Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo

Lise Foisneau, Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo, Wildproject, 2023.

Qu’est-ce qu’une kumpania ? C’est tout l’objet de ce livre que de répondre à cette question. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce n’est pas simple, tant cette formation sociale, que j’aurais tendance à nommer une « forme-de-vie », est déroutante (sans jeu de mots, même s’il est ici aussi question de routes) pour nous autres gadjé (pluriel de gadjo, qui désigne en romanès les sédentaires, soit ceux qui ne font pas partie des kumpanji, voire même qui auraient plutôt tendance à les harceler, en temps de paix, à les persécuter en temps de guerre – tel l’État français de Vichy qui collabora activement à l’entreprise d’extermination des « tziganes » par les nazis).

Voici donc un essai d’anthropologie, une ethnographie dont la première et essentielle qualité vient du point de vue adopté, qui est, autant que possible, le point de vue de celles dont elle parle[1]. Car Lise Foisneau, afin de mener à bien son étude sur les « Roms de Provence » (on reviendra sur cette appellation), a vécu avec eux, tout simplement, plusieurs années en caravane – avec elles, en fait, puisqu’elle a surtout partagé la vie des femmes, tandis que son compagnon Valentin, lui, partageait celle des hommes. Autant dire tout de suite que ce livre m’a énormément plu – et appris. Une fois n’est pas coutume, je citerai ici un extrait du dossier de presse de l’éditeur, dont je partage complètement l’avis, et qui cite lui-même Michel Stewart[2], auteur de travaux reconnus sur les Roms : « Un immense plaisir de lecture. Une avancée significative dans la connaissance des Roms de France. Une enquêtrice hors du commun. Une nouvelle voix puissante et significative en anthropologie. »

Lise Foisneau et son compagnon ont donc adopté le statut de « gens du voyage », catégorie administrative qui englobe des collectifs très différents les uns des autres, particulièrement les kumpanji – donc les Roms – et les Voyageurs, lesquels, si j’ai bien compris, ne partagent pas du tout le même type de vie collective (j’ai failli écrire « d’organisation collective », mais le terme d’« organisation » me semble très éloigné du monde que nous fait découvrir ce livre). Quand je dis « vie collective », il ne faut pas se méprendre : ceux que Lise Foisneau appelle souvent ses « voisins », parce qu’ils ont placé leurs caravanes sur la même « aire d’accueil[3] » ou sur la même « place » pour un certain temps, sont des individus à part entière, si j’ose dire : « Fondamentalement, écrit-elle, la structure du collectif des Roms de Provence est individualiste, au sens où chaque caravane forme une entité autonome, et égalitaire, dans la mesure où aucune caravane  n’est considérée comme supérieure aux autres, et qu’il n’y a pas de chef de la kumpania. » Par ailleurs, si le monde des kumpanji existe depuis longtemps et semble devoir perdurer encore longtemps, chaque kumpania, elle, est éphémère : elle s’agrège et se désagrège au gré des rencontres, des antipathies et des sympathies ainsi que des possibilités matérielles – des lieux, essentiellement. La kumpania est « un assemblage d’éléments singuliers, dans un lieu lui aussi singulier, assemblage appelé à se fragmenter et à se recomposer de façon imprévisible dans un autre lieu, ouvrant de la sorte de nouvelles possibilités de cohabitation ». Lise Foisneau se réfère à Patrick Williams, autre célèbre anthropologue[4], qui avait « proposé de définir la kumpania comme “l’échantillon de la société rom” ». « Cette qualification en termes d’échantillon est particulièrement pertinente car elle exprime au mieux le rapport quasi métonymique qui existe entre une kumpania déterminée et l’ensemble dans lequel elle s’inscrit : il ne s’agit pas de la partie figée d’un tout fermé, mais d’un fragment ouvert d’un ensemble en mouvement. » Elle précise ensuite qu’elle préfère remplacer le terme de « société » par celui de « collectif ». « Cette substitution a un corollaire épistémologique important : plutôt que de dire que l’échantillon “représente” la société rom, nous mettrons en évidence les relations qui font de chaque échantillon un tout selon un principe de mise en abyme ou de relation microcosme-macrocosme. » J’ai souligné ce mot : relations, car il me semble essentiel ici. En effet, comme on peut l’observer parmi d’autres groupes non occidentaux, l’individualisme rom ne se conçoit que comme système de relations. C’est ainsi qu’à son tour, chaque individu est lui-même, elle-même, un échantillon de la kumpanija. Ou, pour le dire mieux avec Lise Foisneau : « Chaque personne est ainsi, littéralement, un point de rencontre qui singularise la multiplicité des relations constitutives de la kumpania. » Elle cite aussi l’anthropologue Marilyn Strathern décrivant ce qu’est la personne en Mélanésie : « La personne singulière peut-être imaginée comme un microcosme social. »

Comment est-il possible que ce collectif des Roms de Provence[5] ait réussi à se maintenir en vie envers et contre, au mieux, l’incompréhension, au pire l’hostilité ambiante des gadji et les multiples tentatives de l’État de les empêcher de vivre comme ils l’entendent ? C’est ce que décrit Kumpania, dont il faut répéter ici le sous-titre : Vivre et résister en pays gadjo. Le « et » est important : car il ne faudrait pas réduire les formes-de-vie originales des Roms à la seule « résistance » contre les préjugés, les humiliations, les mesures de contrôle social qui leur sont imposées. Bien loin de là, ce livre décrit les usages quotidiens au sein d’une kumpania, ses modes d’apparition – de rencontres – et de disparition (Lise Foisneau parle de leur ressemblance avec les « sociétés fugitives » de la Zomia décrites par James C. Scott, ces groupes humains des collines et montagnes du Sud-Est qui, cherchant à échapper à l’emprise des États des rizières établis dans les vallées, avaient développé tout un « art de ne pas être gouvernés[6] ») : « Telles que les Roms de Provence les forment,  les kumpanji  sont des unités flexibles de taille variable qui gardent leur forme et leurs règles lorsque les individus qui les composent et les relations qu’ils entretiennent changent. » Le livre s’organise « autour de l’étude des rencontres qui structurent ces collectifs : la première partie, “Former une kumpania” [décrit] les rencontres des personnes qui forment les compagnies, la seconde partie, “Un monde de lieux” [montre] en quoi les lieux sont des membres à part entière des compagnies, et la dernière partie, “Kéthané, ‘être ensemble’ : les rythmes de la kumpania”, [retrace] le tissage de la multiplicité des rencontres qui assure la vitalité quotidienne des compagnies  et qui président à leur fragmentation et à leur reconfiguration ».

Je ne vais pas m’aventurer ici à les résumer. Avant de conclure, je dirai tout de même que ces trois parties sont absolument passionnantes à lire, car elles regorgent de descriptions très concrètes de la vie quotidienne d’une kumpania depuis sa formation jusqu’à sa déagrégation (volontaires l’une comme l’autre), descriptions dont se nourrit la réflexion théorique.

Je voudrais simplement terminer sur ce que m’a inspiré cette lecture : tout d’abord une certaine perplexité, puis un vague sentiment de vertige, comme lorsque l’on perd ses repères. Car c’est un monde bien différent du nôtre (du mien en tout cas) que j’y ai découvert. Puis, petit à petit, j’ai commencé à me familiariser avec les voisins et voisines de Lise et Valentin – la dernière scène du livre a lieu dans une maternité : les deux gadji deviennent marraine et parrain de Moïse, enfin, Moïse « pour les papiers », dans la vie ce sera Noé. Comme quoi, ils sont devenus membres à part entière de la kumpania. Lise Foisneau a très bien réussi à rendre sensible cette aventure de la rencontre, et à nous y associer, en quelque sorte. « Mais, prévient-elle, devenir membre d’une kumpania exige l’apprentissage d’un art politique : celui de savoir se positionner, d’interrompre les relations lorsque l’équilibre vacille, et de se repositionner au bon moment. » Et c’est bien l’évocation de cet « art politique » qui, finalement, a métamorphosé ma perplexité initiale en une vision sûrement un peu folle – mais pourquoi s’interdire de rêver ? – : et si nous autres qui, longtemps, avons galéré entre les « organisations » héritées du mouvement ouvrier et les « communautés » de la soi-disant « alternative » post-68, nous mettions à l’école des kumpanji ? Après tout, c’est un peu ce qu’ont fait Lise et Valentin, comme en témoignent ces derniers mots du livre, qui seront aussi les derniers de cette petite recension d’un grand livre, à lire toutes affaires cessantes si, comme moi, vous rêvez d’un renouvellement radical de nos pratiques collectives :

« Le jour de la naissance de Noé, mes voisins se sont plus à l’imaginer en gadjo, donnant un nouveau sens à leur rencontre avec des ethnographes avec lesquels ils étaient “restés[7]” pendant plusieurs années. C’était aussi une façon de nous inviter à former de nouvelles compagnies avec eux. Car ces dernières sont ouvertes sur le monde et agrègent chaque jour, et depuis toujours, des individus isolés, errant eux aussi dans les interstices du naturalisme[8]. Au sein de nos États européens, au détour d’une route, sur un parking, sur un stade, dans un champ, les Roms (ceux qui s’assemblent en compagnies) montrent que des collectifs aux formes politiques acéphales n’ont pas encore capitulé face à la machine étatique et hiérarchique. Loin de toute utopie, les compagnies des routes sont là. »

Le 23 avril 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Lise Foisneau s’en explique dans son Introduction : « Le défi d’une ethnographie des Roms de Provence est d’éclairer l’extraordinaire vitalité de ce collectif en tirant de l’ombre l’histoire qu’il a traversée et en montrant le type de contraintes auxquelles il est soumis. L’histoire de ce collectif n’a été jusqu’ici envisagée que du point de vue de l’administration ou de l’étude de phénomènes migratoires. Or, pour lui restituer toute son épaisseur, cette histoire doit aussi être écrite par “en bas”, du point de vue de ses acteurs, à la façon dont les historiens ont mis en œuvre de nouvelles méthodes pour décrire les groupes dominés. » Et elle donne en référence, à titre d’exemple, la Contre-Histoire des Etats-Unis de Roxanne Dunbar-Ortiz, parue également chez Wildproject en 2018, et dont j’ai rendu compte ici-même il y a peu.

[2] De lui, on peut lire : Michel Stewart & Patrick Williams (dir.), Des Tziganes en Europe, Éditions de la maison des Sciences de l’homme, 2015 (y figure entre autres son texte : « Une catastrophe invisible. La Shoah des Tziganes »).

[3] « Aire d’accueil » mérite vraiment ses guillemets, car avec l’accueil, cela n’a pas grand-chose à voir. Créées par la loi Besson de 1990, ce sont en général des « non-lieux » bétonnés, grillagés et surveillés, dotés de quelques équipements sanitaires, de prises d’eau et d’électricité (que les « gens du voyage » doivent payer d’avance, faute de quoi les « fluides » sont coupés) et de bureaux où siègent des assistantes sociales et autres représentants de l’hospitalité républicaine… le tout généralement coincé entre autoroutes et voies de chemins de fer, quand ce n’est pas à côté d’usines dangereuses classées Seveso – on rappellera que l’une de ces aires de reléguation était (et, je suppose, est toujours) située juste à côté de l’usine Lubrizol dans les faubourgs industriels de Rouen, laquelle engendra le sinistre que l’on sait, sans que personne ne se préoccupe outre-mesure des gens qui « restaient » juste à côté… En théorie, chaque commune de plus de 5 000 habitants doit créer une « aire d’accueil ». En pratique, c’est loin d’être le cas. Or, les « interstices » – particulièrement les terrains communaux – où se formaient des kumpanji se sont drastiquement réduits, pour ne pas dire qu’ils ont totalement disparu avec l’avancée en forme de rouleau compresseur du capitalisme sous sa forme néolibérale qui a « zoné » et privatisé la quasi-totalité des terres. Dès lors, les Roms et autres Voyageurs sont contraints de se rabattre sur ces aires, sauf à « ouvrir des places » ailleurs, sur des stades, des parkings de zones commerciales et autres – ce qu’ils font aussi régulièrement, mais qui, en même temps qu’une place, ouvre la plupart du temps des conflits avec les populations des villes ou villages concernés et leurs autorités, lesquelles ne voient toujours pas d’un bon œil arriver des « nomades » – passion triste du même qui persiste au pays des droits de l’homme…

[4] « Son existence de gadjé parmi les Roms, écrit Le Monde au moment de sa disparition en 2021, le métamorphosa en ethnologue, entré au CNRS en 1984, année de parution de sa thèse […] : Mariage tsigane. Une cérémonie de fiançailles chez les Roms de Paris (1984). » (Thèse publiée chez L’Harmattan. Patrick Williams avait aussi publié « Nous on en parle pas ». Les Vivants et les morts chez les Manouches, à La Maison des sciences de l’homme en 1995, « son plus beau livre », selon son collègue et ami Alban Bensa.)

[5] Ces Roms sont dits « de Provence » par Lise Foisneau car leur aire de parcours s’étend, en gros, sur le sud-est de la France – ce qui ne les empêche pas, à l’occasion de tel ou tel événement (mariage, enterrement, convention évangélique, de se déplacer beaucoup plus loin s’il le faut – et parfois sans la caravane, si j’ai bien compris). Ils font partie d’un groupe plus large : les Roms dits « Hongrois » arrivés en France pendant la « grande migration des chaudronniers » qui commença en 1860 depuis les pays d’Europe centrale et orientale.

[6] James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013 [2009].

[7] Dans le lexique de la kumpania, « rester », c’est en faire partie quelque temps, demeurer avec sur un « terrain désigné » (une « aire d’accueil ») ou une « place ».

[8] Lise Foisneau fait ici allusion aux quatre régimes ontologiques proposés par Philippe Descola, caractérisant différentes formes-de-vie, et dont Nastassja Martin donne un aperçu synthétique dans une note de bas de page de son dernier opus, À l’Est des rêves (voir ma recension par ici) : « Le naturalisme [que N. Martin choisit « délibérément » de faire coïncider avec le capitalisme] est défini comme une ontologie au sein de laquelle les “intériorités” (les âmes) des êtres qui peuplent le monde sont pensées comme discontinues et diverses, alors que les “physicalités” (les corps) sont le produit d’une continuité biologique, l’histoire de l’évolution nous liant au reste du vivant. En face du naturalisme on trouve l’animisme, où tous les êtres sont réputés dotés d’une âme (les “intériorités” sont continues) alors que ce sont les corps, conçus comme des habits parfois interchangeables, qui diffèrent. L’analogisme [auquel tendrait le régime ontologique des Roms, selon Lise Foisneau] présente quant à lui une discontinuité des âmes comme des corps, il faut donc trouver des moyens de connecter et de faire résonner toutes les parties fragmentaires qui constituent un monde [en l’occurrence, celui de la kumpania, lui-même fragment du monde des kumpanji, soit du monde rom]. Il est le pendant inverse du totémisme, où coïncident les intériorités et les physicalités, les corps et les âmes étant issues d’un même moule ontologique pour les personnes d’un même groupe totémique. »

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Sur les rois, de David Graeber & Marshall Sahlins

David Graeber & Marshall Sahlins, Sur les rois, Éditions la Tempête, 2023.

Voici quelques jours que nous autres, abonnés à la newsletter des éditions la Tempête, avons reçu l’avis de parution de ce pavé (quasi 700 pages, excusez du peu !). C’est un événement à ne pas manquer, selon moi : une archéologie de la souveraineté, par deux anthropologues qui, hélas, nous ont quittés il y a peu (Graeber en 2020, Sahlins l’année suivante). Les lecteurices d’Antiopées et Lundi matin connaissent probablement David Graeber[1], figure emblématique d’un certain « tournant anarchiste » de l’anthropologie, à moins que ce ne soit l’inverse – un tournant anthropologique de l’anarchie. Quant à Marshall Sahlins, s’il était peut-être moins connu parmi nos ami·e·s et camarades, ses ouvrages Âge de pierre, âge d’abondance et La Nature humaine : une illusion occidentale[2], pour ne citer que ces deux-là, lui avaient également apporté une certaine notoriété. Les deux se connaissaient depuis longtemps : « David était mon élève, écrit Sahlins à la fin de la préface du livre, et j’ai ensuite dirigé sa thèse à l’université de Chicago. Depuis lors il était difficile de dire qui des deux était l’élève et qui le maître. »

L’ouvrage se compose d’une introduction commune qui présente les grandes lignes de ce que développent ensuite les sept chapitres[3] – plutôt copieux, autant d’essais que l’on pourra lire indépendamment les uns des autres –, quatre de Sahlins et trois de Graeber, et dont « les rois » fournissent le fil conducteur. En exergue de cette introduction figure une citation de Michel Foucault : « Malgré les différences d’époque et d’objectifs, la représentation du pouvoir est restée hantée par la monarchie. » Ce n’est pas Macron qui dira le contraire… non seulement à cause de sa pratique monarchique du gouvernement, mais aussi parce qu’il a lui-même affirmé à plusieurs reprises son attachement à cette institution, et ce dès son premier quinquennat, à travers des actes (recueillement sur les tombes royales de la basilique de Saint-Denis, somptueuses réceptions à Versailles et, plus tard, hommage à Napoléon) et des déclarations sur le roi qui manque à la France ou le style « jupitérien » qu’il prétendait donner à son mandat présidentiel…

Graeber et Sahlins confirment que « la royauté est une des formes les plus persistantes du gouvernement humain », qu’« elle est attestée à toutes les époques, sur tous les continents » et qu’« au cours de la plus grande partie de l’histoire humaine, elle a eu tendance à se diffuser plutôt qu’à disparaître ». Ils poursuivent en soulignant qu’« une fois les rois au pouvoir, il est particulièrement difficile de se débarrasser d’eux » et que, lorsque c’est fait, hé bien ils reviennent par la fenêtre, en quelque sorte. En effet, disent-ils, « les structures juridiques et politiques de la monarchie persistent : ainsi dans les États modernes fondés sur le curieux principe de “souveraineté populaire”, qui veut que le pouvoir autrefois détenu par les rois s’exerce encore, mais transféré désormais vers une entité que l’on appelle “le peuple” ». Le dernier, et non le moindre, stade de la diffusion du principe de souveraineté (qu’il soit incarné par un roi, un peuple « souverain » ou une autre sorte de dictateur) fut, avancent nos deux auteurs, un des « effets secondaires inattendus de l’effondrement des empires coloniaux européens », soit « de faire à peu près partout de la notion de souveraineté le principe des systèmes constitutionnels ». « D’où il suit, concluent-ils, qu’une théorie politique, […] si elle traite de la royauté comme d’un phénomène marginal, n’est pas une très bonne théorie. »

On Kings, donc. Mais attention : là où l’on ne voit pas de rois, cela ne signifie pas qu’ils ne règnent point. Bien au contraire. En effet (et ce sera l’objet du premier essai de Sahlins sur « La société politique originelle »), « les sociétés humaines sont prises dans un régime cosmique hiérarchisé – typiquement : au ciel, sous terre, sur terre – peuplé d’êtres aux attributs humains et aux pouvoirs métahumains qui dirigent le destin de tous ». Et ces « métapersonnes » – dieux, ancêtres, fantômes, démons, maîtres-des-espèces, des rivières, de la forêt ou de la montagne, etc. –, ces « êtres apparentés à des dieux […] règnent sur de vastes domaines et la population humaine tout entière ». Et donc : « Le ciel est peuplé d’êtres royaux, y compris lorsque sur terre on ne trouve pas trace de chefs. »

Patatras – toutes mes illusions plus ou moins romantiques sur les bons sauvages pratiquant une forme d’anarchie « naturelle » s’effondrent… Et les deux anthropologues d’enfoncer le clou : « C’est pourquoi l’état de nature relève de la nature de l’État. Des autorités métapersonnelles qui ont pouvoir de vie et de mort gouvernent les sociétés humaines[4] et de ce fait, l’État, ou quelque chose d’approchant, est une condition humaine universelle. » Dura lex, sed lex…

Deuxième conséquence de cet « État naturel », si j’ose dire : contrairement à ce qui est souvent avancé, soit que le « divin [serait] une projection du social », autrement dit que les hommes projetteraient sur leur panthéon leurs propres caractéristiques, les rois (ou les chamans, ou les aînés initiés, ou les chefs de clan, ou toutes autres préfigurations d’un pouvoir séparé) « imitent plus les dieux que les dieux n’imitent les rois ». Puisqu’il semble qu’« à l’origine » (si tant est que cela soit concevable), les véritables détentrices du pouvoir sont les métapersonnes – les dieux –, alors, une parcelle d’abord, puis bientôt une grande partie de ce pouvoir seront dévolues à celles et ceux (en pratique, surtout à ceux) qui réussiront à « dealer » avec elles d’une manière ou d’une autre (faiseurs de pluie, guérisseurs, guerriers, etc.), et à tirer de leur pratique une certaine autorité sur leur congénères. « Le corollaire de cette thèse, avancent nos deux auteurs, c’est qu’il n’existe pas d’autorité séculière : le pouvoir humain est pouvoir spirituel – de quelque façon pratique qu’il s’exerce. » (Je souligne.)

Je ne sais trop comment poursuivre cette recension : en effet, ce que je viens de rapporter, et qui me semble déjà mériter quelque réflexion, est dit dès les premières pages de l’introduction… Celle-ci mériterait à elle seule une note de lecture. Je vais me contenter (d’essayer) de donner un aperçu des premier et dernier chapitres du livre, respectivement : de Sahlins, cité plus haut, et de Graeber : « Notes sur la politique de la royauté divine ».

Le chapitre 1 est selon son auteur un commentaire approfondi du livre Rois et courtisans de Hocart[5] – avec un certain humour, Sahlins déclare d’ailleurs dès le début de son texte « Je suis un cartésien – un hocartésien. » Hocart était un anthropologue franco-britannique qui travailla durant la première moitié du XXe siècle, principalement en Mélanésie (dans les îles Salomon et Fidji) puis à Ceylan, et auquel on doit la thèse déjà exposée en introduction selon laquelle les rois sont l’imitation humaine des dieux, et non l’inverse. « Quoi qu’en dise Hobbes, commente Sahlins, l’état de nature a déjà quelque chose d’un état politique. Il s’ensuit que, pris comme totalité sociale et comme réalité culturelle, quelque chose comme l’État est la condition générale de l’humanité. On l’appelle habituellement “religion”. » Sahlins donne ensuite des exemples de cet « état de nature »… politique. Il en est ainsi chez les Chewong de Malaisie, qui sont quelques centaines, liés par un système de parenté et vivant en grande partie de la chasse : « Bien que la société chewong soit décrite comme étant une société “égalitaire”, elle est en pratique régie de façon coercitive par une myriade d’autorités cosmiques, lesquelles ont un caractère humain et des pouvoirs métahumains. » Sahlins s’appuie ici sur une étude de Signe Howell[6], qui décrit les Chewong comme ne connaissant « aucune hiérarchie sociale ou politique » ni « aucun leader d’aucune sorte », d’un côté, et de l’autre, comme « une communauté humaine cernée et dominée par de puissantes métapersonnes qui ont le pouvoir d’imposer des règles et de rendre justice, ce qui rendrait envieux n’importe quel roi ». « “Je ne puis penser à aucun acte qui soit neutre vis-à-vis des règles [qu’elle qualifie de “cosmiques”] au vu de leur portée et de leurs origines”, écrit Howell ; prises toutes ensemble “elles ne se réfèrent pas seulement à un domaine de l’existence ou à des activités sociales spécifiques, mais à la vie quotidienne en tant que telle”. Bien qu’ils suivent les règles, les Chewong ne prennent pas part à leur exécution, qui est la fonction exclusive “de n’importe quel esprit ou personnage non humain mis en branle (activé) par le non-respect d’une règle particulière”. » Et Sahlins d’ajouter : « Quelque chose qui ressemble à une règle légale soutenue par un monopole de la force. Et ce parmi des chasseurs. »

Il continue en donnant toute une série d’autres exemples similaires de domination absolue des « métapersonnes » (ce qui n’empêche pas néanmoins des rébellions, parfois couronnées de succès, de la part des peuples dominés[7]) : chez les Inuits centraux, les Néo-Guinéens des Hautes-Terres, les Aborigènes d’Australie, les indigènes d’Amazonie et d’autres peuples « égalitaires », « tous pareillement dominés, dit-il, par des métapersonnes-autres qui les dépassent en nombre ». C’est pourquoi il avance la proposition suivante : « socialement et, disons, catégoriquement, le divin est une forme sophistiquée d’animisme ». Sophistiquée par ce que dépassant, et de loin, de simples relations intersubjectives entre, par exemple, humains et animaux. Car il faut y ajouter les métapersonnes, en l’occurrence, les maîtres-des espèces. Ce qui fait que la relation devient triangulaire et non plus seulement bilatérale. Les maîtres-des-espèces sont pris eux-mêmes dans un réseau complexe et hiérarchisé de rapports sociaux avec d’autres métapersonnes, y compris des dieux tout-puissants… Tandis que la faute d’un ou de quelques chasseurs qui n’auront pas respecté telle ou telle règle menacera de représailles potentiellement terribles toute leur communauté, et ce de manière indiscriminée. Telle est la politique cosmique, par rapport à laquelle, fait remarquer Sahlins un peu plus loin, une royauté humaine représenterait plutôt une « amélioration » – du moins un « assouplissement » des rapports de domination. Il remarque aussi, en passant, que les Néo-Guinéens et les Aborigènes australiens « ont rapidement adapté le terme européen de “loi” à leurs propres pratiques, à leur propre ordre social » – tant les « règles cosmiques » s’apparentent aux législations édictées par ces métapersonnes que sont les États et leurs institutions judiciaires.

