Frontières et domination

Frontières et domination

Nous parlerons ici de deux livres récemment publiés chez Lux Éditeur, excellente maison basée à Montréal, Québec. Il s’agit de Frontières et domination. Migrations, capitalisme et nationalisme, par Harsha Walia[1], et de Forteresse Europe. Enquête sur l’envers de nos frontières, d’Émilien Bernard[2]. Les questions autour des migrants et des migrations sont plus que jamais d’actualité – au mauvais sens du terme : l’actualité des médias Bolloré et des partis xénophobes et racistes. Au moment où je commence à rédiger ces lignes, j’apprends par une radio de « service public » – guillemets de rigueur, il faudrait plutôt écrire « au service d’un certain public », mettons les classes moyennes à ne pas trop brusquer dans leur confort du dimanche matin – qu’un certain Fabrice Leggeri, énarque et normalien, s’il vous plaît, et qui a dirigé Frontex de 2015 à 2022, sera le numéro trois de la liste présentée par le RN aux élections européennes : « Le RN possède un plan concret et la capacité de le réaliser. Nous sommes déterminés à combattre la submersion migratoire, que la Commission européenne et les eurocrates ne considèrent pas comme un problème, mais plutôt comme un projet : je peux en témoigner[3] » déclare-t-il – où ça ? dans les colonnes bolloréennes du Journal du Dimanche, bien sûr…

Mais commençons par le livre d’Harsha Walia. C’est un livre magistral, en ce qu’il propose non seulement une synthèse de l’état des lieux (concernant les frontières, il vaudrait mieux parler des lieux de l’État) au niveau mondial ainsi qu’une généalogie des barbelés, ou des murs, si je puis m’exprimer ainsi. En effet, le développement et, aujourd’hui, l’inflation galopante des barrières de toutes sortes dressées contre la mobilité des exploités, trouvent leur origine dans la colonisation et ce qu’Harsha Walia nomme « l’impérialisme de frontières ».

« Frontières et domination, écrit Robin D.G. Kelley dans sa Préface, fait […] subir un choc épistémique à la vieille rengaine qui veut que les États-Unis et le Canada soient des “nations d’immigrants”. Les détracteurs de Trump et des politiques d’immigration draconiennes de son gouvernement[4] soutiennent en effet que la construction de murs et la criminalisation d’honnêtes travailleurs en quête d’un avenir meilleur sont contraires à nos valeurs de descendants d’immigrants. En plus d’effacer les Noirs et les Autochtones et d’occulter le fait que toutes les démocraties modernes sont à l’origine des États ethniques, voire raciaux, ou prévalaient l’exclusion et la xénophobie, le paradigme de la “nation d’immigrants” suggère que la colonisation (européenne) procédait initialement d’un rêve de liberté universelle qui n’a simplement pas été réalisé. Pour Harsha Walia, il s’agit d’un mensonge. Les États-Unis, le Canda et l’Australie n’ont pas été fondés par des pionniers courageux et durs à la tâche aspirant à une vie meilleure et plus démocratique pour tous, mais par la violence de l’expansion capitaliste et de l’idéologie raciale, par des colons armés profitant du soutien de grandes compagnies, par un dispositif d’État colonial, et du capital sous forme de main-d’œuvre enrôlée de force. » (p 10)

Harsha Walia consacre ses deux premiers chapitres aux États-Unis. Elle commence par la « formation de la frontière et […] ses enchevêtrements historiques », c’est-à-dire la construction du pays lui-même, qui s’est opérée par les destructions successives des peuples autochtones, la mise sur pied d’une économie esclavagiste et enfin la guerre de conquête contre le Mexique. Ensuite, elle traite des « guerres intérieures et étrangères des États-Unis » : les interventions incessantes dans « l’arrière-cour » afin de sécuriser les investissements nord-américains et les bourgeoisies compradores locales en installant au pouvoir des militaires formés à « l’école des Amériques » – contre-insurrection, torture, etc. – interventions et régimes dictatoriaux qui ont chaque fois provoqué des vagues d’émigration en direction du nord –, la « guerre à la drogue », à la fois extérieure et intérieure (incarcération de masse[5]) qui a pris le relais, et pour finir les « guerres préventives » d’après le 11-Septembre. Ces guerres ont été accompagnées – voire menées dans le but – de l’« ouverture de marchés » et du « développement », non pas des pays « sous-développés », comme s’en félicitaient FMI et Banque mondiale, mais de l’exploitation à outrance des pauvres – au sein, entre autres, des ZFI, ces « zones franches industrielles », sortes de nouvelles plantations modernisées… « Maquiladoras » au nord du Mexique, usines textiles au Bangladesh, deux exemples parmi beaucoup d’autres de surexploitation d’une main-d’œuvre essentiellement féminine, corvéable et tuable à merci, sans aucune condition de sécurité ni trace d’assurances sociales, le tout pour des salaires ridicules, lorsqu’ils sont versés. L’American (and European) Way of Life est à ce prix – dérisoire.

Après le « modèle » américain (dont je n’ai évidemment donné qu’un aperçu, l’exposé est aussi dense et documenté qu’implacable, et même si vous pensez déjà tout connaître là-dessus, vous serez peut-être surpris en y apprenant encore pas mal de choses, comme cela a été mon cas), Harsha Walia passe à l’Australie et sa « solution Pacifique », puis à l’Europe et sa forteresse… Sur cette dernière, nous reviendrons avec Émilien Bernard. Par contre, il faut s’arrêter sur le « modèle » australien, plutôt méconnu, me semble-t-il, par chez nous.

On sait qu’à l’image des États-Unis, l’Australie est une colonie de peuplement (à base de bagnards expédiés là par Sa Gracieuse Majesté), une colonie pénitentiaire qui a très vite commencé à exterminer les Aborigènes. Après massacre, terra nullius, donc (et d’ailleurs, même avant, puisque les créatures qui vivaient là ne connaissaient ni labourage ni aucune forme de travail, lesquels, comme chacun sait, font la grandeur des nations et leur légitimité à s’emparer de la terre). Bref, après quelques siècles de ce régime, tout allait bien quand de nouveaux barbares, venus d’on ne sait où, s’imaginèrent pouvoir immigrer à leur tour sur le continent. Qu’à cela ne tienne, il suffisait de les empêcher d’accoster. Et pour ce faire, quoi de mieux que de les appréhender bien avant qu’ils arrivent près des côtes, du côté de l’Indonésie ou de la Papouasie Nouvelle-Guinée, par exemple ? Et de les enfermer illico sur place, dans des îles voisines – un petit dédommagement par-ci par-là à des autorités bien contentes de recevoir cette manne, et le tour était joué, pardon, est joué, puisque cette saloperie n’est pas terminée, hein. Des camps – de rétention ? de concentration ? à votre guise, pourvu qu’on ne les voie pas chez nous ! Et pour celles et ceux qui franchiraient tout de même les obstacles jusqu’à la terre qu’ils croient promise (les pauvres naïfs), eh bien, il nous reste bien une ou deux îles, désertes après qu’on les ait bien nettoyées de leurs indigènes, sur lesquelles les parquer… si toutefois on ne les a pas tout simplement renvoyés à leur sort en les empêchant d’accoster, sans se soucier de ce qu’ils deviendront. Et voilà : c’est la « solution Pacifique », soit des « hotspots » le plus loin possible des côtes australiennes, sous-traités par des gouvernements dépendants d’une manière ou d’une autre de celui de l’île-continent. Ça ne vous rappelle rien ? Alors il faut absolument lire toutes affaires cessantes Forteresse Europe.

Je ne sais pas si les Européens se sont inspirés de la politique australienne, mais ça y ressemble beaucoup. Sous-traitance de « l’accueil » (genre rétention/détention etc.) à des pays tiers, hors zone Schengen : Turquie (six milliards d’euros refilés par l’UE au dictateur afin qu’il garde chez lui les réfugiés, syriens surtout, mais aussi afghans, pakistanais, etc.), Libye (si, si, le gouvernement italien a traité directement avec eux, malgré tout ce que l’on sait des horreurs subies par les migrants dans ce pays), Maroc (encore un parangon de démocratie…), etc. Il y des hotspots jusqu’au Niger. L’UE subventionne des pays d’Afrique de l’Ouest afin qu’ils surveillent les départs en coordination avec Frontex, laquelle agence monte en puissance au point de devenir une véritable armée des frontières[6]. Et se répète le sempiternel même scénario : construction de murs et barrières, établissement de camps qui ne sont rien d’autre que des camps de concentration (voir ceux des îles grecques de la mer Égée), « pushbacks » en mer (au prix de nombreuses noyades) ou sur terre – au mépris du propre droit des pays employeurs des miliciens qui les commettent. Bref, on ne va pas continuer cette litanie, ce serait par trop déprimant. Et justement, la grande qualité du bouquin d’Émilien Bernard, qui s’appuie sur une solide documentation « de terrain », puisqu’il a effectué de nombreux reportages un peu partout aux frontières extérieures de l’Europe, c’est, en même temps qu’il donne une description (effrayante, il est vrai) des différentes routes empruntées par les migrants, qui changent au fur et à mesure des nouvelles construction de murs, poses de barbelés et systèmes de surveillance et de détection smart (comme les phones, les cities, etc.), devenant ainsi toujours plus dangereuses et meurtrières[7], sa grande qualité, disais-je, c’est donc qu’il montre 1) que les migrants passent quand même (comme on dit que l’eau finit toujours par passer, quelque barrage qu’on lui oppose – Be Water…)[8] et 2) qu’envers et contre les processus en cours de fascisation des sociétés européennes, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui exercent leur devoir de solidarité avec les migrant·e·s. On leur doit au minimum de chaleureux remerciements. Ils nous permettent de croire encore que l’on peut survivre à la traversée des « eaux glacées du calcul égoïste ». Merci également à Émilien Bernard de ce travail à la fois très utile par la somme d’informations réunies et qui réchauffe le cœur en montrant ce que font, par exemple, un réseau comme AlarmPhone tout autour de la Méditerranée, les militants des centres d’accueil (le vrai) près des frontières, et tant d’autres groupes et associations mobilisées contre l’inacceptable.

 

franz himmelbauer, pour Antiopées, le18 février2024.

[1] Première édition en anglais en 2021, traduction française de Julien Besse publiée en 2023, avec une préface de Robin D.G. Kelley et une postface de Nick Estes. « Harsha Walia est une militante et écrivaine basée à Vancouver. Diplômée en droit, elle défend depuis plus de vingt ans la justice migratoire, la solidarité avec les peuples autochtones et la libération du peuple palestinien. Elle a notamment cofondé le groupe de défense des droits des migrants No One Is Illegal. Chez Lux, elle a publié Démanteler les frontières. » (Présentation de l’éditeur.)

[2] « Émilien Bernard est journaliste et traducteur. Cofondateur du journal Article 11, membre de la rédaction du journal CQFD, il a longtemps collaboré au Canard Enchaîné et écrit régulièrement pour Afrique XXI. Forteresse Europe est son premier livre. » (Id.)

[3] On note au passage qu’il avait été bombardé à ce poste par Bernard Cazeneuve, alors sinistre de l’Intérieur. Et qu’il a été débarqué de Frontex suite à l’ouverture d’une enquête de l’Office européen de lutte antifraude. Les médias n’en disent pas plus au moment où j’écris. « Ayant dirigé Frontex près de sept ans et travaillé pour l’État pendant environ trente ans, notamment dans les domaines de la sécurité et de la gestion de l’immigration, cette décision est très cohérente », estime-t-il. On ne lui fait pas dire.

[4] Cette Préface a été écrite alors que Trump était président des États-Unis. Personne ne peut souhaiter qu’il le redevienne, même si cela semble pourtant de plus en plus probable… Cependant, il convient de préciser que les politiques étatsuniennes antimigrants n’avaient pas commencé avec lui. Sans remonter jusqu’à Reagan et à sa « guerre contre la drogue », qui se traduisit, entre autres, par une guerre de contre-insurrection en Amérique centrale, accompagnée d’une chasse aux migrant·e·s latinxs, il faut relever la responsabilité des Démocrates, particulièrement de Clinton : « Pendant [qu’il] ratifiait l’Alena [accord de libre-échange impliquant les Amériques du Nord et du Sud] afin de faciliter la circulation du capital et des biens, le Corps des ingénieurs de l’armée des États-Unis clôturait la frontière pour empêcher la circulation des personnes. La patrouille frontalière […] a également triplé ses effectifs, devenant à l’époque la deuxième plus importante agence du maintien de l’ordre dans le pays. […] Depuis 1996, le nombre total de décès à la frontière [mexicaine] – qu’il serait plus juste de qualifier de meurtres prémédités […] – s’élèverait à 8 000, sans compter les milliers de disparitions. » (p. 104-105) Quant à Obama, « il a dépensé des milliards pour protéger la frontière et, sous son règne, les budgets des services frontaliers et de l’immigration ont rapidement dépassé la somme totale des budgets de toutes les autres agences fédérales chargées d’appliquer la loi » (p. 117). Avant même l’arrivée de Trump, on comptait plus de 1 000 km de murs et de barrières, 60 000 agents des douanes et de la protection des frontières et 20 000 agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement – service de l’immigration et des douanes]. C’est également Obama qui a « entrepris de punir les familles migrantes », mettant en œuvre « des politiques d’incarcération […] qui ciblaient aussi les enfants, et qui ont ensuite dégénéré en séparations forcées sous Trump. Plusieurs photos d’enfants encagés utilisées pour illustrer la cruauté de l’administration Trump dataient en réalité des années Obama » (p. 118).

[5] Voir Michelle Alexander, La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, trad. française Anika Sherrer, Syllepse, 2017 [2010, 2012].

[6] Vous allez me dire que j’ai l’esprit mal tourné, mais je ne peux pas m’empêcher de penser au Bundesgrenzschutz, la garde frontière fédérale du temps de l’Allemagne de l’Ouest. Après-guerre, il n’était pas trop question de reconstituer des forces militaires et policières conséquentes. Aussi s’était-on rabattu sur cette formation dans laquelle, semble-t-il, pas mal d’anciens militaires et policiers se recyclèrent en attendant des jours meilleurs…

[7] Je n’ai pas le cœur de reproduire ici les statistiques des morts aux frontières, parce que ce sont des statistiques, justement, comme le dit très bien Émilien Bernard qui, chaque fois qu’il donne des chiffres (ils sont terribles) tâche aussi de rapporter des paroles, de donner une voix et un visage aux premi·ère·s concerné·e·s, ce que faisait aussi très bien Camille Schmoll, dans Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée (voir ma recension ici).

[8] Au passage, rappelons-nous la thèse de Wendy Brown qui, dans son livre Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, soutient que « contrairement à ce que certains prétendent », les murs ne sont rien d’autre que des « icônes de [l’]érosion » de la souveraineté de l’État-nation à l’ère de la modernité tardive. Voir mon compte-rendu de ce livre par ici.

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L’Opposé de la blancheur. Réflexions sur le problème blanc

Léonora Miano, L’Opposé de la blancheur. Réflexions sur le problème blanc, Éditions du Seuil, 2023

Dès le sous-titre, Léonora Miano annonce la couleur, si je puis dire : non, il n’y a pas de « problème noir », pas plus qu’il n’y a de « problème de l’immigration » ou de « problème de genre ». Il n’y a qu’un seul problème, et il est blanc. Homme blanc, dont l’archétype est le Wasp (White Anglo-Saxon Protestant). « La domination d’un Occident raciste, à l’intérieur de ses frontières et au-delà, n’a pu que renforcer les préjugés à l’encontre des personnes définies comme Noires. Parce qu’il en est ainsi, il est illusoire de se dire Blanc par simple convention, sans le moindre rapport avec l’histoire qui créa cette catégorie. » (Quatrième de couverture.) Celui qui rédige ces lignes est blanc, et il a appris quelques petites choses importantes à la lecture de ce livre. Bon, je ne vais pas continuer à la troisième personne, hein.

 « Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver, au fond de leur cœur, pourquoi il fut nécessaire d’avoir un nègre pour commencer. Parce que je ne suis pas un nègre. » James Baldwin

Première chose que j’ai apprise : « La blanchité n’est pas la blancheur ». C’est le titre du premier chapitre. Si j’ai bien compris, le terme sert à désigner un rapport social, pardon racial, et n’a rien à voir avec la couleur[1]. Ce rapport de domination implacable s’établit dès la monstrueuse genèse du capitalisme au sein de la plantation esclavagiste[2]. Et il se maintient depuis, de mal en pis. « Pour que plus d’un milliard et demi d’êtres humains – pour aller vite – soient encore de nos jours incarcérés[3] dans une condition symbolique et politique due à la racialisation négative qui frappa leurs ascendants il y a de cela plusieurs siècles, il faut que se soit mis en place un système particulier. Il faut que l’on veille, de façon plus ou moins consciente, à ce qu’il se maintienne. » (p. 15) Je souligne le « on »… On aura compris qu’il ne s’agit pas des « personnes défavorablement racialisées », comme dit Miano.

« Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver, au fond de leur cœur, pourquoi il fut nécessaire d’avoir un nègre pour commencer. Parce que je ne suis pas un nègre. » (James Baldwin, cité et traduit par l’auteure, p. 23.) Or nous en sommes loin. C’est ce que Léonora Miano s’attache à démontrer dans ce livre, en s’appuyant sur des lectures, certes, mais aussi beaucoup sur la culture populaire formée par le cinéma et la télévision. Elle montre très bien comment les représentations « naturalisent » le fait racial, à travers toute une série d’analyses de films et de séries, américaines mais aussi françaises.

Ces fictions populaires sont accessibles sans coût exorbitant, la majorité des foyers étant dotés d’un téléviseur. Les choses sont en train de changer, mais la télévision eut longtemps une influence considérable sur la formation des imaginaires. […] Ces fictions se révèlent un riche terrain pour recueillir des informations que des individus n’auraient pas volontiers livrées. En outre, ces productions, dont la narration s’attache à des époques différentes, montrent aussi la manière dont la culture populaire, sans nécessairement que ce soit son objectif, expose le fonctionnement de la blanchité (Introduction, p. 12-13).

Lisant cela, il m’a été difficile de ne pas faire le rapprochement avec la vulgate marxiste que l’on m’avait enseignée, dans ma jeunesse, particulièrement sur le thème de l’« idéologie dominante », d’autant plus invisible qu’elle est dominante (oui, je le reconnais, c’est peut-être très raccourci et simpliste, mais voilà, c’est ce que j’en avais retenu dans ma période gauchiste, c’est vous dire si c’est vieux !). L’idéologie, c’est toujours celle des autres – enfin, celleux qui sont du mauvais côté du manche… Sempiternelle rengaine de la bourgeoisie[4].

Le premier chapitre, donc, est essentiellement consacré à l’analyse, d’abord de la blanchité américaine puis de la blanchité française, et ce à travers de nombreux exemples tirés de films et de séries TV. Même si les deux partagent un fond commun : le suprémacisme blanc, le racisme s’y est affirmé au cours d’histoires différentes – lesquelles se rencontrent en de nombreuses occasions, et plus particulièrement lors de la traite négrière. J’en donnerai seulement deux exemples. Tout le monde sait, ou croit savoir, comme c’était mon cas, que les États du nord et du sud des États-Unis se sont affrontés au cours de ce que l’on a appelé « guerre de Sécession » ou tout simplement guerre civile, laquelle dura de 1861 et 1865 et fut, aux dires de certains historiens, la première des guerres modernes : une guerre totale, industrielle, politique et idéologique. Très meurtrière (de 750000 à 850000 morts selon les estimations les plus récentes, et cela sans compter les très nombreuses victimes civiles), elle eut pour principal motif, nous dit-on, le maintien ou l’abolition de l’esclavage. Or, selon Leonora Miano,

une fois incorporée et intériorisée, la blanchité n’a[vait] plus besoin de l’environnement esclavagiste. Elle s[u]t en transférer les structures, les hiérarchies, dans tout autre milieu. Bien qu’ayant aboli l’esclavage plusieurs décennies avant leurs compatriotes [du Sud], les yankees éprouv[ai]ent à l’égard des descendants de Subsahariens déportés et réduits en esclavage le même sentiment de supériorité, le même mépris que ceux manifestés par les plus racistes parmi les Sudistes. L’Amérique [étai]t à eux, et rien [n’aurait pu] les contraindre à partager ce bien avec des êtres inférieurs (p. 44-45).

En France, les choses étaient différentes : on se livrait au trafic du « bois d’ébène[5] » et on pratiquait l’esclavagisme de plantation, mais pas en métropole. Là existait de longue date un ancien usage qui voulait que le sol français rende libre : un esclave qui y posait le pied se trouvait automatiquement affranchi. Louis XVI y mit bon ordre en 1777 par sa « Déclaration pour la police des Noirs » interdisant que « les Afrodescendants des colonies soient amenés en France hexagonale pour servir leurs maîtres » (p. 59-60). Auparavant, il arrivait que des esclaves échappent à leur propriétaire lors d’un séjour en métropole et deviennent ainsi des hommes libres.

La déclaration de Louis XVI balaie toutes les possibilités qui existaient jusque-là. Et pour s’en assurer, elle n’autorise les coloniaux qu’à amener un seul esclave afin de les servir lors de la traversée. Pendant leur séjour en métropole, cet esclave est remis à un dépôt – sorte de centre de rétention avant l’heure – qu’il ne quitte qu’au moment de retourner aux colonies (p. 61).

