C.L.R. James : Marins, renégats & autres parias

C. L. R. James, Marins, renégats & autres parias. L’histoire d’Herman Melville et le monde dans lequel nous vivons. Traduction de l’anglais par Pascal Neveu. Postface de Matthieu Renault. Ypsilon éditeur (coll. Contre-attaque), Paris, 2016 [1953], 320 pages, 19 €.

Voici un OVNI littéraire : un commentaire de l’œuvre de Melville – avant tout de Moby Dick – par celui que le London Times surnomma le « Platon noir » en 1980 et qui se disait lui-même marxiste… « Plus un écrivain est grand, moins sa biographie personnelle importe », écrit James à propos de Melville. « Néanmoins, poursuit-il, celle de Melville est importante pour [son roman] Pierre ou les ambiguïtés, et nous allons en esquisser les grands traits. » On pourrait en dire autant pour C. L. R. James et son OVNI… Justement, l’auteur de la postface, Matthieu Renault, vient de publier à La Découverte une biographie de notre auteur (C. L. R. James. La vie révolutionnaire d’un “Platon noir”). En France, James reste encore peu connu ; seuls deux de ses livres avaient été traduits jusqu’ici : Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue[1] et Sur la question noire aux États-Unis 1935-1967[2]. Né en 1901 à Trinidad, alors colonie de la Couronne britannique, mort à Londres en 1989, C. L. R. James, après avoir grandi sur son île natale, est parti pour l’Angleterre en 1932, puis aux États-Unis en1938 – il y restera une quinzaine d’années, et c’est à la fin de ce séjour américain qu’il écrira Mariners, Renegades and Castaways. Avant d’y venir, il faut dire quelques mots du parcours qui l’amena à écrire ce livre.

Tout d’abord, il est important de comprendre que la première formation de James, descendant d’esclaves comme la plupart des Noirs de la Caraïbe, fut celle d’un intellectuel britannique distingué : il grandit dans la fréquentation des grands auteurs anglais, étudie le latin et le grec, bref, il fait ses « humanités », comme on disait alors. Britannique, il l’est aussi par la pratique du cricket, sport d’exportation de la Couronne dans ses colonies et autres dominions. À côté de quelques nouvelles et d’un roman décrivant la vie à Trinidad, et en particulier dans les barrack-yards, soit les quartiers miséreux de Port of Spain, ses premiers textes ont d’ailleurs été consacrés au cricket, qu’il n’a pas seulement pratiqué, mais qu’il a commenté – il a parfois gagné sa vie en écrivant sur le cricket pour la presse anglaise – et dont il est toujours resté un spectateur passionné et un spécialiste reconnu[3]. Lors de son premier séjour en Angleterre, James découvre la classe ouvrière et devient marxiste – et trostkiste, grâce à la lecture de l’Histoire de la révolution russe de Léon Trostki. Matthieu Renault montre bien dans sa « biographie intellectuelle » que James, influencé par sa formation initiale d’intellectuel britannique, puis par son engagement révolutionnaire trotskiste, n’abandonna jamais vraiment une conception eurocentrée – ou peut-être occidentalo-centrée – de la révolution, alors même qu’il remit de plus en plus radicalement en cause la domination blanche et celle de l’« avant-garde » sur les « masses ». Plus exactement, il faudrait peut-être parler d’une conception « universaliste » de la révolution : « […] ce que James souligne c’est l’inclusion, présente et plus encore à venir, des diverses parties du monde – qui ne perdront pas pour autant leurs différences – dans une seule et même civilisation moderne qui reste encore très largement à (re)construire, à (ré)inventer[4]. » Ainsi, James ne rompt pas avec une vision hégélienne de l’histoire comme processus orienté, mais ses engagements avec les Noirs américains puis avec les révolutionnaires africains des années 1960, tel le leader ghanéen et panafricain Kwame Nkrumah l’amènent à une conception décentrée de la révolution, ce à quoi l’avait préparé la théorie du « développement inégal et combiné », le DIC cher aux trotskistes. Il se réclame ainsi d’une « loi de compensation historique » qui veut rendre compte de ce qui demeure une bizarrerie aux yeux de certains marxistes orthodoxes : le fait que la révolution éclate la plupart du temps là où on l’attendait le moins, comme la révolution russe, qui s’est produite dans un pays économiquement et politiquement « arriéré » alors qu’elle aurait logiquement – d’après les analyses marxistes sur le développement des forces productives et des antagonismes de classe – dû surgir en Allemagne… La « compensation historique » propulse alors le pays « arriéré »… à l’avant-garde de la révolution mondiale (une nouvelle version de l’évangélique « les derniers seront premiers et les premiers seront derniers » ?)