Découlent de ces observations un certain nombre de conséquences détaillées par Sahlins jusqu’à la fin de ce premier chapitre. Ainsi, entre autres, que contrairement à ce que nous avait enseigné la vulgate marxiste, ce ne sont pas les « infrastructures » (matérielles) qui déterminent les « superstructures » (idéologiques, lesquelles, oui, je sais, détermineraient en retour les infrastructures, etc.). Ce n’est pas vraiment l’inverse non plus… En fait, nous dit Sahlins, on ne peut même pas dire que les métapersonnes, les « esprits » de toute sorte « contrôlent » ou « possèdent » les moyens de production (le gibier, les plantes, etc.) : ils sont les moyens de production… D’ailleurs, on ne devrait même pas parler de « production » – une notion introduite par les récits monothéistes de la Genèse, impliquant un sujet tout-puissant donnant forme à une matière inerte (objet). On pourrait parler d’« économie cosmopolitique » : « Edmund Leach a notamment fait remarquer à propos [des] sacrifices que malgré l’apparence de don et de réciprocité, les dieux n’ont pas besoin de cadeaux de la part des humains. Ils pourraient facilement tuer les animaux eux-mêmes. Ce que les dieux exigent, ce sont des “signes de soumission”. Ce que les dieux et les ancêtres possèdent, et que les peuples comme les Tifalmin [en Nouvelle-Guinée] recherchent, c’est la force vitale qui fait pousser les jardins, les animaux et les humains. Les pouvoirs métahumains exigent donc des actes propitiatoires, ils doivent être sollicités, rémunérés ou alors respectés et apaisés – parfois même trompés – c’est là une condition de la pratique économique humaine. Ou, comme Hocart l’a dit en se basant sur sa propre expérience ethnographique : “Il n’y a pas de religion dans les îles Fidji, seulement un système qui, en Europe, a été divisé en religion et en commerce.” Il savait qu’en langue fidjienne, le même mot (cakacaka) désigne indifféremment le “travail” – comme dans les jardins – ou le “rituel” – là encore dans les jardins. »

Sahlins conclut son essai en appelant à « quelque chose comme une révolution copernicienne en sciences sociales (et en science de la culture). » Il s’agit de renverser « cette idée selon laquelle la société humaine est le centre d’un univers sur lequel elle projette ses propres formes […] et de faire place à cette réalité ethnographique : les humains dépendent des métapersonnes – ces autres qui régissent l’ordre, le bien-être et l’existence sur terre. » Et de fait, « Tout pouvoir humain est usurpation du pouvoir divin », ce qui signifie que « les revendications de pouvoir divin, qui se manifestent de différentes manières […] ont été la raison d’être du pouvoir politique pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité ». Et, pour finir, que « toute forme de gouvernement, en général, et la royauté, en particulier, se développe comme organisation du rituel. »

C’est précisément sur ce point que s’ouvre l’essai de David Graeber qui forme le septième et dernier chapitre du livre : « Notes sur la politique de la royauté divine ou : Éléments pour une archéologie de la souveraineté ». Il commence par une tentative de définition qui soulève immédiatement, comme on va le voir, quelque difficulté.

« “Souveraineté” est un mot compliqué. De nos jours, on l’utilise le plus souvent au simple sens d’“autonomie nationale” mais, comme le laisse entendre son étymologie, il renvoyait à l’origine au pouvoir des rois. La souveraineté au sens royal a toujours été lourde de paradoxes. D’un côté, elle est absolue. Les rois soutiennent obstinément, dès qu’ils ont la possibilité de le faire, qu’ils se situent en dehors de l’ordre juridique et moral et qu’aucune règle ne s’applique à eux. Le pouvoir souverain est le pouvoir de refuser toutes les limites et de faire ce que l’on veut. D’un autre côté, les rois mènent souvent des vies si encadrées, si limitées par la coutume et l’étiquette, qu’ils ne peuvent pratiquement rien faire. Et ce paradoxe n’a jamais disparu. Il persiste encore dans la façon étrange dont nous nous représentons les États-nations modernes, où la souveraineté a été, en principe, transférée du roi à une entité que nous appelons “le peuple”, lequel est à la fois considéré (en tant que “peuple”) comme source de toute légitimité, capable de se soulever à la faveur d’une révolution et de créer un nouvel ordre constitutionnel et juridique, et comme la somme (les “gens” du peuple) de ceux qui sont soumis et contraints par ces mêmes lois. Mon intention dans cet essai est de remonter aux origines de ce paradoxe. »

Graeber commence par une section intitulée « La souveraineté contenue dans le temps et dans l’espace ». Dans le temps : il s’agit de l’apparition de premières formes de « souveraineté », soit de capacité à donner des ordres éventuellement assortis de sanctions en cas de désobéissance, au cours de rituels. Certaines populations amérindiennes instauraient en effet une sorte de police temporaire, pendant les cérémonies rituelles (qui duraient souvent toute une saison), laquelle était souvent composée de clowns chargés de faire respecter les règles de la cérémonie, sous peine d’amendes, voire de châtiments corporels infligés à qui les enfreignait. Pis, ces clowns pouvaient aller jusqu’à imposer eux-mêmes des règles plus ou moins aberrantes, et les faire respecter grâce à leur pouvoir de police. Il existait des variantes, selon les peuples, plus ou moins effrayantes de ces polices rituelles. Des pouvoirs de police étaient également conférés à des guerriers durant les saisons de grandes chasses au bison, afin de les encadrer, d’éviter les accidents et de trancher les conflits pouvant survenir entre chasseurs ou groupes de chasseurs. Mais aussi bien dans ce cas que dans celui des « clowns rituels », les personnes qui étaient investies de pouvoir durant ces périodes, une fois celles-ci arrivées à leur terme, reprenaient leur place habituelle parmi leurs pairs et n’avaient rien de plus à dire que n’importe qui.

Dans l’espace : Graeber cite la royauté divine – et sacrée – des Natchez, un peuple de la vallée du Mississipi qui avait développé une religion du soleil et dont le souverain se nommait précisément le soleil (ou le frère du). Ce souverain jouissait d’un pouvoir absolu sur ses sujets, y compris de vie et de mort, mais ce pouvoir était grandement limité par le fait qu’il ne s’exerçait qu’en la présence physique du souverain… Celui-ci vivait au sein d’un village séparé du reste de son peuple, avec ses proches, village qui présentait certains aspects utopiques dans la mesure où l’on s’efforçait d’y supprimer toute la trivialité de ce bas-monde – travail et autres activités salissantes… Mais par là, cette royauté divine était aussi une royauté sacrée, c’est-à-dire confinée, séparée, « endiguée » en quelque sorte par son peuple qui consentait à l’entretenir et à la soulager de tout souci matériel, à condition toutefois qu’elle reste à sa place.

De fait, dit Graeber, l’histoire de la royauté est celle d’une guerre incessante entre les peuples et leurs souverains, lesquels cherchent sans cesse à étendre leur pouvoir tandis que leurs sujets cherchent à les limiter (souvent avec succès). Pour résumer très grossièrement, on pourrait dire que les rois divins, ce sont ceux qui ont gagné et les rois sacrés, ceux qui ont perdu cette guerre, si l’exemple des Natchez dont nous venons de parler de nous montrait pas que la réalité, en général s’avérait bien plus complexe, les deux tendances étant toujours présentes et les rapports de forces évoluant avec le temps… Cela dit, il existe bien, selon Graeber, une « guerre constitutive entre le roi et le peuple » (titre d’une section de son essai). « Elle est constitutive, précise-t-il, au sens où c’est à travers ce rapport (antagoniste) que le roi et le peuple peuvent être considérés comme accédant à l’existence. » Après avoir évoqué les cas des Bakongo et des Mexica (qui font l’objet de deux chapitres rédigés par Marshall Sahlins), chez lesquels le rapport des forces entre le peuple et le roi s’est en quelque sorte stabilisé entre un peuple indigène qui reste le « propriétaire de la terre » et un roi-étranger qui s’est imposé le plus souvent par des moyens pacifiques (mariages avec des indigènes), Graeber ajoute cependant : « Je crois néanmoins que le thème de la guerre entre le roi et le peuple s’appuie sur une réalité structurelle plus profonde encore et en est l’expression : la faculté de se tenir en dehors de l’ordre moral afin de participer au type de pouvoir susceptible de créer un tel ordre est toujours par définition un acte de violence et ne peut se maintenir qu’en tant que tel. La transgression par elle-même n’est pas nécessairement un acte violent. En revanche, le type de transgression servant de base à un pouvoir de commandement sur les autres doit nécessairement l’être[8]. » Je ne pense pas qu’il soit besoin de commenter. Il suffit de regarder autour de soi, autour de nous.

L’essai se poursuit par deux sections, l’une consacrée aux rois qui « perdent » la guerre contre le peuple – sous-titrée « La tyrannie de l’abstraction » –, l’autre à ceux qui la gagnent – sous-titrée « La guerre contre les morts ». Je dois ici résumer encore une fois de façon grossière cet essai particulièrement brillant, qui rassemble et reprend plusieurs des idées exprimées au fil des autres essais contenus dans l’ouvrage. Disons, grosso modo, que la sacralisation du roi consiste à l’enfermer dans une telle forteresse de tabous qu’il en devient un être quasi théorique, inaccessible au commun des mortels, mais lui-même également coupé du monde. Prenant comme exemple de ce phénomène le peuple – et son roi ! – jukun du Nigeria, Graeber écrit ainsi : « Bien que le roi jukun ne fût jamais considéré directement comme un dieu, mais comme le simple “fils d’un dieu” […], une certaine idée de statut divin semble correspondre à la teneur générale des tabous qui l’entouraient. Ceux-ci empêchaient tout contact régulier entre le roi et son peuple. Le roi quittait rarement l’enceinte de son palais et ne le faisait qu’en suivant un protocole précis : personne ne pouvait le regarder directement ni toucher ce qu’il avait touché ; la plupart de ses sujets ne pouvaient de toute façon pas se trouver en sa présence, et ils ne pouvaient espérer communiquer avec lui qu’à travers des intermédiaires officiels. Ce n’était pas seulement le contact entre le roi et le peuple, mais le contact intime entre le roi et le monde alentour, quel qu’il soit, qui devait être réduit à néant, interdit ou nié : [Graeber cite ici un autre anthropologue] “ Les chefs et les rois jukuns […] ne sont pas censés souffrir les limitations des êtres humains ordinaires. Ils ne ‘mangent’ pas, ne ‘dorment’ pas et ne ‘meurent’ jamais. Employer ce type d’expression à propos d’un roi n’est pas seulement mal élevé, mais purement et simplement sacrilège. Lorsque le roi mange, il le fait en privé, la nourriture lui est remise selon le même rituel utilisé par les prêtres lorsqu’ils offrent un sacrifice aux dieux […] Le roi jukun ne doit pas poser sa nourriture sur le sol ni s’asseoir sur le sol sans une natte […] Il est tabou pour le roi de ramasser quoi que ce soit sur le sol. Lorsqu’un roi jukun tombait de son cheval, il était jadis aussitôt mis à mort. En tant que dieu, on ne peut jamais dire de lui qu’il est malade, et s’il est atteint d’une maladie grave, il est discrètement étranglé.” » Et Graeber d’ajouter : « Toutes les activités au cours desquelles le corps royal se trouvait en contact avec le monde physique – l’alimentation, l’excrétion, le sexe – étaient non seulement pratiquées en secret, mais elles devaient être traitées comme si elles n’avaient pas eu lieu (les excréments, les cheveux, les rognures d’ongles, la salive et même les empreintes de sandales devaient être cachés). » Il donne ensuite d’autres exemples de ces rois sacrés qui sont toujours en même temps, comme dirait l’autre, des rois divins. Mais l’essentiel dans leur cas, et qui est résumé par James Frazer dans la célèbre formule : « Ne jamais toucher terre, ne jamais voir le ciel », est que, même s’ils sont réputés surpuissants et extrêmement dangereux pour les simples mortels qu’un seul de leurs gestes ou de leurs regards suffiraient à tuer, ils sont de facto réduits à l’impuissance par leur côté « sacré » – séparé, autrement dit – poussé à l’extrême, comme on vient de le voir. « […] la dialectique du divin et du sacré ne disparaît jamais vraiment, ajoute Graeber. Même depuis l’essor des formes républicaines de gouvernement à la fin du XVIIIe siècle, et le déplacement de la souveraineté elle-même – c’est-à-dire de la divinité –, passée intégralement des monarques vivants à une abstraction encore plus grande appelée “le peuple”, en termes pratiques, leur défaite a toujours pris la même forme. »

« Quand les rois gagnent » leur guerre contre les vivants (leur peuple), il leur reste à lutter… contre les morts. En effet, dit Graeber, lorsqu’ils parviennent à « étendre leur pouvoir souverain sur le royaume dans son entier, ils ont tendance à utiliser l’idée de leur statut divin […] comme inspiration dans leur tentative de transcender effectivement la mortalité. Ils se considèrent comme des légendes, transforment le paysage, créent des dynasties. Néanmoins, s’ils y arrivent, tout cela causera nécessairement des ennuis à leurs successeurs, particulièrement si ceux-ci désirent les imiter. Les générations entreront en rivalité les unes avec les autres. Les rois en vie se retrouveront encerclés et asphyxiés par les morts. » Cela peut donner des résultats paradoxaux, comme par exemple l’expansion foudroyante de l’Empire inca : en fait, lorsqu’un Inca mourait, sa momie continuait à régner sur sa cour et ses serviteurs, il continuait à émettre des avis politiques et à convier des hôtes de marques à des banquets, le tout par l’intermédiaire de médiums – et surtout, il conservait son palais et ses domaines royaux. Le successeur devait alors se constituer lui-même un nouveau domaine, conquérir de nouveaux territoires, construire un nouveau palais à Cuzco, etc. C’est pourquoi l’Empire Inca, l’une des rares entités en Amérique considérée comme un État avant l’arrivée de Colomb, s’étendit si rapidement – ses souverains successifs annexèrent et soumirent à une administration uniforme, en un peu plus d’un siècle seulement, des territoires couvrant plus de trois mille deux cents kilomètres, de l’Équateur au Chili actuels. « […] l’accumulation des palais, ajoute Graeber, transforma Cuzco, la capitale inca, en une sorte de ville très insolite, avec un nombre sans cesse croissant de palais royaux dotés de tout le personnel nécessaire, chacun représentant le centre d’attention rituel d’un panaca [la famille/le clan/la cour de l’Inca] en plein essor constitué de tous les descendants des enfants n’ayant pas succédé à l’ancien roi. »

Ce problème du « passage à l’éternité », combiné avec la rivalité entre rois vivants et défunts explique aussi probablement, selon Graeber, l’aberration des pyramides d’Égypte – chaque pharaon ayant voulu avoir une sépulture plus grande que celles des autres. Mais, toujours selon Graeber, « Les momies égyptiennes et péruviennes ne sont que des exemples extrêmes d’une tendance plus générale ». En fait, « Les rois ont invariablement des ancêtres de type humain, et ces ancêtres ont tendance à devenir un problème. » Il liste ensuite les diverses stratégies mises en œuvre par les monarques pour y faire face : « 1. Tuer ou exiler les morts, c’est-à-dire effacer ou marginaliser leur souvenir ; 2. devenir les morts, c’est-à-dire créer un système de succession positionnelle ; 3. surpasser ses propres ancêtres de manière spectaculaire, les moyens employés les plus importants semblant avoir été : a) l’érection de monuments ; b) la conquête de nouveaux territoires ; c) les sacrifices humains de masse ; 4. renverser le sens de l’histoire et inventer un mythe du progrès. » Il détaille ensuite ces stratégies, ce que je ne peux évidemment pas faire ici.

Nous en arrivons donc à la conclusion. Graeber tient tout d’abord à dire que son texte « est un essai sur l’archéologie de la souveraineté » et « pas du tout un essai sur les origines de l’État ». Du point de vue des questions étudiées, « qu’un royaume soit ou non un État ne fait pas vraiment de différence ». « Il me semble, poursuit-il, que “l’État” est lui-même devenu une sorte de concept éculé. Depuis le milieu du XXe siècle, les débats sur “les origines de l’État”, par exemple, n’ont pas cessé – pire, lorsque les thèmes que j’aborde ici sont traités, il semble qu’il s’agisse de la seule question qui mérite d’être posée. De telles discussions présupposent presque systématiquement que “l’État” est une seule et même chose, et qu’en parlant des origines de l’État, on parle aussi nécessairement des origines de l’urbanisation, de la littérature écrite, du droit, de l’exploitation, de la bureaucratie, de la science et de toutes ces choses dont l’importance perdure encore aujourd’hui et qui ont émergé entre l’apparition de l’agriculture et la Renaissance, à l’exception, peut-être, des religions mondiales. De notre point de vue, il est devenu de plus en plus évident que cette perspective est simplement erronée. “L’État” devrait plutôt être considéré comme un amalgame entre des éléments hétérogènes aux origines souvent intégralement séparées qui se sont trouvés réunis en certains lieux et à certaines époques, mais qui semblent désormais être en train de s’éloigner les uns des autres. Interroger les origines de la souveraineté est tout à fait autre chose qu’interroger les origines de l’État. Mais cela revêt sans doute une importance encore plus grande à long terme. » Graeber explique cette dernière position par ce qu’il entend par « souveraineté » : « La souveraineté, au sens du pouvoir de se tenir en dehors d’un ordre moral ou juridique et, par conséquent, du pouvoir de créer de nouvelles règles, d’incarner le chaos (au moins potentiellement) afin d’imposer l’ordre, et le pouvoir de commandement, c’est-à-dire la capacité de donner des “ordres” au sens militaires, s’inspirent et participent invariablement l’une de l’autre. C’est à cela que je fais référence lorsque je parle du “principe de souveraineté”. »

Je terminerai cette (trop) longue note par une dernière citation de cet essai de Graeber, lequel, comme les autres essais qui forment ce livre passionnant, donne sans cesse à réfléchir sur notre situation actuelle… Il me semble que l’introduction, puis les chapitres 1 et 7 dont j’ai tenté de donner un bien faible aperçu, peuvent déjà à eux seuls former une sorte de manuel de science politique pour notre temps. Je me suis volontairement abstenu de commenter les nombreuses citations qui composent cette note, parce que je crois que les lecteurices se passeront bien de moi pour le faire, sans parler du fait qu’il aurait fallu allonger encore beaucoup trop mon texte. Avant de le terminer par cette dernière citation, je ne peux que recommander vivement la lecture de Sur les rois, qui je pense, fera date, et remercier les éditions de la Tempête de l’effort assez énorme qu’elles ont dû consentir afin de publier ce gros livre (la traduction, ce n’est pas gratuit[9] !), lequel, pour ne rien gâter, grâce à une belle maquette et une tout aussi belle qualité d’impression, reste très lisible malgré son volume imposant.

« Les États-nations modernes sont fondés, on le sait, sur le principe de la “souveraineté populaire”, ce qui signifie que depuis l’ère des révolutions de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, le pouvoir autrefois détenu par les rois est désormais détenu en dernier ressort par une entité appelée “le peuple”. À première vue, cela ne semble guère sensé, car sur qui d’autre que le peuple peut s’exercer le pouvoir souverain, et que peut signifier l’exercice d’un pouvoir punitif et extralégal sur soi-même ? On serait presque tenté de conclure que la notion de souveraineté populaire en est venue à jouer le même rôle que le mystère de la Trinité au Moyen Âge, à en croire aussi bien les critiques des Lumières que les défenseurs conservateurs de l’Église : le fait même que ce concept n’ait aucun sens en faisait l’expression parfaite de l’autorité, puisqu’une profession de foi signifiait accepter nécessairement qu’il existait quelqu’un de bien plus sage que l’on ne pourrait jamais l’être. La seule différence, dès lors, serait que la sagesse supérieur des archevêques est maintenant passée à celle des professeurs de droit constitutionnel. »

Le 17 avril 2003, franz himmelbauer

[1] Les éditions Les liens qui libèrent ont publié plusieurs traductions de ses livres, dont, parmi les plus connus, Dette : 5000 ans d’histoire (2013) et Bullshits jobs (2018), mais aussi, plus récemment, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (avec David Wengrow, 2021) et La Fausse Monnaie de nos rêves. Vers une théorie anthropologique de la valeur, 2022. Signalons aussi Les Pirates des Lumières ou La Véritable Histoire de Libertalia, paru chez Libertalia en 2019.

[2] Respectivement Gallimard 1976 et L’Éclat 2009. On trouvera le reste de sa biblio sur Wikipédia.

[3] On trouvera le sommaire détaillé sur le site des éditions La Tempête.

[4] C’est à peu près la thèse développée dans Signes annonciateurs d’orage. Nouvelles preuves de l’existence des dieux, d’Olivier Chiran et Pierre Muzin, aux excellentes éditions Pontcerq (2014 – mais ça n’a pas pris une ride).

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Maurice_Hocart

[6] Anthropologue. – A été professeur d’anthropologie sociale, université d’Edimbourgh, GB (1983-1987). – Professeur au Département d’anthropologie sociale à l’université d’Oslo, Norvège (en 2000, depuis 1989). Écrit aussi en norvégien (Source DataBNF)

[7] Ainsi, les Inuit centraux affrontaient – par l’intermédiaire de leurs chamans, la très puissante déesse Sedna, maîtresse de tous les animaux marins : « S’il arrivait parfois que de grands chamans empêchassent les dieux de faire du mal aux hommes, c’était par l’entremise du travail compensatoire du travail compensatoire de métapersonnes à leur service : des esprits familiers qu’ils possédaient ou par qui ils étaient possédés. Ainsi renforcés, les chamans étaient en mesure de se battre contre Sedna, y compris de la tuer, afin qu’elle libérât le gibier (à son réveil) en temps de famine. Il arrivait plus souvent encore que le séjour périlleux effectué par les chamans au royaume sous-marin de Sedna culminât en une sorte de manipulation : afin d’apaiser sa colère, on peignait ses cheveux emmêlés, en sorte de la débarrasser des péchés des hommes. D’autres fois, Sedna était chassée comme un phoque : on perçait un trou dans la glace, on la remontait à la surface à l’aide d’un filet et tandis qu’elle se trouvait entre les mains du chaman on la forçait à libérer les animaux ; il arrivait encore qu’on l’invite en chansons à monter à la surface et qu’on la harponne aux mêmes fins. »

[8] On renverra ici au texte de Walter Benjamin : « Critique de la violence », dans lequel il parle de la violence comme « fondatrice du droit » d’une part (par exemple, la Révolution française) et de la violence comme conservatrice du droit (les différentes Républiques qui se sont succédées après cette révolution se sont toutes maintenues par la violence, à plus ou moins haute intensité, on le voit encore aujourd’hui). On trouve ce texte dans Walter Benjamin, Critique de la violence et autres essais, Petite Bibliothèque Payot, 2012.

[9] Il faut d’ailleurs rendre ici hommage aux traducteurs : Antoine Savona pour Graeber et Marcus Heide pour Sahlins.

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Sur le dérèglement climatique, les ultra-riches, les bobos-bio et les quartiers populaires

Quatre livres sur le dérèglement climatique, les ultra-riches, les bobos-bio et les quartiers populaires

Samedi 25 mars au matin, alors que se préparait ce que vous savez à Sainte-Soline, j’ai lu au comptoir de mon rade préféré deux pages entières de collapsologie climatique dans l’édition du jour de La Provence : infographie sur la prévisible (et néanmoins résistible) ascension[1] des températures dans la région PACA[2] – augmentation aujourd’hui déjà manifeste, et plus forte qu’ailleurs en France, particulièrement dans les Alpes ; récit d’anticipation sur la journée du 12 juillet 2050 à Marseille[3] ; et entretien avec l’auteur d’un livre sur le « scénario noir du climat »[4], le tout introduit par un chapô qui égrène la litanie désormais incontournable des chiffres catastrophiques – de plus d’un degré et demi en moyenne (on y est déjà, paraît-il) à plus trois, voire quatre… De quoi sérieusement plomber le moral. Celui-ci ne s’est guère amélioré à l’écoute des nouvelles de la répression à Sainte-Soline, c’est le moins que je puisse dire. Je me demandais si j’allais écrire l’article qui suit, à propos de quatre livres traitant d’écologie et de climat – à quoi bon ? je me le demande toujours, d’ailleurs… Sale moment à passer, mais d’autres en vivent de bien pires, et je ne pense pas seulement aux deux camarades qui se trouvent encore entre la vie et la mort et aux autres, salement amochés dans leur corps, leur vie et celles de leurs proches, après le déchaînement de violence assassine voulu par Macron, Darmanin et consorts (que l’on ne vienne surtout pas me raconter que les flics n’avaient pas d’ordres, même si cela ne diminue en rien leur responsabilité criminelle : ACAB[5]). Ces derniers jours, on nous a en effet encore annoncé entre deux nouvelles sportives les noyades d’au moins vingt-neuf personnes qui tentaient de rejoindre l’Italie depuis les côtes tunisiennes. Si vous ne voyez aucun rapport entre ces deux actualités morbides, alors vous devriez lire au moins un des bouquins dont je vais parler ci-après : Pour une écologie pirate, de Fatima Ouassak[6].

 

Mais je ne commencerai pas par celui-ci. Je parlerai avant des livres de Mickaël Correia : Criminels climatiques, et d’Édouard Morena : Fin du monde et petits fours[7]. Leurs sous-titres nous renseignent sur les intentions des auteurs. Respectivement : Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète et Les Ultra-riches face à la crise climatique.

