Aux origines de la république macronienne, II.

Marc Belissa & Yannick Bosc Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire – 1799-1804, La Fabrique éditions, 2021.

Je commencerai par renvoyer au précédent ouvrage des mêmes auteurs : Le Directoire. La république sans la démocratie, paru chez le même éditeur en 2018. J’en avais parlé ici-même, et je me permets de commencer par me citer – non que j’aurais chopé la grosse tête, hein, mais parce que la conclusion de ma recension d’alors me paraît pouvoir servir d’introduction à celle qui va suivre :

« Selon Belissa & Bosc, “par convention, les historiens considèrent que le coup d’État du 18 brumaire met fin au processus ouvert en 1789. […] Mais on peut également estimer que le régime consulaire est moins une rupture que l’aboutissement du projet thermidorien qui consiste à ‘terminer la révolution’ en confisquant la souveraineté. En d’autres termes, la rupture avec 1789 a déjà été en grande partie consommée en 1795.” Le Consulat (soit la période qui va de la fin du Directoire en 1799 à l’autoproclamation de Bonaparte comme empereur Napoléon Ier en 1804) se permit même de rétablir le suffrage universel masculin, tout en multipliant les niveaux de délégation, soit une “démocratie sans inconvénient”, comme disait Cabanis, l’un des rédacteurs de la Constitution “consulaire” qui succéda à la “directoriale” en 1799. Selon le même Cabanis, disent Belissa & Bosc, le peuple doit être la source de tous les pouvoirs mais il faut également qu’il n’en exerce aucun. Effectivement, voilà qui est tout à fait thermidorien. Je dirais même plus : macronien[1]. »

On comprend pourquoi, à quelques jours de l’élection présidentielle, je crois bon de rendre compte du nouvel opus de nos deux historiens. Je crains que cela ne nous encourage guère à aller exercer notre « devoir civique », comme ils disent… tant ce livre, dans la continuité du précédent comme le Consulat s’inscrit dans la continuité du Directoire et donc de Thermidor, nous donne à voir et à comprendre tout ce que les institutions de la Ve République (issue, elle aussi, d’un coup d’État perpétré par un militaire) doivent à Bonaparte (Napoléon n’apparaîtra qu’avec sa proclamation comme « Empereur des Français » le 2 décembre 1804).

Peu de jours avant le premier tour de la mascarade désormais quinquennale, c’est certainement le premier chapitre de ce Consulat de Bonaparte qui est le plus édifiant. Son titre en lui-même pourrait presque suffire à le résumer : « La confiscation de la souveraineté au profit d’un seul ». Le Directoire avait déjà ôté toute capacité politique au peuple, afin de confier le pouvoir à un exécutif renforcé (les cinq Directeurs), lui-même élu et contrôlé par deux assemblées législatives : les Cinq cents et les Anciens. Toute l’œuvre du Consulat consistera donc à poursuivre jusqu’à son achèvement la liquidation de toute forme de souveraineté démocratique, ou délibérante, fût-elle de plus en plus éloignée de celui que l’on prétendait toujours désigner comme souverain, soit le peuple. Je ne vais pas entrer ici dans le détail des embrouilles qui aboutirent au sacre de Napoléon Ier. Par contre, il me semble important de souligner que ce pouvoir d’un seul ne fut pas le résultat de sa seule volonté – dit comme ça, cela paraît évident et pourtant, ce truisme gagne à être illustré par les prises de position des unes et des autres rapportées par Melissa & Bosc.

Voici par exemple Germaine de Staël : « […] à l’origine avec Benjamin Constant du “libéralisme” qui s’épanouit au XIXe siècle, [elle] est emblématique de ces révisionnistes qui craignent tous la souveraineté populaire et militent en faveur d’un pouvoir exécutif renforcé et d’une réduction de la représentation nationale » (p. 52). « Révisionnistes » doit s’entendre ici comme les partisan·e·s d’une révision de la Constitution de 1795, celle du Directoire. Madame de Staël rédige en 1798 un ouvrage qui ne sera connu qu’après sa mort, mais dont les idées circulent et sont discutées dès l’époque de sa rédaction : Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France. Il s’agit de réviser la Constitution thermidorienne, laquelle ne donnait guère satisfaction : même réduite à la portion congrue, la démocratie donnait encore de faibles signes de vie et il avait fallu pas moins de deux petits coups d’État afin de rectifier la composition des Assemblées – celui du 18 fructidor, en 1797, qui cassa les élections suite à la victoire des royalistes et celui du 22 floréal en 1798, qui répéta la même opération, mais cette fois à l’encontre des « néojacobins ». Mais que l’on ne s’y méprenne point : la fille du banquier Necker parlait de la forme des institutions et non pas du fond. Ainsi, disait-elle, « la propriété est l’origine, la base et le lien du pacte social […] la propriété ou la société, c’est une seule et même chose » (cit. p. 52). Et leur défense vaut bien que l’on y mette les moyens : « S’il faut une dictature, c’est-à-dire une suspension de la volonté de tous, comment ne pas la chercher dans des institutions légales […] » (cit. p. 53). Bon sang, mais c’est bien sûr ! Il suffisait d’y penser !

Voici ensuite Sieyès – Emmanuel-Joseph Sieyès, ci-devant abbé. J’ai dit plus haut que je n’entrerais pas « dans le détail des embrouilles » de l’époque. Avec lui c’est compliqué, puisqu’il en fut l’un des acteurs principaux : pour ne parler que de la dernière période de la Révolution, il fut l’un des cinq Directeurs, et pas pour rien dans la résistible ascension de qui vous savez. Qu’est-ce qu’il dit, Sieyès ? « L’autorité doit toujours venir d’en haut, c’est-à-dire de la représentation nationale ou du peuple représenté. [C’est moi qui souligne] […] le pouvoir souverain réside essentiellement dans le peuple représenté. » Ce qui le conduit logiquement à conclure qu’« il n’y a plus d’égalité politique entre les représentants et les représentés » (cit. p. 57). Durant le Directoire, Sieyès « cherchait un sabre », afin de mettre bon ordre aux débordements des « exagérés » ou des « exclusifs » (royalistes et jacobins). Il le trouva en Bonaparte. Mais ce dernier poussa la logique antipopulaire jusqu’au bout : désormais, il n’y aurait plus d’égalité politique entre le représentant et les représentés…

Aussi, la « société » n’en pouvait mais. Entendez Boissy d’Anglas, qui déclare en 1795 que « Depuis six ans, en proie aux orages des révolutions qui ont déchiré notre malheureuse patrie, l’œil fixé sur un but qui semblait nous fuir […] nous avons plus cédé à l’impulsion populaire que nous ne l’avons dirigée » (cit. p. 58, c’est encore moi qui souligne).

Voici enfin Cabanis, médecin et philosophe « modéré »[2]. Il expose le projet de brumaire en détaillant la Constitution de l’an VIII (1799, après le coup d’État du 18 brumaire) à la rédaction de laquelle il a participé : dans le « véritable système représentatif […] tout se fait […] au nom du peuple et pour le peuple ; rien ne se fait directement par lui : il est la source sacrée de tous les pouvoirs ; mais il n’en exerce aucun […] ; le peuple est souverain, mais tous les pouvoirs dont sa souveraineté se compose sont délégués ; il prend part à tout par sa surveillance, mais ses passions ne peuvent jamais être égarées par les agitateurs, et troubler la paix de l’État : en un mot, il est libre, mais il est calme. »  Grâce à cette organisation adéquate de la représentation politique, il devient (enfin !) possible d’« établir une démocratie purgée de ses inconvénients » (cit. p. 59-60, c’est toujours moi qui souligne).

Bref, on aura compris que le principal souci des thermidoriens, qui finirent par porter Bonaparte au pouvoir en tant que Premier Consul, ce qui lui permit ensuite d’accaparer tout le pouvoir à lui tout seul, était de se débarrasser du peuple délibérant d’abord, des assemblées représentatives un peu trop indociles ensuite. Ce qui fut fait.

Conséquence immédiate de cette concentration extrême de l’exécutif : la centralisation administrative, à laquelle Belissa & Bosc consacrent leur deuxième chapitre. Contrairement à un cliché qui a la vie dure, la centralisation administrative n’est pas « jacobine », pas plus que les jacobins ne mirent en place un système centralisé, bien loin de là. « Plus les fonctionnaires se mettent à la place du peuple, disait Saint-Just, et moins il y a de démocratie. » Et, dans le projet de Constitution qu’il présenta à la Convention en 1793, il précisait que « la souveraineté de la nation réside dans les communes » (cit. p. 81-82). Et de fait, « la loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) qui organise le gouvernement révolutionnaire attribue l’exécution des lois révolutionnaires aux municipalités et aux comités de surveillance élus localement, en particulier l’exécution de la loi dite du Maximum qui permet de contrôler le prix des biens nécessaires à l’existence et celui des matières premières indispensables au travail des artisans » (p. 82). Or ce sont bien les jacobins qui exerçaient le plus d’influence à la Convention à ce moment-là. Dans ce domaine comme dans celui de la représentation politique, la réaction thermidorienne employa toutes ses forces à évincer le peuple. Et ici encore, Bonaparte devint Napoléon en poussant cette logique jusqu’au bout. La mesure la plus connue, et la plus emblématique, probablement, de sa dictature, est la création des préfets qui, inversant le flux de la représentation, représentent l’exécutif et, en dernière analyse, le dictateur lui-même, qui les nomme et les limoge selon son bon plaisir. Ils ont tout pouvoir dans leur département, à condition d’appliquer à la lettre les consignes du ministre auquel, et à lui seul, ils doivent rendre des comptes. Chaptal, qui présente le projet de gouvernement bonapartiste tel qu’organisé par une loi de 1800, explique : « Le préfet ne connaît que le ministre [de l’Intérieur], le ministre ne connaît que le préfet. Le préfet ne discute point des actes qu’on lui transmet ; il les applique, il en assure et surveille l’exécution […] Le préfet, essentiellement occupé de l’exécution, transmet les ordres au sous-préfet ; celui-ci aux maires des villes, bourgs et villages, de manière que la chaîne d’exécution descende sans interruption du ministre à l’administré, et transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la rapidité du fluide électrique. » (Cit. p. 88.) En somme, une chaîne de commandement sur le même modèle que celle qui a cours dans l’armée.

Je passe sur l’organisation de la justice (Napoléon décide des nominations, de l’avancement, etc.), celle des lycées – sur le modèle militaire également –, ou encore sur le contrôle des scientifiques par l’intermédiaire de l’Institut, à propos duquel les deux auteurs concluent ainsi ce chapitre : « Monarque protecteur des sciences qui met la vie intellectuelle sous contrôle policier, Bonaparte ne souhaite pas l’émergence d’une aristocratie du savoir mais celle d’experts au service de l’État. » (p. 103) Curieux, ça me rappelle quelqu’un…

Je n’ai abordé que les deux premiers chapitres de ce livre. Traiter des suivants déborderait le cadre de cette note, mais tout de même, il faut rappeler ici que nous devons à Napoléon, en vrac, le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, la remise à leur place des femmes et des enfants, sur lesquels s’exerce en pratique, selon le Code civil, la seule réelle souveraineté concédée à tout individu mâle et majeur, la Légion d’honneur – manière de se créer une clientèle d’affidés reconnaissants – et, last but not least, la Banque de France, banque privée mais reconnue nationale, en quelque sorte, en échange des services sonnants et trébuchants (financement de sa résistible ascension) rendus au futur empereur par quelques financiers scélérats (pardon pour le pléonasme).

Je ne reviens pas non plus sur le discours prononcé par Macron devant le tombeau du dictateur aux Invalides lors de la commémoration du bicentenaire de sa mort. Il suffira de relever, comme le font Belissa et Bosc, que ce même président, qui se targue, dans d’autres contextes, de « réconcilier les mémoires », n’a pas cru bon de commémorer, en cette même année 2021, le cent cinquantenaire de la Commune.

franz himmelbauer

[1] https://antiopees.noblogs.org/post/2018/09/30/aux-origines-de-la-republique-macronienne/

[2] Ami de Mirabeau et Condorcet, membre du même club que Sieyès, et qui échappa aux rigueurs de la Convention montagnarde parce qu’il était également respecté en tant que médecin qui soignait les pauvres.

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Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire

Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire, éditions La Découverte, 2022.

Voilà un bouquin qui tombe à pic. Pas seulement parce que cette année, on commémorera les soixantièmes anniversaires du cessez-le feu en Algérie – acté le 18 mars 1962 par les dits « accords d’Évian » entre le gouvernement de la République française et le gouvernement provisoire de la République algérienne, (GPRA, alors encore installé à Tunis) –, de l’indépendance de l’Algérie, proclamée le 5 juillet 1962 et, en septembre, de l’élection de l’Assemblée nationale constituante et de la mise en place du premier gouvernement dirigé par Ben Bella. Mais aussi, mais surtout, parce que ce livre parle de cette année cruciale depuis un double point de vue : algérien et populaire. Et ça change tout.

On sait que Jupiter Macron, qui prétend réconcilier tout le monde avec tout le monde[1], a récemment reçu en son palais des représentants des « rapatriés », ou « pieds-noirs », soit ces Français d’Algérie dont une très grande partie[2] quittèrent leur pays natal, en panique[3], durant l’année 1962, et furent assez mal accueillis en « métropole » (de leur point de vue en tout cas et de celui de tous les candidats aux élections de la Ve République, qui les flattent régulièrement dans le sens du poil) . Or le discours présidentiel[4], précédé de l’intervention d’une personne qui fut, enfant (elle avait alors cinq ans), l’une des victimes d’un attentat à la bombe commis par le FLN en 1956[5], après le bla-bla habituel sur « l’amour charnel » des rapatriés pour « cette terre », leur « labeur pour la faire fructifier[6] » puis leur « exode » et leur « exil », poursuit par cet énoncé : « L’histoire des rapatriés est celle de la France. » Quant aux Algériens, on se demande où ils sont passés, ceux-là… D’ailleurs, un peu plus loin, le Président parlera de « l’engrenage mortifère de la guerre civile ». Là, je suis interloqué : « guerre civile » ? – mais entre qui et qui ? Exit donc les Algériens, totalement invisibilisés par ce discours.

Parmi les invités de l’Élysée, ce 26 janvier, figurait Jean-Jacques Jordi, rapatrié lui-même et que La Provence du même jour, en chapô de son interview, présente comme « historien, spécialiste des migrations en Méditerranée [et] incontournable sur la question des pieds-noirs ». Alors il dit quoi, ce monsieur ? Eh bien, que « ce pays [l’Algérie, bien sûr] n’était pas une colonie comme les autres pays africains. Il était considéré comme une prolongation de la France. Les pieds-noirs […] ne doivent pas se considérer comme des colons. Leurs ancêtres ont peuplé ces territoires, mais n’ont rien décidé et il n’y a pas eu de guerre de conquête[7]. » Je ne sais pas ce qui m’a le plus estomaqué à la lecture de ces lignes : l’énormité des mensonges de cet « historien » ou la passivité du journaliste qui n’y réagit pas[8]. Et je ne parle pas des propos du même Tonneau (c’est son nom) sur Macron dont il écrit qu’après avoir suscité contre lui l’hostilité des rapatriés pour avoir déclaré en 2017 que la colonisation était un crime contre l’humanité, il a, depuis, « défriché ce terrain [de la mémoire] où les mines restent entretenues par les gouvernements algériens, bien plus que par le peuple ». Pauvre barrique ! S’il se documentait tant soi peu avant d’écrire un article, en lisant par exemple le livre de Malika Rahal[9], il saurait que parler de mines dans ce contexte, c’est pour le moins une maladresse, sinon une insulte à la mémoire des nombreuses personnes tuées ou estropiées par ces saloperies d’engins posés par l’armée française au long des frontières algéro-marocaines et tunisiennes afin d’empêcher tout soutien de l’extérieur aux combattants du FLN. Voici ce qu’écrit là-dessus l’auteure d’Algérie 1962 :

« Le sol algérien est d’abord empoisonné par la présence de vastes zones minées par les quelque onze à douze millions de mines antipersonnel déposées par l’armée française durant le conflit, principalement – mais pas exclusivement – dans les zones frontalières. […] le sol continue donc à mener une “guerre après la guerre” contre ses habitants et tue aveuglément dès 1962 […]. En avril 2018, le président de l’association algérienne des victimes des mines comptabilisait 7500 victimes de mines datant de la période coloniale depuis 1962. Le 26 décembre 2019 […] Algérie Presse Service (APS) [rapportait] qu’un jeune garçon [avait] encore été tué par une mine datant de la guerre dans la région de Sidi Bel-Abbès. » (p. 259)

Le déminage, dit encore Malika Rahal, avait commencé dès l’indépendance, jusqu’à la proclamation officielle de la fin des opérations en janvier 2017. Or, s’il bénéficia dès 1963 d’un soutien des démineurs soviétiques, il fallut attendre… 2007, soit quarante-cinq ans après les accords d’Evian, avant que le chef d’état-major des forces armées françaises daigne remettre les plans des champs de mines aux Algériens !

Bref, oublions Tonneau, Jordi, Macron et compagnie et retournons en Algérie 1962. J’ai trouvé cet essai vraiment passionnant, d’abord parce qu’il tient la promesse de son sous-titre : Une histoire populaire.

Une histoire : car 1962 est un aboutissement, bien sûr (132 ans de colonisation, sept ans de guerre de libération, pour faire – trop – vite). C’est aussi un début, un commencement, celui d’une nouvelle ère pour les Algérien·ne·s. C’est enfin (surtout ?) une durée en soi, avec ses propres dynamiques, et qui déborde un peu le cadre strict de l’année 1962, puisque l’auteure estime que l’effervescence qui la caractérise commence avec les manifestations de masse de décembre 1960, lesquelles contraignirent De Gaulle à reconnaître la volonté d’indépendance du peuple algérien[10] envers et contre la victoire militaire française sur l’ALN (armée de libération nationale), et court jusque vers mars 1963, « quand la loi sur la nationalité délimite le corps national en fixant les conditions de possession de la nationalité : même si, pour les Français d’Algérie, il reste encore deux années pour se déterminer de façon définitive, l’établissement de la loi représente une fermeture par rapport à un temps où l’Algérie semblait être le pays de qui voulait s’y reconnaître » (p. 416). Malika Rahal y ajoute la « nationalisation des bien vacants » (laissés derrière eux par les rapatriés), ce qui referme évidemment un certain nombre de possibles (retour d’anciens propriétaires, français ou algériens, mentionne-t-elle, à quoi j’ajouterais la reprise des infrastructures de production et des terres en autogestion, pas forcément facilitée par la propriété étatique).

Une histoire populaire : si vous cherchez à vous renseigner sur l’histoire politique de l’indépendance, au sens des luttes pour le pouvoir entre différentes factions, alors vous n’êtes pas au bon endroit. Ce livre en parle aussi, bien sûr, quand leur évocation est nécessaire afin de mieux comprendre le contexte, mais ce n’est pas, et de loin, son objet central. Son principal centre d’intérêt, ce sont les conditions réelles qu’ont connues les Algérien·ne·s à ce moment-là, comment ielles les ont vécues et ressenties. Naguère, j’avais écrit une note de lecture sur Tous ceux qui tombent, un essai historien sur la Saint-Barthélémy[11]. J’y avais repéré la même sensibilité aux « petites gens » – ou aux gens, tout simplement. Le sous-titre du livre de Foa était d’ailleurs Visages de la Saint-Barthélémy, indiquant son projet de donner des noms et des visages aux victimes du massacre. Ici, nous découvrons aussi beaucoup de visages et de personnalités à travers les nombreux témoignages recueillis directement par l’auteure et ses recherches dans diverses archives, livres et autres périodiques[12].

Elle a donc divisé son livre en quatre parties qui cherchent à répondre aux quatre questions qu’elle (se) pose dans son introduction :

« La première est celle de savoir ce que 1962 fait à la violence. » En effet, avant de marquer la fin de la guerre, on dirait presque que le cessez-le-feu la relance, « avec le déchaînement de celle de l’OAS, ainsi que certaines violences vengeresses de fin de guerre et des violences interalgériennes qui se prolongent » (p . 18). Dans les souvenirs des témoins de l’époque, la période mars (Évian) juillet (indépendance) est souvent nommée « le temps de l’OAS ».

