Pandémopolitique. Réinventer la santé en commun

Jean-Paul Gaudillère, Caroline Izambert et Pierre-André Juven, Pandémopolitique. Réinventer la santé en commun, Paris, éditions La Découverte, 2021.

À vrai dire, et comme souvent, le titre est un peu trompeur. Du moins le sous-titre : Réinventer la santé en commun, car seule la troisième partie du livre est consacrée à cette belle intention – ceci dit sans ironie aucune : je parle d’intention car après la lecture des deux premières parties, j’ai l’impression que cette réinvention tient plus du programme utopique que d’autre chose, et cela même si les trois auteur·e·s ont répertorié des initiatives qui nous font penser que l’utopie n’est pas forcément vouée à le rester…

Tout le livre est axé autour de la notion de « triage ». Depuis que l’épidémie de Covid-19 a atteint un point critique – en France, au printemps 2020 –, il a été beaucoup question du traumatisme que représentait pour les personnels soignants et les populations concernées la nécessité de devoir procéder à un « tri » parmi les malades, en privilégiant l’accès aux services de réanimation à celles et ceux qui avaient plus de chances de survie que d’autres. Dit comme cela, cela paraît horrible, à la limite de la barbarie. Et c’est probablement horrible et barbare. Cependant, l’affaire est moins simple que ce que les médias ont complaisamment répercuté. En effet, le « triage » des patients est caractéristique de la médecine de guerre[1]. Dans ces cas-là, on assiste à une production industrielle d’atteintes graves à l’intégrité des personnes, qui dépasse tous les moyens de soins mis en place en période « normale ». Mais en mars 2020, nous n’étions pas en guerre, que je sache. Ou du moins pas dans une guerre conventionnelle, avec armées qui s’affrontent sur le champ de bataille. La guerre sociale poursuivait son cours[2], évidemment, et avec elle le business as usual. Face à pareille énigme (comment un virus ni plus ni moins « virulent » qu’un autre a-t-il pu déborder à ce point les capacités de soins d’un pays qui s’enorgueillissait d’un système de santé parmi les plus performants au monde, oui monsieur), et puisque nous parlons de la guerre et de son cortège de traumatismes, il me semble important de rappeler la sagesse de Bertold Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout sur son passage qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent. » C’est de la violence des rives que parlent les deux premières parties de ce livre.

Les auteur·e·s commencent par un rappel assez rapide des débuts de la dite « crise sanitaire » – le premier chapitre s’intitule ainsi « Masques, tests et pénuries ». Ensuite, ils et elle expliquent que le triage n’a pas commencé avec l’apparition du Covid. Il y avait déjà un certain temps que s’effectuait un triage « économique » de facto des patients, à partir, d’une part, de conditions de rareté budgétaires et d’autre part, de critères « d’efficience » – nombres d’actes réalisés, actes plus ou moins « rentables », durées de séjours les plus courtes possibles, etc. Souvenez-vous des mobilisations des personnels hospitaliers durant l’année 2019, avec cette banderolle en particulier : « L’État compte ses sous, on va compter les morts ! »

Et puis il y a un autre mode de triage, en amont de l’hôpital et même de l’ensemble du réseau de soins. Le chapitre 3 est intitulé « La conjuration des inégaux » et sa première section : « Territoire, Covid-19 et inégalités de santé : emblématique Seine-Saint-Denis ». Je ne reprendrai pas ici la litanie des statistiques de la pauvreté, de la précarité et des discriminations qui caractérisent ce département, ni celles qui le placent en tête, et largement, de la surmortalité due au Covid-19. Juste un constat, plus général celui-là, rapporté d’après l’Insee : « l’écart entre l’espérance de vie des cadres et celle des ouvriers est de 6,4 ans pour les hommes et 3,2 ans pour les femmes[3] ». La section suivante est intitulée « Covid-19, race et inégalités ». Elle est d’actualité, au moment où certains chercheurs (Beaud et Noiriel, pour ne pas les nommer) demandent que l’on arrête de mettre en avant le phénomène racial au risque d’y dissoudre les classes sociales (et leur lutte). Ici, nos auteur·e·s déplorent le fait que l’on ne puisse pas faire de statistiques ethniques, ou raciales, en France, car cela aurait probablement permis de mettre en évidence un taux de prévalence de la Covid plus important chez les minorités racisées. Ils et elle s’appuient donc sur les études qui ont été menées dans ce domaine aux États-Unis, et qui montrent que les minorités, noire avant tout, sont de loin plus touchées que les autres. Rien de génétique ni de bien mystérieux ici : ces minorités cumulent les facteurs aggravant les risques de contamination et de formes graves – car leurs membres ont dû continuer à travailler, et pas en télétravail, pendant l’épidémie et, par ailleurs, les taux de maladies style diabète, affections cardiovasculaires, obésité y sont plus importants que dans la population blanche (malbouffe, exposition aux pollutions, etc.), sans parler de la surface moyenne des logements plus petite conjuguée à un taux d’occupation plus grand[4].

Et puis il y a encore le triage du genre. Qui est-ce qui se tape le plus gros du travail du soin – et aussi le plus risqué concernant une maladie contagieuse, puisque ce travail implique des contacts rapprochés et répétés avec les patients ? Ben tiens, les femmes, encore, les femmes toujours. Pendant que de distingués épidémiologistes, chefs de services et autres virologues patentés pérorent sur les plateaux télés, qui s’occupe des malades à l’hôpital, des personnes âgées (souvent elles aussi malades) dans les maisons de retraite et de celles qui sont encore « à domicile », comme on dit ? Ok, il y a bien deux trois femmes parmi les « experts », mais elles ne sont pas majoritaires, loin de là. Et d’ailleurs, celles que les médias s’efforcent de convoquer plus souvent désormais (la parité, coco, la parité !) ne sont pas les petites mains…

Dans la deuxième partie du livre, il est question des « habits neufs du triage systémique ». On y parle de globalisation, de new public management, de partenariats publics-privés, de Big Pharma (là, c’est moi qui résume, je ne crois pas que ce terme soit utilisé), de brevets et de propriété « intellectuelle » (guillemets, je ne vois pas ce qu’il y a d’intellectuel là-dedans) sur le vivant… J’en retiens que les méchants ont gagné : une conception de la médecine comme science – la biomédecine, centrée sur un individu moyen, chair à statistiques et susceptible de télédiagnostics assistés par ordinateur, et qui entre des données d’un côté et vous sort de l’autre une ordonnance longue comme un jour sans pain de médicaments qui, au mieux, ne vous feront pas de mal, au pire vous empoisonneront (je ne déconne pas : voyez l’industrie du cholestérol et des statines[5]). Il n’est peut-être pas nécessaire de revenir ici sur l’affaire du Remdesivir dont le prix par traitement individuel s’élève aux États-Unis à 3120 dollars pour les hôpitaux et à 2340 pour les patient·e·s bénéficiant d’une assurance privée. Il s’est avéré inefficace, voire nuisible, selon un avis rendu par l’OMS en novembre dernier. Trop tard : la Commission européenne en avait déjà commandé (en octobre) pour 1,2 milliards de dollars. Oups ! Chéri, tu t’es gouré de marque de pâtes, tu veux pas aller en chercher d’autres ? Bah, celles-là, on les gardera, pour le prix que ça coûte[6]

Quand je dis que les méchants ont gagné, ça pourrait sous-entendre qu’il y a eu, ou qu’il y a encore des gentils. Bon, je ne sais pas jusqu’à quel point, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu pendant un certain temps une vague de « tiers-mondisme » et de non-alignement dans les grandes agences de l’ONU, telle l’OMS. À ce moment-là, on a mis l’accent sur des programmes dont l’un des plus célèbres fut celui des « médecins aux pieds nus » chinois (jusqu’à quel point il s’agissait de réalité ou de propagande, je ne sais pas), et qui se consacraient en priorité aux « soins de santé primaire ». Mais cette époque est révolue. Comme Ivan Illich l’avait déjà bien souligné, la némésis médicale[7] est en fin de compte (c’est le cas de le dire !) plus intéressée à la production industrielle de la maladie qu’à prendre soin des personnes, des communautés et de leurs environnements sociaux et écologiques.

Mais trêve de jérémiades. La troisième partie du livre[8], je l’ai dit, engage à un peu plus d’optimisme car elle traite d’approches et de pratiques « dissidentes » en santé. Cette partie revient sur la question des « communs » (en santé). Une brève présentation explique la notion de communs, son rapport avec une politique des besoins (et non de l’offre consumériste) et donc avec la question de la définition de ces besoins par… des communes, des communautés ? Je ne m’étendrai pas ici sur le distinguo, ce n’est pas le lieu ni peut-être de ma compétence. Cela dit, l’idée est que le soin ne se limite pas au réglage du métabolisme individuel, comme le prétend la biomédecine, mais qu’il prend en compte les rapports de cet individu avec les autres et avec ce tout ce qui constitue son monde. Il faut peut-être même soigner (ou prendre soin) le commun avant l’individu (mais peut-être que j’extrapole un peu trop).

J’ai sauté un peu rapidement la question des médicaments communs, contre les médicaments « propriétaires » tel le Remdesivir dont j’ai parlé plus haut. On lira avec intérêt le développement que leur consacrent les auteur·e·s. Vu la puissance accumulée par Big Pharma, ce n’est pas une petite bagarre que de réussir à obtenir la production de médicaments génériques à bon marché accessibles à toutes et tous à travers le monde.

J’ai beaucoup aimé le chapitre sur la « santé communautaire ». Apès avoir évoqué les féministes du MLAC dans les années 1970, qui pratiquaient avortements et accouchements hors toute institution médicale, on y revient sur l’expérience oubliée des centres de santé et des petits déjeuners offerts aux enfants des ghettos par les Black Panthers. Ce chapitre parle aussi des Young Lords, ces « Black Panthers latinos », qui engagèrent également toute une série d’actions, y compris l’occupation et l’autogestion d’un hôpital, au service de la santé de leur communauté[9]. Sont évoqués ensuite les initiatives menées par des associations dans les années 1980, en France, de prévention des risques liés à l’usage de drogues en temps de Sida. Et enfin, dans les années 2000, la création de plusieurs centres de santé communautaire tels le Château en santé à Marseille, La Place santé à Saint-Denis, La Case de santé à Toulouse ou le Village 2 santé à Échirolles.

Il semble qu’une des résolutions issues du « Ségur de la santé », l’une des sauteries participatives mises en place par le gouvernement Philippe au printemps 2020 (suite aux mobilisations des soignants en 2019), s’inspire de ces centres en proposant la création d’une soixantaine de centre « participatifs » en France. À suivre (on a le droit d’être sceptique).

Les auteur·e·s soulignent à juste titre que la santé communautaire s’oppose à la « démocratie sanitaire » promue depuis quelques années par les institutions sanitaires et qui regroupent personnels soignants, représentants des institutions et des patients. Celles et ceux qui ont déjà participé à des comités d’usagers à l’hôpital savent ce que vaut cette démocratie « représentative » : pas grand-chose. Cela est d’ailleurs apparu de manière encore plus flagrante depuis l’irruption du Covid qui, sous prétexte d’urgence (et de risque contagieux, la belle affaire !), a évacué tout semblant de concertation.

Bref, j’ai essayé de donner une idée du contenu de ce livre qui fourmille d’informations intéressantes et ne peut que nourrir la réflexion sur ce sujet qui nous concerne tous, la santé. J’avoue que les deux premières parties critiques mériteraient selon moi un ton un peu plus acerbe. Je dois être un peu old school : je regrette le temps des pamphlétaires et j’ai un peu de mal avec les textes trop policés à mon goût. Mais bon, c’est une préférence personnelle, hein, et ça n’enlève rien à ce livre dont, vous l’aurez compris, je recommande la lecture.

 

[1] Je ne crois pas pour autant que cela autorisait le président Macron à marteler son « nous sommes en guerre » lors de son adresse « à la nation » du 17 mars 2020, six jours seulement après avoir fièrement déclaré (le 11 mars), à propos du même sujet : « Nous ne renoncerons à rien. Surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer. Surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été. » Etc.

[2] Heu… je vais un peu vite. Je devrais ajouter la guerre « antiterroriste » que la France mène en Afrique, au Sahel en particulier, même si ce n’est pas non plus une guerre conventionnelle, à moins qu’il ne soit désormais considéré « conventionnel » le fait de bombarder des civils réunis pour une noce, comme cela s’est encore produit récemment.

[3] Ici, je ne peux pas m’empêcher de ressortir une vieille note toute poussiéreuse de mon bêtisier (j’avais relevé cette perle de Jean-Marc Ayrault prononcée sur le plateau du JT de France 2 le 11 juin 2003. Il était alors président du groupe PS à l’Assemblée nationale et répondait à une question sur la réforme des retraites (hé oui, déjà !) : « Puisqu’un ouvrier a six ou sept ans d’espérance de vie de moins qu’un cadre, il faut adapter le nombre d’années travaillées aux situations… » (C’est moi qui soulignais. Le présentateur du JT n’avait pas relevé, bien sûr.)

[4] Je me refuse à employer le terme de « promiscuité » qui me semble faire partie de l’arsenal sémantique employé par les riches dans leur éternelle guerre contre les pauvres.

[5] Voici quelques années, une toubib que j’aime bien par ailleurs s’est inquiétée de mon taux de cholestérol. Elle m’a prescrit des statines. Quand j’ai lu la notice du médoc, et ses contre-indications, j’ai refusé de le prendre, puis j’ai commencé à me documenter un peu sur cette histoire de cholestérol. J’ai trouvé les ouvrages de Michel de Lorgeril, que je recommande à toute personne qui s’interroge à ce sujet : lisez-les avant de vous laisser intoxiquer…

[6] Le Remdesivir n’est pas la première arnaque de Big Pharma, hein : voyez par exemple l’histoire édifiante du Tamiflu, qui devait nous sauver de je ne sais plus quelle épidémie de grippe. Le labo qui le produisait a gagné beaucoup, beaucoup, vraiment beaucoup d’argent avec, avant que l’on s’aperçoive qu’ils avaient bidonné les études sur son efficacité. On trouve cette histoire un peu partout, par exemple ici.

[7] Ivan Illich, Nemesis médicale. L’expropriation de la santé, Paris, Seuil 1981 [1975]. Et cette actualisation (encore plus radicale) en 1999 : « L’obsession de la santé parfaite », https://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/ILLICH/2855

[8] Dont je n’aime pas du tout le titre : « Un autre triage est possible ». Ne me demandez pas pourquoi, je ne sais pas, probablement que ça me rappelle des slogans assez vains.

[9] À ce propos, lire l’excellent Young Lords. Histoire des Blacks Panthers latinos (1969-1976) de Claire Richard, Paris, L’Échappée, 2017, auquel j’ai consacré une note de lecture ici-même.