Correia démarre fort : le 31 mars 2021, dit-il en introduction, les députés à l’Assemblée nationale examinaient le projet de loi « climat et résilience[8] », dont les dispositions étaient censées permettre à la France de rattraper son retard en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Ce même jour, le président de l’Assemblée Richard Ferrand, pilier du macronisme, décida de censurer toute discussion sur la responsabilité des multinationales face au changement climatique, au prétexte, rapporte Correia, qu’« imposer aux firmes climaticides des réductions d’émissions n’aurait “aucun lien direct ou indirect” avec la loi climat ». Ben voyons ! pourquoi se gêner quand on a affaire à une majorité de godillots[9] ? « Pourtant, en ce même mois de mars 2021, poursuit Correia, l’ONG Oxfam révélait que les activités industrielles des multinationales du CAC 40 nous conduisent vers un réchauffement planétaire de + 3,5°C d’ici la fin du siècle – soit un enfer sur Terre. » Et d’ajouter : « Pour exemple, la compagnie pétrolière Total régurgite à elle seule chaque année plus de gaz à effet de serre que l’ensemble des Français réunis. » Le résultat très concret de ce refus de s’en prendre aux émissions des grandes entreprises est que la loi climat adoptée alors ne permettra à terme que de réduire de 10 millions de tonnes les émissions de CO2 d’ici 2030, alors qu’il faudrait une réduction de 112 millions de tonnes afin de freiner un tant soit peu le réchauffement planétaire… Mais on ne va pas continuer ici à se mettre la rate au court-bouillon en parlant de Macron[10] et des polichinelles qui l’entourent. Ça tombe bien, l’enquête de Correia s’intéresse avant tout aux trois principaux mastodontes mondiaux assassins du climat – et, si on les laisse faire, de la vie sur Terre : Saudi Aramco, China Energy et Gazprom. Soit, dans l’ordre, le tiercé des plus gros émetteurs de GES. Le premier, donc, est le plus grand exportateur de pétrole au monde. La firme saoudienne a « éructé », comme dit Correia, 1,93 milliard de tonnes équivalent CO2 en 2019, soit plus de quatre fois et demie la quantité émise par la France la même année. China Energy, un des leaders mondiaux du charbon, n’en a rejeté « que » 1,55 milliard de tonnes, tandis que le troisième larron, Gazprom, entreprise géante russe issue du pillage des « biens nationaux » au moment de leur privatisation postsoviétique[11] et première productrice mondiale de gaz, se classait juste derrière avec 1,53 milliard de tonnes. À eux trois, s’ils étaient un pays, ce serait le troisième émetteur de GES, après la Chine et les États-Unis. Depuis 2015, les scientifiques n’ont cessé de répéter que pour limiter le dérèglement climatique, il faudrait laisser sous terre 80% des réserves de charbon, la moitié de celles de gaz et un tiers de celles de pétrole. Or c’est tout l’inverse qui se produit : les niveaux de production d’énergie fossiles n’ont jamais été aussi élevés, pire : ils ne cessent d’augmenter. « Les deux tiers des capitaux placés dans les projets de production d’énergie en 2018 sont allés dans le pétrole, le gaz et le charbon […] contre moins d’un tiers à l’éolien et au solaire », dixit Andreas Malm[12], cité par Correia. Ce dernier détaille tout au long de son livre les ravages exercés par ce « trio climaticide » – sans toutefois éluder ceux des autres méga-entreprises comme Total, entre autres. Au moment où il écrivait (son livre est sorti en janvier 2022), le dernier rapport connu du GIEC[13] « pointait en creux l’inaction criminelle des gouvernements et des entreprises fossiles ». Au même moment, Aramco annonçait ses résultats financiers pour le deuxième trimestre 2021. Son revenu net avait augmenté de 288% par rapport à la même période en 2020. Il est vrai qu’en 2020, à cause de la pandémie que vous savez, la planète tournait quelque peu au ralenti. On avait même pu se réjouir de ce ralentissement de l’économie qui entraînait celui des émissions de GES. On, c’est-à-dire vous et moi, simples pékins. Quant aux actionnaires d’Aramco, eux, ils ont dû préférer la reprise : au titre de ces seuls trois mois d’activité en 2021, « la firme prévoyait de verser 18,8 milliards de dollars de dividendes ». Multiplié par quatre, cela donne près de quatre-vingts milliards… Bref. Si vous voulez en savoir un peu plus sur ces trois entreprises et, plus largement, sur l’extractivisme pétrolier, gazier et charbonnier, lisez Correia, son bouquin vous en apprendra beaucoup. En janvier 2022, Poutine n’avait pas encore déclenché son « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, qui a depuis entraîné quelques conséquences pour Gazprom, grand fournisseur de gaz de l’Europe. Rien de très grave pour la firme cependant. Pendant la guerre le business continue, même s’il doit changer de destinations et de parcours. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus impressionnant, peut-être, dans ce bouquin : à quel point, quoi qu’il arrive, y compris le pire (que l’on commence à percevoir très concrètement à travers canicules, sécheresses et autres accidents climatiques) les affaires se poursuivent, que dis-je, elles prospèrent, comme si de rien n’était.

Comme si de rien n’était ? Pas tout à fait. C’est ce que nous montre Edouard Morena dans Fin du monde et petits fours. En effet, parmi les « ultra-riches », comme il dit, un certain nombre ont pris conscience du fait que la crise climatique menace gravement, à terme… non, pas les équilibres écologiques, pas la vie sur Terre, rassurez-vous, mais tout simplement leurs intérêts de capitalistes. Morena regrette que l’on se contente trop souvent de dénoncer ces ultra-riches pour leur mode de vie perso et leur « empreinte carbone » (yachts, jets privés, etc.) Mais comme il le dit très bien : « Cet intérêt pour les jets privés est symptomatique d’une focalisation plus large du débat climatique sur les comportements individuels. Moins consommer est présenté comme “l’action politique la plus viable pour remédier au changement climatique”. Tel un miroir grossissant, ils entretiennent notre propre culpabilité carbone” » – et donc notre propre impuissance, ajouterais-je. Or, en réfléchissant trente secondes, nous comprenons que ce qui caractérise ces personnes riches, très riches voire ultra-riches, plus que leurs joujoux de luxe, c’est qu’elles disposent d’immenses fortunes « le plus souvent composées de liquidités, de biens immobiliers et d’actifs financiers ». C’est par là qu’ils se révèlent vraiment nuisibles au climat. Selon une étude menée conjointement par Greenpeace et Oxfam[14], citée par Morena, si l’on tient compte de ces actifs financiers, « l’empreinte carbone du patrimoine financier d’un milliardaire français, en moyenne, s’élève à 2,4 millions de tonnes de CO2  par an », alors que celle du « patrimoine financier d’un Français moyen s’élève à 10,7 tonnes de la même saloperie… Toujours selon cette étude, (les actifs financiers de) 63 milliardaires français émettent autant de CO2 que (ceux de) la moitié de la population française, tandis que trois de ces milliardaires : (Gérard Mulliez (Auchan), Rodolphe Saadé (CMA CGM) et Emmanuel Besnier (Lactalis) émettent autant de CO2 que 20% de la population française. Mais trêve de chiffres… Ce que montre Morena dans son livre, c’est qu’un certain nombre de ces très riches de différents pays (évidemment, surtout d’Europe et d’Amérique du Nord) ont compris que le dérèglement climatique menace tout ou partie de leurs actifs, d’une part, et, d’autre part, que « s’engager » contre ce même dérèglement climatique pourrait bien représenter une nouvelle et très importante source de profits… Je ne vous en dirai guère plus ici, mais je vous conseille vraiment de lire ce bouquin, qui décrit en détails comment ces riches qui se sont forgés une « conscience climatique de classe » (titre du premier chapitre) grâce au travail de lobbying de quelques pionniers du genre Al Gore (si, si rappelez-vous, cet ancien vice-président des Etats-Unis qui avait produit le film Une vérité qui dérange, diffusé dans le monde entier[15]) ; comment ils ont commencé à transformer les « poumons de la terre [les forêts] » en « pompes à fric » (deuxième chapitre) ; comment de grandes firmes multinationales du « consulting » et de l’expertise, McKinsey en tête, ont « promu une vision techniciste et faussement dépolitisée de l’enjeu climatique […] qui fait la part belle aux acteurs privés, dévalorise l’interventionnisme étatique – ou du moins promeut un certain type d’interventionnisme axé sur la collectivisation du risque et la privatisation du profit – et ignore volontairement les questions de justice et de réparation » (troisième chapitre) ; comment a été (et est encore) mobilisée une armée de communicants et d’experts en communication afin de verdir le business as usual (« Make our blabla great again », quatrième chapitre ») ; et, par-dessus le marché (si j’ose dire), comment tout ce beau monde (Davos et autres grands raouts internationaux) s’arrange pour « prendre une photo avec Greta » (soit promouvoir un « mouvement climat » inoffensif pour le capital et les capitalistes, cinquième chapitre). Passez, muscade ! En conclusion, Morena rappelle tout de même qu’il existe un « vrai » mouvement contre le dérèglement climatique, lequel ne marche pas dans cette arnaque, se réglant plutôt sur le slogan : fin du monde, fin du mois, fin des ultra-riches, même combat !Réconcilier projet écologiste et habitants des quartiers populaires, c’est justement le projet de Fatima Ouassak. Mais faisons encore un petit détour avant d’en arriver à l’« écologie pirate », en passant par le petit – mais excellent – Égologie, d’Aude Vidal, qui vient d’être réédité aux éditions du Monde à l’envers[16]. Son sous-titre annonce la couleur : Écologie, individualisme et course au bonheur. En écho aux livres précédents (en fait, c’est l’inverse, puisque celui-ci était déjà paru il y a un lustre), Aude Vidal[17] stigmatise une certaine « écologie sans ennemis[18] », selon laquelle il faudrait se contenter « de changer ce qui peut l’être, son entourage immédiat ou tout simplement soi-même ». Résultat : les « petits gestes » (genre éteindre la lumière en sortant ou ne pas laisser pas couler le robinet quand vous vous brossez les dents) recommandés dans un premier temps par les acteurs associatifs aux « éco-citoyen·nes » sont devenus, « repris par les autorités politiques ou les grandes entreprises, un moteur d’inertie. Ils témoignent autant d’une volonté de chacun·e de rassurer à peu de frais ses angoisses écologiques que de celle des institutions qui les promeuvent de faire oublier la toxicité de leurs activités ou leur incapacité à mener des politiques environnementales dignes de ce nom ». Et de souligner « l’écart grandissant entre les injonctions adressées aux individus et les politiques anti-écologiques des acteurs dominants », lequel « invite à considérer avec plus de circonspection la stratégie d’un changement qui part de l’individu et de ses choix ». C’est encore peu dire… Mais Aude Vidal en dit beaucoup plus, entre autres contre l’idéologie du bien-être et du développement personnel. Il suffit de perdre quelques minutes à détailler l’ensemble des prospectus, offres de stages divers et variés (tous payants et plutôt chers) punaisés sur le tableau d’affichage à l’entrée d’une Biocoop pour comprendre de quoi il s’agit… Mais vous préférerez peut-être, et vous aurez bien raison, prendre une heure ou deux pour lire ce petit bouquin qui tape juste sur ce que j’appellerai la « bobo-écologie ».

J’en arrive donc à Fatima Ouassak. Qu’est-ce que l’écologie pirate ? C’est un « projet initié dans les quartiers populaires », d’abord. Auteure de La Puissance des mères (paru en 2020 à La Découverte[19]), elle s’engage avec toute sa force et son énergie pour offrir du possible à ses enfants et à tous les enfants des quartiers populaires. Elle a créé, avec d’autres, la première Maison de l’écologie populaire en France, à Bagnolet : Verdragon. Elle raconte, entre autres, dans son livre, les réactions indignées qu’a suscitées cette initiative. Verdragon est née en mai 2021, créée, donc, par Le Front de mères et l’organisation écolo Alternatiba. Il s’agit d’un espace de presque mille mètres carrés, obtenu de haute lutte grâce au « rapport de forces politique local qu’ont su construire ces « militants et militantes des quartiers populaires de Bagnolet ». « Cet espace écologiste est singulier, écrit Fatima Ouassak : géré en grande partie par des femmes non blanches, il est empreint de la culture des quartiers populaires avec la figure du dragon, les mangas, l’immigration… Sa fonction n’est évidemment pas de sensibiliser ; ce sont les quartiers populaires qui y décident d’une ligne dont le but est d’essayer, dans l’urgence, de casser les murs qui empêchent de lutter contre le désastre climatique, en associant les quartiers populaires et les quartiers pavillonnaires, les Blancs et les non-Blancs. »

Le titre – et surtout le sous-titre : Et nous serons libres ! – du livre est directement inspiré par le manga One Piece d’Eiichiro Oda, dont Fatima Ouassak dit qu’il est très aimé dans les quartiers populaires, car il conte l’histoire d’enfants qui veulent prendre la mer et se faire pirates pour échapper à leur quartier pauvre et qui sert de décharge aux riches du quartier voisin. « Cette aspiration à la liberté de circuler pour tout le monde, sans entraves, est au cœur du projet écologiste proposé dans cet essai. » Et quand elle dit « tout le monde », ce sont bien sûr aussi les personnes que la France et l’Europe cherchent à tout prix à empêcher de pénétrer sur leur sol, au prix de dizaines de milliers de morts, particulièrement en Méditerranée.

Le livre décrit, avec une juste colère et sans jamais aucune résignation, les conditions de vie indignes imposées aux habitants des quartiers populaires. Et puisqu’aussi bien j’égratignais au début de cet article le quotidien régional La Provence pour sa présentation superficielle et racoleuse des dérèglements climatiques à venir et de leurs conséquences, je dois néanmoins reconnaître qu’entretemps j’y ai lu de « vraies » informations, je veux dire par là des informations qui serviront peut-être à faire bouger quelques lignes ici et là. Il se trouve qu’elles corroborent parfaitement ce que dit Fatima Ouassak dans son livre. Premier exemple : elle parle des quartiers populaires comme de lieux où l’on ne se gêne pas d’« installer des incinérateurs, des usines, des data centers, des parkings, des échangeurs autoroutiers, des décharges, du bruit, du laid, des odeurs nauséabondes ». Jeudi 30 mars, les pages deux et trois de La Provence étaient consacrées à la pollution industrielle. Dans certains quartiers Nord de Marseille (dont on sait qu’ils ne sont pas les plus riches), on assiste à une explosion de cancers et de morts prématurées depuis l’extension des quais du port et particulièrement l’aménagement de quais destinés à recevoir les navires de croisière. Depuis les collines surplombant la rade, écrit Delphine Tanguy, auteure d’un des papiers de cette double page, « la vue reste sublime mais on la scrute désormais avec angoisse, au rythme des escales des paquebots : “On trouve des résidus noirs, gras, dans nos piscines, sur nos terrasses […] Mais le plus dangereux c’est ce qu’on ne voit pas” ». Les gens du quartier, regroupés en association, ont acheté des capteurs (aux États-Unis !) pour mesurer les concentrations de polluants. Celle de particules fines est « en moyenne annuelle 2,53 fois plus élevée que les normes OMS ! », dit un habitant, qui ajoute : « et ça peut grimper à 46 fois plus ». « Rien que dans cette rue, dit une autre, neuf personnes sont mortes en quatre ans », et on ne compte pas le nombre de malades : « Les cancers, on dirait que ça a poussé et puis explosé d’un coup. » Je n’insiste pas sur les autres papiers : il y a aussi Fos-sur-Mer et tout le pourtour de l’étang de Berre avec leurs industries chimiques, métallurgiques et de raffinage, Tarascon et son usine de pâte à papier, le département des Bouches du Rhône qui semble être devenu un « cluster » de cancers de la vessie…

Deuxième exemple. Fatima Ouassak dénonce à juste titre la mauvaise alimentation des habitants des quartiers populaires, qui tient à diverses raisons : manque d’argent, mais aussi manque de temps et d’énergie pour cuisiner quand on rentre d’une longue journée de travail (+ transports), difficulté à refuser des aliments trop gras et sucrés aux enfants quand on n’a pas grand-chose d’autre à leur offrir pour leur faire plaisir… Elle relève aussi que tout le monde ne peut pas avoir accès aux Amap (question de temps, de moyens, etc.) – ce qui nous renvoie, au passage, à la critique d’Aude Vidal : « L’ethos aristocratique du développement personnel […] prône [la] responsabilité de chacun·e [de son alimentation, de sa santé], alors qu’elle s’avère défavorable aux personnes vulnérables et contribue à un ordre social injuste. Bien-être et prospérité économique se conjuguent comme si l’un appelait l’autre – à moins que ce ne soit le contraire. Les effets de captivité sont ignorés avec ravissement ou cynisme : par exemple, les colis alimentaires proposés aux personnes les plus démunies ne contiennent pas ou peu de produits frais et de légumes mais leurs récipiendaires n’en sont pas moins stigmatisé·es pour leur surpoids. » Nous y voilà, justement. « L’obésité, l’autre fléau qui frappe les minots des cités », titre la page Région de La Provence de ce vendredi 31 mars. Je ne sais pas à quoi fait allusion ce « l’autre ». Simplement le fait d’être un « minot de cité » (un pauvre, autrement dit) ? La délinquance ? Le trafic de drogue ? Quoi qu’il en soit, les deux articles de cette page sont assez bien documentés. Il suffira peut-être pour les résumer de rapporter cette phrase du chapô : « Précarité, sédentarité, manque d’éducation à la nutrition et au goût… dans les quartiers populaires, les enfants de 3-4 ans ont quasiment 5 fois plus de risque d’être en surpoids ou obèse ». Dans le corps de son article, Romain Capdepon nous dit que le phénomène est arrivé à un tel point que « l’État, via la Sécurité sociale, a lancé cette semaine la généralisation d’un suivi pour les enfants, de trois à douze ans, à risque ou en situation de surpoids. » Je ne suis pas sûr qu’il faille s’en réjouir… « En parallèle, le Commissariat à la lutte contre la pauvreté auprès du préfet de région et l’ARS (agence régionale de santé) vont chapeauter une vaste offensive plus locale, et ciblée sur les 0-6 ans, dans laquelle la mairie de Marseille a décidé de s’engouffrer. » Je n’aime pas les vocables que j’ai soulignés à l’attention de qui me lira. Tout ça pue le contrôle social et la stigmatisation à plein nez. Quant au Commissariat à la lutte contre la pauvreté, là, j’en suis resté comme deux ronds de flan – je ne savais même pas que ça existait… N’importe quoi, vraiment !

Bon, lisez Fatima Ouassak, et si vous habitez par là-bas, soutenez la Maison de l’écologie populaire, ça a l’air de valoir le détour !

franz himmelbauer, le 2 avril 2023, pour Antiopées.

[1] Au risque de me montrer un peu lourdingue, je me permets de souligner que je fais ici allusion à La Résistible Ascension d’Arturo Ui, pièce de Bertolt Brecht écrite en 1941 et qui met en scène la montée au pouvoir de Hitler, transposée dans le milieu mafieux de Chicago. « Résistible : à qui, à quoi il est possible de résister. », dixit mon dico, qui précise : « [D’usage] rare ». Trop rare, on le voit bien avec le dérèglement climatique.

[2] Provence-Alpes-Côte d’Azur pour les vieux ploucs dans mon genre… Il paraît que l’on ne doit plus dire PACA depuis que la région a été relookée en « Région Sud » par son président Renaud Muselier, récent transfuge de LR vers la majorité macroniste.

[3] Entre autres catastrophes (sécheresses récurrentes, incendies, épisodes cévenols, moustiques porteurs de maladies tropicales jusque-là inconnues ici), on y peut lire qu’à Aix, on fait désormais l’apéro au rosé Boulaouane, un cépage importé du Maghreb car plus résistant à la chaleur – et qui titre quinze degrés et plus d’alcool… La situation est grave.

[4] Marc Lomazzi, La France en 2050, RCP8.5, le scénario noir du climat, éd. Albin Michel, 2023. Je n’ai lu que l’interview de l’auteur, aussi je ne sais pas ce que vaut son livre… J’ai un doute 1) parce qu’il sert de référence à La Provence, que je ne considère pas comme un média préféré, et 2) parce que sur la fin de l’entretien, Lomazzi, constatant que « la crise climatique creuse les inégalités », ne trouve à proposer comme exemple de ce phénomène (un peu dans le même esprit que le rosé à quinze degrés) que « 10 millions de foyers français dont l’habitation est victime (sic) de fissures liées à des sols argileux qui se gonflent et se rétractent à cause de la sécheresse ». Aussi bien, poursuit-il, « si les propriétaires des maisons fissurées ne sont pas indemnisés, il y aura des révoltes sociales (resic) ». Et de prophétiser en conclusion : « La responsabilité des politiques est majeure [sans blague] pour éviter à l’avenir un mouvement des gilets jaunes puissance mille. » Tel Gargantua voyant tout à la fois naître Pantagruel et mourir Badebec son épouse des suites de ses couches, je ne savais si je devais pleurer comme une vache ou rire comme un veau.

[5] Je souscris entièrement à l’analyse publiée mardi 28 mars par Lundi matin : « Le piège de Sainte-Soline ».

[6] Qui vient de paraître à La Découverte.

[7] La Découverte, 2022 et 2023.

[8] Sur ce terme de résilience, on peut lire sur Reporterre.net « La résilience selon Macron : gérer la catastophe au lieu de lutter contre », par Thierry Ribault, auteur de Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs, L’Échappée, 2021.

[9] Selon le Petit Robert : « Inconditionnel, fidèle qui marche sans discuter : les godillots du Général (de Gaulle) ; une majorité godillot. »

[10] Hum… Comme vous pouvez l’imaginer, je n’écris pas ce genre de papier d’une seule traite, en une heure ou deux. Et comme je fais aussi d’autres choses dans mes journées, hé bien la rédaction finit par s’étaler sur quelques jours. Or, ce Macron de malheur a refait parler de lui pas plus tard qu’il y a deux jours, jeudi 30 mars, en se pointant à Savines-le-Lac (Savines, Soline… sinistre homophonie) pour y parler… d’eau, figurez-vous ! Non content d’avoir fait méchamment gazer, grenader et matraquer les opposants aux mégabassines, il est venu au bord du lac (artificiel) de Serre-Ponçon, qui n’en peut mais (son niveau baisse d’année en année), réaffirmer que non, il n’y aurait aucune restriction d’eau pour les agriculteurs – et donc aucune tentative de modérer le système productiviste qui conduit nos écosystèmes au désastre. Double provocation : contre les écolos (et les agriculteurs, de plus en plus nombreux, qui n’adhèrent plus à l’extractivisme – c’est bien ainsi qu’il faut le nommer – de la FNSEA et cherchent à mettre en œuvre une agriculture plus sobre), on l’a dit, mais aussi, évidemment, contre les opposants à sa réforme des retraites – vous pensiez que j’allais vous répondre ? Que dalle, je cause d’autre chose… Provocations auxquelles ont tenu à répondre quelques centaines de manifestant·e·s, comme d’hab’ soigneusement tenus à l’écart du Président et de sa suite par le dispositif lacrymogène que l’on connaît. À quoi le monarque a répondu : « Il y a deux cents manifestants [les organisateurs parlent de cinq cents, mais passons], est ce que cela veut dire pour autant dire [sic, je cite La Provence dans le texte] que la République doit s’arrêter ? » On savait que Macron a un faible pour le roi « qui manque à la France », ainsi qu’il l’avait déclaré (je cite de mémoire) lors de son premier mandat. « L’État, c’est moi », disait Louis XIV : ce que Macron actualise en « La République, c’est moi ».

[11] Concernant le gaz « naturel », c’est le « gang de Saint-Pétersbourg », dont faisait partie un certain Vladimir Poutine, qui fit main basse dessus au cours de cette foire à l’empoigne entre différentes factions du Parti-État soviétique en décomposition que fut le démantèlement et la privatisation de l’économie jusqu’alors étatisée. Depuis, on peut dire qu’il y a osmose entre la direction politique russe et celle de Gazprom.

[12] D’Andreas Malm, j’avais recensé ici-même L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, éd. La Fabrique, 2017. Le même éditeur a publié depuis deux autres ouvrages de ce chercheur marxiste en écologie humaine à l’université de Lund, en Suède : Comment saboter un pipe-line et La Chauve-souris et le Capital, les deux en 2020.

[13] Acronyme dont il n’est peut-être pas inutile de rappeler la signification : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Il a été créé en 1988 par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et l’Organisation météorologique mondiale (OMM), et rassemble 195 États membres (source : www.vie.publique-fr). Ce qui signifie que depuis trente-cinq ans déjà, les gouvernements du monde entier – ou à peu près – sont bien conscients de la catastrophe climatique qui s’annonce… et qu’ils n’ont rien entrepris contre, ni en terme de mesures concrètes contre les émissions de GES, ni en terme d’information des opinions publiques, dont à l’évidence, ils auraient eu besoin s’ils avaient voulu tordre le bras aux multinationales climaticides… à propos desquelles on a aussi appris, ces dernières années, qu’il y a belle lurette qu’elles étaient au courant des conséquences de leurs activités criminelles : Correia cite ainsi Richard Heede, directeur de l’organisme de recherche états-unien Climate Accountability Institute : « Les principales entreprises et organisations industrielles étaient conscientes de la menace du changement climatique découlant de l’utilisation continue de leurs produits, ou l’ont délibérément ignorée, et ce dès la fin des années 1950. »

[14] Milliardaires et climat, quatre chiffres qui donnent le vertige.