« La deuxième […] est celle de savoir ce que 1962 fait aux corps, corps collectif et corps individuels. » En gros, il s’agit de comprendre et de montrer, au-delà des « récits de déploration » qui insistent sur les déchirements, en quoi « les événements de 1962 sont fondateurs et procèdent d’une dynamique de fusion » – retrouvailles, deuils, auto-organisation obligée afin de parer aux urgences, sans oublier les festivités autour du 5 juillet[13].

« La troisième question est celle de de ce que 1962 fait à l’espace. » (p. 19) Les camps et les prisons s’ouvrent, les réfugiés rentrent, les pieds-noirs s’en vont, le tout dans un espace encore partagé, durant la période transitoire, (de mars à juillet) entre FLN, armée française et OAS ; et dans un espace, particulièrement l’espace rural, ravagé par la guerre (bombardements intensifs, y compris au napalm, champs de mines, destruction de centaines de villages par l’armée française, etc.)

« Enfin, la dernière partie explore ce que 1962 fait au temps. […] L’indépendance réactive la mémoire d’événements anciens, du début de l’occupation française en 1830 aux dépossessions foncières plus récentes. » (p. 21-22) Mais on voit bien qu’elle est aussi porteuse d’immenses espérances et, en cela, tournée vers l’avenir.

« On le comprend, le sujet est immense ; j’assume de ne pas en traiter tous les aspects », peut-on lire (p. 19) dans cette introduction. Je pourrais en dire autant de cette recension…

Influencé par l’actualité dont j’ai traité au début de cette note, j’ai choisi de m’attarder sur le chapitre 5 : « L’événement : Oran 1962 ». En effet, Macron dans son discours comme Jordi dans son interview parlent de ce massacre du 5 juillet (le jour des festivités de l’indépendance, donc). Le Président évoque « l’engrenage mortifère de la guerre civile [qui] conduisit au drame du 5 juillet à Oran où des centaines d’Européens, essentiellement des Français, furent massacrés […] ». Jordi quant à lui, interrogé par Tonneau sur la fusillade de la rue d’Isly (le 26 mars à Alger), termine ainsi sa réponse, après avoir évoqué les circonstances troubles qui conduisirent les soldats français à tirer sur leurs compatriotes (sur des « Européens », là gît le scandale) : « Certaines choses ne s’expliquent toujours pas. Mais la journée qui compte est le 5 juillet. — Pour quelles raisons ? — Le 26 mars, l’armée française tire [rue d’Isly] sur des Français. Le 5 juillet, alors que l’on fête l’indépendance, un coup de feu à Oran entraîne une “chasse à l’Européen” qui fera 700 morts et disparus. Cette journée fut la plus meurtrière de toute la guerre[14]. »

Malika Rahal a cherché les causes de l’événement. Car de ce point de vue, « un coup de feu » ne nous dit pas grand-chose… Elle montre comment cet événement n’a pas existé isolément, mais a été précédé par « des violences de fin de guerre qui se sont déroulées dans la ville à partir du début 1962 et dont le massacre du 5 juillet n’est que le dénouement » (p. 83). Elle en restitue d’abord le paysage (son « arrière-pays », dit-elle). En 1960, Oran comptait 413 000 habitants, répartis moitié moitié entre « Européens » et « musulmans[15] ». Mais en 1962, la population musulmane a nettement augmenté – du fait probablement de l’ouverture des camps de concentration (dits « de regroupement » par les autorités coloniales) créés pendant la guerre par l’armée française – et qui détenaient, jusqu’aux accords d’Evian au moins 2 350 000 personnes, soit un quart de la population colonisée[16] – peut-être aussi tout simplement parce que les ravages exercés par l’armée française dans les campagnes avaient bousculé leurs habitants vers les villes. D’après un rapport du CICR (Comité international de la Croix-Rouge), venu observer la situation fin mai 1962, « la situation des musulmans d’Oran est actuellement très précaire. Les quartiers qui leur sont réservés et qui contiennent environ 300 000 personnes dont 50 000 enfants sont complètement encerclés par des quartiers européens. Les entrées sont hérissées de barbelés. Nombreux postes de contrôle militaires et FLN à l’entrée, la ville est pratiquement en état de siège. Le téléphone est complètement coupé en ville musulmane et les moyens de communication avec l’extérieur sont très difficiles. » Le même rapport note que « les quartiers musulmans sont soumis à des tirs intermittents de mortier (deux à trois fois par semaine). Le 20 mai par exemple, plusieurs obus sont tombés sur une place publique et ont fait dix-sept morts et soixante-huit blessés. » (p. 86) Le rapport ajoute qu’en plus des mortiers, les « musulmans » sont les cibles de snipers postés dans les quartiers européens et qui « prennent en enfilade » les rues de leurs quartiers. Il y a très peu de médecins, encore moins d’infrastructures médicales en état de fonctionner (coupures d’électicité fréquentes, manque d’approvisonnement en médicaments et en matériel, etc.) La mortalité infantile explose : l’envoyé du CICR note « quatre-vingt décès infantiles [en quatre jours], une menace d’épidémie de méningite cérébro-spinale, des cas de méningite tuberculeuse foudroyante chez des enfants malnutris[17] » (p. 88). Dans ces conditions, les malades et les quelque sept à huit blessés quotidiens par balles ou éclats de mortiers doivent souvent être évacués vers Tlemcen (à 180 kilomètres) pour y être opérés – or ces transports, faute d’ambulances, se font dans des conditions dramatiques, dans de vieilles 403, souvent mitraillées en route par les tueurs de l’OAS (il faut savoir que c’était une des spécialités de ces gens-là que d’aller achever les blessés du camp d’en face dans leur lit d’hôpital et ce non seulement à Oran mais partout en Algérie).

Il existe un autre rapport sur ce qui s’est passé à Oran durant des mois, bien avant le 5 juillet, c’est celui du consul des Etats-Unis William Porter, rédigé un peu plus tard, en 1963. Pendant la période « transitoire » (du 18 mars à l’indépendance), Oran était selon ses termes « a city of terror » : « Nulle part ailleurs, dit-il, l’Organisation armée secrète n’a été aussi puissante, aussi impitoyable et aussi soutenue par la masse de la population qu’à Oran. Les “musulmans” étaient parqués dans ce qu’on a appelé le pire ghetto depuis Varsovie, systématiquement bombardés, privés des produits de base de la vie, et étaient massacrés par des gangs de voyous avec une forme de plaisir lorsqu’ils sortaient de leurs enclaves. » (p. 88) Et Malika Rahal d’ajouter que l’auteur du rapport du CICR, lui aussi, fait la comparaison avec le ghetto de Varsovie, une comparaison que lui ont suggérée les rares médecins tentant d’exercer en secteur musulman.

Elle présente ensuite un schéma des lignes de tir des snipers OAS sur un des quartiers musulmans, montrant qu’ils disposaient de points hauts qui leur permettaient de prendre plusieurs rues en enfilade. « Dans cette période de l’OAS, raconte un témoin cité par Malika Rahal, à cause des snipers, les hommes, notamment les anciens combattants [« musulmans »], ne pouvaient se rendre à la poste Saint-Charles, proche de l’immeuble blanc [où étaient postés des tireurs], pour retirer leurs pensions. Un temps, des femmes y sont allées à leur place, notamment une voisine, Aïcha. Un jour finalement, Aïcha et quatre autres femmes ont été abattues par les snipers à quelques mètres de la poste, depuis le même immeuble blanc, par-dessus les maisons basses. » (p. 91) Ce doit être cela , la « guerre civile » dont parle Macron. Civile ? Coloniale et raciste, oui !

Et ce n’est pas tout. Avant le cessez-le-feu, le 28 février 1962, eut lieu à Oran l’attentat que Paris Presse qualifia de « plus sanglant de la guerre d’Algérie » : deux voitures piégées explosèrent en lisière du quartier musulman de Mdina Jdida et firent des dizaines de morts et encore plus de blessés (le bilan précis est difficile à reconstituer dans la mesure où les « musulmans » ne pouvaient évidemment se rendre dans les hôpitaux des quartiers « européens » où ils auraient été à coup sûr les cibles de l’OAS).

« À la veille de l’indépendance, Oran apparaît donc comme une ville marquée non seulement par les huit années de guerre qui ont affecté tout le pays, mais aussi par un déchaînement spécifique de l’OAS, au point que la panique, la tension et les représentations angoissées de l’avenir transpirent de partout. » (p. 96) Pour couronner le tout, le 25 juin, l’OAS incendie les réservoirs de stockage de carburant du port d’Oran. Le ciel en sera obscurci plusieurs jours, ce qui crée une atmosphère d’apocalypse, rapportent les témoins. Le 5 juillet vers 11h30, alors que commencent les festivités de l’indépendance, on entend des coups de feu. Où et par qui sont-ils tirés, nul ne le sait. Toujours est-il qu’ils provoquent la panique et la rage parmi les « musulmans » – on peut dire à présent : les Algérien·ne·s. C’est la provocation de trop. Contrairement à ce que prétend Jordi dans l’interview citée plus haut, on ne connaît pas le bilan exact du nombre de victimes « européennes »… et Algériennes, car il y en eut aussi ce jour-là, ce qui tendrait à prouver que l’OAS, une fois de plus, était impliquée dans le déclenchement des violences et leur poursuite jusqu’en milieu d’après-midi. Malika Rahal dit que le décompte « officiel » des morts, publié par la presse le 9 juillet, est régulièrement contesté, mais qu’« il demeure le plus solide que nous ayons » : cent un morts, dont soixante-seize Algériens et vingt-cinq « Européens », et cent quarante-cinq blessés (cent cinq Algériens et quarante « Européens ». Il est possible que parmi les Algériens figurent des « harkis », « au sens générique de traîtres ». Quoi qu’il en soit, conclut l’auteure, ce bilan indique un aspect « totalement occulté de l’événement : s’il s’approche de la réalité, il aurait fait plus de victimes “musulmanes” que de victimes “européennes”[18] ». On voit par là que le président de la République française a repris à son compte, dans son discours, une version très éloignée de la réalité du massacre du 5 juillet. Et pour faire bonne mesure, il n’hésite pas à ajouter que « ce massacre, lui aussi, doit être regardé en face et reconnu ». L’ignorance qu’il manifeste ainsi est-elle délibérée ? J’ai tendance à le penser – je pense qu’il raconte ce que veulent entendre les pieds-noirs afin de capter leurs voix. Pour qui voudra ne pas se contenter de ces balivernes, je recommande la lecture de Algérie 1962, en ajoutant que je ne me suis arrêté ici que sur une toute petite partie du livre (un chapitre sur vingt-deux[19]), et qu’il y a vraiment énormément à apprendre dedans – j’espère en avoir donné un aperçu malgré tout.

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[1] On peut se faire une idée de cet « activisme mémoriel » en lisant l’épilogue, signé par Nadia Yala Kisukidi, du livre L’Empire qui ne voulait pas mourir, dont j’ai récemment rendu compte ici. En voici un extrait : « L’activisme mémoriel engagé depuis plusieurs années par l’État français tend à réformer une relation figée dans le cycle sans fin des violences et des humiliations postcoloniales. Pourtant, ces nouvelles logiques narratives se heurtent encore trop souvent à deux écueils : en premier lieu, la transformation du récit franco-africain s’effectue au profit exclusif de la France – il s’agit de transformer symboliquement les termes de la relation, mais pour mieux perpétuer ce qui a été et assurer les attributs matériels de la puissance à un État qui doit maintenir son rang et son prestige mondial ; en second lieu, la transformation du récit n’est souvent qu’un nouvel effet d’annonce – comme une énième prestidigitation –, l’effet magico-religieux de la parole élyséenne et des grands rituels symboliques masquant l’absence de changements politiques réels. » (p. 964, c’est moi qui souligne.)

[2] « En quelques mois », dit Macron, « près d’un million de personnes […] sont passées d’une rive à l’autre. » En fait, dit plus précisément Malika Rahal : « Durant l’année 1962, ce sont quelque 650 000 personnes qui migrent pour s’installer en France sur environ un million d’“Européens”. » (p. 48) Plus loin, elle ajoute : « Les Français d’Algérie qui restent seront 200 000 en 1963 […] sur un million en 1960. » (p. 140). Les différences de chiffres avec Macron ne sont pas minces. Probablement que ce « près d’un million en quelques mois » participe de l’amplification du drame vécu par les rapatriés… Le Président utilise d’ailleurs un peu plus loin dans son discours l’image-choc forgée par les plus traumatisés de ces derniers : « La valise ou le cercueil ». C’est très largement exagéré, et l’on ne voit pas que de telles outrances puisse participer d’une quelconque « réconciliation des mémoires ». Quant à moi, j’ai connu des pieds-noirs moins grandiloquents qui pratiquaient l’autodérision lorsqu’il m’arrivait de partager l’apéro avec eux (eux l’anisette et moi le pastis) aux comptoirs de la petite ville de F., dans le sud-est de la France, où ils furent nombreux à s’installer après l’exode. Je me souviens toujours de cette formule qui m’avait frappé : « On est partis à poil, une main devant, une main derrière. » Il y avait là aussi de l’exagération, mais j’oserais dire qu’elle était plus civilisée que celle d’un Macron qui instrumentalise les drames vécus par les autres afin de se faire réélire.

[3] Comme le rapporte Malika Rahal à travers plusieurs exemples, les « Européens », dans leur grande majorité, ne pouvaient se résoudre à rester dans un pays dirigé par des « Arabes ». Mais il faut ajouter à cela que le rythme des départs fut considérablement accéléré par la guerre menée par l’OAS, dont l’objectif était d’imposer des enclaves blanches dans le nouveau pays indépendant, et dont Macron ne mentionne le nom qu’à deux reprises dans son discours du 26 janvier, alors que cette organisation terroriste (on n’en a pas eu d’autre depuis en France, du moins au même niveau de violence et de nombre de victimes) porte une très lourde responsabilité dans la prolongation de la guerre durant des mois après les accords d’Évian, une guerre non moins féroce contre les « Européens » suspects de sympathie envers les « musulmans », et contre ceux qui voulaient partir (« trahissant » ainsi la cause coloniale), que contre le FLN.

[4] À lire sur le site de l’Élysée.

[5] Passé à la postérité sous le nom d’attentat du Milk Bar, il fit trois morts et une soixantaine de blessés, dont de nombreux enfants. Pourquoi avoir fait parler une victime de cet attentat – par ailleurs très digne – au début d’une cérémonie qui consistait surtout à reconnaître un « massacre » (ce sont les mots du Président) d’« Européens » (comme on disait alors, par opposition aux « musulmans ») rue d’Isly à Alger, tombés sous les balles de l’armée française, « massacre impardonnable pour (sic) la République » ? Si Emmanuel Macron a pu accuser le régime algérien d’exploiter une « rente mémorielle » contre la France, on voit bien, à travers cette mise en scène, comment lui aussi tente de tirer bénéfice d’une mémoire « victimaire » (celle des victimes du FLN) contre une autre (celle des victimes – ici « européennes » – de l’armée française).

[6] Dans ce « labeur pour la faire fructifier », comment ne pas entendre l’écho de la sempiternelle fable, répétée toujours et partout où il y eut colonisation, à propos de ces « terres vierges », ou « laissées à l’abandon », ce qui légitimait leur prise de possession ?

[7] C’est évidemment moi qui souligne.

[8] Et comme il ne faut jamais laisser passer une occasion de taper sur monsieur Z., j’en profite donc pour dénoncer la même attitude chez trop de soi-disant journalistes qui l’interviewent, à propos, entre autres, de Pétain et des juifs, particulièrement de la rafle du Vél’d’Hiv. L’autre matin dans la matinale de France Inter, un auditeur appelle et lui demande comment il peut soutenir que Pétain a protégé les juifs contre les nazis. Z. rétorque aussitôt qu’il n’a jamais dit cela, mais que Pétain a protégé les juifs français, hein, français ! Et c’est malheureux, ces juifs raflés à Paris en juillet 1942, ils portaient tous des noms polonais, hein, polonais ! Quand bien même ce serait vrai (mais ça ne l’est pas, évidemment), les « journalistes » pourraient – que dis-je, devraient ! – lui demander alors ce qu’il a à dire sur la déportation des juifs « polonais ». Bah non, pensez, z’ont pas le temps, le gars et la meuf. Je les déteste autant que Z.

[9] Algérie 1962 a paru début janvier.

[10] Voir là-dessus les travaux de Mathieu Rigouste, livre, film et site Un seul héros le peuple.

[11] À lire par ici.

[12] La liste des « Témoignages et sources primaires » occupe les pages 421 à 445 du livre.

[13] La date avait été fixée 132 ans après, jour pour jour, la capitulation du Dey d’Alger devant les Français.

[14] La Provence, 26 janvier 2022, loc. cit.

[15] Même si c’est un peu lourd, je suis Malika Rahal dans son usage des guillemets autour des noms « Européens » et « musulmans », en tant qu’ils désignent les « catégories raciales de la colonisation » (p. 18).

[16] Un quart ! Difficile de ne pas être abasourdi devant l’ampleur de ces « regroupements de population », bel euphémisme d’une stratégie contre-insurrectionnelle dite de la « guerre révolutionnaire », mise au point par des officiers français et exportée ensuite dans le monde entier, particulièrement aux États-Unis et en Amérique du Sud, et qui consistait, entre autres, à « vider l’eau » (la population) pour attraper « les poissons » (les maquisards). Donc, on expulsa les paysans de leurs villages (souvent d’ailleurs entièrement détruits par le feu et/ou les bombardements afin d’empêcher toute réinstallation) et on concentra les villageois dans des camps. Un chapitre entier est consacré aux camps dans le livre (chap. 17, « Le camp », p 305-319) dont sont extraits ces chiffres stupéfiants : « […] on considère […] que le total des personnes déplacées de force durant le conflit s’élevait en 1961 à 3 525 000, soit 41% de la population colonisée. »

[17] À la lecture de ce rapport, je ne peux m’empêcher de penser à celle de La Peste, de Camus, que j’ai faite récemment. Camus, référence obligée du président de la République dans son discours aux rapatriés… Comparant les deux situations, la réelle et la fictionnelle, je vois tout l’écart qui les sépare, non pas en terme de « réalité », hein, il ne s’agit pas de reprocher à un romancier d’écrire un roman, mais plutôt en terme d’individualisation, de psychologisation, de fatalité, d’évacuation en somme de toute responsabilité politique des événements – sauf, peut-être, à comparer les « belles âmes » qui soignent leurs concitoyens et d’autres qui s’en foutent. Je dois avoir l’esprit mal tourné, mais je crois que ce n’est pas un bon signe pour un écrivain que l’on présente souvent comme « engagé » que de pouvoir être cité, dans ce contexte, par Macron. Comme on dit, « ça ne mange pas de pain ».

[18] On trouve sur le Net des études très détaillées d’historiens algériens sur les événements d’Oran : « Oran 1962 », par Fouad Soufi (série de quatre articles) et « L’OAS a fait un millier de victimes civiles algériennes à Oran », dossier avec des contributions de Pierre Daum et Saddek Benkada.

[19] On peut consulter la table des matières ici.

