Pour vos cadeaux (1): Sébastien Navarro, Péage sud

En cette fin d’année 2020, quelques recommandations de lecture et de cadeaux à offrir. On a bien besoin de se remonter le moral et de prendre soin de celui de nos ami·e·s !

Sébastien Navarro, Péage sud, Éditions du Chien rouge, novembre 2020

Voici un premier titre roboratif à souhait. Au cas où vous ne le sauriez pas, les éditions du Chien rouge sont liées à l’excellent mensuel CQFD, dont Sébastien Navarro est l’un des rédacteurset d’ailleurs, j’en profite pour leur faire de la pub : abonnez-vous ou, si vous êtes déjà abonné·e, offrez un abonnement à quelqu’un·e de votre entourage (c’est par ici), ça les aidera à poursuivre leur œuvre de salut public : une information libre et de parti pris.

Quelqu’un de leur équipe – je ne sais pas qui, mais j’ai une idée, merci à lui ! – m’a envoyé ce roman que j’ai reçu le même jour que le numéro de novembre du canard. Alors je l’ai lu. Et, autant le dire tout de suite, j’ai aimé. On pourra bien me reprocher qu’il y ici soupçon de copinage, voire de lien sinon de conflit d’intérêt, comme on (ne) dit (pas) à propos de médecine et de Big Pharma – au risque d’être pris en flagrant délit de « complotisme », ce qui constitue désormais l’une des pires accusations, en tout cas une des plus disqualifiantes, après, mettons, pédophile, islamo-gauchiste ou apologue du terrorisme. Bref. Pardon pour cette digression qui n’a rien à voir… quoi que. Vraiment ? Désolé, hein, là je pense tout haut donc ça va vous paraître un peu décousu mais tant pis, je tente de mettre en forme l’intuition qui m’est venue à l’instant : est-ce que l’on ne pourrait pas tenter une analogie entre la digression, comme perturbation qui tend à faire divaguer un discours autrement bien composé, bien ordonné, bien policé en somme, et un mouvement comme celui des Gilets jaunes, comme perturbation d’un plan de circulation bien établi par de zurbains zurbanistes, irruption colorée dans le paysage aussi triste que grisâtre des suburbs commerciales et industrielles de la « rurbanité », trouble d’un (dés)ordre public lui aussi bien policé (enfin, bien policé… à mort, devrais-je écrire) ?

Mais revenons à nos moutons – enragés pour le coup. Une précision tout d’abord. J’ai bien parlé de « roman », même si ce mot ne figure pas sur la belle couverture en jaune et noir du bouquin. D’après son auteur, il vaudrait mieux dire « fiction ». C’en est une en effet, mais surtout pas une « autofiction » comme une certaine littérature française nous en a gavés au tournant du siècle (j’utilise volontairement cette formulation un peu floue car j’ai l’impression que le phénomène s’est quelque peu dissipé – mais peut-être me gourrè-je, tant il est vrai que je ne suis pas de très près cette littérature certaine). L’auteur s’en explique dans une interview parue dans CQFD de novembre1 et surtitrée « Autopromo (en gilet jaune) » : « […] j’aurais pu me contenter d’une restitution purement factuelle et opter pour la forme classique du récit. Après tout, ce dernier permet aussi des embardées subjectives. Mais non, il a fallu que se calque sur la trame narrative une enveloppe fictionnelle. Plusieurs raisons à cela : mon goût pour l’esthétique du polar (y compris quand le héros est un vrai pied nickelé), la volonté de rompre avec l’âpreté du sujet en le pimentant de fantaisies imaginaires, l’indispensable bande-son destinée à ambiancer la prose. Enfin, la liberté romanesque offre un luxe inestimable : celui de donner du champ. Elle permet d’incarner une multiplicité de voix, souvent contradictoires, de dessiner une dialectique au cours d’un dialogue grotesque, d’exacerber les humeurs en les poussant vers des points d’incandescence. Il y a là une multitude d’explorations qui font qu’au final Péage Sud n’est ni un roman ni un récit mais un texte hybride qui résiste à tout étiquetage. À l’instar du mouvement des Gilets jaunes. »

Ici le héros, pardon, le pied nickelé se décrit en quatrième de couverture comme « un gars qui a lu plein de bouquins sur la révolution et qui a failli passer à côté de celle en train de germer sur le rond-point de son village ». À sa décharge, il faut bien dire qu’il ne fut pas le seul dans son genre, loin de là. Voyez plutôt ce qu’en disait Laurent Jeanpierre dans son impeccable In Girum. Les leçons politiques des ronds-points2 : « Comme toute confrontation entre un État et une partie de sa population, celle-ci s’est […] manifestée par une bataille continue de l’opinion. Parmi les professions de la représentation, dans les médias, la politique, les mondes intellectuels, la disqualification, parfois catégorique, a largement dominé, même si des voix dissidentes, minoritaires et plus proches du mouvement se sont exprimées. Pour beaucoup d’observateurs, la contestation des “gilets jaunes” était avant tout réactionnaire ou néopoujadiste, fascisante dans ses franges plus ou moins larges, indifférente ou tolérante à l’homophobie, au racisme, à la xénophobie, à l’antisémitisme. Et, comme si cela ne suffisait pas, elle a aussi été jugée ultraviolente, quasi totalitaire, souvent idiote et, en définitive, “protopolitique”, comme l’étaient déjà, selon certains commentateurs, les émeutes des quartiers populaires en 2005. Fait remarquable de cette guerre des représentations, toute une fraction de la gauche, en particulier du côté de la presse et des intellectuels, s’est reconnue dans ces jugements et les a même colportés lorsqu’elle ne les a pas initiés3. »