[15] Au cas où vous auriez un doute sur le personnage, et si vous ne voulez vraiment pas lire Édouard Morena, ce qui serait dommage, faites un tour sur sa notice Wikipédia, dont voici un bref extrait : « Al Gore est le cofondateur et chairman de Generation Investment Management LPP, fonds d’investissements à long terme dans l’économie durable, et qui recueille des capitaux très importants d’investisseurs du monde entier et en particulier de nombreux fonds de pension américains. À sa création en 2004, Generation Investment a drainé 5 milliards de dollars américains. Al Gore s’est lancé également dans le négoce de certificats d’émissions de CO2. »

[16] Il était paru une première fois chez le même éditeur en 2017.

[17] Dont on peut lire régulièrement les analyses toujours pertinentes sur : https://blog.ecologie-politique.eu/ – son dernier post, du 28 mars, concerne justement Fin du monde et petits fours…

[18] « Pour en finir avec une écologie sans ennemis », excellent dossier dans CQFD de janvier 2022 (en ligne ici).

[19] Et qui vient d’être réédité en « Points » Seuil.

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10 Questions sur le syndicalisme (mars 2023)

Guillaume Goutte, 10 Questions sur le syndicalisme, Éditions Libertalia, mars 2023

En voilà un livre d’actualité ! Il paraît[1] alors qu’Emmanuel Macron s’évertue à redynamiser des organisations syndicales que l’on pensait quelque peu endormies… Point n’est besoin ici de rappeler combien leurs appels à contester certaine réforme ont mobilisé – et mobiliseront encore, si l’on en croit les propos des manifestant·e·s rapportés par les médias (sans parler des grévistes de secteurs divers et variés). On aura peut-être moins remarqué ceux de ces militants syndicaux qui témoignent d’une vague d’adhésion comme ils n’en avaient plus vu depuis longtemps. On peut se montrer quelque peu sceptique quant au potentiel révolutionnaire des syndicats (j’avoue que c’est mon cas). Mais on aurait tort de les mépriser (à l’instar du monarque républicain suscité). C’est pourquoi je recommande la lecture de cet abrégé du syndicalisme.

 Son auteur, Guillaume Goutte, se présente comme « militant syndicaliste, adhérent de la Confédération générale du travail (CGT), actif et en responsabilité au sein du Syndicat général du Livre et de la communication écrite ». Un peu plus loin, il ajoute : « Le livre part du postulat que le syndicalisme est non seulement nécessaire, mais qu’il doit aussi être indépendant et se donner les moyens d’incarner une pratique autonome de la lutte de classe. »

10 Questions, donc, et tout autant d’enjeux fondamentaux pour les organisations et pratiques syndicales.

  1. Quand et comment le syndicalisme s’est-il formé en France ? On pourrait se dire que cela n’a guère d’importance et que ce qui nous intéresse, ce sont les rapports de forces actuels. Certes. Il se trouve cependant que les débuts du syndicalisme ont influencé son développement jusqu’à aujourd’hui – ainsi, par exemple, le clivage entre syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme réformiste (pour faire simple, rapporté à aujourd’hui : CGT vs. CFDT). La préhistoire des syndicats commence pendant la Révolution française : sous prétexte d’empêcher la reconstitution des « corporations » de l’Ancien Régime, les lois Le Chapelier, votées par l’Assemblée constituante en mai et juin 1791, interdisent les « coalitions de métier » et les grèves. Comme disait Marx, il s’agissait de délivrer les prolétaires de tout lien contraignant les empêchant de vendre « librement » leur force de travail sur le marché tout aussi « libre » du travail… Ces dispositions seront encore aggravées par les Codes civil et pénal napoléoniens. Les premières structures dont se dota le mouvement ouvrier naissant furent les « sociétés de secours mutuels ». Il s’agissait d’organiser l’entraide face au chômage, aux accidents de travail, la vieillesse, etc.) Très vite l’activité de ces sociétés déborda leur objet premier – de la solidarité à la résistance contre les patrons, il n’y avait qu’un pas qui fut rapidement franchi. Napoléon dit « le petit », qui s’appuya assez habilement sur les ouvriers dégoûtés de la République par… les « républicains » bourgeois qui les massacrèrent en juin 1848, amorça la reconnaissance des syndicats (tout en espérant mieux contrôler la plèbe). Mais c’est seulement après la Commune que le mouvement ouvrier, considérablement affaibli par la répression, s’organise au sein de la Fédération nationale des syndicats et groupes corporatifs (FNS), en 1886, et dans la Fédération nationale des Bourses du travail (FNBT), en 1892. Ces deux fédérations « héritent » des clivages apparus précédemment au sein de l’AIT, l’Association internationale des travailleurs, entre marxistes et bakouninistes. Les premiers sont hégémoniques au sein de la FNS, laquelle, par ailleurs, organise les ouvriers sur la base des branches professionnelles, tandis que les seconds (les anarchosyndicalistes) se veulent indépendants des partis politiques et s’organisent sur une base géographique et interprofessionnelle. La CGT est fondée en 1895 lors du Congrès de Limoges. Elle rassemble formellement FNS et FNBT, mais la fusion ne sera véritablement effective qu’en 1902. Et Guillaume Goutte de préciser : « En 2023, elle est toujours l’organisation syndicale la plus importante de France, en nombre d’adhérents. » Je souligne et remarque au passage que le matraquage médiatique nous a fait oublier cette réalité. En effet, à la question : quel est le plus important syndicat ? je pense que la plupart des personnes répondront : c’est la CFDT, ceci parce que cette confédération est celle qui obtient le plus de suffrages aux élections professionnelles. Ce qui reflète assez bien, finalement la différence entre les deux organisations, celle-ci plutôt « révolutionnaire » et celle-là carrément « démocrate »…
  2. La grève est-elle le seul moyen d’action du syndicalisme ? La réponse est non : il y a aussi les manifestations (bon, je n’insiste pas, hein…), les tracts et la presse syndicale, le sabotage et le boycott (prônés en son temps par Émile Pouget[2], grand syndicaliste révolutionnaire s’il en fut) et le paritarisme et ses institutions (dont on pressent évidemment qu’il est plus du côté de la démocratie représentative et donc plus réformiste).
  3. Qu’est-ce que la grève générale ? On en a une petite idée, non ? Mais. Tout d’abord, il est bon de rappeler que cette fameuse grève générale, devenue quasi mythique avec le temps, fut l’objet d’un débat passionné au sein du mouvement ouvrier international[3]. Autrement dit, c’était une perspective très concrète, tout à fait envisageable à court ou moyen terme. Las, ce n’est pas arrivé souvent. Et quand c’est arrivé par chez nous, en un joli mois de mai, ça n’a pas produit la révolution, comme espéré. Là, il faut bien reconnaître que les syndicats (particulièrement la CGT) en ont été largement responsables, avec leurs foutus accords de Grenelle qui certes, ont apporté quelques améliorations aux salariés (salaires, prérogatives syndicales dans l’entreprise), mais ont surtout puissamment contribué à mettre un terme à la « chienlit » (c’est ainsi que De Gaulle qualifiait les « événements », comme on disait alors). Bref, comme le dit Guillaume Goutte, la grève générale, c’est aussi la préfiguration d’une autre société : il faut bien prendre en main les fonctions de base (approvisionnement, etc.) et s’organiser à cette fin – et on se rend compte que si ce n’est pas facile, ni simple, c’est possible !
  4. Qu’est-ce que le label syndical ? Voilà une question à laquelle je n’aurais rien su répondre avant d’avoir lu ce livre. Pour aller vite, je dirais que c’est au travail, à ses conditions et à sa rémunération ce que le label bio est aux produits alimentaires : une garantie de qualité, à travers le respect des salariés producteurs… En France, c’est dans la fédération du Livre que ce label a été vraiment mis en œuvre, grâce au savoir-faire de cette « aristocratie ouvrière » que constituaient les ouvriers typographes. L’idée était d’imposer une « marque syndicale » garantissant que le livre ou autre imprimé entre les mains du lecteur avait été composé par des typos qualifiés et payés en fonction de cette qualification. La fédération du Livre alla encore plus loin puisque ce fut l’une des seules (avec les dockers, il me semble) à imposer un contrôle syndical de l’embauche…
  5. Le syndicalisme est-il politique ? On l’a vu au point 1, la question s’est posée dès les débuts du syndicalisme. L’un des textes canoniques du syndicalisme est la charte d’Amiens adoptée en 1906, qui affirme avec force l’indépendance du syndicat. « […] elle marque, écrit Guillaume Goutte, l’apogée du syndicalisme révolutionnaire et la défaite – temporaire – des marxistes dans le mouvement syndical français. De nos jours, la plupart des confédérations syndicales de salariés s’en réclament encore, même si certaines le font en parfaite mauvaise foi ou en oubliant toute une partie du texte, celle qui fixe des objectifs révolutionnaires au syndicalisme.» Je me souviens ainsi qu’en 1981, après l’élection de François Mitterrand sur la foi d’un programme « de gauche », les cabinets ministériels des premiers gouvernements Mauroy siphonnèrent une grande partie des cadres de la CFDT. Son orientation réformiste s’en trouva grandement confortée.
  6. Le syndicalisme est-il révolutionnaire ? Passons rapidement sur les temps héroïques : quand les statuts de la CGT mentionnaient comme objectif « la dissolution du salariat et du patronat » et que les Bourses du travail avaient des airs de forteresses ouvrières[4]. Ça avait de la gueule. Las, la confédération a fait son aggiornamento à la fin du siècle passé… Je me contente de reproduire ici la conclusion de la réponse de Guillaume Goutte : « Alors que le communisme incarné par le PCF est à bout de souffle, que le modèle de la courroie de transmission rejoint les poubelles de l’histoire et que le réformisme traverse une crise démocratique, [l]e syndicalisme révolutionnaire a un rôle à jouer, avec trois exigences à faire valoir : l’indépendance, la démocratie syndicale (souvent malmenée) et l’élaboration d’un projet de société révolutionnaire, mû par le souci du pragmatisme, c’est-à-dire de se donner les moyens concrets des discours prononcés et des revendications portées. »
  7. Le syndicalisme est-il antifasciste ? Historiquement, l’antifascisme a été en France le vecteur de la réunification syndicale, particulièrement en 1934, face à la montée des ligues fascistes. Guillaume Goutte relève quelques initiatives récentes allant dans le même sens, par exemple contre un meeting d’Éric Zemmour en décembre 2021. Mais comme il le dit, « le fascisme est faible quand le mouvement de classe est fort et le mouvement de classe n’a jamais été aussi puissant que quand il était unifié ». Et sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, on peut tout de même s’interroger sur ce que deviendrait l’unité actuelle une fois abrogée la réforme qui l’a suscitée.
  8. Le syndicalisme est-il dépassé ? Personnellement, j’aurais tendance à répondre oui. Pourtant jamais le besoin de syndicat ou, si vous préférez, de nouvelles sociétés d’entraide, n’a été aussi pressant, avec l’ubérisation généralisée du travail. Mais s’ils veulent y répondre, les syndicats auront besoin de faire preuve de souplesse et de capacité d’écoute. Chiche ?
  9. Le syndicalisme est-il féministe ? Comme dans le reste de la société, c’est pas gagné, répond Guillaume Goutte. Car même si une femme, Marie Buisson, pourrait remplacer Philippe Martinez lors du tout prochain congrès de la CGT, comme le dit Sophie Binet, secrétaire générale de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens de la confédération, « une femme à la tête d’un syndicat, ça peut être l’arbre qui cache la forêt ! La féminisation du haut doit s’appuyer sur une féminisation à tous les niveaux, sinon ça ne va pas tenir dans la durée ».
  10. Une réunification du syndicalisme est-elle possible ? On pourrait être tenté de répondre la même chose que Sophie Binet à propos des femmes : une réunification (des syndicats qui partagent les mêmes orientations de lutte des classes, soit, selon Guillaume Goutte, CGT, Solidaires et FSU) par le haut n’aurait guère de sens. La « convergence des luttes » ne peut exister qu’au sein des luttes, précisément, et il y a fort à parier que tout véritable renouvellement du syndicalisme passera pour partie au moins, voire même avant tout, en dehors des grandes organisations.

Cela dit, on voit bien aujourd’hui que, face aux ravages du régime néolibéral du travail – et avant son abolition définitive – l’organisation syndicale s’avère plus nécessaire que jamais. Et c’est pourquoi l’on sait gré aux camarades et ami·e·s de Libertalia de nous proposer cette petite synthèse plus qu’utile par les temps qui courent.

franz himmelbauer, le 25 mars 2023.

[1] À vrai dire, j’écris cette recension sur la foi du fichier PDF qu’ont bien voulu me fournir les ami·e·s de Libertalia. Voyez plutôt ce qu’ils en disent dans leur newsletter :

« C’est un livre dont on a reçu les fichiers dimanche. […] On aurait dû le publier en… janvier 2024. Mais la situation politique exige qu’il paraisse maintenant. Alors on revient aux fondamentaux de l’édition critique, on publie et on opte pour la diffusion militante et l’appel aux libraires ami·es. Avis : on aura ce petit livre sur les tables, en manifs, dès la semaine prochaine. En attendant, vous pouvez le précommander, et en parler autour de vous ! »

[2] Émile Pouget, L’Action directe et autres écrits syndicalistes (1903-1910), Agone, 2010 ou Le Sabotage, éd. 1001 Nuits, 2004.

[3] Voir, entre autres, Grève de masse, parti et syndicats, texte écrit en 1906 par Rosa Luxemburg : https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve.htm ou (si vous préférez le papier), précédé de Réforme sociale ou révolution ?, à La Découverte, 2001.

[4] L’auteur de ces lignes a grandi à Saint-Étienne… Celles et ceux qui connaissent « la Bourse », comme on disait alors, comprendront de quoi je veux parler. Absent depuis trop longtemps de Sainté, je ne sais pas si l’on peut encore visiter cet édifice conçu pour la guerre sociale. Mais si c’est le cas, n’y manquez pas, avec si possible un ou une guide militant·e qui en connaisse un peu l’histoire, ça vaut le détour !

Publié dans Essais, Notes de lecture, Politique | Marqué avec | Commentaires fermés sur 10 Questions sur le syndicalisme (mars 2023)

Nicolas Taffin, Typothérapie

Nicolas Taffin, Typothérapie. Fragments d’une amitié typographique, C&F éditions, 2023

Typothérapie, qu’est-ce à dire ? S’agit-il de soigner par la typographie ou, à l’inverse, de soigner la typo qui en aurait bien besoin ? Ou des deux ? Et cette amitié : avec la typographie ou bien des typographes ? Ou, là aussi, les deux ? Quoi qu’il en soit, ce volume inaugure une nouvelle collection : Questions de design, chez C&F éditions, dont l’en-tête de la page d’accueil sur Internet annonce : « édition et édition électronique / Création, technologie et citoyenneté ». Il est beaucoup question dans le catalogue de communs, d’acquisition de savoirs, de vie numérique et aussi de soin, mais encore de critiques sérieuses et approfondies de la « Tech » et de sa terre d’élection, la Silicon Valley, de la « data », nouveau champ d’extraction de valeur et du développement de la société de surveillance à travers les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication)[1]. Si j’osais, je parlerais volontiers pour désigner le courant de pensée qui s’exprime ici d’humanisme postmoderne.

 D’humanisme, Nicolas Taffin en parle à propos de la naissance de l’imprimerie : « La superstructure idéologique qui fleurit sur le mode de production de l’imprimé à travers l’Europe est celle de l’humanisme. » (P. 136, dans « La revanche de Gutenberg »[2].) Certes. Cependant, le fait que parmi les premiers « best-sellers » (pardon pour l’anachronisme) de l’imprimerie – qui se confond souvent à l’époque avec la « librairie », au sens de l’édition – figurent un certain nombre de traités de démonologie et de sorcellerie, plus exactement de lutte contre ces deux phénomènes, mieux connue sous le nom de « chasse aux sorcières » donne à penser quant à cette idéologie humaniste. Armand Danet, présentant sa traduction du Malleus Maleficarum (Le Marteau des Sorcières), n’en recense pas moins de trente-quatre éditions, entre la fin du XVe siècle (1486, date de la première) et 1669, soit, estime Danet, plus de trente mille exemplaires mis en circulation à travers l’Europe[3] ! Tandis que Silvia Federici note qu’entre 1435 et 1487, on publia vingt-huit traités sur la sorcellerie (dont le Malleus)[4]. Loin de moi l’idée de reprocher à Nicolas Taffin cette association entre imprimerie (donc typographie) et humanisme qui semble tomber sous le sens tant elle est reconduite depuis longtemps (c’est, si je me souviens bien, ce que l’on nous enseignait à l’école, et je ne vous dis même pas quand c’était…). Au contraire, comme je le disais plus haut, elle m’a donné à penser, et poussé à fouiner dans quelques bouquins que je n’avais pas regardés de cet œil depuis qu’ils squattent dans ma bibliothèque… Ces livres érudits qui parlent des livres et de leur histoire omettent tous (bon, d’accord, là, tout de suite, je n’en ai consulté que trois[5], mais quand même…), alors qu’ils décrivent avec force détails les premières publications imprimées, ces fameux traités sur les sorcières (ou plutôt traités de chasse aux sorcières). Il est vrai qu’ils font tache et que leur existence remet en cause le cliché d’une Renaissance annonciatrice des Lumières et, donc, forcément plus « civilisée » et aux mœurs moins rudes que celles des temps obscurs qui la précédèrent (selon l’histoire-cliché, encore une fois). Ce que je veux dire par là, et j’en terminerai avec cet impromptu, c’est que le temps de l’humanisme est aussi celui des grandes chasses aux sorcières en Europe, comme je pourrais dire que le temps des démocraties triomphantes de la fin de la guerre froide est aussi celui de l’antiterrorisme.

Baste ! Je vois bien qu’en m’épanchant ainsi, je ne rends pas justice à Nicolas Taffin. Or, à une ou deux nuances près, je ne pense que du bien de son livre. D’abord en tant qu’objet de belle facture : cousu collé, couverture à rabats, beau papier, belle mise en page (et belles illustrations en noir et blanc), typo impeccable, en somme un objet que l’on a plaisir à tenir entre ses mains, ce qui est loin d’être le cas de beaucoup de « ces paquets de papier mal imprimés, mal reliés, mal faits qui se prétendent des livres[6] ». Vous me direz que c’est un minimum pour un auteur lui-même typographe et éditeur (cofondateur de la maison qui publie aujourd’hui ces textes). Peut-être. En tout cas c’est un plaisir pour le lecteur que je suis.

Et du point de vue du contenu, de ce que dit, raconte, rêve même – un des textes théoriques du recueil est basé sur un rêve qui conduit le rêveur à une « théorie imaginaire de l’écriture typographique » – est tout à fait stimulant pour la pensée – et je ne vois guère quoi demander de mieux à un livre. On comprendra peut-être mieux de quoi il est question en citant des extraits de la présentation de l’auteur (p. 13-16).

« J’ai commencé à m’intéresser vraiment à la typographie il y a un peu plus de trente ans, et jusqu’à présent je n’ai jamais lâché cet objet de pratique, de pensée et d’affection. […] Cette découverte s’est faite à une période charnière : au moment où la typographie a beaucoup changé, avec le numérique, la compression de la chaîne des métiers graphiques, la popularisation de ses savoirs, longtemps transmis dans l’oralité du compagnonnage. […] Ces années de mutation, je les ai traversées à la fois comme observateur critique, de par ma formation initiale de philosophe, et comme praticien, de par mes activités de graphiste et d’éditeur, mais aussi en curieux pas toujours sérieux, un peu approximatif. » Si j’en juge d’après ma lecture, Nicolas Taffin bosse sérieusement, mais en se défiant de l’esprit de sérieux (sans se prendre trop au sérieux) : voilà qui ne peut que le rendre sympathique, à mes yeux du moins. Que dit-il, finalement ? Le premier texte théorique qui ouvre le recueil (p. 22) s’intitule : « Une question typographique : la philosophie ». Son auteur, qui avait auparavant (le texte date de 1998) rédigé un travail de DEA de philosophie sur la typographie, par cette inversion quelque peu provocatrice des termes (on attendrait plutôt : « Une question philosophique : la typographie »), disait vouloir « avant tout témoigner du fait que la philosophie est réellement mise en jeu dans la typographie ». Et en effet, le discours philosophique ne s’incarne-t-il point dans du texte imprimé ? Ce qui nous invite à penser que « l’esprit philosophique ne saurait aborder la typographie, sa propre chair, comme un objet ordinaire ». Oui mais voilà, « si la publication imprimée est une manifestation usuelle de cette discipline qui ne cesse de se relire elle-même, le statut de cette manifestation en est pourtant comme refoulé ». Ce qui amène le « typosophe » (l’ami de la typographie, ainsi que se définit lui-même Nicolas Taffin) à poser trois questions, dont j’aborderai ici seulement la première – espérant par là ne pas faire trop long et aussi donner envie à qui me lira d’aller directement au texte découvrir les deux autres, tout aussi intéressantes.

Donc : « Sur quoi l’ignorance de la typographie se fonde-t-elle ? » D’abord, il y a la question de l’écriture. On sait que Platon, dans le Phèdre, s’en défie, car « déposer » le savoir dans une suite d’inscriptions serait risquer de l’effacer de la mémoire vivante (bon, moi aussi, je suis approximatif, je sais…) – et de donc de devenir idiot. Déjà les mots ne sont qu’une pâle copie des idées, leur écriture une copie de copie, alors la typographie, reproduction de l’écriture, viendrait au « troisième rang dans l’ordre du discours » et au « quatrième dans l’ordre des idées ». Pourtant, on peut remarquer deux choses importantes ce qui est à la base du corpus philosophique, soit l’alphabet. Premièrement, « avec l’alphabet, l’univers infini du savoir est renvoyé à une poignée de signes ». Si bien que cet univers pourrait aussi être dit fini, puisqu’il peut se décrire comme la totalité des combinaisons possibles de ces vingt-six lettres (« même s’il est difficile de la réaliser, ajoute Nicolas Taffin). « C’est pourquoi le philosophe nous renvoie sans cesse au monde des idées, que le langage ne peut contenir. » Autrement dit : le typo ferait bien de rester à sa place, qui est de composer ce que l’Auteur aura bien voulu lui fournir comme copie. Deuxièmement, la place du typo, justement, est devant sa « casse », ce meuble qui contient des « types » en plomb (des caractères). Ce sont les « atomes de la matière lisible […] classés dans leurs cassetins comme le sont les atomes par Mendeleïev ». Donc, la typographie, c’est l’atomisme appliqué au discours qui nous invite à penser dans la tradition matérialiste pour échapper à l’idéalisme. » Et Nicolas Taffin de nous rappeler que « c’est bien de l’écriture que Lucrèce part pour expliquer l’idée fondatrice de l’atomisme ». (« Réfléchis, dans nos vers même tu vois nombre de lettres communes à nombre de mots, et cependant ces vers, ces mots, est-ce qu’ils ne sont pas différents par le sens et par le son ? Tel est le pouvoir des lettres quand seulement l’ordre en est changé ! Mais les principes du monde apportent incomparablement plus d’éléments à la création des êtres et à leur variété infinie. » Lucrèce, De la Nature, I, 824-830.). Et tels les atomes, les éléments simples qui composent le discours (les lettres), et que l’on peut agencer, disposer à loisir, sont invisibles. Car la lettre imprimée n’est pas faite pour être regardée (vue) mais pour être lue. « La visibilité et la lisibilité sont comme des pôles. C’est l’un ou l’autre, il faut choisir. Nous avons choisi de séparer les images en deux : celles à lire et celles à regarder. »

C’est pourquoi une bonne typographie est celle que le lecteur ne « voit » pas – celle qui s’efface derrière les mots, les phrases, le texte en somme. À l’inverse, quand la typographie se montre, c’est souvent, par exemple, sur les affiches – souvent publicitaires, mais aussi politiques, ou revendicatives. En voici un exemple tout récent (trouvé grâce au site de graphistes Formes des luttes, qui propose au téléchargement toute une série d’affiches composées à l’occasion des manifs contre la réforme des retraites.

Où : Quand les caractères s’émancipent…

Une fois de plus, j’ai bien conscience de n’avoir donné qu’un aperçu bien insuffisant de ce livre. Mais si vous aimez la lecture et l’écriture (y compris leurs plus récents avatars sur différentes tailles d’écrans) et si vous pensez comme moi que les formes de la pensée ont quelque chose à voir avec ses contenus, alors lisez-le, vous ne serez pas déçu·e·s !

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 10 mars 2023.

[1] J’ai déjà rendu compte ici-même de deux ouvrages de cette maison : Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, de Christophe Masutti et La Pensée selon la tech. Le paysage intellectuel de la Silicon Valley, d’Adrian Daub.

[2] Typothérapie est un recueil de textes : « Du rationnel, de l’imaginaire, de l’inconscient, de l’intime, ensemble », dit leur auteur dans sa présentation (p. 15) Il a assemblé ces textes, poursuit-il, « non pas chronologiquement mais en quatre parties : des essais plus personnels, d’autres plus factuels, du pur Lure [Nicolas Taffin a présidé durant une quinzaine d’années l’association des Rencontres internationales de Lure, qui « examine l’écriture, son évolution et ses formes »], des témoignages amicaux. »

[3] Ceci à partir des grands centres éditoriaux de l’époque : Strasbourg d’abord, puis Spire, Nuremberg, Cologne, Paris, Lyon, Venise, Francfort, etc. Voir le tableau des publications proposé dans « L’inquisiteur et ses sorcières », introduction d’Armand Danet à sa traduction au Marteau des Sorcières, d’Henry Institoris et Jacques Sprenger, Jérôme Millon éditeur, 2017 [1990].