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Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde

Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Zones, 2022

Qu’est-ce que la logistique ? Selon un professeur de marketing cité par Mathieu Quet, ce terme, « dont l’usage est aujourd’hui répandu, trouve son origine dans le domaine militaire et a été plus récemment adopté par le secteur privé de l’économie où il est associé à l’organisation de la distribution physique des biens » (p. 34). Cela se traduit très concrètement par l’usage d’outils qui, s’ils n’ont pas été inventés par les militaires, ont d’abord été massivement utilisés par eux avant de l’être dans le domaine civil : ainsi de la palette et du transpalette (chariot élévateur) durant la Seconde Guerre mondiale – par exemple, avant d’écraser des villes entières sous des tapis de bombes, il fallait bien les acheminer depuis les sites de production jusqu’aux bombardiers – et du container, adopté par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam afin d’amener là-bas des armes, munitions et divers matériels militaires, bien sûr , mais aussi tout ce qui était nécessaire à y recréer des enclaves d’American way of life – de véritables petites villes avec tout le confort « moderne » dédiées au repos, aux soins et à l’entretien du moral des guerriers… Ça en faisait, du volume à trimballer à travers le Pacifique ! Et puisque nous sommes aux States, restons-y, avec un exemple emblématique de ce passage de la logistique du domaine des armées à celui du commerce, tiré d’un excellent livre sur le marketing qui vient tout juste de paraître[1] :

« La logistique reste cependant longtemps confinée à la sphère militaire et ne suscite l’intérêt des théoriciens du marketing que dans les années 1980, à mesure que les clients et les commerçants stockent de moins en moins, que les produits se multiplient et que les transporteurs se professionnalisent. La maîtrise du transport et du stockage est toujours plus stratégique – Wal-Mart en est un bon exemple. La chaîne a construit son empire en misant sur les zones rurales délaissées par les grandes enseignes, mais aussi sur la logistique. “L’efficacité et les économies d’échelle que nous réalisons grâce à notre système de distribution nous donnent l’un de nos plus grands avantages compétitifs”, estime Sam Walton, le fondateur de la chaîne. Wal-Mart possède notamment sa propre flotte de camions et ses logiciels de gestion des stocks et des livraisons, ce qui ne va pas de soi pour une chaîne de supermarchés. Deux successeurs de Walton à la tête de l’entreprise sont issus du département logistique. L’un d’eux, David Glass, automatise un centre de distribution dès 1978 en le liant par ordinateur aux supermarchés qu’il approvisionne et à leurs fournisseurs ; ce dispositif, qui rend le réassort plus rapide et moins cher, est vite étendu à tous les magasins de la chaîne. Les fournisseurs peuvent ainsi suivre en temps réel les ventes de leurs produits et réapprovisionner les supermarchés directement depuis leurs usines, sans qu’un être humain ait à passer une commande. Jack Shewmaker, autre cheville ouvrière de la direction de Wal-Mart, a poussé Walton à investir dans l’automatisation de la gestion des stocks, le traçage des marchandises et des camions, ou encore le suivi des ventes en temps réel, notamment grâce à la généralisation des codes-barres et de codes d’identification des produits selon leur lieu de stockage (stock keeping unit, ou SKU). Au début des années 1980, Wal-Mart oblige ses fournisseurs à utiliser des codes-barres, ce qui contribue à en généraliser l’emploi, à la fois pour la logistique, le stockage, la mise en rayon, le suivi des ventes et les inventaires. À la fin de la décennie, sous l’insistance de Shewmaker, Wal-Mart possède également le plus grand réseau de satellites privés au monde, qui géolocalisent ses camions et rationalisent encore davantage sa logistique. »

Ok, la citation est un peu longue, mais je crois qu’elle montre bien toute l’importance prise par la logistique dans les opérations marchandes, et particulièrement dans ce qu’un livre paru en 2006[2] nommait une « entreprise-monde ». Voici ce que l’on pouvait lire sur la quatrième de couverture de l’édition française (en 2009) de cet ouvrage : « […] Wal-Mart est la plus grande est la plus grande entreprise mondiale, le plus grand employeur privé du monde […] ; son chiffre d’affaire est supérieur au PIB de la Suisse ; son budget informatique supérieur à celui de la NASA […] » Pourtant, il faut aussi prendre en compte les derniers mots du livre : « À la fois “modèle pour le capitalisme du xxie siècle” et manipulatrice expérimentée des principes de marchandisation de masse initiés au xixe siècle, Wal-Mart n’est pas plus éternelle que Sears, celui-là même qui, autrefois, dominait outrageusement la consommation de masse aux États-Unis. Mais elle fait aussi partie d’une tendance de long terme, celle d’un développement d’une culture de la consommation dominée par les entreprises géantes. » Je ne sais pas si le déclin de Wal-mart est déjà amorcé ou non, mais il est certain que depuis 2006, date à laquelle furent publiées ces lignes, d’autres entreprises géantes ont grandi – on ne citera ici que d’Amazon et Alibaba. Ce qui les différencie, je pense, des firmes de naguère, c’est que l’informatisation y a précédé l’infrastructure matérielle. « La chaîne d’approvisionnement, dit un théoricien de la logistique cité dans Flux (p. 45) n’est pas seulement un produit qui se déplace du fabricant au distributeur, puis au détaillant et au consommateur. C’est aussi le flux d’informations de capital et de produits qui circulent dans les deux directions de cette chaîne. » Les modèles de développement de ces nouveaux mastodontes se rapprochent probablement encore plus de ceux des sociétés d’insectes sociaux décrits il y a peu dans un article de Lundi matin[3]. Celui-ci rapportait qu’à partir des observations des déplacements des fourmis, en particulier, des chercheurs avaient mis au point « de nouvelles classes d’algorithmes baptisées Ant Colony Optimization (ACO) ou Ant Colony Routing (ACR) ce qui signifie Optimisation et Routage par Colonie de Fourmis. » En effet, les fourmis se transmettent les informations sur les routes à suivre pour trouver de la nourriture, entre autres, en déposant sur leur passage des phéromones, soit des substances qui renseigneront celles qui arriveront après. « Les algorithmes d’optimisation ont permis d’élever les performances pour déterminer la route la plus courte à emprunter, par exemple pour des paquets de données qui doivent être transmises d’un point à un autre en passant par plusieurs serveurs. Les algorithmes de routage, dont le plus célèbre est AntNet (littéralement Réseau de Fourmis), ont obtenu dès la fin des années 1990 des résultats supérieurs à ceux des méthodes usuelles pour ce qui est de rediriger en temps réel les paquets de données en fonction de l’état du trafic. » Et, poursuit cet article, « imaginez des informations qui, lorsqu’elles parviennent à un serveur, laissent des traces numériques (des métadonnées) qui renseignent ce routeur sur l’état de la route qu’elles viennent de parcourir. Imaginez maintenant des millions de données qui déposent ces métadonnées partout où elles passent et vous avez une image, très approximative, de la fourmilière de données mondiale que constitue, entre autres, le réseau Internet ». Entre autres Gafam, ajouterai-je. Je me risquerai donc à dire que chez ces derniers, le traitement de l’information (big data, data mining) précède, voire même se confond avec la logistique.

Mais revenons à Flux.

Le premier chapitre s’intitule « Un monde de flux ». C’est le moment d’aligner quelques chiffres. « En France, par exemple, un foyer héberge en moyenne une centaine d’appareils électrique dont vingt-quatre dans le salon. » (p. 19) Et ce n’est qu’un exemple des myriades d’objets qui nous entourent, et qui ont souvent parcouru des milliers de kilomètres avant de parvenir dans notre environnement proche – voire des dizaines de milliers si l’on compte les kilomètres parcourus par les matières premières qui les composent, extraites ici, transformées là, puis livrées ailleurs afin d’entrer dans la fabrication des objets, lesquels voyageront encore avant d’être livrés à la consommation. Logistique, donc. On en constate les effets dans le transport maritime : « Entre 1950 et le début des années 2000, la capacité de la flotte mondiale a quintuplé et les échanges par voie maritime se sont multipliés par dix. Le trafic par porte-conteneurs est passé d’une centaine de millions de tonnes en 1980 à presque 2 000 millions en 2017. Au cours des vingt dernières années seulement, le commerce a crû d’environ 50 millions de conteneurs pour atteindre près de 160 millions. » (p. 23) Logistique encore. Toutes ces marchandises, il faut bien les « entreposer, [les] stocker, préparer, recevoir » même si c’est le moins longtemps possible (production à flux tendu, just in time, etc.) : « La surface occupée en France par les entrepôts et plateformes logistiques de plus de 5 000 m2 est aujourd’hui de 80 millions de m2. Un tiers de ces entrepôts sont exploités par des sociétés spécialisées dans le transport et la logistique ; un tiers par la grande distribution ; un tiers par des sociétés industrielles. […] La population ouvrière des entrepôts (distribution, réception) concerne aujourd’hui 13 % de la population ouvrière totale, soit 700 000 emplois. Si l’on ajoute les métiers du transport, ce nombre pourrait même se porter à plus de 1,6 million. » (p. 24-25) Logistique toujours. Ouf, arrêtons-là, ça donne le vertige.

Il y a pire : dans la mesure où la « gestion des flux » est devenue un mode de penser le monde, eh bien, la logistique ne s’arrête pas aux objets. « Tout est logistique » est le titre du deuxième chapitre : « Flux de migrants filtrés aux frontières, flux de patients acheminés dans les institutions de santé, flux de bétail puçé, flux d’étudiants d’un établissement à l’autre, flux de données transmises d’ordinateur en clé USB et de nuage numérique en disque dur externe, flux de travailleurs surveillés par la pointeuse, flux de festivaliers menottés de leur bracelet à puce électronique. » (p. 48). Voilà qui me rappelle le Post-scriptum sur les sociétés de contrôle de notre cher Gilles Deleuze : « Dans les sociétés de discipline, on n’arrêtait pas de recommencer (de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n’en finit jamais avec rien, l’entreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants d’une même modulation, comme d’un déformateur universel[4]. » Cette pensée des flux explique certains termes trop souvent entendus depuis le début de la pandémie à propos des hôpitaux, qui seraient « encombrés » voire « engorgés » par l’afflux de malades – et ces derniers temps toujours « engorgés » mais, cette fois, de mal en pis, par des « patients non vaccinés ». Mais le contrôle cohabite aussi avec la discipline – c’est le lot des migrant·e·s, « retenus » et détenus d’un camp l’autre. Bien sûr, tout le monde n’a pas à s’en plaindre. Je ne suis pas sûr que ce soit un hasard si le sponsor de monsieur Z., qui fait son fiel de la haine des immigrés et réfugiés, ait précisément fait fortune dans la logistique sur le continent africain (chemins de fer et ports dans plusieurs pays du continent)[5].

Quoi qu’il en soit, « la logistique vise à identifier la manière la plus efficace de gérer des flux. Elle ne prend aucune position, ni sur la nature des flux ni sur celles des opérations qui en organisent la circulation. » C’est donc une pensée « procédurale, ajoute Mathieu Quet, appuyée sur une forme de rationalité marchande singulière car elle n’est pas simplement déterminée par un signal prix. [Pour ses théoriciens], l’économisation de la société ne passe donc pas simplement par sa marchandisation, mais par la rationalisation de ses mécanismes d’allocation et de planification » (p. 45). Ce qui, personnellement, me fait un peu froid dans le dos. Lisez plutôt cet autre texte, qui montre (dénonce) ce type de rationalité à l’œuvre[6] :

« La répartition d’un transport donné faisait l’objet de négociations entre le RSHA [Reichssicherheitshauptamt[7]] et la Reichsbahn plusieurs semaines avant le départ. De plus, il fallait prendre des dispositions sur place pour les wagons et le chargement. C’est ainsi que le Da 512, Nuremberg-Theresienstadt, 10 septembre 194, figure sur la liste d’assemblage (Zusammenstellung) de trains spéciaux pour les personnes réinstallées, les ouvriers agricoles travaillant aux moissons et les Juifs, établie lors d’une conférence à Francfort du Generalbetriebsteilung Ost du 8 août 1942. Des détails sur la composition et le départ du Da 512 étaient spécifiés dans une directive de la Reichsbahndirektion Nuremberg/33 (Oberreichsbahnrat Schrenk). On prendrait des wagons sur un train vide portant la désignation Lp 1511. Plusieurs wagons du Lp 1511 seraient envoyés à Bamberg et à Wurtzbourg, où 400 Juifs devaient être acheminés jusqu’à la gare de triage (Rangierbahnof) de Nuremberg. Les wagons restants seraient mis en attente sur les voies de chargement de fumier de Nuremberg (Nürnberg-Viehof Fäkalienverladungstelle) à 5 heures du soir le 9 septembre, prêts à recevoir les déportés et leurs bagages. Le lendemain, à 15 heures, les wagons ainsi chargés rejoindraient la gare de triage pour être rattachés aux wagons qui les y attendraient avec les Juifs de Bamberg et de Wurtzbourg, et le départ du Da 512, complètement formé, était fixé à 18h14. […] Comme les instructions du RSHA ne manquaient jamais de le préciser, les trains disponibles devaient être utilisés à leur entière capacité, et leurs horaires étaient définitifs et impératifs[8]. »

Il me semble qu’il y a quelque chose de la « banalité du mal » dans cette indifférence de la logistique à ce dont elle organise la circulation – ou un mal en puissance, si l’on préfère. Une de mes références en la matière est Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman[9], qui montre bien comment l’usage de la raison instrumentale et une certaine distance par rapport à son objet de raisonnement mène à la pure barbarie. Et malgré les critiques dont elle a pu faire l’objet, je crois qu’Hannah Arendt avait justement souligné cette espèce de « neutralité », ce qu’elle nommait la « bêtise révoltante » d’Eichmann[10].

J’aimerais en finir avec ce musée des horreurs, mais cette affaire de logistique me renvoie aussi à l’une des plus monstrueuses performances en la matière : le commerce dit « triangulaire »[11]. Opération logistique quasi parfaite : on envoie des marchandises en Afrique, on en repart avec du « bois d ébène » – l’un des noms donnés aux esclaves par les négriers, euphémisme destiné aux salons des armateurs, peut-être ? – vers les îles à sucre d’où l’on revient chargé de sucre et autres douceurs exotiques…

Bon, il y a encore pas mal d’autres choses dans Flux, mais je crains d’avoir déjà assommé qui me lira avec mes sombres considérations. Terminons donc sur une note plus joyeuse en signalant que, dans les deux derniers chapitres de son ouvrage : « Faire barrage » et « Dérouter l’adversaire », Mathieu Quet ouvre quelques perspectives plus réjouissantes, ne manquant pas de s’appuyer, entre autres, sur le Comité invisible[12] ainsi que sur un certain nombre de penseurs et d’activistes parmi lesquels je suis très content de retrouver Tim Ingold et James C. Scott[13]. Au total, donc, un livre qui donne à penser et dont je recommande la lecture, même si, on l’aura compris, il j’aurais aimé qu’il creuse un peu plus les usages de la logistique d’avant l’invention du mot dans son acception actuelle.

 

franz himmelbauer

[1] Thibaut Le Texier, La Main visible des marchés. Une histoire critique du marketing, La Découverte, 2022, p. 301-302. Attention, cette citation ne doit pas induire l’idée d’une équivalence entre logistique et marketing. Pour s’en rendre compte, on peut juste préciser qu’elle est extraite du deuxième chapitre, « Stocker »de la partie 3, « Canaux » de ce livre de près de 650 pages. Selon Le Texier, la logistique serait plutôt un « département » du marketing, même si c’est un département envahissant.

[2] Nelson Lichtenstein & Susan Strasser, Wal-Mart. L‘entreprise-monde, Les prairies ordinaires, 2009 [éd. originale en 2006].

[3] https://lundi.am/Des-fourmis-et-des-hommes

[4] Gilles Deleuze, « Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers 1972-1990, Les Éditions de Minuit, 1990/2003, p. 243.

[5] Voir https://afriquexxi.info/article4915.html

[6] C’est bien moi qui ramène ce texte ici, hein, et pas Mathieu Quet.

[7] Office de sécurité du Reich, dirigé par Heydrich, le supérieur direct d’Eichmann (lui-même responsable de la… logistique de la Solution finale).

[8] Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, chap. 8 : « Les déportations », Folio/Histoire vol. II, p. 842-843.

[9] Trad. française à La Fabrique, 2002.

[10] Hannah Arendt et Joachim Fest, « Eichmann était d’une bêtise révoltante ». Entretiens et lettres, Fayard, 2013.

[11] Ici aussi, c’est moi qui amène ce sujet (hors-sujet ?) dans cette note. Il n’en est pas question dans Flux.

[12] Comité invisible, « Le Pouvoir est logistique, bloquons tout ! »

[13] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Zones sensibles, 2011 ; James C. Scott, Zomia ou L’Art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013.

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L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique

Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe (dir.) L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, éd. du Seuil, 2021.

Qu’est-ce que la Françafrique ? « Il s’agit, selon nous », écrivent les quatre directeurs[1] de cet ouvrage dans leur introduction (en page 14), « d’un système de domination fondé sur une alliance stratégique et asymétrique entre une partie des élites françaises et une partie de leurs homologues africaines. Cette alliance, héritée d’une longue histoire coloniale, mêle des mécanismes officiels, connus, visibles, assumés par les États, et des mécanismes occultes, souvent illégaux, parfois criminels, toujours inavouables. »

Cette introduction est titrée, ironiquement : « Françafrique, la mort lui va si bien », ce qui ne manque pas de détoner avec le titre du livre : L’Empire qui ne veut pas mourir. Les auteurs expliquent qu’en effet, « dans le courant des années 2000, un consensus s’[était imposé] en effet pour ne plus parler de la Françafrique qu’au passé. Si l’on conv[enai]t désormais que la Françafrique a[vait] bel et bien existé, elle n’[aurait plus été] d’actualité. » (p. 11) Comment cela fut-il possible ? Il faut pour le comprendre revenir à la popularisation du terme « Françafrique » (c’est la seule fois que nous le mettrons ici entre guillemets, contrairement à un usage trop répandu parmi celleux qui préfèrent les euphémismes aux descriptions brutales de réalités qui ne le sont pas moins). C’est la publication, en 1998, du livre La Françafrique. Le plus long scandale de la République, de François-Xavier Verschave[2], alors président de l’association Survie[3], qui fit connaître le terme (il existait déjà, mais n’était employé – dans un sens très différent – que par peu de gens, plutôt des politiques néocolonialistes, genre Mitterrand et son pote Houphouët-Boigny, exaltant les fructueuses relations entre L’Hexagone et le continent noir (fructueuses pour leurs gueules, hein, pas pour les petites gens, et surtout pas pour les ex-colonisé·e·s). « En rassemblant en un seul mot l’ensemble des mécanismes qui permettent à la France de perpétuer en Afrique des pratiques inavouables, sous les discours “vertueux” et les sempiternelles déclarations d’“amour”, le concept de Françafrique [permit] d’éclairer des phénomènes peu ou mal connus : les assassinats, la corruption, le clientélisme, les réseaux parallèles, les intermédiaires véreux, le soutien clandestin à des putschs et à des organisations mafieuses. Tout ce qui était masqué trouvait subitement une incarnation sémantique. » (p. 18-19) « Mais en révélant l’occulte, en focalisant l’attention sur les scandales, le mot “Françafrique” en a implicitement pris le sens : comme si le système qu’il désigne ne se définissait que par ce qui était invisible, secret, dissimulé au regard curieux des journalistes, des universitaires et des simples citoyens. La réduction de la Françafrique à sa dimension occulte et scandaleuse a beaucoup aidé les contempteurs du concept, qui en ont profité pour le caricaturer à l’excès et s’en débarrasser à peu de frais. Par un surprenant paradoxe, la face occulte de la Françafrique a fini par masquer sa face visible et officielle : les connexions militaires, le système monétaire, les dispositifs de coopération, le soft power linguistique, sans oublier le paternalisme latent – voire le racisme assumé – qui irrigue l’ensemble. » (p. 20.)

Les auteur·e·s[4] ont donc entrepris tout à la fois d’éclairer les aspects obscurs du système, tels qu’ils perdurent depuis leur révélation par le livre du président de Survie, et d’en analyser aussi le fonctionnement « public », tel qu’il se donne à voir à travers ses institutions, ses actes et ses discours. Gros chantier : cela donne un pavé de mille pages. Il faut ici rendre grâce aux éditions du Seuil de s’être lancées dans pareille entreprise[5].