À l’école primaire, j’avais appris que Louis XVI était un roi un peu effacé, dont le plus grand plaisir était de s’adonner à l’horlogerie. Je me demande aujourd’hui si l’on ne m’avait pas menti – et si l’on n’a pas bien fait de lui couper la tête, finalement.

« La blanchité lave plus blanc », c’est le titre du second (et dernier) chapitre de ce livre. Leonora Miano y poursuit sa démonstration. Comme l’on dit qu’en démocratie, tous sont égaux, mais que certains sont plus égaux que les autres, sous le régime de la blanchité, parmi les « Blancs », certains sont plus blancs que les autres. Et il ne s’agit toujours pas d’une question de couleur. Voyez par exemple la différence de traitement réservée en Europe de l’Ouest aux Ukrainiens et aux Tchétchènes. Cela se passe de commentaire. De l’autre côté, si je puis dire, un Africain-Américain est un Noir en Amérique, mais un Américain en France. Si vous ne voyez pas ce que cela signifie, lisez le beau roman de William Gardner Smith, Le Visage de pierre[6]. C’est l’histoire d’un Africain-Américain victime de discrimination, comme toutes les personnes de couleur aux États-Unis, et d’une grave agression qui l’a laissé borgne ; il se retrouve à Paris au moment de la guerre d’Algérie. Il se sent d’abord complètement libéré du poids du racisme qui pesait en permanence sur ses épaules dans son pays et trouve que la France est un pays merveilleux. Puis il noue des liens d’amitié avec des Algériens et découvre la réalité qui est la leur, et qui ressemble beaucoup à ce qu’il subissait lui-même aux États-Unis…

Comme toujours dans mes notes de lecture, je n’aurai abordé ici qu’une toute petite partie de l’argumentation serrée de Leonora Miano. Je voudrais cependant conclure avec elle en citant des extraits de sa conclusion, dans laquelle elle se demande : « Que faire de la blanchité ? ». Reprenant la citation de James Baldwin (« pourquoi il fut nécessaire de trouver un nègre pour commencer »), elle ajoute :

Se définir comme Blanc ne fut pas dire comment on avait été constitué physiquement par la nature, par le hasard. Cela consista à se donner le droit de nier l’humanité d’autres, de leur imposer une manière d’être au monde, de piller leurs ressources, de redéfinir leur espace de référence, de les mettre à mort quand ils refusaient de se soumettre[7]. La violence de la blanchité a ceci de particulier, par rapport à toutes celles dans lesquelles les humains ne cessent d’exceller, qu’elle se donna pour justification le racisme (p. 148).

On voit bien les dégâts que cela a produits et, depuis des siècles que cela se perpétue, comment les « Blancs » ne peuvent échapper à la blanchité que par un effort conséquent de « déconstruction ». Après avoir cité la définition qu’en donne Derrida[8] , Miano poursuit ainsi :

En ce qui concerne le sujet qui nous intéresse, non seulement cette opération est-elle nécessaire, mais c’est aussi de l’intérieur qu’elle devrait s’effectuer. Or, nous connaissons les réticences d’une majorité de concernés. Ils refusent d’être culpabilisés. Ils en ont assez de rendre des comptes pour des faits s’étant déroulés en leur absence. Ce sont les mêmes qui ne sont pas disposés à restituer les artefacts consignés dans les musées occidentaux[9]. Ce sont les mêmes qui se soucient peu du coût réel de leur confort[10]. Ce sont les mêmes qui ne s’émeuvent guère des traumatismes découlant de la violence coloniale et des empêchements qu’ils induisent[11]. La liste est longue, des hauts faits de la blanchité. La question qui se pose aux sociétés occidentales championnes de la liberté et de l’égalité, est de savoir ce que signifie désormais la blanchité dans la relation avec les peuples du monde. Et pour y répondre valablement, la part silencieuse du discours sur le colonialisme doit commencer à s’énoncer. Qu’est-ce que cette histoire a produit chez les conquérants ? Dans leur intimité, dans leur exercice du pouvoir sur la scène internationale, dans leur traitement des groupes minorisés au sein de leurs sociétés. Il s’agit là d’un travail collectif. Qu’il soit effectué isolément, par quelques personnes de bonne volonté, ne suffira pas à transformer les choses pour nous permettre d’accéder à un autre moment de l’histoire, de créer un monde dans lequel le bien-être des uns ne dépende pas de l’abaissement des autres (p. 151-152).

Mais ce « travail collectif » réclame aussi – avant tout ? – de se rendre capable d’écouter :

L’Europe de l’Ouest continue de faire silence sur la manière dont ses identités furent altérées au contact de l’Afrique. Elle refuse encore de connaître et de revendiquer sa filiation subsaharienne, d’exposer ce qui s’est logé en elle lors du contact avec d’autres. Or, il s’agit bien d’une histoire commune, les mutations qu’elle induit sont observables de part et d’autre. Elles ne se limitent pas à la présence de corps différents dans l’espace public. Elles ont à voir avec le caractère lui-même, la sensibilité, la vision du monde. Les Afrodescendants sont, dans l’Occident postcolonial, ces parents que l’on n’admet pas à la table mais que l’on ne peut chasser de la maison. À travers les pratiques sociales et artistiques qu’ils créent dans les marges où leurs pays les logent, ils dévoilent de plus en plus l’empreinte de l’Afrique sur l’Occident, sur l’Europe de l’Ouest en particulier. Accepter cette marque indélébile, s’en réjouir même, puisqu’elle témoigne d’une imprégnation par l’autre, est le premier acte du désamorçage de la fiction raciale. C’est ce qui pourrait arriver de mieux à la blanchité (p. 162-163).

Tels sont les derniers mots de L’Opposé de la blancheur. Ce qui pourrait nous arriver de mieux pourrait commencer par lire ce livre.

franz himmelbauer, pour Antiopées, samedi 27 janvier 2024.

Post-scriptum : je découvre après l’écriture de cette note que Léonora Miano, en plus de plusieurs autres livres, dont le très beau La Saison de l’ombre[12], a également rédigé l’« Épilogue » de la somme sur Les Mondes de l’esclavage[13]. Justement, ce texte fait écho à La Saison de l’ombre, en ce qu’il traite comme lui des conséquences de la traite sur les côtes d’Afrique de l’Ouest et vers l’intérieur du continent, tâchant de démêler avec finesse les responsabilités diverses de ce crime contre l’humanité, sans occulter celles des Africains qui lançaient des razzias sur des villages afin d’approvisionner les « grossistes » de la côte, lesquels traitaient à leur tour avec les acheteurs Européens. Pour autant, on l’aura compris à la lecture de ce qui précède, elle ne renvoie pas dos à dos les « négriers » blancs et leurs victimes, sous prétexte que celles-ci leur auraient été livrées par des gens originaires du même continent qu’elles. C’est évidemment un peu plus complexe que cela. Craignant probablement, à juste titre, que d’aucuns s’engouffrent dans ce qu’ils croient être une brèche dans la culpabilité des Européens, elle s’autorise tout de même cette mise au point :

Outre un caractère massif que seule l’ampleur du trafic humain oriental supplante, ce qui singularise de manière criante l’esclavage colonial pratiqué par les Européens de l’Ouest dans leurs colonies de l’Amérique et de l’océan Indien, c’est d’abord sa racialisation affichée. C’est d’avoir mis en place ce que la langue française désigne encore ouvertement sous les appellations « Traite des Noirs » ou « Traite négrière », et d’avoir créé des sociétés longtemps fondées sur une hiérarchie raciale. Ensuite, c’est le fait que cette opération transcontinentale ait en grande partie façonné le monde actuel et continue d’influencer les imaginaires contemporains, ce qui n’est le cas d’aucun autre type d’esclavage, quelle qu’en ait été la cruauté. […] La figure du Noir, telle que le monde la connaît aujourd’hui, voit le jour avec l’esclavage colonial européen. Les discriminations dont elle pâtit, les brutalités policières parfois létales qui lui sont infligées dans les pays occidentaux sous le regard effaré du monde, reconduisent les violences d’autrefois et installent, au cœur des rapports humains, la présence d’un passé que l’on n’a pas su transcender. De ce fait, l’humanité n’a pas retrouvé sa conscience d’elle-même comme un corps dont tous les membres sont égaux. L’autre, racialisé, n’est pas le reflet de soi-même[14].

Mais elle plaide dans ce texte en faveur d’une reconnaissance, précisément, de cette complexité, sans laquelle, dit-elle, il ne sera pas possible pour les pays d’Afrique subsaharienne de se (re)construire. Finalement, cet Épilogue forme en quelque sorte le pendant de L’Opposé de la blancheur : si ce dernier est consacré aux effets de l’esclavage sur les descendants des esclavagistes, et à la nécessité qui est la leur de « travailler » cette histoire – les Allemands ont un verbe que je trouve mieux adapté : bewältigen[15] : die Vergangenheit [le passé], ein traumatisches Erlebnis [une expérience traumatisante], ein Trauma [un traumatisme] bewältigen –, l’Épilogue plaide en faveur de la même Bewältigung, mais plus spécialement en Afrique. Par ailleurs, ce qui ne gâte rien, c’est vraiment un très beau texte dans le registre de l’essai, tout comme La Saison de l’ombre l’est dans celui du roman.

[1] Pas plus que l’ordre du genre n’a à voir avec le sexe. Colette Guillaumin nommait « sexage » l’appropriation des « femmes » par les « hommes », par analogie avec l’esclavage, appropriation des « Noirs » par les « Blancs ». Sur la soi-disant « blancheur », on peut aussi renvoyer au livre De quelle couleur sont les Blancs ?, de Sylvie Laurent et Thierry Leclère (dir.), paru à La Découverte en 2013, et qui revient en détail sur la construction historique de cette non-couleur. Et sur la question de la race, le classique récemment traduit en français : Le Contrat racial, de Charles W. Mills, traduit de l’anglais (États-Unis) par Aly Ndiaye alias Webster, Montréal, Québec, éd. Mémoire d’encrier, 2023 [1997].

[2] Ici Léonora Miano cite l’excellente synthèse d’Aurélia Michel (Un Monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Seuil, 2020, à lire absolument si l’on veut s’instruire sur ces questions) : « Dans la proposition de la Révolution française comme américaine, tout homme pouvait devenir parent, tout homme était naturellement parent. C’est ici que l’expérience atlantique est fondamentale, car, terrifiés à l’idée que les nègres puissent devenir leurs parents, leurs égaux, les élites ont brandi le Blanc, c’est-à-dire un attribut qui ne s’acquiert que d’une seule manière : par la filiation biologique, par la reproduction “naturelle” […] la fiction blanche se nourrit donc d’un fantasme de toute-puissance, en dehors de toute autorité ni juridiction, si ce n’est la loi de la nature qui tend toujours à être celle du plus fort. » (Ibid., p 345-346). Sur le lien entre capitalisme et esclavage, voir Capitalisme et esclavage, d’Eric Williams, 1964 pour l’édition originale, trad. de l’anglais, éd. Présence Africaine, 2020 (1968), et la discussion de sa thèse par Jean-Yves Grenier dans « Capitalisme », in Paulin Ismard (dir.), Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, éd. Seuil 2021, p. 907-921.

[3] Incarcérés au propre comme au figuré : voyez plutôt le livre de Michelle Alexander, La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Éditions Syllepse, trad. de l’anglais (États-Unis) par Anika Scherrer, 2020 [2010]. Extrait de la quatrième de couverture : « Il y a plus d’adultes africains-américains sous main de justice aujourd’hui – en prison, en mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle – qu’il n’y en avait réduits en esclavage en 1850. L’incarcération en masse des personnes de couleur est, pour une grande part, la raison pour laquelle un enfant noir qui naît aujourd’hui a moins de chances d’être élevé par ses deux parents qu’un enfant noir né à l’époque de l’esclavage. »

[4] Et bam, ça n’a pas manqué : j’avais arrêté de rédiger cet article hier soir (vendredi, avant de le reprendre ce matin samedi 27 janvier) – un peu fatigué, et puis je n’ai pas toujours la plume, pardon le clavier facile, et encore me manque le superbe esprit de synthèse de ces soi-disant experts que l’on entend partout et qui savent tout sur rien ou rien sur tout, bref, deux exemples flagrants de ce que je venais d’écrire me sont tombés dans l’oreille d’abord, puis sous les yeux. Hier soir, j’ai ouï à la radio un certain arch… pardon Attal Gabriel annoncer à des agriculteurs en colère le renvoi aux calendes grecques de la taxation sur le désormais fameux GNR – gasoil non routier –, ajoutant pour faire bonne mesure que c’en est une, justement, de « bon sens paysan ». Lol. Outre que le terme « paysan », selon moi, est quelque peu anachronique, le « bon sens », c’est une locution généralement utilisée pour dire autre chose. Décryptage : « La terre ne ment pas [Pétain] et en plus vous êtes réputés voter (pas comme ces migrants, là) et voter bien [à droite], donc je vous donne ce que vous demandez, même si j’aurais réservé un autre vocable, et l’accueil qui va avec, mettons, à des manifestants écologistes, vous voyez, comme les écoterroristes de Sainte-Soline, par exemple. Mais là, heu, comme dit mon collègue et néanmoins concurrent Darmanin, “on ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS”. » ReLol. Et ce matin, lisant le journal au comptoir de mon zinc préféré, je découvre l’inépuisable sourire scotché sur deux pattes qui nous sert de premier magistrat municipal, se rengorgeant devant l’assistance – entre autres, le préfet, la présidente du Conseil général, etc. – parce que notre bled vient d’être « labellisé » (novlangue de rigueur) « petite ville d’avenir ». Il kiffe. Et voici ce qu’il lâche, l’édile : « On agit en fonction des besoins, pas d’une idéologie. » Ben voyons. C’était déjà son thème central de campagne en 2020 : à lui le concret, le pratico-pratique, le ras des pâquerettes, à ses adversaires (qui n’étaient même pas d’ici, tandis que lui, hein, emmerdait déjà ses petits camarades au collège de la ville)… l’idéologie « gauchiste » . Il n’avait pas été jusqu’à dire, comme l’affirmaient sans vergogne ses prédécesseurs, les « notables » de la IIIe République, que ces affreux communistes (pléonasme dans leur bouche) allaient tout nous prendre, qu’ils voulaient tout mettre en commun – y compris nos femmes – et dépouiller les propriétaires, mais il se situait bien dans le même esprit.

[5] Bernard Michon, « Atlantique : La France a déporté 1,3 millions d’Africains », in Pierre Singaravélou (dir.), Colonisations. Notre histoire, éd. du Seuil, 2023, p. 651.

[6] Christian Bourgois éditeur, trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, 2021 [1963].

[7] Là-dessus, on peut lire, entre autres, Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La Férocité blanche. Des non-Blancs aux non-Aryens : génocides occultés de 1492 à nos jours, éd. Albin Michel, 2001, et Jack D. Forbes, Christophe Colomb et autres cannibales, trad. de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Moreau, Le Passager clandestin, 2018 [1979, 2008]. J’ai aussi rendu compte ici-même de la Contre-Histoire des États-Unis de Roxanne Dunbar-Ortiz (Wild Project, 2018).

[8] « Il faut entendre ce terme de “déconstruction” non pas au sens de dissoudre ou de détruire, mais d’analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif, la discursivité philosophique dans laquelle nous pensons. » Jacques Derrida, « Qu’est-ce que la déconstruction ? », Commentaire, vol. 108, n°4, p. 1099-1100.

[9] Vient de paraître à ce sujet À qui appartient la beauté ? de Bénédicte Savoy, avec Jeanne Pham Tran, éd. La Découverte, janvier 2024. Bénédicte Savoy avait déjà publié en 2023 aux éditions du Seuil Le Long combat de l’Afrique pour son art. Histoire d’une défaite postcoloniale.

[10] Là-dessus, deux références : l’excellent Extractivisme de Anna Bednik aux éditions Le Passager clandestin, 2019 [2016], et un compte rendu (encore fait par moi, je recycle) de quatre livres sur « Le dérèglement climatique, les ultras riches, les bobos-bios et les quartiers populaires », à lire ici.

[11] À lire absolument, selon moi, Le Trauma colonial, de Karima Lazali, La Découverte, 2018. Celui-là aussi, j’en ai rendu compte ici.

[12] Prix Femina 2013, ce roman, d’abord paru chez Grasset, est désormais disponible chez Pocket.

[13] Paulin Ismard (dir.), Les Mondes de l’esclavage, op. cit. Ces 1150 pages valent le détour, non seulement pour l’Épilogue, mais aussi pour tout ce qu’elles nous apprennent, et pour la belle ambition de l’ouvrage : « […] si le crime que fut l’esclavage est bien irréparable, au sens où les compensations matérielles et les restitutions, aussi légitimes soient-elles, n’auront jamais le pouvoir de réparer, un futur est à inventer depuis le lieu de ce savoir. “Le futur n’a pas d’ancrage plus solide que le passé car le passé est le seul avenir avéré que nous connaissions ; le passé est la seule preuve que le futur a, en effet, existé”, écrivait Carlos Fuentes. Nous ne pouvons donc “séparer ce que nous sommes capables d’imaginer de ce que nous sommes capables de nous remémorer”. Il existe bel et bien une mémoire du futur, et l’esclavage est une question qui provient de l’avenir, non pas seulement en ce qu’il existe encore et toujours de l’esclavage, mais parce que de ce que nous ferons de son passé se joue une part de notre avenir. » Ibid., Paulin Ismard, « Introduction ».

[14] Ibid., « Épilogue », p. 1089. C’est moi qui souligne, parce qu’il me semble que ces termes de « racialisation » et « racisé » marquent bien le côté actif du racisme : il ne s’agit pas d’une obscure pulsion enfouie quelque part en nous et qui resurgirait à la moindre occasion (donnant raison à Hobbes – l’homme est un loup pour l’homme), mais bien d’une action déterminée.

[15] Bewältigen, qui donne la Bewältigung (féminin), partage semble-t-il une étymologie commune avec Gewalt (substantif féminin) dont la signification, selon le contexte, oscille entre pouvoir, autorité, contrôle et violence (j’espère ne pas trop me tromper, mes cours d’allemand sont si loin…).

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La Révolution française et les colonies

Marc Belissa, La Révolution française et les colonies, La Fabrique éditions, 2023

L’autoproclamé « pays des Droits de l’homme » est encore loin d’avoir liquidé son passé esclavagiste et colonial, qui resurgit sans cesse. Le Rassemblement national, dont on ne se demande plus, paraît-il, s’il accédera, oui ou non, au pouvoir, mais quand il y parviendra (entendu sur une radio du service public, par un commentateur « autorisé », comme il se doit) est, faut-il le rappeler (manifestement oui, au moins à l’intention des Renaissants et autres soi-disant Républicains) a été fondé, comme Front tout aussi national, non seulement par d’anciens collabos, mais aussi et surtout par des tortionnaires en Algérie, et qui se revendiquaient comme tels. Pis, ils ont réussi à inoculer leur venin suprémaciste à une bonne partie de la dite « classe politique ». C’est pourquoi les ouvrages comme celui dont je parle aujourd’hui sont importants : parce qu’ils éclairent « l’archéologie du présent », comme aurait dit Foucault. En l’occurrence, l’esclavage, la plantation et ce qu’ils ont généré, soit le monde contre lequel nous luttons aujourd’hui[1].

Marc Belissa avait déjà publié à La Fabrique, avec Yannick Bosc, un livre sur le Directoire et un autre sur le Consulat de Bonaparte[2]. Consacrant aujourd’hui un ouvrage très instructif à la Révolution française (prise au sens large : de 1789 à 1804, soit de la prise de la Bastille et de la Déclaration des droits à la proclamation de l’Empire par le ci-devant Buonaparte) dans ses rapports avec les colonies, et séparant donc ses études précédentes sur la Révolution de celle-ci qui porte sur ses rapports avec les colonies, il prête cependant le flanc à la critique de son prédécesseur Yves Benot, dont je ne recommanderai jamais assez la lecture de ses deux ouvrages sur le sujet : La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 et La Démence coloniale sous Napoléon[3]. Comme le dit l’historien Marcel Dorigny dans sa préface au second : « […] La Révolution française et la fin des colonies apparaît […] comme un moment de rupture dans le regard porté sur la question des colonies et de l’esclavage pendant la période révolutionnaire : il n’est plus possible non seulement d’ignorer la Révolution des colonies, mais – et c’est l’essentiel de l’apport de ce travail de Benot – il n’est plus possible non plus de faire comme si cette Révolution des colonies était une péripétie lointaine, exotique et extérieure à la “Grande Révolution” : Benot a montré que les deux processus étaient consubstantiels et qu’il était vain de vouloir étudier l’un en ignorant l’autre. » Bon, mais je chipote, là. L’ouvrage de Marc Belissa est très intéressant en ce qu’il offre tout d’abord une synthèse, qui s’étend sur les quatre premiers chapitres, du déroulement des événements révolutionnaires en métropole et aux colonies, ce qui est bien utile à qui n’est pas très au fait de ces événements (comme c’est mon cas). À ce propos, je me permettrai encore un (petit) bémol en faisant remarquer qu’un tableau chronologique des événements à deux colonnes, l’une pour la métropole et l’autre pour les colonies (en fait, essentiellement les Antilles, même s’il est aussi question des îles de l’océan Indien – les Mascareignes, actuelles Réunion, Maurice…) simplifierait la lecture (comme c’est le cas dans le premier livre cité d’Yves Benot). En effet, on se souvient qu’à cette époque d’avant les télécoms, les nouvelles mettaient un certain temps à traverser l’Atlantique : « […] deux à trois mois selon les saisons pour faire le voyage aller et retour entre les ports français de l’Atlantique et des Antilles, délai qui s’allonge considérablement à partir de la déclaration de guerre de la France à l’Angleterre en 1793 » (p. 16), et cela sans parler du contrôle, ou des tentatives de contrôle exercées par le lobby colonial en France pour empêcher l’envoi de nouvelles qui leur paraissaient risquer de remettre en cause l’ordre esclavagiste – ainsi de la Déclaration des droits, laquelle ne pouvait, à terme, que menacer gravement la hiérarchie coloniale basée sur ce que l’on appelait le « préjugé de couleur » ou encore « l’aristocratie de l’épiderme ».