 

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Rachida Brahim, La race tue deux fois

Rachida Brahim, La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000), Paris, Éditions Syllepse, 2020

« Sur les parois de mon cervelet subsiste le tracé d’une langue que je ne sais ni lire ni écrire. Je succombe régulièrement à la douleur que provoque en moi cette seule phrase. Je succombe à cette étrange indigence qui vous conduit à ne rien savoir de vos propres défunts. Je succombe à la présence d’une violence et d’un amour que je n’ai pas connus, mais dont le souvenir me hante. »

Ces mots ouvrent l’introduction de l’impeccable réquisitoire de Rachida Brahim contre le racisme postcolonial français. Son livre, dédicacé « À nos défunts », est le résultat d’une enquête sur 731 crimes racistes perpétrés en France entre 1970 et 2000. Ce travail, qui a duré sept ans et a donné lieu à une thèse de sociologie, est exemplaire, selon moi, car il réussit à concilier des affects très forts[1] (dont les mots précédemment cités se font l’écho) et une rigueur intellectuelle qui ne se laisse aller à aucune facilité rhétorique. Ainsi, si l’on ne consultait que les nombreuses références données en notes, on pourrait penser que ce texte est en fait celui d’un procès-verbal ou, mieux, de l’instruction du procès de ce que Rachida Brahim nomme « le long massacre » qui succédé, après les indépendances des anciennes colonies françaises d’Afrique, aux massacres coloniaux. « J’ai mené des entretiens, dit-elle à la revue Ballast, et j’ai passé du temps à consulter différents fonds d’archives provenant d’associations, de la presse, de la Justice, de l’Intérieur et du Parlement. Le but était de confronter les sources afin d’objectiver le sentiment d’injustice qui émanait des entretiens. Dans les archives non institutionnelles, c’est-à-dire associations et presse, j’ai consulté des listes. Les listes d’hommes morts. Des textes de réflexion, aussi, des programmes, des bilans d’actions, des comptes rendus de réunions, des communiqués, des tracts, des appels à manifester, des correspondances, des affiches et bien sûr des coupures de presse. […] J’ai consulté des dossiers de juridictions et j’ai été confrontée à ce que m’avaient dit les enquêtés, à savoir qu’on ne retrouvait pas de mention de faits racistes. Je suis alors allée voir ailleurs, plus haut, du côté du ministère de l’Intérieur et du Parlement. J’ai dépouillé des documents ministériels tels que des synthèses relatives à des “incidents impliquant des Nord-Africains” ou aux “problèmes posés par l’immigration”. Des notes, aussi, des télégrammes, des rapports, des correspondances émanant des Renseignement généraux, des services de police et des préfectures, des autorités locales, gouvernementales ou étrangères[2]. »

Dire ce qui eut lieu, donc. Mais aussi comment et pourquoi. Comment : Rachida Brahim distingue trois sortes de violences : idéologiques, situationnelles et disciplinaires. Les violences idéologiques sont le plus souvent le fait de militants ou de sympathisants de l’extrême droite, parfois aussi de militaires. On peut classer dans cette rubrique macabre les nombreuses agressions, souvent mortelles, qui eurent lieu à Marseille en 1973. Un Algérien, Salah Boughrine, dont on saura plus tard qu’il souffrait de traumatismes psychiques, assassine un chauffeur de bus qui lui aurait mal parlé. À partir de là, les racistes se déchaînent contre les Maghrébins, encouragés en cela par les éditoriaux incendiaires de Gabriel Domenech (qui rejoindra plus tard le FN) dans le torchon fascisant (c’est moi qui le qualifie ainsi, pour l’avoir lu – et subi – à l’époque), disparu depuis lors, Le Méridional. « Il est difficile de quantifier précisément le nombre de victimes expiatoires à la suite de la mort du chauffeur de bus. L’ambassadeur d’Algérie en France avance le chiffre de 50 morts et de 300 blessés durant cette seule année et sur l’ensemble du territoire. Dans la région, en croisant les archives de la presse et celle de la préfecture, on comptabilise une cinquantaine d’agressions et 17 morts entre la mort du chauffeur de bus, le 25 août, et le 14 décembre, date à laquelle un attentat est commis au consulat général d’Algérie de Marseille. » Rachida Brahim a consacré le premier chapitre de son livre à ce qui apparaît rétrospectivement comme la poursuite de la guerre d’Algérie sur le territoire métropolitain[3]. Mais comme elle le dit encore à Ballast, même si elle avait commencé son travail précisément sur cette série de crimes racistes à Marseille et dans le Sud, elle ne voulait pas s’en tenir là : en effet, elle avait vite constaté que les agressions racistes avaient commencé bien avant (elles n’avaient pas cessé depuis la guerre d’Algérie) et qu’elles continuèrent après les « événements » de Marseille – elle en a recensé une moyenne de trente-cinq par an (qui ont fait 610 blessés et 351 morts) sur la période étudiée (1970-1997). Ainsi par exemple l’assassinat de Habib Grimzi : « [C’]est une des affaires les plus retentissantes des années 1980. Au moment des faits, Habib Grimzi, un Oranais de 26 ans, est en vacances depuis une quinzaine de jours en France. Le 15 novembre 1983, il prend le train Bordeaux-Vintimille en même temps que quatre candidats à la Légion étrangère. Dans leur compartiment, en compagnie du caporal-chef qui les escorte, ces derniers boivent “quatre ou cinq bouteilles de whisky”. Le gradé et un des aspirants légionnaires s’endorment. Les trois autres aperçoivent Habib Grimzi, lui reprochent un regard déplacé et le rouent de coups. Le contrôleur du train lui vient en aide. Celui-ci l’accompagne dans une autre voiture située en queue de train. Les trois hommes parviennent à le retrouver, le frappent à nouveau et lui donnent un coup de couteau sous l’omoplate. D’après la reconstitution des faits, alors qu’il était encore vivant, ses agresseurs ont ouvert la porte du wagon et l’ont jeté du train qui roulait à 140 km/h. Habib Grimzi aurait percuté le ballast et un pied de poteau de plein fouet. Il serait mort le crâne fracassé par le choc. »

Ou celui d’Ibrahim Ali : « Au moment des faits, il a 17 ans et fait partie d’un groupe de rap qui rassemble plusieurs jeunes de la cité de la Savine [à Marseille], où il vit. Le soir du 21 février 1995, ces derniers répètent le spectacle qu’ils doivent donner quelques semaines plus tard dans le cadre d’un gala contre le sida. Vers 22 heures, le groupe, composé d’une quinzaine de membres, quitte le lieu de répétition et se met en marche vers l’arrêt du bus qui doit les ramener à la Savine. Alors qu’ils courent pour ne pas louper leur bus, ils croisent la route de trois colleurs d’affiches du FN. Le premier, 63 ans, rapatrié d’Algérie, est un ancien chef de travaux dans le bâtiment ; le second, 41 ans, est maçon et passionné d’armes à feu ; le dernier, 37 ans, est ébéniste. Tous partagent un discours sécuritaire. Un camarade d’Ibrahim Ali relate les faits : “On a vu une voiture qui venait vers nous faire demi-tour et s’arrêter au feu. Un homme en est descendu et s’en est pris à celui qui arrivait en premier, j’ai entendu crier ‘Qu’est-ce que tu as toi ?’ puis il a commencé à tirer, nous sommes repartis dans l’autre sens au courant. C’est à ce moment-là qu’Ibrahim a été touché dans le dos, ‘Ils m’ont eu’, a-t-il dit. On a continué à courir quelques mètres ensemble pour se cacher derrière un recoin, là il est tombé.” »

Ensuite, il y a les violences « situationnelles ». Elles « ont généralement lieu lors d’une scène de la vie quotidienne au cours de laquelle les protagonistes usent de la force contre des Maghrébins qu’ils jugent dangereux. Pour l’auteur des faits, le but est généralement de protéger ce qui lui appartient, en tant que propriétaire légal, mais aussi d’un point de vue subjectif. Il peut s’agir de sa maison, de son commerce, des membres de sa famille, d’une femme, d’une fête nationale, d’un entre-soi ou simplement de sa tranquillité. » Ainsi par exemple, « À Marseille, en 1981, un homme tire depuis sa fenêtre sur Zahir Boudejellal alors âgé de 17 ans. Toufik Ouanès, âgé de 9 ans, meurt dans les mêmes conditions à la cité des 4 000 de La Courneuve en 1983. À Troyes, en septembre 1986, dans la cité du Point-du-Jour, un homme de 22 ans, propriétaire d’une carabine et habitant le huitième étage d’un immeuble tire depuis sa fenêtre sur un jeune homme de 23 ans. »

Ici, on pense à ce qu’écrit Elsa Dorlin dans son livre Se défendre. Celui-ci se termine par une évocation du meurtre de Trayvon Martin : le 26 février 2012, George Zimmerman, un bon citoyen américain engagé dans un programme de « voisins vigilants », abattit cet ado africain-américain dans un quartier blanc de la ville de Sanford en Floride. Trayvon avait le tort d’être noir et de porter un sweat shirt à capuche, ce qui avait semble-t-il suffi à mettre son assassin en position de légitime défense, définie en Floride comme le fait d’agir « pour se protéger si [une personne] ressent un sentiment de peur raisonnable l’incitant à croire qu’elle sera tuée ou gravement blessée[4] ». Un an et demi après les faits, Zimmerman sera acquitté malgré le fait qu’aucune preuve attestant une situation de légitime défense n’ait été produite par ses avocats. « George Zimmerman est un vigilant de l’État racial. Trayvon Martin était sans défense face à la menace d’être, en tant que jeune homme africain-américain, une proie abattable au nom de la légitime défense[5]. » C’est la peur raisonnable ressentie par son assassin qui légalise le meurtre de Trayvon. « La peur comme projection renvoie ainsi à un monde où le possible se confond tout entier avec l’insécurité, elle détermine désormais le devenir assassin de tout “bon citoyen”. Elle est l’arme d’un assujettissement émotionnel inédit des corps mais aussi d’un gouvernement musculaire d’individus sous tension, de vies sur la défensive[6]. » Je pense qu’il s’agit d’une bonne description de ce que Rachida Brahim entend par « violence situationnelle » : en cas de friction (ou de ce qui est ressenti comme tel), certains corps peuvent en éliminer d’autres car ils sont d’avance « tuables ».

Enfin il y a la violence « disciplinaire », dont on a un peu plus parlé ces dernières années grâce, entre autres, à l’action déterminée et opiniâtre de la famille et des amis d’Adama Traoré (mais on se souvient probablement aussi de l’assassinat à Paris par les « voltigeurs » – brigade motorisée aujourd’hui réapparue sous le nom de Brav-M – de Malek Oussekine, en 1986). C’est la violence exercée par la police (et assimilés : douaniers, gendarmes et autres représentants de l’autorité publique). J’en reprends ici un exemple qui me semble emblématique de ce que le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) avait nommé la « gestion coloniale des quartiers » : « À Fresnes, dans le Val-de-Marne, le 24 juin 1973, deux gendarmes accompagnés de policiers se rendent dans la cité des Groux pour interpeller un adolescent de 14 ans soupçonné de vol. D’après le témoignage du père, un ressortissant algérien de 73 ans, la famille subit alors une perquisition illégale pour la quatrième fois. Il explique qu’en voyant arriver les forces de l’ordre, leur fille de 8 ans, Malika Yezid, est montée en courant pour prévenir son frère. Ce dernier s’enfuit avant leur arrivée. Ils entrent malgré tout dans l’appartement. Le père raconte qu’ils ont été injuriés et menacés. Un des gendarmes gifle Malika devant lui. Malgré ses protestations, pendant que l’un d’entre eux l’interroge et le retient dans le séjour, Malika est emmenée et frappée dans une chambre : “Elle était en détresse, pleurait sans cesse, appelait. Après un quart d’heure, lui il sort, la petite vient derrière et tombe à plat ventre, elle ne bougeait plus […] c’est eux qui l’ont tuée et ils sont partis en riant.” Malika Yezid est transférée à l’hôpital, elle reste quatre jours dans le coma et décède. »

Ce qui passe après, dans ce cas-là précisément comme presque tous les autres, pourra aider à comprendre le titre choisi par Rachida Brahim : La race tue deux fois. Les parents de Malika « se constituent parties civiles et portent plainte pour violation de domicile, coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort et non-assistance à personne en danger. Les gendarmes défendent une tout autre version. D’après eux, le seul coupable serait précisément le père de la victime. Ils déclarent que dans la cage d’escalier de l’immeuble, la petite les a insultés et traités de “sales flics” puis s’est réfugiée chez elle. Ces derniers auraient frappé à la porte de l’appartement pour en informer ses parents. Ils auraient alors vu le père gifler sa fille. Dans cette version, le père aurait par ailleurs refusé de donner son consentement à une perquisition. Les gendarmes se seraient retirés sans entrer dans l’appartement. Un communiqué résumant ces faits est publié par la préfecture, “il soulève la colère de la cité au point que la gendarmerie faillit être prise d’assaut”. »

Il y a ici une analogie avec le traitement du viol et des violences faites aux femmes : c’est le retournement de la culpabilité sur la victime. « Elle l’avait bien cherché, elle m’a provoqué, etc. », leitmotive des agresseurs et des tyrans domestiques.

Rachida Brahim le disait d’ailleurs dans une interview donnée à Jef Klak en 2017[7] et dans laquelle elle parlait des notions de « victimisation primaire » et « secondaire » : « La victimisation primaire désigne l’action par laquelle une personne est la cible d’une infraction et acquiert le statut de victime d’un point de vue légal. La victimisation secondaire advient au moment où cette même personne fait le récit de l’infraction dont elle a fait l’objet – lors d’un échange entre la victime et ses proches, mais aussi lors de la confrontation avec les institutions qui représentent les interlocuteurs des victimes. Il peut s’agir du système médiatique, éducatif, médical, policier ou judiciaire. Cette victimisation secondaire est provoquée par des attitudes de blâmes et d’inversement des responsabilités, par une banalisation des faits ou par l’existence d’un vide juridique. La victimisation secondaire a d’abord été mise en évidence par les analyses féministes portant sur les violences faites aux femmes. Les premières études menées sur la question des agressions sexuelles ont par exemple montré que les victimes de viol sont fréquemment considérées comme responsables de ce qui leur arrive – ce qui, de fait, accentue la violence initialement subie. […] Dans le cas qui nous intéresse, la victimisation secondaire a été provoquée par le traitement pénal et législatif de crimes racistes qui empêchait de caractériser le mobile raciste. »

Précisément, ce traitement pénal et législatif fait l’objet d’un examen serré par Rachida Brahim. Elle démonte une mécanique qui se révèle diabolique : en effet, d’un côté, les « immigrés » (l’un des termes par lesquels on désigne les étrangers venant travailler en France depuis les ex-colonies françaises d’Afrique subsaharienne et du Maghreb) sont l’objet de mesures spécifiques qui les catégorisent en une population « à part » – ce qui se traduit très clairement dans les accords et la convention de Schengen, qui règlent la « libre circulation des personnes » dans son espace (en gros, les pays européens) mais selon deux catégories : Européens et non-Européens, c’est-à-dire (toujours en gros) Blancs et non-Blancs. Rachida Brahim décrit les différentes mesures réglementaires et législatives qui ont été adoptées au fil des années et qui aboutissent à ce qu’il faut appeler la racialisation de certaines populations (restrictions sur le droit d’entrée, sur le droit au séjour, à l’acquisition de la nationalité, sans parler bien sûr du droit de vote, contrôles au faciès, etc.). Ce racisme structurel (étatique) entretient celui d’une partie importante de la population française (cf. les scores importants du Rassemblement national aux élections, mais aussi la campagne islamophobe menée par les plus hautes instances de l’État, à commencer par son chef lui-même, afin de capter les votes de cette population), ce qui ne peut qu’aboutir à des agressions racistes récurrentes – et je ne parle même pas ici des forces de l’ordre, dont on sait à quel point elle aiment Marine Le Pen et détestent les Arabes et les Noirs). Crimes racistes, donc. Et là, quand les victimes et leurs proches prétendent se défendre et obtenir réparation en alléguant du caractère raciste des agressions, il leur est répondu qu’il n’existe pas de « mobile raciste » qui permette de qualifier un acte violent à l’égard d’une personne racisée de… raciste (en fait si, il en existe un depuis la loi Gayssot de 2003, mais très restrictif : il n’est pris en compte que si l’on peut établir que des mots ou un discours raciste ont été prononcés par l’agresseur avant ou pendant l’acte). Soumises à un droit particulier (on pourrait dire : « d’exception ») dans le cours de leur vie ordinaire, les personnes racisées « tombent » dans le droit commun universaliste dès qu’elles pourraient se prévaloir du stigmate qu’on leur inflige. Là, elles deviennent miraculeusement des citoyens lambda – sans classe, sans genre, sans race, quelle horreur, cachez ce mot que nous ne saurions voir[8] ! Et si elles se mêlent de regimber, c’est contre elles que se retourne l’appareil répressif et ses supplétifs médiatico-politiques, comme on vient de le voir encore récemment à travers la mise en cause raciste de la famille Traoré par la présidente de la Ligue du droit international des femmes[9].

Mais puisque je viens de parler de la famille d’Adama Traoré, je dois ajouter que l’intérêt du livre de Rachida Brahim tient aussi à ce qu’elle retrace l’histoire des groupes qui se sont insurgés contre le racisme français – depuis les Comités Palestine et le MTA, Mouvement des travailleurs arabes, dans les années 1970, jusqu’aux différents comités Vérité et Justice contemporains en passant par la marche des beurs en 1983 et le MIB dans les années 1990.

Je n’ai pas rendu compte ici des chapitres qui relatent l’évolution de la législation antiraciste française et non plus des efforts de l’administration française pour « déracialiser » les crimes racistes – en particulier afin de répondre aux interventions de l’ambassade d’Algérie quand elle s’inquiétait des violences contre ses ressortissants en France. Mais ils sont très précis et donnent une très bonne idée de ce que c’est concrètement que le racisme structurel. C’est pourquoi je trouve ce travail vraiment excellent.