« La mort lui va si bien », donc, parce que depuis le cri de colère de Verschave, les politiques français n’ont eu de cesse de proclamer la disparition de la Françafrique, portant son deuil en sautoir. On citera ici seulement Emmanuel Macron qui, chaussant les pantoufles de son prédécesseur (« Je romprai avec la “Françafrique” […] », François Hollande dans son « projet présidentiel » de 2012, engagement n°58), plastronnait : « Ce que nous allons faire dans le quinquennat, c’est surtout sortir d’un passé qui ne veut pas passer[6]. Sortir des luttes fratricides qui affaiblissent la France, le Maghreb, l’Afrique. Sortir de la Françafrique ! » Las, il s’agissait d’un discours électoral prononcé à Marseille le… 1er avril 2017[7]. Il y aurait de quoi rire si l’histrion en question n’avait pas poursuivi, en la justifiant – tout en prétendant qu’elle n’existait plus, voir ci-dessus – la criminelle politique africaine de la Ve République. « La mort lui va si bien », donc, parce que c’est une politique faite d’assassinats (Félix Moumié, Sylvanus Olympio, Thomas Sankara[8], et combien d’autres !), d’interventions militaires avec leur cortège de tueries, de viols et d’exactions diverses (l’opération Sangaris en Centrafrique comme entreprise de tourisme pédophile, les bombardements de civils au Sahel, l’armée française qui tire sur la foule au Niger[9]) et, pour conclure cet aperçu macabre, le déni de la complicité de génocide au Rwanda[10].

François Gèze l’a écrit dans Mediapart (voir la note 5), ce livre est « une somme incontournable sur la Françafrique ». Comment dès lors en rendre compte de façon satisfaisante dans le cadre d’une simple note de lecture ? Je ne pourrai évidemment n’en proposer qu’un aperçu. Je dois avouer que je n’ai pas eu le loisir de tout lire – j’ai commencé par les six introductions des six parties de l’ouvrage, lesquelles sont déjà assez consistantes… Et puis je suis arrivé à l’épilogue, un texte à la fois synthétique et précis, dense et sans complaisance signé Nadia Yala Kisukidi, dont la présentation[11] nous dit qu’elle est « spécialiste de philosophie française contemporaine et de philosophie africana ». Comme son titre :« Françafrique, mémoires vives », l’indique, il traite des enjeux de la mémoire et de l’oubli. Voici un passage de sa conclusion :

« L’activisme mémoriel[12], engagé depuis plusieurs années par l’État français, tend à réformer une relation figée dans le cycle sans fin des violences et des humiliations postcoloniales. Pourtant, ces nouvelles logiques narratives se heurtent encore trop souvent à deux écueils : en premier lieu, la transformation du récit franco-africain s’effectue au profit exclusif de la France – il s’agit de transformer symboliquement les termes de la relation, mais pour mieux perpétuer ce qui a été et assurer les attributs matériels de la puissance à un État qui doit maintenir son rang et son prestige mondial ; en second lieu, la transformation du récit n’est souvent qu’un nouvel effet d’annonce – comme une énième prestidigitation –, l’effet magico-religieux de la parole élyséenne et des grands rituels symboliques masquant l’absence de changements politiques réels. » (p. 964, c’est moi qui souligne.)

Mais avant d’en venir là, Nadia Yala Kisukidi a donné sa propre version du système que cherchent à maquiller Macron et ses congénères :

« L’idée de Françafrique loge une asymétrie structurelle : d’un côté, un pays, de l’autre, un continent. Un centre d’impulsion et de décision situé à Paris – l’Élysée plus spécifiquement. Cette construction politico-économique décrit, à première vue, une relation strictement polarisée, dans laquelle l’ancien centre colonial prétend garder la mainmise sur toute forme d’initiative issue du continent. Elle figure, depuis plus d’un demi-siècle, la nature des relations entre la France et une partie de son ancien espace colonial africain.

« Elle se décline toutefois autour de plusieurs formes qui sont nettement entremêlées : la présence continue des coopérants français sur le continent, après les indépendances ; la reproduction, dans un grand nombre de pays africains, des structures administratives de la métropole occidentale ; l’ingérence de la France dans les affaires politiques africaines, impliquant la multiplication des présences militaires, la capacité à faire ou à défaire des gouvernements ; un double système de corruption financier liant dirigeants africains et partis politiques français, sous la Ve République ; l’octroi, avantageux, de contrats et de marchés pour les entreprises françaises dans les anciennes colonies d’Afrique ; extractivisme minier (uranium, etc.), exploitation des matières premières, ayant des conséquences écologiques lourdes, au bénéfice de l’ancienne métropole ; instauration de politiques humanitaires et d’“aide au développement” (un “marché de l’aide” miné notamment par l’absence de transparence dans les transactions entre pays donateurs et pays destinataires) ; déploiement d’une diplomatie “douce”, à travers la multiplication des engagements culturels en France et en Afrique. » (p.957-958)

On peut ajouter à ces items la présence des Africain·e·s dans l’Hexagone (immigrés récents, encore « étrangers » ou de longue date, « naturalisés » mais un peu moins égaux que les autres…) et le sort souvent peu enviable qui leur est réservé. Et je ne parlerai pas ici des autres, bloqués quelque part aux frontières de l’Europe, détenus dans des camps libyens, morts dans le désert ou en Méditerranée : ils sont aussi une part de la Françafrique[13].

De tous ces points, et d’autres encore, traite ce livre. On y trouve donc des articles sur chacun d’entre eux. C’est bien ce qui rend la recension difficile… En fait, il me semble assez raisonnable de commencer, comme je l’ai fait, par lire les introductions aux six parties de l’ouvrage, puis de « picorer » ici et là, selon vos centres d’intérêt. En ce qui me concerne, j’ai lu quelques chapitres et quelques encadrés répartis tout au long du livre. Pour donner une idée de la diversité des thèmes abordés, je me contenterai donc de renvoyer à la table des matières, consultable sur le site des éditions du Seuil[14].

Souligner cette profusion ne doit pas cependant faire passer au second plan ce qui est une des grandes qualités de ce livre, soit la mise en évidence de la continuité de la Françafrique, et donc de la relation coloniale (puis néo, puis post…) entre la France et l’Afrique depuis la fin de l’Empire français jusqu’à l’ère de la start up nation. De l’« Union française » sous la IVe République aux « partenariats » macroniens, en passant par l’éphémère « Communauté française » voulue par de Gaulle, c’est toujours la même chanson – pile je gagne, face tu perds… Autre « basse continue » de ces décennies : comme au temps béni des colonies, l’effet « retour » des politiques de domination en Afrique continue à se faire sentir en métropole – et ce aujourd’hui plus que jamais : ainsi Vincent Bolloré, auquel nous devons déjà la résistible ascension d’un certain Z., que le monde entier ne nous envie guère, s’apprête-t-il à « brader » contre quelques milliards d’euros son empire africain et investit-il à tour de bras dans les médias et l’édition, au point qu’il contrôlera bientôt (ou peut-être contrôle-t-il déjà, je n’ai pas bien suivi) l’essentiel des circuits de distribution du livre. Le chapitre à lui consacré par Olivier Blamangin dans le livre (p. 826) : « Vincent Bolloré, affaires africaines », est lisible en ligne sur le site Afrique XXI déjà cité ici, site qui en a fait le premier d’une série : « Bolloré, un empire africain[15] ». Allez-y voir, ça vaut le détour.

Et puisque j’ai parlé de ce Z., ça me rappelle qu’on est en pleine campagne électorale : vous avez entendu parler, je ne dis pas de la Françafrique, ne rêvons pas !, mais au moins de l’Afrique, vous ? Bah, moi pas. Mais je dois reconnaître que je ne suis pas cela de très près. Je serais d’ailleurs bien incapable de donner les positions respectives des différent·e·s candidat·e·s sur la question. Allez, quand même, pour la route, une dernière citation, que je m’abstiendrai de commenter.

Ça se passe après le deuxième coup d’État militaire « mené au nez et à la barbe des Français » au Mali en mai 2021. Les auteurs de l’introduction à la VIe partie du livre rappellent qu’Emmanuel Macron, un mois plus tôt « soutenait les putschistes tchadiens ». Mais là, pas de ça, Lisette ! Le président français relève le menton et déclare au Journal du Dimanche : « Je ne resterai pas aux côtés d’un pays où il n’y a plus de légitimité démocratique ni de transition. » Par-dessus le marché, il craint que les nouveaux dirigeants maliens ne cherchent, quelle horreur, à négocier avec les groupes djihadistes ! « Si cela va dans ce sens, martèle-t-il, je me retirerai. » (p. 821, c’est moi qui souligne.)

Je n’ai probablement pas besoin d’ajouter que la lecture de ce livre qui deviendra, je n’en doute pas, une référence, me semble indispensable dès lors que l’on s’intéresse, non seulement à la Françafrique, mais aussi à la France tout court, tant ce système a influencé et continue d’influencer ses rapports sociaux, son idéologie, sa politique. Monsieur Z. et les autres en sont de purs produits. Les combattre, c’est aussi (surtout ?) combattre la Françafrique.

 

franz himmelbauer

[1] Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe. Respectivement membre et porte-parole de l’association Survie, historien et militant panafricaniste, journaliste au service investigation de Radio France et éditeur à La Découverte, tous les quatre sont auteurs et/ou coauteurs de nombreuses publications sur les problématiques africaines.

[2] François-Xavier Verschave est décédé en 2005. Son livre, lui, après avoir connu un énorme succès pour un ouvrage de ce genre – engagé, militant –, vit toujours : il est disponible aux éditions Stock.

[3] Dont tout le monde, ou presque, a entendu parler, je présume. Sinon : <https://survie.org/>.

[4] Ielles sont vingt-deux (en plus des quatre directeurs), chercheur·euse·s, journalistes et militant·e·s associatif·ve·s.

[5] Avec jusqu’ici relativement peu de couverture médiatique – deux trois papiers sur Mediapart, Le Vent se lève, et l’excellent site Afrique XXI. Faut-il vraiment s’en étonner ? D’après Emmanuel Macron, « Il n’y a plus de politique africaine de la France ! » (Phrase assénée aux étudiants de l’université de Ouagadougou, Burkina Faso, le 28 novembre 2017.) Donc plus de « sujet », comme on dit aujourd’hui dans la sphère politico-médiatique – « ce n’est pas un sujet », « il n’y a pas de sujet »… Et ce ne sont pas les chaînes d’info continue aux mains – entre autres – de Vincent Bolloré qui vont dire le contraire. Le parrain de Zemmour a en effet construit sa fortune en Afrique grâce à la… Françafrique, dont il est un des plus éminents représentants. À ce… sujet, on se reportera utilement au site Afrique XXI déjà cité : <https://afriquexxi.info/article4916.html>.

[6] Au passage, difficile de ne pas relever l’impasse consistant à sortir d’un passé qui ne veut pas passer – et qui n’est donc pas un passé : sortir de quelque chose qui n’est pas. Dur, dur… Bon , en fait, ça ne veut rien dire du tout, hein, c’est juste une formule pour la frime.

[7] Ces deux citations de Hollande et Macron figurent en exergue de la partie VI du livre, « Le temps de la “reconquête” (2010-2021)» (le mot « reconquête » est emprunté au second), p. 778. Je profite de l’occasion pour préciser que le livre est organisé en six grandes parties chronologiques, l’ensemble couvrant les années 1940 à 2021. Chacune des parties est précédée d’une chronologie, d’une carte thématique et d’un texte introductif qui « expose les grands enjeux de la période en question ». Elles se composent ensuite d’une dizaine d’articles thématiques signés par des spécialistes, chacun étant systématiquement suivi d’une bibliographie sur le sujet abordé. On trouve aussi de nombreux encadrés qui « mettent en lumière des faits, des personnages, des aspects méconnus de l’histoire politique, économique ou culturelle de la Françafrique » (Introduction, p 21). Enfin, un système de renvois internes permet de suivre des fils thématiques entre les différentes périodes.

[8] On lira dans le livre, à leur propos : « Un laboratoire de la Françafrique : la guerre du Cameroun », p. 231, « La France, suspect principal dans l’assassinat de Sylvanus Olympio (1963) », p. 256, « L’ombre de la France derrière l’assassinat de Thomas Sankara (1987) », p 562.

[9] Respectivement : « Impunité militaire et guerres d’influence en Centrafrique », p. 917, « Souffler sur les braises : la “guerre contre le terrorisme” de la France en Afrique, p. 839. Les tirs de l’armée française contre de jeunes manifestants nigériens armés de pierres, et qui ont fait au moins trois morts et dix-sept blessés, datent du 27 novembre 2021, soit après la parution du livre.

[10] C’est la conclusion de la commission mandatée par le président de la République en avril 2019 afin d’« analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda au cours de [la période 1990-1994] ».Elle conclut à une « responsabilité accablante » de la France, qui viendrait d’une « faillite de l’analyse » et d’un « aveuglement » des décideurs français. Mais elle rejette l’accusation de « complicité de génocide » au motif que l’intention génocidaire n’était pas partagée par Paris – « une définition assez souple de la complicité, commente Thomas Borrel (p. 943), selon laquelle le préfet français Maurice Papon n’aurait jamais été condamné pour complicité de crimes contre l’humanité, puisqu’il n’a pas été jugé comme partageant l’intention des nazis d’exterminer les Juifs. »

[11] « Les auteurs », p. 969.

[12] L’auteure parle ici, entre autres, d’actes visant à « reconfigurer la relation franco-africaine », comme par exemple, « la promesse de restitution d’œuvres d’art spoliées durant la colonisation » (p. 962).

[13] Voir le chapitre « L’obsession croissante des migrations », p. 929.

[14] Ici : <https://www.seuil.com/ouvrage/l-empire-qui-ne-veut-pas-mourir-collectif/9782021464160>

[15] <https://afriquexxi.info/article4915.html>

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Clifford D. Conner, Marat. Savant et tribun

Clifford D. Conner, Marat. Savant et tribun, La Fabrique éditions, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, sept. 2021 [2012]

(Une lecture pour temps de campagne électorale)

« Si les noirs et les ministériels gangrénés et archigangrénés sont assez téméraires pour […] faire passer [ce projet], citoyens dressez huit cents potences dans le jardin des Thuilleries et accrochez-y tous ces traîtres à la patrie, l’infâme Riquetti[1] à leur tête : en même temps que vous ferez au milieu d’un bassin un vaste bucher, pour y rotir les ministres et leurs suppots[2]. » L’Ami du Peuple n’y allait pas de main morte… Mais il faut reconnaître qu’il y avait de quoi enrager – et ce même si ce passage 1) est précédé de la phrase suivante, que les historiens réactionnaires se gardent bien de citer : « Ici je vois la nation entière se soulever contre cet infernal projet, j’entends vingt-cinq millions de voix s’écrier à l’unisson : Si les noirs[3], etc. » et 2) est délibérément exagéré par l’auteur lui-même afin de provoquer une réaction disproportionnée de ses ennemis – soit, en gros, en ce mois d’août 1790, toute la représentation nationale[4] (l’Assemblée constituante issue des États généraux de 1789), le gouvernement et les chefs militaires. La provocation fonctionna parfaitement, puisque Malouët, l’un des chefs du parti dit « constitutionnel », soit les « modérés » qui considéraient que la Révolution en avait bien assez fait en prenant la Bastille et en poussant les aristocrates à mettre fin à leurs privilèges durant la « nuit du 4 août[5] », Malouët dont il faut préciser encore qu’il était un planteur de Saint-Domingue – donc esclavagiste – expressément mis au défi par Marat de le traiter d’assassin, tomba tout droit dans le panneau et demanda que le rédacteur de L’Ami du Peuple et quiconque collaborait avec lui soient immédiatement arrêtés. Ce par quoi, une fois de plus, Marat mit les rieurs de son côté et ridiculisa l’homme de pouvoir. Mais de quoi s’agissait-il au fait ?

Une mutinerie avait eu lieu au sein de trois régiments stationnés à Nancy. Voici ce qu’en dit un dictionnaire de la Révolution française[6], manifestement mal inspiré : « Nancy (mutinerie de). Ce fut le plus grave des désordres militaires qui aboutirent à la désagrégation de l’armée d’Ancien Régime. Les trois régiments de Nancy – du Roi, Mestre-de-camp-général, suisses de Châteauvieux – travaillés par des émissaires du duc d’Orléans dès le début de la Révolution, créèrent des comités de soldats, insultèrent les officiers, adhérèrent au club des Jacobins et fraternisèrent avec la garde nationale locale. » On ne voit pas très bien en quoi cela était « grave ». On voit par contre toujours le même type d’explications méprisantes pour les révoltés : ils étaient « travaillés » par le duc d’Orléans – comme s’ils n’avaient pas été capables de s’émouvoir, comme on disait alors, tout seuls… Si le dictionnaire en question n’avait pas une si mauvaise opinion de Marat (j’y reviendrai[7]), il aurait su que celui-ci avait alerté depuis des semaines déjà sur la situation qui régnait – c’est le cas de le dire – à Nancy. En effet, comme le dit Clifford Conner, l’ami du peuple, qui n’était pas seulement un polémiste hors-pair mais aussi un journaliste avisé, et qui disposait, probablement grâce à ses prises de position politiques sans équivoque pour les pauvres et contre les riches, d’un réseau d’amis et d’informateurs très étendu, y compris dans l’armée, y compris à Nancy, Marat donc avait publié dès le 13 juin un article dénonçant les brimades que faisaient subir aux soldats leurs officiers royalistes et en en donnant une explication qui n’avait que peu à voir avec le duc d’Orléans : « […] on sait que les officiers de ce régiment, comme de la plupart des autres, sont presque tous des ennemis jurés de la révolution ; enfin, on sait que les bas-officiers et les soldats de ce régiment (comme de tous les autres) sont d’excellents patriotes. » Conner poursuit ainsi :

« Deux mois après [cet] incident, une grande mutinerie éclata dans la même garnison. Les soldats, excédés de ne pas recevoir la paie qui leur était due, s’étaient choisi un porte-parole pour présenter leurs griefs aux officiers ; ce représentant fut sévèrement flagellé[8]. » (p. 108) Mutinerie, donc, qui s’étendit aux autres régiments de Nancy et devint presque aussitôt un enjeu politique national. L’Assemblée – et La Fayette, commandant de la garde nationale – envoyèrent un premier général afin de rétablir la discipline. Il fut fait prisonnier par les soldats. Malseigne (c’était son nom) réussit à s’enfuit à Lunéville le 28 août, mais non à rallier la garnison de cette ville pour lui venir en aide… Aux grands maux les grands moyens, l’Assemblée envoya alors le marquis de Bouillé avec 4500 hommes. Il réussit à investir la ville et dès lors, nous dit le dictionnaire déjà cité : « la répression fut efficace et rapide, suppression de la garde nationale locale, fermeture du club des Jacobins de Nancy, transfert des trois régiments dans trois autres lieux de garnison, jugement des meneurs, principalement des suisses. Il y eut un soldat de roué, il y en eut 42 de pendus, 41 de condamnés aux galères. » J’adore le commentaire qui suit : « Si l’ordre fut rétabli dans l’armée, le divorce s’accentua entre soldats et officiers nobles. » Ah bon ?

Marat n’avait pas manqué de fustiger cette scélératesse, pas manqué non plus de prédire la trahison de Bouillé, puis de La Fayette, comme il le fit plus tard contre Dumouriez, le vainqueur de Valmy. Et jamais il ne se trompa : tous passèrent aux Prussiens dès lors qu’ils constatèrent qu’ils n’étaient plus en mesure de freiner la Révolution, voire même de retourner leurs armées contre elle. Ce fut l’un des traits du génie particulier de l’ami du peuple, que de se montrer prophétique à plusieurs reprises quant aux destinées de la Révolution et de ses ennemis. Il ne manquait pas de finesse, malgré son style pamphlétaire. Ni de lucidité politique. Clifford Conner met ces qualités au compte de son engagement qui jamais ne se renia, au service des pauvres et contre les riches. Une des caractéristiques importantes à relever chez ce tribun, c’est qu’il ne cherchait pas à flatter son auditoire – le peuple, en l’occurrence. Bien au contraire. À de très nombreuses reprises, il l’apostrophe à la limite de l’insulte, lui reprochant son apathie, son sommeil même… En ce même mois d’août 1790, en plus des livraisons quotidiennes de L’Ami du Peuple, il écrivit et publia trois pamphlets : le 9 août, On nous endort, prenons-y garde, le 26 août, C’est un beau rêve, gare au réveil, et le 31, L’Affreux Réveil.