Ces considérations ne nous éloignent pas du chef-d’œuvre de Melville, en tout cas pas de sa lecture par C. L. R. James. En effet, ce dernier voit dans le Pequod, le navire baleinier lancé à la poursuite de Moby Dick, une sorte de concentré ou de modèle réduit, si l’on préfère, de la civilisation moderne : « Le voyage du Pequod, écrit James, est le voyage de la civilisation moderne à la recherche de sa destinée. » Marins, renégats & autres parias est en quelque sorte une analyse de classe de ce qui se joue sur le pont de ce bateau. Avant d’exposer les thèses de James, il n’est pas inutile de préciser que point n’est besoin d’avoir lu Melville pour comprendre de quoi il est question ici – et cela même si l’on ne conseillera jamais assez la lecture de Moby Dick ou de Bartleby le scribe ! James écrit de manière très vivante, il ne s’adresse en aucun cas à un public de spécialistes (nous reviendrons plus loin sur ce point), et il est conscient que tout le monde n’a pas lu Moby Dick ou les autres œuvres de Melville dont il traite rapidement. Voyons par exemple comment il débute son premier chapitre, « Le capitaine et l’équipage » : « Un soir, il y a plus de cent ans [James écrit en 1953], un baleinier américain prend la mer, en route vers ses lieux de pêche, lorsque soudain son capitaine unijambiste, Achab, ordonne à Starbuck, son second, “d’appeler à un rassemblement général à l’arrière”. Il y déclare à l’équipage que le but réel du voyage est de chasser une Baleine blanche, renommée parmi les pêcheurs de baleines pour sa couleur particulière, sa taille et sa férocité. C’est la baleine, dit-il, qui a arraché sa jambe, et il la pourchassera “au-delà des flammes de l’enfer”. » Et d’enchaîner directement sur le désaccord du second, Starbuck, lequel pense que les hommes chassent la baleine pour gagner de l’argent et que toute autre raison n’est que folie. Nous sommes déjà bien dans l’histoire, et James va s’attarder d’abord sur la personnalité d’Achab. Selon lui, le capitaine « est le type social le plus destructeur et dangereux qui soit jamais apparu dans la civilisation occidentale ». Ce « type » (c’est James qui souligne), c’est le type totalitaire, que Melville « a vu et compris dans toute sa mesure » près d’un siècle avant qu’il ne produise les ravages que l’on a connus en Allemagne et en Union Soviétique. En gros, Achab est devenu fou depuis que Moby Dick lui a enlevé une jambe. Le problème est que ce fou est aux commandes d’un équipage à ses ordres, d’un bateau tout ce qu’il y a de plus moderne et d’une science certaine de la navigation en haute mer : « C’est pourquoi il est une menace si sérieuse. Son dessein peut bien être fou, les armes qu’il utilise pour l’atteindre sont parmi les réalisations les plus avancées du monde civilisé, et tel dessein donne à sa grande intelligence une maîtrise […] et une puissance jamais obtenues auparavant. » Et « ce qui était folie dans un livre cent ans plus tôt, est aujourd’hui la folie même de l’époque dans laquelle nous vivons. » Ainsi les nazis disaient-ils « que la civilisation mondiale se désintégrait et qu’ils avaient une solution – la création d’une race supérieure. C’était leur programme. » Et ils l’ont appliqué : « Tout ce qu’ils ont fait, jusqu’à l’ultime tentative de détruire l’Allemagne, était subordonné à ce programme. » Personne n’a su y faire face, « car cette folie est née dans les profondeurs de la civilisation occidentale et s’en nourrit ». Ici, James veut parler de l’État-nation et de l’idéologie raciale qui en découle infailliblement. En le lisant aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser à l’Empire contemporain, à sa violence et à celles qu’il engendre, comme celle de l’État islamique. Mais James poursuit en parlant du « type » totalitaire soviétique, et sa description ne peut, là encore, que nous faire penser à des phénomènes très actuels un peu partout dans le monde : « Dès 1928, dans une Russie épuisée et désespérée par la révolution, ne voyant dans le monde alentour aucune lueur d’espoir, se levait le même type social que chez les nazis – administrateurs, cadres, gestionnaires, leaders ouvriers, intellectuels. Leur but premier n’était pas la révolution mondiale. Ils souhaitaient construire des usines, des centrales électriques plus grandes que toutes celles qui avaient été construites. Leur but était de raccorder des fleuves, déplacer des montagnes, semer depuis les airs ; et pour atteindre ce but, ils dilapideraient des ressources humaines et matérielles sur une échelle sans précédent. Leur intention première n’était pas la guerre. Ce n’était pas la dictature. C’était le Plan. » Comment ne pas penser, en ce début de siècle xxi, aux dits « grands projets inutiles » comme le « TAV » (ligne à grande vitesse Lyon-Turin) ou l’aéroport de Notre-Dame des Landes ? Et ces « administrateurs, cadres, gestionnaires, leaders ouvriers, intellectuels », au service de qui travaillent-ils à présent, sinon celui de la firme Vinci et des soi-disants « pouvoirs publics » ?

