Clifford D. Conner, Marat. Savant et tribun

Clifford D. Conner, Marat. Savant et tribun, La Fabrique éditions, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, sept. 2021 [2012]

(Une lecture pour temps de campagne électorale)

« Si les noirs et les ministériels gangrénés et archigangrénés sont assez téméraires pour […] faire passer [ce projet], citoyens dressez huit cents potences dans le jardin des Thuilleries et accrochez-y tous ces traîtres à la patrie, l’infâme Riquetti[1] à leur tête : en même temps que vous ferez au milieu d’un bassin un vaste bucher, pour y rotir les ministres et leurs suppots[2]. » L’Ami du Peuple n’y allait pas de main morte… Mais il faut reconnaître qu’il y avait de quoi enrager – et ce même si ce passage 1) est précédé de la phrase suivante, que les historiens réactionnaires se gardent bien de citer : « Ici je vois la nation entière se soulever contre cet infernal projet, j’entends vingt-cinq millions de voix s’écrier à l’unisson : Si les noirs[3], etc. » et 2) est délibérément exagéré par l’auteur lui-même afin de provoquer une réaction disproportionnée de ses ennemis – soit, en gros, en ce mois d’août 1790, toute la représentation nationale[4] (l’Assemblée constituante issue des États généraux de 1789), le gouvernement et les chefs militaires. La provocation fonctionna parfaitement, puisque Malouët, l’un des chefs du parti dit « constitutionnel », soit les « modérés » qui considéraient que la Révolution en avait bien assez fait en prenant la Bastille et en poussant les aristocrates à mettre fin à leurs privilèges durant la « nuit du 4 août[5] », Malouët dont il faut préciser encore qu’il était un planteur de Saint-Domingue – donc esclavagiste – expressément mis au défi par Marat de le traiter d’assassin, tomba tout droit dans le panneau et demanda que le rédacteur de L’Ami du Peuple et quiconque collaborait avec lui soient immédiatement arrêtés. Ce par quoi, une fois de plus, Marat mit les rieurs de son côté et ridiculisa l’homme de pouvoir. Mais de quoi s’agissait-il au fait ?

Une mutinerie avait eu lieu au sein de trois régiments stationnés à Nancy. Voici ce qu’en dit un dictionnaire de la Révolution française[6], manifestement mal inspiré : « Nancy (mutinerie de). Ce fut le plus grave des désordres militaires qui aboutirent à la désagrégation de l’armée d’Ancien Régime. Les trois régiments de Nancy – du Roi, Mestre-de-camp-général, suisses de Châteauvieux – travaillés par des émissaires du duc d’Orléans dès le début de la Révolution, créèrent des comités de soldats, insultèrent les officiers, adhérèrent au club des Jacobins et fraternisèrent avec la garde nationale locale. » On ne voit pas très bien en quoi cela était « grave ». On voit par contre toujours le même type d’explications méprisantes pour les révoltés : ils étaient « travaillés » par le duc d’Orléans – comme s’ils n’avaient pas été capables de s’émouvoir, comme on disait alors, tout seuls… Si le dictionnaire en question n’avait pas une si mauvaise opinion de Marat (j’y reviendrai[7]), il aurait su que celui-ci avait alerté depuis des semaines déjà sur la situation qui régnait – c’est le cas de le dire – à Nancy. En effet, comme le dit Clifford Conner, l’ami du peuple, qui n’était pas seulement un polémiste hors-pair mais aussi un journaliste avisé, et qui disposait, probablement grâce à ses prises de position politiques sans équivoque pour les pauvres et contre les riches, d’un réseau d’amis et d’informateurs très étendu, y compris dans l’armée, y compris à Nancy, Marat donc avait publié dès le 13 juin un article dénonçant les brimades que faisaient subir aux soldats leurs officiers royalistes et en en donnant une explication qui n’avait que peu à voir avec le duc d’Orléans : « […] on sait que les officiers de ce régiment, comme de la plupart des autres, sont presque tous des ennemis jurés de la révolution ; enfin, on sait que les bas-officiers et les soldats de ce régiment (comme de tous les autres) sont d’excellents patriotes. » Conner poursuit ainsi :

