L’idéologie et l’utopie, de Paul Ricœur

Le Seuil, collection « La couleur des idées », Paris, 1997

Note rédigée en 1997 : Paul Ricœur, ici évoqué au présent de l’indicatif, est décédé en 2005.

Paul Ricœur est un philosophe français internationalement reconnu. Ceci explique le curieux paradoxe qui veut que ce livre soit en fait une traduction de l’anglais. Il s’agit en effet du recueil d’une série de cours donné par l’auteur dans des universités des États-Unis. Né en 1913, le professeur de philosophie qu’est Paul Ricoeur a déjà une longue carrière derrière lui, et une toute aussi longue série de publications. Qu’on se rassure cependant, point n’est besoin de connaître l’ensemble de son œuvre pour aborder la lecture de L’idéologie et l’utopie. Il ne s’agit pas pour autant d’un texte facile, à lire le soir avant de s’endormir. Il reste cependant accessible. Sa structure, celle d’un recueil de cours, en facilite d’ailleurs l’approche puisque très souvent, l’orateur fait le point de la situation où l’ont amené ses cours précédents et rappelle son plan d’ensemble. Ce qui permet de ne pas se perdre au fil de l’exposé, et même, si on le veut, de s’épargner, comme je l’ai fait, la lecture de certains chapitres par trop fastidieux. Non qu’ils soient mauvais ou plus difficiles que les autres, mais parce qu’ils abordent des questions très pointues, que je qualifierai à la limite de « techniques », et dont j’ai pensé pouvoir me passer sans dommage pour la compréhension de l’ensemble de l’ouvrage. Je pense en particulier aux nombreux chapitres consacrés à Marx puis Althusser, que je n’ai pas cru devoir lire jusqu’au bout. Une fois émise cette réserve, je dois dire que j’ai appris beaucoup de cette lecture sur l’idéologie et l’utopie, et c’est ce que je vais essayer de retranscrire ici.

D’après ce qu’il dit dans sa leçon d’introduction, Paul Ricœur part, entre autres, d’un travail de Karl Mannheim, intellectuel allemand qui publia un livre intitulé : Idéologie et utopie : « Ce livre, auquel je ferai fréquemment référence », dit Ricœur, « a été publié dans sa version originale en 1929. Je crois que Mannheim est la seule personne, au moins jusqu’à un passé récent, à avoir essayé de penser ensemble idéologie et utopie. Il le fit en les considérant toutes deux comme des attitudes déviantes par rapport à la réalité. C’est au sein d’un même décalage, d’une même distorsion par rapport à la réalité effective qu’elles divergent. C’est ce que Mannheim nomma la « non-congruence avec la réalité ». » Mais, comme le fait justement remarquer Ricœur, cette distorsion, ou non-congruence, ne fait-elle pas elle-même partie de la réalité sociale ? « Toutes les figures de la non-congruence doivent être partie prenante de notre appartenance à la société. Il me semble que c’est à tel point vrai que l’imagination sociale est constitutive de la réalité sociale. Ainsi tout se passe comme si l’imagination sociale, ou l’imagination culturelle, opérant à la fois de manière constructrice et de manière destructrice, était à la fois une confirmation et une contestation de la situation présente. »