Je voudrais avant de terminer citer encore une fois son auteure : « […] certes, l’idée de race est déroutante, effrayante, scandaleuse… Mais du commerce d’esclaves africains aux contraintes migratoires les plus récentes en passant par l’expansion de l’empire colonial, les catégories raciales ont été et restent une des formes majeures de différenciation sociale de l’époque moderne et contemporaine. Cette lucidité me semble plus féconde que la cécité qui prévaut encore. […] Ce besoin de comprendre, mais aussi de transfigurer la violence, a rendu désuet un savoir sociologique surplombant et distancié. Je suis attachée aux savoirs comme les vieilles sorcières sont attachées aux onguents. Je suis attachée à un savoir enveloppant et pétri des émotions qui le précèdent et l’ont vu naître. Je tiens à un savoir qui puisse initier chacun d’entre nous à une manière saine et juste d’être au monde. »

En conclusion, je dois ajouter un message personnel à l’attention de Rachida Brahim. Voici quelques années, alors qu’elle cherchait à faire éditer sa thèse, nous avions pris rendez-vous au lendemain d’une réunion lors de laquelle elle l’avait présentée. Or, je ne lui avais pas posé un lapin, mais presque. Cette indélicatesse venait très certainement du fait qu’en tant qu’homme blanc, je n’étais pas assailli, comme elle, par le sentiment de l’urgence de faire connaître et de lutter contre les crimes racistes. À la lire aujourd’hui, je me rends compte que je lui dois des excuses : j’espère qu’elle voudra bien les accepter.

franz himmelbauer

[1] Ce qui lui a été reproché, à mots couverts, à l’Université : « À différentes reprises, j’ai expérimenté dans le milieu universitaire ce que d’autres vivaient dans le milieu judiciaire, à savoir la difficulté, voire l’impossibilité, à faire admettre l’existence de la racialisation et de sa violence. Cette mise en abyme, je l’ai vécue lors de ma soutenance de thèse : mon directeur de thèse et le président du jury m’ont expliqué que j’étais “hors-sujet”. D’après eux, le fait que je sois moi-même d’origine algérienne m’aurait empêchée de prendre de la distance avec le sujet. » (Entretien avec la revue Ballast : https://www.revue-ballast.fr/rachida-brahim-mettre-en-lumiere-les-crimes-racistes-cest-nettoyer-nos-maisons/#identifier_0_81245).

[2] Ibid. Dans la suite de cette recension, les citations non référencées proviennent toutes de l’ouvrage de Rachida Brahim.

[3] À ce propos, on peut voir aussi : http://cqfd-journal.org/1973-un-ete-raciste

[4] Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, Zones Éditions, 2017. J’en ai rendu compte ici.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] https://www.jefklak.org/la-race-tue-deux-fois/

[8] Une énième version de ce déni de la race a quelque peu agité les médias ces derniers jours, à l’occasion de la publication de Race & Sciences sociales. Une socio-histoire de la raison identitaire, de Stéphane Beau et Gérard Noiriel, aux éditions Agone. Je renvoie à ce propos à la recension critique de Norman Ajari : « Impasses du réductionnisme de classe », à lire sur Mediapart.

[9] Voir la réponse d’Assa Traoré ici : https://assatraore.com/ma-reponse

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Christophe Masutti, Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance

Christophe Masutti, Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, Caen, C&F éditions, mars 2020

L’expression « capitalisme de surveillance » a été popularisée par la sociologue américaine Shoshana Zuboff, dont la notice Wikipédia nous dit qu’elle « a produit plusieurs concepts originaux », au premier rang desquels la même notice mentionne ce désormais fameux « capitalisme de surveillance ». En quoi Wikipédia se (et nous) trompe : en effet, Christophe Masutti nous apprend (du moins, il m’apprend) dès l’introduction d’Affaires privées (p. 27) que ce concept « est né sous les plumes de John B. Foster et Robert W. McChesney », en 2014, dans un article de la Monthly Review intitulé précisément « Surveillance Capitalism. Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age ». Toujours selon Masutti, Shoshana Zuboff l’a repris dès 2015 lors d’une conférence, mais, poursuit-il, « [s]es lecteurs noteront que, dans ses articles, elle ne mentionne pas [cette] paternité du concept ». J’avoue que je n’ai pas lu les 864 pages de l’essai de Shoshana Zuboff, récemment traduit en français aux éditions Zulma (octobre 2020) : L’Âge du capitalisme de surveillance, (paru d’abord en allemand à Francfort en 2018, puis en anglais à New York en 2019). Mais le concert de louanges qui ont accueilli sa publication en France, aussi bien de la part de la presse que de celle des libraires, et dont le site de son éditeur[1] donne un aperçu, montre assez quelle version sera retenue de cette petite histoire : les extraits de presse publiés là mettent l’accent sur la nouveauté de cette analyse, sur son côté inédit : « Un de ces livres qui posent un jalon, un livre à partir duquel on peut discuter, un livre qui donne de notre monde une idée qu’on ne s’était pas exprimée aussi clairement jusque-là », dit Xavier de la Porte dans L’Obs. Un livre qui fera référence, est-il dit aussi. Ces appréciations en disent long sur la paresse intellectuelle de leurs auteurs, pour ne pas dire leur ignorance (ou, peut-être, leur peu d’estime) des travaux déjà publiés depuis un certain temps sur le sujet[2]. C’est ce que je crois comprendre, en tout cas, en lisant Masutti et quelques-unes des références qu’il donne dans sa bibliographie.

Il peut sembler superflu de s’arrêter à ce qui pourrait être interprété simplement comme une querelle d’ego entre intellectuels travaillant dans le même champ (et il y a peut-être de cela). Mais ce serait trop simple, justement. En fait, il semble que si Shoshana Zuboff ne fait pas référence à la thèse de Foster et McChesney, ce n’est pas seulement pour « usurper » l’invention d’un concept, mais bien plutôt parce qu’elle ne partage pas leur analyse. En effet, selon celle-ci, le capitalisme de surveillance est avant tout… le capitalisme. Voici ce qu’en disait la Monthly Review en juin 2018 :

« En 2015, Shoshana Zuboff, professeur émérite à la Harvard Business School, a repris le terme de “capitalisme de surveillance” (sans l’attribuer à Monthly Review), dans une analyse qui a suscité un intérêt considérable dans les milieux universitaires et qui est rapidement devenue l’acception prédominante du concept. Dans son discours, Zuboff a défini le capitalisme de surveillance de façon plus réductrice comme un système dans lequel la surveillance de la population est un procédé qui permet d’acquérir des informations qui peuvent ensuite être monétisées et vendues. L’objet de ses recherches était donc d’étudier les interrelations entre les entreprises et les comportements individuels dans ce nouveau système d’espionnage marchandisé. Mais un tel point de vue a en réalité dissocié le capitalisme de surveillance de l’analyse de classe et de la structure politico-économique globale du capitalisme – comme si la surveillance pouvait être abstraite du capital monopolistique financier dans son ensemble. De plus, elle a largement éludé la question de la relation symbiotique entre les entreprises militaires et privées – principalement en marketing, finance, haute technologie et contrats de défense – qui était au cœur de l’analyse de Foster et McChesney. » (p. 389)

Christophe Masutti, lui, ne partage pas entièrement ce point de vue, si je comprends bien. Il reconnaît à Zuboff le mérite d’une analyse qui met en évidence une « inflexion historique néfaste dans le capitalisme », un choix stratégique important qui infléchit sa trajectoire (plutôt vers le pire que vers le meilleur), là où Foster et McChesney voient « une certaine linéarité », donc plutôt une évolution sans véritable rupture (et, de même, dans le sens du pire plutôt que du meilleur). Cependant, la critique de Zuboff se limite à un « mauvais capitalisme » (le capitalisme de surveillance) qui viendrait menacer les institutions libérales de la démocratie de marché engendrée par le « bon capitalisme »… Masutti explique que cette limitation est due au fait que Zuboff ne s’intéresse pas à l’histoire du capitalisme, ni à celle des technologies (informatique, télécoms), des institutions, encore moins à celle de l’intrication des pratiques qui ont fini par aboutir au capitalisme de surveillance. Là réside précisément toute l’ambition de ce livre – comme l’annonce son sous-titre : « Aux sources du capitalisme de surveillance ».

Mais probablement suis-je entré un peu vite dans le vif du sujet. Il faudrait commencer par comprendre de quoi l’on parle lorsque que l’on utilise ce terme de surveillance. Il s’agit fondamentalement de processus d’enregistrement : « Notre quotidien est enregistré, mesuré, considéré comme une somme de procédures dont la surveillance consiste à transformer l’apparent chaos (et notre diversité) en ordre. » (p. 24) Voici qui me rappelle ce qu’écrit James C. Scott dans L’Œil de l’État[3] (je souligne) : « […] des processus aussi disparates que la création de patronymes permanents, la standardisation des unités de poids et de mesure, l’établissement de cadastres et de registres de population, l’invention de la propriété libre et perpétuelle, la standardisation de la langue et du discours juridique, l’aménagement des villes et l’organisation des réseaux de transports me sont apparus comme autant de tentatives d’accroître la lisibilité et la simplification. Dans chacun de ces cas, des agents de l’État se sont attaqués à des pratiques sociales locales d’une extrême complexité, quasiment illisibles, comme les coutumes d’occupation foncière ou d’attribution de noms propres, et ils ont créé des grilles de lecture standardisées à partir desquelles les pratiques pouvaient être consignées et contrôlées centralement. »

Scott parlait de l’État, tandis que les surveillance studies, qui se sont développées durant les dernières décennies, se sont intéressées aussi de près aux pratiques des acteurs économiques : « L’entreprise surveille ses employés aussi bien que ses clients. Tous systématisent la surveillance, créent de l’expertise et, finalement, l’intègrent dans des routines, des processus, qui font eux-mêmes également l’objet de surveillance. » (p. 24-25) Masutti poursuit : « Il faut reconnaître que les pratiques de surveillance modernes ont créé une nouvelle configuration de l’économie et de nos rapports sociaux. […] On déploie des moyens (souvent coûteux) de surveillance dès lors que celle-ci va permettre d’attribuer une valeur à l’information récoltée, en particulier une valeur décisionnelle. Ce rapport coût-bénéfice crée un marché.

« Ce marché est inclus dans un système capitaliste particulier. Il est caractérisé par un phénomène de concentration de l’information (devenue un capital privé et une ressource-propriété lucrative) et une concentration monopolistique des acteurs de l’économie de services numériques qui possèdent les technologies propres aux pratiques de la surveillance, attribuant leurs valeurs et leurs rentabilités aux informations. » (p. 25)

« […] l’informatisation de la société depuis les années 1960 a très rapidement conduit, ajoute Masutti (p. 27), à l’émergence d’une économie de la surveillance qui repose sur la valorisation des données. Dès le début de ce processus, la centralisation de l’information et les discours sur l’invasion de la vie privée sont concomitants de l’avènement d’un nouveau style de capitalisme, un capitalisme de surveillance. »

Concernant les efforts déployés par l’État afin de mettre en ordre le chaos social de sorte à le rendre lisible, contrôlable et corvéable à merci, Scott explique qu’il ne s’agissait pas seulement de recenser tout ce qui existait, puis de le classer, de le ranger en catégories, mais bien de le simplifier, car la complexité du réel résistait à toute lisibilité. Il fallait donc éliminer tout ce qui ne rentrait pas dans des grilles de mesures standardisées. On pourrait dire, me semble-t-il, que les Gafam, comme il est désormais convenu de désigner les géants de l’économie numérique, ne font pas autre chose, employant cependant des outils autrement sophistiqués. En effet, il s’agit toujours de décomposer le réel en unités de mesures quantifiables et dès lors manipulables à merci. De leur point de vue, nous ne sommes plus rien d’autre que des amas de données qu’ils s’évertuent à extraire, accumuler, organiser, comparer, ré-agréger et au moyen desquelles ils finissent par produire des doubles numériques de nous-mêmes – non plus Big Brother, mais Big Other, comme l’a bien vu Shoshana Zuboff. « L’ennui, conclut Masutti, c’est que ces doubles deviennent des normes. » (p. 386)

Dans cette histoire de la standardisation du réel, je crois qu’il faudrait aussi évoquer l’une des raisons du succès de l’expansion de l’Occident dès les débuts du capitalisme : il y eut bien sûr les agents biologiques qui exterminèrent la plupart des populations du Nouveau Monde, mais il y eut aussi ce que, dans son maître ouvrage sur La Mesure de la réalité, Alfred W. Crosby, suivant les historiens français, appelle la « mentalité » :

« Au cours du Moyen Âge et de la Renaissance, un nouveau modèle de réalité a surgi en Europe. Un modèle quantitatif a commencé à remplacer l’ancien modèle qualitatif. Copernic et Galilée, les artisans qui apprenaient à fabriquer de bons canons avec régularité, les cartographes qui dessinaient les terres nouvellement abordées, les bureaucrates et les entrepreneurs qui dirigeaient leurs empires et les compagnies des Indes orientales et occidentales, les banquiers qui recueillaient et contrôlaient les flux de richesses nouvelles : tous ces gens concevaient la réalité en termes quantitatifs avec plus de cohérence que tous les autres membres de leur espèce[4]. »

Mais encore une fois, je vais trop vite en besogne – et je suis hors-sujet. Car l’intérêt d’Affaires privées, c’est aussi et surtout de se livrer à une « archéologie du capitalisme de surveillance » (c’est le titre de son introduction). Il retrace ainsi, comme le dit la quatrième de couverture, « l’histoire technique et culturelle de soixante années de controverses, de discours, de réalisations ou d’échecs ». À côté du développement des technologies et de l’industrie informatique, il nous montre comment, dans un premier temps (qui dure jusqu’à aujourd’hui) l’informatisation de la société a surtout été dénoncée comme l’avènement d’une dystopie orwellienne dans laquelle chacun·e allait être soumis·e au contrôle de l’État. Pendant ce temps, « la surveillance venue du monde des affaires [à travers le marketing] n’a longtemps suscité qu’indifférence. Le business des données en a profité pour bousculer les cadres juridiques et réglementaires de la vie privée. »

J’aimerais aussi signaler, entre autres, le chapitre particulièrement intéressant sur « Le cas français : dilution des institutions ». Il montre comment les Gafam ont, par l’intermédiaire du « pantouflage (allers-retours des hauts-fonctionnaires du service de l’État à celui de grandes firmes privées), colonisé l’administration française (un sous-titre éloquent de ce chapitre : « Microsoft à tous les étages » – cela concerne l’Éducation nationale) et offre un exemple concret de ce que Alain Deneault, dont je parlais ici-même récemment[5], nomme la « gouvernance », soit l’effacement de toute démocratie représentative derrière de nébuleux comités d’experts tous plus compétents les uns que les autres. Le livre ayant été publié en mars 2020, il ne pouvait faire référence à la manière dont Emmanuel Macron s’appuie désormais principalement sur ces fameux comités afin de décider en toute non-transparence ce qu’il convient de faire face à la pandémie de Covid-19. Mais je crois aussi qu’il y aurait tout un développement à faire sur la manière dont ces fumeux experts s’appuient sur des… données afin de déterminer des « stratégies sanitaires ». Foin de la clinique et des individus réels : on s’occupe désormais du (ou plutôt des, puisqu’il faut bien aussi qu’il existe des divergences de vue entre experts, n’est-ce pas ?) doubles numériques de populations entières. Arc-boutés sur leurs courbes statistiques (à lisser, bien sûr !), les épidémiologistes ont pris le pouvoir. Au point que l’on a pu interdire aux praticiens de prescrire certains médicaments, et même d’en parler publiquement ! Mais je m’égare une fois de plus.

Voilà donc un livre tout à fait utile, en ce qu’il montre bien comment s’est installée la dictature soft (pas toujours, d’ailleurs) de la Big data, comment elle n’est rien d’autre que la forme contemporaine du capitalisme et en même temps (comme dirait qui vous savez) comment elle modifie profondément nos manières de vivre et nos rapports sociaux. On aura compris que je le recommande chaudement.

franz himmelbauer

[1] https://www.zulma.fr/livre-lage-du-capitalisme-de-surveillance-572196.html

[2] Ok, j’exagère peut-être un peu, mais quand même. Outre le livre de Christophe Masutti (dont je rappelle qu’il date déjà de mars 2020, on pourrait citer quelques autres références parmi les très nombreuses qu’il cite lui-même, et en particulier les travaux d’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, entre autres : « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation », Réseaux, 2013/1, n°177.