Je pense qu’il vaut vraiment la peine de lire Marat. Savant et tribun si l’on veut apprendre à connaître le côté « social » de la Révolution française. On y découvre une personnalité attachante, un infatigable agitateur en même temps qu’une personnalité politique bien plus avisée ce que nous en a dit la postérité – évidemment, les vainqueurs, comme toujours. En attendant, je ne résiste pas au plaisir d’une citation un peu plus longue de Marat[9] – je ne sais pas vous, mais moi, ça me donne des frissons – et puis je trouve que ce n’est pas complètement anachronique… (je conserve l’orthographe originale).

« Le plan de la révolution a été manqué complettement. Puisqu’elle se faisoit contre le despostisme, il falloit commencer par suspendre de toutes leurs fonctions le despote et ses agens, conférer le gouvernement à des mandataires du peuple […] Rien n’étoit si aisé aux représentants du peuple le lendemain de la prise de la Bastille. Mais pour cela, il falloit qu’ils eussent des vues et des vertus. Or loin d’être des hommes d’état, ils n’étaient presque tous que d’adroits frippons, qui cherchoient à se vendre, de vils intrigants qui affichoient leur faux civisme pour se faire acheter au plus haut prix. Aussi ont-ils commencé par assurer les prérogatives de la couronne avant de statuer sur les droits du peuple. Ils ont fait plus, ils ont débuté par remettre au prince le pouvoir exécutif suprême, par le rendre l’arbitre du législateur, par le charger de l’exécution des loix, et par lui abandonner les clefs du trésor public, la gestion des biens nationaux, le commandement des flottes et des armées, et la disposition de toute la force publique[10], pour lui assurer les moyens de s’opposer plus efficacement à l’établissement de la liberté, et de bouleverser plus facilement le nouvel ordre des choses.

Ce n’est pas tout, les représentans du peuple ont dépouillé, au nom de la nation, le clergé de ses biens, la noblesse de ses titres, la finance de ses places, les ordres privilégiés de leurs prérogatives ; mais au lieu d’abattre ces suppôts du despotisme en les déclarant inhabiles à tous les emplois, ils leur ont laissé mille moyens de se relever avec lui ; puis, contents de partager leur prééminence et de s’associer à leur fortune, ils se sont ligués avec eux, en se vendant au despote.

Les premiers représentants du peuple doivent donc être regardés comme les arcs-boutants des contre-révolutionnaires, comme ses plus mortels ennemis[11].

[…] en dépit des discours éternels de nos sociétés patriotiques, et de ce déluge d’écrits dont nous sommes inondés depuis trois ans, le peuple est plus éloigné de sentir ce qu’il lui convient de faire pour résister à ses oppresseurs, qu’il ne l’étoit le premier jour de la révolution. Alors il s’abandonnait à son instinct naturel, au simple bon sens qui lui avoit fait trouver le vrai moyen de mettre à la raison ses implacables ennemis.

Dès lors, endoctriné par une foule de sophistes, payés pour cacher sous le voile de l’ordre public les atteintes portées à sa souveraineté, pour couvrir du manteau de la justice les attentats contre ses droits, pour lui présenter, comme moyens d’assurer sa liberté, les mesures prises pour la détruire : leuré par une foule d’endormeurs intéressés à lui cacher les dangers qui le menacent, à le repaître de fausses espérances, à lui recommander le calme et la paix : égaré par une foule de charlatans intéressés à vanter le faux patriotisme des fonctionnaires publics les plus infidèles, à préter des intentions pures aux machinateurs les plus redoutables, à calomnier les meilleurs citoyens, à traiter de factieux les amis de la révolution, de séditieux les défenseurs de la liberté, de brigands les ennemis de la tyrannie ; à decrier la sagesse des mesures proposées pour assurer le triomphe de la justice, à faire passer pour des contes les complots tramés contre la patrie, à bercer le peuple d’illusion flatteuse, et à cacher sous l’image trompeuse du bonheur le précipice où l’on cherche à l’entraîner : trompé par les fonctionnaires public coalisés avec les traîtres et les conspirateurs pour retenir son indignation, étouffer son ressentiment, brider son zèle, enchaîner son audace en lui prêchant sans cesse la confiance dans ses magistrats, la soumission aux autorités constituées et le respect aux loix : enfin, abusé par ses perfides représentans, qui le berçoient de l’espoir de venger ses droits, d’établir le règne de la liberté et de la justice ; il s’est laissé prendre à tous leurs pièges. Le voilà enchaîné au nom des loix par le législateur, et tyrannisé au nom de la justice par les dépositaires de l’autorité : le voilà constitutionnellement esclave : et aujourd’hui qu’il a renoncé à son bon sens naturel, pour se laisser aller aux discours perfides de tant d’imposteurs, il est loin de regarder comme ses plus mortels ennemis, ses lâches mandataires vendus à la cour, ses infidèles délégués qui ont trafiqué de ses droits les plus sacrés, de ses intérêts les plus chers ; et tous ces scélérats qui ont abusé de sa confiance, pour l’immoler à ses anciens tyrans ; il est loin de regarder comme la source de tous ses maux ces décrets funestes qui lui ont enlevé sa souveraineté, qui ont réuni entre les mains du monarque tous les pouvoirs, qui ont rendu illusoire la déclaration des droits, qui ont remis la nation à la chaîne, et qui ont rivé ses fers. Il est loin de fouler aux pieds cette constitution monstrueuse pour le maintien de laquelle il va bêtement se faire égorger chez l’ennemi. Il est loin de sentir que l’unique moyen d’établir sa liberté, et d’assurer son repos, étoit de se défaire sans pitié des traîtres à la patrie, et de noyer dans leur sang les chefs des conspirateurs.

Marat, l’Ami du Peuple.

[1] Marat mettait un point d’honneur à toujours nommer le marquis de Mirabeau, qu’il dénonça très tôt comme un traître à la Révolution, par son nom de famille : Riquetti. Mirabeau est un charmant village du sud-est de la France, sis non loin de la sous-préfecture d’où je vous écris. Le marquis de Mirabeau fut un des principaux orateurs de l’Assemblée constituante et l’auteur du célèbre : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici [au Jeu de Paume] par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la force des baïonnettes. » Punchline typique de cet aristocrate flamboyant qui fut si populaire en ce temps-là qu’après sa mort, le 2 avril 1791, on porta sa dépouille en triomphe jusqu’au Panthéon. Las, on dut l’en retirer après la découverte de sa correspondance secrète avec le roi, et du fait qu’il était stipendié par ce dernier afin de défendre ses positions sous des allures révolutionnaires… Un seul homme avait dénoncé dès longtemps « l’infâme Riquetti », l’accusant de complot avec les ennemis de la Révolution : Marat.

[2] L’Ami du peuple, 22 août 1790, en fac-similé sur <Gallica.bnf.fr>. J’ai respecté l’orthographe de Marat.

[3] Les « noirs » désignent ici les ennemis politiques de Marat – mais je n’ai pas trouvé plus de précision sur ce qualificatif dans le livre de Conner : s’agit-il du clergé, ou plus largement des députés à la Constituante et de leurs partisans, je ne sais. Quant aux Noirs avec majuscule, on sait que Marat, après avoir quelque peu vacillé sur la question, « proclama [dans L’Ami du Peuple du 12 décembre 1791] le droit absolu à la sécession, au nom de la loi naturelle, d’abord pour les colons blancs [des Antilles] eux-mêmes, mais en continuant ainsi : “[Ce droit] qu’ont les colons à l’égard de la nation française, les mulâtres et les Noirs l’ont à l’égard des colons blancs.” » (Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies. 1789-1794, La Découverte/Poche, p. 193.)

[4] À laquelle Marat ne connaissait aucune légitimité, élue qu’elle avait été au suffrage censitaire (il fallait être inscrit – et pas inscrite, seuls les hommes de plus de vingt-cinq ans étant convoqués – au rôle d’imposition afin de pouvoir voter) et souvent avec deux ou trois degrés d’élection.

[5] J’observe au passage que Marat ne fut pas impressionné outre mesure par cette nuit que l’on nous présente désormais comme fameuse : il n’en pipe mot dans son Ami du Peuple – à moins que cela m’ait échappé, même pas pour dénoncer l’enfumage que ce fut. On sait que cet acte symbolique fut obtenu grâce à la grande trouille des possédants devant les incendies de leurs châteaux en province, incendies dont la fonction première était de détruire les « terriers », ces documents qui précisaient les fameux privilèges, justement, et les taxes et corvées diverses et variées dont ils accablaient « leurs » paysans. Lâcher un peu pour ne pas tout perdre, et surtout se faire indemniser grassement, voilà quel était le but de la manœuvre.

[6] J. Tulard, J. F. Fayard et A. Fierro, Histoire et dictionnaire de la Révolution française, 1789-1799, éd. Robert Laffont (Bouquins), 1987.

[7] Heu… en fait non, je n’y reviendrai pas dans le texte, cet ouvrage ne méritant pas tant d’honneur. Je ne citerai pas ici toute la notice consacrée à Marat : c’est une compilation de toutes les vilenies et contrevérités sur l’Ami du peuple, autant de fadaises sorties de la propagande contrerévolutionnaire et patiemment démontées l’une après l’autre par Clifford Conner. Il est vrai que des historiens mainstream ne peuvent guère goûter des écrits tel celui-ci, de décembre 1790, cité dans la notice et censé nous faire dresser les cheveux sur la tête : « Il y a une année que cinq ou six cents têtes abattues vous auraient rendus libres et heureux. Aujourd’hui, il faudrait en abattre dix mille. Sous quelques mois peut-être vous en abattrez cent mille, et vous ferez à merveille : car il n’y aura point de paix pour vous, si vous n’avez exterminé, jusqu’au dernier rejeton, les implacables ennemis de la patrie. » Pour faire bref, Marat était selon cette notice un scientifique médiocre, voire raté, donc frustré et aigri, et qui vit dans la révolution une occasion de se venger de l’Académie des sciences qui lui aurait fait des misères. Si la notice reconnaît qu’il était « plus populaire que Robespierre dans le petit peuple parisien », c’est pour ajouter aussitôt que « Marat, qui en juillet 1791 a fait l’apologie de la dictature et s’est présenté comme un recours éventuel, recherche avec fureur le pouvoir et la renommée. » In coda venenum : « Ajoutons pour la petite histoire un portrait physique. Nul n’ignore la laideur caractéristique de Marat, ses yeux gris-jaune de tigre, “le dessus des lèvres qu’on dirait gonflé de poison” (c’est le socialiste Louis Blanc qui écrit), son air de malpropreté (Fabre d’Églantine) et l’eczéma généralisé dont il était couvert. » Comme disait Benjamin, « si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté ». Et, comme il l’ajoutait, « cet ennemi n’a pas fini de triompher » (« Thèses sur l’histoire », Œuvres III, Folio essais, thèse VI, p. 431).

[8] Le duc d’Orléans, vous dis-je !

[9] Il s’agit d’extraits du numéro 667 de L’Ami du Peuple, du samedi 7 juillet 1792, titré « Le plan de la révolution absolument manqué par le peuple » – trouvé sur <Gallica.bnf.fr>.

[10] Bizarre, ça me rappelle quelqu’un…

[11] Seulement les premiers ?

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Simone Debout, Payer le mal à tempérament (sur Sade et Fourier)

Simone Debout, Payer le mal à tempérament (sur Sade et Fourier), Présentation d’Emmanuel Loi, Éditions Quiero, janvier 2022

Simone Debout, née Devouassoux en mai 1919 à Paris, avait choisi ce pseudo pendant la Résistance. Elle le porta fièrement jusqu’à sa mort en 2020, toujours à Paris. Oui, à 101 ans. Qui en douterait pourra toujours aller la voir ou l’entendre dans des entretiens consacrés à Charles Fourier dont elle fut l’impeccable exégète[1] et, en quelque sorte, la porte-parole, puisqu’elle exhuma des manuscrits avant elle inédits du « rêveur sublime », entretiens datant respectivement de 2017 (elle n’avait alors « que » 98 ans) sur France Culture et de 2019 (100 tout rond) avec Mediapart et que l’on trouve facilement sur la Toile. Les éditions Quiero[2] publient ces jours-ci un texte « débusqué » par Emmanuel Loi dans un numéro de 1981 de la revue Topique, lequel, dixit la présentation de ce dernier, ouvre « une sacrée brèche dans la tectonique du joug ». Il est vrai qu’avec Sade et Fourier, nous avons affaire à deux rebelles irréductibles, c’est peu de le dire. Ce que nous apprend ici Simone Debout, comme Annie Le Brun le dit à partir, elle, de son étude de Sade, c’est que tous deux mettent cul par-dessus tête et la religion et la philosophie des Lumières qui prétendait s’en être émancipée. Chacun à leur façon, ils attaquent la Raison comme hypostase du divin et, à l’instar des révolutionnaires français démontant la Bastille après l’avoir investie, en font table rase sans aucun état d’âme :

« Entre les deux systèmes contraires paraît ce qui déborde et récuse tous les systèmes, parce que c’est à quoi ils tendaient, ce qu’ils impliquaient l’un et l’autre. En effet, dans leurs tentatives passionnées pour justifier ou condamner, pousser à l’extrême ou rédimer le mal, les iniquités et l’asymétrie sociale, Sade et Fourier ne s’étayent pas de la seule raison des mots ou des choses, mais de l’irrationnel fondamental. Ils dévoilent le sous-sol affectif des formes et leur violence scande, par là même, une critique radicale : ils ruinent toute transcendance divine ou idéale […] » (p. 26) Bien sûr, ils seront chacun attaqués pour leurs « excès indus, [leur] dogmatisme », en sorte d’« ignorer leurs doubles puissances opposées, pareillement irrecevables, les ferments d’un nihilisme sans appel [Sade] ou d’un autre avenir [Fourier] » (p. 26).

« Contemporains de la Révolution, dix ans avant [Sade], dix ans après [Fourier] » (p. 25), tous deux « achèvent » (au double sens du terme), la philosophie des Lumières, laquelle n’avait pas été jusqu’au bout du déicide, sans pour autant s’en remettre à un quelconque ersatz de transcendance, tels qu’en proposeront Kant avec ses « a priori de la Raison » (p. 69) ou Rousseau avec son Contrat social (on pourrait ajouter à ceux-ci le matérialisme dialectique du marxisme orthodoxe). Ils fondent leur philosophie sur un homme de chair et de sang animé par ses passions (voire ses « manies ») et dont l’esprit réside dans le corps – mais c’est ici précisément qu’ils divergent (qu’il dit verge, dirait le Fourier du génial Griffe au nez). En effet, Sade pose comme seule réalité l’individu souverain agissant selon ses seuls intérêts, non pas économiques, mais libidinaux (sauf qu’il se trouve que les deux semblent coïncider parfaitement, dans la mesure où l’argent représente et donne, alors comme aujourd’hui, le pouvoir sur autrui, ce à quoi prétend aussi le libertin sadien) tandis que Fourier, nettement plus moderne à mon sens, se fonde sur l’intersubjectivité – rien ni personne n’existant hors relation à d’autres choses et/ou à d’autres personnes (ce qui, au passage, me fait penser à l’interprétation relationnelle de la mécanique quantique par Carlo Rovelli[3], mais c’est une autre histoire). Le pari sadien est de fonder l’individu sur lui-même sans rien devoir à Dieu ni à la loi civile, pas plus qu’à une « bonne » nature rousseauiste ou à l’histoire… et encore moins à ses semblables, bien sûr. Au contraire. « Sade fonde sur le sentir, écrit Simone Debout (p. 75), mais au lieu de s’accroître par là même, virtuellement, de tout le sensible, il accomplit un retrait plus absolu que celui de la conscience séparée. Car il fait tout refluer sur la seule puissance. Le désir de jouir, désir du roué, préoccupé non des objets mais de son plaisir, est désormais l’unique tension, ce qui détermine la volonté et le système du monde, le système des corps. De ce départ, tout suit, les caractères de l’affect initial et du système. Sade pose le principe : “Parmi toutes les lois de la nature la plus juste, la plus sacrée, l’égoïsme du plaisir.” Puis les conséquences : “Une multitude de lésions sur autrui ne peut se mettre en comparaison avec la plus légère des jouissances achetées par cet assemblage inouï de forfaits.” La jouissance flatte le criminel, “elle est à lui, l’effet du crime ne l’affecte pas, il est hors de lui.” Et derechef : “il n’y a aucune proportion raisonnable entre ce qui nous touche et ce qui touche les autres. Nous sentons l’un physiquement et l’autre n’arrive à nous que moralement, et il n’y a de vrai que les sensations matérielles.” Péremptoire, le raisonnement repose, semble-t-il, sur des faits : la primauté des sensations matérielles et la séparation radicale des corps si bien enfermés dans leur peau que “touchés”, ils ne communiquent pas pour autant avec ce qui les touche. On ne connaît donc jamais que ses propres sensations ; sexuels ou non, il n’y a pas de rapports avec l’autre. » C’est moi qui souligne la fin de cette démonstration sans faille, me semble-t-il.