Ricoeur considère donc que l’idéologie et l’utopie sont deux fonctions quasiment symétriques, comme deux versants d’une même montagne qui est l’imagination sociale. L’idéologie peut elle-même se décomposer en trois fonctionnalités :
1. la distorsion, ou l’idéologie comme « fausse conscience ».C’est la conception de Marx, inventeur de l’idéologie, et qui est étudiée ici en plusieurs chapitres.
2. La légitimation, ou combler le fossé entre les attentes des gouvernés et les prétentions des gouvernants. Ici, c’est Max Weber qui est l’objet de l’étude.
3. L’intégration, ou construire l’imagerie sociale correspondant à un ordre donné existant et contribuer ainsi à répondre au besoin d’identité de toute collectivité. Cette dernière fonctionnalité est étudiée à travers les travaux de Clifford Geertz, anthropologue américain contemporain qui l’a mise en évidence.
En ce sens , on peut dire que l’idéologie est toujours tournée vers le passé. Elle partage avec l’utopie une certaine « non-congruence » avec le présent, qu’elle regarde tournée vers, ou à partir du passé. Elle est un écart d’avec la réalité, le réel. Son pathos est de conforter ce réel, ce qui existe déjà. En ce sens, elle est toujours légitimation du pouvoir. Mais attention cependant : elle demeure indispensable à la construction de l’identité sociale sans laquelle il n’est point de groupe, collectivité, enfin de société possible… Or si l’on admet que l’espèce humaine est caractérisée par la socialité, justement, on comprend facilement que là où il y a des hommes, il y a de l’idéologie.
Ricœur propose trois fonctionnalités de l’utopie, en symétrie inversée, si l’on peut dire, de celles de l’idéologie :
1. la fuite, la fantasmagorie hors de la réalité et impuissante au sens propre du terme.
2. La contestation, ou délégitimation du pouvoir, en transformant par sa seule présence une situation à sens unique en une alternative. Saint-Simon sert d’exemple dans ce cas là, sans oublier toutefois que ses visions utopistes ont fini par être recyclées, en partie du moins, par la Révolution industrielle pour devenir, finalement, partie intégrante de l’idéologie d’une certaine fraction de la bourgeoisie entrepreneuriale.
3. La mise en cause, ou mise en mouvement de l’identité de la collectivité, ce qui est aussi un besoin vital (la seule parfaite identité à soi étant la mort). Là, Ricoeur aborde Fourier, que l’on pourrait appeler le « prince des utopistes », tellement ses projets subversifs s’en prenaient aux bases mêmes de l’ordre établi, remettant en cause toutes les relations en commençant par la famille sacro-sainte et les rapports sexuels.

Au total, un livre très intéressant. Je regrette cependant que l’idéologie, à l’image peut-être de ce qui se passe dans l’histoire réelle, s’y taille la part du lion, trois petits chapitres seulement étant consacrés à l’utopie. Mais au fond, ce n’est pas très grave : rien ne nous interdit de continuer la recherche par nous-mêmes. Et ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre que de nous y inciter.

Publié dans Essais, Philosophie, Politique, Sociologie | Marqué avec , | Commentaires fermés sur L’idéologie et l’utopie, de Paul Ricœur

Géométrie des passions, de Remo Bodei

Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique.
PUF, Collection « Pratiques théoriques ». Paris 1997.

Article rédigé en 1997

Voici un gros livre de philosophie et de philosophie politique. Une fois de plus, son prix le met malheureusement hors de portée du public auquel il aurait pourtant droit, à mon avis. Car c’est la première chose à dire de cet essai : si la problématique dont il traite n’est pas des plus simples, son style de rédaction, en revanche, reste « clair et distinct », comme ces idées adéquates dont parlait Spinoza, « le seul philosophe intègre », selon Nietzsche, et autour duquel s’articule cette Géométrie des passions. De la collection « Pratiques théoriques » des Presses Universitaires de France, nous connaissions déjà la magistrale leçon de Florence Gauthier sur le Triomphe et [la] mort du droit naturel en Révolution, ainsi que les contributions critiques de Louis Sala-Molins à l’histoire des Lumières, explorées à travers leurs zones d’ombres : Le Code Noir et L’Afrique aux Amériques, deux aspects de l’histoire de l’esclavage. La liste des autres titres publiés nous met l’eau à la bouche. Mais là n’est pas notre propos. Pourquoi donc ce titre apparemment paradoxal qui réunit la géométrie, dont l’idée nous renvoie au domaine de l’esprit qui plane au dessus des contingences, dans l’éther des théories toutes rationnelles, et les passions, que nous associons généralement à la confusion d’états d’âme plus ou moins troubles surgis des zones inexplorées de l’instinct animal ? C’est qu’à force de se résigner à cet antagonisme soi-disant indépassable entre raison et passions, les hommes se retrouvent dans la situation ridicule des hérissons de Schopenhauer : « Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était engagé serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de ça et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la solution supportable. » Ainsi serions-nous condamnés à négocier perpétuellement un compromis boiteux entre la distance glacée nécessaire à la réflexion lucide et l’immédiateté chaleureuse mais aveugle de nos élans vitaux.