Après ces quatre chapitres « chronologiques », si l’on peut dire ainsi, viennent sept autres plus thématiques qui se proposent, comme dit l’auteur en introduction d’offrir « une synthèse des travaux publiés depuis trente ans [donc, en gros, depuis le bicentenaire] sur la Révolution française et les colonies » (p. 14). Je ne vais pas revenir en détail sur chaque chapitre, rassurez-vous. Plus simplement, je voudrais donner une ou deux bonnes raisons de lire ce livre.

Tout d’abord, je dirai qu’il nous rappelle quelques vérités qui sont peu agréables à entendre pour des oreilles républicaines (au sens révolutionnaire, hein, la prise de la Bastille, l’abolition des privilèges, etc.). Ainsi : « Les années les plus florissantes de la traite française à destination des Antilles ou des Mascareignes furent les trois premières années de la Révolution (1789-1791) pendant lesquelles le nombre des esclaves déportés atteignit des hauteurs spectaculaires avec, par exemple, aux alentours de 40 000 à 50 000 esclaves par an à Saint-Domingue. Ils étaient encore 10 000 en 1792. » (p. 122) Et : « Les comptoirs africains français ne cessèrent de pratiquer la traite pendant toute la Révolution, même après l’abolition de l’an II [le 4 février 1793, la Convention vote à l’unanimité le décret d’abolition de l’esclavage], mais ils ne pouvaient plus l’exercer en direction des colonies françaises jusqu’au rétablissement de l’esclavage en 1802 [merci qui ? merci Napoléon !]. Les ports métropolitains qui avaient pratiqué la traite jusqu’en 1792 reprirent leurs expéditions avant même le vote de la loi la ressuscitant. » (p. 123) Cette seule remarque laisse entrevoir la puissance des esclavagistes et qui ils étaient : les colons tout d’abord – à Saint-Domingue (future Hayti[4]), la « perle des Antilles », de loin la plus productive des îles des Caraïbes, on comptait 510 000 esclaves pour quelques milliers de maîtres blancs. « Face à cette immense masse servile, la mentalité des colons blancs était marquée à la fois par la peur des révoltes, fréquentes quoique limitées dans le temps et l’espace, mais aussi par l’angoisse de l’engloutissement des Blancs par les Noirs [le grand remplacement, déjà !]. Il convenait donc d’élever une barrière de couleur infranchissable entre les Blancs et les gens de couleur pour défendre le petit nombre des maîtres. Une mentalité prédatrice poussait les colons blancs à tirer au plus vite ce qu’ils pouvaient du système esclavagiste. » (p. 45) Entre les maîtres et les esclaves, entre le blanc et le noir, il y avait aussi les « libres de couleur », soit des esclaves affranchis ou, le plus souvent semble-t-il, les nombreux enfants faits à leurs esclaves noires par les maîtres blancs, qui manquaient de femmes blanches… Les colons ne pouvaient même pas imaginer d’appliquer la Déclaration des droits à ces libres de couleur – soit de les reconnaître comme leurs égaux – car ils craignaient, à juste titre, que ce fâcheux exemple crée un précédent qui s’appliquerait, tôt ou tard, inéluctablement aux esclaves eux-mêmes. Il y eut pas mal de bagarres là-dessus dans les assemblées constituante puis législative. La société des Amis des Noirs faisait pression afin d’obtenir cette égalité des droits contre les défenseurs du préjugé de couleur. Que l’on n’aille pas imaginer toutefois que cette même Société militait pour l’abolition de l’esclavage. Il y avait probablement aussi peu de gens qui l’imaginaient à court terme que de républicains avant la trahison du roi et la fuite à Varennes. Tout le monde, ou presque, restait monarchiste comme tout le monde, ou presque, était esclavagiste – l’exprimant de façon plus ou moins brutale, plus ou moins compatissante avec ces pauvres nègres…

L’autre lobby, encore plus important que celui des colons eux-mêmes, car il était constitué, lui, de métropolitains, était celui des armateurs, négociants, industriels (producteurs de marchandises – toiles, armes, objets manufacturés, etc. – utilisées comme monnaies d’échange dans la traite, transformateurs des denrées coloniales comme le sucre) et financiers qui tiraient profit du commerce triangulaire. Ils pouvaient prétendre, à l’Assemblée, que le système esclavagiste faisait vivre six millions de personnes en métropole… Ce qui, sans pour autant justifier le moins du monde le maintien de l’esclavage, était fort probablement très exagéré. Mais eux-mêmes savaient bien pourquoi ils se mobilisaient contre toute évolution du rapport avec les colonies – et donc de l’esclavage. De plus, ils bénéficiaient de longue date du système de l’Exclusif, qui interdisait aux colonies toute importation d’ailleurs que de la métropole et toute exportation ailleurs qu’en métropole… Ce dispositif générait une contradiction entre eux et les colons, lesquels auraient voulu pouvoir commercer avec d’autres pays – en particulier les États-Unis en pleine émergence. Ce qui avait pour conséquence le développement à grande échelle de la contrebande.

On sait ce qu’il advint grâce à la cupidité et à l’intransigeance des colons – la première république noire du Nouveau Monde. Je renvoie ici aux Jacobins noirs, de C.L.R. James[5], qui a raconté cette histoire. Mais il faudrait encore ouvrir l’ouvrage de Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, qui suscite invariablement un froncement de sourcils ou une moue de dédain chez la plupart des historiens[6] – y compris Yves Benot – sur Le Crime de Napoléon[7]. Et même, avant de l’ouvrir, regarder la photo qui figure en première de couverture : on y voit Hitler, paré d’un uniforme de cérémonie blanc de chez blanc, entouré d’une troupe d’officiers supérieurs nazis en uniformes sombres, se recueillir, le 28 juin 1940, sur le tombeau de Napoléon aux Invalides. « Le fait est que Hitler savait l’histoire de France mieux que beaucoup de Français, écrit Ribbe. La preuve : ordre sera donné de faire disparaître la seule statue de “nègre” qu’on ait jamais vu parader sur une place publique parisienne, celle du général Dumas, héros de la Révolution né esclave en Haïti et premier descendant d’Africains à devenir général de l’armée française[8] ». Quelques décennies plus tard, ce sera au tour de Macron de bader devant le même tombeau. L’ignorant qui nous sert de président n’avait certainement pas lu ces mots de la conclusion de Ribbe : « En tant que premier dictateur raciste de l’histoire, Napoléon a sa part de responsabilité, non seulement pour tous les crimes coloniaux ultérieurement commis par la France, mais aussi pour tous ceux du nazisme qui s’est, à l’évidence, inspiré de l’Empereur comme d’un modèle. »

Si vous en doutez, si vous trouvez que c’est un peu violent, lisez donc Marc Belissa, par exemple ses deux derniers chapitres : « Défense de l’ordre social esclavagiste » et « Violences et guerres coloniales ». Une citation parmi d’autres (du Premier Consul à un certain Truguet, venu défendre devant lui la « liberté générale », c’est-à-dire s’opposer au rétablissement de l’esclavage : « Je suis pour les Blancs parce que je suis blanc ; je n’ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne [du Jean-Marie Le Pen dans le texte]. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation [qui n’étaient pas assez entrés dans l’histoire, n’est-ce pas, Sarko ?], qui ne savaient même pas ce que c’était que la colonie, ce que c’était que la France ? [et qui toujours pas compris, les ingrats, après tout ce que la République a fait pour eux, voyez, ils expulsent les uns après les autres l’armée française de leurs pays] » (p. 249) Ce qui est très impressionnant dans ce chapitre, c’est à quel point les discours racistes (même si le mot est apparu plus tard) de l’époque ressemblent à ceux d’aujourd’hui. Peur du mélange, de l’infestation des Parisiennes par le « sang nègre » (si, si !), bref du grand remplacement, voire du massacre des Blancs par les « nègres » si jamais on leur ôte les fers, et encore ces mots si proches de ceux de Netanyahou, sous la plume de Chateaubriand, ce génie que le monde nous envie : « […] qui oserait encore plaider la cause des Noirs après les crimes qu’ils ont commis ? »(citations p. 248-249). Non contents d’être « nègres », ils osaient encore se révolter ! Un homme de loi du Cap-Français, rapporte Bellissa, rédigea un mémoire en faveur du rétablissement de l’esclavage et de la traite, en mai 1802, c’est-à-dire à peu près en même temps que le Premier Consul exauçait son vœu : « Le nègre des colonies, produit de quelque cent cinquante peuples d’Afrique, ne peut être régi par un système de loi abstraites. Il ne peut connaître et respecter que l’appareil imposant et subit de la force et de la terreur. […] Il faut donc couper la gangrène de la liberté palest…, pardon ça m’a échappé, il faut évidemment lire : la gangrène de la liberté négrière jusques dans ses dernières racines [Poutine aurait dit, comme il l’a fait à propos des Tchétchènes : jusque dans les chiottes !]. Ah mais vous mélangez tout ! me reprochera-t-on. Bah non, je ne crois pas. Encore une fois, c’est tout l’intérêt de ce livre de Marc Bellissa que de nous mettre sous le nez d’où vient, comment s’est fabriquée notre (post)modernité. Et ça ne sent pas bon.

franz himmelbauer, le 14 janvier 2024

[1] Deux références indispensables selon moi : Eric Williams, Capitalisme et esclavage, éd. Présence africaine, 2020 [1944] et Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Seuil, 2020, les deux en format poche. Le premier est devenu un classique sur la question du lien entre les débuts du capitalisme et l’esclavage. Le second le deviendra également, si ce n’est déjà fait, à propos de la genèse monstrueuse du racisme dans le système de la traite négrière et de la plantation.

[2] Marc Belissa & Yannick Bosc, Le Directoire. La république sans la démocratie, 2018, et Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire, 1799-1804, 2021. J’ai rendu compte des deux, ici et .

[3] Les deux ouvrages ont été publiés à La Découverte, respectivement en 2004 [1987] et 1992. On ne trouve plus guère le second que sous forme numérique – les éditions papier sont épuisées et les rares exemplaires d’occasion sont très chers.

[4] Si cette orthographe vous intrigue, voyez plutôt ce post, ou il est question de l’orthographe d’Haïti, Hayti, Ayiti : https://ayibopost.com/haiti-hayti-ayiti-comment-secrit-reellement-le-nom-du-pays/

[5] C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue. Traduction de Pierre Naville, entièrement revue par Nicolas Vieillescazes. Préface de Laurent Dubois. Paris, Éditions Amsterdam, 2017. Voir ma recension par ici.

[6] Benot parle du « pamphlet aussi provocateur que mal informé et rapidement rédigé de Claude Ribbe » (dans La Démence coloniale…), tandis que Belissa, s’il parle aussi de « pamphlet », reconnaît qu’il a contribué « à replacer la question de l’esclavage, du colonialisme au premier plan des polémiques dites mémorielles » (p. 26)

[7] Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, éd. Privé, 2005.

[8] Ibid. Ribbe ajoute que ce général fut aussi le père d’Alexandre Dumas, « l’écrivain français le plus lu au monde », et j’ajouterai, certainement parmi les plus adaptés au cinéma, pour le meilleur, je ne sais pas, mais pour le pire, je sais : j’ai vu l’an passé le premier volet de ce qui doit être une trilogie autour des Trois Mousquetaires, je n’irai pas voir les autres…

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Le conflit n’est pas une agression

Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression. Traduit de l’anglais (américain) par Julia Burtin Zortea & Joséphine Gross. Éditions B42, 2021 [2016].

Ce livre m’a surpris. Je savais qu’il traitait de conflits et d’agressions, particulièrement au sein des relations amicales, amoureuses et des groupes, mais je ne m’attendais pas à y découvrir un chapitre entièrement consacré à l’agression israélienne contre Gaza… en 2014. « Des relations intimes aux politiques globales, Sarah Schulman fait le constat d’un continuum : individus comme États font souvent basculer des situations conflictuelles dans le registre de l’agression, criminalisant leurs opposants pour couper court à la contradiction et échappant ainsi à leur propre responsabilité dans les conflits. » (Extrait de la présentation de l’éditeur.)

 J’ai donc commencé à le lire en pensant à des conflits auxquels j’ai moi-même parfois participé – pas toujours à bon escient – ou à d’autres qui affectent, autour de moi, des groupes communautaires et/ou des collectives militantes, et en me disant que j’y trouverais peut-être des réponses aux questions que posent ces conflits, particulièrement : pourquoi et comment s’aggravent-ils souvent au point de devenir insolubles ? et quoi faire afin de prévenir ce genre d’évolution, ou, après-coup, tenter de réparer les dégâts ?

Le livre, qui se veut « manifeste réparateur » (c’est le titre de son introduction, placée sous l’égide de James Baldwin : « On ne peut pas changer tout ce que l’on affronte mais rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas »), est construit en trois parties. La première, « Le soi conflictuel et l’État abusif » (on pourrait aussi écrire état avec une minuscule, je pense) comprend quatre chapitres qui s’ordonnent en une progression qui va des relations intimes encadrées, amoindries voire empêchées par ces « modes réducteurs » que sont les contacts virtuels – emails et SMS – jusqu’à la criminalisation du VIH au Canada, en passant par l’intrusion de l’État au sein des communautés et le recours à la police trop fréquent en cas de conflit. « En amour : le conflit n’est pas une agression » est le titre du premier chapitre. Il pourrait paraître anodin étant donné la gravité des problèmes abordés par la suite dans le livre. Pourtant, dans les relations intimes se discerne déjà la mécanique à l’œuvre dans les phénomènes affectant des groupes sociaux plus larges, jusques et y compris des peuples et des États. Ce qui ne devrait pas nous surprendre si nous n’avons pas oublié cette vérité proclamée par le mouvement féministe : « l’intime est politique ». Sarah Schulman décrit dans ce chapitre comment la facilité de communication offerte par Internet et la téléphonie mobile contribuent à empêcher… la communication : en effet, après avoir donné des exemples de « ruptures [entre ami·e·s, amant·e·s] par mail » – (« Et ne m’écris plus jamais. »), elle souligne que ces moyens (emails, SMS) « ne donnent pas accès à la succession des émotions qui adviennent lors d’une communication en face à face ». Elle se prend à rêver que tout échange négatif par email ou SMS « soit systématiquement et obligatoirement suivi d’une conversation de visu ». En effet, « le refus de communiquer a toujours été la cause principale des accusations mensongères car il permet de nourrir toutes sortes de fantasmes négatifs à propos de l’autre, surtout dans des domaines symboliquement chargés tels que la sexualité, l’amour, la communauté, la famille, les ressources matérielles, les identités de groupe, le genre, le pouvoir, le capital social et la violence ». Refuser de parler directement avec quelqu’un·e en cas de conflit crée les conditions d’une exclusion et l’on voit dans les chapitres suivants : « Se défaire de l’intime : l’État et la production de la violence » et « La police et l’instrumentalisation de la souffrance », quelles peuvent en être les conséquences. Ces titres sont assez parlants en eux-mêmes. Sarah Schulman montre ici que l’acte d’accusation est trop souvent instrumentalisé pour mettre fin à un conflit qui aurait pu se résoudre autrement, à condition que ses protagonistes puissent bénéficier de l’assistance et de l’écoute attentive et bienveillante d’un groupe d’ami·e·s ou de membres de leur communauté. Il ne s’agit pas de prétendre, loin de là, qu’il n’existe pas d’agressions caractérisées – particulièrement de forts contre les faibles, soit, en contexte patriarcal, d’hommes contre les femmes et les enfants – mais de reconnaître 1) que tout conflit n’est pas une agression : dans un conflit, il y a deux parties, et probablement des moyens d’en sortir autrement que par l’exclusion, voir la criminalisation de l’une des deux ; et 2) qu’en cas d’agression, le recours à la police et à la prison ne font qu’ajouter de la violence à la violence et de la souffrance à la souffrance. Pire, une travailleuse sociale de New York citée par Schulman explique que très souvent, ce sont les agresseurs qui ont recours aux institutions répressives, et leurs victimes qui en font les frais : « Il est de plus en plus fréquent que les coupables appellent la police, se lancent dans des actions légales, envoient des lettres d’avocat·e·s, menacent de demander ou demandent une ordonnance de protection. Ces actes découlent de leur volonté de contrôle. De fait, ils et elles cherchent par tous les moyens à éviter de revenir sur leurs comportements, leur histoire ou leur implication dans le conflit. Les personnes qui se montrent violentes et abusives sont difficiles à faire condamner, tandis que des innocent·e·s sont reconnu·e·s coupables chaque jour. »

Le chapitre 4 sur « La criminalisation du VIH au Canada » illustre à la perfection une proposition avancée par Sarah Schulman quelques pages auparavant : « La différence entre un conflit et une agression s’illustre par la différence entre une lutte de pouvoir et le fait d’avoir du pouvoir sur quelqu’un. Le conflit peut s’assimiler à une lutte de pouvoir, tandis qu’une agression ou une maltraitance passe nécessairement par un phénomène de domination unilatérale. » C’est bien ce qu’il s’est passé au Canada. Une série de décisions de justice ont établi la responsabilité pleine et entière des personnes séropositives en cas de contamination (d’ailleurs, même sans qu’il y ait nécessairement contamination) de leurs partenaires sexuel·le·s. Ce qui signifie que ces dernier·ière·s étaient « vierges », si j’ose dire, de tout soupçon, et surtout, exonéré·e·s de toute responsabilité, et considérées comme « victimes » ; et donc que que l’État s’immisce dans les rapports sexuels, partageant entre coupables (les personnes séropositives) et innocentes (les séronégatives), la charge virale constituant le seul critère de culpabilité… Exit tout autre rapport entre les personnes, toute responsabilité partagée d’une relation à deux. Sarah Schulman fait justement remarquer que dans le cas de rapports ayant abouti à une grossesse non désirée, les géniteurs n’ont pourtant jamais été considérés comme coupables, ni même responsables… c’est, dit-elle, une « criminalisation de l’expérience humaine », soit des rapports entre personnes qui sont ainsi soumis au « contrôle gouvernemental », et cela très souvent, hélas, avec la participation des « victimes » qui n’hésitent pas à porter plainte contre un partenaire qui ne les aurait pas informées de sa séropositivité.