[3] Dont j’ai parlé ici : https://antiopees.noblogs.org/post/2021/01/17/james-c-scott-loeil-de-letat-moderniser-uniformiser-detruire/

[4] Alfred W. Crosby, La Mesure de la réalité. La quantification dans la société occidentale (1250-1600), traduit de l’anglais par Jean-Marc Mandosio, Paris, Éditions Allia, 2003. Extrait cité : Préface, p. 12.

[5] https://antiopees.noblogs.org/post/2021/01/23/alain-deneault-la-mediocratie/

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Alain Deneault, La Médiocratie

Alain Deneault, La Médiocratie. Précédé de Politique de l’extrême centre et suivi de « Gouvernance ». Le management totalitaire, Lux éditeur, 2016.

Je suis tombé un peu par hasard sur ce petit bouquin qui dormait dans ma bibliothèque depuis quelque temps sans que je l’aie encore ouvert. Je dis petit car il est au format poche et ne coûte que huit euros pour 330 pages de lecture tout à fait éclairante sur les temps moroses que nous traversons.

Qu’est-ce que la médiocratie ? « [C’] est l’ordre, répond l’auteur, en fonction duquel les métiers cèdent la place à des fonctions, les pratiques à des techniques, la compétence à de l’exécution ». Dans médiocratie, on entend bien moyen, moyenne (dictature du ou de la) : « Le travail devenant un moyen de subsistance pour les pauvres et un moyen de faire produire de la valeur marchande pour les riches, il s’entend qu’il devait être formaté à son tour sur un mode moyen. » (Souligné dans le texte.) Cela se traduit par une effrayante production de bêtise. Ainsi, des « théoriciens du management » (les guillemets sont de moi, car l’expression me semble relever de l’oxymore) s’intéressent-ils « le plus sérieusement du monde à la façon dont la “stupidité fonctionnelle” éclipse les prétentions à la raison dans maintes structures dominées par l’appât du gain. » Pire, « ils la préconisent doctement » : « La stupidité fonctionnelle, écrivent-ils, renvoie à une absence de retour sur soi, un refus de recourir à son potentiel intellectuel autrement que de manière myope et à un art de l’esquive devant toute exigence de justification. » Si, si, c’est vrai, ce sont deux profs d’écoles de commerce universitaires canadiennes qui ont osé ça dans un article titré « A Stupidity-Based Theory of Organizations » publié par le Journal of Management Studies en 2012. Deneault commente : « C’est la banalité du mal faite science. » Il a raison, car c’est bien ce que Hannah Arendt reprochait à Eichmann : le refus de penser – aux conséquences de ses actes. Mais je vous sens sceptiques. Comment peut-on revendiquer, recommander pareille posture ? Deneault caricature, il a dû sortir cette phrase de son contexte. Hé bien non, voyez plutôt ce qu’il cite encore de ces zozos (seul le commentaire entre crochets est de lui) :

« La “sottise” est nécessaire dans des environnements complexes dans lesquelles les préférences de but sont ambiguës [ou, en français : dans lesquels la validité des options n’est pas claire.] La “sottise” est alors un type exploratoire de raisonnement par lequel nous agissons avant le moment de penser. L’action “sotte” aide alors à clarifier, déterminer et tester les préférences. Elle permet de s’adonner à des tentatives par l’action en étant insensible à la rétroaction. Cela facilite les activités nouvelles qui doivent encore faire la preuve de leur succès. Ici, le niveau élevé d’ambiguïté empêche tout simplement les gens de mobiliser leurs capacités cognitives pleinement et d’agir rationnellement. »

Le problème, c’est que cette manière de (ne pas) penser, loin de se cantonner à la soi-disant « science du management », a envahi toutes les sphères de la société néolibérale mondialisée sous le néologisme… ambigu, justement, de « gouvernance ».

« Contrairement aux termes “démocratie” ou “politique” qu’elle tend à occulter, “gouvernance” ne définit rien nettement ni rigoureusement. La plasticité extrême du mot déjoue le sens, et cela semble même être son but. On fait comme si on se comprenait au carrefour de sa vanité sémantique. On s’en persuade. »

Et Deneault, dans l’essai éponyme, cite quantité de livres, d’articles, de chaires d’université, de colloques et d’organisations internationales consacrées à cette fumeuse « gouvernance ». Je n’avais jusqu’ici pas compris à quel point le terme est répandu, et ce à quoi il sert :

« Jusqu’alors, la gestion gouvernementale avait toujours été entendue comme une pratique au service d’une politique publiquement débattue. Mais puisque cette politique s’est laissée renverser par cette pratique au point de s’effacer à son profit, il convient de dire de la gouvernance qu’elle prétend à un art de la gestion pour elle-même. Aucun registre discursif ne semble à même de la dominer. Une telle mutation promeut le management d’entreprise et la théorie des organisations au rang de la pensée politique. Que de simplifications de ce fait ! Le fin mot de l’histoire, celui de “gouvernance”, postule implicitement la fin même de l’histoire. […]

« La gestion technicienne prenant le pas sur la politique, il est entendu que la conscience publique se retrouve plongée dans un étroit présent. Un présent déconnecté, éthéré, qui ne touche à rien de la présence, mais plane au-dessus d’elle indifféremment. Il s’explique ainsi que cette matrice nouvelle se soit constituée, comme substantif, à partir d’un participe présent, celui du verbe “gouverner”. Être gouvernant = la gouvernance. Le participe présent est en français le temps de verbe le plus faible, le moins engageant. Ainsi ramenée à un présent perpétuellement conjugué, la gouvernance ne désigne même plus l’acte de gouverner, mais le “gouverner” comme état. »

Soit, si je comprends bien, une naturalisation du « gouverner » (par la « stupidité fonctionnelle ») qui entraîne avec elle la naturalisation de l’« être gouverné » (par et avec la même stupidité)… Je n’ai pas commenté au fur et à mesure les citations que j’ai données. Mais j’imagine qu’elles n’ont guère besoin de commentaires. Je ne reviendrai pas ici sur l’imbécillité criminelle des gouvernants face à la pandémie (que certains médecins « non-alignés » sur Big Pharma préfèrent nommer « syndémie[1] », soit la combinaison d’une attaque virale avec différents maux dont souffrent depuis longtemps, et de plus en plus, des populations soumises à des niveaux de stress, de pollution, de mal-bouffe et finalement de mal-vivre insupportables). Je ferai simplement remarquer que la « gouvernance » a progressé à pas de géant. Ainsi, ces derniers temps, on a pu assister à l’imposition de ses propres choix (de médicaments, puis désormais de vaccins) par Big Pharma via un lobbying intense et la corruption d’un certain nombre des membres des « comités scientifiques » conseillant les gouvernements, mais aussi à la diffusion massive de messages d’une bêtise consternante et dont je m’étonne encore qu’elle n’ait pas suscité plus de réactions (mais la peur, probablement…) du genre : « Si vous toussez et que vous avez de la fièvre, c’est peut-être que vous êtes malade » (suivi de : surtout restez chez vous, ne cherchez pas à voir un médecin et cela jusqu’à ce que votre cas relève de la réanimation…) ou encore « Quand on aime ses proches, on ne s’approche pas trop ». Si nous, ou les générations qui viendront après nous, réussissons enfin à nous débarrasser de ce totalitarisme soft (enfin, pas soft pour tout le monde, spéciale dédicace aux camarades mutilés, emprisonnés, assassinés par la police, sans parler des disparus en Méditerranée et de tant d’autres victimes du capitalisme déchaîné), j’imagine que celles et ceux qui vivront alors en ces temps meilleurs auront du mal à croire que de telles absurdités aient pu se produire au début du xxie siècle.

Bien que les essais d’Alain Deneault recueillis ici datent tous de quelques années déjà, on y reconnaîtra nombre de traits frappants de notre actualité. Et comme il est dit sur la quatrième de couverture de ce livre :

« Parce que les glaciers fondent, parce que le désert avance, parce que les sols s’érodent, parce que les déchets nucléaires irradient, parce que la température planétaire augmente, parce qu’une majorité d’écosystèmes se délitent, parce que l’État social s’écroule, parce que l’économie réduite à la finance s’aliène, parce que les repères philosophiques se perdent, notre époque n’a plus le luxe de se laisser conduire à la petite semaine par les médiocres qui dominent. » À lire d’urgence !

[1] Voir par exemple « La santé au prix de la syndémie de Covid-19 », La Suite dans les idées, France Culture, 09/01/2021.

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James C. Scott, L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire

James C. Scott, L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Ruchet, Paris, La Découverte, 2021 [Yale University Press, 1998]

En France, nous commençons à connaître un peu les travaux de James C. Scott puisque plusieurs de ses livres ont été traduits, depuis La Domination et les arts de la résistance (Amsterdam éd., 2009), dont j’ai rendu compte ici-même à l’occasion de sa dernière réédition (même éditeur, 2019) jusqu’à Homo domesticus, paru l’an passé à La Découverte (dont on trouvera une recension sur le blog Bibliothèque Farenheit 451), en passant par Zomia ou L’Art de ne pas être gouverné (Le Seuil, 2013) et Petit éloge de l’anarchisme (Lux éditeur, 2013) ; ces seuls titres laissent comprendre quelle est l’orientation politique de leur auteur. Dans cette série, il nous manquait L’Œil de l’État, qui est semble-t-il son ouvrage le plus connu dans le monde anglo-saxon. C’est une somme, un texte foisonnant (plus de 500 pages bien tassées) appuyé, comme à l’accoutumée chez Scott, sur des centaines de références (ouf, les notes sont en bas de page, merci à l’éditeur). Mais c’est aussi un livre « facile » à lire, pour peu que l’on en prenne le temps – facile d’accès, sans vocabulaire trop spécialisé ni phrases trop longues et complexes.

En introduction, Scott explique que ce pavé « est le fruit d’un détour intellectuel si étourdissant [qu’il a] fini par en abandonner l’itinéraire initial ». Au départ, il avait voulu chercher à comprendre pourquoi l’État a toujours manifesté une certaine hostilité envers « ceux qui ne tiennent pas en place », une question qu’il avait rencontrée lors de ses « terrains » dans le Sud-Est asiatique – et qu’il a développée ensuite dans Zomia – et dont il avait vite compris qu’elle « transcende les frontières géographiques de cette région ». En effet, « les peuples nomades et pastoraux (tels les Berbères ou les Bédouins), les peuplades de chasseurs-cueilleurs, les Roms, les vagabonds et les clochards, les itinérants, les esclaves marrons et les serfs ont toujours été autant d’épines plantées dans le pied des États. » Et ces derniers ont toujours entrepris de les fixer, de les sédentariser. « Plus j’examinais ces tentatives de sédentarisation, plus elles m’apparaissaient comme des tentatives […] de rendre la société lisible, d’arranger la population de manière à simplifier les fonctions étatiques classiques telles la levée des impôts, la conscription et la prévention des révoltes. » Scott y reviendra plus tard dans Homo domesticus, qui est une histoire, ou un essai d’histoire de la naissance des premières formes d’État  : l’État prémoderne ne savait pas grand-chose sur la société qu’il prétendait dominer. « Il ne disposait d’aucune “carte” de son territoire ni de sa population. » Il ne possédait pas non plus d’unités de mesures standardisées ni d’outils statistiques qui lui auraient permis d’évaluer les ressources et la production des territoires qu’il « contrôlait » d’une façon encore bien lâche, en conséquence de quoi [ses] actions étaient souvent frustes et vouées à l’échec. » Et c’est là que le « détour » (qui n’en est pas vraiment un, selon moi) a commencé : Scott est passé du « pourquoi » (de l’hostilité de l’État à l’égard des nomades et autres indisciplinés) au « comment » (l’État en est-il arrivé à « mieux connaître ses sujets et son environnement »).

« Soudain, des processus aussi disparates que la création de patronymes permanents, la standardisation des unités de poids et de mesure, l’établissement de cadastres et de registres de population, l’invention de la propriété libre et perpétuelle, la standardisation de la langue et du discours juridique, l’aménagement des villes et l’organisation des réseaux de transports me sont apparus comme autant de tentatives d’accroître la lisibilité et la simplification. Dans chacun de ces cas, des agents de l’État se sont attaqués à des pratiques sociales locales d’une extrême complexité, quasiment illisibles, comme les coutumes d’occupation foncière ou d’attribution de noms propres, et ils ont créé des grilles de lecture standardisées à partir desquelles les pratiques pouvaient être consignées et contrôlées centralement. »

Chacun de ces « processus disparates » fait l’objet d’un chapitre du livre. Et il y a de quoi apprendre… Je ne citerai ici qu’un seul exemple tiré de la section « Création des patronymes » du chapitre 2 : « Villes, langues peuples ». Comme nous le fait remarquer Scott , « Un certain nombre des catégories qui nous sont tout à fait évidentes et à travers lesquelles nous appréhendons quotidiennement le monde social ont pour origine des projets étatiques de standardisation et de lisibilité ». Il en va ainsi des patronymes permanents. Au moins jusqu’au xive siècle, la grande majorité des Européens n’en possédaient pas. « Imaginons, s’amuse Scott, le dilemme d’un percepteur de la dîme ou de la capitation face à une population mâle [en Angleterre] dont 90 % des membres répondaient à un total de six noms de baptême différents (John, William, Thomas, Robert, Richard et Henry). » C’est pourquoi il était crucial pour l’État d’imposer l’usage de « seconds noms » permanents et uniques. Différentes méthodes furent employées à cette fin (entre autres, et pas des moindres, l’établissement des registres cadastraux : si un propriétaire et ses enfants, si pauvres soient-ils, tenaient à conserver leur taudis ou leur lopin de terre, ils avaient intérêt à ce qu’il soit enregistré… « à leur nom », et que ce dernier ne puisse pas être confondu avec un autre, donc qu’il soit un véritable « nom propre »). Les plus caricaturales (et les plus violentes) entreprises d’imposition de noms « propres » eurent lieu aux colonies, où elles ne durèrent que quelques années alors qu’elles avaient pris des décennies, voire des siècles en Europe. Ainsi, en Algérie en mars 1882 fut promulguée par le colonisateur français une loi sur l’état-civil. En effet, ainsi que le rapportait Karima Lazali dans son excellent Trauma colonial :

« L’administration coloniale décid[a] alors de changer le système traditionnel de nomination tribale de chaque individu, jugé trop complexe pour bien identifier les individus. Ce système procédait par un enchaînement de noms, et un renvoi : nom du père, du grand-père, du lieu-dit, etc. Il s’agissait d’un nom qui faisait localité, au sens fort, liant par le père les générations à la terre et à l’histoire. Dans ce système ancestral, le nom du père (lui-même nom de son père, et du père de celui-ci, etc.) et la terre étaient des propriétés collectives, qui rendaient difficile une lisibilité par l’administration coloniale. L’autochtone s’y reconnaissait, alors que le colon s’y perdait. D’où la volonté d’imposer un système de nomination français, avec réduction au prénom et à un nom attribué par l’administration. Lequel était parfois référé au nom de la filiation, mais aussi souvent complètement décroché de toute trace historique et généalogique. » On voit bien le double intérêt de cette opération pour les colons : d’abord, s’y retrouver, savoir qui est qui selon une vision administrative de la « population », mais aussi, en brisant les liens entre le nom et la terre… s’approprier cette dernière, justement : « […] pour l’administration coloniale, cette loi répondait également à l’objectif d’identifier les biens, en particulier les terres de la propriété collective en usage dans le système traditionnel : l’individualisation par des noms fictifs facilitait les transactions immobilières et les expropriations de terres, engagées dès le début de la colonisation. » Je me suis permis de citer ici une de mes précédentes notes de lecture, car le propos de Lazali fait écho de manière frappante à celui de Scott, lequel quant à lui, donne plusieurs autres exemples dont l’un des plus fous se situe aux Philippines sous la colonisation espagnole :