[4] Dans Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, éd. Entremonde & Senonevero, 2014 [2004]. J’en ai parlé ici.

[5] 1. Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, Albin Michel, 1996 [1988].

  1. Jean-Paul Fontaine Le Livre des livres. Des Origines à nos jours, Hatier, s. d.
  2. BnF, Des livres rares depuis l’invention de l’imprimerie, 1998. Dans celui-ci figure une photo du « plus important traité politique français du XVIe siècle » (dans une très belle reliure, il est vrai) : Les Dix Livres de la République, de Jean Bodin. Il n’existe peut-être pas de belle édition d’époque de sa Démonologie des sorciers… (On en trouve par contre une édition critique préparée par Virginia Krause, Christian Martin et Eric MacPhail chez Droz, en 2016, dans une collection nommée Travaux d’humanisme et de Renaissance, ce qui nuance quelque peu mes remarques acides…).

[6] Dans une autre vie, j’ai participé à des émissions de radio avec La Quinzaine littéraire. Je cite ici (de mémoire) les mots de son fondateur et directeur, le regretté Maurice Nadeau, lors d’un des entretiens que nous avions réalisés alors.

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Hélène Artaud, Immersion. Rencontre des mondes atlantique et pacifique

Hélène Artaud, Immersion. Rencontre des mondes atlantique et pacifique, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2023

Cette étude s’inscrit dans un nouveau paradigme des réflexions sur la mer, apparu à partir des années 1980, qui « se fonde sur l’inversion radicale des qualités associées par le grand historien [Fernand Braudel] à la Méditerranée [dans son] œuvre fondatrice La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. À la perspective continentale portée sur une mer que relieraient les voies terrestres et les villes portuaires, se substitue l’idée d’une connectivité maritime : une sociabilité et une unité spatiales rendues possibles par la mer. […] Cette focale océanique renouvelle de fond en comble la lecture de sociétés humaines désormais considérées comme jointes plutôt que séparées par la mer » (Hélène Artaud, Immersion, p. 185).

Le chant VIII de l’Odyssée[1] raconte comment Alcinoos, seigneur des Phéaciens chez lesquels Ulysse a échoué après son dernier naufrage, infligé par l’ire de Poséidon, ordonne de « tirer dans l’eau divine un vaisseau noir n’ayant jamais tenu la mer » et de trier « dans le peuple cinquante-deux rameurs, de ceux qui ont fait leur preuves », afin de raccompagner le héros à Ithaque.

« Là-dessus [Alcinoos] prit les devants, les porte-sceptre/ le suivirent. […]/ Des jeunes gens choisis au nombre de cinquante-deux/ s’en furent, selon l’ordre, aux grèves de la mer stérile. »

Victor Bérard, ici, avait traduit[2] « la mer inféconde ». Eugène Lassère, qui publia quant à lui une traduction de L’Iliade en 1960[3], reprend la formule « mer stérile » au premier chant, alors qu’Ulysse (déjà) embarque « Chryséis aux belles joues » afin de la ramener à son père Chrysès, prêtre d’Apollon affligé du rapt de sa fille par les Achéens et qui a pour cela déclenché la colère du dieu contre eux. Lassère suivait-il la leçon de Jaccottet ? Je l’ignore. En tout cas, l’un des plus récents traducteurs de L’Iliade, Philippe Brunet, reprend à son tour la « mer inféconde »… On trouve bien d’autres qualificatifs pour la mer dans les nombreuses traductions d’Homère – « infinie », « vineuse », « grise », sans parler des métaphores comme « les plaines humides » ou « les routes humides ». Il me semble bien avoir repéré aussi « la mer sans moissons », qui nous ramène à la thématique de l’infécondité, infertilité, stérilité. On trouve pourtant aussi assez souvent la « mer poissonneuse », signifiant à peu près l’inverse : les chants méditerranéens par excellence illustraient déjà ce qu’Hélène Artaud nomme la « perspective atlantique », soit la vision occidentale de la mer. Elle caractérise cette perspective par trois traits essentiels : le continentalisme, le matérialisme et la peur.

Continentalisme : en Occident, la mer est le territoire du vide. Les « routes humides » servent tout juste à relier entre eux divers points des rivages terrestres. Si par hasard il se trouve des îles sur ces routes, elles sont « perdues au milieu des eaux », c’est-à-dire nulle part, telle la Pologne de Jarry. Ce n’est pas pour rien que les îles sont le territoire par excellence de l’utopie (voir Platon, Thomas More, Shakespeare, etc.). Le continentalisme, dit Hélène Artaud, « enjoint de penser la mer à l’aune du continent, en puisant au vivier de références agraires ou pastorales qui lui sont associées » (p. 87). C’est pourquoi la première anthropologie maritime a voulu voir avant tout chez les gens de mer des pêcheurs, assimilés soit à des paysans, soit à des chasseurs – il n’existait pas à vrai dire d’anthropologie de la mer.

Matérialisme : longtemps, la mer n’a eu d’existence en Occident qu’en tant qu’obstacle à franchir ou territoire de pêche – d’extraction de ressources, désormais complétées par l’exploitation touristique. Comment s’orienter dans sur les « plaines humides » où l’on ne trouve aucun des repères familiers aux voyageurs en terre ferme ? En « armant » des navires toujours plus sophistiqués et en développant toute une cartographie et une instrumentation permettant de tracer des lignes à peu près droites entre points de départ et d’arrivée. La perspective atlantique ne conçoit pas une navigation sans ces médiations technologiques, produisant chez les « travailleurs de la mer » (Hugo[4]) et plus largement chez les Occidentaux, dans leurs rapports de lutte et de recherche de domination sur l’océan, ce qu’Hélène Artaud nomme une « technoesthésie », soit une appréhension systématique de la mer à travers la technique (le bateau, les moyens de mesure, les cartes…). Parlant récemment ici du livre de Nyklas Fryman sur les mutineries à bord des vaisseaux de guerre anglais, hollandais et français à l’époque de la Révolution française[5], je citais un passage de Pirates des lumières, de David Graeber[6], qui soutient que « la discipline moderne de l’usine est née dans les plantations et sur les navires. Plus tard, les premiers industriels adoptèrent ces méthodes consistant à transformer les êtres humains en machines, dans les fabriques de Birmingham et Manchester ».

Peur : les colères de Poséidon sont terrifiantes, certes, mais tout aussi angoissant est le vide de la « mer infinie ». Et l’ontologie « naturaliste » dont parle Philippe Descola, qui place l’homme au-dessus, ou en retrait, séparé en tout cas de la « nature », ne l’aide guère à se rassurer, perdu qu’il se trouve au milieu de nulle part…

Voilà qui n’a pas empêché cependant les Européens de partir à la conquête des autres continents et de se livrer à la traite et à l’esclavage des Noirs, ce qui n’a pas peu contribué à l’apparition de cette fameuse « perspective atlantique ». On connaît l’histoire du plantationocène, expérimenté d’abord… dans des îles, celles du Cap-Vert en particulier. Cadre rêvé des utopies littéraires et philosophiques, comme on l’a vu, les îles sont aussi le lieu rêvé de la plus parfaite exploitation capitaliste : camps de concentration à ciel ouvert où l’on déporte une main-d’œuvre désormais « brute » – privée d’ascendance, de nom et de tout lien social hors celui de l’exploitation – afin d’y travailler dans les monocultures du sucre et des autres produits exotiques. La perspective atlantique est aussi assez bien décrite dans le grand roman de Melville, Moby Dick, qui montre assez ce que signifie l’exploitation des océans en poussant sa description jusqu’à la caricature[7]. Cela dit, cette caricature apparaît encore relativement modérée si l’on songe à ce que la vision occidentale du monde a pu autoriser comme ignominies terroristes à l’encontre des mondes autres, dont le Pacifique : ainsi des essais nucléaires français (entre autres) déplacés du désert au sud de l’Algérie aux atolls polynésiens. Ce qui montre assez que le regard atlantique considère la mer comme un désert, et le désert comme terra nullius.

Pourtant, les navigateurs/explorateurs blancs ont fini par découvrir une autre perspective sur l’océan – tout autre, à vrai dire : la perspective pacifique. Cela a commencé par une énigme : comment était-il possible que ces « sauvages », ces hommes naviguant sur de frêles coquilles de noix, se soient installés sur des îles distantes de milliers de kilomètres entre elles (de la Micronésie à la Polynésie en passant par la Mélanésie[8]) alors que manifestement, ils étaient tous plus ou moins apparentés entre eux[9] ? C’était incompréhensible vu depuis la perspective atlantique. Hélène Artaud montre comment petit à petit, les Occidentaux ont découvert ces modes de vie entièrement étrangers au leur, supposant ce qu’elle nomme une « ontologie humide ». Elle décrit quelques-uns des « savoirs maritimes » de ces populations, comme l’observation des poissons et de oiseux, des nuages et de la houle, tous savoirs rendus possibles par une existence dans la mer et non pas sur la mer. À l’inverse des Occidentaux, les Océaniens ont développé une « écoesthésie »[10]. Ils connaissent la mer car ils en font partie, loin de toute idée de maîtrise – Hélène Artaud utilise le terme, mais, me semble-t-il, plutôt au sens de la maîtrise acquise par l’apprentissage, et non pas de la domination. Maîtrise d’une pratique de la mer, donc, et non pas maîtrise de la mer. Elle ne s’attarde pas trop sur les différentes compétences des Océaniens[11], parce que ce qui l’intéresse ici, c’est la rencontre entre les mondes atlantique et pacifique. Elle nous fait voir que celle-ci n’est pas dénuée d’effets paradoxaux : ainsi, c’est en partie grâce à la prise de conscience de quelques Occidentaux, qui ont réfléchi aux différences entre les deux mondes, qu’un certain nombre de savoirs et de coutumes ont pu être réhabilitées puis revendiquées en termes identitaires par les peuples du Pacifique. De fait, dit-elle, « la rencontre constitue le cadre à l’intérieur duquel est apparue une autre façon de se relier à la mer : celle de la perspective pacifique » (p. 164). Ici, on pourrait se demander : à qui est apparue cette perspective ? Et est-ce que cette « apparition » a apporté quelque chose aux Océaniens ? Hélène Artaud, semble-t-il, pense que oui. Suivant l’écrivain et anthropologue fidjien Epeli Hau’Ofa, l’un des acteurs du renouveau océanien, elle dit qu’il « synthétise le renversement qui s’opère [au cours de la rencontre], en évoquant le passage de la vision continentalo-centrée du colonisateur vers l’ontologie océanique ; le basculement de la vision occidentale des îles comme des terres isolées au milieu de l’océan à celle des insulaires privilégiant la lecture d’une mer d’îles. En faisant de cette inversion symétrique un élément structurant de leur identité, les peuples océaniens et, plus généralement, les peuples ayant vécu ou étant nés dans la colonisation en ont fait l’impulsion d’une renaissance. Ce qui fait toutefois de cette identité relative une identité singulière, et de cette identification réactive une identité singulière, est l’aptitude des peuples océaniens, et plus largement insulaires, à faire exister dans le cadre de catégories allogènes leurs différences et à leur donner une visibilité inédite » (p. 166)[12].

Après les deux premières parties de son livre consacrées, on l’aura compris, aux perspectives atlantique puis pacifique, Hélène Artaud se demande si le « tournant océanique » provoqué par la rencontre entre les deux mondes en est vraiment un, autrement dit, s’il s’agit d’une véritable rupture ou d’une continuité. Et elle ne se montre pas très optimiste… On ne voit pas très bien d’ailleurs comment on pourrait l’être. Elle montre bien que l’Occident n’a pas appris grand-chose de ce qu’il a pu découvrir dans le Pacifique. C’est vrai, des espèces animales sont désormais protégées, telles les baleines, par exemple. Mais cela se fait toujours au nom d’une vision occidentalo-centrée qui reconduit sous de nouveaux atours l’ancienne posture impérialiste. On protège des « ressources halieutiques », des stocks de poisson, voire la « biodiversité ». Mais on sait bien que pendant les conférences sur le climat ou la préservation des océans, le business continue. Si la perspective atlantique avait véritablement changé, ça se saurait… Mais comme ce n’est pas le cas et que les Européens et les Américains du Nord, pour résumer, continuent à ne pas comprendre qu’ils font eux aussi partie du monde et qu’il n’existe pas quelque chose comme une « nature » à protéger, hé bien, la dévastation se poursuit. Lire Hélène Artaud ne réglera pas la question. Mais cela pourra peut-être y contribuer tant soi peu. Et ce n’est pas rien.

Le 5 mars 2023, franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] Dans la traduction de Philippe Jaccottet pour le Club français du livre en 1955. La réédition que je consulte, également du Club français du livre, est datée de 1959. Il en existe deux éditions (l’une illustrée) beaucoup plus récentes à La Découverte (2016 et 2017).

[2] En 1924. Réédition in Hélène Monsacré (dir.), Tout Homère, Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019. Même version (« mer inféconde ») dans la traduction de Louis Bardollet (Bouquins/ Robert Laffont, 1995).

[3] Aux Éditions Garnier Frères.

[4] Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Le Livre de Poche, 2011 [1866]. Personnellement, c’est, avec L’Homme qui rit, où figurent également de grandes scènes maritimes, un des mes romans préférés de l’auteur des Misérables. Hélène Artaud y fait référence à plusieurs reprises pour montrer comment le rapport entre l’homme et l’océan est celui d’une lutte pour la domination, dans laquelle l’homme est équipé de machines puissantes (en l’occurrence, les bateaux à vapeur).

[5] Niklas Frykman. Mutineries. À bord des vaisseaux insurgés, 1789-1802. Traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, Éditions Libertalia, 2022.

[6] David Graeber, Les Pirates des Lumières ou la Véritable Histoire de Libertalia, traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, éd. Libertalia 2019.

[7] Je me permets ici de renvoyer à ma recension de C.L.R. James, Marins, renégats & autres parias. L’histoire d’Herman Melville et le monde dans lequel nous vivons. Traduction de l’anglais par Pascal Neveu. Postface de Matthieu Renault. Ypsilon éditeur Paris, 2016 [1953].

[8] Fernandes de Quiros, qui navigua jusqu’au îles Marquises en 1595, décrit le « Polynesian Triangle » comme équivalent à « un triangle allant de Londres jusqu’au nord de l’Europe (Sibérie), en passant par la Chine (Tibet et Inde du Sud) » (p. 97).

[9] Hélène Artaud m’apprend que le capitaine Cook, « qui traversa la région entre 1768 et 1779, avait […] démontré que les habitants des îles de Micronésie, Polynésie et Mélanésie parlaient, avec des varaitions mineures, une même langue ». Ce qui démontrait selon lui que tous appartenaient à une « même nation » (p. 96).

[10] C’était aussi le cas des nomades du désert, comme le font remarquer les auteurs de Micropolitiques des groupes : « Il se peut aussi que [la] difficulté à aborder la question de la micropolitique soit liée aux savoirs particuliers qu’elle convoque : savoirs relatifs aux mouvements, aux signes, aux singularités, aux affections et aux forces. Un mot dans l’arabe ancien désigne cette idée, Eilm. Eilm est le savoir particulier des signes, des forces du vent, des reliefs mouvants du territoire, qui permet aux nomades de se déplacer dans le désert sans se perdre. »

[11] Ici, je dois nuancer mon propos, en précisant que la « perspective pacifique » fait tout de même l’objet de toute la deuxième partie du livre (après la perspective atlantique) et avant la troisième consacrée aux conséquences de leur rencontre. Mais je lui sais gré de ne pas s’être trop étendue sur les aspects fascinants, certes, de la vie des Océaniens, mais qui auraient pu tirer son étude vers l’exotisme complaisant dont se contentent généralement les magazines ou les reportages télé (Gauguin, vahinés, etc.).

[12] Il me semble que cette problématique – faire exister sa différence dans le cadre de catégories allogènes – était aussi celles des femmes qui écrivirent Ne crois pas avoir de droits (Librairie des femmes de Milan, 1987, traduction française aux Éditions la Tempête, 2017) : quelle généalogie féminine s’inventer dans un monde – et son histoire – entièrement dominé par les hommes ?

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Trois livres sur une langue

Une fois n’est pas coutume, je parlerai ici de trois livres. Les trois traitent de l’arabe, chacun de son propre point de vue. Le plus récent, qui vient de paraître chez Libertalia dans une collection dirigée par l’excellent site d’information Orient XXI, se veut Plaidoyer pour la langue arabe. Son auteure, Nada Yafi, « a été tour à tour interprète, diplomate française dans des pays arabes, directrice du centre linguistique à l’IMA [Institut du monde arabe, à Paris], traductrice [et] éditrice de la page arabe d’Orient XXI ». L’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France, de Nabil Wakim, né au Liban en 1981 et journaliste au Monde, est paru au Seuil en 2020. Il s’agit plutôt d’une enquête sur la place de l’arabe en France et les difficultés rencontrées par l’auteur et un certain nombre d’autres personnes « immigrées » à retrouver l’usage de leur langue maternelle, bien souvent effacée par le français qui a pris sa place dans leur vie quotidienne. Enfin, le livre de Kaoutar Harchi, paru en 2016 chez Pauvert, est un essai de sociologie de la littérature. Il s’intéresse au parcours de cinq auteur·e·s algérien·ne·s qui ont écrit en français et aussi en arabe : Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve est son titre[1].

« Aucune langue n’est étrangère, à condition de pratiquer d’abord sa propre langue, écrivait Kateb Yacine en 1975[2]. Je m’exprime aujourd’hui en arabe dialectal, dans la langue du peuple algérien. J’apprends aussi à balbutier en langue dite berbère, la langue des ancêtres. C’est un double saut périlleux. Il faut le faire ou se résigner à l’aliénation. » Kateb est le premier des auteur·e·s étudié·e·s par Kaoutar Harchi. La citation rapportée ici aborde au moins deux des problématiques abordées par les trois ouvrages : tout d’abord, et de façon implicite, le poète déclare « sienne » la langue française – dont il disait par ailleurs qu’elle était pour lui un « butin de guerre », la guerre contre le joug colonial s’entend. S’il a commencé dans la « carrière » (entre guillemets, car peu furent moins carriéristes que lui) des lettres en écrivant en français, c’est probablement parce qu’il n’y avait guère, alors, moyen de faire autrement. Mais comme on sait si on l’a un peu fréquenté, il écrivit ensuite beaucoup en arabe, lorsqu’il monta (après l’indépendance, bien sûr : en 1971) une troupe de théâtre itinérante (l’Action culturelle des travailleurs – ACT) afin de parcourir l’Algérie à la rencontre de ses compatriotes. Première problématique, donc, et qui concerne avant tout les cinq écrivain·e·s « à l’épreuve » de Je n’ai qu’une langue… : le rapport entre la langue du colonisateur – qui fut aussi longtemps (132 ans !) la seule langue officiellement enseignée dans les départements français d’Algérie, l’arabe étant considéré comme une langue « étrangère » – et la (les) langue(s) des colonisé·e·s. Deuxième problématique, justement, les rapports entre l’arabe du Coran, tel qu’il était (et qu’il est encore souvent, semble-t-il, selon les témoignages rapportés par Nabil Wakim et Nada Yafi) enseigné dans les écoles coraniques, et l’arabe dialectal, sans parler de la ou des langues berbères (en tout cas dans les pays du Maghreb).

« Il y a un arabe mort, et un arabe vivant, dit encore Kateb Yacine. L’arabe vivant, c’est l’arabe populaire, car le principal créateur de la langue, n’en déplaise à nos Ulémas[3], c’est le peuple entier, lui seul peut donner à la langue toute sa saveur. C’est ce qui s’est passé, par exemple, quand on est allé du latin au vieux français, qui a fait éclater les formes religieuses, liturgiques, précieuses, etc. Il a fallu, bien sûr, tout le travail de la Pléiade, des Encyclopédistes, qui préparèrent les esprits à la Révolution de 1789. Ce travail reste à faire chez nous… J’aime la langue arabe, c’est ma langue maternelle, c’est pourquoi j’en parle avec tant de passion. Je crois en la révolution de la langue arabe et je suis sûr qu’elle sera faite plus tôt qu’on ne le croit… de nos jours on n’arrête plus le mouvement du monde par une bulle du pape… ou du grand mufti[4]. »

Kateb parlait là de ce que Nada Yafi appelle l’« arabe dialectal ». Personnellement, j’ai toujours eu un peu de mal avec la notion de dialecte, trop souvent (voire systématiquement) considéré comme une sorte de « sous-langue », qui n’aurait pas la dignité des « vraies » langues nationales. Mais ce n’est pas le cas de l’auteure du Plaidoyer pour la langue arabe : « Nous ne reviendrons pas, dit-elle, sur la définition de ce qu’est une langue par rapport à un dialecte, question qui soulève des débats linguistiques, comme le souligne l’aphorisme popularisé par le linguiste spécialisé dans l’étude du yiddish Max Weinrich : “Une langue est un dialecte avec une armée et une flotte.” Partons simplement, poursuit Nada Yafi, d’une constatation sur laquelle s’accordent linguistes et pratiquants de la langue : la langue arabe présente un large spectre linguistique dont les deux pôles semblent à première vue distincts : l’arabe littéral dit fusha[5] et le dialecte, âmmiyyai ou dârija. »

Mais je vais essayer de présenter brièvement chaque livre l’un après l’autre, ce sera plus simple.

Kaoutar Harchi analyse donc les trajectoires de cinq écrivain·e·s algérien·ne·s dans ce que Pascale Casanova avait appelé la « république mondiale des lettres[6]. » Outre Kateb Yacine, il s’agit d’Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal. Je ne citerai ici qu’un seul passage concernant leur rapport à la langue française (le livre parle en détail de leurs positionnements politico-littéraires entre métropole et colonie, puis, après l’indépendance, dans la situation postcoloniale, et il est passionnant en ce qu’il montre, à travers l’« épreuve » subie, quelle est la nature des rapports entre France et Algérie ; mais je ne veux pas en rendre compte trop longuement ici). « La relation de l’écrivain algérien à “la langue de l’autre” est douloureusement ambivalente. La notion de dépendance qui la traverse plus ou moins fortement est liée au fait que l’accession de l’Algérie à l’autonomie politique n’a pas favorisé l’accession à l’autonomie linguistique. En ce sens, l’écrivain algérien, privé de la possibilité d’énoncer les lois spécifiques de sa pratique d’écriture – et d’en forger librement l’outil –, est contraint d’adopter la loi de l’ancienne puissance coloniale qui consacre la langue française comme seule langue de la littérature[7]. »

L’approche de Nabil Wakim est bien différente. Elle est d’abord autobiographique : « Je suis né à Beyrouth, au Liban, en 1981, pendant la guerre[8], puis j’ai déménagé en France à l’âge de quatre ans. Je suis devenu journaliste au Monde, j’écris et je parle un français châtié. Par contre, je suis nul en arabe. Pourtant, j’ai grandi avec. Plus encore : l’arabe est ma langue maternelle. Celle que m’a parlée ma mère à la naissance, celle de mes premiers jeux d’enfant, celle de mes plats préférés. Quelque part entre mes quatre ans et mes quarante ans, j’ai perdu l’arabe en cours de route. Sans vraiment y faire attention, sans vraiment savoir pourquoi. » Dès lors, le livre raconte, souvent avec une bonne dose d’humour et d’autodérision, mais aussi avec une colère que l’on sent monter au fil des chapitres contre la politique linguistique de la France, la quête son auteur en recherche de compréhension : comment peut-on oublier sa langue maternelle ?

Il va d’abord voir d’autres personnes qui ont suivi un parcours similaire au sien : entre autres, deux anciennes ministres, Najat Vallaud-Belkacem et Myriam El-Khomry. Et constate qu’elles non plus ne parlent plus arabe. Il comprend petit à petit que ses parents n’ont pas trouvé important qu’il ne perde pas l’arabe. Pourquoi ? Parce que cela ne lui aurait pas servi dans son parcours scolaire d’abord, professionnel ensuite, selon son père. « Il y avait d’autres priorités. » Il découvre ensuite que « cette dynamique à l’œuvre dans certaines familles immigrées » ressemble à « ce qui s’est passé pour les langues régionales en France. L’historienne Mona Ozouf raconte ainsi qu’elle a été élevée par sa grand-mère, qui parlait un breton parfait mais l’interdisait à la maison : “Pour elle, comme pour les ruraux, le français est la langue de l’ascension sociale, celle avec ‘les enfants auront moins de mal’[9].” Longtemps, pousser ses enfants à apprendre le breton ne semblait pas la meilleure manière de leur donner une chance de réussir dans la vie. Je me souviens avoir vu les panneaux “Interdit de parler breton et de cracher par terre” dans mes manuels d’histoire, qui racontaient avec des décennies de retard comment la France avait écrabouillé les langues régionales pour donner toute la place au français, la langue commune[10]. On ne trouve nulle part de panneau “Interdit de parler arabe”, mais l’avertissement existe dans la tête de beaucoup de parents immigrés qui veulent que leurs enfants réussissent. »

Nabil Wakim poursuit en allant voir des scientifiques spécialistes du fonctionnement cérébral qui lui expliquent pourquoi il ne faut pas s’étonner d’avoir oublié une langue que l’on a cessé de pratiquer quotidiennement. Puis il s’intéresse au contexte politique hexagonal, qui empêche que l’arabe soit vraiment enseigné comme il devrait l’être par l’Éducation nationale : le nombre d’enseignants, de classes et d’élèves est dérisoire par rapport à ceux des autres langues étrangères, et il est inversement proportionnel au nombre d’élèves qui viennent de familles arabophones[11]. Et il raconte comment, pour tout arranger, de fausses informations ont été sciemment fabriquées et diffusées en 2014 par des militants d’extrême droite d’abord, puis par la droite dite « classique » et les réseaux laïcards (qui débordent largement à gauche), prétendant que la ministre de l’Éducation d’alors, Najat Vallaud-Belkacem, s’apprêtait à imposer l’enseignement obligatoire de l’arabe dès l’école primaire…Un bobard repris ensuite pendant des années par tout un tas de soi-disant « responsables » de la droite, tel l’inénarrable Ciotti Éric (en 2018), bobard dont l’efficacité ravageuse repose sur l’équivalence implicite aussi grossière que généralement admise : arabe = langue du Coran = développement de l’islamisme = terrorisme. L’ancienne ministre en a gardé « un souvenir amer », dit Nabil Wakim, et ce d’autant plus qu’elle s’était retrouvée très isolée alors face à la déferlante de messages haineux sur les réseaux sociaux[12]. Sur d’autres sujets polémiques[13], dit-elle, elle avait trouvé des soutiens, y compris venus du camp d’en face, « mais pas sur la langue arabe : non seulement vous avez un matraquage idéologique d’une certaine presse, mais y compris dans votre propre formation politique [le PS], les gens prennent un milliard de précautions avant de manifester le moindre soutien, c’est ça qui est dingue ! ». Eh oui… Plus c’est gros plus ça passe, disait déjà Gœbbels.

