « animaux humains », par la propagande israélienne.] L’insistance à ne pas vouloir accepter la valeur de l’autre en portant des accusations repose sur l’illusion que le contrôle échappe à tout jugement, qu’il est neutre et relève du cours naturel des choses. »

Caractéristiques de ces processus d’escalade sont cette pensée délirante qui va de pair avec son propre déni tout aussi délirant, mais aussi les « mauvaises familles », les mauvaises communautés qui, au lieu de tenter une désescalade, encouragent la violence en ne contredisant pas ce délire, voire en l’aggravant par la diffusion d’approximations, d’information biaisées, confuses, voire de mensonges purs et simples. Dès lors, il suffit d’un « élément déclencheur » suivi d’un réflexe de « fuite maniaque » [en avant] pour transformer un simple conflit en agression : « La réaction déclencheuse qui a) ne laisse pas le choix ; b) ne laisse pas place à la prise en compte des événements, des causes, des justifications, des contextes et des résultats ; c) nie toute responsabilité dans les conséquences que l’acte peut avoir sur les autres et dans sa participation à l’escalade du conflit ; et d) fait l’impasse sur l’autocritique, est à l’origine de violence sociale et personnelle et cause une grande souffrance. Comme cela a été démontré, le déferlement de violence qui surgit avec la surréaction ne fait qu’aggraver le problème. »

Afin d’interrompre ces processus d’escalade, il faudrait pouvoir mettre en œuvre une stratégie de temporisation, dit Schulman. Prendre son temps, tout le temps nécessaire et, à cette fin, pouvoir s’appuyer sur une communauté : « une relation, un cercle amical, une famille, une identité de groupe, une nation ou des gens qui encouragent la réflexivité et cherchent des alternatives à l’accusation, à la punition et à l’agression ».

La troisième partie du livre est consacrée à ce que Sarah Schulman appelait déjà un « génocide » auquel elle et ses correspondant·e·s sur Twitter et Facebook assistaient « en temps réel » au moment même où elle écrivait son livre : Gaza écrasée sous les bombes de l’opération « Bordure protectrice » menée par l’armée israélienne entre été 2014. « Fin août, écrit-elle, à Gaza, la guerre a fait plus de 2000 morts […]. La plupart de ces victimes sont des civil·e·s, parmi lesquel·le·s de nombreux·ses enfants. À cela, il faut ajouter 10000 blessés. […] Un quart des Gazaoui·es se trouvent sans foyer, la majeure partie de la région est littéralement en ruines. Israël a détruit la centrale électrique, ce qui a eu pour effet de priver les habitant·e·s d’électricité, d’empêcher le traitement des eaux usées et de contaminer l’eau. Les destructions comprennent également une université, de nombreuses mosquées, la plupart des hôpitaux, 146 écoles et deux abris antibombes gérés par l’ONU, remplis de civil·e·s, alors que l’ONU avait transmis à Israël leurs coordonnées à dix-sept reprises pour le premier, et trente-trois fois pour le second. Les maladies se répandent de manière endémique ; partout, il y a des corps. Aux États-Unis, le Sénat a voté à cent voix contre zéro en faveur d’un soutien à Israël, et le président Obama a octroyé 225 millions de dollars d’aide supplémentaire. »

La lecture de ce chapitre, aujourd’hui, me laisse glacé d’horreur. Sans même parler des massacres perpétrés à Gaza depuis 2014, ce qui se passe en ce moment pourrait être décrit quasiment avec les mêmes mots. Il faudrait juste changer les noms des responsables américains. Netanyahou lui, est toujours là. Ah oui, bien sûr, il faudrait aussi changer les chiffres des morts, des blessés et des destructions. À la hausse. La faute aux animaux humains du Hamas, n’est-ce pas ?

Lisez Sarah Schulman, cela en vaut la peine.

Dimanche 5 novembre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

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L’Élite cannibale. Comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste)

Olúfẹ́mi O. Táíwò, L’Élite cannibale. Comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste), Lux éditeur, 2023

Olúfẹ́mi O. Táíwò, « figure montante de la philosophie américaine » (dixit la quatrième de couverture), s’attaque ici à un vieux problème déjà traité par nombre d’auteurs/trices, tel, par exemple, John Holloway dans le désormais classique Crack Capitalism : soit le fait que les opprimé·e·s, afin de mener la lutte pour leur émancipation, sont bien obligés de se regrouper par catégories partageant des intérêts communs – ce que désigne, je pense, le terme Identity Politics ici traduit par luttes identitaires – et que, immanquablement, ces catégories, ces « groupements d’intérêts », ont tendance à se replier sur eux-mêmes d’abord, oubliant/excluant ce qui n’est pas eux/elles, puis à se structurer de façon hiérarchique en interne, suscitant leur propre « élite » susceptible de les représenter et de discuter/négocier avec les élites « dominantes », jusqu’à constituer en fin de compte, au pire une composante de l’oppression, au mieux une force qui ne la remet pas en cause. J’ai cité John Holloway mais, à la réflexion, je pourrais aussi bien rappeler les analyses de Rosa Luxembourg, celles des courants conseillistes du mouvement ouvrier européen, ou encore celles de l’opéraïsme italien. Mais bien sûr, l’histoire du mouvement social états-unien fournit d’autres sources de réflexion, en particulier sur la question raciale et son articulation avec les autres questions « identitaires » (guillemets de rigueur vu l’appropriation de ce terme en France par les néofascistes). D’où l’intérêt de ce petit livre.