« Par un décret du 21 novembre 1849, on enjoignit aux Philippins d’adopter des patronymes hispaniques permanents. L’auteur du décret, le gouverneur (et lieutenant général) Narciso Claveria y Zaldua, était un administrateur méticuleux, aussi déterminé à rationaliser les patronymes qu’il l’avait été à rationaliser le droit positif, les frontières provinciales et le calendrier. Comme l’indique son décret, il avait observé que les Philippins étaient en général dépourvus de patronymes individuels qui auraient permis de “les distinguer par familles”, et que leur habitude d’adopter les noms baptismaux d’un nombre restreint de saints créait une grande “confusion”. Le remède fut trouvé dans le catalogo, un compendium de noms de familles mais également de noms et d’adjectifs tirés de la flore, de la faune, des minerais, de la géographie et des arts, que les autorités pourraient utiliser afin d’attribuer des patronymes permanents, voués à être transmis d’une génération à l’autre. On confia à chaque administrateur local une liste de patronymes suffisante pour sa circonscription, “en prenant soin que la distribution soit faite par lettres [de l’alphabet]”. En pratique, chaque ville reçut un certain nombre de pages du catalogo (organisé par ordre alphabétique), avec pour résultat que dans des villes entières les patronymes commençaient par la même lettre. Là où la migration interne a été faible au cours des cent cinquante dernières années, les traces de cette réforme administrative sont encore bien visibles […] » Dans le cas de l’Algérie aussi, «  cette destruction des généalogies par des attributions de noms, hors histoire et ascendance, s’est parfois effectuée en donnant aux personnes d’un même village des noms commençant par une lettre de l’alphabet identique, afin de les contrôler de manière individuelle et d’éliminer définitivement le collectif tribal : les noms d’un premier village commençaient tous par la lettre A, ceux du suivant par la lettre B., etc. jusqu’au dernier village. »

On a pris ici deux exemples tirés de la colonisation au sens classique du terme, mais l’on comprend bien, à travers eux, comment l’État s’est construit en colonisant ses premiers domaines et les premières populations qu’il a pu soumettre à sa domination. Il s’agissait d’un effort continu, opiniâtre et violent de simplification en même temps que d’atomisation. L’objectif était la lisibilité des populations, de la nature et de toute chose et, à cette fin, la destruction impitoyable de tous les liens enchevêtrés entre les humains entre eux et entre eux et leur environnement, liens qui tissaient au devant de l’œil de l’État un voile d’opacité tendant à rendre impossible toute prétention à sa domination. Il faudrait ajouter ici : destruction des liens internes à la nature elle-même. Ainsi Scott commence-t-il son récit par la parabole de l’État et de la sylviculture scientifique. L’idée que se faisait l’État de la forêt devait pouvoir se résumer à une certaine quantité de bois d’œuvre sur pied, pour aller vite. Seulement, cela éliminait tout le reste de ce qui constituait un écosystème forestier : la plupart des essences d’arbres, jugées non rentables, la faune et la flore estimées « superflues » par les forestiers « scientifiques », ainsi que, bien sûr, les femmes et les hommes qui vivaient en forêt ou sur ses lisières et en tiraient des compléments de ressources (cueillettes, bois mort, petite chasse plus souvent dénoncée comme braconnage) non négligeables. D’après Scott, c’est à des forestiers allemands que l’on doit le développement de la sylviculture scientifique au xviiie siècle. L’idée était de remplacer les anciens domaines forestiers impossibles à « gérer », c’est-à-dire à mesurer précisément et à exploiter commercialement, par des plantations d’arbres rationnelles et transparentes.

« Les anciennes forêts diversifiées, dont environ les trois quarts étaient composées d’essences à feuilles caduques (décidues), furent remplacées par des forêts à dominante de conifères où l’épicéa de Norvège et le pin sylvestre constituaient les principales et souvent les deux seules essences.

À court terme, cette expérience de simplification radicale de la forêt en une marchandise unique connut un grand succès. Ce fut un court terme relativement long, étant donné qu’une génération d’arbres peut prendre jusqu’à quatre-vingts ans pour arriver à maturité. La productivité de la nouvelle forêt mit un terme au déclin de l’approvisionnement en bois domestique, fournit des arbres plus uniformes et de la fibre de bois d’une plus grande qualité, augmenta le rapport économique des terres forestières et diminua de manière appréciable les temps de rotation (le temps nécessaire pour faire pousser un îlot de forêt, l’abattre et en planter un autre). Tout comme des cultures plantées en ligne dans un champ, les nouvelles forêts de résineux produisirent une marchandise unique en quantité prodigieuse. Il n’est en cela pas étonnant que le modèle allemand de sylviculture commerciale intensive se soit imposé à travers le monde. »

Évidemment, après le « court terme », il fallut déchanter. On s’aperçut bien vite que dès la deuxième génération de monoculture forestière, les rendements commencèrent à décroître puis que, comme toute monoculture, celle-ci se révéla beaucoup plus fragile et moins résiliente qu’une forêt diversifiée (développement de maladies, de parasites, vulnérabilité plus grande aux événements climatiques – tempêtes, sécheresse –, sans parler de la perte des autres ressources forestières qui représenta un véritable désastre pour les paysans et les petites gens qui en vivaient.

Si Scott a placé cette parabole au début de son livre, c’est parce qu’elle montre bien comment, dans son souci de lisibilité et de contrôle, l’État n’a jamais hésité à remodeler (on devrait dire élaguer, voire équarrir) la réalité – communautés humaines, villes, environnements naturels et rapports sociaux enchevêtrés – afin de la rendre mesurable, comptabilisable et exploitable à merci.

L’État a besoin d’individus « normaux » comme les forestiers scientifiques ont besoin de « Normalbaüme » (arbres « normaux »). Scott passe donc en revue les différents domaines d’application de cette féroce normalisation (foresterie, agriculture, langues, propriété, urbanisme, etc.) avant d’en venir à l’exacerbation de ce phénomène qu’a connue le xxe siècle : ce qu’il nomme le « haut-modernisme autoritaire ». Et là encore, il étudie plusieurs de ses domaines d’application, avec leur thuriféraires et leurs critiques : la ville haut-moderniste avec les plans délirants de Le Corbusier et la critique de Jane Jacobs, le Parti révolutionnaire avec les plans non moins délirants de Lénine et les critiques de Rosa Luxemburg et Alexandra Kollontaï, puis les expériences désastreuses de la collectivisation en URSS et des stratégies de « villagisation » en Tanzanie et Éthiopie, pour terminer par la « domestication de la nature », soit l’agriculture industrielle et ses ravages en termes de destruction des sols et de la biodiversité. Ce qu’il y a de commun à tous ces processus, c’est l’imposition (ou la tentative d’imposition) d’une vue théorique, « d’en haut » à la réalité « d’en bas » (et à gauche, ajouteraient certain·e·s habitant·e·s des montagnes du Sud-Est mexicain). J’emprunterais une ie à Isabelle Stengers afin de mieux formuler cela : il s’agit de la différence qu’il y a, en traduction, entre thème et version. (J’interprète librement mais, je l’espère, pas faussement cette image qu’elle développe dans Les Faiseuses d’histoire. Que font les femmes à la pensée ?1, écrit avec Vinciane Despret.) On pourrait dire que l’État a un texte en tête et qu’il tâche de le traduire dans la réalité, soit une langue étrangère qu’il doit tout d’abord simplifier avant de pouvoir la conformer à son (pré)texte : l’État comme producteur de thème. Une pensée verticale, qui va du « haut » vers le « bas » – genre Macron lorsqu’il condescend à s’adresser au bas peuple que nous sommes, ou tous ces épidémiologistes et autres virologues qui savent ce qui est bon pour nous, misérables ignorants. A contrario, l’exercice de la version est horizontal. Il ne s’agit pas de tracer un plan puis de le plaquer à la réalité (le thème), mais bien plutôt de tâcher d’observer, de participer, voir de comprendre cette même réalité et de la « traduire », soit d’en tirer quelques modestes leçons – au moins, par exemple, ne pas répéter les erreurs que nous avons déjà commises, ce qui ne serait déjà pas si mal. Cet exercice-là requiert une intelligence sensible et une certaine rouerie, qui nous permettra (peut-être) de contourner les obstacles trop importants ou de ruser avec plus fort que nous afin, sinon de retourner sa force contre lui, du moins de l’utiliser à meilleur escient. C’est quelque chose de ce genre que les Grecs appelaient mètis. James Scott termine justement son livre par un chapitre consacré à la mètis, ce « savoir pratique » qu’il oppose à ce qu’il appelle les « simplifications minces » de l’État. Car à l’instar d’une certaine science, l’État doit se débarrasser de toute source de complexité dans son appréhension et sa préhension de la réalité. Une fois traitée par lui, cette dernière n’a plus aucune épaisseur, elle est réduite à l’image que l’État s’en était faite a priori (toujours le thème).

Je crois que je pourrais écrire encore des heures à propos de ce livre qui me paraît essentiel à bien des égards. Je pourrais aussi émettre quelques réserves, en particulier sur le fait qu’il est trop long. L’éditeur américain aurait probablement dû le raccourcir ou le faire raccourcir par son auteur, car certaines parties sont vraiment trop longues et finalement quelque peu redondantes. Mais c’est un défaut mineur par rapport à tout ce que nous apporte ce texte. C’est pourquoi je le recommande chaudement.

franz himmelbauer

1Paris, les Empêcheurs de penser en rond/la Découverte, 2011.

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Florian Vörös, Désirer comme un homme

Florian Vörös, Désirer comme un homme. Enquête sur les fantasmes et les masculinités, éd. La Découverte, novembre 2020

In memoriam Romain

À mon avis, cette grande fabrique, cette puissante machine capitalistique produit y compris ce qui nous arrive quand nous rêvons, quand nous rêvassons, quand nous imaginons, quand nous tombons amoureux et ainsi de suite. En tout cas, elle prétend garantir une fonction hégémonique dans tous ces champs. Félix Guattari

« Tu es seul dans ta chambre et souvent tu t’ennuies / Tu fais des mauvais rêves, tu remues dans ton lit / La nuit, tu es trop seul, tu cherches une photo / Tu fermes un peu les yeux, tu caresses ta peau /

[Refrain] Faut pas pleurer / T’es pas l’premier / On t’attendait / Assied-toi là / Écoute-moi / Tout l’monde l’a fait / Tout l’monde se tait / Tout l’monde l’a fait / Personne le dit »

Évidemment, cette chanson de Gilbert Lafaille, qui m’est revenue alors que je me demandais comment attaquer cette note de lecture sur l’essai de Florian Vörös, si elle sonne toujours aussi juste à mes oreilles, n’en est pas moins datée : en 1977, date de sa parution sur le premier album de son auteur, il arrivait que l’on se branlât en matant une photo. Hé oui, on n’avait pas les ordis, Internet, les smartphones et tout le tintouin. Par contre, je suppose qu’aujourd’hui tout le monde continue à le faire mais plus souvent en visitant des sites pornos qu’en se contentant d’une image fixe sur papier glacé… Moi aussi ça m’arrive de temps à autre, ouf, voilà, c’est dit. Pas évident à assumer. La plupart des mecs qui se masturbent devant des vidéos pornos le font en cachette de leurs proches, en premier lieu de leur conjointe s’ils en ont une. Et ceux la plupart de ceux qu’a rencontrés Florian Vörös pour les besoins de son enquête en parlent comme si 1. c’était une activité honteuse, 2. à laquelle ils ne voudraient pas devenir « addicts » parce qu’ils « valent mieux que ça », 3. qui évidemment n’a pas d’influence sur leur sexualité « normale » (ou « légitime » : avec leur conjoint·e), 4. mais qui, par contre pourrait bien avoir une influence dévastatrice sur les plus jeunes… Un peu comme si eux, adultes et prévenus, sortaient indemnes de leur consommation de porno, tandis que cette même consommation exercerait des ravages sur les imaginaires impubères.

Florian Vörös a voulu enquêter plus loin : « La démarche de cet ouvrage, écrit-il dans son introduction (p. 7) est d’hybrider deux registres a priori peu compatibles : des conversations entre hommes sur le plaisir sexuel et une réflexion d’inspiration féministe sur la domination masculine. Il vise à la fois à explorer les fantasmes masculins à l’ère de la vidéo porno en ligne et à réfléchir à la dimension érotique de rapports sociaux de sexe, de classe et de race dans lesquels nous sommes tous et toutes pris. » Pour ce faire, il s’est entretenu (entre 2008 et 2012) avec « quatorze hommes gays, treize hommes hétérosexuels et trois hommes bisexuels » plus, note-t-il en bas de page, « avec trois femmes et un homme trans’. Ces quatre derniers entretiens », poursuit-il, « servent de contrepoint aux trente autres, qui se sont déroulés entre hommes cis. » La plupart vivaient en région parisienne, étaient « socialement perçus comme blancs », étaient d’âge adulte et fortement diplômés, cadres d’entreprise ou de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques, employés de commerce et techniciens. « Ce biais de recrutement m’a amené a préciser l’objet de mon enquête : la fabrique sexuelle de la masculinité blanche de classe moyenne et supérieure. » (p. 12) Au passage, je note que ce n’est pas tout à fait ce que promettait le sous-titre du livre (les masculinités). Il est vrai que la formulation précédente aurait été un peu longue pour la couverture. Bref. L’idée était donc, en gros, de comprendre ce qui fait bander tout ce petit monde, quels en sont les fantasmes et quel rapport réflexif on y entretient aux pratiques solitaires (la plupart du temps, même s’il arrive aussi que des hommes se branlent de concert, mais sans se toucher entre eux).

Le premier chapitre du livre décrit en quelque sorte les conditions matérielles et idéologiques de la masturbation – ou du visionnage de vidéos pornos, ce qui semble revenir presque à la même chose. Ce que montre ici l’approche des sciences sociales revendiquée par l’auteur, c’est qu’il n’y a pas un « effet » de la pornographie sur le regardeur au sens médical du terme, mais que les corps et les esprits sont bel et bien affectés par ce qu’ils regardent, qu’ils l’investissent d’une certaine façon, sélectionnant certains éléments des vidéos, rajoutant des couches de signification venues d’autres moments de leur vie quotidienne, faisant preuve, donc, d’une intense « activité fantasmatique », toujours « en quête d’intensité sensorielle ». Le visionnage se pratique quasiment toujours « à la maison », la nuit dans un coin à part ou alors de jour si la conjointe travaille à l’extérieur. On efface l’historique de navigation et ceux qui ont des vidéos sur supports DVD ou autres les planquent soigneusement de manière à ce que la famille ne tombe pas dessus par mégarde. Mais la pratique se fait aussi mobile avec les smartphones… Après, il faut bien produire un discours, sinon une justification de ces pratiques. D’abord, comme on vient de le voir à travers les précautions prises pour les garder secrètes, il y a un certain sentiment de honte. Alors émerge la figure repoussoir de l’addict, du « monsieur-tout-le-monde » qui, de « “sain et normal”, deviendrait monstrueux, machiste et pervers” à cause d’une consommation excessive et incontrôlée de pornographie » (p. 41) En fait on « peut » se masturber, mais pas trop. La « vraie » sexualité, la virilité, c’est celle qui résulte du « contrôle de son propre corps et de celui des femmes ». « Les discours hégémoniques sur la sexualité masculine reposent ainsi sur un équilibre fragile : d’un côté, la virilité serait une force naturelle devant faire l’objet d’une extériorisation sexuelle régulière ; de l’autre, réduire l’activité masturbatoire permettrait de se reconnecter avec cette énergie vitale. » (p. 42-43) La masturbation, dans ce cadre, devrait n’être qu’un passe-temps, un délassement, et l’on ne devrait pas y consacrer trop de temps… et d’énergie, cette fameuse « énergie sexuelle » dont déborderaient les hommes et qu’il leur faudrait dépenser – avant tout par la pénétration. Réduction du plaisir sexuel à la génitalité, cette conception réduit la présence corporelle à celle du pénis. De ce point de vue, il vaudrait peut-être mieux se payer de bons sex-toys que de s’embarquer dans des rapports avec pareils bourrins (mais bon, c’est une remarque perso, après tout, les bourrins semblent aussi exciter un certain nombre des hommes gays interviewés par Vörös).