Après cette première partie consacrée à toute une série d’exemples concrets des dégâts produits par la confusion entre conflit et agression et l’ingérence de l’État jusqu’au cœur des relations les plus intimes, la deuxième, « L’incitation à l’escalade », s’arrête sur les ressorts psychologiques des comportements d’agression. « À force de réfléchir et de travailler sur ces processus d’escalade, j’ai fini par comprendre, écrit Schulman, qu’ils émanaient le plus souvent de l’une ou l’autre des positions suivantes : le statut de dominant·e et la position de traumatis·é·e. J’ai été frappée par la similarité des comportements qui découlent de ces deux expériences différentes. »

« L’idéologie de la domination » est un « refus de connaissance ». Comme le développait Elsa Dorlin dans Se défendre, les dominant·e·s n’ont pas vraiment besoin de réfléchir sur le monde et les rapports avec les autres : tout va bien pour elleux, il ne leur « arrive rien », comme dit l’autre et, tandis que d’autres, qui n’ont pas la bonne couleur de peau, sont sans cesse harcelé·e·s par la police (contrôles « au faciès »), elleux vaquent tranquillement à leurs affaires. Les dominant·e·s pensent donc, ou font comme s’ils jouissaient d’un droit « naturel » à ne pas se poser de questions. Mais à l’inverse, dit Schulman, des personnes qui ne se sont pas remises d’un traumatisme refusent aussi de se poser des questions, mais dans leur cas, « ce refus est lié à la peur panique que leur moi, déjà fragile, ne supporte pas d’être questionné ; que la chose qui les fait tenir– peu importe de quoi il s’agit – ne tolère aucune souplesse ». Et « c’est peut-être parce que la domination des un·e·s est à l’origine des traumatismes des autres que les deux fonctionnent en miroir. Et, bien évidemment, beaucoup des agresseureuses ont été/sont également des victimes ». Et voici ce qu’elle ajoute un peu plus loin :

« En cherchant à pointer les similarités de comportements entre personnes traumatisées qui se livrent à des projections [besoin de contrôler leur entourage actuel] et personnes dominantes imbues d’elles-mêmes, j’en suis arrivée à la conclusion que les unes comme les autres avaient besoin et envie, pour se sentir à l’aise, de dominer. Les origines de ces besoins sont pourtant très différentes. Les traumatismes sont souvent causés par des comportements dominateurs. La plupart des violences physiques et des abus sexuels qui ont lieu dans la famille sont liés aux mécanismes de la domination masculine. L’oppression étatique est souvent enracinée à la fois dans la domination masculine et dans la suprématie blanche ou, dans le cas d’Israël, dans la domination juive. Le racisme, le colonialisme et l’occupation sont tous des systèmes fondés sur la domination. Ces deux entités totalement différentes, le traumatisme et la domination, opèrent en résonance à l’intérieur du même système et comportent des similarités. Et, bien entendu, ces deux impulsions peuvent coexister à l’intérieur d’un même corps. »

Ce besoin de contrôle, de domination, va de pair avec une pensée délirante, qui fabrique des monstres : « À l’origine du refus de l’information, de la connaissance et de la communication dans le but de rester en situation de contrôle absolu, réside la croyance qu’il existe un soi humain et un autre non humain : un spectre, un monstre. [Pour reprendre l’exemple de la criminalisation du VIH : soi humain = moi, personne séronégative « innocente » ; spectre, monstre = mon/ma partenaire séropositive que je m’empresse de vouer aux gémonies – et accessoirement aux tribunaux ; ou celui d’Israël/Palestine : point n’est besoin d’insister en ce moment sur la diabolisation du Hamas – et donc des Palestiniens, ces « animaux humains », par la propagande israélienne.] L’insistance à ne pas vouloir accepter la valeur de l’autre en portant des accusations repose sur l’illusion que le contrôle échappe à tout jugement, qu’il est neutre et relève du cours naturel des choses. »

Caractéristiques de ces processus d’escalade sont cette pensée délirante qui va de pair avec son propre déni tout aussi délirant, mais aussi les « mauvaises familles », les mauvaises communautés qui, au lieu de tenter une désescalade, encouragent la violence en ne contredisant pas ce délire, voire en l’aggravant par la diffusion d’approximations, d’information biaisées, confuses, voire de mensonges purs et simples. Dès lors, il suffit d’un « élément déclencheur » suivi d’un réflexe de « fuite maniaque » [en avant] pour transformer un simple conflit en agression : « La réaction déclencheuse qui a) ne laisse pas le choix ; b) ne laisse pas place à la prise en compte des événements, des causes, des justifications, des contextes et des résultats ; c) nie toute responsabilité dans les conséquences que l’acte peut avoir sur les autres et dans sa participation à l’escalade du conflit ; et d) fait l’impasse sur l’autocritique, est à l’origine de violence sociale et personnelle et cause une grande souffrance. Comme cela a été démontré, le déferlement de violence qui surgit avec la surréaction ne fait qu’aggraver le problème. »

Afin d’interrompre ces processus d’escalade, il faudrait pouvoir mettre en œuvre une stratégie de temporisation, dit Schulman. Prendre son temps, tout le temps nécessaire et, à cette fin, pouvoir s’appuyer sur une communauté : « une relation, un cercle amical, une famille, une identité de groupe, une nation ou des gens qui encouragent la réflexivité et cherchent des alternatives à l’accusation, à la punition et à l’agression ».

La troisième partie du livre est consacrée à ce que Sarah Schulman appelait déjà un « génocide » auquel elle et ses correspondant·e·s sur Twitter et Facebook assistaient « en temps réel » au moment même où elle écrivait son livre : Gaza écrasée sous les bombes de l’opération « Bordure protectrice » menée par l’armée israélienne entre été 2014. « Fin août, écrit-elle, à Gaza, la guerre a fait plus de 2000 morts […]. La plupart de ces victimes sont des civil·e·s, parmi lesquel·le·s de nombreux·ses enfants. À cela, il faut ajouter 10000 blessés. […] Un quart des Gazaoui·es se trouvent sans foyer, la majeure partie de la région est littéralement en ruines. Israël a détruit la centrale électrique, ce qui a eu pour effet de priver les habitant·e·s d’électricité, d’empêcher le traitement des eaux usées et de contaminer l’eau. Les destructions comprennent également une université, de nombreuses mosquées, la plupart des hôpitaux, 146 écoles et deux abris antibombes gérés par l’ONU, remplis de civil·e·s, alors que l’ONU avait transmis à Israël leurs coordonnées à dix-sept reprises pour le premier, et trente-trois fois pour le second. Les maladies se répandent de manière endémique ; partout, il y a des corps. Aux États-Unis, le Sénat a voté à cent voix contre zéro en faveur d’un soutien à Israël, et le président Obama a octroyé 225 millions de dollars d’aide supplémentaire. »

La lecture de ce chapitre, aujourd’hui, me laisse glacé d’horreur. Sans même parler des massacres perpétrés à Gaza depuis 2014, ce qui se passe en ce moment pourrait être décrit quasiment avec les mêmes mots. Il faudrait juste changer les noms des responsables américains. Netanyahou lui, est toujours là. Ah oui, bien sûr, il faudrait aussi changer les chiffres des morts, des blessés et des destructions. À la hausse. La faute aux animaux humains du Hamas, n’est-ce pas ?

Lisez Sarah Schulman, cela en vaut la peine.

Dimanche 5 novembre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

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L’Élite cannibale. Comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste)

Olúfẹ́mi O. Táíwò, L’Élite cannibale. Comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste), Lux éditeur, 2023

Olúfẹ́mi O. Táíwò, « figure montante de la philosophie américaine » (dixit la quatrième de couverture), s’attaque ici à un vieux problème déjà traité par nombre d’auteurs/trices, tel, par exemple, John Holloway dans le désormais classique Crack Capitalism : soit le fait que les opprimé·e·s, afin de mener la lutte pour leur émancipation, sont bien obligés de se regrouper par catégories partageant des intérêts communs – ce que désigne, je pense, le terme Identity Politics ici traduit par luttes identitaires – et que, immanquablement, ces catégories, ces « groupements d’intérêts », ont tendance à se replier sur eux-mêmes d’abord, oubliant/excluant ce qui n’est pas eux/elles, puis à se structurer de façon hiérarchique en interne, suscitant leur propre « élite » susceptible de les représenter et de discuter/négocier avec les élites « dominantes », jusqu’à constituer en fin de compte, au pire une composante de l’oppression, au mieux une force qui ne la remet pas en cause. J’ai cité John Holloway mais, à la réflexion, je pourrais aussi bien rappeler les analyses de Rosa Luxembourg, celles des courants conseillistes du mouvement ouvrier européen, ou encore celles de l’opéraïsme italien. Mais bien sûr, l’histoire du mouvement social états-unien fournit d’autres sources de réflexion, en particulier sur la question raciale et son articulation avec les autres questions « identitaires » (guillemets de rigueur vu l’appropriation de ce terme en France par les néofascistes). D’où l’intérêt de ce petit livre.

Tout en prévenant d’entrée que j’en recommande chaudement la lecture, je commencerai néanmoins par deux trois bémols. Pour commencer, je me demande ce que vient faire dans le titre l’adjectif « cannibale ». Sauf erreur de ma part, il n’apparaît plus, pas même une seule fois, dans le texte… Par ailleurs, et même si mon anglais est très approximatif, je ne le vois pas non plus dans le titre de l’original publié en 2022 : Élite Capture : How the Powerful Took over Identity Politics (And Everything Else)[1]. On n’en voudra pas au traducteur Nicolas Calvé : il s’agit bien ici d’un choix délibéré de l’éditeur, qui vise, je suppose, à attirer l’attention des lecteurs/trices – comme dit l’autre, on n’attire pas les mouches avec du vinaigre… Ancien éditeur moi-même, je peux comprendre ce souci de marketing : oui, même si les belles âmes se récrieront, choquées, que « le livre n’est pas une marchandise ! », il faut bien reconnaître qu’en l’occurrence elles se trompent. Il suffit d’entrer chez n’importe quel libraire (ce qui serait devenu, paraît-il, un acte militant, à l’heure d’Internet) pour comprendre de quoi je parle[2].

Par ailleurs, et cette fois cela concerne aussi les choix du traducteur, j’ai trouvé à plusieurs reprises au cours de ma lecture des usages de temps de verbes un peu bancals à mon goût. Je sais que l’anglais use des différentes formes du passé d’une manière fort différente de celle du français (ne me demandez pas d’entrer dans les détails, je vous ai déjà dit que mon anglais ne vaut pas grand-chose). Mais – et vous me trouverez peut-être old school, cette façon de rabattre tous les modes du passé sur le seul passé composé m’agace. Il me semble qu’en français, cela aplatit le texte, un peu comme une photo surexposée qui aurait perdu toute profondeur de champ. Bon, j’espère que Nicolas Calvé ne m’en voudra pas, il ne s’agit pas du tout de dire que sa traduction est mauvaise, ce qui n’est pas le cas (autant que je puisse en juger), et, en outre, ce bémol à propos des modes du passé dans les traductions de l’anglais et, de plus en plus (par propagation depuis une langue dominante ?), dans des textes directement écrits en français, est très loin de le concerner lui seul.

Ces réserves mises à part, j’ai trouvé très pertinente la critique que fait Táíwò de ce qu’il appelle « l’idéologie de la bienveillance ». Quèsaco ? Pour l’exposer, je vais devoir le citer un peu longuement.

« Un exemple typique de l’idéologie de la bienveillance, écrit-il, est offert par les exhortations, omniprésentes dans de nombreux milieux universitaires et militants, à “écouter les personnes les plus touchées” ou à “favoriser les personnes les plus marginalisées”. Ces appels ne m’ont jamais convaincu. Selon mon expérience de professeur[3] et d’organisateur, quand des gens disent juger nécessaire d’“écouter les personnes les plus touchées”, ce n’est généralement pas parce qu’ils ont l’intention d’entrer en communication par Skype avec des camps de réfugiés ou de s’engager auprès de personnes sans domicile fixe. “Favoriser les personnes les plus marginalisées” de cette façon nécessiterait une tout autre approche dans un monde où 1,6 milliard de personnes sont mal logées, où 100 millions de personnes ne sont pas logées du tout, où le tiers de la population n’a pas accès à l’eau potable et où la conjonction de l’insécurité alimentaire et énergétique avec le bouleversement du climat a déjà déplacé 8,5 millions de personnes et menace d’en déplacer des dizaines de millions d’autres en Asie du Sud seulement. Défendre une telle position nécessiterait au minimum de quitter le lieu où l’on se trouve.

« Dans les faits, ai-je pu constater, une telle insistance sur les personnes marginalisées implique généralement de conférer une autorité conversationnelle et des ressources attentionnelles à toute personne semblant appartenir à une catégorie sociale réputée victime d’une forme d’oppression, et ce, peu importe son expérience ou sa connaissance de la situation dont il est question. Même dans des situations où les enjeux sont cruciaux (là où des chercheurs discutent de l’angle sous lequel ils étudieront un phénomène social, là où des militants décident d’une cible à laquelle s’attaquer, etc.) les règles de la bienveillance supposent souvent que la conversation se déroule entre quatre murs, tandis que les personnes les plus touchées restent à l’extérieur. Cette variante particulière de l’idéologie de la bienveillance est issue d’une approche théorique appelée “épistémologie du savoir situé”. »

Bon, ici, je vous vois froncer les sourcils – comme, je dois le dire, je les ai froncés à ma première lecture : Táíwò remettrait-il en cause un des acquis importants du féminisme ? Mais poursuivons pour comprendre où il veut en venir.

« Développée dans les années 1970 par des féministes, cette approche n’a cessé depuis lors de gagner en popularité dans les milieux militants et universitaires. Le savoir situé repose sur trois idées en apparence inoffensives :

« 1. Le savoir est situé socialement ;

« 2. Les personnes marginalisées disposent de certains avantages épistémiques relativement à certains types de savoir ;

« 3. Les programmes de recherche (et d’autres domaines d’activité) devraient refléter ces faits.

« Ces idées vont presque de soi. Comme l’affirme Liam Kofi Bright, tout philosophe empiriste qui se respecte pourrait lui-même les énoncer. De plus, parce qu’elles mettent en avant l’expérience vécue et le savoir qui en découle, elles revêtent une importance politique. Prises au pied de la lettre, elles devraient nous aider à résister à l’accaparement par l’élite, à légitimer un savoir que les institutions cherchent à discréditer.

« Mais le diable se cache dans les détails. Pour mettre ces idées abstraites en pratique, on insiste souvent, dans un effort en vue de corriger la répartition inégale de l’attention, sur la nécessité de faire preuve de bienveillance en contexte de conversation : on nous demande de passer le micro, de croire les personnes marginalisées, de leur donner des chances. Ces intentions sont louables, et de tels gestes sont souvent pertinents en soi. Or, au-delà des positions de tout un chacun et des dynamiques interpersonnelles, l’oppression (le racisme, le capacitisme[4], la xénophobie, le patriarcat, etc.) a aussi d’importantes conséquences matérielles. Les structures d’injustice déterminent qui a accès à la sécurité élémentaire, au logement, aux soins de santé, à l’eau et à l’énergie. Il faut prendre en compte toutes ces conséquences de l’intolérance, qu’elles soient matérielles ou non, pour s’attaquer à l’oppression.

« L’idéologie de la bienveillance se concentre sur les conséquences qui risquent le plus d’apparaître dans les lieux où des membres de l’élite vivent l’essentiel de leurs interactions : salles de cours, conseils d’administration, partis politiques, etc. Il en résulte des recommandations qui portent beaucoup plus souvent sur la répartition des tâches entre les membres d’un comité, par exemple, que sur les façons de maintenir des populations en vie.

« Lorsqu’elle est adoptée comme orientation politique par défaut, la bienveillance peut nuire aux intérêts des groupes marginalisés. Son discours s’attaque à la répartition injuste de l’attention en recommandant le choix de porte-parole ou de livres considérés comme représentatifs des groupes marginalisés – au lieu d’insister sur les comportements de grandes entreprises et d’algorithmes dont le rôle en la matière est beaucoup plus déterminant. Un tel discours contribue à faire de l’attention une arme au service de la marginalisation. Il attire l’attention sur les lieux symboliques du pouvoir plutôt que sur les enjeux politiques fondamentaux qui expliquent pourquoi tout va de travers. »

Avant de poursuivre cette lecture en passant à ce que propose Táíwò pour sortir de cette impasse, je veux évoquer ici un texte que j’ai lu en même temps que son livre et qui résonne très fort avec lui. Il s’agit d’un entretien de Joao Gabriel avec la Revue du Crieur n°23 (octobre 2023)[5]. Je me contenterai d’une seule citation (en vous conseillant vivement, si vous en avez la possibilité, de vous reporter à l’intégralité de ce texte, formulé en termes peut-être plus directement parlants dans le contexte militant français) : « Je pense, avec beaucoup, qu’il y a une base matérielle aux identités, qu’elles ne sont pas en elles-mêmes mauvaises, mais que leurs usages peuvent prendre des formes néfastes. On parle souvent, dans certains milieux politiques, des oppositions entre approches identitaires et approches matérialistes. Là encore, les premières seraient centrées sur les rapports interpersonnels, les secondes sur les structures sociales, pour le dire vite. Bien que quelque peu réductrice, cette discussion n’est pas absolument inefficace si l’on veut comprendre certaines lignes de tension entre les stratégies mobilisées par différents mouvements. Par exemple, lorsque les premières choisissent de se focaliser sur la représentation et l’accès des non-Blancs à des postes à responsabilité au sein de grandes entreprises ou dans les partis politiques, aux yeux des secondes, la lutte des non-Blancs est indissociable de l’abolition du salariat et de la prison. On voit bien à quel point ces positions sont irréconciliables, mêmes s’il existe des positions intermédiaires. »

On aura reconnu dans la première de ces positions la politique animée par ce que Táíwò appelle l’idéologie de la bienveillance. Ce qu’il y oppose n’est pas réductible au seul qualificatif de « matérialiste ». En effet, il a choisi de s’engager, et de nous engager à mener une politique « constructive ». C’est-à-dire que s’il pense une stratégie tenant compte des infrastructures, au sens où les conditions matérielles de l’oppression sont déterminantes, il ne s’agit pas simplement à ses yeux de les analyser et de les mettre au jour, mais de « construire une nouvelle maison » (titre de son chapitre 4). Pour cela il, prend appui sur divers exemples de mouvements de rébellion, anciens et contemporains, mais avant tout sur l’histoire du PAIGC, fondé en 1960 entre autres par Amilcar Cabral, et qui mena en son temps la lutte pour la libération de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert. Ce qu’il tient à souligner surtout dans cette lutte politico-militaire, c’est « un aspect souvent négligé de [l’activité révolutionnaire du PAIGC], à savoir ses pratiques militantes d’éducation et de conscientisation ». Car aussi bien, l’infrastructure, c’est aussi la culture et l’éducation – la création de ce que Táíwò appelle un « terrain commun » autre que celui qui avait été imposé par le colonisateur portugais. D’autre part, « l’implication pleine et entière des femmes faisait partie des objectifs de l’organisation, ce dont témoignaient les pratiques organisationnelles et les règles du parti ». On se reportera au livre mieux comprendre pourquoi son auteur consacre un long développement à cette histoire révolutionnaire africaine (dont l’une des retombées, soit dit en passant, fut la « révolution des Œillets du 25 avril 1974 au Portugal). L’idée générale est en tout cas de s’inspirer des expériences de construction révolutionnaire. « Que ce soit à petite échelle ou au sein d’une grande institution [l’approche politique constructive] a pour objectif de construire des choses – des institutions, des normes, d’autres outils. » Et il y a urgence, car l’évolution de la crise du climat provoquée par le système mondial du capitalisme racial « sera déterminée par nos victoires et nos défaites à l’échelle de la planète ».

Voilà en tout cas un petit livre qui donne beaucoup à penser – tonique, dirai-je, à un moment où nous avons plus besoin que jamais de ce type de réflexion afin de ne pas nous laisser submerger par le chagrin et la pitié.

Dimanche 22 octobre 2023 , franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] Haymarket Books, Chicago.

[2] Je devrais peut-être ajouter que je suis gêné pour une autre raison par l’usage du terme cannibale dans ce contexte. « Cannibale » renvoie quasi automatiquement, me semble-t-il, à une signification issue de l’anthropologie – c’est la première entrée de mon dico : « Membre d’un peuple primitif ou d’une tribu qui pratique rituellement l’anthropophagie. » Ce qui, me semble-t-il encore, est ici hors-sujet.

[3] Un peu plus loin dans son livre, Olúfẹ́mi O. Táíwò prend son propre cas comme exemple d’une application de l’idéologie de la bienveillance – et de son cadre structurel (infrastructure, aurait dit un marxiste) : « Pendant la plus grande partie du XXe siècle, le système américain de contingentement de l’immigration a fait en sorte que l’immigration régulière menant à la citoyenneté était presque exclusivement réservée aux Européens (ce qui avait valu aux États-Unis l’admiration de Hitler, qui les considérait comme le “leader en matière de politiques de nationalité et d’immigration explicitement racistes”). L’Immigration and Nationality Act de 1965 a élargi le bassin d’immigrants potentiels en privilégiant les “travailleurs qualifiés”. C’est ce qui a permis à mes parents d’immigrer aux États-Unis depuis le Nigeria et de contribuer à la formation de la communauté nigéro-américaine, qui compte parmi les populations immigrantes les plus prospères du pays. Évidemment, nul ne rappelle que ces quelque 112 000 Nigériano-Américains sont bien peu nombreux en comparaison des 82 millions de Nigérians qui vivent avec moins d’un dollar par jour. Les critères de sélection de la loi de 1965 sur l’immigration et la citoyenneté expliquent les taux de réussite scolaire des membres de la diaspora nigériane, lesquels contribuent à leur tour à expliquer la richesse, les privilèges de classe et les exigences culturelles qui ont alimenté mon propre parcours éducatif. » Suit une description de ce parcours éducatif, « exemple explicite de processus de sélection » (par les ressources culturelles, la richesse, etc.), qui l’a mené jusqu’à pouvoir écrire ce livre – et aussi à ce qu’il soit bien accueilli et publié ! Il a en quelque sorte bénéficié de l’idéologie de la bienveillance. Les conceptions de l’identité qui en sont issues, ajoute-t-il, peuvent facilement hériter des distorsions causées par les processus de sélection. Ce qui n’est évidemment pas le cas des siennes – de ses conceptions, je veux dire.

[4] Je suppose que c’est ce nous nommons « validisme ».

[5] La Revue du Crieur (éditée conjointement par Mediapart et les éditions de La Découverte, présente Joao Gabriel comme « doctorant en histoire travaillant sur les questions d’emprisonnement en contexte colonial ». On peut se faire une idée de ses positionnements en consultant le blog qu’il a tenu longtemps – encore présent sur la toile : https://joaogabriell.com/

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Antisionisme, une histoire juive

Antisionisme, une histoire juive, Textes choisis par Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, Éditions Syllepse, octobre 2023

Recueil de textes de juifs antisionistes, Antisionisme, une histoire juive est sorti cette semaine aux excellentes éditions Syllepse. J’en avais reçu une version numérique, aux fins de recension, voici une bonne quinzaine de jours. Mais j’avais attendu qu’il soit disponible en librairie avant d’en parler. Là-dessus est arrivé ce que vous savez à Gaza et alentour, événements tragiques auxquels certain·e·s n’hésitent pas à rattacher l’agression meurtrière commise le 13 octobre dans un lycée d’Arras. « Une atmosphère de djihadisme, de passage à l’acte, est évidente depuis samedi dernier[1] », a déclaré Gérald Darmanin, retournant ainsi la formule d’un « expert » chéri des médias mainstream, Gilles Kepel, lequel s’est multiplié ces derniers jours sur les chaînes d’infos[2]. Une atmosphère de connerie épaisse, oui ! Pour preuve, le déluge d’invectives qui s’est abattu sur le parti de La France insoumise faute de s’être aligné sur la seule position qui vaille : la défense de l’Occident et de son poste avancé, Israël, soumis aux assauts barbares (dixit Olaf Scholz, le chancelier allemand) d’animaux humains (selon Israël Katz, ministre israélien de l’énergie[3]). La dernière à accabler LFI n’a pas été madame Borne qui a dénoncé les « ambiguïtés révoltantes » de ce parti dont l’antisionisme, selon elle, est « parfois aussi une façon de masquer une forme d’antisémitisme ». « Parfois aussi », « une façon de », « une forme d’ » : qu’avec circonlocutions ces choses-là sont dites ! Quoi qu’il en soit[4], nous avons précisément affaire ici à ce qui a motivé la composition du recueil de textes dont nous traitons aujourd’hui.