Dans ce contexte, on a bien besoin d’une contre-propagande, ou plutôt d’une contre-information intelligente. C’est ce à quoi s’est attachée Nada Yafi avec son Plaidoyer pour la langue arabe.

L’intérêt de ce petit bouquin, c’est qu’il nous dit à peu près tout ce que nous devrions savoir sur le sujet. Il ne s’agit pas d’une encyclopédie, non, mais d’une synthèse vraiment très utile. De plus, ce qui ne gâte rien, son auteure est vraiment engagée, au bon sens du terme : comme il a été dit en introduction de cette note, elle peut se prévaloir d’une solide expérience et… elle aime l’arabe, tout simplement. Elle nous apporte des éléments historiques, sociologiques, politiques… et linguistiques, bien sûr, de compréhension des enjeux de la présence de cette langue en France. Il est parfois difficile de se convaincre de l’urgence qu’il y a à mieux s’informer d’un sujet qui est quelque peu escamoté dans le débat public hors quelques moments de crise politico-médiatique comme celle évoquée plus haut autour de l’enseignement obligatoire de l’arabe. Si tel est votre cas, lisez d’abord les chapitres X et XI du livre, respectivement : « L’impensé algérien » et « Le retour du refoulé ». « Si la langue arabe est vue sous un jour guerrier, si elle est si souvent le prétexte de violentes polémiques en France, c’est, j’en suis désormais convaincue, en raison d’un imaginaire collectif qui demeure hanté par la question algérienne. » Et de citer Kaoutar Harchi, elle-même citant Jules Ferry : « Nous ne voulons leur [les enfants d’« indigènes »] apprendre ni beaucoup d’histoire, ni beaucoup de géographie, mais seulement le français, le français avant tout, le français et rien d’autre[14]. » La sociologue poursuivait en rappelant le résultat de cette politique : « le taux de scolarisation des enfants algériens atteignait péniblement 5% en 1912 ».

« En désignant autrefois systématiquement les Algériens par le terme de “musulmans” selon un critère racial-religieux qui les séparait des citoyens français des migrants européens et de leurs compatriotes juifs, poursuit Nada Yafi, la France coloniale aura sans doute davantage ancré dans la mémoire collective le lien supposément indissoluble entre langue et religion que ne l’ont fait quelques attentats perpétrés par des individus désaxés se réclamant de l’islam, alors même qu’ils se révèlent ignorants de son histoire et de ses valeurs. » Parce qu’ils ont crié Allah Akbar, ces agresseurs représenteraient l’essence de l’islam, religion violente s’il en est. Nada Yafi fait litière de ces accusations en rappelant que cette expression, qui n’existe pas dans le Coran, est « à rapprocher d’une expression usuelle dans les prières chrétiennes : “Notre Père qui êtes aux cieux.” La formule, ajoute-t-elle, a également acquis un sens profane en passant dans l’usage populaire sous forme d’interjection visant à exprimer l’émerveillement, l’admiration, voire, par extension, l’ironie. » Et de conclure : « Le détournement abusif d’une expression linguistique en arrive pourtant à justifier pour certains le rejet d’une langue. » Autrement dit : à justifier l’ignorance crasse des Blancs sûrs de leur supériorité et de leur vocation à dominer le reste du monde[15]

Nada Yafi cite à plusieurs reprises les deux autres livres dont j’ai brièvement traité ici, et bien sûr beaucoup d’autres références très utiles. C’est pourquoi je conseillerai à celles et ceux qui voudraient d’en tenir à un seul ouvrage, ou alors savoir par lequel commencer, de lire d’abord son Plaidoyer. Et ce même si j’ai quant à moi vraiment apprécié aussi les deux autres.

 

Ce 30 janvier 2022, franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] Titre tiré d’une phrase de Jacques Derrida dans son essai Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine (éd. Galilée, 1996). L’auteur y a fait insérer (au moins dans l’édition de 2016, celle que je cite) une « Annonce » avant même les pages de titre, dans laquelle on peut lire : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. […] Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi voué à parler tant que parler me sera possible, à la vie à la mort, cette seule langue, […] jamais ce ne sera la mienne. Jamais elle ne le fut en vérité. » Fils de juifs sépharades, Jacques Derrida naquit et vécut en Algérie jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, rappelle Kaoutar Harchi.

[2] Ne me demandez pas la référence précise. J’avais commis, en 1999, un petit papier (pour Le Monde Diplo) sur Kateb Yacine à propos de quelques parutions le concernant – c’était (déjà !) le dixième anniversaire de sa mort. J’y citais ces phrases sans en indiquer l’origine. J’ai retrouvé une partie de la citation en exergue d’un de ces volumes, un recueil de ses œuvres théâtrales, Boucherie de l’espérance (Seuil, 1999), avec la référence aux Nouvelles littéraires.

[3] Ici, on peut s’amuser à remplacer « arabe » par « français » et « Ulémas » par « Académiciens »…

[4] « Kateb Yacine, les intellectuels, la révolution et le pouvoir », Jeune Afrique, n° 324, 26 mars 1967. Extrait cité par Zebeida Chergui dans sa « Note au lecteur » en ouverture de Boucherie de l’espérance, op. cit.

[5] À ne pas confondre toutefois avec la langue du Coran, celle dont Kateb Yacine disait qu’elle était « morte » (comme nous disons du latin ou du grec ancien que ce sont des langues mortes) : « L’arabe dit fusha (le terme arabe signifiant langue claire), précise Nada Yafi, plus fréquemment appelé de nos jours “arabe moderne standard”, est la première langue officielle des vingt-deux États de la Ligue arabe. C’est également – il n’est pas inutile de le rappeler – l’une des six langues officielles de l’ONU et de nombreuses organisations internationales ou régionales. » J’ajoute ici que c’est une langue qui évolue, comme toutes les langues, et particulièrement à travers l’usage des médias et d’Internet.

[6] Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, 1999. Voici ce que j’en écrivais la même année, encore pour le Diplo (pardon, je recycle…) : « Née au XVIe siècle de la lutte, incarnée par Du Bellay et son fameux manifeste Défense et illustration de la langue française, entre français “vulgaire” et latin jusqu’alors hégémonique, la République des lettres s’est universalisée au travers de deux autres périodes de bouleversements historiques majeurs : l’émergence des « nationalités » dans l’Europe du XIXe, puis la décolonisation après 1945. Elle a “son propre mode de fonctionnement, son économie engendrant hiérarchie et violences, et surtout son histoire qui, occultée par l’appropriation nationale (et donc politique) quasi systématique du fait littéraire, n’a jamais encore été véritablement décrite”. Le mérite de Pascale Casanova est d’éclairer les enjeux qui structurent un espace et un temps littéraires, définissant des cartes et des calendriers, croisant certes souvent ceux de la politique et de l’économie internationales, mais pourtant ne coïncidant pas toujours très exactement avec eux. Ce livre atteint son objectif, qui est de fournir “une sorte d’arme critique au service de tous les excentriques (périphériques, démunis, dominés) littéraires” ».

[7] Pascale Casanova, op. cit. [note de l’auteure].

[8] La guerre civile libanaise a duré de 1973 à 1990 [note de l’auteur].

[9] Entretien au Monde, 22 mars 2019 [note de l’auteur].

[10] J’avais écrit un article (encore du recyclage, pardon !) à propos de cette « normalisation » (comme disait Brejnev à propos de l’intervention des chars soviétiques à Prague en 68) de la langue française : https://antiopees.noblogs.org/post/2017/11/04/a-propos-de-la-derniere-bulle-dune-institution-francaise-quacademique-on-nomme/#_ednref10

[11] « La France compte en tout 178 enseignants de langue arabe dans l’Éducation nationale à la rentrée 2019 – soit 20% de moins qu’en 2010 ! Et dans ce total, il faut compter un gros tiers de contractuels […] Pour avoir plus de profs dans le circuit, il faudrait ouvrir des postes au concours. En 2019, il y avait 6 places au CAPES d’arabe, contre 10 pour le chinois, et 250 pour l’allemand. Ces chiffres sont assez stables depuis 10 ans. […] Du côté des classes, si on compte 359 établissements enseignant l’arabe sur toute la France, la réalité est très contrastée selon les académies. […] Si le nombre des classes est si peu élevé, c’est qu’il faut convaincre les recteurs, les régions, les chefs d’établissement et le reste du corps enseignant que c’est une bonne idée d’avoir une classe d’arabe. Et là, tout devient plus compliqué : personne n’est pour. Autant essayer de convaincre Total qu’il faut arrêter d’extraire du pétrole demain pour sauver le climat. » (Nabil Wakim, p. 103-105.) Nada Yafi résume : « un élève sur mille dans le primaire et deux sur mille au collège ».

[12] « La calomnie, monsieur ! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. » Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, Le Barbier de Séville (1775).

[13] Comme les « ABCD de l’égalité », programme scolaire destiné à lutter contre le sexisme et les stéréotypes de genre qui avait finalement été abandonné suite à une campagne tout aussi violente de l’extrême droite…

[14] C’est moi qui souligne. (Cela me rappelle aussi l’aversion des Versaillais contre le principe même de l’éducation des rejetons des « classes dangereuses » : ils ne haïssaient rien tant que les prolétaires « éduqués », qui savaient lire la Déclaration des Droits…)

[15] Voir à ce propos le « débat » édifiant entre Éric Zemmour et Jack Lang qui eut lieu en février 2020 sur une chaîne d’info en continu et dont on trouve facilement l’enregistrement sur YouTube.

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Mutineries. À bord des vaisseaux insurgés, 1789-1802

Niklas Frykman. Mutineries. À bord des vaisseaux insurgés, 1789-1802. Traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, Éditions Libertalia, 2022.

Les camarades et ami·e·s de Libertalia entretiennent un rapport particulier à la mer, aux marins et à la lutte des classes. Le choix du nom de leur maison d’édition devrait nous renseigner suffisamment à ce sujet : en effet, « Libertalia » avant d’être l’un des titres publiés par ladite maison[1], fut le nom attribué par son auteur, Daniel Defoe, à une « utopie pirate » installée à la fin du XVIIe siècle au nord de Madagascar. « Le mythe de Libertalia, utopie pirate en actes, est resté une source inépuisable d’inspiration parmi la gauche libertaire », écrivait le regretté David Graeber en préface à ses Pirates des Lumières, ajoutant : « La possibilité de faire paraître ce livre chez un éditeur nommé Libertalia était trop tentante pour que j’y résiste[2]. » Et non seulement il y avait le nom, mais encore le fonds : en effet, Libertalia avait déjà publié, avant Graeber, les sommes de Marcus Rediker, Pirates de tous les pays et Les Forçats de la mer[3]. Ce dernier titre nous rapproche de notre lecture d’aujourd’hui, puisqu’il s’intéresse aux marins en général, et pas seulement aux pirates. Niklas Frykman s’inscrit complètement dans la continuité de son « ami camarade et mentor, Marcus Rediker[4] », en ce qu’il considère, comme lui, que les marins des XVIIe et XVIIIe siècles, soit la période de mondialisation du capitalisme autrement nommée avènement de la modernité, « étaient de simples prolétaires partant en mer, issus du premier groupe important de travailleurs ayant vendu leur force de travail aux capitalistes marchands[5] ». Ces marins furent « au centre des conflits de classe qui ont émergé entre le capital et le travail à partir du XVIIIe siècle […] Ils ont inventé la grève, qui deviendra l’une des armes les plus importantes du prolétariat mondial. Les marins ont également relié diverses catégories de producteurs – esclaves, domestiques, artisans et autres travailleurs – et leurs luttes à travers l’espace et le temps. Même le drapeau rouge du socialisme et du communisme était au départ un symbole maritime, utilisé par les pirates et la flotte dans les batailles pour signifier qu’aucun quartier ne serait fait ou accepté au cours de l’assaut, que ce serait un combat à mort[6]. » Un irréductible antagonisme de classes, donc, qui se donne à voir dans l’une des ses formes les plus pures au cours des mutineries qui eurent lieu « à bord des vaisseaux insurgés » entre 1789 et 1802. J’avoue que jusqu’ici, j’avais moi aussi une vision quelque peu « romantique » et « condescendante » des gens de mer de cette époque, les considérant « comme une version désuète, fascinante, exotique et excentrique de “l’Autre” » et, partant, « comme des acteurs historiques sans importance »[7]. J’avais tort. J’aurais pourtant dû me rendre compte que la naissance et l’expansion fulgurante du capitalisme marchand reposaient en très grande partie sur le « commerce triangulaire », soit l’exportation de marchandises depuis la métropole vers les côtes de l’Afrique où l’on raflait des esclaves, lesquels étaient déportés vers les « îles à sucre » où ils étaient débarqués, le sucre, le café et autres épices et denrées coloniales venant les remplacer dans les cales des navires de retour vers les ports « négriers » de l’Europe occidentale. Cette première mondialisation reposait donc sur les épaules des matelots, lesquels étaient exploités sans vergogne par les armateurs et les compagnies de commerce des Indes orientales et occidentales. Compagnies françaises, anglaises et hollandaises avant tout, sans oublier les espagnoles. Mais la dureté des conditions de travail à bord des navires marchands n’était rien, semble-t-il, à côté de celle qui régnait sur les navires de guerre, dont le nombre augmenta sans cesse au cours du XVIIIe siècle, en même temps que les échanges commerciaux entre les métropoles et leurs colonies, qu’il fallait protéger contre les puissances impérialistes rivales. Au début des années 1790, alors que la guerre reprenait entre la France en révolution et les forces d’Ancien Régime principalement représentées, sur mer, par la Royal Navy britannique, « les flottes européennes totalisaient ensemble 600 vaisseaux de ligne de bataille, presque autant de frégates et près de 2 000 corvettes, bricks, avisos et autres navires de moindre dimension. Tous ces navires embarquaient plus de 6 000 canons, soit dix fois la quantité de pièces d’artillerie alors en usage dans l’ensemble des armées de terre du continent, et approximativement 350 000 hommes d’équipage, équivalant à presque toute la main-d’œuvre maritime qualifiée des pays riverains de l’Atlantique nord[8]. » D’où un premier problème, celui du recrutement des marins. La plupart d’entre eux répugnaient à servir dans la marine de guerre car non seulement ils y étaient moins bien payés que dans la marine marchande, mais encore et surtout, les navires de guerre de l’époque s’apparentaient à des bagnes flottants pour les simples matelots (à quoi il fallait ajouter l’éventualité de mourir dans un combat naval). C’est pourquoi les Amirautés n’hésitaient pas à recourir à la force pour embarquer des matelots. Ainsi La Royal Navy avait-elle systématiquement recours, avec l’aval du Conseil privé du souverain britannique, à ce que l’on appelait des press gangs qui, en cas de besoin, « déferlaient […] sur les villes portuaires et les rades, enlevant sans aménité tous les marins sur lesquels ils pouvaient mettre la main pour les conduire sur les vaisseaux de Sa Majesté en manque de personnel qualifié » (p. 39). Frykman cite un témoin de l’époque, un officier de la marine suédoise en escale près de Douvres :

« Cela fonctionne ainsi. Quand un navire marchand jette l’ancre, on envoie un sloop transportant des hommes en armes, qui prennent tous les marins les plus utiles. […] Ces malchanceux sont aussitôt emmenés sur un vaisseau de guerre et, même s’ils sont restés longtemps éloignés de chez eux et de leurs proches, ils ne seront plus jamais autorisés à poser un pied sur la terre ferme. » (p. 39)

Cette pratique du recrutement forcé provoquait de nombreuses échauffourées, souvent extrêmement violentes et entraînant des morts d’hommes[9]. En fait, il y avait suffisamment de marins en temps de paix – principalement dans la marine marchande. Mais dès que la guerre éclatait, la demande en hommes doublait car, tout en assurant le fonctionnement des vaisseaux de guerre, à bord desquels pouvaient travailler, selon leur taille, jusqu’à plusieurs centaines d’hommes, il n’était pas question d’abandonner le commerce maritime qui était à l’origine de la puissance du Royaume-Uni.

Il ne faut pas chercher bien loin les causes de la difficulté du recrutement : il s’agissait véritablement d’un travail de « galérien » (même si les galères en tant que telles avaient disparu depuis un certain temps déjà). « Tout individu qui montait pour la première fois à bord d’un vaisseau de guerre était saisi d’un profond ébahissement. Quel que fût le cours de son existence auparavant – qu’il fût un philosophe[10] de la classe moyenne ou un marin expérimenté, un paysan sans terre ou un artisan au chômage –, il ne s’était encore jamais trouvé dans un environnement aussi artificiel et aussi peu familier. Ce n’était en effet que très rarement, au XVIIIe siècle, que des centaines d’hommes travaillaient ensemble en un espace clos. Il était encore plus rare de voir autant d’êtres humains coordonner leurs tâches pour faire marcher une seule machine, comme c’était le cas à bord d’un grand navire de combat. À l’époque, très peu de gens avaient fait l’expérience de la discipline du travail industriel. C’est à peine si la masse du peuple concevait que l’horloge puisse avoir un rapport avec les horaires de travail. Mais en rejoignant l’équipage d’un vaisseau de guerre, les nouvelles recrues se retrouvaient subitement plongées dans une société de masse microcosmique, où des centaines d’homme travaillaient sans relâche, sous la surveillance constante des officiers. […] Les hiérarchies étaient strictement définies et imposées avec brutalité. Le pouvoir formel se concentrait tout entier dans la personne du capitaine, dont l’autorité à bord ne connaissait pas de limites et était répercutée par le corps des officiers sur le reste de l’équipage, les matelots du pont inférieur. » (p. 56-57)

Sur ces vaisseaux, on embarquait beaucoup plus d’hommes qu’il n’aurait été nécessaire pour en assurer simplement la manœuvre : c’est qu’il fallait du monde pour servir les pièces d’artillerie pendant les batailles (lesquelles se terminaient la plupart du temps en immondes boucheries, des centaines d’hommes étant tués ou mutilés par les canons ennemis qui visaient au ras du pont, « dans le tas »). Que faire pour tenir tranquilles tous ces surnuméraires ? Eh bien, on s’organisait pour les faire bosser dur, et tout le temps : « La journée de travail, sur un navire de guerre britannique, commençait à 4 heures du matin, lorsqu’une des deux équipes de quart recevait l’ordre de briquer le pont, l’une des activités les plus pénibles à bord.

“Ici les hommes souffrent d’être obligés de s’agenouiller sur le pont trempé, où a été répandu un sable graveleux. Pour accomplir cette tâche, ils doivent se mettre à genoux nus pour frotter le pont avec une pierre et ce sable, qui souvent les blesse cruellement.”

Ce travail se poursuivait pendant trois heures et demie, jusqu’au petit-déjeuner, après quoi l’autre équipe se mettait à briquer le pont à son tour. » (p. 60) Frykman cite le lieutenant Thomas Hodgskin qui expliquait que les capitaines cherchaient à occuper sans cesse leurs hommes, « tant ils craignaient que l’oisiveté puisse mener à la réflexion », laquelle aurait pu les conduire à « comparer leur situation à celle de leurs compatriotes ou à ce qu’ils avaient été avant », et les inciter « à se venger de l’oppression qu’ils subissaient » (p. 61).

Mais bien sûr, le travail seul n’aurait pas suffi à maintenir la discipline : « un “système universel de terreur” prévalait à bord » (p. 63-64). Les châtiments variaient d’une marine de guerre à l’autre, mais partageaient tous une férocité sans nom : « isolement cellulaire, travaux forcés, mise au pilori, bain forcé, marquage au fer rouge, langue arrachée, main coupée, immersion par-dessous la quille (supplice nommé “grande cale”), bouline[11], flagellation répétée sur chaque vaisseau de la flotte, pendaison, suspension jusqu’à la mort à un gibet pour l’exemple, noyade, décapitation, décimation, arquebusade et supplice de la roue… La plupart de ces punitions étaient rarement appliquées, mais, dans la marine britannique notamment, la pendaison et la flagellation répétée (pouvant atteindre jusqu’à 800 coups de chat-à-neuf-queues) étaient assez courantes […] » (p. 65).

David Graeber a résumé cette situation en soutenant que « la discipline moderne de l’usine est née dans les plantations et sur les navires. Plus tard, les premiers industriels adoptèrent ces méthodes consistant à transformer les êtres humains en machines, dans les fabriques de Birmingham et Manchester[12] ».

Malgré ces conditions effrayantes (ou à cause d’elles, peut-être), les marines de guerre connurent relativement peu de mutineries avant la période étudiée par Frykman (leur nombre a probablement été sous-estimé car certaines d’entre elles furent sauvagement réprimées sans pour autant être documentées – il en allait aussi de la réputation des officiers auprès de l’Amirauté : une mutinerie à bord du vaisseau dont ils avaient la responsabilité n’était jamais un bon point pour eux).La manière la plus courante de résister à cette terreur était d’y échapper en désertant – ainsi que le firent, « selon les calculs de l’amiral Nelson, quelques 42 000 matelots […] entre 1793 et 1802 » (p. 78), et ce alors que le total des effectifs de la marine du Royaume-Uni s’élevait à 120 000 hommes. Et les chiffres étaient plus élevés encore dans les marines française et hollandaise, avant tout parce que le blocus continental britannique contraignait les navires à rester à quai, ce qui facilitait d’autant les désertions.

C’est probablement la Révolution française qui mit le feu aux poudres. Le 1er décembre 1789, Toulon, son port et son arsenal entraient en insurrection. Pierre-Victor Malouët, l’intendant de la Marine à l’arsenal, une sorte de super PDG du chantier naval, lequel, sous sa direction, avait été à la pointe, avec Brest et Rochefort, de l’effort d’investissement dans la marine de guerre qui avait porté la flotte française au même niveau que la Royal Navy, soit la superpuissance maritime de l’époque, avait déjà quitté ses fonctions pour devenir député à la Constituante. Mais la réduction des salaires des matelots et des ouvriers de l’arsenal qu’il avait mise en œuvre depuis une décennie, grâce à une politique de privatisation et de sous-traitance à des entrepreneurs privés (ça ne vous rappelle rien ?), combinée à la quasi-faillite de l’État fin 1788, aggravée par un hiver 1788-1789 exceptionnellement rigoureux, amenèrent une situation explosive dans la rade de Toulon (où la moitié de la population adulte masculine travaillait à l’arsenal). Déjà en mars 1789 se produisit une « émeute frumentaire » (afin d’obtenir du blé – et donc du pain). Dès le mois d’août se formait une garde nationale arborant la cocarde tricolore et intégrant des ouvriers et des artisans. « La classe ouvrière toulonnaise, jusque-là plutôt docile, s’affirmait comme une formidable force révolutionnaire. Après avoir dominé la vie politique de la ville pendant près de trois siècles, le corps des officiers de marine se retrouvait brusquement en plein territoire hostile. » (p. 87-88) La journée du 1er décembre fut le résultat d’une tentative du commandant du port militaire d’opposer les artilleurs de marine qu’il commandait à la garde nationale. Mais non seulement les « canonniers-matelots », fraternisant avec les gardes nationaux, refusèrent de lui obéir, mais ils l’arrêtèrent et avec lui plusieurs autres officiers de haut rang. Avec cette mutinerie, « c’était la masse des sans-grade de la marine française, la deuxième du monde par sa puissance de feu et ses effectifs, qui rejoignait ainsi le camp de la Révolution » (p. 88).