Le deuxième chapitre du livre est intitulé « Se rassembler entre hommes autour de la pornographie ». « Au cours de cette enquête », dit l’auteur, j’ai rencontré trois manières de (ne pas) partager ses fantasmes. Un premier type de spectateur ne parle quasiment jamais de son rapport à la pornographie. Il s’agit d’hommes hétérosexuels en couple qui dissimulent leurs pratiques pornographiques, en particulier à leur compagne, car ils les associent à une sexualité adolescente et immature1. Un deuxième groupe ne parle de pornographie qu’avec ses partenaires sexuels. Il s’agit souvent d’hommes gays dont la sociabilité homosexuelle passe avant tout par la fréquentation d’application de drague, de saunas et de sex-clubs. Un troisième type de spectateurs parle beaucoup de pornographie, mais dans des cercles d’amitié restreints. Il peut s’agir d’hommes hétérosexuels qui se rassemblent en ligne pour partager une passion pour le porno que leur entourage a du mal à comprendre, mais également d’homme homos et bisexuels pour qui le porno est un produit parmi d’autres de la culture gay […] » (p. 55-56) En somme, la plupart du temps « le plaisir de partager ses fantasmes pornographiques est […] un plaisir de se rassembler entre hommes. » (p. 56) Je ne m’attarde pas sur ce chapitre qui examine les différentes situations évoquées ci-dessus.

Dans le suivant Florian Vörös « décrit les usages que les hommes font de l’identité sexuelle pour orienter leur rapport aux images et définir leur rapport aux femmes et aux hommes. » Il dit s’intéresser plus spécifiquement « aux usages normatifs de l’identité sexuelle : quand la définition de sa sexualité par rapport à celle des autres prend la forme d’une prétention à la normalité et donc à la supériorité. » (p. 89) Il explique qu’au début de son enquête, à un moment où lui-même commençait à se « définir comme pédé et bisexuel et à développer une apparence, un style gay », il était « assez enthousiaste vis-à-vis du potentiel subversif des masculinités et des sexualités gays » (p. 90). Mais il a surtout été confronté à des « discours conservateurs sur la masculinité » de la part des hommes hétéros comme de celle des gays et bisexuels qu’il a interviewés. Et tous ces discours tournaient autour d’une masculinité normée, les mecs « bien montés » et « actifs » (entendre : pénétrants) excitant aussi bien les pédés que les beaufs qui ne les supportent pas… C’est encore plus évidents dans le quatrième chapitre du livre : « Rendre compte de fantasmes genrés et racialisés ». Florian Vörös y réfléchit à la question de savoir « pourquoi les hommes blancs de classe moyenne et supérieure sont […] si peu enclins à la réflexion critique sur les rapports de domination en jeu dans leurs fantasmes », et cela « à travers deux études de cas : le désir hétéro masculin de disponibilité féminine et la fascination gay pour la virilité arabe ». (p. 115) Voici la conclusion de ce chapitre, que je cite un peu plus longuement car elle a selon moi le mérite de la clarté :

« Le genre et la race sont des systèmes de signification et de domination qui valorisent la masculinité et la blanchité. L’attrait des hommes blancs pour les fantasmes de disponibilité féminine et de virilité arabe s’explique en partie par le fait que ces manières stéréotypées de désirer les placent dans une position gratifiante. Leur déficit de réflexion personnelle sur leur rapport à la domination masculine et à l’hégémonie blanche revêt une dimension volontaire. Si les hommes blancs tendent à ignorer les positions féministes et antiracistes, c’est, entre autres, parce que cette ignorance les maintient dans une position de confort. Comprendre comment le genre et la race travaillent nos fantasmes implique de sortir du confort de la présentation de soi comme “adulte, responsable et au-dessus de tout soupçon”. Se défaire de cette cuirasse de vertu républicaine est la condition sine qua non au développement d’une réflexion critique et incarnée sur les stéréotypes et les rapports de domination. C’est ce pas de côté par rapport à la construction dominante de la masculinité blanche française qui permet de relier des fantasmes personnels à une histoire coloniale des imaginaires, à un marché genré de la pornographie ou encore à une organisation raciale des espaces de rencontre. Entrer dans cette démarche réflexive implique de quitter la posture confortable du “bon” spectateur qui condamne publiquement les “mauvaises” images “sexistes et racistes”, tout en profitant, en privé, de leur pouvoir érotique genré et racialisé. » (p. 143-144)

Pour terminer cette recension qui ne rend pas vraiment justice à ce très bon livre, en particulier parce que je ne me suis guère attardé sur les entretiens qui en sont le matériau de base, je me contenterai de citer de brefs extraits de sa conclusion : « Dans les débats sur les effets des images, la responsabilité est trop souvent définie comme un statut social figé, acquis une fois pour toutes : “La pornographie n’a pas d’effet sur moi car je suis un homme adulte et responsable”, m’a-t-on souvent opposé lors des entretiens. Il me semble plus intéressant d’envisager la responsabilité comme un processus d’apprentissage fondé sur l’écoute des voix féministes, queers et antiracistes, à commencer par celles des travailleurs et travailleuses du sexe, afin de mieux comprendre les implications sociales et politiques de son activité fantasmatique. » (p. 148) Il ne s’agit pas pour autant d’appeler à une « moralisation » quelconque de la libido, hein. On le comprendra mieux à la lecture de qui suit, et qui me servira de conclusion : « Le fantasme est un jeu dont l’issue n’est jamais entièrement connue à l’avance. Même là où tout semble figé et bloqué, on peut trouver de la respiration et des marges de manœuvre. Reconnaître les déterminations sociales qui nous constituent n’empêche pas de rester ouvert à la contingence, c’est-à-dire aux possibilités de transformations inattendues, liées à la polysémie des images et au caractère imprévisible des sensations. Aussi fort notre investissement libidinal dans des normes et des hiérarchies sociales soit-il, le plaisir n’est jamais définitivement bloqué, jamais entièrement réductible à cette fonction de réassurance des identités dominantes. »

franz himmelbauer

1Je dirais que c’est mon cas, sauf que je ne suis pas sûr « d’associer [mes pratiques pornographiques] à une sexualité adolescente et immature ». Je me demande plutôt si ce n’est pas mon éducation puis mon conditionnement à une sexualité « normale » qui me font éprouver de la honte par rapport à ces pratiques. Sans parler du fait que j’évolue plutôt dans un milieu féministe, et que les images pornos me semblent peu compatibles avec le combat féministe. Même si paraît-il, il existe du porno féministe… Ça demanderait à être creusé. Mais dans quel cadre ? J’ai participé naguère à un groupe de paroles d’hommes au sein duquel nous avions abordé une fois ou deux ces questions de la pornographie et des fantasmes masculins. Malheureusement le groupe s’est dissous et depuis, je n’ai pas (osé ?) trouvé d’occasion pour reparler de ça avec d’autres personnes.

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Coline Picaud, Personne ici ne sait qui je suis

Coline Picaud, Personne ici ne sait qui je suis, éditions Le monde à l’envers, novembre 2020

Sur le site de son éditeur, les ouvrages de Coline Picaud (elle en a publié quatre chez Le monde à l’envers, maison aux attaches libertaires et anticapitalistes sise à Grenoble) sont classés à la rubrique « Romans graphiques ». Je n’ai pas lu ses trois précédents, mais celui qui nous intéresse ici relève plus de la « bande dessinée de reportage », ainsi que l’auteure elle-même a intitulé son blog. Quoique… Mais j’y reviendrai.

« Cela fait maintenant 6 ans que je travaille dans un centre social qu’on appelle ici à Grenoble “Maison des habitants” (MDH) » : tel est le texte que l’on trouve en haut de la première page du livre, entièrement occupée par la représentation de l’immeuble que l’on suppose dès lors abriter cette MDH, et dont l’entrée est située entre les devantures d’une pharmacie et d’un fleuriste. « Je m’occupe des ateliers sociolinguistiques (ASL) : des cours de français à destination d’étrangers adultes. Leur objectif est d’aider les personnes à se sentir mieux dans la société française, par l’apprentissage de la langue, notamment », poursuit la voix off juste en dessous de l’image. Un peu plus loin dans le livre, Coline Picaud explique le fonctionnement administratif des MDH qui sont en fait des émanations de la Ville et qui ont pour fonctions le lien et l’animation avec les personnes âgées et les familles, l’animation et la vie du territoire et bien sûr l’accueil des habitant·e·s, quels que soient leur statut ou leur nationalité. L’auteure est « coordinatrice ASL » et à ce titre « recrute et forme les animateurs bénévoles, donne des cours, monte des projets, propose et alimente le contenu pédagogique ». « Cette année [2019, si j’ai bien compris], 23 bénévoles donnent des cours à la MDH. Cela permet d’accueillir du monde (environ 200 personnes à l’année) et de faire des groupes de nive au. Marc, un salarié, et moi, donnons également des cours. » Bon, rassurez-vous : ces précisions plutôt prosaïques ne prennent pas beaucoup de place dans l’ensemble du récit – je devrais d’ailleurs écrire : des récits, puisque Coline Picaud donne beaucoup de place aux récits de vie des personnes qu’elle rencontre dans le cadre de son activité. C’est ce qui fait tout l’intérêt de cette « bande dessinée de reportage » : c’est qu’elle n’en est pas vraiment une, justement, ou alors qu’elle est beaucoup plus. Par « reportage », j’entends le matériau rapporté et mis en forme, parfois de façon virtuose, par un·e journaliste depuis tel ou tel « terrain » où se déroulent (ou pas) des événements plus ou moins spectaculaires. Rien de tel ici. L’auteure raconte son quotidien, entièrement occupé par l’accueil, l’écoute et si possible la joie partagée avec des personnes « déplacées » et souvent marquées par les violences subies avant de quitter leur pays natal, pendant leur voyage vers les terres promises de l’Europe et encore après leur arrivée sur les rives de ce qui ressemble souvent plus à l’enfer qu’au paradis. En fait, si l’on devait parler de reportages, alors ce serait au pluriel, puisque Coline Picaud nous donne à voir et à lire, entrecoupés par la description des différentes activités de la vie quotidienne de deux MDH où elle intervient – l’accueil de gens qui débarquent du monde entier en quête de cours de français, mais aussi et surtout, probablement, d’une compagnie bienveillante, de sourires et de gentillesse, les cours de français, d’alphabétisation, les sorties organisées à la mer (Marseille, qui a beaucoup plu aux participant·e·s) ou à la montagne, les fêtes, le « Café international » où l’on parle de tout en français plus ou moins approximatif, mais c’est ainsi que l’on progresse le mieux – elle nous rapporte, donc, les récits de Sutha la Sri-Lankaise, Zabihullah l’Afghan, Meri la Brésilienne, Abdelrahman le Somalien, Rahel l’Éthiopienne, Maha la Syrienne, Golindya l’Érythréen et Télémilé le Guinéen. Bien sûr qu’elle a choisi quelques parcours parmi beaucoup d’autres, mais comment faire autrement, sinon à retomber dans des généralités statistiques ? Et puis on sent bien qu’avec celles-ci et ceux-là, Coline Picaud a vraiment pris du temps, et qu’ils et elles ont sympathisé. Elle laisse parfois transparaître une sorte de culpabilité, d’être née du bon côté de la planète, lorsqu’elle entend les horreurs qu’ont subies certain·e·s de ses interviewé·e·s. Mais elle ne tombe jamais dans l’emphase ni dans le pathos. Chacun, chacune raconte comment il ou elle est partie et pourquoi. Et puis la route, les passeurs, les frontières, parfois la Libye et souvent la Méditerranée… Et une fois franchis tous ces obstacles, l’Europe, la France, Grenoble où l’auteure les a rencontré·e·s.

Je me prends à rêver que ce genre de bouquin serve de matériel pédagogique en cours de géographie dans les écoles françaises. Car, comme le dit Coline Picaud, « il existe peu de lieux tels que les ateliers de français où se mêlent, plusieurs heures par semaine, universitaires sud-américains et Guinéens privés d’école, éclopé et professeur de salsa, prostituées nigérianes et religieuses malgache. Le monde est là. »

La grande réussite de l’ouvrage est de nous le faire (presque) toucher du doigt, ce monde qui bruisse de milliers de récits. J’avoue qu’à premier abord, je n’étais pas très séduit par le dessin de Coline Picaud. Mais la force de ses images est telle que j’ai très vite oublié mes préventions. C’est pourquoi je ne peux que recommander vivement cette lecture et, comme je l’ai déjà dit, mais bis repetita placent, souhaiter que des instits ou des profs s’en saisissent – sûrement que dans les quartiers populaires, certain·e·s élèves y reconnaîtraient des figures familières et qu’ailleurs, pour être moins connues, ces mêmes figures sortiraient de l’exotisme ou de l’altérité vaguement menaçante où elles sont trop souvent reléguées.

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Pour vos cadeaux (2) : Yves Pagès, L’Homme hérissé. Liabeuf, tueur de flics

En cette fin d’année 2020, quelques recommandations de lecture et de cadeaux à offrir. On a bien besoin de se remonter le moral et de prendre soin de celui de nos ami·e·s !

Yves Pagès, L’Homme hérissé. Liabeuf, tueur de flics, éditions Libertalia

Voici ce que l’on pouvait lire dans la « Lettre d’information » de nos ami·e·s des éditions Libertalia il y a un mois tout juste (le 20 novembre 2020, donc, ceci dit pour qui lira ces lignes plus tard, s’iel existe…), sous le titre : « Petit retour sur les nouveautés du 30 octobre » :« Le Journal d’un rescapé du Bataclan de Christophe Naudin a été littéralement couvert de presse (plusieurs passages TV et radio, divers articles). L’ouvrage est entré en résonance avec l’actualité tragique. Il a connu quatre tirages. À ce jour, plusieurs milliers d’exemplaires sont encore bloqués dans les librairies qui ne fonctionnent pas en “click & collect”. L’Homme hérissé. Liabeuf, tueur de flics, d’Yves Pagès, a été totalement invisibilisé. Certes ce livre a connu deux vies (L’insomniaque puis Baleine) avant notre édition. Mais il s’agit vraiment d’un excellent petit bouquin, magistralement écrit, une véritable plongée dans les bas-fonds du début du siècle xx. Il serait dommage que cette édition de poche fasse les frais du nouveau confinement. »

Ni une ni deux, j’ai écrit à Libertalia :

« Salut à vous,
les différences de réceptions médiatiques entre le
Journal d’un rescapé… et Liabeuf tueur de flics disent quelque chose d’assez clair sur les médias. C’était malheureusement prévisible. Quant à moi, je veux bien essayer de faire quelque chose à mon modeste niveau, si vous pouvez m’envoyer au moins le Liabeuf – mais je veux bien jeter un œil sur l’autre aussi, pas pour en dire du mal, hein, mais pour appuyer ma réflexion ci-dessus sur quelque chose d’un peu plus consistant.
Bon courage à vous !
 »

Résultat, les ami·e·s m’ont envoyé les deux bouquins et je ne peux que confirmer qu’il serait fort dommage que L’Homme hérissé passe à la trappe, victime de la « guerre des représentations » dont parlait Laurent Jeanpierre à propos des Gilets jaunes (cf. Pour vos cadeaux, 1. Péage Sud). Comme je l’avais pressenti, de l’autre bouquin je ne dirai rien, par respect pour les travaux antérieurs de son auteur, particulièrement Charles Martel et la Bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire, coécrit avec William Blanc, publié également chez Libertalia en 2015, et dont j’avais rendu compte ici-même.

L’histoire de Liabeuf est assez méconnue, je crois (en tout cas je l’avais ignorée jusqu’ici). Raison de plus pour la découvrir dans ce petit bijou qu’est le texte de Pagès : il est vraiment impeccable – précis, concis, empathique mais sans pathos aucun, il m’a touché au cœur autant qu’il m’a réjoui l’esprit. L’action a lieu en 1910, de janvier à juillet précisément. Décor : le Ventre de Paris – les Halles et le quartier Saint-Merri – haut lieu d’insurrections avant la reprise en main par les forces de l’Ordre : l’urbanisation d’Haussmann puis la Semaine sanglante qui mit fin à la Commune. Mais traînent encore par là les souvenirs de certaine barricade élevée en 1832, sous Louis-Philippe, et dont la reprise coûta la vie à une centaine de ses défenseurs… (Mais si, vous vous en souvenez comme moi : c’est là que Hugo situa les derniers exploits de Gavroche !) Pour être exact, l’action commence là, rive droite, avant de se déplacer « rue du Croissant, dans le café qui servait alors de quartier général nocturne aux journalistes de tous bords […] où quatre ans plus tard, le 31 juillet 1914, Jean Jaurès sera lâchement assassiné » (L’Homme hérissé, p. 68), et de se terminer, rive gauche, entre la prison de la Santé, où fut incarcéré le Bouif, comme on surnommait Liabeuf, le « petit périmètre délimité par quatre marronniers, rue de la Santé, au pied d’un mur extérieur de la prison, à égale distance du portail de la forteresse et du boulevard Arago » (p. 168), ou il fut guillotiné, et les boulevards Arago et Saint-Marcel, théâtre d’une émeute populaire impuissante à empêcher cette exécution.