Tout en prévenant d’entrée que j’en recommande chaudement la lecture, je commencerai néanmoins par deux trois bémols. Pour commencer, je me demande ce que vient faire dans le titre l’adjectif « cannibale ». Sauf erreur de ma part, il n’apparaît plus, pas même une seule fois, dans le texte… Par ailleurs, et même si mon anglais est très approximatif, je ne le vois pas non plus dans le titre de l’original publié en 2022 : Élite Capture : How the Powerful Took over Identity Politics (And Everything Else)[1]. On n’en voudra pas au traducteur Nicolas Calvé : il s’agit bien ici d’un choix délibéré de l’éditeur, qui vise, je suppose, à attirer l’attention des lecteurs/trices – comme dit l’autre, on n’attire pas les mouches avec du vinaigre… Ancien éditeur moi-même, je peux comprendre ce souci de marketing : oui, même si les belles âmes se récrieront, choquées, que « le livre n’est pas une marchandise ! », il faut bien reconnaître qu’en l’occurrence elles se trompent. Il suffit d’entrer chez n’importe quel libraire (ce qui serait devenu, paraît-il, un acte militant, à l’heure d’Internet) pour comprendre de quoi je parle[2].

Par ailleurs, et cette fois cela concerne aussi les choix du traducteur, j’ai trouvé à plusieurs reprises au cours de ma lecture des usages de temps de verbes un peu bancals à mon goût. Je sais que l’anglais use des différentes formes du passé d’une manière fort différente de celle du français (ne me demandez pas d’entrer dans les détails, je vous ai déjà dit que mon anglais ne vaut pas grand-chose). Mais – et vous me trouverez peut-être old school, cette façon de rabattre tous les modes du passé sur le seul passé composé m’agace. Il me semble qu’en français, cela aplatit le texte, un peu comme une photo surexposée qui aurait perdu toute profondeur de champ. Bon, j’espère que Nicolas Calvé ne m’en voudra pas, il ne s’agit pas du tout de dire que sa traduction est mauvaise, ce qui n’est pas le cas (autant que je puisse en juger), et, en outre, ce bémol à propos des modes du passé dans les traductions de l’anglais et, de plus en plus (par propagation depuis une langue dominante ?), dans des textes directement écrits en français, est très loin de le concerner lui seul.

Ces réserves mises à part, j’ai trouvé très pertinente la critique que fait Táíwò de ce qu’il appelle « l’idéologie de la bienveillance ». Quèsaco ? Pour l’exposer, je vais devoir le citer un peu longuement.

« Un exemple typique de l’idéologie de la bienveillance, écrit-il, est offert par les exhortations, omniprésentes dans de nombreux milieux universitaires et militants, à “écouter les personnes les plus touchées” ou à “favoriser les personnes les plus marginalisées”. Ces appels ne m’ont jamais convaincu. Selon mon expérience de professeur[3] et d’organisateur, quand des gens disent juger nécessaire d’“écouter les personnes les plus touchées”, ce n’est généralement pas parce qu’ils ont l’intention d’entrer en communication par Skype avec des camps de réfugiés ou de s’engager auprès de personnes sans domicile fixe. “Favoriser les personnes les plus marginalisées” de cette façon nécessiterait une tout autre approche dans un monde où 1,6 milliard de personnes sont mal logées, où 100 millions de personnes ne sont pas logées du tout, où le tiers de la population n’a pas accès à l’eau potable et où la conjonction de l’insécurité alimentaire et énergétique avec le bouleversement du climat a déjà déplacé 8,5 millions de personnes et menace d’en déplacer des dizaines de millions d’autres en Asie du Sud seulement. Défendre une telle position nécessiterait au minimum de quitter le lieu où l’on se trouve.

« Dans les faits, ai-je pu constater, une telle insistance sur les personnes marginalisées implique généralement de conférer une autorité conversationnelle et des ressources attentionnelles à toute personne semblant appartenir à une catégorie sociale réputée victime d’une forme d’oppression, et ce, peu importe son expérience ou sa connaissance de la situation dont il est question. Même dans des situations où les enjeux sont cruciaux (là où des chercheurs discutent de l’angle sous lequel ils étudieront un phénomène social, là où des militants décident d’une cible à laquelle s’attaquer, etc.) les règles de la bienveillance supposent souvent que la conversation se déroule entre quatre murs, tandis que les personnes les plus touchées restent à l’extérieur. Cette variante particulière de l’idéologie de la bienveillance est issue d’une approche théorique appelée “épistémologie du savoir situé”. »

Bon, ici, je vous vois froncer les sourcils – comme, je dois le dire, je les ai froncés à ma première lecture : Táíwò remettrait-il en cause un des acquis importants du féminisme ? Mais poursuivons pour comprendre où il veut en venir.

« Développée dans les années 1970 par des féministes, cette approche n’a cessé depuis lors de gagner en popularité dans les milieux militants et universitaires. Le savoir situé repose sur trois idées en apparence inoffensives :

« 1. Le savoir est situé socialement ;

« 2. Les personnes marginalisées disposent de certains avantages épistémiques relativement à certains types de savoir ;

« 3. Les programmes de recherche (et d’autres domaines d’activité) devraient refléter ces faits.

« Ces idées vont presque de soi. Comme l’affirme Liam Kofi Bright, tout philosophe empiriste qui se respecte pourrait lui-même les énoncer. De plus, parce qu’elles mettent en avant l’expérience vécue et le savoir qui en découle, elles revêtent une importance politique. Prises au pied de la lettre, elles devraient nous aider à résister à l’accaparement par l’élite, à légitimer un savoir que les institutions cherchent à discréditer.