Voici donc Achab : « incarnation du type totalitaire, dans toute son envergure. Son dessein clairement sous les yeux, seules deux choses le concernent désormais : 1/ la science ou la gestion des choses ; et 2/ la politique , ou la gestion des hommes. » Aussi fou soit-il, et aussi puissante que soit sa folie, Achab ne saurait cependant parvenir seul à ses fins. James passe donc à la description de son équipage. Celui-ci est « la preuve définitive que Melville compose un échantillon strictement logique. Ils forment une bande de loqueteux recueillis par hasard aux quatre coins de la Terre. Il nous dit qu’en 1851, alors que les officiers blancs américains fournissent les cerveaux, moins d’un sur deux parmi les milliers d’hommes dans la pêcherie, l’armée, la marine et les forces d’ingénierie employées à la construction des canaux et des routes américaines, sont des Américains. » Quant aux « officiers blancs », et en particulier le second Starbuck, ils ne sont que des relais de l’autorité dictatoriale d’Achab. « Son histoire [de Starbuck] est l’histoire des libéraux et des démocrates qui, durant le dernier quart de siècle, ont mené à la capitulation face aux totalitaires, pays par pays. » C’est ici, peut-être, que l’analyse de James est fautive. En effet, il fait reposer entièrement la domination exercée par Achab sur son propre charisme, d’abord, en quoi il a raison, sur la « collaboration » des officiers ensuite, en quoi il n’a pas tort non plus. Il exonère ainsi le reste de l’équipage, la « bande de loqueteux », de toute responsabilité dans la poursuite de l’expédition infernale… Le narrateur, Ismaël, échappe à ce schéma : « membre d’une famille américaine distinguée, il est instruit et a été professeur. Mais il ne peut supporter la classe sociale dans laquelle il est né et a été élevé, et travaille donc comme ouvrier, creusant des fossés ou faisant tout ce qui lui tombe sous la main. Il est sujet à des crises de dépression (aujourd’hui nous dirions qu’il est névrosé) et chaque fois qu’il sent arriver une de ces crises, il prend la mer. Aujourd’hui il ne prendrait plus la mer – il rejoindrait un mouvement ouvrier révolutionnaire. » L’aujourd’hui de James était 1953. On peut douter de son diagnostic. Un peu plus loin, d’ailleurs, il revient sur le personnage d’Ismaël dans une analyse qui rappelle un peu celles de Reich sur la petite bourgeoisie et le fascisme : contrairement à tous les autres hommes d’équipage, Ismaël, dit-il, ne montre jamais la moindre vélléité de rébellion contre Achab. « Les Ismaëls […] vivent dans chaque immeuble de nos villes. Et ils sont dangereux, plus encore lorsqu’ils quittent leur propre environnement et travaillent avec les ouvriers ou vivent parmi eux. » En fait, Ismaël, conclut James, « hésite constamment entre le totalitarisme et l’équipage ». Il est curieux qu’un auteur comme James n’ait pas perçu ce que cette alternative a de bancal : le « totalitarisme » d’un côté, l’équipage de l’autre… On sent bien qu’il est tout à sa démonstration – le Pequod comme archétype du conflit de classe – et qu’il tord un peu son raisonnement pour aboutir à une conclusion correcte. Pourtant, sa brillante analyse des personnages et situations mis en scène par Melville dans Moby Dick surtout, mais aussi dans Pierre ou les ambiguïtés et Bartleby le scribe, vaut vraiment le détour.