Pourquoi Liabeuf fut-il guillotiné ? C’est ce que raconte ce livre. D’abord, c’était un méchant, aux yeux d’un certain monde du moins. Aujourd’hui, ce certain monde parlerait probablement d’un « criminel fanatisé ». Il ne défendait pourtant aucune cause, fors l’honneur1. Il y avait beaucoup de travailleuses du sexe, au quartier Saint-Merri où vivait notre cordonnier – c’était son métier. Lui en fréquentait une, en tout bien tout honneur, justement, c’est-à-dire sans qu’il y eût entre elle et lui un quelconque échange monétaire. Une bluette, en somme : « Notre Bouif, plutôt empoté avec la gent féminine, eut vite fait de s’amouracher de celle qu’on surnommait aussi Didine Cendrillon [ça ne s’invente pas!] parce qu’elle avait joué le rôle de la jeune princesse à l’école primaire. » (p. 53) Problème : la « gagneuse » était sous la coupe d’un mac nommé Gaston. Qu’à cela ne tienne, afin d’obtenir l’émancipation de sa Dulcinée, l’amoureux transi provoque le maquereau en duel. Mais au moment où, derrière l’église Saint-Merri, les rivaux sortent leurs lames, voilà que débarque une escouade d’agents de police en tenue. Le règlement de compte était remis à plus tard… Sauf qu’ayant perdu la face, et sentant que sa « protégée » lui échappait, Gaston ourdit un coup bien vicelard – c’est en tout cas une hypothèse de Pagès qui, prudent, ajoute : « À moins que le seul hasard ne lui [ait servi] sa revanche sur un plateau. » (p. 54) Ici, il faut savoir qu’à cette époque les flics n’étaient pas toujours très réglos (incroyable, non ?), et même qu’ils étaient souvent assez pouraves (ça ne se verrait plus aujourd’hui, pour sûr !). La fameuse « brigade des mœurs » dont les agents « en bourgeois » (lisez : « en civil ») fréquentaient de près maquereaux et prostituées, et même de si près que l’on peut penser qu’un certain nombre d’entre eux cumulaient les deux casquettes, avait été dissoute en 1903… Mais ses membres, eux, n’avaient pas été dissous, et encore moins leurs mauvaises manières. Quoi qu’il en soit, les agents en bourgeois Eugène Maugras et Henri Vors se mettent à filer systématiquement le Bouif et le voient se faire offrir des verres de vin et des cigarettes par la dite Didine Cendrillon. Pis, ils prétendent avoir vu celle-ci en train de remettre de l’argent à son cordonnier préféré, ce qui justifie leur arrestation à tous les deux. Ici Liabeuf se révèle piètre menteur puisque, interrogé au poste de police du 4e arrondissement, il nie l’évidence, soit qu’il connaît Didine, laquelle soutient de son côté la même version. Résultat : en août 1909, « le tribunal correctionnel de la Seine condamna […] Liabeuf [pour « vagabondage spécial », ainsi qu’était nommée l’activité de souteneur] à trois mois de prison ferme, cinq ans d’interdiction de séjour et cent francs d’amende » (p. 63). On devine qu’un certain Gaston ne devait pas être mécontent. Liabeuf, si. Très mécontent même. Et pas d’abord à cause de la taule, de l’interdiction de séjour ni de l’amende, non. Mais parce qu’il ne supportait pas de se voir traité de souteneur, alors qu’il ne l’était pas ni ne l’avait jamais été, même pas en rêve. Un peu psychorigide, le gars. D’autres auraient déprimé, voire pire. Pas lui – ulcéré, on pourrait dire qu’il eut la déprime active : il se hérissa, au sens propre comme au sens figuré. Il avait juré d’avoir la peau de la Flûte et Beau Gosse, sobriquets de Vors et Maugras à Saint-Merri. C’est ainsi qu’afin de se préparer au mieux à la bagarre, il se confectionna quatre brassards de cuir hérissés de pointes en fer et se les fit attacher par la Grande Marcelle autour des avants-bras et des biceps en cette soirée fatale du 8 janvier 1910 dans l’estaminet La Mère Navarre, rue Beaubourg. Il les dissimula sous une ample cape noire, qui cachait également un tranchet et un revolver de gros calibre. Il n’aurait pas dû être là, puisqu’il était interdit de séjour. Mais il n’en avait cure, tout à sa vengeance – pardon, à la réparation de son honneur d’honnête travailleur. Cependant, le quartier pullulait de mouchards et d’agents en bourgeois. Ils l’avaient repéré. Du coup la Flûte et Beau Gosse s’étaient fait porter pâles et n’étaient pas en service ce soir-là. Bien leur en prit.

Avec la Grande Marcelle et les autres, Liabeuf rejoint un second établissement, Les Caves modernes. Là, en sirotant la spécialité maison – mélange d’absinthe et de crème de prunelle – les quatre commère et compères s’installent et entament une partie de cartes. Un indic connu de la Grande Marcelle entre dans la salle. « En racoleuse émérite, la Grande Marcelle connaît son monde. Elle a vite fait de prévenir le Bouif d’une œillade discrète : le nouveau venu est de mèche avec la police.

Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, réplique-t-il en haussant délibérément le ton. La guerre est déclarée . Tous les mouchards du quartier peuvent bien rappliquer, je me charge de les buter ! »

Et de multiplier les menaces contre la Flûte et Beau Gosses : « les bougres, je vais les bouffer ! » (p. 19) L’indic décampe sans demander son reste. Les partenaires de jeu du Bouif vont jeter un œil à la porte : il y a des flics partout. C’est juste ce qu’il voulait. Ses compagnons et la Grande Marcelle tentent de le retenir. Mais lui est déjà sur le pas de la porte : « Vous savez, les potes, on va rire ! » On lira la description de ce fou-rire dans le texte d’Yves Pagès. Il fallut pas moins d’une dizaine d’agents pour maîtriser Liabeuf – il a pris un coup de baïonnette au poumon. Un flic mourra quelques heures après la bagarre, un autre est très grièvement blessé et au moins deux autres s’en tirent avec les mains déchirées par les brassards cloutés.

Voilà pour l’affrontement direct entre la plèbe et la police. Commence alors un autre affrontement, celui des représentations, déjà. À notre droite, le préfet Lépine, que l’on va découvrir ici telle la sombre crapule qu’il fut, et dont la posture politique ne pourra pas ne pas rappeler à la plèbe d’aujourd’hui celle de l’actuel préfet de police de Paris, dont je veux oublier le nom. Hé oui, Lépine, ce ne fut pas seulement le fameux concours, mais bien la répression et le soutien total à ses agents en bourgeois comme en uniforme. Avec Lépine, la presse mainstream de l’époque, de La Libre Parole de l’antisémite Drumont jusqu’à L’Humanité du socialiste Jaurès, en passant par les bien-pensants Journal, Petit Journal et Paris Journal : tous rivalisent dès le lendemain du baroud d’honneur de Liabeuf de titres sensationnels genre « L’Assassin de la rue Saint-Merri », « La vengeance de l’apache » ou « Effroyable tuerie rue Aubry-le-boucher ; l’apache aux brassards de fer ». À notre gauche, un agitateur, Gustave Hervé, et son journal La Guerre sociale. Gustave Hervé tournera mal plus tard, il rejoindra les salopards de l’union sacrée pendant la Grande Guerre, oui, ceux-là qui proclamaient bien fort, droits dans leurs bottes mais à l’arrière, quand même, n’exagérons rien, que la France se battrait jusqu’au dernier poilu (quitte à les fusiller quand ils regimbaient). Mais pour le moment, il est à fond – aux taquets comme on dit maintenant, et aux aguets de la moindre occasion de manifester son opposition révolutionnaire (ce canard avait été fondé par des syndicalistes révolutionnaires de la CGT et la minorité d’extrême-gauche des socialistes refusant le ralliement des jauressiens à la IIe Internationale. Il n’y allait pas de main morte : ainsi avait-il proposé la question suivante à ses lecteurs au sujet de Georges Clémenceau, alors ministre de l’Intérieur : « Doit-on le tuer ? » rapporte Pagès p. 70.) Bref, Hervé prend position pour Liabeuf dans un édito inacceptable par les bourgeois… et les flics et les magistrats : « Je trouve que dans notre siècle d’aveulis et d’avachis, il [Liabeuf] a donné une belle leçon d’énergie, de persévérance et de courage à la foule des honnêtes gens. À nous-mêmes révolutionnaires, il a donné un bel exemple.

Tous les jours, il y a d’honnêtes ouvriers qui sont victimes de brutalité policière, d’ignobles passages à tabac, de condamnations imméritées, d’erreurs judiciaires grossières : avez-vous entendu dire que l’un deux se soit vengé ? […]

Tous les jours, les magistrats, avec une légèreté, une inconscience et une férocité sans nom, dans des jugements rendus le cœur léger et par-dessus la jambe, promènent la ruine, la douleur, le déshonneur dans les familles : avez-vous jamais ouï qu’une seule de leurs victimes se soit jamais vengée ? » (p. 74) Étrange époque que cette Belle Époque, non ?

On apprendra en lisant la suite comment la condamnation à mort de l’« homme hérissé » devint une affaire nationale, et comment le président de la République Fallières, qui avait pourtant accordé sa grâce à 133 condamnés à mort entre 1906 et 1908, la refusa à Liabeuf. Il est vrai qu’il avait recommencé à refuser les grâces en 1909, sous la pression populaire, après une affaire particulièrement horrible de viol et de meurtre d’enfant, puis l’arrestation d’une bande de malfaiteurs qui avaient terrorisé le Pas-de-Calais avec sept assassinats à leur actif. Mais dans le cas de Liabeuf, l’opinion était bien plus partagée. Curieusement, on a l’impression qu’alors, tout le monde détestait la police (étonnant, non?). Et puis on voyait bien que ce pauvre Liabeuf avait été victime d’une machination policière et que seul son honneur d’honnête homme (l’idée qu’il s’en faisait) l’avait poussé à casser du flic. Mais justement, comme l’avait souligné Gustave Hervé, il avait donné un détestable exemple d’insoumission. Et c’est pourquoi le préfet Lépine se mit discrètement en campagne afin d’obtenir l’élimination de ce mauvais sujet. Il obtint une entrevue secrète avec le chef de l’État et le président du Conseil durant laquelle il fit état des « menaces à peine voilées d’une délégation de la Fédération des agents de police de France au cas où l’on céderait à la compassion populacière » et mit « sa démission et celles de plusieurs de ses collaborateurs dans la balance. Le Matin avait même reproduit une note confidentielle au sujet de cette requête :

La plupart des fonctionnaires de la préfecture de police considèrent que l’application rigoureuse de la loi s’impose si l’on veut que les hommes chargés d’assurer l’ordre et la sécurité dans Paris puissent accomplir leur devoir professionnel avec l’assurance que leur métier, déjà si périlleux, ne sera pas rendu plus dangereux encore par suite d’une clémence qu’ils considéreraient comme injustifiée.” » (p. 151) Ah la la, c’est pas aujourd’hui qu’on verrait des choses pareilles, hein, des flics faisant pression sur leur ministre, voire sur le chef de l’État, et obtenant gain de cause…

Bon alors, vous l’aurez compris, c’est vraiment un excellent petit bouquin que cet Homme hérissé. À lire et faire lire !

1Il faudrait voir dans quelle mesure ce n’est pas le cas de certains « criminels fanatisés ». Sans prétendre comprendre quelque chose à leurs motivations, je me demande s’il n’y a pas aussi quelque chose de cet ordre-là chez eux (rachat de leur honneur bafoué ou de leur dignité foulée aux pieds, selon l’idée qu’ils s’en font, j’entends).
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Pour vos cadeaux (1): Sébastien Navarro, Péage sud

En cette fin d’année 2020, quelques recommandations de lecture et de cadeaux à offrir. On a bien besoin de se remonter le moral et de prendre soin de celui de nos ami·e·s !

Sébastien Navarro, Péage sud, Éditions du Chien rouge, novembre 2020

Voici un premier titre roboratif à souhait. Au cas où vous ne le sauriez pas, les éditions du Chien rouge sont liées à l’excellent mensuel CQFD, dont Sébastien Navarro est l’un des rédacteurset d’ailleurs, j’en profite pour leur faire de la pub : abonnez-vous ou, si vous êtes déjà abonné·e, offrez un abonnement à quelqu’un·e de votre entourage (c’est par ici), ça les aidera à poursuivre leur œuvre de salut public : une information libre et de parti pris.

Quelqu’un de leur équipe – je ne sais pas qui, mais j’ai une idée, merci à lui ! – m’a envoyé ce roman que j’ai reçu le même jour que le numéro de novembre du canard. Alors je l’ai lu. Et, autant le dire tout de suite, j’ai aimé. On pourra bien me reprocher qu’il y ici soupçon de copinage, voire de lien sinon de conflit d’intérêt, comme on (ne) dit (pas) à propos de médecine et de Big Pharma – au risque d’être pris en flagrant délit de « complotisme », ce qui constitue désormais l’une des pires accusations, en tout cas une des plus disqualifiantes, après, mettons, pédophile, islamo-gauchiste ou apologue du terrorisme. Bref. Pardon pour cette digression qui n’a rien à voir… quoi que. Vraiment ? Désolé, hein, là je pense tout haut donc ça va vous paraître un peu décousu mais tant pis, je tente de mettre en forme l’intuition qui m’est venue à l’instant : est-ce que l’on ne pourrait pas tenter une analogie entre la digression, comme perturbation qui tend à faire divaguer un discours autrement bien composé, bien ordonné, bien policé en somme, et un mouvement comme celui des Gilets jaunes, comme perturbation d’un plan de circulation bien établi par de zurbains zurbanistes, irruption colorée dans le paysage aussi triste que grisâtre des suburbs commerciales et industrielles de la « rurbanité », trouble d’un (dés)ordre public lui aussi bien policé (enfin, bien policé… à mort, devrais-je écrire) ?