On sait assez que la dernière sortie de la Première ministre fait suite à un certain nombre de prises de positions du président de la République, puis de la représentation nationale, qui assimilent l’antisionisme à l’antisémitisme. « Certes, reconnaissent les auteures de ce recueil dans leur Avant-propos, il existe une tradition antisémite qui utilise l’antisionisme pour alimenter sa haine des Juifs et amalgame Juif et sioniste. Ce faisant, elle joue d’ailleurs la même partition qu’Israël et devient ainsi un allié objectif de la position sioniste. […] Pourtant, refuser le nationalisme juif et le régime politique colonial qui s’établit en Palestine, défendre le droit au retour des réfugiés palestiniens, appeler à l’égalité entre Juifs israéliens et Arabes palestiniens et à la fin du suprémacisme juif en Israël-Palestine, n’a absolument rien à voir avec l’antisémitisme et ne saurait justifier l’opprobre du racisme antijuif. » Mais les auteures relèvent que l’énoncé : antisionisme = antisémitisme « constitue un véritable déni d’histoire, une forme de révisionnisme qui veut effacer – comme a tenté de le faire le sionisme lui-même depuis son avènement – toute trace de la longue tradition juive, religieuse ou séculière, d’opposition à l’idée d’État-nation juif[5]. »

Les auteures, toutes trois membres de l’UJFP (Union française des Juifs pour la paix) ont cherché à restituer, à travers ce recueil, cette « longue tradition ». Elles ont donc rassemblé des textes d’auteur·e·s juifs et juives exclusivement – tout ou parties d’articles, conférences, extraits de livres, résolutions de congrès… – de la période des débuts du sionisme jusqu’à aujourd’hui, qu’elles présentent en cinq grandes parties. Voici comment elles justifient cette organisation du volume :

« De nos jours, le sionisme se perçoit et est perçu comme une qualité intrinsèque à la judéité et inséparable de la définition du judaïsme. Ainsi, ses partisans et adeptes opposent aux critiques antisionistes une rhétorique invariable articulée autour d’arguments répétitifs que l’on peut regrouper en cinq grandes thématiques.

« 1. Sionisme et judaïsme : les sionistes se présentent comme porteurs de la seule voix/voie juive authentique et légitime ; ils considèrent Israël comme le représentant du judaïsme et le centre de toute vie juive. Ils vont jusqu’à nier le caractère juif des antisionistes juifs accusés d’être dans “la haine de soi”.

« 2. Sionisme et question nationale : le sionisme prétend résoudre le “problème juif” par la “normalisation du peuple juif” à travers la création de son État-nation. En réfutant le caractère ethno-national du judaïsme, les antisionistes refusent la normalisation du peuple juif et donc son droit à l’autodétermination comme tout autre groupe national.

« 3. Sionisme et antisémitisme : le sionisme se présente comme la seule réponse à l’antisémitisme, et Israël comme le seul garant de la sécurité des Juifs à travers le monde. Il considère que la supposée “haine de soi” des antisionistes juifs les conduit à soutenir l’antisémitisme.

« 4. Sionisme, impérialisme, colonialisme : le sionisme, en se considérant comme le fruit d’un mouvement d’émancipation et de libération nationale, accuse les antisionistes de délégitimer Israël en utilisant l’anathème de colonialisme et d’alliance avec l’impérialisme. Ainsi, ceux-ci feraient preuve d’un anti-américanisme et d’un anti-occidentalisme primaires.

« 5. Sionisme… et après ? : le sionisme juge qu’en soutenant le droit au retour des réfugiés palestiniens et la nécessité de dé-sioniser Israël à travers les propositions d’un État commun de la mer au Jourdain (État binational, ou État laïque de tous ses citoyens), les antisionistes œuvrent à la destruction de l’État d’Israël. »

Je ne proposerai ici que quelques « extraits des extraits », afin de donner une idée de la richesse du recueil (qui compte un peu plus de 350 pages). Les auteures elles-mêmes disent qu’elles ont « été surprises par la richesse et la diversité des matériaux et des prises de position juives antisionistes depuis plus d’un siècle », et que « l’ampleur des documents existants [les] a contraintes à une sélection ».

Voici pour commencer une citation extraite de l’introduction générale du livre – pour donner le ton :

« En Allemagne l’Union pour le judaïsme libéral, opposée au sionisme, fonde en octobre 1912 l’Association du Reich pour la lutte contre le sionisme, qui prendra le nom de Comité antisioniste en décembre 1912. Ce comité dispose d’une publication, Schriften zur Aufklärung über den Zionismus (Cahiers antisionistes), et dénonce l’aspect “racial” de la théorie sioniste :

“Dès ses débuts, le concept de Peuple du mouvement sioniste était complètement et exclusivement rempli de l’idée de la race. Cette idée tout à fait superstitieuse, produit d’un dogmatisme arrogant et de l’égoïsme le plus trouble, qui considère la vie humaine comme prédéterminée par le sang, et que ni la volonté ni l’adaptation au cours des siècles ne peuvent rien contre les prétendues dispositions innées de la race, qui ne voit de salut que dans le maintien d’une race pure, cette théorie absurde contredite par l’histoire et la pratique humaine dut effectivement être conservée assez longtemps pour entraîner une pure exclusion des Juifs de tous les autres peuples. Et c’est en cela, dans ce fantasme de la force bienfaisante de la pureté absolue de la race, que repose jusqu’aujourd’hui la très dangereuse similitude de la doctrine sioniste avec celle des antisémites.” »

On comprendra peut-être mieux la virulence de cette attaque contre le sionisme en lisant ces quelques mots de son fondateur, Theodor Herzl, qui datent de 1896 : « Pour l’Europe, nous formerions là-bas [en Palestine] un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie[6]. Comme État neutre, nous aurions des relations avec toute l’Europe, qui garantirait notre existence. »

En introduction de la partie 1 sur les relations entre sionisme et judaïsme, les auteures rappellent que les fondateurs du sionisme politique étaient « athées et laïques ». Or, paradoxalement, ils s’appuyèrent sur le lien religieux des juifs avec la terre d’Israël pour justifier la création d’un État juif. « Selon la formule de l’historien Amnon Raz-Krakotzkin[7], “Dieu n’existe pas mais il nous a promis cette terre” ».

De cette première partie, j’ai choisi de citer un extrait d’un texte de Marc H. Ellis, universitaire américain, enseignant en histoire et études juives. Ce texte de 1989 a été écrit au moment de la première Intifada. (C’est moi qui souligne.)

« Il n’est pas exagéré de dire que l’Intifada interroge l’avenir du judaïsme avec force et obstination. La tragédie de l’Holocauste est bien documentée et gravée dans notre conscience, de manière indélébile : nous savons qui nous étions, mais savons-nous qui nous sommes devenus ? La théologie juive contemporaine nous aide à affronter notre souffrance ; elle a peu à dire sur un aujourd’hui où nous sommes en situation de force. Cette théologie, tendue entre Holocauste et émancipation, met en mots éloquents les victimes de Treblinka et Auschwitz, mais ignore Sabra et Chatila. Elle paie tribut au soulèvement du ghetto de Varsovie, mais n’accorde aucune place à l’Intifada de ceux qu’a ghettoïsés le pouvoir israélien. Des théologiens juifs sont attachés à ce que la torture et le meurtre d’enfants juifs soient rappelés et pleurés dans le rituel et la spiritualité juives. Il reste à prendre en compte la possibilité que des Juifs aient, à leur tour, torturé et tué des enfants palestiniens. La théologie de l’Holocauste relate grandeurs et souffrances de l’histoire du peuple juif, mais elle manque à admettre l’histoire contemporaine du peuple palestinien comme partie intégrante de la nôtre. Cette théologie rend compte de qui nous étions, mais elle ne nous aide aucunement à comprendre qui nous sommes devenus. […]

« Des années après la libération des camps, Elie Wiesel a écrit : “Si la haine était une solution, les rescapés auraient dû incendier le monde à leur sortie des camps.” Compte tenu des capacités nucléaires d’Israël et de son sentiment d’isolement et de colère, puisse l’option de la destruction qu’évoque Wiesel rester une chimère et ne pas devenir un projet. Est-ce abusif de dire qu’une théologie qui ne prend pas en compte la différence radicale entre le ghetto de Varsovie et Tel Aviv, entre Hitler et Arafat, est une théologie qui revient à légitimer ce contre quoi Wiesel mettait en garde ? [8]»

Voici ensuite une citation tirée de la partie 2 (sionisme et question nationale). Il s’agit d’un extrait du texte « Le sionisme du point de vue de ses victimes juives : les Juifs orientaux en Israël », lui-même extrait du livre éponyme d’Hella Habiba Shohat[9], qui est professeure au département d’études culturelles de l’université de la ville de New York.

« Pour les mizrahim [Juifs orientaux], le sionisme européen a été à bien des titres une vaste supercherie, un gigantesque massacre culturel, une entreprise qui a partiellement réussi à éradiquer en une ou deux générations une civilisation enracinée depuis plusieurs millénaires en Orient et unifiée dans sa diversité. Précisons tout de suite qu’il n’est en rien dans mon propos de poser un nouvel antagonisme entre ashkénazes [Juifs d’Europe centrale et orientale] et mizrahim. Malgré leurs différences culturelles et religieuses, les deux communautés ont vécu côte à côte, de façon relativement pacifique dans de nombreux pays et dans diverses situations. Il n’y a qu’en Israël qu’elles ont établi des rapports de cohabitation fondés sur la dépendance et l’oppression. […]

« Le régime israélien actuel a hérité de l’Europe une forte aversion pour le respect du droit à l’autodétermination des peuples non européens ; d’où son discours décalé et dépassé, d’où aussi ses références ataviques aux “nations civilisées” et au “monde civilisé”. »

En introduction de la troisième partie (sionisme et antisémitisme), les auteures rappellent que les premiers sionistes eurent souvent de mots très durs contre les Juifs : « Max Nordau (1849-1923), cofondateur de l’Organisation sioniste mondiale avec Theodor Herzl, dans son livre Der Zionismus und seine Gegner (Le Sionisme et ses adversaires), désigne [l]es Juifs diasporiques par des expressions méprisantes : “assimilateurs”, “apostats”, “renégats”

ou “traîtres”. Herzl va jusqu’à utiliser les termes antisémites les plus odieux pour les caractériser : “Or voici qu’apparut le sionisme – Juif et Youpin furent obligés de prendre position. Et maintenant, pour la première fois, le Youpin a rendu au Juif un service d’une grandeur inespérée. Le Youpin se détache de la communauté, le Youpin est – antisioniste !” » Ce que confirme, à sa façon, le grand publiciste et écrivain Karl Kraus, dans un texte (« Une couronne pour Sion », 1898) où il dit avoir été sollicité par un collecteur de fonds sioniste, au profit de « ce qu’on appelle la cause sioniste ou, pour employer un mot plus traditionnel, antisémite ». Voici maintenant un extrait d’un article d’Henryk Erlich qui, né en Russie en 1882, élu au soviet de Petrograd en 1917, s’établit à Varsovie en 1918 et y devint l’un des principaux dirigeants du Bund, organisation ouvrière juive révolutionnaire qui prônait l’autonomie culturelle des Juifs dans les différents pays d’Europe centrale et orientale. « Il combat[tit] farouchement le sionisme, écrivent les auteures, qu’il dénon[çait] encore le 5 mai 1933, au milieu de l’“orgie nationaliste” dont l’accession de Hitler au pouvoir annon[çait] le déchaînement, comme un nationalisme au même titre que les autres. »

« Le sionisme s’est transformé, au fil des ans, en un allié ouvert de notreennemi juré : l’antisémitisme. Le sionisme a, de fait, toujours puisé sa substance dans les exactions contre la population juive et dans la réaction dans son ensemble. Au cours des quarante ans d’existence du sionisme, la règle suivante a toujours été en vigueur : plus il fait sombre dans le monde, plus la demeure du sionisme est lumineuse ; plus les choses vont mal pour les Juifs, mieux elles se portent pour le sionisme. Que peut être, dans le meilleur des cas, la Palestine juive ? Le micro-État d’une minuscule tribu hébraïque au sein du peuple juif. Lorsque les sionistes s’adressent aux non-Juifs, ils sont de fervents démocrates et représentent les relations sociales de la Palestine, actuelle et future, comme un parangon de liberté et de progrès. Mais si un État juif était créé en Palestine, son climat mental serait la peur éternelle d’un ennemi extérieur (les Arabes), un combat perpétuel pour chaque centimètre carré de terrain, pour chaque miette de travail contre un ennemi intérieur (les Arabes) et une lutte sans répit pour éradiquer la langue et la culture des Juifs de Palestine non hébraïsés. Est-ce là un climat où cultiver la liberté, la démocratie et le progrès ? N’est-ce pas plutôt le climat où fleurissent d’ordinaire la réaction et le chauvinisme ? »

L’introduction de la quatrième partie (sionisme, impérialisme et colonialisme) cite entre autres Ernst Bloch[10] : « La classe dominante anglaise voulait s’assurer l’accès des Indes par la voie terrestre ; or la Palestine était bien située. […] L’Angleterre n’était pas la seule à s’intéresser à la Palestine, Guillaume II et l’impérialisme allemand se sentaient eux aussi sionistes […]. Ainsi, le sionisme, pièce bienvenue sur l’échiquier de la politique impérialiste, était confié de bien des côtés à ce que Herzl avait appelé “la convention des peuples civilisés. »

Voici un extrait de texte[11] de l’un de ceux que l’on a appelés en Israël les « nouveaux historiens ». Ilan Pappé a quitté Israël en 2007 et s’est établi en Grande-Bretagne, où il dirige le Centre européen d’études sur la Palestine à l’université d’Exeter.

« Le choix que fit Herzl, et que ses successeurs endossèrent, fut celui du colonialisme. […] Dans le colonialisme, l’indigène est là transitoirement puis plus du tout. Vous ne trouverez pas dans Altneuland[12] le moindre souci de ce qu’il adviendra de la population autochtone de Palestine. Dans les cas plus classiques de colonialisme, l’invisibilité de l’indigène signifiait que, bien qu’il soit toujours là, il n’y était plus qu’un être humain exploité et marginalisé ne bénéficiant que de peu, voire d’aucun, des droits fondamentaux. Dans l’utopie de Herzl, l’indigène, hormis pour une infime minorité, s’en est allé. Il est invisible parce qu’il n’est plus là ; on l’a fait disparaître comme par enchantement, ainsi que le préconisait Herzl dans son journal. Plus précisément, il écrivait que les Arabes de Palestine devaient être expulsés sans que cela ne se voie, avec “discrétion et circonspection” (en public, il était suffisamment avisé pour affirmer son désir de promouvoir les intérêts de la “population autochtone”). Le colonialisme fusionné avec le nationalisme romantique, cela aboutit à l’élimination de la population indigène non seulement dans une utopie futuriste mais dans une politique concrète de nettoyage ethnique sur le terrain, comme ce fut le cas en 1948. »

Pour terminer, dans la cinquième partie (Le sionisme …et après ?) j’ai choisi un texte qui n’est pas très joyeux – mais il n’y a guère de quoi l’être en ce moment. Ariella Aisha Azoulay de père juif d’Algérie et de mère juive de Palestine, prof d’université aux États-Unis) et Adi Ophir (également prof aux Etats-Unis, et qui a été incarcéré pour avoir refusé le service militaire en Israël) l’ont écrit en hébreu en 1997, à l’occasion du centenaire du premier congrès sioniste mondial en 1897. Avant de vous laisser là avec cette dernière citation, je répète que je n’ai donné ici qu’un aperçu du contenu très riche ce livre. À mon avis, cela vaut la peine de le lire (il est d’ailleurs facile d’accès) pour apprendre des choses (ç’a été mon cas) et se débarrasser des idées trop simples, à la fois sur le sionisme et sur ses opposants.

« Nous sommes les restes maudits de l’Europe. Nous sommes les Juifs que l’Europe n’a pas réussi à éliminer. Nous sommes le lieu où le cauchemar nazi est toujours vivant, porté dans l’esprit des survivants, de ceux qui ont été élevés dans leur ombre, et dans l’esprit de tous ceux dont le cerveau a été lavé par l’infinie logorrhée qui a sanctifié la Shoah et mis Auschwitz à la place vide de Dieu. […]

« Nous sommes la dernière ligne de front du colonialisme militaire que l’Europe a abandonné dans la honte depuis des générations. Nous sommes une épine laissée par l’Europe au bord de l’Orient ; et les États-Unis ont ensuite transformé son acceptation en examen d’entrée au club des États éclairés du nouvel ordre mondial. […]

« Nous sommes le site d’expérimentation d’un principe universel unique auquel l’Europe n’a pas su mettre de limites – l’universalité du mal : chaque individu peut être amené à prendre part à cette terrible combinaison de xénophobie, oppression, humiliation, discrimination raciale, camps d’enfermement, et nettoyage ethnique des quartiers et des villes. Chaque personne risque d’être complice d’un régime maléfique qui produit et propage le mal ; cela peut arriver à chaque peuple, à chaque individu de chaque nation, y compris à ceux qui en ont été victimes. […]

« Nous sommes la preuve vivante du succès du nazisme – il y a encore des juifs en Europe mais il n’y a plus de judaïsme –, parce que le “vrai” judaïsme – c’est ainsi que nous le déclarons – est uniquement celui qui a été créé chez nous ou celui que nous avons validé. […]

« Nous sommes un écran où se projette – un peu en retard mais de façon accélérée par rapport à l’Europe et sans avoir rien appris de son expérience – le récit du déclin de l’État-providence démocratique vers le crime de l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère, vers ces lieux où le capitalisme de l’État-nation s’approche de l’obscénité de l’esclavage. […]

« L’expression “souveraineté juive” signifie de nos jours un nationalisme juif violent dont les pratiques discursives, politiques et militaires nourrissent le noyau absolu de la logique de la souveraineté. La souveraineté juive écrase tout sujet ou citoyen israélien qui demande une souveraineté non juive, et tout Juif qui demande un judaïsme non souverainiste. […] La puissance militaire juive est devenue l’image de la souveraineté même et a pris sa place. […]

« Au lieu d’être une violation terrible et temporaire de la vie civile normale, l’état de guerre est devenu le cadre permanent et continu de l’existence civile “entre les guerres”, c’est-à-dire celles qui sont officiellement déclarées : la lutte quotidienne contre le terrorisme, le service militaire obligatoire étape obligée – entre le lycée et l’université, le service militaire annuel des réservistes, les postes ouverts pour la distribution des masques à gaz, les expertises de l’armée de l’arrière, les annonces à Job[13] faites par les officiers de l’arrière aux familles –, le tout comme une évidence de la routine quotidienne. »

Ce 15 octobre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Soit le 7 octobre, jour de « l’attaque déclenchée [depuis le territoire de la dite « Bande de Gaza »] par le commandement militaire conjoint de la plupart des organisations palestiniennes, sous la direction des Brigades Ezzedine Al-Qassam (bras armé du Hamas) » (voir à ce propos Alain Gresh, « Gaza-Palestine. Le droit de résister à l’oppression », Orient XXI, 9 octobre 2023).

[2] « Notre grand spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain », selon le site de L’Express, qui l’a interviewé cette semaine, avait publié en 2021 un livre intitulé Le Prophète et la Pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère. On a les « spécialistes » qu’on mérite.

[3] « Pendant des années, nous avons fourni à Gaza de l’électricité, de l’eau et du carburant. Au lieu de dire merci, ils ont envoyé des milliers d’animaux humains massacrer, assassiner, violer et kidnapper des bébés, des femmes et des personnes âgées », a-t-il déclaré. Katz a juste oublié le blocus imposé depuis 2007 par Israël, qui a transformé ce territoire à la densité de population parmi les plus élevées du monde en camp de concentration à ciel ouvert, sans parler des opérations successives de l’armée israélienne (aux noms évocateurs : « Plomb durci », « Bordure protectrice », « Pluies d’été », etc.) qui ont tué des milliers de personnes, essentiellement des civils, vieillards, femmes et enfants compris. Mais il est vrai qu’ils l’ont fait, pour la plupart, de façon civilisée, depuis des avions, des drones, avec des chars, des canons à longue portée, etc. Ils ont causé – et ils continuent à causer – infiniment plus de morts que leurs ennemis barbares, mais ces morts sont propres, discrets, invisibles. Ils n’ont pas de sang sur les mains, ou si peu. Ils sont civilisés, vous dis-je.