« Mais le diable se cache dans les détails. Pour mettre ces idées abstraites en pratique, on insiste souvent, dans un effort en vue de corriger la répartition inégale de l’attention, sur la nécessité de faire preuve de bienveillance en contexte de conversation : on nous demande de passer le micro, de croire les personnes marginalisées, de leur donner des chances. Ces intentions sont louables, et de tels gestes sont souvent pertinents en soi. Or, au-delà des positions de tout un chacun et des dynamiques interpersonnelles, l’oppression (le racisme, le capacitisme[4], la xénophobie, le patriarcat, etc.) a aussi d’importantes conséquences matérielles. Les structures d’injustice déterminent qui a accès à la sécurité élémentaire, au logement, aux soins de santé, à l’eau et à l’énergie. Il faut prendre en compte toutes ces conséquences de l’intolérance, qu’elles soient matérielles ou non, pour s’attaquer à l’oppression.

« L’idéologie de la bienveillance se concentre sur les conséquences qui risquent le plus d’apparaître dans les lieux où des membres de l’élite vivent l’essentiel de leurs interactions : salles de cours, conseils d’administration, partis politiques, etc. Il en résulte des recommandations qui portent beaucoup plus souvent sur la répartition des tâches entre les membres d’un comité, par exemple, que sur les façons de maintenir des populations en vie.

« Lorsqu’elle est adoptée comme orientation politique par défaut, la bienveillance peut nuire aux intérêts des groupes marginalisés. Son discours s’attaque à la répartition injuste de l’attention en recommandant le choix de porte-parole ou de livres considérés comme représentatifs des groupes marginalisés – au lieu d’insister sur les comportements de grandes entreprises et d’algorithmes dont le rôle en la matière est beaucoup plus déterminant. Un tel discours contribue à faire de l’attention une arme au service de la marginalisation. Il attire l’attention sur les lieux symboliques du pouvoir plutôt que sur les enjeux politiques fondamentaux qui expliquent pourquoi tout va de travers. »

Avant de poursuivre cette lecture en passant à ce que propose Táíwò pour sortir de cette impasse, je veux évoquer ici un texte que j’ai lu en même temps que son livre et qui résonne très fort avec lui. Il s’agit d’un entretien de Joao Gabriel avec la Revue du Crieur n°23 (octobre 2023)[5]. Je me contenterai d’une seule citation (en vous conseillant vivement, si vous en avez la possibilité, de vous reporter à l’intégralité de ce texte, formulé en termes peut-être plus directement parlants dans le contexte militant français) : « Je pense, avec beaucoup, qu’il y a une base matérielle aux identités, qu’elles ne sont pas en elles-mêmes mauvaises, mais que leurs usages peuvent prendre des formes néfastes. On parle souvent, dans certains milieux politiques, des oppositions entre approches identitaires et approches matérialistes. Là encore, les premières seraient centrées sur les rapports interpersonnels, les secondes sur les structures sociales, pour le dire vite. Bien que quelque peu réductrice, cette discussion n’est pas absolument inefficace si l’on veut comprendre certaines lignes de tension entre les stratégies mobilisées par différents mouvements. Par exemple, lorsque les premières choisissent de se focaliser sur la représentation et l’accès des non-Blancs à des postes à responsabilité au sein de grandes entreprises ou dans les partis politiques, aux yeux des secondes, la lutte des non-Blancs est indissociable de l’abolition du salariat et de la prison. On voit bien à quel point ces positions sont irréconciliables, mêmes s’il existe des positions intermédiaires. »

On aura reconnu dans la première de ces positions la politique animée par ce que Táíwò appelle l’idéologie de la bienveillance. Ce qu’il y oppose n’est pas réductible au seul qualificatif de « matérialiste ». En effet, il a choisi de s’engager, et de nous engager à mener une politique « constructive ». C’est-à-dire que s’il pense une stratégie tenant compte des infrastructures, au sens où les conditions matérielles de l’oppression sont déterminantes, il ne s’agit pas simplement à ses yeux de les analyser et de les mettre au jour, mais de « construire une nouvelle maison » (titre de son chapitre 4). Pour cela il, prend appui sur divers exemples de mouvements de rébellion, anciens et contemporains, mais avant tout sur l’histoire du PAIGC, fondé en 1960 entre autres par Amilcar Cabral, et qui mena en son temps la lutte pour la libération de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert. Ce qu’il tient à souligner surtout dans cette lutte politico-militaire, c’est « un aspect souvent négligé de [l’activité révolutionnaire du PAIGC], à savoir ses pratiques militantes d’éducation et de conscientisation ». Car aussi bien, l’infrastructure, c’est aussi la culture et l’éducation – la création de ce que Táíwò appelle un « terrain commun » autre que celui qui avait été imposé par le colonisateur portugais. D’autre part, « l’implication pleine et entière des femmes faisait partie des objectifs de l’organisation, ce dont témoignaient les pratiques organisationnelles et les règles du parti ». On se reportera au livre mieux comprendre pourquoi son auteur consacre un long développement à cette histoire révolutionnaire africaine (dont l’une des retombées, soit dit en passant, fut la « révolution des Œillets du 25 avril 1974 au Portugal). L’idée générale est en tout cas de s’inspirer des expériences de construction révolutionnaire. « Que ce soit à petite échelle ou au sein d’une grande institution [l’approche politique constructive] a pour objectif de construire des choses – des institutions, des normes, d’autres outils. » Et il y a urgence, car l’évolution de la crise du climat provoquée par le système mondial du capitalisme racial « sera déterminée par nos victoires et nos défaites à l’échelle de la planète ».

Voilà en tout cas un petit livre qui donne beaucoup à penser – tonique, dirai-je, à un moment où nous avons plus besoin que jamais de ce type de réflexion afin de ne pas nous laisser submerger par le chagrin et la pitié.

Dimanche 22 octobre 2023 , franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] Haymarket Books, Chicago.

[2] Je devrais peut-être ajouter que je suis gêné pour une autre raison par l’usage du terme cannibale dans ce contexte. « Cannibale » renvoie quasi automatiquement, me semble-t-il, à une signification issue de l’anthropologie – c’est la première entrée de mon dico : « Membre d’un peuple primitif ou d’une tribu qui pratique rituellement l’anthropophagie. » Ce qui, me semble-t-il encore, est ici hors-sujet.