« Deux mois après [cet] incident, une grande mutinerie éclata dans la même garnison. Les soldats, excédés de ne pas recevoir la paie qui leur était due, s’étaient choisi un porte-parole pour présenter leurs griefs aux officiers ; ce représentant fut sévèrement flagellé[8]. » (p. 108) Mutinerie, donc, qui s’étendit aux autres régiments de Nancy et devint presque aussitôt un enjeu politique national. L’Assemblée – et La Fayette, commandant de la garde nationale – envoyèrent un premier général afin de rétablir la discipline. Il fut fait prisonnier par les soldats. Malseigne (c’était son nom) réussit à s’enfuit à Lunéville le 28 août, mais non à rallier la garnison de cette ville pour lui venir en aide… Aux grands maux les grands moyens, l’Assemblée envoya alors le marquis de Bouillé avec 4500 hommes. Il réussit à investir la ville et dès lors, nous dit le dictionnaire déjà cité : « la répression fut efficace et rapide, suppression de la garde nationale locale, fermeture du club des Jacobins de Nancy, transfert des trois régiments dans trois autres lieux de garnison, jugement des meneurs, principalement des suisses. Il y eut un soldat de roué, il y en eut 42 de pendus, 41 de condamnés aux galères. » J’adore le commentaire qui suit : « Si l’ordre fut rétabli dans l’armée, le divorce s’accentua entre soldats et officiers nobles. » Ah bon ?

Marat n’avait pas manqué de fustiger cette scélératesse, pas manqué non plus de prédire la trahison de Bouillé, puis de La Fayette, comme il le fit plus tard contre Dumouriez, le vainqueur de Valmy. Et jamais il ne se trompa : tous passèrent aux Prussiens dès lors qu’ils constatèrent qu’ils n’étaient plus en mesure de freiner la Révolution, voire même de retourner leurs armées contre elle. Ce fut l’un des traits du génie particulier de l’ami du peuple, que de se montrer prophétique à plusieurs reprises quant aux destinées de la Révolution et de ses ennemis. Il ne manquait pas de finesse, malgré son style pamphlétaire. Ni de lucidité politique. Clifford Conner met ces qualités au compte de son engagement qui jamais ne se renia, au service des pauvres et contre les riches. Une des caractéristiques importantes à relever chez ce tribun, c’est qu’il ne cherchait pas à flatter son auditoire – le peuple, en l’occurrence. Bien au contraire. À de très nombreuses reprises, il l’apostrophe à la limite de l’insulte, lui reprochant son apathie, son sommeil même… En ce même mois d’août 1790, en plus des livraisons quotidiennes de L’Ami du Peuple, il écrivit et publia trois pamphlets : le 9 août, On nous endort, prenons-y garde, le 26 août, C’est un beau rêve, gare au réveil, et le 31, L’Affreux Réveil.

Je pense qu’il vaut vraiment la peine de lire Marat. Savant et tribun si l’on veut apprendre à connaître le côté « social » de la Révolution française. On y découvre une personnalité attachante, un infatigable agitateur en même temps qu’une personnalité politique bien plus avisée ce que nous en a dit la postérité – évidemment, les vainqueurs, comme toujours. En attendant, je ne résiste pas au plaisir d’une citation un peu plus longue de Marat[9] – je ne sais pas vous, mais moi, ça me donne des frissons – et puis je trouve que ce n’est pas complètement anachronique… (je conserve l’orthographe originale).

« Le plan de la révolution a été manqué complettement. Puisqu’elle se faisoit contre le despostisme, il falloit commencer par suspendre de toutes leurs fonctions le despote et ses agens, conférer le gouvernement à des mandataires du peuple […] Rien n’étoit si aisé aux représentants du peuple le lendemain de la prise de la Bastille. Mais pour cela, il falloit qu’ils eussent des vues et des vertus. Or loin d’être des hommes d’état, ils n’étaient presque tous que d’adroits frippons, qui cherchoient à se vendre, de vils intrigants qui affichoient leur faux civisme pour se faire acheter au plus haut prix. Aussi ont-ils commencé par assurer les prérogatives de la couronne avant de statuer sur les droits du peuple. Ils ont fait plus, ils ont débuté par remettre au prince le pouvoir exécutif suprême, par le rendre l’arbitre du législateur, par le charger de l’exécution des loix, et par lui abandonner les clefs du trésor public, la gestion des biens nationaux, le commandement des flottes et des armées, et la disposition de toute la force publique[10], pour lui assurer les moyens de s’opposer plus efficacement à l’établissement de la liberté, et de bouleverser plus facilement le nouvel ordre des choses.

Ce n’est pas tout, les représentans du peuple ont dépouillé, au nom de la nation, le clergé de ses biens, la noblesse de ses titres, la finance de ses places, les ordres privilégiés de leurs prérogatives ; mais au lieu d’abattre ces suppôts du despotisme en les déclarant inhabiles à tous les emplois, ils leur ont laissé mille moyens de se relever avec lui ; puis, contents de partager leur prééminence et de s’associer à leur fortune, ils se sont ligués avec eux, en se vendant au despote.