[4] Je pense qu’il s’agit surtout de minables calculs (pré)électoraux. « Minables » car ils ne s’affichent pas comme tels – et on pourrait probablement en dire autant des déclarations d’un François Ruffin, prenant ses distances au bon moment, du moins l’a-t-il estimé ainsi, afin de se ménager soit une voie vers la succession du vieux leader de LFI, soit une porte de sortie vers… vers quoi, au fait ? (Breaking news : le pari communiste annonce son intention de refaire une nouvelle alliance à gauche. Pour les mêmes raisons que Borne, Ruffin & co, semble-t-il. Il est loin le temps où c’étaient les cocos les croquemitaines…)

[5] À ce propos, il faut rappeler que les extrémistes sionistes actuellement au pouvoir en Israël ont finalement réussi en 2018 à faire passer leur projet d’État-nation juif, sous forme d’une loi votée au Parlement et définie comme une des lois fondamentales du pays (sachant que celui-ci n’a pas de constitution). En voici les principes fondamentaux (traduction en français donnée par Wikipédia à partir de la traduction officielle en anglais approuvée par le parlement israélien) : « Israël est la patrie historique du peuple juif, dans laquelle l’État d’Israël a été établi ; l’État d’Israël est le foyer national du peuple juif dans lequel il satisfait son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ; le droit à exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif. » Par ailleurs, il est précisé que « l’État sera ouvert à l’immigration juive et au rassemblement des exilés » et que « L’État voit le développement de l’implantation juive comme une valeur nationale, [qu’il] encouragera et promouvra son développement et sa consolidation ». Pas question du retour des réfugiés palestiniens chassés depuis 1948. Quant aux « implantations », il s’agit d’un euphémisme pour « colonies ». Il faut savoir qu’elles squattent déjà 45% du territoire de la Cisjordanie, qui devait théoriquement être dévolu aux Palestiniens selon les accords internationaux (Oslo, etc.), lesquels n’ont en vérité jamais été respectés et encore moins appliqués par Israël.

[6] Où l’on voit qu’Olaf Scholz, lorsqu’il parle de « barbares », a de qui tenir.

[7] Voir son excellent livre paru à La Fabrique en 2007, Exil et Souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale.

[8] Il me semble que cette dernière phrase sonne particulièrement juste après ce à quoi nous venons d’assister Gaza et alentour.

[9] Paru à La Fabrique en 2006. De la même auteure, on peut aussi lire ces textes choisis et présentés par Joëlle Marelli et Tal Dor, Colonialité et Ruptures. Écrits sur les figures juives arabes, éd. Lux, 2021.

[10] Le philosophe marxiste Ernst Bloch, auteur du Principe Espérance et de L’Esprit de l’utopie, a aussi écrit Thomas Münzer, théologien de la révolution, dont j’ai rendu compte ici-même. La citation est issue de Ernst Bloch, Le Principe Espérance, t. 2, Les Épures d’un monde meilleur, Paris, Gallimard, 1982, p. 194.

[11] Out of the Frame. The Struggle for Academic Freedom in Israel, Londres, Pluto Press, 2010.

[12] Terre ancienne, terre nouvelle, roman utopique de Theodor Herzl.

[13] NdT : référence aux catastrophes annoncées à Job. Les officiers de l’arrière sont chargés d’informer les familles des décès et blessures de leurs enfants militaires.

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Trans*

Jack Halberstam, Trans*. Brève histoire de la variabilité de genre, Libertalia, 2023

Alors que s’ouvre à Paris le procès de la dite « affaire du 8 décembre », dont l’enjeu, écrit Lundi matin[1], n’est rien moins que « faire le procès de l’antiterrorisme ou […] renoncer aux libertés politiques », et que le même Lundi matin entame, à travers une série d’analyses et d’entretiens, « un travail d’exploration et peut-être d’élucidation de ces concepts dont nous héritons : fascisme, autoritarisme, réaction, extrême-droite, libertarianisme, etc.[2] », est-il bien sérieux de s’attarder sur un sujet que d’aucun·es pourraient qualifier sinon d’« apolitique », du moins de mineur, voire de futile dans ce contexte ? C’est la question que je me pose au moment de rendre compte de ce livre.

J’espère pouvoir y répondre ici sans trop m’égarer – homme cis blanc dont la biographie et la trajectoire politique relèvent plus du siècle dernier que de nos années 20, je me sens souvent un peu largué par les temps qui courent… Pour m’expliquer, je dirai simplement que ma formation et une grande partie de ma vie politique se sont déroulées sous le signe de l’un – unité, vérité, universalité. Je vois bien, avec le recul, qu’il y a déjà beau temps que sont apparues en pleine lumière les multitudes, multiplicités et autres « diversalités », mais on ne se refait pas du jour au lendemain (et j’ai l’impression que la sagesse si souvent associée aux âges vénérables n’en est pas toujours vraiment une, tant, en même temps que les muscles, les tendons et les artères, la pensée a tendance à se rigidifier quelque peu, ayant de plus en plus de mal à prendre en compte le changement perpétuel qu’est la vie en général et ses expressions diverses en particulier)[3].

Bref. Une première bonne raison de lire ce livre était sa publication par les ami·es de Libertalia. Ielles ne m’ont pas habitué à proposer des textes sans intérêt – à l’eau tiède, je veux dire. Le titre, Trans*, a aussi éveillé ma curiosité. Et justement, par rapport à ce que je disais plus haut, il m’a semblé tout à fait utile d’apprendre quelque chose sur un sujet auquel, je l’avoue, je ne connais pas grand-chose. Et puis, dès les premières pages, je me suis senti bien accueilli. En effet, elles sont occupées par la préface des traducteurices (l’édition originale de Trans* est en anglais américain) de la collective dansmalangue (non, je ne me goure ni sur le genre, ni sur les espaces). « Trans* nous a transformé·es, écrivent-ielles. Et traduire ce livre, cela a aussi signifié nous traduire nous-mêmes : changer nos manières de nous dire et nos manières de faire et de sentir. » Il me semble que je pourrais ici, tout en rendant grâces aux traducteurices[4], substituer pour ma part le verbe « lire » au verbe « traduire »… Et je pense que ce sera le cas de tout·e lecteurice de bonne foi. Afin de m’approcher un peu plus du sujet, je citerai encore la collective dansmalangue : « Une des voies privilégiées par Halberstam pour donner à sentir les mondes trans*, ce sont les productions culturelles : les livres, les films, les chansons, les installations photographiques, les zines… toutes formes qui, au bord du discursif, nous plongent dans la matérialité vivante des existences trans*. Ce sont des objets qui pointent vers des pratiques, qui nous embarquent dans le bricolage de la variabilité de genre, plutôt que de nous tenir à la distance bien convenable des “identités” préétablies dont les appareils combinés de l’État, des réseaux sociaux et des pouvoirs médicaux sont friands. » C’est moi qui souligne. Cette notion de bricolage, apparaissant dès la troisième page de la préface est à l’évidence une des choses qui m’ont incité à poursuivre ma lecture. Et voici ce que j’ai trouvé un peu plus loin, et qui m’a conforté dans cette intention : « En France, un courant transphobe est en train de se constituer et d’orchestrer avec une inquiétante régularité des “débats” paniqués sur l’accès aux toilettes des personnes trans* et sur les enfants variants de genre. Dans ce contexte, nous avons à l’évidence beaucoup à apprendre des différents retours en arrière que la société postdémocratique états-unienne est en train de vivre à l’égard des minorités. […] les travaux d’Halberstam nous rappellent ainsi que l’horizon d’une politique trans* coalitionnelle ne peut s’en tenir au réformisme de l’État moderne/colonial, et doit plutôt être un appel à l’antagonisme généralisé et à l’abolition : abolition de la société qui a rendu les prisons possibles, abolition de l’État qui cautionne les féminicides et criminalise l’immigration, abolition de la colonie qui n’existe que par les systèmes de mort imposés à tous les êtres dont les genres sont jugés excessifs (inclus·es : les fèms, les hommes non blancs, les personnes de genre variant, et puis, tous·tes les autres). » Ici, ce sont les auteur·es qui soulignent. J’imagine que de pareils énoncés, somme toute assez raisonnables, pourraient néanmoins leur valoir assez vite un qualificatif en « terroriste » – comme les Soulèvements de la terre se sont retrouvés « écoterroristes », il se trouvera bien un usineur d’éléments de langage au service de Darmanin et consorts pour les qualifier de transterroristes[5]… Non, je ne suis pas sûr que j’exagère. Bien sûr, les tenants de la normalisation – il s’en trouve dans tout le paysage politique hexagonal, probablement un peu plus à droite et encore à droite, mais pas que – auront tendance à zapper cet intrigant astérisque – pensez donc, ils font n’importe quoi de notre belle langue française, commenteront-ils avec une grimace de dégoût. Moi-même, avant de lire ce livre, je ne connaissais pas cet usage de l’astérisque (mais je ne suis pas une référence en la matière, voir plus haut). « […] ce livre utilise le terme “trans*”, écrit Halberstam, précisément parce qu’il laisse ouvert ce que c’est que de devenir “trans”. Précisément parce qu’il nous permet de refuser le confort de la certitude dans le nom que nous donnons aux choses. » L’idée, si je comprends bien, est d’échapper aux classifications, aux catégorisations que nous a léguées l’histoire : « La manie adamique de nommer tout ce qui bouge a commencé, sans surprise, avec l’exploration coloniale. Toute personne ayant visité un jardin botanique ou zoologique le sait : la collection, la classification et l’analyse de la faune et de la flore du monde vont de pair avec les diverses formes d’expansion et d’initiative coloniale. » Comme Foucault l’a bien montré, je crois, dans Les Mots et les Choses, cette « manie adamique » a déteint sur l’ensemble du monde et a puissamment contribué à en justifier une certaine mise en ordre : « Les distinctions scientifiques entre les corps normaux et anormaux, poursuit Halberstam, ont ainsi soutenu le projet suprémaciste blanc qui essayait de faire se correspondre les différences de race, les différences de genre et les diverses formes de perversion sexuelles. » Pardon pour les raccourcis – s’ils vous paraissent trop abrupts, allez au texte (et quoi qu’il en soit, cette recension est faite pour vous donner envie d’y aller), mais je résumerai tout de même en disant que depuis la naissance des sciences humaines (médecine moderne et sociologie essentiellement), on a caractérisé les groupes humains, entre autres, à partir de leur sexualité, qualifiée d’autant plus perverse qu’elle s’éloignait de la norme canonique hétérosexuelle. Les groupes ainsi désignés, en premier lieu les « invertis », ont plus tard mené des luttes plus ou moins couronnées de succès selon les contextes afin de se faire reconnaître comme égaux et porteurs de droits[6]. « Le mouvement d’identification transgenre, écrit Halberstam, semble emprunter aujourd’hui la même trajectoire que d’autres mouvements sociaux portant sur les identités, comme celui de l’homosexualité au XXe siècle : passant de la pathologie à la préférence, de l’obsession maladive qui pose problème à l’expression raisonnable du soi. Comme pour les identités LGB, les identités trans s’intègrent aujourd’hui autant dans les critères des nouveaux endroits d’expression de l’acceptation libérale que dans les nouvelles plateformes de revendications en faveur de la reconnaissance. »  Ainsi, ces « identités », aussi remarquables soient-elles, risquent-elles de contribuer à la gestion néolibérale de la « société civile ». Une société blanche, cela va de soi. Halberstam rappelle en effet à plusieurs reprises qu’il n’y a guère d’identité entre des personnes plus ou moins « déviantes » blanches de classe moyenne et d’autres non blanches, descendantes d’esclaves ou issues de l’immigration postcoloniale en pays dominants[7].

Certes, un astérisque ne résout pas à lui seul ce type de problème… On dira plutôt qu’il marque la volonté de les résoudre, ou plus exactement de lutter contre les identités closes qui contribuent à maintenir les hiérarchies sociales et plus globalement le capitalisme. L’astérisque est là, dit Halberstam, pour « élargir le terme [trans*] à des catégories modulables qui gravitent autour mais qui ne sont pas restreintes aux formes de divergence de genre. […] l’astérisque modifie la signification de la transitivité en refusant de situer la transition en relation à une destination, à une forme finale ou spécifique, ou à une configuration établie de désir et d’identité. » C’est, je crois, le cœur du propos de ce livre. Il ne s’agit pas ici d’élargir la palette de la « police » (au sens que Rancière donne à ce terme), d’augmenter le nombre des « comptés », mais bien plutôt de faire dérailler les comptes – et les contes par la même occasion, puisque l’auteur appuie son développement, comme cela a été dit plus haut, sur l’analyse de nombres de productions culturelles. « Ce terme, trans*, se tient en désaccord avec l’histoire de la divergence de genre qui a été aplatie et appauvrie par des définitions abrégées, des déclarations médicales trop présomptueuses et de violentes formes d’exclusion. » L’astérisque nous permet donc d’échapper à une définition figée de ce que l’on nomme transgenre, peut-être même à toute définition positive. Il désigne un, que dis-je, des processus, des trajectoires qui partent dans tous les sens. Peut-être qu’ainsi les vaches ne seront pas bien gardées… Et c’est évidemment ce qui énerve les gens sérieux – comptables, juristes, sociologues, etc.

Je vais terminer ici cette petite note, en espérant qu’elle vous aura mis l’eau à la bouche… Mais tout d’abord, je voudrais signaler cette sorte de post-scriptum de Jack Halberstam : « Complément à Trans* », disponible en pdf sur www.éditionslibertalia.com. C’est un petit texte tout à fait passionnant et plein d’humour qui revient sur les thèmes du livre à travers d’autres exemples – entre autres, la question de l’accès aux toilettes des personnes transgenres qui a le don, semble-t-il, d’affoler les hommes et les femmes straight…

Et puis, pour finir, je citerai encore un dernier extrait du livre – de sa conclusion. « […] l’astérisque sert pour moi à exercer une pression sur la catégorie de trans afin de potentiellement destituer trans de sa fonction de référence pour, d’un côté, le changement corporel et, de l’autre, pour la stabilisation des ontologies menacées de destruction par son émergence. Si la destitution nomme un ensemble de mouvements insurrectionnels qui visent, dans les mots de Kieran Aarons et Idris Robin, « à démolir, démanteler et révoquer les représentations et les institutions politiques dominantes sans en proposer d’autres pour les remplacer », à quoi pourrait donc ressembler la destitution dans les politiques trans de la représentation ? Cela pourrait vouloir dire, par exemple, que si nous commencions à faire de trans* un site de démantèlement et de démolition, nous pourrions le comprendre, pour citer Butler, comme une manière de défaire le genre, et non comme un nom pour de nouveaux modes d’inclusion. »

Dimanche 8 octobre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Lundi matin publie un exposé du dossier et du contexte ici, et les comptes rendus quotidiens des audiences ici.

[2] Voir ici et .

[3] Le jour où j’ai commencé cette note de lecture, j’ai trouvé en ville sur un pare-brise de voiture un flyer de pub pour un « stage découverte » de Qigong – le 14 octobre prochain, de 9h30 à 12h00, ouvert à tous, contre trente euros de participation – organisé par une association qui se nomme « Retour à l’un ». Hum…

[4] Collective qu’il faut d’ailleurs saluer pour la qualité de sa traduction – je ne parle pas ici d’exactitude, puisque je ne suis pas anglophone, mais du rendu final en français : c’est un beau texte très lisible.

[5] Ici, je me vois obligé de digresser. En effet, j’écris au lendemain de l’attaque déclenchée contre Israël à partir de la bande de Gaza par le Hamas. Une véritable « shitstorm » dirigée contre cette organisation accompagne depuis la contre-offensive israélienne. Le qualificatif de terroriste y revient sans cesse (mention spéciale au Chancelier allemand Olaf Scholz qui a carrément parlé de « barbares »). Les combattants palestiniens n’en sont pas : ce sont des terroristes. Des commandos qui attaquent des civils, c’est du terrorisme. Bien sûr, les bombardements de Gaza ne sont, eux, que « le droit d’Israël à se défendre », hautement proclamé par tout ce qui gouverne en Occident. Jusqu’à cette improbable sortie d’Elisabeth Borne (si le sujet prêtait à sourire, on dirait qu’elle n’arrête plus de les dépasser) attaquant la France insoumise pour son peu d’enthousiasme à condamner une action militaire que l’on pourrait aussi bien qualifier de résistance à l’occupation (voir la Seconde Guerre mondiale, et les résistants désormais panthéonisés alors traités eux aussi de terroristes), et, emportée sans doute par son élan, allant jusqu’à taxer d’antisémitisme la réserve manifestée par une partie de la gauche (extrême, cela va de soi) à l’égard de la politique d’occupation et de colonisation d’Israël…

[6] Voir à ce sujet Guy Hocquenghem, Race d’Ep ! Un siècle d’images de l’homosexualité, 2018, éditions de la Tempête.

[7] Et puisque j’ai commencé à digresser, je renverrai ici au « pinkwashing » pratiqué par Israël afin de se présenter comme une vitrine de la tolérance en matière de mœurs, le pays le plus « gay-friendly » au monde. Ceci a été bien documenté par Jean Stern, dont on peut lire à ce propos Mirage gay à Tel Aviv (Libertalia, 2017). J’en avais donné une recension ici. On pourra aussi se reporter à cet entretien de Lundi matin avec l’auteur.

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L’Hécatombe invisible

Matthieu Lépine, L’Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail, Seuil, 2023.

Cette année 2023 a été marquée par le mouvement de protestation contre la réforme des retraites et son point d’orgue, le passage de l’âge de départ de 62 à 64 ans. Cette protestation était évidemment légitime, encore plus si l’on tient compte des différences entre les riches et les pauvres, les premiers jouissant d’une espérance de vie plus longue de plusieurs années que celles des seconds. Travailler longtemps à des postes pénibles[1] et mourir peu après avoir arrêté, c’est en gros ce qu’imposent à la plupart de salariés celleux qui ne se font guère de soucis pour leurs vieux jours. Il y a de quoi s’énerver. C’est ce qui arriva à certain député de la France insoumise, traitant carrément d’assassin le ministre du Travail au cours des débats houleux sur ce projet de loi scélérate – une de plus. De fait, il ne parlait pas alors précisément de la question des retraites, mais de celle des morts au travail, soit avant la retraite, souvent même bien avant, puisque « la fréquence des accidents du travail est 2,5 fois plus importante chez les moins de 25 ans que pour le reste des travailleurs ». Scandale dans l’hémicycle : le député dut présenter ses excuses, comme si la politique du gouvernement n’avait rien à voir avec ce qui est le plus souvent rapporté sous la rubrique « faits divers » de la presse quotidienne régionale. Le livre de Mathieu Lépine a lui-même eu droit à un traitement semblable : les médias en ont parlé quelques jours lors de sa sortie, qui ne semble malheureusement pas avoir eu de suite comme cela avait été le cas, par exemple, après la publication du livre Les Fossoyeurs autour du scandale de la gestion privée des maisons de retraite (et même si j’imagine qu’il ne faut pas surestimer les conséquences du scandale soulevé alors – business must go on).

Pourquoi un prof d’histoire-géo de Seine-Saint-Denis s’est-il intéressé à ce sujet des morts au travail, au point d’en devenir un « spécialiste » ? Il a tout d’abord été choqué par ces mots d’Emmanuel Macron, proférés[2] alors qu’il était encore ministre de l’Économie, à propos du plafonnement des indemnités de licenciement : « La vie d’un entrepreneur, elle est souvent bien plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties. » Prof d’histoire, Matthieu Lépine rappelle au début de son livre que le ministère du Travail (« et de la Prévoyance sociale ») fut créé en 1906 à la suite de la plus meurtrière des catastrophes industrielles européennes : celle de la mine de Courrières, dans le bassin minier du Pas-de-Calais, qui tua 1099 mineurs, dont près d’un tiers n’étaient âgés que de 13 à 18 ans. À la suite surtout de la grève consécutive qui mobilisa jusqu’à 50 000 mineurs en colère. Le travail a toujours tué et il continue à le faire : la Confédération européenne des syndicats a recensé en France 804 accidents mortels en 2019. Et le nombre des décès est en augmentation, si bien que, selon Matthieu Lépine, « 8 000 décès supplémentaires sont à craindre d’ici à 2030 ». La cause principale de cette hécatombe est le principe de rentabilité, qui prévaut toujours sur celui de sécurité. La sécurité, c’est bon pour les discours de campagne électorale – plutôt l’insécurité causée par les immigrés, les « jeunes de banlieue », etc. Par contre, ça ne vaut pas pour le travail.

Lorsqu’il s’est intéressé au sujet, et qu’il a constaté « l’invisibilisation politique et médiatique des accidents du travail[3] », Matthieu Lépine s’est demandé comment les faire connaître plus largement. « La solution se trouv[ait] sous mon nez, écrit-il. Depuis plusieurs semaines, le journaliste David Dufresne recens[ait] sur son compte Twitter les violences policières qui émaill[ai]ent les manifestations des Gilets jaunes. À chaque témoignage, il interpell[ait] le ministère de l’Intérieur par la formule “Allo@Place_Beauveau – c’est pour un signalement”. Deux mois après le début du mouvement social, il a[vait] déjà recensé plus de 300 victimes, et les violences policières, qui n’[avaien]t pourtant rien de nouveau, [avaien]t enfin le droit à un traitement médiatique digne de ce nom. » Inspiré par ce modèle, Matthieu Lépine créa donc le compte « Accident du travail : silence des ouvriers meurent[4] » avec, en tête des « signalements » : « allo@murielpenicaud – c’est pour signaler un accident du travail ».