[3] Un peu plus loin dans son livre, Olúfẹ́mi O. Táíwò prend son propre cas comme exemple d’une application de l’idéologie de la bienveillance – et de son cadre structurel (infrastructure, aurait dit un marxiste) : « Pendant la plus grande partie du XXe siècle, le système américain de contingentement de l’immigration a fait en sorte que l’immigration régulière menant à la citoyenneté était presque exclusivement réservée aux Européens (ce qui avait valu aux États-Unis l’admiration de Hitler, qui les considérait comme le “leader en matière de politiques de nationalité et d’immigration explicitement racistes”). L’Immigration and Nationality Act de 1965 a élargi le bassin d’immigrants potentiels en privilégiant les “travailleurs qualifiés”. C’est ce qui a permis à mes parents d’immigrer aux États-Unis depuis le Nigeria et de contribuer à la formation de la communauté nigéro-américaine, qui compte parmi les populations immigrantes les plus prospères du pays. Évidemment, nul ne rappelle que ces quelque 112 000 Nigériano-Américains sont bien peu nombreux en comparaison des 82 millions de Nigérians qui vivent avec moins d’un dollar par jour. Les critères de sélection de la loi de 1965 sur l’immigration et la citoyenneté expliquent les taux de réussite scolaire des membres de la diaspora nigériane, lesquels contribuent à leur tour à expliquer la richesse, les privilèges de classe et les exigences culturelles qui ont alimenté mon propre parcours éducatif. » Suit une description de ce parcours éducatif, « exemple explicite de processus de sélection » (par les ressources culturelles, la richesse, etc.), qui l’a mené jusqu’à pouvoir écrire ce livre – et aussi à ce qu’il soit bien accueilli et publié ! Il a en quelque sorte bénéficié de l’idéologie de la bienveillance. Les conceptions de l’identité qui en sont issues, ajoute-t-il, peuvent facilement hériter des distorsions causées par les processus de sélection. Ce qui n’est évidemment pas le cas des siennes – de ses conceptions, je veux dire.

[4] Je suppose que c’est ce nous nommons « validisme ».

[5] La Revue du Crieur (éditée conjointement par Mediapart et les éditions de La Découverte, présente Joao Gabriel comme « doctorant en histoire travaillant sur les questions d’emprisonnement en contexte colonial ». On peut se faire une idée de ses positionnements en consultant le blog qu’il a tenu longtemps – encore présent sur la toile : https://joaogabriell.com/

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Antisionisme, une histoire juive

Antisionisme, une histoire juive, Textes choisis par Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, Éditions Syllepse, octobre 2023

Recueil de textes de juifs antisionistes, Antisionisme, une histoire juive est sorti cette semaine aux excellentes éditions Syllepse. J’en avais reçu une version numérique, aux fins de recension, voici une bonne quinzaine de jours. Mais j’avais attendu qu’il soit disponible en librairie avant d’en parler. Là-dessus est arrivé ce que vous savez à Gaza et alentour, événements tragiques auxquels certain·e·s n’hésitent pas à rattacher l’agression meurtrière commise le 13 octobre dans un lycée d’Arras. « Une atmosphère de djihadisme, de passage à l’acte, est évidente depuis samedi dernier[1] », a déclaré Gérald Darmanin, retournant ainsi la formule d’un « expert » chéri des médias mainstream, Gilles Kepel, lequel s’est multiplié ces derniers jours sur les chaînes d’infos[2]. Une atmosphère de connerie épaisse, oui ! Pour preuve, le déluge d’invectives qui s’est abattu sur le parti de La France insoumise faute de s’être aligné sur la seule position qui vaille : la défense de l’Occident et de son poste avancé, Israël, soumis aux assauts barbares (dixit Olaf Scholz, le chancelier allemand) d’animaux humains (selon Israël Katz, ministre israélien de l’énergie[3]). La dernière à accabler LFI n’a pas été madame Borne qui a dénoncé les « ambiguïtés révoltantes » de ce parti dont l’antisionisme, selon elle, est « parfois aussi une façon de masquer une forme d’antisémitisme ». « Parfois aussi », « une façon de », « une forme d’ » : qu’avec circonlocutions ces choses-là sont dites ! Quoi qu’il en soit[4], nous avons précisément affaire ici à ce qui a motivé la composition du recueil de textes dont nous traitons aujourd’hui.

On sait assez que la dernière sortie de la Première ministre fait suite à un certain nombre de prises de positions du président de la République, puis de la représentation nationale, qui assimilent l’antisionisme à l’antisémitisme. « Certes, reconnaissent les auteures de ce recueil dans leur Avant-propos, il existe une tradition antisémite qui utilise l’antisionisme pour alimenter sa haine des Juifs et amalgame Juif et sioniste. Ce faisant, elle joue d’ailleurs la même partition qu’Israël et devient ainsi un allié objectif de la position sioniste. […] Pourtant, refuser le nationalisme juif et le régime politique colonial qui s’établit en Palestine, défendre le droit au retour des réfugiés palestiniens, appeler à l’égalité entre Juifs israéliens et Arabes palestiniens et à la fin du suprémacisme juif en Israël-Palestine, n’a absolument rien à voir avec l’antisémitisme et ne saurait justifier l’opprobre du racisme antijuif. » Mais les auteures relèvent que l’énoncé : antisionisme = antisémitisme « constitue un véritable déni d’histoire, une forme de révisionnisme qui veut effacer – comme a tenté de le faire le sionisme lui-même depuis son avènement – toute trace de la longue tradition juive, religieuse ou séculière, d’opposition à l’idée d’État-nation juif[5]. »

Les auteures, toutes trois membres de l’UJFP (Union française des Juifs pour la paix) ont cherché à restituer, à travers ce recueil, cette « longue tradition ». Elles ont donc rassemblé des textes d’auteur·e·s juifs et juives exclusivement – tout ou parties d’articles, conférences, extraits de livres, résolutions de congrès… – de la période des débuts du sionisme jusqu’à aujourd’hui, qu’elles présentent en cinq grandes parties. Voici comment elles justifient cette organisation du volume :

« De nos jours, le sionisme se perçoit et est perçu comme une qualité intrinsèque à la judéité et inséparable de la définition du judaïsme. Ainsi, ses partisans et adeptes opposent aux critiques antisionistes une rhétorique invariable articulée autour d’arguments répétitifs que l’on peut regrouper en cinq grandes thématiques.