Le conflit vient de loin. Qu’on se souvienne par exemple des modèles platoniciens de l’âme et de la cité : l’âme est hiérarchisée du niveau le plus bas, le sensible, jusqu’au plus haut, qui contemple les Idées, avec un grand « I », en passant par le stade intermédiaire de l’intelligible, tandis que la cité idéale de La République devrait être gouvernée par le philosophe-roi, encadrée par des gardiens et habitée par un peuple souvent identifié à un « gros animal ». Si ce projet politique est resté au stade de l’utopie, en revanche, pendant des siècles, s’est imposé l’idéal stoïcien du gouvernement des passions par la volonté, arme éminemment rationnelle. Les religions du Livre et leur Dieu personnel ôtant radicalement toute légitimité possible à une forme quelconque de politique autre que celle du droit divin, le salut ne pouvait être qu’individuel. Ainsi, plus que celui du philosophe, le modèle proposé alors est celui du sage, celui qui, sachant se retirer des plaisirs de ce monde en domestiquant ses appétits, peut atteindre la tranquillité de l’âme. Le livre pivote autour de la pensée de Spinoza. Remo Bodei montre comment elle est à la fois un aboutissement de certaines intuitions stoïciennes – se défaire, par exemple des « passions d’attente » comme la peur et l’espoir, qui diminuent la « puissance d’exister » –, et une rupture avec elles, en ce qu’elles n’avaient jamais remis en cause la partition entre l’âme et le corps, la raison et les passions, une partition dont le modèle le plus achevé va être élaboré par Descartes, avec sa prééminence du cogito. Or, en posant la pensée comme « tombée du ciel », en quelque sorte, et en séparant nettement l’esprit humain et sa propre nature, c’est-à-dire son corps, mais aussi la Nature entière, qu’il a vocation à « posséder et maîtriser », Descartes suppose d’emblée la conscience de soi comme une extériorité, et, comme le dit Spinoza pour le réfuter, l’homme lui-même comme un « empire dans l’empire ».

Spinoza, lui, va élaborer un système dont le grand mérite de Remo Bodei est de nous en faire découvrir les grandes lignes, et encore plus, peut-être, de nous donner envie de le découvrir par nous-mêmes. Je ne pourrai en donner ici qu’un très bref aperçu et ne puis que conseiller à ceux qui voudraient en savoir plus de se reporter directement aux textes originaux, disponibles en format poche chez Gallimard (Folio). Il y a seulement trois passions fondamentales chez l’homme, dont toutes les autres sont dérivées : le désir, la joie et la tristesse. Le désir est l’appétit en tant qu’il est conscient de lui-même. Il est constitutif de l’homme qui, à chaque instant, est poussé par lui vers le futur. À ce titre, on pourrait dire qu’il est à la fois moteur et conscience du devenir. La tristesse et la joie sont des passions à travers lesquelles l’esprit passe vers une plus faible ou une plus grande « puissance d’exister ». Il y a aussi trois genres de connaissance : imaginative, rationnelle et intuitive. Mais Spinoza ne les oppose pas entre elles : nous connaissons par des ordres différents qui correspondent à une puissance d’exister différente, mais nous n’accédons pas à des mondes différents. « Grâce à la puissance intrinsèque d’un désir qui augmente d’autant plus sa propre lucidité qu’il accroît son pouvoir, on passe successivement des idées confuses et mutilées de l’imagination, aux idées générales et abstraites de la raison, et de celles-ci enfin à la clarté et au discernement supérieur de la connaissance intuitive », ce qui ne signifie pas pour autant que les deux genres précédents disparaissent, mais plutôt que nous devenons capables de les comprendre, et, ainsi d’échapper à leur emprise. Ici, en transposant cette progression géométrique de l’ordre individuel à celui du politique, s’ouvre une question formidable : si, ce que nous pouvons comprendre facilement, la connaissance imaginative correspond aux régimes tyranniques ou despotiques de la « servitude volontaire » dénoncée par La Boétie ; si le second genre de connaissance, la rationnelle, correspond à son tour à la démocratie et à son postulat d’égalité en droit, source de généralisation et d’abstraction dans la pensée des rapports sociaux, à quoi pourrait bien correspondre le troisième genre intuitif, celui par lequel on accède à la connaissance « des choses particulières » ? Question toujours ouverte aujourd’hui.