L’objet du livre est bien évidemment de poursuivre ce travail de visibilisation, ce qu’il a réussi en partie seulement, comme je l’ai dit plus haut[5]. Mais il consiste aussi à tirer des leçons du travail quotidien de recensement effectué par son auteur. L’écriture en est très instructive, simple et précise. J’en donnerai ici un aperçu, afin, je l’espère, de donner vraiment envie de le lire.

Après l’introduction que j’ai déjà évoquée et qui expose les motifs de l’auteur et la méthode qu’il a adoptée, le premier chapitre est consacré à « la vulnérabilité des jeunes au travail ». Comme les suivants il s’appuie sur des cas concrets d’accidents mortels, ici d’apprentis bûcherons ou maçons, entre autres. Mourir au travail à 15, 16 ou 18 ans est probablement encore plus révoltant, si tant est qu’il soit possible de hiérarchiser ce genre de sentiments. Mais aussi, et surtout, ce chapitre essaie d’expliquer pourquoi, comme on l’a dit plus haut, la fréquence des accidents du travail est 2,5 fois plus importante chez les moins de 25 ans que pour le reste des travailleurs. Plusieurs causes (même si elles se rapportent toujours à une cause principale, soit la recherche de, ou la contrainte à la rentabilité) : le manque de formation des jeunes travailleurs, le manque d’encadrement spécifique sur les lieux de travail et la durée de celui-ci, souvent trop longue[6].

Le chapitre 2 récapitule les « menaces sur le droit du travail ». Au vu de ce qui s’est passé ces dernières années, je ne suis pas sûr que « menaces » soit le bon mot. Sous la férule de ministres comme Muriel Pénicaud (sans même parler de Myriam El Khomri et de sa loi Travaille !), ancienne DRH de Danone[7], on a bel et bien commencé à le détricoter. Matthieu Lépine donne quelques détails de ce détricotage dans ce chapitre. Ici, je me contenterai de citer Pénicaud : « On a un Code du travail qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95% des entreprises. » Fermez le ban.

Le chapitre 3 décrit la surexposition aux risques des intérimaires et des travailleurs extérieurs. On sait comment la sous-traitance en cascade aboutit, par exemple, à ce que les « nomades du nucléaire » encaissent des doses de radiations bien plus importantes que les normes autorisées pour les salariés permanents des centrales nucléaires. Si ces employés des entreprises sous-traitantes tombent malades, il y aura belle lurette qu’ils ne seront plus sur les sites pathogènes et leurs maladies ne seront pas reconnues comme professionnelles. Ni vu ni connu. Matthieu Lépine rappelle aussi, entre autres, que la « sous-traitance du risque » se trouvait à l’origine de la catastrophe d’AZF à Toulouse. Un manutentionnaire employé par une entreprise extérieure avait malencontreusement déversé une benne à un mauvais endroit, mettant en contact des produits qui n’auraient jamais dû l’être. Résultat : 31 morts et 2 500 blessés.

« Inspecteur du travail, un métier menacé ? » interroge le titre du chapitre 4. La réponse se trouve dans la question (voir le chapitre 2).

Le chapitre 5, qui revient sur la question des risques et de la prévention, souligne qu’il y a « un mort par jour travaillé dans le BTP ». Les politiques de prévention sont vouées à l’« inefficacité », toujours pour les mêmes raisons : le souci de la rentabilité. Installer des dispositifs de sécurité sur les chantiers, c’est long et ça coûte cher. Par ailleurs, les médecins du travail sont de moins en moins nombreux et ont de moins en moins de prérogatives. Les parlementaires ne les ont pas aidés, en repoussant, en 2018, une proposition de loi visant à reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle, au motif « que c’est en approfondissant les connaissances sur ce sujet, en repérant et en agissant sur les facteurs de risques psychosociaux, que l’on prévient le burn-out ». Il fallait oser[8].

Le chapitre 6 passe en revue les « métiers particulièrement exposés aux accidents graves et mortels ». Curieusement, ce ne sont ni les métiers de la police ni ceux de l’armée – envers et contre les jérémiades des syndicats de flics. On se demande comment feraient le président de la République et son gouvernement s’ils devaient rendre des hommages à toutes les personnes décédées au travail autant qu’ils le font pour les quelques policiers et militaires morts en service… Agriculture, industrie, transports, bûcheronnage, pêche – les morts sans uniforme y sont autrement plus nombreux. À ce propos, le chapitre 7 est probablement l’un des plus révoltants du bouquin. En effet, il montre bien que loin des hommages qui devraient leur être rendus, les victimes du travail se voient très souvent refuser la moindre considération, et encore plus la moindre indemnisation (aux familles dans le cas des décès) par les employeurs et la justice. Et c’est aussi parce qu’ils sont assurés d’une quasi-impunité que les patrons peuvent continuer à ne pas se soucier de la sécurité de leurs employés – ou des employés des sous-traitants, des intérimaires qui interviennent dans leur entreprise. Au pire, ils seront condamnés à des amendes et à des indemnisations le plus souvent dérisoires. Le calcul est vite fait : ça coûte moins cher que de vraies politiques de formation, d’encadrement et de prévention des risques. Comme le dit bien le titre de ce chapitre, obtenir justice et réparation est un parcours du combattant, et bien peu ont la chance d’arriver au bout.

Le chapitre 8 revient sur l’invisibilisation politique et médiatique des accidents du travail. Politique : en 2017, il n’y eu aucun ouvrier élu à l’Assemblée nationale. Progrès fulgurant en 2022 : ils sont quatre. Or, comme on l’a vu plus haut à propos du burn-out, il semble que les professionnel·le·s de la politique éprouvent quelque difficulté à faire preuve d’empathie envers celles et ceux qui exercent des activités plus exposées au risque. Matthieu Lépine voit en Aurore Bergé, présidente du groupe macroniste à l’Assemblée[9] au moment où il écrivait son livre, un exemple type de ce genre de personnalité. « En 2019, relève-t-il, après avoir déclaré que “les Français sont d’accord pour travailler plus”, elle s’insurge sur Twitter à la suite de l’interpellation d’un élu communiste sur la question de la mort au travail : “‘Mourir au travail’ : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ?!” » Bah oui, sauf qu’il ne s’agit pas de « vision », sauf évidemment pour quelqu’un qui n’a jamais foutu les pieds dans ce monde-là, sale et bruyant[10]

Quant aux médias, ils traitent rarement des accidents et des morts au travail autrement que comme des faits divers tout juste dignes d’un entrefilet en pages intérieures. Les seuls décès au travail mis en avant le sont, soit, comme on l’a déjà vu, parce qu’ils concernent des policiers et militaires, soit parce qu’à travers eux, on met l’accent sur un autre phénomène :  ainsi des morts sur les chantiers du mondial de foot au Qatar – ah ces Qataris, ce sont bien des salauds d’Arabes, quand même, ils n’hésitent pas à exploiter des travailleurs immigrés, c’est pas chez nous qu’on verrait ça… – ou, tout récemment, de ces vendangeurs victimes de la chaleur en Champagne, dont les décès ont été l’occasion de gloser sur le réchauffement climatique ou la précocité des vendanges et beaucoup moins sur l’âpreté au gain des employeurs ou, du moins, sur leur manque de prévention.

Le neuvième et dernier chapitre du livre s’attache à « commémorer les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles ». On l’a déjà évoqué, on rend hommage aux policiers et militaires tombés en service, rarement aux travailleuses et aux travailleurs. Le combat pour leur mémoire sera encore long… Le mérite de ce livre est d’y contribuer. Et de rappeler, comme le dit le titre de sa conclusion, que « souffrir ou mourir au travail n’est pas une fatalité ».

Grâce en soit rendue à son auteur.

Le 24 septembre 2023, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Même si Macron a dit (le 3 octobre 2019, lors d’une concertation sur… la réforme des retraites, déjà) ne pas aimer le mot pénibilité « parce que ça donne le sentiment que le travail, c’est pénible ».

[2] Le 19 janvier 2016 sur RMC et BFM-TV.

[3] C’est le titre du chapitre 8 de L’Hécatombe invisible.

[4] Il existe toujours : https://www.facebook.com/DuAccident/ et https://twitter.com/DuAccident. Il y a aussi un blog sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/silence-des-ouvriers-meurent/blog/

[5] À ce propos, je relève que mes recherches Internet sur le titre du livre ne m’ont renvoyé qu’aux seules parutions de presse écrite et audio du moment de la sortie du livre – peut-être n’ai-je pas poussé suffisamment mes investigations ? Cela dit, je n’ai pas l’impression que les universitaires ou les revues de sciences humaines et sociales lui aient accordé beaucoup d’attention… On en est toujours au traitement du type « faits divers ».

[6] « Quand on est jeune, 35 heures, ce n’est pas assez. On veut travailler plus, on veut apprendre son job. Et puis, il y a un principe de réalité. Un entrepreneur raisonne ainsi : ce jeune n’est pas qualifié, je veux bien l’embaucher mais il va apprendre son job en entrant dans mon entreprise, donc il faut qu’il effectue davantage d’heures. » Macron, encore, dans L’Obs, le 9 novembre 2016.

[7] « Elle est pointée du doigt, rapporte Matthieu Lépine, pour avoir profité de la flambée des actions du groupe à la suite de l’annonce d’un plan de 900 licenciements. En vendant ses stock-options, elle réalise une plus-value boursière de 1,13 millions d’euros. » En toute légalité.

[8] Et qui a osé ? Je vous le donne en mille : l’éborgneur Castaner qui, en récompense de ses bons et loyaux services à la macronie, est désormais président du conseil de surveillance du port autonome de Marseille et aussi de celui du tunnel du Mont-Blanc. Le pauvre, il fallait bien lui assurer un petit pécule pour préparer sa retraite…

[9] Où elle avait succédé à Christophe Castaner, lui aussi un grand pro, voir note précédente.

[10] Je ne résiste pas au plaisir de citer aussi Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’industrie au moment où écrivait Matthieu Lépine, et dont il cite ce morceau de bravoure d’octobre 2021, lors du « plus grand rassemblement business d’Europe, le Bpifrance Inno Generation (BIG) : « J’aime l’industrie parce que c’est l’un des rares endroits au XXIe siècle où l’on trouve encore de la magie […] La magie du ballet des robots, du ballet des hommes. La magie de l’atelier où l’on ne distingue pas le cadre de l’ouvrier. […] Vous allez pouvoir redonner aux jeunes la fierté de travailler dans l’entreprise, la fierté de travailler dans l’usine, pour qu’on dise que, lorsque tu vas sur une ligne de production, ce n’est pas une punition, c’est pour ton pays et c’est pour la magie […] » Ignorance crasse ou cynisme ? Dans les deux cas, c’est inquiétant, comme dit Matthieu Lépine.

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Le Mirage sahélien / Eurafrique

Rémi Carayol, Le Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ? éd. La Découverte, 2023.

Peo Hansen & Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, traduit de l’anglais par Claire Habart, éd. la Découverte, 2022 [2014].

L’Afrique vient de connaître deux pronunciamentos à un mois d’intervalle : fin juillet au Niger, fin août au Gabon. Ils viennent après d’autres qui ont bouleversé le paysage politique de ce que l’on appelait naguère le « pré carré » de la France : Mali (2020/2021), Burkina-Faso (2022) et Tchad (2021, coup d’État perpétré par le fils du président décédé afin de lui succéder et, contrairement aux deux autres, soutenu par la France représentée par Emmanuel Macron, présent aux obsèques d’Idriss Deby). Relativement discret sur le Gabon (dont le président déchu, Ali Bongo, avait encore été reçu en 2021 à Paris par son homologue français) le gouvernement français, relayé par une presse mainstream au garde-à-vous, a évoqué, concernant les pays du Sahel, un « sentiment antifrançais » et des « manipulations de puissances étrangères » (entendez : la Russie) pour expliquer la défiance ouvertement exprimée par les militaires maliens, burkinabés et nigériens contre l’armée française, qui a déjà dû décamper des deux premiers pays, tandis que les nouveaux dirigeants nigériens exigent qu’elle en fasse autant… Les deux ouvrages dont nous parlerons ici proposent, chacun à leur manière, des versions quelque peu différentes de cette histoire. En effet, il est bien difficile d’y comprendre quoi que ce soit si l’on ignore ce qui l’a précédée, soit l’entreprise coloniale française d’abord, européenne ensuite.

Comme on l’aura compris à la lecture de son titre, Rémi Carayol consacre son livre à la guerre menée par la France au Sahel depuis une décennie. Si, comme moi, vous n’avez pas suivi en détail ces événements depuis 2013, date du déclenchement de l’opération dite « Serval » au Mali, alors il est nécessaire de jeter un petit coup d’œil en arrière pour comprendre le déroulé des opérations.

Ça « commence » – oui, le choix d’un « commencement » est arbitraire, évidemment, mais on ne peut guère s’en passer, faute de quoi il faudrait remonter très loin dans le temps – ça commence donc avec Nicolas Sarkozy. On ne s’attardera pas ici sur les raisons qui l’ont poussé à bombarder la Libye[1]. Toujours est-il que les conséquences, elles, se sont fait sentir jusque aujourd’hui. Cette intervention militaire massive soutenue par l’OTAN provoque, entre autres, la fuite de milliers de combattants touaregs jusque-là au service de Kadhafi. Ces combattants aguerris « rentrent » au pays où ils créent le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) avec pour objectif d’obtenir l’indépendance de ce qu’ils considèrent comme leur pays, l’Azawad, soit tout le nord du Mali dont, début 2012, ils investissent les principales cités : Ménaka, Kidal, Gao, Tombouctou. Ce succès donne des idées – de l’appétit – à différents groupes djihadistes (de musulmans salafistes), plus ou moins divisés mais qui coopèrent entre aux pour affronter les mécréants du MNLA. Dès juin 2012, ces derniers sont défaits et les djihadistes prennent leur place, imposant des règles très strictes dans les villes occupées (interdiction d’écouter de la musique, voile intégral pour les femmes, justice plutôt raide – des voleurs ont la main coupée à Gao). Début 2013, ils font mouvement vers le sud et « la propagande française évoque une descente sur Bamako, la capitale du Mali » (dixit Carayol[2]), ce qui paraît tout à fait improbable, mais suffit à mettre le feu aux poudres à Paris et donc à déclencher l’opération Serval (comme toujours, « à la demande du Président malien ») : 5 000 soldats français, avec appui aérien et tout ce le tintouin, sont envoyés illico et reconquièrent vite fait le nord du pays. Fin de l’histoire ? Dans vos rêves ! En 2014, François Hollande « l’Africain » annonce la fusion de Serval et d’Épervier – une force militaire française présente depuis… 1986 ! au Tchad où elle avait été déployée à l’époque par un autre François, Mitterrand celui-là, pour protéger un autre dictateur, Hissène Habré, contre des incursions en provenance de… Libye, hé oui, déjà[3]. Le nouveau dispositif se nomme Barkhane. Macron en annonce la fin le 9 novembre 2022, après que les militaires français aient dû quitter le Mali, sans pour autant abandonner le terrain : le Président ajoute en effet que « l’armée française continuera de se battre au Sahel et dans le Golfe de Guinée en partenariat avec les pays qui le souhaitent » (Carayol)[4].

Après une décennie de guerre, aucun des objectifs français n’a été atteint, loin de là : les djihadistes contrôlent des zones toujours plus étendues au Mali, au Burkina et au Niger. Les alliances temporaires nouées par les Français avec tel ou tel groupe contre tel ou tel autre n’ont fait qu’envenimer les choses, sans parler du fait que les Français ont souvent lâché leurs alliés au bout de quelque temps, les laissant démunis face aux attaques des groupes rivaux. En proie à l’insécurité, des groupes de paysans et/ou d’éleveurs ont commencé à créer leurs propres milices d’autodéfense, ce qui a donné lieu, semble-t-il à des cycles meurtriers de vendettas. On ne sait pas combien de personnes ont tué les soldats français – de toute façon, les victimes africaines sont pour l’essentiel qualifiées de « terroristes » par l’armée dans des communiqués complaisamment repris par les médias français. Tout juste a-t-on parlé de quelques « bavures » par-ci par-là, comme ce bombardement d’une noce dont les militaires persistent, envers et contre toute évidence et les rapports d’organisations internationales, à prétendre qu’il s’agissait d’un rassemblement de djihadistes… On connaît seulement – et là, pour le coup, en détail – le nombre de soldats français morts en opération. Il suffira de dire qu’il tourne autour d’une cinquantaine, tandis que de l’autre côté (« djihadistes » ou présumés tels), on les compte plutôt par centaines, voire par milliers. D’ailleurs, la rhétorique de l’armée et des dirigeants français n’utilise jamais le terme de guerre, mais d’« opération antiterroriste » – et si cela vous fait penser au terme d’« opération militaire spéciale » de Poutine à propos de l’invasion de l’Ukraine, c’est que vous avez mauvais esprit.

L’intérêt du livre de Carayol est de raconter tout cela par le menu, et aussi de nous faire comprendre ce qui rend possible pareille infamie. Il insiste, entre autres, sur la tradition coloniale dans l’armée française. Il nous montre des militaires des années 2000 particulièrement exaltés par les « exploits » de leurs prédécesseurs des temps « héroïques » de la conquête coloniale. C’est à gerber. Ces types sont des grands malades. Ils en sont toujours au discours sur la colonisation comme entreprise de civilisation d’un continent autrement voué aux ténèbres. Carayol montre aussi comment ces délires galonnés ont pris le pas sur la diplomatie et comment les conseillers militaires de l’Élysée et le ministère de la Défense ont marginalisé le quai d’Orsay. Bon, ça me rappelle un peu le clivage entre police et justice, ici en métropole – les juges seraient plus « gentils » que les flics… Quand on voit comment ils ont traité les émeutiers de juin et juillet derniers, on peut en douter[5].

La réalité de ce clivage entre militaires et diplomates, le livre Eurafrique nous apprend à en douter, lui aussi. Il revient en effet sur la genèse du projet européen et son lien étroit avec la colonisation de l’Afrique. Dès 1918, des mouvements « paneuropéens » voient le jour. Leurs instigateurs ont compris que, sorties exsangues de du conflit le plus meurtrier de l’histoire, qui a, de plus, eu raison des vieux « empires centraux », les nations européennes voient s’évanouir leur ancienne prééminence mondiale. Place désormais à l’Amérique d’un côté, à l’« Eurasie » de l’autre. La seule chance de compter encore dans les rapports de forces internationaux, c’est donc l’unité européenne. Mais qu’est-ce que cette Europe, sinon une petite péninsule du continent eurasiatique, surpeuplée et dépourvue de matières premières ? Heureusement, il lui reste un héritage du temps où elle dominait le monde : l’Afrique ! Dès lors vont naître des projets « géopolitiques » (le terme connaît alors son heure de gloire). Hansen et Jonsson rapportent dans leur livre, y compris sous forme d’illustrations très parlantes, les élucubrations du lobby colonial de l’époque – on y découvre l’Eurafrique, puissance mondiale entre l’Amérique et l’Eurasie. L’Afrique peut fournir à l’industrie européenne les matières premières dont elle a besoin. Elle peut aussi accueillir les émigrés européens qui jusqu’alors partaient plutôt en Amérique. Et bien sûr, la colonisation apportera la civilisation jusque dans les zones les plus reculées du continent noir, ce qui demandera de gigantesques chantiers d’infrastructures – un chemin de fer de Berlin au Cap, par exemple, ou des barrages sur les principaux fleuves africains, etc. – et donc… des débouchés pour l’industrie et la main-d’œuvre européenne (il est alors généralement admis que l’Afrique est sous-peuplée tandis que l’Europe est surpeuplée). En bref, comme le proclament les lobbies proeuropéens et coloniaux : l’Europe ne se fera pas sans l’Afrique et réciproquement.

Si la période 1918-1945 est plutôt dominée par ces lobbies et les projets plus ou moins utopiques destinés à favoriser l’union euro-africaine (un de ces fondus ira jusqu’à imaginer de construire un barrage sur la Méditerranée à Gibraltar et un autre entre la Sicile et la Tunisie, ouvrant des passages à gué entre les deux continents et entraînant une baisse du niveau de la mer libérant des millions d’hectares de terres labourables…), après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question de l’existence des nations européennes se repose avec probablement encore plus d’acuité  qu’au lendemain de la Première. La suite du livre est l’histoire tout à fait passionnante des négociations entre les divers pays européens qui aboutirent au Traité de Rome (1957) donnant naissance à la Communauté économique européenne (CEE). Vous vous demanderez peut-être, en me lisant, « qu’est-ce que c’est que ce type qui prétend se passionner pour des histoires pareilles ?! », mais je vous assure que ce livre est bien autre chose qu’une simple histoire des institutions européennes[6]. En fait, il faut se rendre compte qu’à l’époque, parmi les six pays engagés dans la démarche du « marché commun », certains ont encore des colonies (la France en premier lieu) et les autres pas. Dès lors, l’objectif des Français (principalement, le Royaume-Uni, l’autre grand empire colonial, ayant préféré jouer la carte du Commonwealth et de l’alliance atlantique) est d’obtenir l’intégration des territoires d’outre-mer (les TOM) dans le marché commun sans pour autant abandonner leur souveraineté sur eux. En contrepartie, on offre aux autres pays la possibilité d’y investir et d’y faire du commerce sans barrières douanières, comme entre les Six.