« 1. Sionisme et judaïsme : les sionistes se présentent comme porteurs de la seule voix/voie juive authentique et légitime ; ils considèrent Israël comme le représentant du judaïsme et le centre de toute vie juive. Ils vont jusqu’à nier le caractère juif des antisionistes juifs accusés d’être dans “la haine de soi”.

« 2. Sionisme et question nationale : le sionisme prétend résoudre le “problème juif” par la “normalisation du peuple juif” à travers la création de son État-nation. En réfutant le caractère ethno-national du judaïsme, les antisionistes refusent la normalisation du peuple juif et donc son droit à l’autodétermination comme tout autre groupe national.

« 3. Sionisme et antisémitisme : le sionisme se présente comme la seule réponse à l’antisémitisme, et Israël comme le seul garant de la sécurité des Juifs à travers le monde. Il considère que la supposée “haine de soi” des antisionistes juifs les conduit à soutenir l’antisémitisme.

« 4. Sionisme, impérialisme, colonialisme : le sionisme, en se considérant comme le fruit d’un mouvement d’émancipation et de libération nationale, accuse les antisionistes de délégitimer Israël en utilisant l’anathème de colonialisme et d’alliance avec l’impérialisme. Ainsi, ceux-ci feraient preuve d’un anti-américanisme et d’un anti-occidentalisme primaires.

« 5. Sionisme… et après ? : le sionisme juge qu’en soutenant le droit au retour des réfugiés palestiniens et la nécessité de dé-sioniser Israël à travers les propositions d’un État commun de la mer au Jourdain (État binational, ou État laïque de tous ses citoyens), les antisionistes œuvrent à la destruction de l’État d’Israël. »

Je ne proposerai ici que quelques « extraits des extraits », afin de donner une idée de la richesse du recueil (qui compte un peu plus de 350 pages). Les auteures elles-mêmes disent qu’elles ont « été surprises par la richesse et la diversité des matériaux et des prises de position juives antisionistes depuis plus d’un siècle », et que « l’ampleur des documents existants [les] a contraintes à une sélection ».

Voici pour commencer une citation extraite de l’introduction générale du livre – pour donner le ton :

« En Allemagne l’Union pour le judaïsme libéral, opposée au sionisme, fonde en octobre 1912 l’Association du Reich pour la lutte contre le sionisme, qui prendra le nom de Comité antisioniste en décembre 1912. Ce comité dispose d’une publication, Schriften zur Aufklärung über den Zionismus (Cahiers antisionistes), et dénonce l’aspect “racial” de la théorie sioniste :

“Dès ses débuts, le concept de Peuple du mouvement sioniste était complètement et exclusivement rempli de l’idée de la race. Cette idée tout à fait superstitieuse, produit d’un dogmatisme arrogant et de l’égoïsme le plus trouble, qui considère la vie humaine comme prédéterminée par le sang, et que ni la volonté ni l’adaptation au cours des siècles ne peuvent rien contre les prétendues dispositions innées de la race, qui ne voit de salut que dans le maintien d’une race pure, cette théorie absurde contredite par l’histoire et la pratique humaine dut effectivement être conservée assez longtemps pour entraîner une pure exclusion des Juifs de tous les autres peuples. Et c’est en cela, dans ce fantasme de la force bienfaisante de la pureté absolue de la race, que repose jusqu’aujourd’hui la très dangereuse similitude de la doctrine sioniste avec celle des antisémites.” »

On comprendra peut-être mieux la virulence de cette attaque contre le sionisme en lisant ces quelques mots de son fondateur, Theodor Herzl, qui datent de 1896 : « Pour l’Europe, nous formerions là-bas [en Palestine] un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie[6]. Comme État neutre, nous aurions des relations avec toute l’Europe, qui garantirait notre existence. »

En introduction de la partie 1 sur les relations entre sionisme et judaïsme, les auteures rappellent que les fondateurs du sionisme politique étaient « athées et laïques ». Or, paradoxalement, ils s’appuyèrent sur le lien religieux des juifs avec la terre d’Israël pour justifier la création d’un État juif. « Selon la formule de l’historien Amnon Raz-Krakotzkin[7], “Dieu n’existe pas mais il nous a promis cette terre” ».

De cette première partie, j’ai choisi de citer un extrait d’un texte de Marc H. Ellis, universitaire américain, enseignant en histoire et études juives. Ce texte de 1989 a été écrit au moment de la première Intifada. (C’est moi qui souligne.)