Avant même qu’apparaissent les premiers blocages, c’était mal barré, si l’on en croyait ceusses qu’en avaient vu d’autres, qu’étaient pas tombés de la dernière bourrasque de rébellion. Moi-même qui écris ces lignes , je me flatte d’avoir été intrigué par les appels à ce que l’on a ensuite appelé l’acte I, soit les manifs et blocages du 17 novembre 2018. Et je me rappelle avoir suscité les ricanements d’un bon vieil ami soixante-huitard qui avait frayé avec les situs, mazette ! dans sa jeunesse : « Bah, c’est rien, ça n’a aucun sens, c’est ridicule, que veux-tu qu’ils fassent ? Ce sera un pétard mouillé, voilà tout. » En voyage à l’étranger ce 17 novembre, j’avais suivi les nouvelles de France à la TV locale, et ce que j’avais vu m’avait confirmé que quelque chose était en train de se passer… Bon, la différence avec notre pied nickelé, c’est que moi, par la suite, je n’ai guère fréquenté les ronds-points, c’est vrai. J’ai participé à deux-trois manifs, ayant le privilège d’habiter la ville dont avait été maire l’éborgneur en chef, et à deux trois réunions, mais sans plus. Non pas que j’aie marché dans la sale propagande qui présentait les Gilets jaunes comme des affreux, mais probablement un peu par flemme, et aussi parce que je ne voyais pas trop comment franchir la distance qui nous séparait, eux et moi, et comment apporter une contribution autre que de soutien matériel. Sébastien Navarro, lui (ou son héros, mais on voit bien qu’il parle de choses qu’il a vécues), l’a franchie, cette distance. Et une fois sauté le pas, difficile de revenir en arrière tellement il a été touché au cœur par la chaleur humaine, la solidarité et la combativité qui régnaient au « péage sud », comme il a (re?)nommé le rond-point sur lequel il a découvert cette ambiance à partir de l’acte III.

Aujourd’hui, après l’année que nous venons de vivre, et alors qu’un nouveau sinistre de l’Intérieur prétend nous imposer encore plus de restrictions, de contraintes, de répression, la lecture de ce texte fait chaud au cœur. Et puis, ce que dit son auteur dans l’entretien déjà cité nous fait comprendre que ce qui est raconté là n’est pas du bidon. Momo Brücke lui demande : « Comment écrit-on sur un mouvement comme celui-là tout en le vivant de l’intérieur ? ». Lui répond : « Question essentielle et terriblement délicate. Dès que je comprends ce qui est en train de se jouer à quelques kilomètres de la cité-dortoir où je crèche, une évidence s’impose : tout ça est incroyable et tout ça va se perdre. Se perdre comme des paroles emportées par le vent, comme des fluos anonymes embarqués par les flics, comme des manifs sauvages dissoutes à l’orée de la nuit. Le “militant/journaliste” qui sommeille en moi ne peut accepter pareille situation. Alors je note. Tout ce que je peux. Des morceaux de vie, des prises de paroles, des colères fondamentales. Je fais gaffe à respecter les anonymats. Je décris des manifs. Je recopie des tags. Je note la température, l’état du ciel, le dispositif policier. Personne ne sait que j’écris. Je me sens voyeur et intrus. Mais je le fais, mû par la certitude que ce mouvement ne pourra se raconter véritablement que de l’intérieur. »

Ok, je ne suis pas forcément un fan des fêtes de fin d’année, mais quoi, cette année, ce sera tout de même un plaisir de se retrouver d’un peu plus près, au nez et à la barbe des rabats-joies qui prétendent nous imposer une société sans contact. Et offrir quelques cadeaux comme celui-là ne gâtera rien.

1 On peut la lire dans son intégralité ici : http://cqfd-journal.org/Sentir-avec-son-coeur-son-nez-ses
2 Paru voici un peu plus d’un an aux éditions La Découverte.
3 Ibid., Introduction, p. 8-9. Sur In Girum, on pourra lire dans Lundi matin : https://lundi.am/In-Girum-Les-lecons-politiques-des-ronds-points et aussi ce débat avec Jérôme Baschet, auteur, lui, d’Une juste colère, aux éditions Divergences : https://lundi.am/La-Commune-revient.
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