En fait, le livre fait apparaître que cet enjeu d’intégration des territoires coloniaux sera le principal point d’achoppement des négociations. Il sera dépassé grâce à divers compromis – particulièrement, la limitation des déplacements des ressortissants des TOM en Europe métropolitaine, ressortissants que l’on nommera « travailleurs » et non pas « citoyens », prolongeant ainsi la discrimination coloniale entre Européens et non-Européens. En même temps, s’il est vrai que la réussite de ce compromis représentait une vraie difficulté, l’argument de l’Eurafrique faisait quant à lui la une des principaux organes de presse occidentaux, tels le New York Times ou Le Monde.

Bref, j’ai découvert, quant à moi, à quel point la question coloniale avait été cruciale aux premières heures de la construction européenne. Et je ne pense pas être le seul à l’avoir ignoré jusqu’ici. En effet, comme les deux auteurs le soulignent dans leur conclusion, « à l’orée des années 1960 et à la veille des indépendances officielles des anciennes colonies africaines, l’Eurafrique va rapidement disparaître des programmes politiques et des discussions du grand public. » Pourquoi ? Ici, Peo Hansen et Stefan Jonsson recourent à un concept proposé par Fredric Jameson : celui de « médiateur évanescent » (vanishing mediator), soit « un catalyseur historique qui permet le passage en douceur d’une période historique à une autre et d’un paradigme de pensée au suivant ».

« Dans une première phase, écrivent-ils, les États coloniaux de l’Europe, en particulier la France, comprennent que la souveraineté coloniale ne peut être maintenue en Afrique qu’en collaborant avec d’autres États européens, c’est-à-dire en construisant l’Eurafrique. Cette formation eurafricaine favorise en suite l’intégration européenne et une européanisation partielle du colonialisme. Une fois la responsabilité des investissements en Afrique et les avantages du commerce africain coordonnés au niveau international, le système eurafricain peut abandonner sa connotation coloniale et puiser dans d’autres sources de légitimation, en mobilisant par exemple le registre du « droit international » ou du « développement ». Après avoir accompli cette mutation, l’Eurafrique a rempli sa fonction : la communauté nouvellement instituée n’a plus besoin d’être rattachée à ce label transitoire puisqu’elle s’intègre en tant que telle dans l’ordre mondial, un ordre postcolonial dans lequel les relations entre l’Afrique et l’Europe sont réglées par le biais de négociations internationales (les conventions de Yaoundé et de Lomé[7]) mais dans lequel les structures économiques héritées de l’ère coloniale restent néanmoins intactes. Tout cela est rendu possible par la médiation évanescente de la formation eurafricaine, qui a pour fonction, avec le recul, de préserver les relations de domination existantes moyennant un changement d’étiquette. Une fois cette fonction remplie, l’Eurafrique “disparaît”, donnant ainsi l’impression d’une pause ou d’une discontinuité historique – entre colonial et post colonial, intégration pré- et posteuropéenne, suprématie blanche et “partenariat”, exploitation coloniale et “développement”, “mission civilisatrice” et “aide au tiers-monde”, la rupture étant adéquatement symbolisée par l’annus mirabilis de 1957, marqué à la fois par l’accession à l’indépendance d’un premier territoire colonial africain, le Ghana (5 mars), et par l’établissement de la communauté eurafricaine par le traité de Rome (25 mars). Ainsi, en tant que médiateur évanescent, l’Eurafrique a produit elle-même les conditions de sa propre disparition. Et pourtant, la transition d’un ordre mondial colonial dominé par l’Europe au régime mondial du capitalisme international n’aurait pas été possible sans cette médiation. »

Le 3 septembre 2023, franz himmelbauer

[1] Je n’ose pas émettre l’hypothèse que l’on ait porté la guerre dans un pays juste pour se débarrasser du témoin très compromettant (Kadhafi) d’une affaire de financement illégal de campagne électorale – celle de la présidentielle de 2007, qui vit la victoire de Sarkozy. Si jamais c’était le cas, ce serait de toute façon un échec : on vient en effet d’apprendre que deux juges du pôle financier viennent de prononcer le renvoi de l’ex-Président et de douze de ses complices présumés devant le tribunal correctionnel, l’audience étant fixée début 2025 (sous réserve de voies de recours : ça peut traîner encore plus).

[2] Ce passage reprend des éléments donnés par Rémi Carayol dans ses « Repères chronologiques », au début du livre, lesquels, assortis de cartes et d’une présentation des groupes armés opérant au Sahel, permettent au lecteur ignorant dans mon genre de s’y retrouver. Je signale au passage qu’on peut retrouver un certain nombre de textes de Rémi Carayol (dont certains ont servi de base à la rédaction de son livre) sur l’excellent site Afrique XXI.

[3] Ce n’était pas la seule coïncidence entre ces opérations militaires au Tchad et au Mali. Je me souviens que l’un des pousse-au-crime qui exhortaient Mitterrand à envoyer des avions de chasse bombarder les ennemis d’Hissène Habré – dont il faut rappeler qu’ils n’étaient autres que les partisans, réfugiés en Libye, du Président Goukouni Oueddeï renversé par Hissène Habré avec l’appui de… la France – était l’inénarrable BHL, lequel récidiva auprès de Sarko afin d’obtenir le bombardement de la Libye…

[4] Dans ce contexte, la présence au Niger était devenue d’autant plus importante. C’est peut-être pour cette raison que les autorités françaises refusent d’entendre l’injonction de la junte nigérienne qui exige le retrait des soldats français de son territoire, transformant ainsi de facto leur corps expéditionnaire en armée d’occupation.

[5] À la décharge des diplomates, on dira que les politiques (le pouvoir exécutif, qui porte ici bien son nom) ne valent pas mieux. Voyez plutôt François Hollande déclarant à Bamako, le 2 février 2013, alors qu’il est entouré d’une foule en liesse qui se réjouit de la « victoire » des militaires français sur les djihadistes, qu’il vit « la journée la plus importante de [sa] vie politique ».

[6] De plus, ce qui ne gâte rien, il est bien écrit et excellement traduit. On ne s’ennuie pas une seconde à sa lecture.

[7] Accords passés pour aménager les conditions du libre-échange entre la CEE et un certain nombre de pays dits « du tiers-monde », qui prolongent et étendent en fait l’accord initial du Traité de Rome.

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Que fait la police?

Le 16 juillet 1942, Maurice Rajsfus avait quatorze ans. Il fut arrêté par la police française avec ses parents et sa sœur lors de la rafle dite du Vel d’Hiv. Les deux enfants furent libérés à la suite des quiproquos absurdes dont les bureaucraties ont le secret et qui ménagent les (très) rares interstices de liberté en régime totalitaire. Ils ne revirent plus jamais leurs parents. Dès lors, et jusqu’en 2020, date de sa mort, Maurice eut une dent contre les flics : « je n’aime pas la police de mon pays », disait-il, comme on dit aujourd’hui ACAB.

Maurice Rajsfus ne se contentait pas de le dire. N’ayant de cesse de dénoncer et de documenter, pour mieux les dénoncer, les exactions policières, il avait fondé l’Observatoire des Libertés Publiques, qui publia vingt ans durant (1994-2014) le bulletin Que fait la police ? « La police, proclamait son manifeste daté du 6 avril 1994, est aujourd’hui le meilleur bouclier d’un système politique et économique parmi les plus réactionnaires que la France ait connus depuis cinquante ans. » Las, que dirait-il aujourd’hui ?

Je ne veux pas ajouter un commentaire à tout ce qui a déjà été dit et écrit après la diffusion de la sinistre vidéo montrant l’assassinat de Nahel, et ce même si, à entendre et lire les médias mainstream, il semble bien que l’affaire soit déjà enfouie sous les flux incessants des « nouvelles » (faisandées) de l’été, des vacances (après les pavés, la plage) et sous la communication incessante des « autorités » qui vont pouvoir nous annoncer, le 14 juillet, que ça y est, le pays, après 100 jours « d’apaisement », s’est rendormi sur ses deux oreilles – chacun pour soi et Macron pour tous. À hurler de rage. Mais ils ne l’emporteront pas en paradis. En attendant, il convient de s’arrêter quelques instants – rassurez-vous, je serai bref – sur ce fameux 14 juillet. Au cas où vous l’auriez oublié, il s’agit bien de la date qui marque arbitrairement le début de la Révolution française – celle de la prise de la Bastille. Or, il fut un temps, les partis de gauche et les organisations ouvrières commémoraient cette date en défilant entre Bastille et Nation[1]. Le 14 juillet 1953, la police française s’illustra une fois de plus par un fait d’armes malheureusement bien méconnu, voir complètement oublié aujourd’hui : place de la Nation, à l’arrivée de la manifestation, elle assassina sept manifestants, dont six Algériens (qui étaient alors encore français) et un Français. Il me semble important le rappeler ici, tant ils ont été assassinés encore et encore depuis, étouffés sous la chape de silence qui recouvre systématiquement les crimes racistes en général, et la barbarie de la répression française contre les Algériens en particulier.

Ceux-ci, justement, qui étaient plusieurs milliers en ce 14 juillet 1953, avaient formé un cortège à part dans le cortège, avec leur propre service d’ordre. Encadré par le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) de Messali Hadj, alors assigné à résidence en métropole, ils en avaient reçu des consignes très strictes : aucune arme, y compris « par destination », une tenue correcte et la discipline durant la manifestation. En plus d’un portrait géant de leur leader, ils avaient déployé une ou des banderoles réclamant l’indépendance de l’Algérie. Cela provoqua dès le début de la manifestation l’ire de quelques parachutistes de retour d’Indochine qui tentèrent d’agresser le cortège mais furent repoussés – sans trop de dégâts pour eux car ils étaient protégés par la police. Mais les policiers, justement, postés à l’arrivée place de la Nation, tentèrent d’arracher banderoles et drapeaux aux manifestants. Mal leur en prit : ils durent se replier devant la riposte des Algériens. C’est à ce moment-là que l’on entendit les tirs d’armes à feu. Du côté du pouvoir, on prétendit par la suite que ces tirs venaient aussi des rangs des manifestants, mais c’était une pure intox, comme celle d’un Darmanin prétendant que les écolos étaient venus à Sainte-Soline « tuer du flic ». Éternels mensonges, éternelles insultes faites aux victimes par leurs bourreaux.

Je reprends la liste des morts donnée par Daniel Kupferstein (dans Les Balles du 14 juillet 1953, p. 55) :  Abdallah Bachah, 25 ans, né à Agbadou (Algérie), qui travaillait dans une usine fabricant des encriers ; Larbi Daoui, 27 ans, né à Aïn Sefra (Algérie), habitant Saint-Dié (Vosges), manœuvre et domestique ; Abdelkader Draris, 32 ans, né à Djebala (Algérie), qui travaillait chez Chausson, en banlieue parisienne ; Mouhoub Illoul, 20 ans, né à Oued Amizour (Algérie), ouvrier du bâtiment à Saint-Priest (Rhône) ; Maurice Lurot, 41 ans, né à Montcy-Saint-Pierre (Ardennes), ouvrier métallurgiste, de Paris ; Tahar Madjène, 26 ans, né au Douar Harbil (Algérie), habitant Paris ; Amar Tadjadit, 26 ans, né au Douar Flissen (Algérie), habitant Paris. Tous tués par balles.

Il y eut également au moins 48 blessés par balle – officiellement recensés par les hôpitaux. Il y en eut probablement beaucoup plus qui ne voulurent pas se rendre à l’hôpital, par crainte de la police. Des témoins ont parlé de centaines de douilles place de la Nation, après le massacre.

Deux livres décrivent en détail cette tuerie, ses prolégomènes et ses conséquences. Il s’agit de 1953, un 14 juillet sanglant, de Maurice Rajsfus et de Les Balles du 14 juillet 1953, de Daniel Kupferstein, qui a également réalisé le film éponyme[2].

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les deux livres ne font pas doublon. La grande qualité de celui de Rajsfus est de restituer un panorama très complet des forces politiques en présence dans la France de 1953, et aussi des organisations syndicales, de la presse et des prises de position de personnalités plus ou moins indépendantes des partis – je pense ici en particulier à l’abbé Pierre, présent à la Nation en ce 14 juillet, et que je ne connaissais pas sous ce jour-là : « Ils [les tenants de l’“ordre”] n’ont rien à opposer à notre raison, à notre cœur et à notre foi. Alors ils donnent la force et la force bestiale ! Honte sur eux ! » (Maurice Rajsfus, p. 134[3]). On trouve encore dans ce livre, en annexe, « l’essentiel du compte rendu de la séance d’interpellations [à l’Assemblée nationale] du 16 juillet 1953, publié par le Journal Officiel » (M.R, p. 210). Une lecture qui vaut le détour… Le livre de Maurice fut le premier consacré à ce « 14 juillet sanglant ». C’était le résultat d’une commande d’éditeur : « J’ai été sollicité pour écrire ce livre par [un] ami journaliste qui était éditeur chez Agnès Viénot », avait dit son auteur à Daniel Kupferstein qui le rapporte dans son livre (DK, p. 219). « C’était à l’automne 2002. […] J’ai été sous pression pour écrire ce livre. J’ai dû l’écrire en trois mois, car il y avait une date butoir : il fallait qu’il paraisse absolument pour le cinquantenaire de l’événement. » C’est pourquoi son auteur se basa plus sur des documents écrits – presse, prises de positions de personnalités, débat à l’Assemblée – que sur des témoignages directs, même s’il en rapporte quelques-uns, obtenus après un appel passé dans L’Humanité.

Daniel Kupferstein, lui, commença par un film de 85 minutes, qu’il mit quatre ans à réaliser, quatre années durant lesquelles, dit-il, « j’ai sillonné la France comme l’Algérie. J’ai retrouvé les familles des victimes et j’ai recueilli de nombreux témoignages inédits de manifestants, de spectateurs et même de deux policiers qui étaient en première ligne… » Et il explique que « les limites imposées par les règles de l’écriture cinématographique [l’] ayant obligé à “sacrifier” un grand nombre de témoignages, [il a] ressenti, juste après la sortie du film, ce besoin de raconter tout ce que j’avais pu apprendre, et de le transmettre » (DK, p. 11). C’est ce qui fait selon moi l’intérêt de son livre : le très grand nombre de témoignages qu’il rapporte, et aussi, bien sûr, le temps passé à la composition du film, qui a profité ensuite à l’écriture.

Les deux ouvrages se complètent très bien, en somme, et je ne peux que recommander la lecture des deux – avec un petit faible pour le premier, parce que j’ai connu et apprécié Maurice Rajsfus, vieux militant toujours présent là où il fallait être mobilisé jusqu’à la toute fin de sa vie.

Je ne vais pas m’étendre ici sur le contenu de ces deux ouvrages – tout au plus ajouterai-je qu’ils sont vraiment très accessibles, écrits en styles directs et percutants. De plus, ils nous font découvrir une époque oubliée aujourd’hui, celle des années 1950 et de la IVe République, de son empire colonial, de sa guerre d’Indochine bientôt perdue à Diên Biên Phu, et des prémices d’une autre guerre qui longtemps ne sera pas nommée comme telle, en Algérie. Justement, certains commentateurs disent que les balles du 14 juillet 1953 en marquèrent le début. Plus exactement, on dira que ce massacre, après d’autres (bien plus importants : sans vouloir remonter plus loin, jusqu’à la conquête ou à la grande révolte de 1871, n’oublions pas le 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et autres lieux, qui fit des milliers de morts algériens), précipita la décision prise par le premier noyau dirigeant du FLN de passer à la lutte armée, décision mise en œuvre le 1er novembre 1954.

Évidemment, ces lectures sont édifiantes à un autre titre : il est quasi impossible de ne pas faire le rapprochement entre le racisme assumé de la police, de la plupart des médias mainstream et de la majorité parlementaire d’alors avec celui d’aujourd’hui. Si l’on reprend un certain nombre de déclarations de l’époque sans citer leurs auteurs, on aura du mal à les distinguer de celles de leurs successeurs d’aujourd’hui.

C’est bien pourquoi nous devons une fois de plus nous donner « pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil[4] ». C’est ce qu’ont décidé de faire plusieurs associations qui lancent un appel à la commémoration des 70 ans du 14 juillet 1953 et à refaire les défilés populaires du 14 juillet[5]. Extraits :

« Nous pensons qu’il est devenu urgent de reprendre ces défilés populaires pour défendre les valeurs républicaines, exprimées par cette devise Liberté-Egalité-Fraternité et qui sont aujourd’hui bafouées.

« La liberté est de plus en plus limitée par des interdictions de manifester, un contrôle accru des citoyens et citoyennes, des violences policières très souvent impunies ou encore par des agressions de locaux militants et la répression patronale.

« L’égalité est de plus en plus mise à mal par l’augmentation des écarts entre riches et pauvres mais aussi par les discriminations envers les populations issues de l’immigration coloniale ou encore la poursuite des inégalités entre hommes et femmes.

« La fraternité enfin, est violemment remise en cause par des débordements de haine raciale contre les personnes migrantes, en particulier les demandeurs d’asile qui fuient les guerres, la faim ou des régimes dictatoriaux au péril de leur vie mais aussi contre ceux et celles qui veulent les aider, pour citer quelques exemples.

[…]

« Le 14 juillet n’appartient ni aux militaires ni aux nationalistes xénophobes, il est notre bien à toutes et tous.

« Partout en France, réapproprions-nous le 14 juillet !

« À Paris, rendez-vous pour le premier rassemblement le 14 juillet 2023 à 11h place de la Bastille, où nos organisations annonceront leur volonté de travailler ensemble à un grand 14 juillet 2024, populaire, revendicatif, anticolonial, féministe et anti-impérialiste, pour la paix et l’émancipation sociale[6]. »

 

Un dernier mot. Personnellement, je suis adhérent de l’association des Ami·e·s de Maurice Rajsfus, cosignataire de cet appel. À la fois parce que j’ai connu Maurice, comme je l’ai dit, et admiré sa combativité qui ne le cédait en rien à sa gentillesse, mais aussi parce que son combat contre la police et le racisme me semble hélas plus que jamais nécessaires. Entre autres activités, l’association soutient la réédition des livres de Maurice au sein d’une collection spéciale des éditions du Détour[7] – une dizaine sont déjà disponibles. Je ne peux que vous engager à y aller voir.

Bonnes lectures et bon 14 juillet !

Le 9 juillet 2023, franz himmelbauer pour Antiopées

 

[1] À partir de 1935, en fait. On se souvient peut-être que cette année-là, le Komintern avait pris un virage stratégique en adoptant une ligne de soutien aux fronts populaires – donc d’alliances des partis communistes avec les autres forces de gauche –, abandonnant celle pure et dure du « front de classe » qui avait lamentablement échoué face aux nazis en Allemagne et aux fascistes en Italie. Déjà en février 1934, en France, les communistes et socialistes s’étaient réunis contre la tentative de putsch des ligues fascistes. Bref, cette alliance, dans l’Hexagone, se concrétisa, avant même le Front Populaire l’année suivante, par la manif commune du 14 juillet 1953, qui fut reprise les années suivantes, interdite sous l’Occupation, recommencée en 1945 et les années suivante et à nouveau interdite après 1953.

[2] Le livre de Rajsfus fut d’abord publié pour le cinquantenaire de l’événement, en 2003, chez Agnès Viénot, avec une posface de Jean-Luc Einaudi, l’historien qui mit au jour le massacre du 17 octobre 1961. Il a été réédité aux Éditions du Détour en 2021, avec une préface de Ludivine Bantigny : « “C’est du passé, n’en parlons plus” ? Le travail de l’histoire contre l’oubli en bande organisée » et la postface d’Einaudi : « Itinéraire d’un criminel », le criminel en question étant Maurice Papon, alors (en 1953) secrétaire général de la préfecture de police de Paris, et donc aux premières loges dans la répression des Algériens.

Le film et le livre de Daniel Kupferstein datent respectivement de 2014 et 2017 (éd. La Découverte, préface de Didier Daeninckx).

[3] Maurice Rajsfus, 1953, Un 14 juillet sanglant. Désormais noté MR. Les numéros de page se rapportent à l’édition de 2021. Les citations du livre de Daniel Kupferstein seront notées DK.)

[4] Walter Benjamin, « Thèses sur l’histoire », Œuvres III, Folio Essais, 2000, p. 433.

[5] Premières organisations signataires : Agir Contre le Colonialisme Aujourd’hui – Algeria Democracy – Association culturelle Les Oranges – Association des Ami.e.s de Maurice Rajsfus – Association Histoire coloniale et postcoloniale – Association Josette et Maurice Audin – ATTAC-France – Confédération générale du travail – Ensemble ! – Fédération nationale de la Libre Pensée – Institut Tribune Socialiste – L’Humanité – Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons – Les Amis du Monde diplomatique – Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples – Parti Communiste Français, fédération de Paris – QG décolonial – Réseau féministe « Ruptures » – Union syndicale Solidaires, Paris.

[6] Texte intégral ici : https://histoirecoloniale.net/Pour-les-70-ans-du-14-juillet-1953-commemoration-et-appel-a-refaire-les-defiles.html

[7] https://editionsdudetour.com/index.php/collection-maurice-rajsfus/

 

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