Fourier, c’est évidemment l’inverse : il fonde tout son système sur des multiplicités de rapports. Non qu’il néglige ce qui relève de l’individu : « Passant du plus commun au plus singulier, il favorise l’exception, et l’unique même, sans l’isoler[4]. Attaché d’abord à développer les pouvoirs les mieux partagés, des sens : “les passions sensitives”, dit-il, et des affects : amour, amitié, ambition… il étudie leurs transmissions, des unes aux autres, des individus entre eux, et il arrive au singulier, manies, ambigus, transitions. Il décrypte les liens que le sujet noue par lui-même et pour lui-même, l’imprévu latent qu’il recèle, toutes les flammes encloses jaillies soudain d’une rencontre. Or ce qui paraît alors, les exceptions, n’ont pas appartenu à un tout antérieur, elles n’ont pas leur vérité en quelque idéalité ou quelque forme déjà constituée. Fourier veut cependant leur faire droit, renouveler la loi et non pas simplement passer outre ni la subvertir[5]. » (p. 83)

Dès lors, qu’est-ce qui peut bien réunir ces deux « utopistes » (si l’on veut bien accepter ce qualificatif pour le divin marquis – même si son utopie est « démoniaque », comme le dit à plusieurs reprises Simone Debout[6]) ? On pourrait peut-être parler de « possible », au sens où en parlent Haud Guégen et Laurent Jeanpierre dans un livre à paraître très bientôt[7] : La Perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver, et ce que nous pouvons faire. C’est en tout cas ce que laisse comprendre la première phrase de « Payer le mal à tempérament » : « Pour Sade et Fourier l’imaginaire est garant de la réalité et celle-ci lisible, intelligible à travers deux rêves contraires change de statut : de donné elle se fait proposition. » Tout d’abord, il faut rappeler que si, comme on l’a dit, tous les deux sont contemporains de la Révolution, Sade est « d’avant » et Fourier « d’après » : celui-ci lit celui-là et la réciproque n’est pas vraie. Et ce que Fourier reprend son aîné, c’est l’énergie quasi tellurique des passions, des affects, mais « il ne concentre pas [comme Sade] leur puissance dans une seule direction. Il ne retourne pas le désir sur lui-même » (p. 49). Pourtant, non seulement il le lit, mais il l’affronte, dit Simone Debout. Et, « en affrontant son adversaire de choix, Fourier opère un déplacement. Il se déprend assez de lui-même pour approfondir et transformer sa propre aventure » (p. 25). Sade remet en cause sa vision quelque peu éthérée du « nombre où tout serait contenu – la justice mathématique qui régirait de toute éternité l’Harmonie aussi bien que la vérité » (p. 26). Il le ramène sur Terre, en quelque sorte, et le « réveill[e] de son sommeil dogmatique » (p. 59) Mais à partir de là, à suivre Simone Debout, on comprend que Fourier ira plus loin que Sade dans la remise en cause de toute transcendance, y compris celle du mal dans laquelle ce dernier reste englué, si bien que ses rêves[8], selon Queneau, seront « déshonorés par ce qui, dans le réel historique, leur fait écho » (p. 60). Pasolini fut le seul à dire ce rapport en mettant en images Les 120 Journées de Sodome[9] dans son film sur la république de Salò : « en habillant les libertins de la livrée fasciste, il se référ[ait] explicitement à la réalité historique » (p. 60) Simone Debout ajoute : « La situation fantastique créée par les libertins [des 120 Journées, puis d’autres textes qui suivront] pour se protéger et tenir les victimes à leur merci, sans aucun recours ni communication possibles avec l’extérieur, aucun moyen de dire leur souffrance ou de faire connaître leur sort, les forêts, les rochers infranchissables, les fossés, les hauts murs des chateaux, jouent le même rôle que l’espace d’isolement, les barbelés, les chiens, les miradors des camps nazis. » (p. 60)

Mais ce rapport entre cauchemar et réalité fonctionne aussi à l’envers, si j’ose le dire ainsi. « […] Sade se fait lui-même le malin génie, celui qui fausse les idées et les rapports intelligibles pour les faire servir à sa fantaisie, qui incline les raisons selon son désir et va tout plier à son arbitraire : le savoir, la morale, l’organisation sociale – du moins le tenter. Il est remarquable que, pour ce faire, il n’ait pas à bouleverser le langage mathématique ou naturel, ni les institutions établies. Il les trouve prêts à ordonner et perpétrer le crime. Maître du langage comme de lui-même, il intègre les mots obscènes dans les phrases bien construites, sans modifier la syntaxe et il utilise l’institution et la division sociales pour se fournir indéfiniment et impunément en victimes. » (p. 72)

C’est ici que Fourier, une fois « réveillé de son sommeil dogmatique », se révèle finalement tout aussi « radical » que son aîné. Développer ce point excéderait les limites de cette note de lecture déjà assez foutraque par ailleurs. Cependant, à défaut d’avoir lu d’autre textes de Simone Debout (lacune regrettable que je vais m’empresser de combler – au passage, je note que c’est l’une des qualités de ce petit bouquin que de donner envie d’en lire quelques-autres), je renverrai à deux autres textes. D’une part, l’article « Un rêveur sublime » d’Annie Le Brun où elle commente, entre autres, le texte Griffe au nez qui, dit-elle, « est à replacer dans la lignée des grands attentats contre le langage que perpétrèrent par la suite Jean-Pierre Brisset, Raymond Roussel, Marcel Duchamp, Pierre Leyris… sans oublier ceux épisodiques auxquels se livrèrent Victor Hugo, Charles Cros[10]… » Un texte, dit-elle en citant Simone Debout, « où les objets et les êtres retrouvent le noir qu’ils portent en eux, la densité, et, avec elle les ombres qui manquent peut-être aux images de l’Harmonie[11] », ajoutant qu’« Au demeurant, c’est par ces ténèbres que Fourier rencontre Sade qui, lui, ne sait que cette communication par l’abîme s’établissant au gré des plus secrets va-et-vient entre le corps et l’esprit[12]. »

Il y a enfin Benjamin, qui consacre l’un des dossiers de ses « Passages » à Fourier. Parmi les nombreuses citations qu’il y a rassemblées, de Fourier lui-même ou de ses commentateurs, je retiendrai celle-ci, radicalement opposée à la doctrine sadienne, et qui me servira aussi de conclusion – j’espère que son côté un peu énigmatique vous incitera, comme moi à en lire plus, même si Payer le mal à tempérament est un excellent commencement.

« L’individu… est un être essentiellement faux, car il ne peut ni par lui seul ni par couple opérer le développement des 12 passions, puisqu’elles sont un mécanisme à 810 touches et les compléments. C’est donc au tourbillon passionnel que commence l’échelle et non pas à l’homme individuel ». Référence donnée par Benjamin : Publication des manuscrits de Fourier, Paris 1851-1858, 4 vol., Années 1857-1858, p. 320[13].

 

franz himmelbauer

[1] « Il est une cruelle loi dans l’histoire des idées selon laquelle on finit par avoir les exégètes qu’on mérite. Charles Fourier s’en tire superbement avec Simone Debout qui aura consacré sa vie à le redécouvrir en nous faisant voir la beauté vive d’une pensée que rien n’arrête. » Annie Le Brun, « Un rêveur sublime », La Quinzaine littéraire n° 759, du 1er au 15 avril 1999, recueilli dans Annie Le Brun, De l’éperdu, Gallimard, Folio/Essais, 2005 [Stock, 2000]. Le titre de l’article était une citation d’une formule de Stendhal à propos de Fourier.

[2] Au cas où votre libraire préféré·e ne connaîtrait pas, la maison est diffusée par Serendip Livres, www.serendip-livres.fr et est aussi présente sur la Toile : http://quiero.editions.free.fr.

[3] Carlo Rovelli, Helgoland. Le sens de la mécanique quantique, Flammarion 2020. Physicien théoricien, spécialiste de la gravité quantique, Carlo Rovelli est aussi un excellent vulgarisateur (autant que je puisse en juger). Helgoland retrace l’histoire de la mécanique quantique (l’histoire de son « invention ») tout en en présentant les bases théoriques de manière simplifiée et aussi, donc, l’interprétation qu’en donne Rovelli lui-même – les principes de la physique quantique restant jusqu’à ce jour encore incomplètement expliqués et sujets à diverses interprétations de la part des physiciens. Citant Niels Bohr, l’un des savants à l’origine de cette nouvelle vision du monde, voici ce qu’il écrit :

« Alors que nous pensions auparavant que les propriétés de tout objet étaient déterminées même si nous négligions les interactions en cours entre cet objet et les autres, la physique quantique montre que l’interaction est inséparable des phénomènes. La description non ambiguë de tout phénomène demande d’inclure tous les objets impliqués dans l’interaction dans laquelle le phénomène se manifeste. » Et Rovelli de poursuivre un peu plus loin : « Le point central est […] simple : nous ne pouvons pas attribuer les propriétés d’un objet à l’objet seul. Nous ne pouvons pas les séparer des autres objets qui sont en interaction avec lui. Toutes les propriétés (variables) d’un objet ne sont finalement telles que par rapport à d’autres objets. […] La conclusion est radicale : elle fait voler en éclats l’idée selon laquelle le monde doit être constitué d’une substance ayant des attributs et nous oblige à penser toute chose en termes de relations. » (Helgoland, p. 164-165.)

[4] Je trouve que ça ressemble à la « singularité quelconque » d’Agamben… <https://www.multitudes.net/La-communaute-qui-vient-Theorie-de/>

[5] « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, “naturelle”, c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance.  Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence que l’Antiquité grecque a complètement méconnues, écartant la foi jurée où elle voyait une vertu fort rare et négligeable, et rangeant l’espérance au nombre des illusions pernicieuses de la boîte de Pandore. C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur “bonne nouvelle” : “Un enfant nous est né.” » Hanna Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket/Agora [Calmann-Lévy, 1961 et 1983], p. 314.

[6] Page 26, elle parle de la « combinatoire démoniaque » de Sade « perpétuant les perversions criminelles et multipliant leurs chances. Page 36, le terme revient deux fois, il y est question « d’action démoniaque » et, quelques lignes plus loin, de la « manière démoniaque » de Sade de construire « la réalité humaine ». Et il y a d’autres occurrences.

[7] À La Découverte. J’en ai lu seulement l’introduction, qui me suffit à penser que je ne commets pas un contresens en le citant ici.

[8] Il est important de considérer qu’il s’agit de rêves (ou plutôt de cauchemars) d’autant plus exaspérés par la situation du marquis de Sade qui passa une bonne partie de sa vie enfermé – sous l’Ancien Régime d’abord, la Révolution ensuite. On sait par sa correspondance qu’il ne tenta jamais de les faire passer dans la réalité.

[9] Titre complet : Les 120 Journées de Sodome ou L’École du libertinage. Selon Annie Le Brun, « c’est avec ce texte, rédigé au cours de l’automne 1785 [alors qu’il est embastillé, au sens propre] qu’apparaît pour la première fois, en une stupéfiante cristallisation des plus noires perspectives, l’univers sadien. Tout ce qu’écrira Sade par la suite en participe […] » Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Folio/Essais, Gallimard, p. 22. Il s’agit en fait de la réédition de l’introduction aux œuvres complètes du marquis de Sade éditées par Jean-Jacques Pauvert en 1986.

[10] Annie Le Brun, Un rêveur sublime, loc. cit., p. 427.

[11] Ibid., p. 429.

[12] Ibid., p. 430.

[13] Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des Passages, 4e édition, éditions du Cerf, 2021, p. 660 [W 15, 9].

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Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélémy

Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélémy, Éditions La Découverte, septembre 2021.

In memoriam Florian

 On vient de commémorer le sinistre anniversaire du massacre des Algériens par la police de Papon – et du général de Gaulle, aussi, même si on l’oublie pudiquement. Certains[1] ont fait remarquer qu’en ce 17 octobre 1961, « la police parisienne n’en était pas […] à son premier crime de masse ». En effet, « dix-neuf ans auparavant, les mêmes ou leurs prédécesseurs raflaient consciencieusement des milliers et des milliers de juifs qui, après le Vel d’Hiv, se retrouvèrent à Drancy, puis à Auschwitz ».

L’une des caractéristiques de cette tuerie (on ne sait toujours pas précisément combien de personnes ont été assassinées cette nuit-là, et durant les semaines précédentes et suivantes, par la police française) est que les tueurs se débarrassèrent le plus souvent de leurs victimes en les jetant dans la Seine[2]. Qu’est-ce qui ressemble plus à un corps (souvent déjà mort, ou grièvement blessé) précipité dans l’eau du haut d’un pont qu’un autre corps précipité, du haut d’un autre pont, dans le même fleuve ? Le bruit du plongeon et l’effroi qu’il suscite sont probablement les mêmes, que le crime ait lieu au XXe ou au XVIe siècle.

Autre similitude tout aussi macabre : on ne saura probablement jamais précisément combien de victimes furent ainsi immolées, et bien sûr on ne connaîtra jamais leurs noms – « on », je veux dire nous autres d’aujourd’hui et de demain, qui n’avons pas participé à ces horreurs, pas plus que nous ne participons, directement du moins, aux horreurs contemporaines que sont les noyades en Méditerranée[3]. « Directement, du moins » : ce que je veux dire par là, c’est qu’il est des façons de contribuer indirectement à ces crimes, et c’est de taire ceux d’aujourd’hui, qui se produisent sous nos yeux (médias obligent) mais loin de nos regards et de nos cœurs (qui ne peuvent pas, bien sûr, « accueillir toute la misère du monde », comme disait l’autre), et c’est aussi d’oublier « tous ceux qui tombent », qu’ils soient huguenots à la Saint-Barthélémy, communards pendant et après la « semaine sanglante[4] », Algériens le 17 octobre 1961.

« Historien, il faut avoir cette “sombre fidélité pour les choses tombées” », dit Jérémie Foa[5] (p. 81), citant le Victor Hugo des Châtiments[6]. J’ajouterai cette citation de Walter Benjamin, qui ne m’a jamais parue aussi juste que ces derniers jours, alors que je lisais Tous ceux qui tombent : « Seul un historien, pénétré qu’un ennemi victorieux ne va même pas s’arrêter devant les morts – seul cet historien-là saura attirer au cœur même des événements révolus l’étincelle d’un espoir. En attendant, et à l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas encore fini de triompher[7]. »

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler en deux mots ce que c’est que la Saint-Barthélémy. Arlette Jouanna, historienne spécialiste des guerres de religion et qui a donné un essai[8] sur l’événement à la prestigieuse collection « Les Journées qui ont fait la France », l’a sous-titré : Les mystères d’un crime d’État. Le 24 août 1572, plusieurs milliers de protestants (les fameux « huguenots », ou tenants de la « nouvelle opinion », comme les appelaient les catholiques romains, ou adeptes de « la religion » ou de la « vraie religion », comme ils se nommaient eux-mêmes) furent massacrés à Paris par « des bandes catholiques » (dixit Arlette Jouanna). À cela il faut ajouter que non contents d’assassiner les « réformés », leurs bourreaux déchaînèrent contre eux des violences inimaginables – corps mutilés, décapités, démembrés, éviscérés, brûlés, pendus par les pieds et/ou jetés au fleuve, faces martelées au point d’être rendues méconnaissables, sans parler de l’acharnement sur les femmes, y compris les femmes enceintes, et les enfants jusqu’aux bébés dans leurs berceaux. Les historiens ont longuement discuté (et discuteront encore, parions-le) à propos des responsables de ce massacre et de ses causes – ce que traduit le sous-titre de Jouanna. Telle n’est pas l’approche de Jérémie Foa : « Plutôt qu’une autre histoire de la Saint-Barthélémy, écrit-il, j’ai voulu faire une histoire des autres dans la Saint-Barthélémy. Une histoire du petit, du commun, du banal dans un événement qui assurément ne l’est guère. J’ai choisi de l’observer par le bas, au ras du sang, à travers ses protagonistes anonymes, victimes ou tueurs, simples passants et ardents massacreurs, dans leur humaine trivialité. À la rencontre des vies minuscules, des épingliers, des menuisiers, des brodeurs, des tanneurs d’Aubusson, des rôtisseurs de la Vallée de Misère, des poissonniers normands, des orfèvres de Lyon et des taverniers de la place Maubert. » (p. 7) Ces vies minuscules soulignées dans le texte font évidemment allusion à celles de Pierre Michon[9], ce qui n’est pas pour me déplaire. Une histoire par le bas, donc, qui « entend repeupler le massacre » (p. 9), envers et contre « l’ennemi victorieux » de Benjamin. L’enquête voudrait, poursuit Foa, « citer les dix mille, nommer les anonymes, les vies perdues, les obscurs jetés au fleuve ou mêlés à la fosse, à jamais engloutis » (p. 9). Mais comment faire ? Les massacreurs n’ont certes pas tenu de registres de leurs exactions… quoique. S’il n’existe pas de liste des victimes, sauf celles, bien incomplètes, qu’ont tenté d’établir les martyrologes protestants, d’autres sources se sont révélées fécondes : ainsi par exemple les registres d’écrou de la Conciergerie, principale prison parisienne, conservés depuis l’année 1564. En effet, le cycle de ce que l’on a appelé « guerres de religion » avait commencé dix ans avant la Saint-Barthélémy, laquelle marqua le déclenchement de la quatrième. La précédente s’était terminée par l’édit de Saint-Germain signé le 8 août 1570 qui « accordait aux protestants une liberté limitée de pratiquer leur culte » (Arlette Jouanna). La situation n’en était pas moins restée tendue. Au moindre prétexte, les adeptes de la « nouvelle opinion » étaient harcelés par leurs voisins et/ou rivaux, concurrents catholiques et très souvent ces litiges ou même de simple dénonciations (avoir mangé des œufs, voire de la viande, pendant le carême) aboutissaient à leur incarcération, parfois seulement quelques jours, mais souvent aussi des semaines voire des mois. Ainsi, par recoupements, entre autres, avec les archives notariales (en particulier les inventaires après décès) Jérémie Foa a-t-il pu reconstituer des bouts de biographies (ou plutôt de nécrologies), des esquisses de portraits ou de « visages » comme l’annonce son sous-titre. Il explique aussi par les tracas judiciaires et les arrestations récurrentes durant les mois et les années précédant le massacre le fait, qui a souvent surpris les historiens, que les huguenots ne se soient pas plus défendus contre leurs bourreaux : ils ont souvent cru en effet à une convocation, à une arrestation de plus – ce qui leur était pénible, certes, mais à quoi ils s’étaient résignés à force de le subir. C’est pourquoi l’on trouve la plupart du temps des récits de victimes ouvrant sans difficulté leur porte aux assassins, qu’ils connaissaient bien, non seulement parce qu’ils avaient déjà eu affaire à eux par un passé récent, mais aussi parce qu’ils étaient voisins, tout simplement : « La Saint-Barthélémy, écrit Foa, est un massacre de proximité, perpétré en métriques pédestres par des voisins sur leurs voisins. » (p. 8) Autre conséquence des faits de  harcèlement, voire de persécutions infligées des années durant aux « hérétiques » : les tueurs s’étaient « entraînés », en quelque sorte, ils savaient pertinemment qui était qui et qui croyait quoi et à quelles adresses on les trouvait. Voilà qui m’a ôté d’une erreur apprise à l’école, primaire je crois bien : les catholiques avaient marqué, nous enseignait-on alors, les portes des réformés de croix afin de désigner les habitants à abattre. Ce qui rejoignait la représentation largement répandue d’un massacre perpétré avant tout dans les grandes villes parce qu’en milieu urbain règne un certain anonymat qui seul rendrait possible l’absence totale d’empathie, autorisant les citadins à se livrer aux pires agressions contre leurs concitoyens. Or il semble bien que cette histoire de marquage préalable ait été une légende urbaine – destinée à maquiller la réalité ? c’est ce que nous ignorons – car des gens qui opéraient dans leur propre quartier contre des voisins disposaient déjà de toutes les informations nécessaires. Point besoin de croix pour désigner leurs proies. (Point besoin de croix, ni de signe particulier telle l’étoile jaune stigmatisant les juifs sous Vichy. Par contre, le rapprochement que je me permettrai avec la persécution des juifs en France dans les années 1940, c’est que cette dernière ne tomba pas non plus du ciel en même temps que l’occupation allemande. Au temps de son naufrage, mettons après le Front populaire – dont on sait de reste que la droite du temps lui préférait Hitler –, la IIIe République avait déjà multiplié les lois et règlements xénophobes et antisémites. Le ventre était déjà fécond, d’où allait surgir la bête immonde. Et sans vouloir en rajouter plus qu’il ne serait raisonnable, on peut tout de même s’inquiéter lorsque l’on entend aujourd’hui les féaux du « grand remplacement » s’épancher complaisamment sur les plateaux de télévision en même temps que la police continue à harceler, certains disent même à tuer, de préférence des jeunes et de préférence pas blancs, dans notre « douce France »[10]. Je ne dis pas que cela nous prépare une nouvelle Saint-Barthélémy qui viserait les Arabes et/ou les musulmans, hein[11]. Mais pour le moins, ça n’augure rien de bon.)

Bref, je m’égare. Revenons à Jérémie Foa. Il a donc choisi d’organiser son essai en vingt-cinq récits, vingt-cinq « visages du massacre », autant d’histoires de vies et surtout de morts violentes qui ont nécessité autant de longues et minutieuses enquêtes menées tout à la fois à travers les documents imprimés de l’époque, les archives (notariales,  judiciaires, carcérales…) quand elles existent encore (en pétard contre un ordre inégalitaire perpétué depuis des siècles par les logiques patriarcales et capitalistes de transmission du patrimoine, les communards brûlèrent les archives de l’état-civil de Paris), l’historiographie existante, aussi. Il en résulte un livre d’histoire(s) fascinant par son souci des détails qui n’en sont pas, tout simplement parce qu’ils sont ce qui trame la vie quotidienne et, hélas, la mise à mort ignominieuse des huguenots. Les interprétations plus générales viennent à la fin du livre, appuyées sur toutes les observations glanées en route, elles-mêmes confortées par des coups de sonde, si l’on peut dire, en divers lieux – car le massacre déclenché à Paris lors de la Saint-Barthélémy se prolongea en plusieurs villes du royaume, d’où Jérémie Foa a aussi ramené des histoires – Lyon, Toulouse, Bordeaux, Rouen…

Je retiens deux de ces interprétations. Tout d’abord, et ce n’est pas forcément la plus importante, celle de la responsabilité, ou non, du « pouvoir » dans les massacres. À l’évidence, il y en a une, mais probablement pas « directe », au sens où des consignes auraient été données par le roi Louis IX et la reine-mère, Catherine de Médicis, de massacrer les huguenots. On sait à peu près sûrement aujourd’hui qu’ils donnèrent effectivement l’ordre d’éliminer un certain nombre de chefs protestants. Par contre, il semble qu’ils aient plutôt tenté de protéger la masse des réformés (si tant est qu’il s’agisse d’une masse, ils étaient tout de même assez minoritaires, et spécialement à Paris, ville « ligueuse » ultracatholique). Cependant, Foa observe à la fin de son livre que jamais, au cours des années qui suivirent, un chef catholique ne fut incriminé pour sa participation aux exactions, et que, bien au contraire, la plupart d’entre eux bénéficièrent de promotions et d’avantages divers et variés de la part de la Couronne.