Un vent de panique souffla parmi les officiers de marine de tous les ports français, mais aussi (et surtout) parmi les planteurs esclavagistes des colonies. En effet, l’Empire colonial français dépendait entièrement de la docilité des matelots de la « Royale » qui devaient protéger leur lucratif commerce triangulaire… Et Pierre-Victor Malouët était mieux placé que quiconque pour le savoir : car il était lui aussi un de ces négriers, planteur de canne à sucre à Saint-Domingue, la « perle des Antilles », la plus riche des colonies de l’époque. Quand la nouvelle de l’insurrection toulonnaise arriva à l’Assemblée constituante, voici ce qu’il déclara devant ses collègues députés : « Messieurs, après les détails que vous venez d’entendre, nous sommes tous fondés à nous demander ce qu’est devenu le gouvernement, l’autorité des lois, et sur quels fondements repose la liberté publique, et qui commande enfin dans cet empire. » (p. 90, c’est moi qui souligne). On voit bien ce qui était en jeu : dans le discours du négrier, il s’agissait du commandement général, du gouvernement en somme, capable de garantir le bon fonctionnement des affaires en protégeant la propriété, y compris celle des esclaves. Mais lors de chaque mutinerie sur un ou plusieurs navires, c’était le même principe qui était en jeu, comme il l’était lors des révoltes d’esclaves dans les plantations, comme il le fut lors de la révolution en Haïti – et l’on comprend alors pourquoi , dans chacune de ces situations, les défenseurs de l’ordre établi se montrèrent aussi impitoyables lorsqu’ils parvenaient à prendre le dessus sur les insurgés – et même lorsqu’ils n’y parvenaient pas : voir comment les États français puis américain, et les banques des mêmes États, ont fait si chèrement payer son émancipation au peuple haïtien depuis plus de deux siècles[13] – ces gens- là n’oublient jamais rien, et ils ont la rancune tenace.

Tout un chapitre de Mutineries est consacré aux péripéties des matelots français pris entre les exigences du parti colonial, qui voulait les enrôler dans sa lutte contre les esclaves révoltés, et celles de la Révolution, qui se montra tout aussi dure envers eux que l’avait été l’Ancien Régime.

Pendant ce temps, se développait dans la Royal Navy un mouvement d’abord simplement revendicatif (de type « syndicaliste » avant la lettre) puis carrément politique, avant de tourner, après les répressions toujours aussi atroces des précédents mouvements, à une sorte d’action directe ultra-violente contre les officiers (cette dernière se terminant elle aussi par l’écrasement des mutins au moyen des mêmes méthodes terroristes qui avaient dès longtemps fait leurs preuves). Trois chapitres du livre sont consacrés à ces différentes phases, sur lesquelles je ne m’attarderai pas en détail : j’en dirais trop ou pas assez, mais forcément mal. Si vous vous intéressez à l’histoire des révoltes et de la lutte des classes, alors il faut absolument lire ce livre. Vous y apprendrez qu’au cours de l’année 1797, une énorme mutinerie eut lieu dans la Royal Navy : « Au total, plus de 40 000 hommes travaillant sur une centaine de navires tinrent tête à leurs officiers et refusèrent de participer à la guerre pendant presque deux mois. » (p. 245) Comme cela avait déjà été le cas dans la flotte française, ils réclamaient avant tout, outre des augmentations substantielles de salaires et de meilleures conditions de vie, l’assouplissement, sinon l’abolition du régime disciplinaire qui faisait des navires de véritables bagnes flottants. Pendant les deux mois du mouvement, ils s’organisèrent en « conseils » et arborèrent le drapeau rouge en signe de détermination.

On lira dans le livre les détails de la répression. Les chefs militaires et leurs commanditaires capitalistes avaient eu peur. Ils s’organisèrent afin que cela ne se reproduise jamais : « Afin de contenir toute contagion de la mutinerie, les autorités britanniques s’efforcèrent d’empêcher les anciens mutins en fuite de rejoindre la marine marchande, espérant éviter ainsi qu’ils transmettent leur expérience aux “colonies lointaines”. L’Amirauté suggéra avec insistance aux membres influents du négoce maritime national de faire paraître “immédiatement et publiquement une résolution stipulant l’interdiction d’employer un marin qui, après une certaine période, ait persisté dans son état d’insubordination”. Peu après, la puissante Union des marchands, propriétaires de navires et autres personnes ayant des intérêts dans la navigation – à laquelle appartenaient le Premier ministre William Pitt, le président de la Compagnie des Indes orientales Hugh Inglis, le gouverneur de la Banque d’Angleterre Thomas Raikes, l’ancien président de la Société des marchands des Antilles britanniques et de la Compagnie des docks de Londres Richard Neaves, ainsi que quarante-six autres influents personnages de haut rang – répondit à cet appel du pied en proclamant publiquement : “Dorénavant, aucun marin ne pouvant présenter un certificat provenant de son ancien commandant, attestant d’une conduite obéissante et disciplinée, ne pourra être employé au service des signataires.” En outre, ils décidèrent de “créer un fonds, basé sur une souscription volontaire […] et ayant pour but de débusquer et de traduire en justice les traîtres tapis dans l’ombre qui ont fomenté et attisé la mutinerie […] » (p. 293-294)

Une fois de plus, je n’ai donné qu’un faible aperçu de ce livre, et accordé peut-être trop de place au point de vue de l’ennemi de classe… C’est parce qu’il donne, par contraste, une bonne idée, me semble-t-il, de la puissance de ces mutineries et de leur enjeu, ni plus ni moins que le renversement des exploiteurs. Si vous voulez en savoir plus sur l’organisation des mutins, sur leurs revendications, sur leur usage du drapeau rouge, alors lisez Nyklas Frykman, cela vaut le détour.

franz himmelbauer (pour Antiopées), le 4 décembre 2022

[1] Daniel Defoe, Libertalia, une utopie pirate, traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, éd. Libertalia 2012 [Phébus 2002]. Du même auteur, Libertalia a publié en 2015 Femmes pirates. Anne Bonny & Mary Read, dans une traduction de Philippe Mortimer.

[2] David Graeber, Les Pirates des Lumières ou la Véritable Histoire de Libertalia, traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, éd. Libertalia 2019. Il convient de noter ici que cette édition est l’originale – le livre a d’abord été publié en français (ce qui, au passage, constitue en soi un sacré compliment à la maison d’édition). Par ailleurs, ce fut le dernier essai publié de son vivant par l’anthropologue anarchiste David Graeber, décédé en septembre 2020, et qui n’a pas fini de nous manquer.

[3] Marcus Rediker, Pirates de tous les pays. L’âge d’or de la piraterie atlantique (1716-1726), traduit de l’anglais par Fred Alpi, éd. Libertalia 2008 et Les Forçats de la mer. Marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain (1700-1750), mêmes traducteur et éditeur, 2010.

[4] Niklas Frykman, Mutineries, « Remerciements », p. 8

[5] Rediker, Les Forçats de la mer, préface à l’édition française, p. 7.

[6] Ibid, p. 8.

[7] Ibid, p. 7.

[8] Niklas Frykman, Mutineries, p. 37. (Les citations suivantes de Frykman seront indiquées dans le texte par le n° de page entre parenthèses.)

[9] Frykman parle de 600 échauffourées entre 1738 et 1805, dont 10% causèrent au moins un décès.

[10] En français dans le texte original.

[11] « Châtiment consistant à faire passer le condamné entre deux rangées de matelots qui le fouettaient avec des fouets faits de fin cordage goudronné et appelés “garcettes” (NdT). »

[12] David Graeber, Les Pirates des Lumières, op. cit., p. 18.

[13] Voir par exemple Haïti-France. Les chaînes de la dette. Le rapport Mackau (1825), Édition intégrale, annotée et commentée par Marcel Dorigny, Jean-Marie Théodat, Gusti-Klara Gaillard et Jean-Claude Bruffaerts, éd. Maisonnneuve&Larose et Hémisphères, 2021.

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Roxanne Dunbar-Ortiz, Contre-histoire des États-Unis.

Roxanne Dunbar-Ortiz, Contre-histoire des États-Unis. Traduction de l’anglais (américain) et préface de Pascal Menoret. Éditions Wildproject, 2018 [2014]

« Ce livre répond à une question simple : pourquoi les Indiens d’Amérique ont-ils été décimés ? » C’est la première phrase de la préface du traducteur Pascal Menoret. J’aurais plutôt dit : « Comment les Indiens d’Amérique ont-ils été décimés ? » Et même si cette préface est excellente par ailleurs, je contesterai le choix du verbe décimer : selon le Dictionnaire historique de la langue française (Robert), il « est emprunté au latin decimare “punir de mort une personne sur dix désignée par le sort”, châtiment surtout infligé aux soldats d’une troupe qui avait failli à son devoir ». Or jamais elles ne faillirent à leur « devoir », les troupes diverses et variées qui massacrèrent sans relâche les habitants des terres convoitées par les colons. Quelques lignes plus loin, Pascal Menoret utilise le terme approprié : « […] Roxanne Dunbar-Ortiz montre que les États-Unis sont une scène de crime : il y a eu génocide […] » Avant de refermer notre dictionnaire, voyons ce qu’il en dit : « Génocide, d’abord employé [après son invention en 1944 par le juriste juif polonais Lemkin] à propos des nazis et de leur “solution finale” du problème juif, se dit de la destruction méthodique d’un groupe ethnique et par extension, de l’extermination d’un groupe en peu de temps. » Je souligne ce « peu de temps » car je ne vois guère de quoi il s’agit – en l’occurrence, celle du génocide des Indiens d’Amérique, la chose a duré un certain temps, tout de même. On pourrait même dire qu’elle dure encore.

Un peu plus loin dans sa préface, le traducteur donne quelques éléments biographiques qui expliquent d’où vient Roxanne Dunbar-Ortiz : « […] militante de la cause amérindienne depuis le début des années 1970 », elle est née au Texas en 1938 avant de grandir en Oklahoma « entre la mémoire d’un grand-père anarchosyndicaliste et une mère passionnément baptiste et à moitié indienne. C’est en passant par la Palestine [qu’elle] découvrit son ascendance indienne. Étudiante à l’université de l’Oklahoma, elle rencontra un étudiant palestinien, Saïd Abu-Lughod, qui lui raconta l’histoire de l’occupation et du nettoyage ethnique de la Palestine. Les Palestiniens étaient les Indiens du Moyen-Orient, déplacés, éparpillés, niés en tant que peuple et privés d’un État. Roxanne Dunbar-Ortiz qui, dans une autre vie, avait eu honte de sa “vieille sorcière indienne alcoolique” de mère, comprit alors que ses racines indiennes étaient non seulement une richesse, mais une méthode : lire l’histoire des États-Unis et du monde du point de vue amérindien – ou palestinien – permettait de comprendre la violence coloniale, ignorée ou relativisée par d’autres points de vue ». Justement, elle eut un long débat avec Howard Zinn à propos de sa célèbre Histoire populaire des États-Unis, laquelle plaçait au premier plan de l’histoire « la classe ouvrière, les femmes et les minorités ». À ses yeux toutefois, cette Histoire populaire restait « prisonnière des mythes coloniaux, en particulier du mythe du progrès indéfini des États-Unis en direction d’une “plus parfaite union”, comme le proclame le préambule de la Constitution. » Les Amérindiens y apparaissaient très peu. Lors de cette discussion, Zinn refusa de revenir sur son Histoire populaire, tout en reconnaissant la justesse des arguments de son interlocutrice. Il lui conseilla alors d’écrire « l’histoire indigène des Etats-Unis ». Et c’est ce qu’elle fit.

 

L’un des lieux communs du discours colonial est celui de la terra nullius : le territoire qui n’appartient à personne, « personne » désignant ici les « naturels », les sauvages vivant certes sur la terre convoitée mais ne la possédant, ne la mettant pas en valeur. On pourra donc s’approprier ces terres sans états d’âme, avec la bénédiction de l’Église romaine ou réformée et, bien sûr, celles des rois désireux de se tailler des empires outre-mer. Cependant, et c’est le premier mérite de ce livre, il nous montre (dès son premier chapitre) à quel point non seulement les indigènes étaient nombreux avant la soi-disant « découverte », mais aussi à quel point ils étaient… civilisés – au sens où civilisation aurait à voir avec organisation sociale, création d’infrastructures à grande échelle (routes…), échanges commerciaux à travers le continent et surtout vie en cités qui étaient souvent des cités-États. Je me sens un peu penaud d’avouer que j’ignorais totalement, avant cette lecture, l’existence de ces civilisations amérindiennes. J’étais partagé entre deux clichés – les empires méso-américains et andins (que l’histoire coloniale a nommés « précolombiens »), d’un côté, et les Indiens des plaines chassant le bison de l’autre… et sans aucun rapport les uns avec les autres. Images projetées par l’histoire coloniale – et largement diffusées jusque aujourd’hui par Hollywood et Cie. À ne lire que ce premier chapitre : « Suivez le maïs », on peut comprendre qu’il a dû se produire un véritable cataclysme pour que ces formations sociales et politiques disparaissent. Le chapitre 2, « La culture de la conquête », est consacré à la formation théorique et pratique des génocidaires (c’est moi qui résume ainsi). On connaît déjà assez bien l’histoire de la « Reconquista » (guillemets, hein, on ne voit pas d’où vient ce « Re ») et du développement de l’idéologie suprémaciste blanche aux dépens des juifs et des maures. On met moins souvent l’accent sur la contribution anglaise à ce processus, me semble-t-il, même si elle est suffisamment documentée elle aussi.

« Au début du XVIIe siècle, écrit Dunbar-Ortiz, les Anglais conquirent l’Irlande et ouvrirent dans le Nord 200 000 hectares de terres à la colonisation. Ceux qui peuplèrent cette colonie venaient en majorité de l’ouest de l’Écosse. Les Anglais avaient déjà conquis le pays de Galles et l’Écosse, mais n’avaient pas encore tenté d’expulser une population indigène si importante et de la remplacer par des colons. Ils attaquèrent systématiquement la structure sociale irlandaise, interdirent les chansons et la musique traditionnelles, exterminèrent des clans entiers et soumirent les survivants à une violence brutale[1]. Ils tentèrent même de créer une réserve “d’Irlandais sauvages”. […] Le gouvernement anglais payait des primes en échange de têtes irlandaises. Plus tard, seuls le scalp ou les oreilles furent requis. Un siècle plus tard, en Amérique du Nord, les têtes et scalps d’Indiens étaient également rapportés aux autorités en échange d’une prime. »

(Là encore, je dois avouer mon inculture : quand j’étais petit, j’étais plutôt pour les Indiens contre les cow-boys. Cela dit, ils me faisaient un peu peur, avec leurs cris de guerre et leur manie de scalper leurs ennemis… C’est aujourd’hui seulement que je réalise que cette « coutume » avait été importée par les Blancs. J’aurais pu m’en douter, pour avoir quelque peu étudié l’histoire du Congo sous le roi Léopold. Mais les stéréotypes enregistrés pendant l’enfance ont la vie dure…)

Roxanne Dunbar-Ortiz fait ensuite litière de l’argument selon lequel, beaucoup plus que la « férocité blanche[2] », ce seraient les microbes amenés par les Blancs qui auraient tué la majorité des Indiens – un génocide par inadvertance, en somme. « Pourquoi, demande-t-elle, y eut-il presque 300 ans de guerres coloniales, puis des guerres permanentes conduites par les républiques indépendantes des Amériques ? » Un exemple parmi tant d’autres : Dunbar-Ortiz cite les travaux d’un historien, Sherburne Cook, qui a étudié « la tentative de destruction » des Indiens de Californie. « Cook estima, rapporte-t-elle, que 2 245 indigènes de Californie du Nord (parmi les Wintus, les Maidus, les Miwaks, les Omos, les Wappos et les Yokuts) perdirent la vie dans des conflits avec les Espagnols, tandis que 5 000 périrent de maladie et 4 000 furent déplacés vers des missions. Parmi les mêmes peuples, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les forces armées états-uniennes tuèrent 4 000 personnes et les maladies tuèrent environ 6 000 personnes. Entre 1852 et 1867, des citoyens des États-Unis kidnappèrent 4 000 enfants parmi ces groupes. Dans ces conditions, la destruction des structures sociales traditionnelles indigènes et la dure nécessité économique contraignirent de nombreuses femmes à se prostituer dans les camps de chercheurs d’or, ce qui contribua à anéantir les vestiges de vie familiale dans ces sociétés matriarcales. »

Ainsi, « les tenants de la théorie bactérienne, [qui] négligent d’autres causes tout aussi meurtrières, sinon plus […] refusent d’admettre que la colonisation de l’Amérique était génocidaire par dessein, et que les morts massives n’étaient pas simplement le destin tragique de populations à la faible immunité acquise ». Dunbar-Ortiz rappelle ensuite, à l’appui de cette thèse : « Nul ne nie que dans les camps de concentration nazis, la faim, la fatigue et la maladie tuèrent plus de juifs que les chambres à gaz ; nul ne nie non plus que la création et le maintien de ces conditions mortifères sont des actes évidents de génocide. »

Donner un compte rendu exhaustif de ce livre dépasse quelque peu mes forces et ma compétence. Pourtant, je ne peux pas manquer de relever d’autres points importants. Et d’abord la profonde continuité qu’il souligne entre les débuts génocidaires des colonies espagnoles, françaises et anglaises aux Amériques et les politiques intérieure et étrangère des États-Unis d’Amérique jusqu’à nos jours. Est-ce un hasard si le nom de code attribué à Ben Laden par les forces spéciales états-uniennes durant l’opération qui conduisit à sa mort était… Geronimo ? Ou si le brigadier-général Richard Neal, tenant conférence de presse à Riyad en Arabie saoudite le 19 février 1991, soit au début de la première guerre du Golfe, « expliqua que l’armée des États-Unis voulait s’assurer d’une victoire rapide une fois qu’elle aurait engagé des troupes terrestres “en pays indien” » ? Il semble que parmi l’engeance galonnée états-unienne, « pays indien » signifie « territoire ennemi ». Rien d’étonnant à cela, dit Roxanne Dunbar-Ortiz, lorsque l’on sait que cette armée s’est formée à partir des milices de massacreurs coloniaux…

Les chapitres suivants du livre content une histoire « pleine de sang et de fureur », celle de l’interminable théorie de massacres et de crimes de guerre, que dis-je, de crimes contre l’humanité qui fondèrent la nation au « destin manifeste », avec sa mythologie de la frontière, toujours plus à l’ouest (à ce propos, on sait moins que la colonisation et son cortège de tueries arriva aussi de l’ouest, par l’océan Pacifique). Même si cette litanie macabre peut paraître parfois fastidieuse, il faut absolument lire ce livre afin de prendre la mesure de ce qui est aussi, hélas, une partie de notre histoire en tant qu’elle est celle de l’Occident. L’autre chose frappante dans ce « voyage au bout de l’enfer[3] », c’est qu’il fut aussi plus ou moins occulté (aux yeux des Blancs en tout cas) par toute une série de traités conclus avec les nations indiennes : 371, pas moins, furent conclus durant le seul premier siècle après l’indépendance (1776-1886). Ces traités présentent au moins deux caractéristiques communes. Tout d’abord, chacun d’entre eux fut signé, côté indigène, par les représentants de peuples soumis à une guerre d’extermination – les milices coloniales puis, plus tard, l’armée fédérale, pratiquant le massacre systématique des femmes, des vieillards et des enfants. Lorsque les hommes en âge de se battre choisissaient de résister à l’inexorable avancée des Blancs, ceux-ci ne perdaient pas leur temps à leur courir après mais s’attaquaient aux villages, aux cités sans défense et pratiquaient une politique de la terre brûlée, détruisant les récoltes et tout ce qui constituait la base vitale des Indiens. Le premier à théoriser cette politique terroriste fut George Washington, alors général en chef, avant même de devenir le premier président des États-Unis. En 1775, cinq nations iroquoises avaient décidé de s’allier avec les Britanniques, que les Indiens avaient identifiés comme un moindre mal, contre les colons séparatistes, lesquels en voulaient à leurs terres. « Washington donna ordre au major-général John Sullivan d’agir [contre eux] avec détermination et de “dévaster tous les établissements alentour [afin que] le pays ne soit pas simplement envahi mais détruit […]. Vous ne prêterez l’oreille à aucune ouverture de paix avant la ruine totale de leurs établissements. […] Notre sécurité future résidera dans leur incapacité à nous nuire […] et dans la terreur que la sévérité du châtiment qu’ils reçoivent leur inspirera”. »  À quoi Sullivan répondit que « les Indiens sauront qu’il y a assez de méchanceté dans nos cœurs pour détruire tout ce qui contribue à leur survie. » On trouvera dans ce livre plusieurs autres déclarations du même tonneau, à quoi s’opposent les interrogations et les constats amers des chefs indiens quant à la nature de leurs ennemis.

Autre point commun entre les traités : ils furent (et sont encore) systématiquement violés par les envahisseurs. Voilà qui nous ramène au début du parcours intellectuel et politique de Roxanne Dunbar-Ortiz : à l’occupation de la Palestine (c’est moi qui remarque cela). En effet, ce que l’on observe dans le soi-disant « conflit israélo-palestinien », comme disent les médias mainstream, toujours du côté du manche, c’est que la puissance occupante a alterné (et continue à le faire) avec une certaine virtuosité (et la suffisance des vainqueurs) massacres et traités de paix, et ce depuis la création d’Israël en 1948, pardon, depuis le plan de partage de la Palestine voté par l’assemblée générale de l’ONU en 1947. Je ne mentionnerai ici que les accords d’Oslo, qui n’auront finalement servi que de caution supplémentaire à la poursuite de l’expansion coloniale et à la mise en place de ce que de plus en plus d’observateurs internationaux et même israéliens appellent un régime d’apartheid.

« Ils font ce qui leur plaît, déclara le chef lenape Buckongahelas en 1781 à des Indiens convertis [au christianisme]. Ils réduisent en esclavage ceux qui ne sont pas de leur couleur, bien que créés par le Grand Esprit qui nous créa tous. Ils nous réduiraient en esclavage aussi s’ils le pouvaient, mais ils ne le peuvent pas, et c’est pour cela qu’ils nous massacrent. Leur parole n’est pas digne d’être crue. Ils ne sont pas comme les Indiens, qui ne sont ennemis qu’en temps de guerre, et sont amis en temps de paix. Ils appelleront un Indien “mon frère, mon ami” ; s’ils le prennent par la main, c’est pour mieux l’annihiler. Vous serez bientôt traités de la sorte. Souvenez-vous qu’aujourd’hui je vous ai dit de vous méfier de tels amis. Je connais les Longs Couteaux ; on ne peut pas leur faire confiance. »

Roxanne Dunbar-Ortiz termine son livre sur une note non pas optimiste (il n’y a guère que quoi l’être), mais combative, évoquant le renouveau des mobilisations indiennes depuis les années 1968 avec l’occupation de l’île d’Alcatraz (1969) par des Indiens de toutes les tribus (Indians of all Tribes) de la région et, bien sûr, l’occupation, en 1973, du site de Wounded Knee, lieu d’un massacre d’Indiens par l’armée états-unienne en 1890. Depuis, dit-elle, « les nations indigènes en quête d’autonomie politique ou d’indépendance sont entrées dans un processus d’édification nationale en développant une gouvernance indigène et un socle économique. Les activistes et militants indigènes d’Amérique du Nord travaillèrent sans relâche, pendant des décennies, pour établir la validité des traités et pour favoriser et protéger l’autodétermination et la souveraineté des nations indigènes. » Cependant, il ne faut pas se méprendre sur ce que les Indiens entendent par là : « Comme l’explique la juriste et activiste indigène Sharon Venne, “nous connaissons les lois que le Créateur nous a données. Elles représentent une obligation. Elles représentent un devoir[4]. Elles représentent l’avenir de nos enfants. Nous ne pouvons pas agir comme les peuples non indigènes, qui font des lois et des règles et les changent lorsqu’elles ne leur conviennent plus. C’est le Créateur qui nous a donné nos lois. Nous devons vivre selon ces lois. C’est là la souveraineté des peuples indigènes. »

Mais la souveraineté est encore loin. En témoigne entre autres, la situation des femmes : « Les restrictions coloniales de la police indigène dans les réserves […] montrèrent aux prédateurs sexuels que leurs actes resteraient impunis[5]. […] Une femme indigène sur trois a été victime de viol ou de tentative de viol, et le taux d’agression sexuelle sur les femmes indigènes est plus du double de la moyenne nationale. »

La situation coloniale engendre encore bien d’autres problèmes. Ainsi, parmi les diverses modalités du génocide, il y avait aussi une prétention scientifique. « En dépit de la ratification de 1990 de la loi de protection des tombes indigènes, certains chercheurs ont combattu becs et ongles pour ne pas rendre les dépouilles et offrandes funéraires des quelques deux millions d’Indiens [excusez du peu !], pour la plupart non cataloguées, conservées dans les réserves de la Smithsonian Institution et autres musées, universités, sociétés historiques, bureaux des parcs nationaux, entrepôts et magasins de curiosités. Jusqu’aux années 1990, les archéologues et les anthropologues prétendaient avoir besoin de ces restes – comme “ressources” ou “données”, mais rarement comme “restes humains” – pour leurs expériences “scientifiques”. La plupart étaient entassés en vrac dans des cartons[6]. »

Il faut savoir terminer une note, comme disait l’autre. Je dirai qu’il y avait longtemps que je n’avais pas eu une lecture aussi instructive. Cet essai devrait me semble-t-il servir de manuel d’enseignement de l’histoire des États-Unis à l’école, juste avant celui d’Howard Zinn. Mais n’attendez pas ce jour que je crains de ne pas voir de mon vivant : lisez-le !

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 16 octobre 2022.

[1] Sic. Je me demande si la traduction, ici, ne pèche pas un peu…

[2] À lire absolument : Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La Férocité blanche. Des non-Blancs aux non-Aryens : génocides occultés de 1492 à nos jours, préface de Louis Sala-Molins, Albin Michel 2001.