Mais revenons à nos moutons – enragés pour le coup. Une précision tout d’abord. J’ai bien parlé de « roman », même si ce mot ne figure pas sur la belle couverture en jaune et noir du bouquin. D’après son auteur, il vaudrait mieux dire « fiction ». C’en est une en effet, mais surtout pas une « autofiction » comme une certaine littérature française nous en a gavés au tournant du siècle (j’utilise volontairement cette formulation un peu floue car j’ai l’impression que le phénomène s’est quelque peu dissipé – mais peut-être me gourrè-je, tant il est vrai que je ne suis pas de très près cette littérature certaine). L’auteur s’en explique dans une interview parue dans CQFD de novembre1 et surtitrée « Autopromo (en gilet jaune) » : « […] j’aurais pu me contenter d’une restitution purement factuelle et opter pour la forme classique du récit. Après tout, ce dernier permet aussi des embardées subjectives. Mais non, il a fallu que se calque sur la trame narrative une enveloppe fictionnelle. Plusieurs raisons à cela : mon goût pour l’esthétique du polar (y compris quand le héros est un vrai pied nickelé), la volonté de rompre avec l’âpreté du sujet en le pimentant de fantaisies imaginaires, l’indispensable bande-son destinée à ambiancer la prose. Enfin, la liberté romanesque offre un luxe inestimable : celui de donner du champ. Elle permet d’incarner une multiplicité de voix, souvent contradictoires, de dessiner une dialectique au cours d’un dialogue grotesque, d’exacerber les humeurs en les poussant vers des points d’incandescence. Il y a là une multitude d’explorations qui font qu’au final Péage Sud n’est ni un roman ni un récit mais un texte hybride qui résiste à tout étiquetage. À l’instar du mouvement des Gilets jaunes. »

Ici le héros, pardon, le pied nickelé se décrit en quatrième de couverture comme « un gars qui a lu plein de bouquins sur la révolution et qui a failli passer à côté de celle en train de germer sur le rond-point de son village ». À sa décharge, il faut bien dire qu’il ne fut pas le seul dans son genre, loin de là. Voyez plutôt ce qu’en disait Laurent Jeanpierre dans son impeccable In Girum. Les leçons politiques des ronds-points2 : « Comme toute confrontation entre un État et une partie de sa population, celle-ci s’est […] manifestée par une bataille continue de l’opinion. Parmi les professions de la représentation, dans les médias, la politique, les mondes intellectuels, la disqualification, parfois catégorique, a largement dominé, même si des voix dissidentes, minoritaires et plus proches du mouvement se sont exprimées. Pour beaucoup d’observateurs, la contestation des “gilets jaunes” était avant tout réactionnaire ou néopoujadiste, fascisante dans ses franges plus ou moins larges, indifférente ou tolérante à l’homophobie, au racisme, à la xénophobie, à l’antisémitisme. Et, comme si cela ne suffisait pas, elle a aussi été jugée ultraviolente, quasi totalitaire, souvent idiote et, en définitive, “protopolitique”, comme l’étaient déjà, selon certains commentateurs, les émeutes des quartiers populaires en 2005. Fait remarquable de cette guerre des représentations, toute une fraction de la gauche, en particulier du côté de la presse et des intellectuels, s’est reconnue dans ces jugements et les a même colportés lorsqu’elle ne les a pas initiés3. »

Avant même qu’apparaissent les premiers blocages, c’était mal barré, si l’on en croyait ceusses qu’en avaient vu d’autres, qu’étaient pas tombés de la dernière bourrasque de rébellion. Moi-même qui écris ces lignes , je me flatte d’avoir été intrigué par les appels à ce que l’on a ensuite appelé l’acte I, soit les manifs et blocages du 17 novembre 2018. Et je me rappelle avoir suscité les ricanements d’un bon vieil ami soixante-huitard qui avait frayé avec les situs, mazette ! dans sa jeunesse : « Bah, c’est rien, ça n’a aucun sens, c’est ridicule, que veux-tu qu’ils fassent ? Ce sera un pétard mouillé, voilà tout. » En voyage à l’étranger ce 17 novembre, j’avais suivi les nouvelles de France à la TV locale, et ce que j’avais vu m’avait confirmé que quelque chose était en train de se passer… Bon, la différence avec notre pied nickelé, c’est que moi, par la suite, je n’ai guère fréquenté les ronds-points, c’est vrai. J’ai participé à deux-trois manifs, ayant le privilège d’habiter la ville dont avait été maire l’éborgneur en chef, et à deux trois réunions, mais sans plus. Non pas que j’aie marché dans la sale propagande qui présentait les Gilets jaunes comme des affreux, mais probablement un peu par flemme, et aussi parce que je ne voyais pas trop comment franchir la distance qui nous séparait, eux et moi, et comment apporter une contribution autre que de soutien matériel. Sébastien Navarro, lui (ou son héros, mais on voit bien qu’il parle de choses qu’il a vécues), l’a franchie, cette distance. Et une fois sauté le pas, difficile de revenir en arrière tellement il a été touché au cœur par la chaleur humaine, la solidarité et la combativité qui régnaient au « péage sud », comme il a (re?)nommé le rond-point sur lequel il a découvert cette ambiance à partir de l’acte III.

Aujourd’hui, après l’année que nous venons de vivre, et alors qu’un nouveau sinistre de l’Intérieur prétend nous imposer encore plus de restrictions, de contraintes, de répression, la lecture de ce texte fait chaud au cœur. Et puis, ce que dit son auteur dans l’entretien déjà cité nous fait comprendre que ce qui est raconté là n’est pas du bidon. Momo Brücke lui demande : « Comment écrit-on sur un mouvement comme celui-là tout en le vivant de l’intérieur ? ». Lui répond : « Question essentielle et terriblement délicate. Dès que je comprends ce qui est en train de se jouer à quelques kilomètres de la cité-dortoir où je crèche, une évidence s’impose : tout ça est incroyable et tout ça va se perdre. Se perdre comme des paroles emportées par le vent, comme des fluos anonymes embarqués par les flics, comme des manifs sauvages dissoutes à l’orée de la nuit. Le “militant/journaliste” qui sommeille en moi ne peut accepter pareille situation. Alors je note. Tout ce que je peux. Des morceaux de vie, des prises de paroles, des colères fondamentales. Je fais gaffe à respecter les anonymats. Je décris des manifs. Je recopie des tags. Je note la température, l’état du ciel, le dispositif policier. Personne ne sait que j’écris. Je me sens voyeur et intrus. Mais je le fais, mû par la certitude que ce mouvement ne pourra se raconter véritablement que de l’intérieur. »

Ok, je ne suis pas forcément un fan des fêtes de fin d’année, mais quoi, cette année, ce sera tout de même un plaisir de se retrouver d’un peu plus près, au nez et à la barbe des rabats-joies qui prétendent nous imposer une société sans contact. Et offrir quelques cadeaux comme celui-là ne gâtera rien.

1 On peut la lire dans son intégralité ici : http://cqfd-journal.org/Sentir-avec-son-coeur-son-nez-ses
2 Paru voici un peu plus d’un an aux éditions La Découverte.
3 Ibid., Introduction, p. 8-9. Sur In Girum, on pourra lire dans Lundi matin : https://lundi.am/In-Girum-Les-lecons-politiques-des-ronds-points et aussi ce débat avec Jérôme Baschet, auteur, lui, d’Une juste colère, aux éditions Divergences : https://lundi.am/La-Commune-revient.
Publié dans Notes de lecture, Politique, Résistances, romans | Marqué avec | Commentaires fermés sur Pour vos cadeaux (1): Sébastien Navarro, Péage sud

Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée

Camille Schmoll, Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, La Découverte, novembre 2020

Camille Schmoll est géographe et elle travaille avec des équipes de recherches sur les migrations au sein d’institutions académiques et du Groupe international d’experts sur les migrations (GIEM) dont elle est cofondatrice. Dans son annexe méthodologique  intitulée « L’ethnographie au temps de la frontière », elle dit d’abord qu’elle a commencé le travail de terrain qui a abouti à ce livre en 2010 et qu’elle l’a interrompu en 2018. « Durant cette enquête au long cours, dit-elle, qui peut être vue comme une enquête “dans” et “sur” la frontière, j’ai articulé trois stratégies de recherche : des observations de “lieux-frontières”, le recueil des récits de trajectoires, des suivis de femmes migrantes. »

Une enquête « dans » et « sur » la frontière : en effet , il ressort de la condition des femmes en déplacement, essentiellement depuis l’Afrique, qu’elle a rencontrées en Italie et à Malte principalement, que les frontières ne sont pas seulement ces lignes pointillées que l’on nous apprend à l’école à considérer comme telles – de simple limites plus ou moins barricadées que l’on pourrait, ou pas, franchir d’un seul bond, tel Remus sautant par-dessus le sillon creusé par son frère Romulus autour de la future cité de Rome (on sait d’ailleurs le sort de Remus, assassiné par Romulus furieux que l’on n’ose point prendre au sérieux son fantasme de confinement, sort emblématique de celui réservé de tout temps aux nomades et autres personnes « déplacées »). Non, les frontières sont épaisses, plus que cela, elles sont profondes : en l’occurrence, depuis l’Afrique subsaharienne et l’Afrique de l’Est jusqu’aux rivages européens de Mare nostrum (comme la nommaient, bien sûr, les héritiers des fils de la louve, mais aussi nom donné par les autorités italiennes à une opération de sauvetage en mer lancée en 2013 suite à deux naufrages au large de Lampedusa, au cours desquels périrent noyées 366 personnes, le 3 octobre 2013 et 268 une semaine plus tard, le 11 octobre ; cédant aux pressions xénophobes, les autorités italiennes et européennes l’ont remplacée en novembre 2014 par l’opération Triton, menée par Frontex – unité militaro-policière chargée de faire respecter le confinement de la forteresse Europe, et qui emploie des moyens un peu plus sophistiqués que Romulus, mais qui aboutissent au même résultat, soit des dizaines de milliers de mort·e·s en Méditerranée). Frontières profondes et périlleuses, donc. Et frontières longues, interminables au sens temporel : qui durent1. En effet, les voyages des femmes qu’a rencontrées Camille Schmoll durent des années. Il y a d’abord la traversée de l’Afrique – souvent des mois durant lesquels il faut parfois s’arrêter pour travailler un moment, afin de trouver l’argent nécessaire à la poursuite du voyage. Ensuite, pour une très grande partie d’entre elles – et ici, il faut bien se rendre compte que l’on parle des survivantes et pas seulement des rescapées de la traversée en mer, mais aussi de la traversée du désert et là, personne ne sait combien de personnes sont mortes, abandonnées par leurs convoyeurs, agressées, violées, dévalisées de leurs maigres biens – elles ont encore subi la détention en Libye, qui peut durer elle aussi très longtemps dans des conditions effroyables (c’est d’ailleurs une des raisons qui expliquent que les migrant·e·s n’hésitent pas à s’embarquer dans d’infâmes rafiots afin de tenter la traversée à tout prix). Et finalement, une fois qu’elles ont enfin mis le pied sur la terre européenne, où se retrouvent-elles ? Dans différentes sortes de camps qui vont du centre d’« accueil » (les guillemets sont de moi) au centre de rétention. Soit : « dans » la frontière . Je suis passé du pluriel – les frontières – au singulier – la frontière – sans y prendre garde ; Camille Schmoll montre bien, d’ailleurs, que les migrantes vivent dans la frontière. Plus tard, si elles sortent des camps, elles continueront à la trimballer avec elles, ou plus exactement, c’est le regard des Blancs européens « autochtones », plus ou moins bienveillant, paternaliste ou hostile, qui la leur collera à la peau.

« Trois stratégies de recherche », écrit donc Camille Schmoll. D’abord les « observations de “lieux-frontières” ». Elle y a parlé avec les personnels employés et les cadres dirigeants mais aussi et avant tout avec les femmes migrantes. Dans les centres d’accueil (relativement ouverts), elle a « cuisiné, fait des courses, langé des enfants et raconté des histoires, dansé et organisé des jeux […] accompagné des femmes à leurs visites médicales ou à la questura (préfecture) ». Dans les centres fermés, c’était évidemment plus compliqué et elle a dû se contenter d’entretiens de quelques heures à chaque fois, avec des femmes qu’elle ne revoyait pas d’une visite à l’autre, car elles avaient la plupart du temps changé de camp. Ces différents “lieux-frontières” étaient tous situés en Italie et à Malte.

Le « recueil des récits de trajectoires », ensuite. Camille Schmoll a mené des entretiens avec quatre-vingts femmes dont le seul point commun, finalement, était d’avoir traversé la Méditerranée. Les « damnées de la mer », donc. Référence évidente à Frantz Fanon dont le nom n’apparaît cependant guère dans le texte (une seule fois, me semble-t-il). Le livre doit-il son titre à l’éditeur ? Cela ne lui enlèverait rien. Si l’on voulait faire un parallèle avec Fanon, on pourrait dire que Schmoll cherche à dresser des portraits qui rendent justice à ces femmes migrantes, montrant que si elles ont subi toutes sortes d’avanies, elles n’en ont pas moins gardé leur capacité d’initiative, leur force et leur courage. Il est vrai que les médias européens, lorsqu’ils ne se montrent pas ouvertement racistes et xénophobes, font souvent preuve de commisération envers ces pauvres gens qui ne peuvent être autre chose que des victimes – envers et contre l’évidence : ce sont bien plutôt des héros et des héroïnes qui ont affronté des dangers au moins aussi graves (et en tout cas moins mythiques, hélas) qu’Ulysse en son odyssée. Les femmes font encore plus l’objet de cette assignation à la condition de victimes passives. De ce point de vue, ce livre est vraiment très précieux, en ce qu’il les donne à voir autrement que du point de vue réducteur qui est celui de trop (la plupart ?) d’Européens blancs. Bien sûr, en tant que « chercheuse », et même si elle est restée au plus près du « terrain », c’est-à-dire de l’observation in situ et de l’écoute des femmes migrantes, elle voulait aussi comprendre quels étaient les points communs, autres que la traversée de la Méditerranée, entre les expériences vécues par ses interlocutrices. Ainsi, elle a articulé son livres en chapitres thématiques, convoquant chaque fois des morceaux de récits à l’appui de ses observations et de ses suppositions. Elle a cependant tenu à ce que son premier chapitre soit constitué par le seul récit d’une femme camerounaise, Julienne, qu’elle a rencontrée à plusieurs reprises, d’abord en Sicile en 2016 et 2017, puis à Paris (au domicile de l’auteure) en 2018 et enfin en 2019 dans le village français ou vit désormais Julienne. La présentation que fait Camille Schmoll de ce récit constitue me semble-t-il une bonne introduction à l’ensemble des chapitres qui suivent. C’est pourquoi je conclus cette note en la citant, non sans recommander chaudement la lecture de ce livre.

« À l’instar des récits d’immigrés que l’on trouve dans l’œuvre du sociologue Abdelmalek Sayad, l’histoire de Julienne est tout aussi exemplaire que singulière. Elle pourrait très probablement fa ire l’objet de multiples interprétations, nous amener à réfléchir à la violence au temps des crises2, ou encore aux structures de genre en Afrique subsaharienne. Dans ce livre, elle sert d’introduction à une géographie politique de la vie au temps de la frontière et me permet d’illustrer la vulnérabilisation des femmes, tout au long de la route, sans l’essentialiser. Elle me permet de penser la frontière comme épreuve pour celles qui sont dans l’entre-deux, ni tout à fait expulsables ni tout à fait installables ou installées, celles qui sont parties mais ne sont pas encore arrivées3.

L’alternance, dans le récit de Julienne, entre forme active et passive, reflète la tension dans laquelle se trouvent les femmes aux frontières, prises dans des jeux d’acteurs qui les dépassent, piégées dans l’univers des réseaux et des politiques migratoires et, pourtant, toujours actrices à la première personne de leur destinée et de leurs trajectoires.

Ce récit, sur le mode de l’expérience vécue, est ponctué de nombreux épisodes de violence, sa lecture peut être choquante ou lourde. J’espère qu’il aidera malgré tout, au-delà de l’émotion qu’il peut susciter, à mieux comprendre la question migratoire en Méditerranée. L’histoire de Julienne me permet, en effet, d’introduire les différents thèmes qui seront explorés au fil des chapitres qui suivront : les motivations mixtes qui président au départ des migrantes, et les difficultés de la migration « seule » quand elle se fait, comme c’est le cas de Julienne, sans la bénédiction ou l’aide des proches ; le continuum entre les différentes formes de violences genrées ; leur imbrication avec la violence des politiques de contrôle, les ambivalences et la lenteur des politiques d’accueil des personnes demandeuses d’asile ; le décalage entre la gestion politique des flux et les projets migratoires ; la rencontre avec une société d’accueil tantôt chaleureuse, tantôt distante, souvent paternaliste ; la tension entre structures de pouvoir et autonomie qui s’exprime tout au long du parcours ; les réorientations constantes de la politique migratoire, qui se font au fil des opportunités et des obstacles, des bonnes et mauvaises rencontres ; les multiples renoncements, aussi : en premier lieu, pour Julienne, le renoncement à son fils, mais aussi le renoncement à une certaine idée de l’Europe, telle qu’elle l’avait imaginée avant de traverser la mer. »

1 À ce propos, je reprends le texte d’une des notes du livre : « On peut ici rappeler la critique faite par la géographe Doreen Massey au concept de “compression spatio-temporelle” proposé par David Harvey. Pour Harvey, la compression spatio-temporelle correspond au rétrécissement du temps lié à un “capitalisme de l’instantanéité”, à une forme d’accélération des rythmes du quotidien. Mais, lui oppose Doreen Massey, la compression spatio-temporelle n’est pas vécue de la même façon par toutes et tous, et elle dépend de “géométries du pouvoir complexes”. Les lieux d’hébergement sont en effet, à l’inverse de l’accélération décrite par Harvey, des lieux d’étirement temporel.

2 (Note du lecteur) Ici je me permets de renvoyer à une de mes lectures précédentes, dont de nombreux passages font écho à celle des Damnées de la mer : Une théorie féministe de la violence, de Françoise Vergès.

3 (Note du lecteur) C’est moi qui souligne.

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