Nous pourrions conclure ainsi cette recension si ce livre ne comportait un chapitre supplémentaire, et probablement pas le moins important aux yeux de son auteur. En effet, « Une conclusion aussi naturelle que nécessaire », titre de ce dernier chapitre, décrit ce qui est arrivé à James en 1952 : « J’envisageais depuis longtemps d’écrire un livre sur Melville. Je me suis décidé à l’été 1952, et ai commencé à négocier avec les éditeurs. Quelle forme aurait-il pris si je l’avais écrit selon le projet d’origine, je ne sais pas. Mais ce qui importe est que je ne suis pas un citoyen américain et, alors que j’étais sur le point de l’écrire, je fus arrêté par le gouvernement des États-Unis et envoyé à Ellis Island pour être expulsé. » James avait été invité aux États-Unis en 1938 par le Socialist Workers Party (trotskiste) pour une tournée de conférences. Il y était resté sans jamais régulariser sa situation, militant et écrivant sous pseudonyme. Il reçut un ordre d’expulsion en 1948. L’affaire traîna quelque temps, mais on était en plein maccarthysme et l’ordre d’expulsion fut exécuté. Dans ce contexte, Mariners, Renegades and Castaways devait faire partie de la stratégie de défense de James, comme le dit Matthieu Renault dans sa biographie. Il en envoya d’ailleurs plusieurs copies à des membres du Congrès dès qu’il fut terminé.

« Melville a bâti sa structure gigantesque, une image du monde civilisé, en utilisant un navire, un équipage d’environ trente hommes, pour une grande part isolés du reste du monde. J’en étais là, prêt à écrire, lorsque je fus soudainement transporté sur une île isolée du reste de la société, où les administrateurs, les fonctionnaires et les officiers américains chargés de la sécurité contrôlent les destinées d’environ un millier d’hommes, de marins, d’« isolés », de renégats et autres parias venus des quatre coins du monde. C’était comme si le destin me donnait l’opportunité de tester mes idées sur ce grand écrivain américain. » Ici, je dois dire que ce projet-là, précisément, a échoué. Si le témoignage de James sur la déshumanisation produite par la bureaucratie, la haine de tout ce qui ressemble aux communistes et une justice peu encline à l’empathie – encore moins envers un Noir ! – demeure très intéressant et, hélas, très actuel (c’est un des thèmes de la campagne électorale aux États-Unis, et il ne se passe pas une journée sans qu’on parle de « migrants » ou de « réfugiés » dans nos différents pays européens), sa tentative de faire d’Ellis Island un second Pequod ne fonctionne pas. Reste qu’il vaut la peine d’être lu pour son actualité brûlante.

Au total, ce petit livre mérite vraiment d’être lu, aussi bien pour ce qu’il nous apprend sur Melville et sur James lui-même, et dont je n’ai donné ici qu’un faible aperçu. Même si j’ai pu émettre des réserves sur la façon dont James « tire » Melville à lui, j’ai admiré une certaine virtuosité d’exposition et des remarques souvent très pertinentes. Et pour ne rien gâter, il donne envie de (re)lire Melville.

PS : il faut ajouter un petit mot d’éloge de la collection « contre-attaque » des éditions Yspsilon, qui a déjà publié James Baldwin, Georges Bataille et André Breton, et un recueil de textes de poètes grecs détenus au camp de Makronissos durant la dictature dite des « colonels ». Rien que de belles choses.

franz himmelbauer

 

[1] Première édition avec traduction par Pierre Naville, Gallimard, 1939. Deuxième édition avec textes complémentaires, traduits par Claude Fivet-Demorel, aux Éditions caribéennes en 1983 – cette deuxième édition a été reprise chez Amsterdam (Paris)en 2008.

[2] Recueil de textes paru chez Syllepse (Paris) en 2012.

[3] Il existe un recueil de textes consacrés au cricket par C.L.R. James : A Majestic Innings. Writings on Cricket, Londres, Aurun Press, 2006.

[4] Matthieu Renault, « C.L.R. James : vers un matérialisme postcolonial » in revue en ligne Période, article consulté le 21 février 2016.

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