« Il n’est pas exagéré de dire que l’Intifada interroge l’avenir du judaïsme avec force et obstination. La tragédie de l’Holocauste est bien documentée et gravée dans notre conscience, de manière indélébile : nous savons qui nous étions, mais savons-nous qui nous sommes devenus ? La théologie juive contemporaine nous aide à affronter notre souffrance ; elle a peu à dire sur un aujourd’hui où nous sommes en situation de force. Cette théologie, tendue entre Holocauste et émancipation, met en mots éloquents les victimes de Treblinka et Auschwitz, mais ignore Sabra et Chatila. Elle paie tribut au soulèvement du ghetto de Varsovie, mais n’accorde aucune place à l’Intifada de ceux qu’a ghettoïsés le pouvoir israélien. Des théologiens juifs sont attachés à ce que la torture et le meurtre d’enfants juifs soient rappelés et pleurés dans le rituel et la spiritualité juives. Il reste à prendre en compte la possibilité que des Juifs aient, à leur tour, torturé et tué des enfants palestiniens. La théologie de l’Holocauste relate grandeurs et souffrances de l’histoire du peuple juif, mais elle manque à admettre l’histoire contemporaine du peuple palestinien comme partie intégrante de la nôtre. Cette théologie rend compte de qui nous étions, mais elle ne nous aide aucunement à comprendre qui nous sommes devenus. […]

« Des années après la libération des camps, Elie Wiesel a écrit : “Si la haine était une solution, les rescapés auraient dû incendier le monde à leur sortie des camps.” Compte tenu des capacités nucléaires d’Israël et de son sentiment d’isolement et de colère, puisse l’option de la destruction qu’évoque Wiesel rester une chimère et ne pas devenir un projet. Est-ce abusif de dire qu’une théologie qui ne prend pas en compte la différence radicale entre le ghetto de Varsovie et Tel Aviv, entre Hitler et Arafat, est une théologie qui revient à légitimer ce contre quoi Wiesel mettait en garde ? [8]»

Voici ensuite une citation tirée de la partie 2 (sionisme et question nationale). Il s’agit d’un extrait du texte « Le sionisme du point de vue de ses victimes juives : les Juifs orientaux en Israël », lui-même extrait du livre éponyme d’Hella Habiba Shohat[9], qui est professeure au département d’études culturelles de l’université de la ville de New York.

« Pour les mizrahim [Juifs orientaux], le sionisme européen a été à bien des titres une vaste supercherie, un gigantesque massacre culturel, une entreprise qui a partiellement réussi à éradiquer en une ou deux générations une civilisation enracinée depuis plusieurs millénaires en Orient et unifiée dans sa diversité. Précisons tout de suite qu’il n’est en rien dans mon propos de poser un nouvel antagonisme entre ashkénazes [Juifs d’Europe centrale et orientale] et mizrahim. Malgré leurs différences culturelles et religieuses, les deux communautés ont vécu côte à côte, de façon relativement pacifique dans de nombreux pays et dans diverses situations. Il n’y a qu’en Israël qu’elles ont établi des rapports de cohabitation fondés sur la dépendance et l’oppression. […]

« Le régime israélien actuel a hérité de l’Europe une forte aversion pour le respect du droit à l’autodétermination des peuples non européens ; d’où son discours décalé et dépassé, d’où aussi ses références ataviques aux “nations civilisées” et au “monde civilisé”. »

En introduction de la troisième partie (sionisme et antisémitisme), les auteures rappellent que les premiers sionistes eurent souvent de mots très durs contre les Juifs : « Max Nordau (1849-1923), cofondateur de l’Organisation sioniste mondiale avec Theodor Herzl, dans son livre Der Zionismus und seine Gegner (Le Sionisme et ses adversaires), désigne [l]es Juifs diasporiques par des expressions méprisantes : “assimilateurs”, “apostats”, “renégats”

ou “traîtres”. Herzl va jusqu’à utiliser les termes antisémites les plus odieux pour les caractériser : “Or voici qu’apparut le sionisme – Juif et Youpin furent obligés de prendre position. Et maintenant, pour la première fois, le Youpin a rendu au Juif un service d’une grandeur inespérée. Le Youpin se détache de la communauté, le Youpin est – antisioniste !” » Ce que confirme, à sa façon, le grand publiciste et écrivain Karl Kraus, dans un texte (« Une couronne pour Sion », 1898) où il dit avoir été sollicité par un collecteur de fonds sioniste, au profit de « ce qu’on appelle la cause sioniste ou, pour employer un mot plus traditionnel, antisémite ». Voici maintenant un extrait d’un article d’Henryk Erlich qui, né en Russie en 1882, élu au soviet de Petrograd en 1917, s’établit à Varsovie en 1918 et y devint l’un des principaux dirigeants du Bund, organisation ouvrière juive révolutionnaire qui prônait l’autonomie culturelle des Juifs dans les différents pays d’Europe centrale et orientale. « Il combat[tit] farouchement le sionisme, écrivent les auteures, qu’il dénon[çait] encore le 5 mai 1933, au milieu de l’“orgie nationaliste” dont l’accession de Hitler au pouvoir annon[çait] le déchaînement, comme un nationalisme au même titre que les autres. »

« Le sionisme s’est transformé, au fil des ans, en un allié ouvert de notreennemi juré : l’antisémitisme. Le sionisme a, de fait, toujours puisé sa substance dans les exactions contre la population juive et dans la réaction dans son ensemble. Au cours des quarante ans d’existence du sionisme, la règle suivante a toujours été en vigueur : plus il fait sombre dans le monde, plus la demeure du sionisme est lumineuse ; plus les choses vont mal pour les Juifs, mieux elles se portent pour le sionisme. Que peut être, dans le meilleur des cas, la Palestine juive ? Le micro-État d’une minuscule tribu hébraïque au sein du peuple juif. Lorsque les sionistes s’adressent aux non-Juifs, ils sont de fervents démocrates et représentent les relations sociales de la Palestine, actuelle et future, comme un parangon de liberté et de progrès. Mais si un État juif était créé en Palestine, son climat mental serait la peur éternelle d’un ennemi extérieur (les Arabes), un combat perpétuel pour chaque centimètre carré de terrain, pour chaque miette de travail contre un ennemi intérieur (les Arabes) et une lutte sans répit pour éradiquer la langue et la culture des Juifs de Palestine non hébraïsés. Est-ce là un climat où cultiver la liberté, la démocratie et le progrès ? N’est-ce pas plutôt le climat où fleurissent d’ordinaire la réaction et le chauvinisme ? »