[3] Roxanne Dunbar-Ortiz, dans sa démonstration de la continuité de la politique états-unienne, cite la guerre du Vietnam et le tristement célèbre massacre de My Lai, dont la découverte par médias interposés révéla à une opinion américaine effarée que son armée commettait des crimes contre l’humanité. Cette révélation contribua à faire grandir l’opposition à la guerre, mais on ne sache pas qu’elle ait été mise en relation (du moins chez la plupart des citoyens américains) avec les origines génocidaires de la nation…

[4] C’est moi qui souligne. Ces mots me font fortement penser à ceux de Simone Weil, au début de L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain (1943, probablement l’un de ses derniers textes) : « La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. » Simone Weil, Œuvres, Quarto/Gallimard, p. 1027.

[5] Note de Dunbar-Ortiz : « […] Louise Erdrich, The Round House, (New York : Harper, 2012). Dans ce livre, qui reçut le prix national du Livre de fiction 2012, Louise Erdrich, une Anishinabee du Dakota du Nord, décrit les conditions de possibilité d’une violence sexuelle extrême dans les réserves. » Il existe probablement de mystérieuses correspondances qui mettent en relation les textes et leurs lecteurs potentiels. Ainsi, pendant ma lecture de Roxanne Dunbar-Ortiz (alors que je n’étais pas encore arrivé page 292, où figure cette note), passant devant une boîte à livres dont je vérifie régulièrement le contenu – une de ces boîtes où l’on dépose et prend des livres d’occase, et gratuits –, j’y ai déniché une perle : un bouquin de Louise Erdrich, auteure que je connaissais déjà pour avoir lu deux de ses romans, que je vous recommande au passage : Dernier rapport sur les mirages à Little No Horse et La Chorale des maîtres-bouchers. Bingo ! C’était Dans le silence du vent, titre français de The Round House. Au moment où je rédige cette recension, je ne l’ai pas encore terminé, mais j’appréhende déjà le moment où j’en tournerai la dernière page : il est trop bien ! Et effectivement, à partir d’une affaire de viol dans une réserve, il parle de nombreuses choses évoquées par Dunbar-Ortiz. Les deux livres s’informent l’un l’autre, l’un sur le mode de l’essai, l’autre sur le mode de la fiction et, même si les romans d’Erdrich sont passionnants en eux-mêmes, l’essai de Dunbar-Ortiz leur donne une profondeur supplémentaire. Bref, j’ai eu de la chance.

[6] Je crois avoir déjà cité Benjamin dans une ou deux de mes notes de lecture, mais comment, ici, ne pas penser encore une fois aux « Thèses sur l’histoire » : « […] ceux qui, à un moment donné, détiennent le pouvoir sont les héritiers de tous ceux qui jamais, quand que ce soit, n’ont cueilli la victoire. […] Quiconque, jusqu’à ce jour, aura remporté la victoire, fera partie du grand cortège triomphal qui passe au-dessus de ceux qui jonchent le sol. Le butin, exposé comme de juste dans ce cortège, a le nom d’héritage culturel de l’humanité. Cet héritage trouvera en la personne de l’historien matérialiste un expert un peu distant. Lui, en songeant à la provenance de cet héritage, ne pourra pas se défendre d’un frisson. Car tout cela est dû non seulement au labeur des génies et des grands chercheurs, mais aussi au servage obscur de leurs congénères. Tout cela ne témoigne [pas] de la culture sans témoigner, en même temps, de la barbarie. » Walter Benjamin, « Thèses sur l’histoire », VII, in Écrits français, Folio essais, 1991, p. 437.

 

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Nastassja Martin, À L’Est des rêves

Nastassja Martin, À L’Est des rêves. Réponses Even aux crises systémiques, La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2022.

Un jour, la lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus

In memoriam Maïté, une qui était partie[1]

De la même auteure, nous avions lu Les Âmes sauvages et Croire aux fauves[2]. On verra que j’avais beaucoup aimé le premier en lisant la recension que j’en avais donnée peu après sa publication[3]. C’est peu de dire que j’apprécie celui qui vient de sortir… Il présente les mêmes qualités que le premier : clarté d’exposition qui n’empêche en rien la profondeur de la réflexion, regard sans complaisance et empathique sur son « terrain » , comme on dit en sciences sociales, et « retour » critique sur l’anthropologie et le monde qui l’a inventée – soit le mien et le vôtre, à vous qui me lisez – l’Occident naguère colonisateur et aujourd’hui « post » dont l’avidité et la cupidité exercent partout leurs ravages, lesquels se font encore plus sentir dans les vastes « marges » habitées, entre autres, par les Gwich’in en Alaska et les Even au Kamtchatka. À ce propos, et ce sera un de mes, sinon mon seul bémol dans cette note, je regrette que l’éditeur n’ait pas inséré une carte (comme cela avait été fait dans les Âmes sauvages) qui situe le lieu de l’action. Bon, il y a Internet, dont je ne me suis pas privé afin de situer cette péninsule de l’Extrême Orient ex-soviétique[4]. Mais on n’y trouve pas localisés certains des sites évoqués dans le livre.  Et puis aussi, une carte à plus grande échelle aurait pu contribuer à mettre en perspective les deux « terrains », Alaska et Kamtchatka. Bref. Pourquoi le Kamtchatka ? Nastassja Martin le raconte dans sa préface : un jour, Dacho et Clint, deux Gwich’in, l’entraînent en forêt dans une balade qui n’en est pas vraiment une. Au bout d’une heure de marche rendue pénible par les bourrasques de neige, ielles débouchent dans une clairière au milieu de laquelle trône un objet étrange, une « sphère blanche et facettée d’un diamètre imposant, juchée sur une structure métallique qui la tient suspendue en l’air ». Il s’agit d’un radar comme il y en a semble-t-il des dizaines dans la région, implantés au moment de la guerre froide afin de surveiller l’Union soviétique. Dacho regarde le radar sans rien dire et Nastassja le questionne sur ce qu’il pense. Chaque fois qu’il vient là, répond-il, il se demande ce que pensent les autres, de l’autre côté du détroit de Béring, quand ils passent devant le même type de radars, orientés, eux, vers les États-Unis… « Tu crois qu’ils sont comme nous ? Qu’ils vivent comme nous ? » l’interroge-t-il à son tour. Elle ne sait pas. Mais : « Il y a parfois sur un terrain – rarement – des moments qui sont comme des fulgurances. Brèves, infimes. Des points de détail. Qui se détachent pourtant du flux de l’expérience. Et qui font prendre à votre vie, à votre trajectoire de recherche, un tournant décisif. Les yeux de Dacho posés sur le radar américain qui regarde la Russie sont de ceux-là. Ce fut à la fois beau et douloureux, comme une évidence tue qui éclate enfin au jour : le monde que j’avais essayé de décrire était désespérément plus ouvert, il débordait, encore une fois, les pauvres limites que j’avais tenté d’esquisser autour de lui pour mieux le saisir. » Nastassja comprend alors qu’elle doit élargir son « terrain » en allant voir de l’autre côté du détroit comment les gens, là-bas, font face à l’Occident et aux métamorphoses environnementales.

De plus, autre chose l’a attirée vers le Kamtchatka : le fait que, profitant de la crise systémique de l’URSS à la fin des années 1980, de nombreux habitants des régions de l’Arctique sibérien étaient « retournés » en forêt – des chercheurs avaient observé la reprise des pratiques traditionnelles de chasse et même un « resurgissement du chamanisme ». Ainsi, en compagnie d’un autre anthropologue français, Charles Stepanoff[5], Nastassja est-elle partie « Chercher ceux qui sont partis » (titre de son introduction).

Ici, il faut rappeler que les Soviétiques, progressistes s’il en fût, n’avaient pas voulu laisser ces pauvres peuples semi-nomades, éleveurs de rennes ou chasseurs cueilleurs, moisir dans leur sous-développement (et peut-être bien aussi, voire surtout ? échapper à leur contrôle sans participer à l’édification du socialisme). Ils avaient donc entrepris de les regrouper en villages, d’envoyer leurs enfants à l’école (souvent en pension à des centaines de kilomètres de leurs parents) et de rationaliser leurs activités en les organisant en sovkhozes et kolkhozes. Les Even auxquels s’est intéressée Nastassja Martin étaient anciennement des nomades qui suivaient leurs rennes là où l’herbe était verte. Certains d’entre eux, venus de Sibérie centrale, étaient arrivés jusqu’au Kamtchatka. Alors, ils ne possédaient guère que quelques rennes par famille, des bêtes qu’ils montaient, auxquelles ils parlaient, comme aux personnes douées d’une âme, telles qu’ils les considéraient. Les planificateurs soviétiques mirent fin à ces aberrations et, une fois les gens regroupés en villages, regroupèrent aussi les rennes en troupeaux de milliers de têtes anonymes, gardés par des bergers devenus professionnels. En même temps que leur mode de vie traditionnel, les Even perdirent leur « arrière-monde », leur relation aux esprits et aux « âmes sauvages ». Cependant, les Soviétiques ne voulurent pas laisser se perdre les formes de la culture traditionnelle : et c’est pourquoi une grande partie des indigènes du Kamtchatka sont employés par l’industrie touristique. Ils font partie de troupes de danseurs, ils donnent en spectacle d’anciens rituels soigneusement scénarisés par des professionnels venus de Russie, d’Ukraine ou d’ailleurs, et il arrive même qu’ils montent des rennes pour le plaisir des yeux – et des appareils photos, bien sûr – des touristes. Ils ont été « folklorisés » à mort, comme toutes les cultures de l’ex-URSS. Le folklore, c’est la représentation d’une culture coupée de la praxis qui l’avait fait naître. Évidemment Nastassja Martin ne voulait pas s’en tenir là, à observer des « coutumes » détachées de leur contexte et mises en scène de façon totalement artificielle. Et elle a fini par réussir à passer « de l’autre côté », à rejoindre un clan familial Even dirigé par une femme, Daria, avec laquelle elle est devenue très amie au fil des mois et des années, au point de faire désormais partie de la famille (ce qui, me semble-t-il, est bien différent de ce qu’elle avait vécu en Alaska, où elle s’était certes fait des amis, mais pas une « famille » Gwich’in, et qui donne une charge émotionnelle plus grande à ce second opus[6]).

C’est elle, Daria, qui dit : « Un jour, en 1989, la lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus. » Le 3 novembre de cette année-là, soit quelques jours seulement avant la chute d’un mur qui fit du bruit en Occident, elle prit ses cliques et ses claques, ses trois enfants en bas âge et (re)partit s’installer en forêt, non loin de sa mère Memme qui, elle, n’avait jamais voulu la quitter. D’autres membres du clan familial étaient déjà partis et toutes et tous s’étaient installés dans la région d’Icha, près des berges de la rivière du même nom, quelque part sous le volcan Ichinsky. Si vous tapez « rivière Icha » sur Internet, vous ne trouverez pas de photos des membres du clan de Daria, mais des sites genre planetflyfishing.com ou lepoissonvoyageur.com affichant des photos de fiers mâles blancs qui présentent à l’objectif de superbes spécimens de saumons et autres truites tout juste pêchés entre leur aller et leur retour à Paris-Roissy ou ailleurs. Je ne pense pas qu’il leur soit venu à l’idée que des gens vivent là en permanence, tirant leur subsistance de la rivière et de la forêt…  Les Even de la famille élargie de Daria (si je comprends bien, une cinquantaine de personnes dispersés sur des centaines, voire des milliers de kilomètres carrés) vivent là en chasseurs cueilleurs, eux qui étaient jadis (avant la sédentarisation forcée) plutôt éleveurs de rennes. Daria a expliqué à Nastia, comme on l’appelle affectueusement là-bas, que les chamanes avaient disparu en même temps que disparaissaient les anciens modes de vie. Elle-même, qui était née dans la forêt avant de vivre longtemps « en ville » (à Esso, qui est plutôt un gros village – 2000 habitants selon Wikipédia), avait été sauvée dans les jours suivant sa naissance par le dernier d’entre eux : en ses premiers jours, elle n’arrêtait pas de pleurer et refusait de manger. Le chamane, après avoir jeûné et rêvé pour elle, avait expliqué à sa mère qu’elle avait choisi un mauvais nom pour sa fille (elle voulait l’appeler Ouliana) : elle devait s’appeler Daria (prénom de sa grand-mère), sinon elle mourrait. Aussitôt dit, aussitôt fait, et le bébé s’arrêta de pleurer et s’alimenta normalement. Elle était âgée de près de soixante ans et était la cheffe du clan familial lorsque Nastassja la rencontra. C’est avec elle, surtout, que l’anthropologue a appris comment vivent ces gens qui sont repartis dans la forêt quasiment sans bagage et en ayant presque tout oublié des anciennes coutumes, des anciens modes de faire et de s’entretenir avec les esprits. Il n’y a plus de chamanes pour les aider, alors Daria improvise. Elle parle, elle chante, s’adressant au feu, à la rivière, aux esprits de la forêt. Elle (ré)apprend en marchant. Et rêve aussi. Beaucoup. Et s’intéresse aux rêves de celles et ceux qui dorment dans sa yourte. C’est que souvent les âmes des animaux s’adressent à eux, leur disant qu’ils s’offriront à eux demain, à tel endroit, ou les prévenant de tel ou tel aléa climatique.

« Un […] matin d’hiver, je me réveille, j’avise les garçons et Matchilda, le beau-fils de Daria, accoudé à la petite table près du poêle. Je le fixe sans but, la tête vide, pensant vaguement à la longue journée probablement ennuyeuse qui m’attend. Elle est déjà partie, me dit-il sans me regarder. Elle a dû rêver, dit-il encore, ses traces partent vers la rivière… Elle a rêvé c’est sûr. Il a l’air agacé, presque jaloux. Je m’habille à la hâte, enfile mes bottes et sort dans l’air brillant. Avant même que j’aie pu atteindre le bout du camp, je vois la silhouette de Daria qui se découpe au fond de la clairière sur le petit chemin de neige qui remonte de la rivière. Je m’arrête, la regarde s’approcher. Elle a le sourire aux lèvres, elle est fière comme une gamine qui aurait attrapé son premier papillon, sur son épaule se balance un sac humide. Elle le dépose à nos pieds, l’ouvre et me montre les truites arc-en-ciel. Cette nuit je les ai vues, elles m’ont parlé, elles m’ont dit l’endroit où elles allaient être, dit-elle sans se départir de son large sourire. J’ai su qu’elles allaient se donner.je me suis dépêchée, je suis allée à l’endroit que j’ai vu en rêve. Elles sont venues presque tout de suite.

« Plus tard dans la journée, devant la maison sur le petit banc, assises sous les quelques rayons de soleil du jour, nous pouffons de rire : Matchilda revient de la rivière, bredouille. Tu es né hier ou quoi ? lui lance Daria. Tu sais que ça ne sert à rien d’y aller, si tu n’as rien vu la nuit ! On peut toujours essayer, marmonne Matchilda en nous passant devant, l’air renfrogné. »

L’anthropologue observe comment celles et ceux qui sont devenus sa famille s’affrontent au changement climatique qui leur apporte des catastrophes météo, modifie les comportements des animaux, voire les fait disparaître. Comment aussi ils et elles sont bien obligés de passer des compromis avec la civilisation afin de se procurer de l’argent et surtout les produits indispensables (ou pas) à la survie en climats extrêmes (comme par exemple essence et pièces détachées pour les motoneiges, ou cigarettes). Comment ils vivent tous les petits détails (qui n’en sont pas) de la vie quotidienne, loin de toute facilité et de tout élément de confort « tout fait ». C’est vraiment un très beau livre. De plus elle entrelace à ces considérations une sorte de cours d’anthropologie pour débutants dans mon genre, parlant des mythes, des tricksters (ces êtres du passage, des limites, de la transgression créatrice), des rêves et de ce qu’elle nomme les « cosmogonies accidentelles » – c’est-à-dire nées de rencontres, de circonstances fortuites, d’accidents en somme, et pas d’Un à majuscule qui se ramène et proclame que la lumière soit et la lumière fut etc., si vous voyez ce que je veux dire. Lisez-le absolument, c’est une grande leçon.

Bon, je vais trop vite, c’est entendu. Mais l’idée est d’inciter à lire, non de faire semblant d’avoir tout bien compris, tout bien digéré et de vous le rapporter tel un oiseau rapportant la becquée à ses petits. Pourtant, je vais encore m’attarder sur la cinquième partie du livre, intitulée « Tempête », et qui me semble formuler des propositions que je n’avais guère entendues jusqu’ici.

Ça commence par une tempête, des trombes d’eau puis le regel – qui tue des dizaines d’animaux aux alentours, dont huit des dix chevaux de la famille de Daria, incapables de casser la couche de glace au-dessus de la neige afin de trouver encore un brin d’herbe dessous… Jusqu’ici les anthropologues se sont peu intéressés aux relations entretenues par les collectifs indigènes aux flux géophysiques – d’abord parce qu’eux-mêmes n’étaient pas encore sensibilisés à la question des bouleversements du climat, mais aussi pour une autre raison, selon Nastassja Martin : « Pour mieux saisir ce silence des anthropologues, il faut d’abord comprendre qu’ils n’ont pas seulement hérité du grand partage entre culture et nature, même si nombre d’entre eux se sont attachés à le défaire ces dernières décennies. À un niveau infra, ils sont porteurs de divisions plus profondes encore : celle entre vivant et non-vivant, en résonance avec la césure animé et inanimé, héritée de l’Antiquité et retravaillée au début de la modernité. » Le milieu était vu comme un environnement abiotique (physique, chimique, géologique), soit un donné inerte. Mais plus récemment, « diverses disciplines scientifiques ont montré que ces milieux étaient en réalité construits par et pour les êtres vivants, et en étaient donc une extension. » C’est, en gros, l’effet de l’« hypothèse Gaïa », soit la Terre vue comme organisme vivant.

Du point de vue Even, cela se traduit par des adresses directes aux éléments. On l’a dit, Daria s’adresse au feu, à la rivière. Mais elle raconte aussi à Nastia ses souvenirs de rituels exécutés par ses parents afin de faire changer une météo défavorable. Elle-même ne sait plus accomplir ces rituels ; par contre, elle cherche toujours à parler, à communiquer avec les éléments. Prendre Daria au sérieux, c’est essayer de comprendre pourquoi elle le fait, au nom de quelle vision du monde. C’est un monde où tout n’est pas vivant, au sens biologique du terme, mais ou tout – humains, animaux, pierres, vent, feu, eau – est traversé par un « principe d’animation » que les Even nomment Ivki. Comme dans d’autres cas – le manitou, ou le Grand Esprit des Indiens d’Amérique – les Blancs ont eu tendance à assimiler ces notions au Dieu monothéiste. « Pour sortir de [cette] affiliation notable mais réductrice […], il me semble, dit Nastassja Martin, que le fil conducteur n’est pas à chercher dans l’idée partagée qu’il existerait une force toute-puissante extérieure à ce monde qui serait néanmoins à son origine. Bien plutôt, il nous faut porter l’attention vers ce qui est réputé être distribué chez tous les êtres, éléments et entités qui composent ce monde. Ce que toutes ses composantes reçoivent en partage est une capacité de métamorphose. » C’est l’auteure qui souligne. Cela me paraît assez vertigineux : car cela remet radicalement en question nos conceptions occidentales – la politique, l’économie, l’État, le Droit, etc., toutes fondées sur la notion d’Institution majuscule, soit quelque chose censé être solide, robuste, stable, en somme : immuable. Mais poursuivons avec Nastassja Martin à propos des éléments et d’Ivki : « Le feu, la rivière et les conditions atmosphériques sont perçus comme bougeant en amont des humains, des animaux et des plantes, plus vite et plus fort qu’eux ; ils n’en deviennent pas pour autant des “personnes” ou des “gens” au même titre que les animaux par exemple, puisqu’ils n’ont pas d’âme individuelle ; ils pourraient néanmoins être vus comme des méta-personnes, traversant toutes choses, traversées par toutes choses. Ce qui leur est reconnu est une puissance propre, une animation qui dépasse, en intensité, tout ce que les animaux et les humains peuvent faire ou dire, ainsi que leur manière de se métamorphoser. Ivki, en relation avec l’instabilité des formes de ces derniers, peut être compris comme la capacité métamorphique que manifestent ces éléments. Ivki n’est pas supérieur, nous dit Daria, mais traverse toute chose. Cela veut dire que même les entités réputées “animées” au plus haut niveau, comme le feu, l’eau et les conditions atmosphériques, sont elles-mêmes traversées par un principe d’animation qui tend, en quelque sorte, les relations entre tous les êtres – un “vent” qui fait bouger les branches des grands arbres et frémir les toutes petites herbes. »

Pour conclure, je reprendrai un extrait de la conclusion d’À l’est des rêves, tout aussi belle et profonde que le reste du livre.

« Daria et sa famille ont, plusieurs fois, tout perdu. Nous aussi, nous sommes à l’orée d’une perte si abyssale que nous en restons stupéfaits[7]. Alors ? Reposons la question : vers quoi œuvrons-nous[8] ? Le maintien de leurs formes et des nôtres ? Le maintien de nos structures et des leurs ? À quel prix ? Les Even d’Icha répondraient : au prix des relations. Nos livres et toutes nos restitutions[9] sont-ils appelés à devenir autant de musées où sont conservées les formes stables – et donc rassurantes – des traditions autochtones ? Si la réponse est négative, alors leurs manières de vivre recomposées, qui déboussolent les nôtres face aux métamorphoses systémiques actuelles, doivent être absolument repolitisées en même temps que défolklorisées. Il faut entendre les rencontres interspécifiques, les mythes, les rêves et les adresses aux éléments comme autant de façons de dire que le monde pourrait être autre. »

Un grand livre, décidément.

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 4 septembre 2022

[1] Maïté, parisienne pur jus, était partie à la fin des années 1960, comme beaucoup d’autres, s’installer dans un coin reculé de la haute Ardèche, juste sous le Gerbier-de-Jonc, afin d’y construire une vie plus solidaire entre humains, plantes et animaux. Et elle avait réussi. Comme Daria, dont parle Nastassja Martin dans son livre, et qui était repartie vivre en forêt en 1989, elle avait été longtemps cheffe de clan. À l’est des rêves s’ouvre sur la mort de la mère de Daria et une cérémonie émouvante de funérailles dans la forêt. Celle qui a accompagné Maïté dans son dernier voyage, voici quelques jours, fut aussi très belle.

[2] Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016 ; Croire aux fauves, Verticales, 2019.

[3] J’avais aussi aimé Croire aux fauves, mais je pense que je l’avais mal compris avant la lecture de À l’est des rêves. En effet, il y avait un côté un peu « sensationnel », rocambolesque, dans ce combat entre une femme et un ours… Cet aspect me semblait reléguer en arrière-plan le magnifique travail d’ethnographie des Âmes sauvages. Or j’ai relu Croire aux fauves après À l’est des rêves, et il m’est apparu tout autrement, aussi comme un essai réflexif sur l’anthropologie – sans parler de ses considérations ethnographiques comparatives sur les systèmes de soins russes et français…

[4] 1380 km de long sur 430 dans sa plus grande largeur, 270 000 km2, soit environ la moitié de la France, pour une population de 330 000 habitants (dixit Wikipédia). La péninsule est en quelque sorte « prolongée » vers le sud par les îles Kouriles, qui forment un arc de cercle très ouvert jusqu’à l’île japonaise d’Hokkaido. Les quatre îles proches de cette dernière sont l’enjeu d’un conflit territorial entre Russie et Japon. Les Japonais les nomment « Territoires du Nord » et les Russes « Kouriles du Sud ». Suite à leur annexion par l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le différend n’est toujours pas réglé à ce jour, empêchant la signature d’un traité de paix entre URSS, puis Russie, et Japon. Celui-ci s’étant associé aux sanctions occidentales contre la Russie après le déclenchement de la guerre en Ukraine, la Russie a dénoncé son « attitude inamicale » et abandonné la négociation de ce fameux traité…

[5] Même si le travail de Charles Stepanoff (du moins ce que j’en ai lu) ne présente pas le côté très personnel, qui touche à l’intimité du chercheur lui-même, que l’on trouve chez Nastassja Martin, je m’en voudrais de ne pas recommander ici Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, avec une préface de Philippe Descola, La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2019. C’est une très belle étude sur le chamanisme, basée sur les enquêtes de terrain de l’auteur et « l’ample littérature ethnographique décrivant les traditions autochtones du nord de l’Eurasie et de l’Amérique » (extrait de la quatrième de couverture). Son très grand intérêt vient de ce qu’elle met au jour des différences entre pratiques chamaniques qui semblent traduire une sorte d’évolution vers la spécialisation des praticiens et donc une certaine hiérarchisation qui pourrait (c’est mon commentaire) peut-être se retrouver au cours du développement de nombreuses religions, avec l’apparition progressive d’une caste de prêtres, d’un savoir réservé aux élites, etc. On peut aussi voir sur Lundi soir un entretien avec Charles Stepanoff à propos de son dernier livre L’Animal et la mort. Chasses, modernité et crise du sauvage. C’est par ici.

[6] Ici, je ne peux pas ne pas penser à Barbara Glowczewski qui, elle aussi, a été adoptée par une famille aborigène en Australie. Voir https://antiopees.noblogs.org/post/2015/10/22/barbara-glowczewski-les-reveurs-du-desert-et-reves-en-colere/ et aussi ce récent « Lundi soir ».

[7] Nastassja Martin en sait quelque chose, elle qui habite, lorsqu’elle est en France, au pied de la Meije, dans le massif des Écrins : elle qui est amoureuse de la montagne voit l’effet du réchauffement climatique sur le glacier du même nom, comme on peut l’observer à travers toute la chaîne des Alpes.

[8] Nous : les anthropologues.

[9] Nastassja Martin a aussi participé à la réalisation de deux films documentaires : Kamtchatka, un hiver en pays évène (2018) et Kamtchatka : un été en pays évène (2020).

 

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