Les premiers représentants du peuple doivent donc être regardés comme les arcs-boutants des contre-révolutionnaires, comme ses plus mortels ennemis[11].

[…] en dépit des discours éternels de nos sociétés patriotiques, et de ce déluge d’écrits dont nous sommes inondés depuis trois ans, le peuple est plus éloigné de sentir ce qu’il lui convient de faire pour résister à ses oppresseurs, qu’il ne l’étoit le premier jour de la révolution. Alors il s’abandonnait à son instinct naturel, au simple bon sens qui lui avoit fait trouver le vrai moyen de mettre à la raison ses implacables ennemis.

Dès lors, endoctriné par une foule de sophistes, payés pour cacher sous le voile de l’ordre public les atteintes portées à sa souveraineté, pour couvrir du manteau de la justice les attentats contre ses droits, pour lui présenter, comme moyens d’assurer sa liberté, les mesures prises pour la détruire : leuré par une foule d’endormeurs intéressés à lui cacher les dangers qui le menacent, à le repaître de fausses espérances, à lui recommander le calme et la paix : égaré par une foule de charlatans intéressés à vanter le faux patriotisme des fonctionnaires publics les plus infidèles, à préter des intentions pures aux machinateurs les plus redoutables, à calomnier les meilleurs citoyens, à traiter de factieux les amis de la révolution, de séditieux les défenseurs de la liberté, de brigands les ennemis de la tyrannie ; à decrier la sagesse des mesures proposées pour assurer le triomphe de la justice, à faire passer pour des contes les complots tramés contre la patrie, à bercer le peuple d’illusion flatteuse, et à cacher sous l’image trompeuse du bonheur le précipice où l’on cherche à l’entraîner : trompé par les fonctionnaires public coalisés avec les traîtres et les conspirateurs pour retenir son indignation, étouffer son ressentiment, brider son zèle, enchaîner son audace en lui prêchant sans cesse la confiance dans ses magistrats, la soumission aux autorités constituées et le respect aux loix : enfin, abusé par ses perfides représentans, qui le berçoient de l’espoir de venger ses droits, d’établir le règne de la liberté et de la justice ; il s’est laissé prendre à tous leurs pièges. Le voilà enchaîné au nom des loix par le législateur, et tyrannisé au nom de la justice par les dépositaires de l’autorité : le voilà constitutionnellement esclave : et aujourd’hui qu’il a renoncé à son bon sens naturel, pour se laisser aller aux discours perfides de tant d’imposteurs, il est loin de regarder comme ses plus mortels ennemis, ses lâches mandataires vendus à la cour, ses infidèles délégués qui ont trafiqué de ses droits les plus sacrés, de ses intérêts les plus chers ; et tous ces scélérats qui ont abusé de sa confiance, pour l’immoler à ses anciens tyrans ; il est loin de regarder comme la source de tous ses maux ces décrets funestes qui lui ont enlevé sa souveraineté, qui ont réuni entre les mains du monarque tous les pouvoirs, qui ont rendu illusoire la déclaration des droits, qui ont remis la nation à la chaîne, et qui ont rivé ses fers. Il est loin de fouler aux pieds cette constitution monstrueuse pour le maintien de laquelle il va bêtement se faire égorger chez l’ennemi. Il est loin de sentir que l’unique moyen d’établir sa liberté, et d’assurer son repos, étoit de se défaire sans pitié des traîtres à la patrie, et de noyer dans leur sang les chefs des conspirateurs.

Marat, l’Ami du Peuple.

[1] Marat mettait un point d’honneur à toujours nommer le marquis de Mirabeau, qu’il dénonça très tôt comme un traître à la Révolution, par son nom de famille : Riquetti. Mirabeau est un charmant village du sud-est de la France, sis non loin de la sous-préfecture d’où je vous écris. Le marquis de Mirabeau fut un des principaux orateurs de l’Assemblée constituante et l’auteur du célèbre : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici [au Jeu de Paume] par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la force des baïonnettes. » Punchline typique de cet aristocrate flamboyant qui fut si populaire en ce temps-là qu’après sa mort, le 2 avril 1791, on porta sa dépouille en triomphe jusqu’au Panthéon. Las, on dut l’en retirer après la découverte de sa correspondance secrète avec le roi, et du fait qu’il était stipendié par ce dernier afin de défendre ses positions sous des allures révolutionnaires… Un seul homme avait dénoncé dès longtemps « l’infâme Riquetti », l’accusant de complot avec les ennemis de la Révolution : Marat.