L’introduction de la quatrième partie (sionisme, impérialisme et colonialisme) cite entre autres Ernst Bloch[10] : « La classe dominante anglaise voulait s’assurer l’accès des Indes par la voie terrestre ; or la Palestine était bien située. […] L’Angleterre n’était pas la seule à s’intéresser à la Palestine, Guillaume II et l’impérialisme allemand se sentaient eux aussi sionistes […]. Ainsi, le sionisme, pièce bienvenue sur l’échiquier de la politique impérialiste, était confié de bien des côtés à ce que Herzl avait appelé “la convention des peuples civilisés. »

Voici un extrait de texte[11] de l’un de ceux que l’on a appelés en Israël les « nouveaux historiens ». Ilan Pappé a quitté Israël en 2007 et s’est établi en Grande-Bretagne, où il dirige le Centre européen d’études sur la Palestine à l’université d’Exeter.

« Le choix que fit Herzl, et que ses successeurs endossèrent, fut celui du colonialisme. […] Dans le colonialisme, l’indigène est là transitoirement puis plus du tout. Vous ne trouverez pas dans Altneuland[12] le moindre souci de ce qu’il adviendra de la population autochtone de Palestine. Dans les cas plus classiques de colonialisme, l’invisibilité de l’indigène signifiait que, bien qu’il soit toujours là, il n’y était plus qu’un être humain exploité et marginalisé ne bénéficiant que de peu, voire d’aucun, des droits fondamentaux. Dans l’utopie de Herzl, l’indigène, hormis pour une infime minorité, s’en est allé. Il est invisible parce qu’il n’est plus là ; on l’a fait disparaître comme par enchantement, ainsi que le préconisait Herzl dans son journal. Plus précisément, il écrivait que les Arabes de Palestine devaient être expulsés sans que cela ne se voie, avec “discrétion et circonspection” (en public, il était suffisamment avisé pour affirmer son désir de promouvoir les intérêts de la “population autochtone”). Le colonialisme fusionné avec le nationalisme romantique, cela aboutit à l’élimination de la population indigène non seulement dans une utopie futuriste mais dans une politique concrète de nettoyage ethnique sur le terrain, comme ce fut le cas en 1948. »

Pour terminer, dans la cinquième partie (Le sionisme …et après ?) j’ai choisi un texte qui n’est pas très joyeux – mais il n’y a guère de quoi l’être en ce moment. Ariella Aisha Azoulay de père juif d’Algérie et de mère juive de Palestine, prof d’université aux États-Unis) et Adi Ophir (également prof aux Etats-Unis, et qui a été incarcéré pour avoir refusé le service militaire en Israël) l’ont écrit en hébreu en 1997, à l’occasion du centenaire du premier congrès sioniste mondial en 1897. Avant de vous laisser là avec cette dernière citation, je répète que je n’ai donné ici qu’un aperçu du contenu très riche ce livre. À mon avis, cela vaut la peine de le lire (il est d’ailleurs facile d’accès) pour apprendre des choses (ç’a été mon cas) et se débarrasser des idées trop simples, à la fois sur le sionisme et sur ses opposants.

« Nous sommes les restes maudits de l’Europe. Nous sommes les Juifs que l’Europe n’a pas réussi à éliminer. Nous sommes le lieu où le cauchemar nazi est toujours vivant, porté dans l’esprit des survivants, de ceux qui ont été élevés dans leur ombre, et dans l’esprit de tous ceux dont le cerveau a été lavé par l’infinie logorrhée qui a sanctifié la Shoah et mis Auschwitz à la place vide de Dieu. […]

« Nous sommes la dernière ligne de front du colonialisme militaire que l’Europe a abandonné dans la honte depuis des générations. Nous sommes une épine laissée par l’Europe au bord de l’Orient ; et les États-Unis ont ensuite transformé son acceptation en examen d’entrée au club des États éclairés du nouvel ordre mondial. […]

« Nous sommes le site d’expérimentation d’un principe universel unique auquel l’Europe n’a pas su mettre de limites – l’universalité du mal : chaque individu peut être amené à prendre part à cette terrible combinaison de xénophobie, oppression, humiliation, discrimination raciale, camps d’enfermement, et nettoyage ethnique des quartiers et des villes. Chaque personne risque d’être complice d’un régime maléfique qui produit et propage le mal ; cela peut arriver à chaque peuple, à chaque individu de chaque nation, y compris à ceux qui en ont été victimes. […]

« Nous sommes la preuve vivante du succès du nazisme – il y a encore des juifs en Europe mais il n’y a plus de judaïsme –, parce que le “vrai” judaïsme – c’est ainsi que nous le déclarons – est uniquement celui qui a été créé chez nous ou celui que nous avons validé. […]

« Nous sommes un écran où se projette – un peu en retard mais de façon accélérée par rapport à l’Europe et sans avoir rien appris de son expérience – le récit du déclin de l’État-providence démocratique vers le crime de l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère, vers ces lieux où le capitalisme de l’État-nation s’approche de l’obscénité de l’esclavage. […]

« L’expression “souveraineté juive” signifie de nos jours un nationalisme juif violent dont les pratiques discursives, politiques et militaires nourrissent le noyau absolu de la logique de la souveraineté. La souveraineté juive écrase tout sujet ou citoyen israélien qui demande une souveraineté non juive, et tout Juif qui demande un judaïsme non souverainiste. […] La puissance militaire juive est devenue l’image de la souveraineté même et a pris sa place. […]