Pas de planification centrale du massacre de masse, donc. Par contre, Jérémie Foa s’élève contre l’image d’une populace hurlante, sauvage, barbare, participant en masse à la curée. Loin de là, il peut même intituler l’un de ses chapitres : « Saint-Barthélémy, connais pas ». Entendons-nous, il y parle bien des contemporains du massacre, habitant les mêmes villes, à commencer par Paris, que celles où il fut perpétré. Par déformation professionnelle, si je puis dire, les historiens ont pour habitude de chercher dans les archives les traces de l’événement, et ont tendance à ignorer l’énorme silence de la grande majorité des actes « ordinaires ». Jérémie Foa cite quelques extraits de documents datés de ce 24 août 1572, testaments, pactes de mariage, contrat de location… « Que faire de ces archives sans sang ? demande-t-il. Que faire de ce dont on ne parle pas d’habitude ? Car, bien sûr, si l’on parcourt haletant des milliers de pages de paléographie, c’est pour trouver du spectaculaire. Las. On trouve en masse des documents qui parlent de tout sauf des violences et qui composent pourtant le bruit de fond du massacre. » (p. 124) Mais alors, devrait-on parler d’une sorte de « séparation » entre l’événement – le massacre – et la vie « ordinaire » ? « Cette imperméabilité des temps et des espaces, poursuit Foa, fut-elle sincère ou artificielle ? Si certains n’ont vraiment rien vu, d’autres ont détourné les yeux et fait semblant de ne rien voir. L’important est de percevoir la persévérance d’un rythme ordinaire à travers les nombreux actes administratifs sur lesquels la curiosité savante est souvent passée bien vite. Combien d’historiens les ont laissés de côté et, c’est compréhensible, ignorés précisément parce qu’ils ne relevaient pas du “contexte” ? Pourtant, ces documents qui ne parlent pas du massacre en parlent malgré eux : ils témoignent de l’épaisseur d’un monde capable de ne pas s’émouvoir, avançant imperturbable. Ce stoïcisme du social est aussi un moyen de survivre. Fermer les yeux, regarder ailleurs. » (p. 126, soulignement de l’auteur.)  On pourrait désespérer du genre humain qui « laisse faire », voire est complice par défaut des pires horreurs. Mais on peut aussi suivre Jérémie Foa dans la conclusion de ce chapitre : « […] braquer le projecteur sur la vie quotidienne pendant le massacre, c’est pointer du doigt les vrais responsables : dire que de très nombreux Parisiens ont, les jours d’hécatombe, fait tout autre chose que la chasse aux huguenots, ce n’est pas nier les tueries. Il est toujours délicat d’interpréter le sens et les conséquences de cette passivité ordinaire : détourner les yeux, est-ce approuver, consentir, participer du bout des lèvres ? Les archives des notaires ne permettent pas de répondre à ces questions. Mais elles invitent à recentrer le regard vers la poignée de miliciens […], le groupe d’hommes motivés et organisés, qui ont mis en œuvre les massacres, tandis que la majorité de leurs voisins catholiques faisaient autre chose, vaquaient à leurs occupations, vivaient leur vie. S’intéresser aux sources de l’ordinaire, c’est refuser de pointer en bloc les Parisiens, pire, le « peuple », trop souvent accusé des pires tueries, pour mieux s’arrêter sur ceux, bons bourgeois, capables, en temps voulu, d’organiser un impitoyable massacre de civils. » (p. 128)

Pour terminer cette note de lecture, et sans qu’il soit besoin, je suppose, de dire combien ce livre m’a impressionné et ému, je vais citer un bref chapitre (« Le petit enfant au maillot », p. 213) qui donne une bonne idée, me semble-t-il, de l’« engagement », au bon sens du terme, de Jérémie Foa envers son objet. Auparavant, je veux signaler une autre parution du même auteur, en collaboration avec le dessinateur Pochep : Sacrées guerres. De Catherine de Médicis à Henri IV, et qui est la dixième livraison de la série « Histoire dessinée de la France[12] ».

Cette bande dessinée didactique, complétée par un dossier de textes sur les différents thèmes et personnages abordés en dessins, pourra fournir des éléments de contexte utiles à qui voudra resituer la Saint-Barthélémy au sein de ces « sacrées guerres ».

franz himmelbauer

Le petit enfant au maillot

Citer les noms.

De ces morts lancés dans la Seine, perdus dans le Rhône. De ces Troyens disparus un petit matin de septembre 1572, jetés pêle-mêle derrière la chapelle « dans une grande fosse[13] ». Mais comment agripper celles et ceux dont personne n’a parlé, dont nul n’a, plume à la main, regretté ni même remarqué l’absence ? Ils sont la masse, l’imprononçable nombre du massacre. Ils hantent ce livre. « Ce ne sont pas les personnages nommables qui font les meilleurs fantômes[14]. »

D’eux ne reste qu’une inconsolable dictée à trous :

Le « nommé Kenny[15] », aux Trois rois, rue de la Calendre.

Le « petit enfant au maillot », traîné par le cou avec une ceinture sur les pavés de Paris.

La « femme enceinte » de la rue Saint-Martin qui se sauve par les tuiles de sa maison.

La veuve « nommée Marquette », chaperonnière de la rue Saint-Martin.

Le « barbier » de la porte Saint-Honoré.

Le « tireur d’or, surnommé le Petit Jacques[16] ».

Ils sont les noms de l’impuissance, la limite d’une discipline, ces visages que nous n’avons pas reconnus[17].

 

[1] Dominique Vidal, dans Mediapart : <https://blogs.mediapart.fr/dominique-vidal/blog/161021/macron-et-lalgerie-slalom-dans-une-histoire-tragique>

[2] L’un des premiers livres parus sur cette infamie (trente ans après, quand même !) était justement nommé : Le Silence du fleuve (Anne Tristan, éd. Syros, 1991).

[3] Parmi de nombreux documents, voir par exemple le récit de Bela, migrante congolaise embarquée sur un Zodiac qui fit naufrage au large du Maroc, récit rapporté par Emmanuel Mbolela en prologue de son livre Réfugié, paru chez Libertalia en 2017.

[4] Voir l’ouvrage éponyme de Michèle Audin, paru début 2021 chez Libertalia.

[5] Jérémie Foa est maître de conférence HDR en histoire moderne à Aix-Marseille université (laboratoire TELEMMe).

[6] « Devant les trahisons et les têtes courbées,/ Je croiserai les bras, indigné, mais serein,/ Sombre fidélité pour les choses tombées,/ Sois ma force et ma joie et mon pilier d’airain ! » C’est une strophe du poème « Ultima Verba », l’avant-dernier du recueil des Châtiments composé en exil par Victor Hugo contre « Napoléon-le-Petit » après le coup d’État du 2 décembre 1851. La dernière strophe de ce même poème est à coup sûr plus connue : « Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même/ Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;/ S’il en demeure dix, je serai le dixième ; Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! » Une note marginale de l’édition Massin des Œuvres complètes du poète nous apprend que cette « pièce répond aux rumeurs qui circulaient à la fin de 1852 sur les mesures d’amnistie envisagées par l’empereur [Napoléon III] à l’égard des proscrits qui auraient fait acte de soumission ».

[7] « Sur le concept d’histoire, VI », in Walter Benjamin, Écrits français, Gallimard folio/essais, p. 436. Ce texte date vraisemblablement du début de l’année 1940.

[8] Arlette Jouanna, La Saint-Barthélémy. Les mystères d’un crime d’État (24 août 1572), Gallimard folio/histoire, 2007.

[9] Pierre Michon, Vies minuscules Gallimard folio 1996 [première édition Gallimard 1984]. Je ne le recommanderai jamais assez.

[10] Il paraît que notre sinistre de l’Intérieur menace Philippe Poutou d’une attaque judiciaire pour avoir dit quelque chose d’approchant, et ceci afin de « défendre l’honneur de tous les policiers ». C’est une formule qui a déjà beaucoup servi. Il y a eu un groupe « Honneur de la police » dans la Résistance française. Puis un autre, plus tard, qui revendiqua l’assassinat de Pierre Goldman, militant d’extrême gauche, ainsi que des attentats contre un cadre des services d’ordre la CGT, puis le chercheur Jean-Pierre Vigier, ancien résistant et communiste ayant quitté le PCF, sans parler des menaces de mort contre diverses personnalités, dont Michel Colucci, dit Coluche, qui expliqua renoncer à sa candidature à la présidentielle en partie au moins à cause de ces menaces.

[11] Quoique… Dans ses ouvrages « historiques », monsieur Z., putatif prétendant à ma présidence de la République, non seulement justifie la persécution des huguenots : « La France, d’instinct, retrouvait ses vieux réflexes romains, d’avant le christianisme […] La liberté religieuse impliquait le refus absolu des enclaves autonomes qui voudraient imposer leur loi sur une partie du territoire [telles les banlieues, « territoires perdus de la République, non ?] » (Mélancolie française, Fayard/Denoël, 2010,cité par Gérard Noiriel, Le Venin dans la plume, La Découverte 2021 [2019]) Le même va jusqu’à présenter dans un autre de ses livres, Le Destin français (Albin Michel, 2018), le massacre de la Saint-Barthélémy comme une conséquence du « fondamentalisme huguenot » (fondamentalisme, ça ne vous rappelle rien ?) qui, selon lui, irritait Ronsard et même Montaigne (trouvé aussi dans Noiriel, op. cit.). Bah, ils étaient irritants, alors on les a un peu massacrés, mais ça ne mérite pas, toujours selon Z., de céder « aux héritiers des huguenots, à la doxa dominante, aux politiques, aux médias et aux intellectuels ; même l’Église catholique […] a fini par [y] céder et s’y soumettre en faisant repentance pour la Saint-Barthélémy le 24 août 1997 » (cité par Noiriel encore, op. cit.). Z., ce serait plutôt le « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » gueulé par un des chefs papistes de la croisade dite des Albigeois renonçant à « trier » entre hérétiques et catholiques lors du siège de Béziers en 1209. Las, Z. est né trop tard dans un monde trop vieux.

[12] Parution octobre 2020, coédition La Revue dessinée & La Découverte.

[13] [Cette note et les suivantes sont celles de Jérémie Foa.] Jean-François Gadan, La Saint-Barthélémy à Troyes, Poignée, Troyes, 1845, p. 33.

[14] Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Minuit, Paris 2001, p. 147.

[15] Anonyme, Mémoires de L’Estat de France sous Charles Neufiesme, I, p. 222, sl, H. Wolf, 1579, 3 vol.

[16] Ibid., p. 224.

[17] Charlotte Delbo, « Ces visages que nous n’avons pas reconnus », Le Convoi du 24 janvier, Minuit, Paris 1970.

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Gérard Noiriel, Le Venin dans la plume

Gérard Noiriel, Le Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, La Découverte poche, 2021 [éd. originale 2019]

C’est le boulot d’un éditeur de laisser traîner ses oreilles et son nez au vent, histoire de d’entendre le bruit et de humer le parfum de l ‘époque – c’est ainsi qu’il aura des chances de bien vendre ses livres en les choisissant au mieux. Et bien sûr, le choix de Zemmour comme objet d’analyse tombe à pic. Qui en douterait pourra toujours se référer à ce papier d’Acrimed qui s’intéresse à la présence du monsieur dans l’espace médiatique après la sortie de son bouquin – édité à compte d’auteur – La France n’a pas dit son dernier mot[1]. Si, d’ailleurs, vous avez comme moi la faiblesse d’écouter parfois la radio ou de lire ne serait-ce qu’un journal de la presse quotidienne régionale, vous n’avez pas pu échapper à cette nouvelle campagne de réclame qui annoncerait, nous dit-on en prenant un air informé, une candidature à la présidentielle.

C’est pourquoi la lecture de ce petit bouquin peut s’avérer utile, même si sa conclusion suscite de ma part quelque réserve, mais j’y reviendrai.

Le premier bon point que l’on puisse lui décerner, me semble-t-il, c’est qu’il part d’une saine colère. En effet, Gérard Noiriel, historien de métier à la déjà longue carrière et aux nombreuses références académiques que je n’énumérerai pas ici, laisse poindre son ire contre Zemmour qui, dans son « dernier livre » (en l’occurrence, Le Destin français, puisque l’écriture du Venin dans la plume date de 2019) « s’en prend violemment aux historiens professionnels ». Au point que Noiriel dit avoir « éprouvé en lisant les pages de Destin français consacrées à [s]a communauté professionnelle [quelque chose de] comparable à ce que ressentent les membres des communautés musulmanes quand Zemmour discrédite leur religion, ou les homosexuels quand il s’en prend au “lobby gay” ».

Pourquoi donc parler de Zemmour, objet (à juste titre) de son ressentiment, ou pour être plus précis, de son « indignation » (mot qu’il utilise dans son avant-propos) et de Drumont, ce grand promoteur de l’antisémitisme français, un peu oublié aujourd’hui ? Noiriel s’en explique en passant par Shlomo Sand, qui écrivait, à propos du Suicide français (un précédent opus zemmourien) : « Il a pu sembler que jamais depuis La France juive de Dumont en 1886 un essai politique comme celui de Zemmour n’avait connu une diffusion aussi impressionnante. » « Et il poursuit, à juste titre [c’est Noiriel qui parle], en soulignant que le contexte et les causes du succès de ces essais étaient similaires. » Ainsi, plus qu’aux années 1930 auxquelles l’on a souvent comparé la situation actuelle, il faudrait en réalité se référer aux années 1880, « c’est-à-dire au moment même où la IIIe République a mis en place les institutions démocratiques qui nous gouvernent encore. »

Il y a bien sûr des différences, ne serait-ce que l’antisémitisme de Drumont et l’islamophobie de son héritier putatif. Tous deux cependant ont tenu à se présenter comme porte-voix des petits, des sans-grades, du peuple, en somme, spolié par la finance juive naguère, bientôt « remplacé » par la déferlante musulmane, aujourd’hui. Pourquoi ces histoires à dormir debout fonctionnent-elles, je veux dire : suscitent-elles l’adhésion de beaucoup de gens, et comment, c’est à ces questions que s’applique à répondre Noiriel. Et c’est là l’apport le plus intéressant de son essai, me semble-t-il.

Les auteurs de ces médiocres contes fantastiques ont d’abord profité d’un climat de crise économique favorable au développement de discours xénophobes. Pour en donner un exemple qui peut paraître anecdotique, mais qui ne l’est pas, selon moi, j’ai envie de vous rapporter une petite histoire, oh, pas grand-chose, hein, mais qui est assez signifiante tout de même : dans la petite ville où j’habite, nous sommes quelques-uns (surtout quelques-unes, d’ailleurs) à « nous occuper », comme on dit, de familles de personnes étrangères récemment débarquées par chez nous (j’essaie d’éviter le terme de migrants, que je n’aime pas trop). Bref, à part les questions de papiers et de logement, puis d’apprentissage de la langue, il y a aussi les problèmes d’équipement en appareils ménagers, meubles, etc. et d’approvisionnement. Heureusement des réseaux de récup’ se mettent en place, parce qu’il y a pas mal de gens généreux, quand même. J’en discutais avec un nouveau voisin, français celui-là, mais qui ne roule pas sur l’or, loin de là. Et comme ça, au détour de d’une phrase, il me dit : « Oui, enfin, moi je connais beaucoup de pauvres d’ici [je ne sais plus s’il a dit “d’ici” ou “français”, mais c’est ça qu’il voulait dire] qui aimeraient bien être aidés comme ça, hein… » On voit bien pointer là le « Français d’abord » cher à l’extrême droite.

Autre point commun entre les deux époques : le bouleversement du régime de la communication médiatique. La IIIe République, ce sont les lois sur la presse et la liberté d’expression et simultanément l’instruction obligatoire – se créent ainsi les conditions légales et matérielles du développement vertigineux de la presse quotidienne. Je n’ai probablement pas besoin de m’étendre ici sur le phénomène correspondant aujourd’hui, l’explosion des médias télévisuels, Internet, etc. Dans un cas comme dans l’autre, il faut attirer le chaland si l’on veut tirer son épingle du jeu – et cela passe par la « fait-diversisation » de la presse. Du scandale en veux-tu en voilà, telle est la martingale. Zemmour comme Drumont sauront s’en servir. À l’époque de ce dernier, le scandale souvent se résolvait comme il se manifestait, sous forme de duels – on envoyait ses témoins à qui avait gravement atteint à votre honneur, et Drumont reçut ainsi beaucoup de témoins… Heureusement pour lui, le temps des duels à mort était passé, et même s’il eut souvent le dessous dans ces affaires, cela lui permit de se tailler une réputation – ainsi par exemple lors de son premier duel avec une personnalité juive qu’il avait insultée et traînée dans la boue (dans les colonnes de son journal La Libre Parole, ou d’un autre, c’est ce que j’ai oublié), il fut blessé assez sérieusement, mais il retourna la situation à son profit en prétendant que son adversaire lui avait porté un coup « en traître » (un félon bien sûr, comme tous ceux de sa race). Aujourd’hui, le scandale arrive plutôt sur les plateaux télé, où Zemmour n’hésite pas à manier l’invective contre les personnes qui ont naïvement accepté de « débattre » avec lui. Enfin, naïvement, ce n’était pas le cas de Mélenchon récemment, lequel, semble-t-il, a plutôt voulu profiter de l’aubaine d’un face-à-face annoncé comme un pugilat pour faire du buzz, soit l’exacte réplique du comportement de son contradicteur.

Noiriel analyse également les discours de l’antisémite et de l’islamophobe et, sans surprise, il y trouve la même « grammaire » – plutôt que des arguments qui n’en sont pas et auxquels il ne sert à rien de vouloir s’opposer en s’appuyant sur la raison et des données objectives (en effet, que répondre, sur ce registre, à quelqu’un qui prétend qu’une poignée de banquiers juifs mènent le monde ou que bientôt, la France sera musulmane ?) : « La plus importante [de ces règles grammaticales] est celle qui oppose le “nous” Français au “eux” étrangers, clivage qui recoupe l’opposition entre victimes [“nous”, évidemment] et agresseurs. » Et, ajoute-t-il, « l’exploitation de cette règle est particulièrement efficace car, qu’on le veuille ou non, comme l’a écrit le philosophe Richard Rorty, nous vivons encore dans un monde où “l’imagination politique est presque toujours nationale” ».

Et c’est ici que se place ma réserve. En effet, après ce constat que je peux partager, Noiriel poursuit en disant que, puisque l’on ne peut pas « combattre l’imagination uniquement par des arguments rationnels, il faut jouer avec les règles de cette grammaire identitaire, pour qu’un nombre croissant de nos concitoyens en viennent à “voir d’autres êtres humains comme des ‘nôtres’ plutôt que comme des ‘eux’” ». Ce qui me pose problème ici est que l’on ne sort pas de la « grammaire identitaire » – et Noiriel ne dit pas jusqu’où va ce « nous » et où commence le pays des « eux » : au sud de la Méditerranée, peut-être ?