[2] L’Ami du peuple, 22 août 1790, en fac-similé sur <Gallica.bnf.fr>. J’ai respecté l’orthographe de Marat.

[3] Les « noirs » désignent ici les ennemis politiques de Marat – mais je n’ai pas trouvé plus de précision sur ce qualificatif dans le livre de Conner : s’agit-il du clergé, ou plus largement des députés à la Constituante et de leurs partisans, je ne sais. Quant aux Noirs avec majuscule, on sait que Marat, après avoir quelque peu vacillé sur la question, « proclama [dans L’Ami du Peuple du 12 décembre 1791] le droit absolu à la sécession, au nom de la loi naturelle, d’abord pour les colons blancs [des Antilles] eux-mêmes, mais en continuant ainsi : “[Ce droit] qu’ont les colons à l’égard de la nation française, les mulâtres et les Noirs l’ont à l’égard des colons blancs.” » (Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies. 1789-1794, La Découverte/Poche, p. 193.)

[4] À laquelle Marat ne connaissait aucune légitimité, élue qu’elle avait été au suffrage censitaire (il fallait être inscrit – et pas inscrite, seuls les hommes de plus de vingt-cinq ans étant convoqués – au rôle d’imposition afin de pouvoir voter) et souvent avec deux ou trois degrés d’élection.

[5] J’observe au passage que Marat ne fut pas impressionné outre mesure par cette nuit que l’on nous présente désormais comme fameuse : il n’en pipe mot dans son Ami du Peuple – à moins que cela m’ait échappé, même pas pour dénoncer l’enfumage que ce fut. On sait que cet acte symbolique fut obtenu grâce à la grande trouille des possédants devant les incendies de leurs châteaux en province, incendies dont la fonction première était de détruire les « terriers », ces documents qui précisaient les fameux privilèges, justement, et les taxes et corvées diverses et variées dont ils accablaient « leurs » paysans. Lâcher un peu pour ne pas tout perdre, et surtout se faire indemniser grassement, voilà quel était le but de la manœuvre.

[6] J. Tulard, J. F. Fayard et A. Fierro, Histoire et dictionnaire de la Révolution française, 1789-1799, éd. Robert Laffont (Bouquins), 1987.

[7] Heu… en fait non, je n’y reviendrai pas dans le texte, cet ouvrage ne méritant pas tant d’honneur. Je ne citerai pas ici toute la notice consacrée à Marat : c’est une compilation de toutes les vilenies et contrevérités sur l’Ami du peuple, autant de fadaises sorties de la propagande contrerévolutionnaire et patiemment démontées l’une après l’autre par Clifford Conner. Il est vrai que des historiens mainstream ne peuvent guère goûter des écrits tel celui-ci, de décembre 1790, cité dans la notice et censé nous faire dresser les cheveux sur la tête : « Il y a une année que cinq ou six cents têtes abattues vous auraient rendus libres et heureux. Aujourd’hui, il faudrait en abattre dix mille. Sous quelques mois peut-être vous en abattrez cent mille, et vous ferez à merveille : car il n’y aura point de paix pour vous, si vous n’avez exterminé, jusqu’au dernier rejeton, les implacables ennemis de la patrie. » Pour faire bref, Marat était selon cette notice un scientifique médiocre, voire raté, donc frustré et aigri, et qui vit dans la révolution une occasion de se venger de l’Académie des sciences qui lui aurait fait des misères. Si la notice reconnaît qu’il était « plus populaire que Robespierre dans le petit peuple parisien », c’est pour ajouter aussitôt que « Marat, qui en juillet 1791 a fait l’apologie de la dictature et s’est présenté comme un recours éventuel, recherche avec fureur le pouvoir et la renommée. » In coda venenum : « Ajoutons pour la petite histoire un portrait physique. Nul n’ignore la laideur caractéristique de Marat, ses yeux gris-jaune de tigre, “le dessus des lèvres qu’on dirait gonflé de poison” (c’est le socialiste Louis Blanc qui écrit), son air de malpropreté (Fabre d’Églantine) et l’eczéma généralisé dont il était couvert. » Comme disait Benjamin, « si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté ». Et, comme il l’ajoutait, « cet ennemi n’a pas fini de triompher » (« Thèses sur l’histoire », Œuvres III, Folio essais, thèse VI, p. 431).

[8] Le duc d’Orléans, vous dis-je !

[9] Il s’agit d’extraits du numéro 667 de L’Ami du Peuple, du samedi 7 juillet 1792, titré « Le plan de la révolution absolument manqué par le peuple » – trouvé sur <Gallica.bnf.fr>.

[10] Bizarre, ça me rappelle quelqu’un…

[11] Seulement les premiers ?

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