« Au lieu d’être une violation terrible et temporaire de la vie civile normale, l’état de guerre est devenu le cadre permanent et continu de l’existence civile “entre les guerres”, c’est-à-dire celles qui sont officiellement déclarées : la lutte quotidienne contre le terrorisme, le service militaire obligatoire étape obligée – entre le lycée et l’université, le service militaire annuel des réservistes, les postes ouverts pour la distribution des masques à gaz, les expertises de l’armée de l’arrière, les annonces à Job[13] faites par les officiers de l’arrière aux familles –, le tout comme une évidence de la routine quotidienne. »

Ce 15 octobre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Soit le 7 octobre, jour de « l’attaque déclenchée [depuis le territoire de la dite « Bande de Gaza »] par le commandement militaire conjoint de la plupart des organisations palestiniennes, sous la direction des Brigades Ezzedine Al-Qassam (bras armé du Hamas) » (voir à ce propos Alain Gresh, « Gaza-Palestine. Le droit de résister à l’oppression », Orient XXI, 9 octobre 2023).

[2] « Notre grand spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain », selon le site de L’Express, qui l’a interviewé cette semaine, avait publié en 2021 un livre intitulé Le Prophète et la Pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère. On a les « spécialistes » qu’on mérite.

[3] « Pendant des années, nous avons fourni à Gaza de l’électricité, de l’eau et du carburant. Au lieu de dire merci, ils ont envoyé des milliers d’animaux humains massacrer, assassiner, violer et kidnapper des bébés, des femmes et des personnes âgées », a-t-il déclaré. Katz a juste oublié le blocus imposé depuis 2007 par Israël, qui a transformé ce territoire à la densité de population parmi les plus élevées du monde en camp de concentration à ciel ouvert, sans parler des opérations successives de l’armée israélienne (aux noms évocateurs : « Plomb durci », « Bordure protectrice », « Pluies d’été », etc.) qui ont tué des milliers de personnes, essentiellement des civils, vieillards, femmes et enfants compris. Mais il est vrai qu’ils l’ont fait, pour la plupart, de façon civilisée, depuis des avions, des drones, avec des chars, des canons à longue portée, etc. Ils ont causé – et ils continuent à causer – infiniment plus de morts que leurs ennemis barbares, mais ces morts sont propres, discrets, invisibles. Ils n’ont pas de sang sur les mains, ou si peu. Ils sont civilisés, vous dis-je.

[4] Je pense qu’il s’agit surtout de minables calculs (pré)électoraux. « Minables » car ils ne s’affichent pas comme tels – et on pourrait probablement en dire autant des déclarations d’un François Ruffin, prenant ses distances au bon moment, du moins l’a-t-il estimé ainsi, afin de se ménager soit une voie vers la succession du vieux leader de LFI, soit une porte de sortie vers… vers quoi, au fait ? (Breaking news : le pari communiste annonce son intention de refaire une nouvelle alliance à gauche. Pour les mêmes raisons que Borne, Ruffin & co, semble-t-il. Il est loin le temps où c’étaient les cocos les croquemitaines…)

[5] À ce propos, il faut rappeler que les extrémistes sionistes actuellement au pouvoir en Israël ont finalement réussi en 2018 à faire passer leur projet d’État-nation juif, sous forme d’une loi votée au Parlement et définie comme une des lois fondamentales du pays (sachant que celui-ci n’a pas de constitution). En voici les principes fondamentaux (traduction en français donnée par Wikipédia à partir de la traduction officielle en anglais approuvée par le parlement israélien) : « Israël est la patrie historique du peuple juif, dans laquelle l’État d’Israël a été établi ; l’État d’Israël est le foyer national du peuple juif dans lequel il satisfait son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ; le droit à exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif. » Par ailleurs, il est précisé que « l’État sera ouvert à l’immigration juive et au rassemblement des exilés » et que « L’État voit le développement de l’implantation juive comme une valeur nationale, [qu’il] encouragera et promouvra son développement et sa consolidation ». Pas question du retour des réfugiés palestiniens chassés depuis 1948. Quant aux « implantations », il s’agit d’un euphémisme pour « colonies ». Il faut savoir qu’elles squattent déjà 45% du territoire de la Cisjordanie, qui devait théoriquement être dévolu aux Palestiniens selon les accords internationaux (Oslo, etc.), lesquels n’ont en vérité jamais été respectés et encore moins appliqués par Israël.

[6] Où l’on voit qu’Olaf Scholz, lorsqu’il parle de « barbares », a de qui tenir.

[7] Voir son excellent livre paru à La Fabrique en 2007, Exil et Souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale.

[8] Il me semble que cette dernière phrase sonne particulièrement juste après ce à quoi nous venons d’assister Gaza et alentour.

[9] Paru à La Fabrique en 2006. De la même auteure, on peut aussi lire ces textes choisis et présentés par Joëlle Marelli et Tal Dor, Colonialité et Ruptures. Écrits sur les figures juives arabes, éd. Lux, 2021.

[10] Le philosophe marxiste Ernst Bloch, auteur du Principe Espérance et de L’Esprit de l’utopie, a aussi écrit Thomas Münzer, théologien de la révolution, dont j’ai rendu compte ici-même. La citation est issue de Ernst Bloch, Le Principe Espérance, t. 2, Les Épures d’un monde meilleur, Paris, Gallimard, 1982, p. 194.

[11] Out of the Frame. The Struggle for Academic Freedom in Israel, Londres, Pluto Press, 2010.

[12] Terre ancienne, terre nouvelle, roman utopique de Theodor Herzl.

[13] NdT : référence aux catastrophes annoncées à Job. Les officiers de l’arrière sont chargés d’informer les familles des décès et blessures de leurs enfants militaires.

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