« Une autre manière de détourner les règles de grammaire que mobilisent les polémistes réactionnaires, poursuit Noiriel, c’est de changer les personnages du discours identitaire, en privilégiant le critère social plutôt que les critères de l’origine, de la race ou de la religion. » Mouais. On voit arriver ici l’opus suivant de l’auteur, coécrit avec Stéphane Beaud, sur Race et sciences sociales[2], qui a fait polémique, car il s’élevait contre, en gros, la priorité donnée par des chercheuses et chercheurs aux questions de race au détriment des (ou de la) questions sociales. Mais poursuivons la citation : « C’est ce qu’avait réussi le mouvement ouvrier à l’époque de Drumont en opposant le “nous” des travailleurs aux “eux” des patrons. » Là je sursaute : on parle ici des dernières années du XIXe siècle… Où était donc le « nous des travailleurs » moins de deux décennies plus tard, au début de la dite « Grande Guerre » ?

Je me permets encore une réserve (je n’ai pas tout dit, par exemple sur un passage, p. 213 de l’édition de poche, où Noiriel prend ses distances, on pourrait presque dire se dissocie, des universitaires engagés dans les études décoloniales, influencés par le « modèle multiculturaliste anglo-américain », et qui donneraient à Zemmour le bâton pour se faire battre en tant qu’islamogauchistes), une réserve d’ordre plus général.  Voici comment Noiriel conclut son ouvrage : « Distinguer clairement le champ politique et le champ scientifique permettrait en effet de comprendre que si l’on veut toucher le “grand public”, il faut entreprendre un immense travail de “traduction” du langage savant pour le rendre accessible à des lecteurs non spécialisés. » Sans vouloir adopter une posture radicale un peu bête, voici ce que j’entends dans cette phrase : il y a d’un côté de « bons universitaires » (ceux qui respectent la « communauté académique » et ses règles de production et d’acquisition du savoir) qui détiennent raison et connaissance, et de l’autre un bon peuple inculte auquel il faudrait enseigner tout ça afin de le préserver des prêcheurs irresponsables…

Cela dit, je dois tout de même reconnaître que cette présentation de Zemmour et Drumont, de leurs biographies et de leur contexte, ainsi que de leurs méthodes, toutes choses que j’avoue avoir plus ou moins ignorées jusqu’ici, demeurent très instructives. Et c’est pourquoi j’ai apprécié cette lecture, et mes réserves exprimées, je peux la recommander à qui souhaite découvrir ces personnages et leurs (mauvaises) actions.

franz himmelbauer

[1] Voir : https://www.acrimed.org/Zemmour-un-artefact-mediatique-a-la-Une. Au cas où vous ne le sauriez pas, Acrimed est un site d’observation critique des médias. Si on tape une requête « Zemmour » dans sa fonction de recherche, on trouve tout un tas d’articles – dont quelques-uns montrent, comme celui cité ici, la couverture médiatique énorme dont bénéficient à chaque sortie les livres-cailloux semés sur sa route par ce petit Poucet fascisant.

[2] Paru chez Agone au début de cette année.

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Hervé Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire

Hervé Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective, La Découverte, 2021

La semaine dernière, je parlais ici-même d’Histoire populaire de la psychanalyse, excellent petit bouquin de Florent Gabarron-Garcia[1]. Cette fois, je me suis attaqué à un gros pavé : un peu plus de 580 pages, excusez du peu. Et tout ça sans connaître grand-chose à la psychanalyse – à croire que je suis quelque peu… inconscient ! Bon, je ne vais pas prétendre que je l’ai déjà bien digéré et que je vais vous en proposer une brillante synthèse. Pourtant, il me semble que ce livre mérite d’être lu, et tout ce que je chercherai à faire ici sera de donner envie de le lire, justement.

Le livre de Gabarron-Garcia, lui-même psychanalyste, donnait, grossièrement dit, une critique « politique » de la psychanalyse ou plus exactement des courants psychanalytiques, s’élevant, à la suite de Robert Castel dans les années 1970[2], contre le « psychanalysme[3] » et passant en revue les psys et mouvements psys « subversifs », depuis le « premier Freud » jusqu’au SPK en Allemagne et à La Borde en France. C’est un tout autre projet que celui d’Hervé Mazurel, historien « des affects et des imaginaires », maître de conférences à l’université de Bourgogne et codirecteur de la revue Sensibilités, et qui participe à « une équipe de recherche transdisciplinaire travaillant à la relance du dialogue de la psychanalyse et des sciences sociales » (ainsi que nous le dit la quatrième de couverture de son livre). Comme historien, justement, il déplore le fait que Freud ait situé l’inconscient – par ailleurs sa grande découverte, et cela même si quelques autres l’avaient approché avant lui – en dehors de toute historicité : alors que ce « continent inconnu » était selon lui déterminant pour notre vie psychique, il aurait lui-même échappé à toute détermination et à toute influence « extérieure » à l’individu. Et au-delà même de Freud, Mazurel dit que « pour la plupart des écoles psychanalytiques reconnues, l’inconscient reste toujours situé au-delà du social, au-delà de l’histoire » (souligné par lui). D’où l’un des sens du titre du livre : l’inconscient comme « oubli » de l’histoire. En effet, il ne s’agit pas seulement de l’inconscient tel que le voit la psychanalyse « orthodoxe », comme, entre autres, l’oubliette où sombrent un certain nombre de souvenirs, mais de l’inconscient de la psychanalyse elle-même : ainsi notre auteur ne croit-il pas que c’est « manquer de respect à la psychanalyse que d’user de ses propres outils pour interroger l’inconscient de son propre savoir, que de fouiller les caves et sous-sols d’une discipline qui, comme toutes les autres, peine à identifier son propre impensé ». Mais remettre en cause « l’anhistoricité affirmée de l’inconscient », considérer celui-ci comme un savoir daté (du tournant du XXe siècle) et situé (à Vienne) sur la structure de la personnalité, « amène aussitôt une foule de questions vertigineuses » sur les conditions de production de cet inconscient (et donc sur les rapports entre individu et collectivité). C’est bien à ces questions que s’attaque Hervé Mazurel dont le travail, dit-il, « est avant tout celui d’un lecteur, d’un lecteur assidu et passionné de sciences humaines et sociales. » La plus-value de ce travail, « si elle existe », poursuit-il, « vient donc avant tout de ces lectures nombreuses et croisées, ainsi que de la longue maturation dont cet ouvrage est le fruit. Et de ce que l’entreprise, très consciente des aveuglements et des surdités produits par les carcans disciplinaires et l’hyperspécialisation de la recherche, s’est délibérément placée au carrefour de différents savoirs pour mieux saisir les liens encore trop inaperçus qui relient le psychique, le social et le culturel, lesquels doivent être saisis à l’intérieur d’une historicité qui, non seulement les constitue, mais les traverse » (souligné par l’auteur). Et de préciser quels sont ces « différents savoirs », essentiellement « la psychanalyse, la psychologie sociale, l’anthropologie, la sociologie et, plus qu’aucun autre, l’histoire ». Vaste programme, donc, ce qui explique la taille du livre.

C’est pourquoi il serait quelque peu présomptueux de ma part de prétendre le résumer, et encore plus de prétendre le faire tout de suite (encore une fois, il me faudra un peu de temps pour le digérer). Bien sûr, comme c’est toujours le cas d’une lecture de pareille envergure, certaines parties du livre m’ont marqué plus que d’autres. Je citerai en particulier la deuxième partie qui s’intéresse à l’histoire « interne » de l’inconscient. Voici ce qu’en dit l’auteur dans son préambule :

« […] la deuxième partie, elle, avancera que si les relations entre l’histoire et la psychanalyse ne sont jamais parvenues à être aussi fructueuses qu’elles l’auraient pu, au regard de leur parenté épistémologique notamment, c’est qu’elles butaient en dernière analyse, comme l’a vu Lynn Hunt, sur ce dilemme essentiel qu’a constitué pour des historiens “qui par définition étudient les changements dans la vie humaine, à user d’une approche qui ne cesse de mettre en valeur l’intemporel”. En l’occurrence, un inconscient stable, fixe et monotone, cœur d’une nature humaine immuable. Or nous nous efforcerons ici de montrer que l’inconscient pourrait n’avoir pas seulement une histoire “externe” – celle qui intéresse l’histoire des sciences se penchant sur la genèse de la “découverte” de l’inconscient au XIXe siècle –, mais posséder une « histoire interne », profondément liée à ces trois processus sociohistoriques d’ampleur, étroitement corrélés sur la longue durée, que sont les processus de civilisation, de privatisation et d’individualisation. »

Cette deuxième partie comporte donc quatre chapitres : « L’inconscient hors de l’histoire ? », « Et si l’invariant variait ? », « La société au plus intime » et « Inconscient(s) et culture(s) ». Le troisième, qui aborde l’interpénétration individu-société ou, pour reprendre le titre d’une de ses sections, « L’individu dans les “plis singuliers du social”[4] », est probablement celui qui m’a le plus intéressé, car, comme le dit Mazurel, même si la conception égocentrée qui se représente l’individu et son environnement social apparaît bien dépassée, pour peu que l’on se donne la peine d’y penser, il n’en reste pas moins qu’elle imprègne encore profondément nos habitudes de pensée, sans parler des sciences sociales : « De cette représentation de l’individu procède en effet le grand sillon qui coupe en deux le champ des disciplines : entre celles qui, d’un côté, considèrent de manière privilégiée les hommes en tant qu’individus (psychologie, psychanalyse, psychiatrie, criminologie…), et celles qui, de l’autre, considèrent avant tout les hommes en tant que sociétés (sociologie, anthropologie, histoire, linguistique…). »

L’autre partie qui m’a le plus donné à réfléchir (mais encore une fois, c’est loin d’être terminé) est la quatrième et dernière, intitulée « Explorations de l’inconscient historique » et particulièrement le chapitre 13 : « Le rêve, le symbolique et l’imaginaire », qui se termine par ces mots : « […] le rêve pourrait bien être la voie royale qui permet de comprendre combien la société, et avec elle toute notre histoire collective, s’invite et se terre jusque dans les strates les plus obscures et enfouies de nous-mêmes. »

On l’aura compris, il y a bien d’autres choses dans ce livre dont je n’ai donné qu’un aperçu. Plus qu’une note de lecture, je pense qu’il mériterait d’être lu et discuté à plusieurs (« arpenté ») afin d’en tirer la substantifique moelle, comme disait l’autre. J’y reviendrai probablement plus tard, peut-être au détour d’autres lectures.

 

franz himmelbauer

[1] Qui vient de paraître à La fabrique.

[2] Robert Castel, Le Psychanalysme. L’Ordre psychanalytique et le pouvoir, Maspero, 1973.

[3] « […] discours qui participe de la domination et de la fabrication de l’idéologie comme “ensemble des productions idéelles par lesquelles une classe dominante justifie sa domination”. »

[4] Titre d’un livre du sociologue Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social, La Découverte, 2013.

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Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse

Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, La fabrique éditions, 2021

Drôle de titre, me suis-je dit tout d’abord… pourquoi « populaire » ? En même temps, comme dit l’autre, ça m’a intrigué. Je ne suis pas sûr que j’aurais lu une histoire de la psychanalyse sans autre qualificatif, et probablement encore moins chez un autre éditeur. Mais populaire, et à La fabrique, je m’y suis lancé. Et je n’ai pas été déçu, au point que je suis prêt à la recommander chaudement aux personnes qui, comme moi, ne sont pas très férues de la chose, qui savent plus ou moins ce qu’est la psychanalyse et d’où elle vient, sans toutefois s’estimer vraiment bien informées sur la question. Quant à moi, j’ai eu l’impression à cette lecture d’apprendre beaucoup de choses et aussi de découvrir un sens, ou de donner une certaine cohérence à des éléments dont j’avais jusque-là eu connaissance, mais que je n’avais pas jusqu’ici mis en perspective les uns avec les autres.

Tout d’abord, je dois remercier l’auteur de proposer ici un essai assez synthétique, concis, précis et écrit en évitant presque tout au long du texte le jargon de sa profession (il est psychanalyste et psychologue), sauf dans un ou deux développements où il doit aborder des questions théoriques – mais l’ensemble demeure très accessible, tout en réussissant à présenter les principaux enjeux de la discipline. Le terme « discipline » étant d’ailleurs mal choisi, puisque l’un de ces enjeux cruciaux porte sur précisément sur le fait de figer (de « réifier ») la théorie et la pratique psychanalytiques au sein d’une doctrine immuable – que l’auteur nomme « psychanalysme » – et d’institutions corporatistes tout aussi rigides ou, au contraire, de mettre ces outils au service d’une émancipation « populaire », pour reprendre le titre.

Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je ne résiste pas au plaisir de rapporter ce qui peut paraître une anecdote insignifiante, mais qui donne tout de même à réfléchir, me semble-t-il. Hier matin, comme très souvent, j’ai été prendre un café dans mon bar préféré, avec le bouquin sous le bras, me disant que j’avancerais dans sa lecture une fois installé en terrasse. Il y avait un habitué devant le zinc, avec lequel j’ai déjà échangé une ou deux à fois à propos de mes lectures (ce n’était pas la première fois que je venais lire en terrasse autre chose que le journal local). « Alors, tu lis quoi, cette fois-ci ? » Je lui montre le titre, et il fait la moue en disant quelque chose genre « Houlala, ça a l’air prise de tête » (bon, je ne sais plus précisément, il a peut-être seulement signifié cela par une onomatopée) et puis il se ravise, prend une pose d’animateur télé de cNews ou BFM TV et me lance : « Alors ? Freud, charlatan ou pas ? » Texto. Interloqué, je réponds « Mais ce n’est pas possible de parler comme ça ! On peut critiquer, ceci, cela », etc., bref je m’embrouille, dans le souci de lui montrer que je ne suis pas d’accord avec sa question sans pour autant lui faire penser que je le prends pour un con, ce que je ne suis pourtant pas loin de penser, enfin, non, ce n’est pas vrai, disons que je pense qu’il a sorti une grosse connerie et surtout qu’il a singé sans même y penser les imbéciles qui « font l’opinion » en réduisant toute question un peu complexe à une alternative binaire – et débile. Et ce faisant, il est con, sans aucun doute. J’espère que ce moment de connerie sera éphémère…

En fait, mon anecdote n’est pas complètement hors-sujet. En effet, si les disciples de Freud ne se sont jamais posé la question, je pense, de savoir s’il était un charlatan ou pas, par contre, ils se sont parfois aussi laissé piéger dans des alternatives guère plus intelligentes, et qui ont joué un rôle très important dans l’histoire de la psychanalyse. Florent Gabarron-Garcia explique ainsi qu’il n’y a pas une pensée freudienne immuable, mais que celle-ci a évolué au cours de la vie du maître viennois, et qu’elle fut bien évidemment influencée par le contexte social et politique de son époque. Cette évolution se retrouve aussi bien dans les textes de Freud que dans ses prises de position politiques. Or la doxa ou, si l’on préfère, le courant mainstream de la psychanalyse, n’a retenu que le terme de cette évolution, telle qu’elle s’exprime dans un de ses derniers ouvrages, Malaise dans la culture, qui date de 1930. « [Freud y] condamne sans équivoque le communisme ; reprenant la maxime hobbesienne selon laquelle “l’homme est un loup pour l’homme”, il y présente la répression de la culture comme un mal nécessaire et inévitable pour maîtriser les forces pulsionnelles de l’individu ». « Forts de cette référence, poursuit Gabarron-Garcia, certains analystes vont jusqu’à prétendre que la voie est sans issue : le “Mal” serait dans l’Homme. » Ce qui rend évidemment caduc tout engagement politique et social. Sans aller jusqu’à cette formulation caricaturale, de nombreux psychanalystes en reprennent cependant les conséquences : leur pratique devrait s’en tenir, selon eux, à la cure individuelle sans tenir compte des dimensions sociales, historiques et politiques des souffrances psychiques. Malheureusement, cette position fut celle de l’héritier présomptif de Freud, Ernest Jones, qui fut son biographe (ou plutôt hagiographe, dit Gabarron-Garcia) et aussi le président de l’association psychanalytique internationale (IPA), et dont les choix politiques (soutenus par Freud, semble-t-il) entraînèrent de très graves conséquences pour les psychanalystes dans l’Allemagne nazie. Selon ce courant majoritaire, « le psychanalyste est tenu d’adopter une attitude de neutralité politique » (c’est l’auteur qui souligne). Or nous savons bien où conduit la « neutralité politique » dans un contexte de domination : bien évidemment à renforcer le parti dominant (ou tout simplement l’État). C’est ainsi que, sous prétexte de « sauver » la psychanalyse et son association nationale, les partisans de la « neutralité » se plièrent, en Allemagne, au diktat nazi : exclusion des praticiens juifs et/ou soupçonnés de sympathies communistes ou sociales-démocrates et interdiction de soigner des patients affectés des mêmes tares… C’était un calcul de Gribouille : la Société psychanalytique allemande, pourtant Judenrein (purgée de ses juifs), fut d’abord intégrée à l’Institut allemand de science des âmes et de psychothérapie, dirigé par un certain Göring – mais pas le maréchal, hein, un cousin à lui –, lequel Institut, par le bais de cette intégration, devint membre de l’IPA jusqu’en 1938 sans que Jones ni personne, apparemment, n’y trouve à redire ! Finalement, la Société allemande fut carrément dissoute, ce qui entraîna la fin de l’adhésion de l’Institut Göring à l’IPA (mais toujours sans aucune discussion). La stratégie de sauvetage de la psychanalyse allemande par sa « neutralité » (antisémite et anticommuniste) avait fini par son autodestruction.

Cette histoire-là mériterait d’être mieux connue, me semble-t-il, car, loin de s’arrêter avec la fin du Troisième Reich, elle se poursuivit après-guerre. En Allemagne d’abord, dont on sait désormais que la dénazification y fut plus que superficielle, dans les hôpitaux psychiatriques comme ailleurs. C’est ce que montre le dernier chapitre du livre de Gabarron-Garcia, consacré au SPK, le « Collectif socialiste de patients de Heidelberg » créé à la fin des années soixante et qui développa une critique radicale du système médical en mobilisant les acquis théoriques de Wilhelm Reich, Frantz Fanon ou Félix Guattari afin de revisiter la notion marxiste d’aliénation, tout en mettant en œuvre une pratique de soin égalitaire entre « patients » et « soignants ». Cette tentative, qui connut de premiers succès fulgurants, fut traitée tel un groupe terroriste par l’État allemand. Le local du SPK fut investi par trois cents flics lourdement armés et, malgré les pressions internationales, le docteur Huber, à l’origine du groupe, et un de ses proches, furent condamnés à quatre ans et demi de prison pour participation à une organisation criminelle.

Je n’ai donné ici qu’un aperçu de ce livre, particulièrement de son côté « enragé », à juste titre, contre le psychanalysme et son histoire officielle, telle qu’elle sévit encore aujourd’hui. Mais il serait profondément injuste de s’en tenir là. En effet, Florent Gabarron-Garcia parle aussi (et même, peut-être, surtout) de l’autre versant du mouvement psychanalytique : ça commence avec Freud lui-même, qui a « regardé vers l’est » au moment de la révolution soviétique, durant la brève période où tout était encore possible avant la glaciation stalinienne, avec une véritable libération sexuelle, des avancées énormes des droits des femmes (émancipation, divorce, avortement, etc.) et des expériences très avancées de homes d’enfants ; puis ça passe par Wilhelm Reich et son action à Vienne et ensuite en Allemagne, où il organisa un mouvement de masse autour des aspirations à la révolution sexuelle avant d’être contraint à l’exil par les nazis (qui bénéficièrent de la fameuse « neutralité » évoquée plus haut) ; on suit ensuite l’engagement de Marie Langer en Argentine, puis l’histoire de François Tosquelles entre la révolution espagnole et la clinique de Saint-Alban en Lozère, où passèrent, entre autres, Frantz Fanon et Jean Oury, plus tard fondateur de la célèbre clinique de La Borde, assidûment fréquentée par Félix Guattari… C’est ainsi que je comprends, finalement, le « populaire » du titre. On pourrait aussi parler de l’histoire « en mouvement(s) » de la psychanalyse.

Quoi qu’il en soit, c’est un livre absolument passionnant : on y apprend plein de choses et il est tonique – ce qui est une grande qualité par les temps qui se traînent… À lire d’urgence !

franz himmelbauer

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