Mais entre temps a eu lieu la Révolution française. Tout change. En effet, les jacobins bouleversent deux fois l’usage de l’antique dualisme raison-passions. En voulant établir le règne de la raison, ils réalisent la transposition dont je parlais tout à l’heure de l’ordre individuel à l’ordre politique. Et pour ce faire, ils réhabilitent les passions, qu’il ne s’agit plus de refouler, mais d’utiliser au service de la Révolution : le couple indissociable de l’espoir et de la peur, déjà largement exploité par l’imagerie du christianisme (paradis-enfer), va se traduire par les thèmes de l’émancipation des peuples et de la Terreur contre les ennemis de la Révolution. Ainsi apparaît une nouvelle figure assez monstrueuse : celle de la raison d’État et de son double, les passions d’État… Au moment où l’individu, ou, si l’on préfère, l’homme doté de droits, fait irruption sur la scène politique, ce même individu se voit dépossédé de l’usage de la raison et des passions, qui appartiennent désormais à la sphère publique. L’âge des masses s’annonce, que d’aucuns appelleront plus tard les « foules solitaires ». Avec la révolution industrielle et l’avènement de la consommation de masse, l’illimitation des désirs de consommer va occulter le désir entendu comme appétit de vivre – une vie à consommer, en quelque sorte… À l’époque de la « mondialisation », qui succède au discrédit des grandes entreprises de transformation collective, il semble, nous dit Remo Bodei, que les individus oscillent entre des « passions d’attente » contradictoires, tournées vers le futur : le bonheur, accomplissement improgrammable et indéterminé de désirs, et l’angoisse, comme peur sans objet précisément identifiable. Une nouvelle version, somme toute de ces « idées mutilées et confuses » dont Spinoza attribuait la responsabilité au premier genre de connaissance, l’imaginative. « L’imagination au pouvoir », clamaient les soixante-huitards ; l’industrie de la communication y pourvoit quotidiennement.

En bref, voilà un travail qui donne à penser autant qu’il nous apprend quand à l’histoire de la pensée. Un peu comme si on nous invitait au voyage tout en nous donnant les moyens de partir. Une bonne raison de lire ce livre… avec passion !

Publié dans Essais, Philosophie, Politique | Marqué avec , | Commentaires fermés sur Géométrie des passions, de Remo Bodei

La Citée divisée, de Nicole Loraux

Ed. Payot, coll. Critique de la Politique, Paris 1997

(Texte rédigé en 1997 en vue d’une émission sur Radio Zinzine – dans les Alpes de haute Provence. Il n’est pas « fini », au sens où il se compose aussi de notes peut-être un peu obscures pour qui n’aurait pas le livre sous les yeux. Aussi tâcherai-je de les développer prochainement – promesse faite le 28 juin 2015, au moment de mettre cette note en ligne. f. h.)

La Cité divisée est sous-titré : « L’oubli dans la mémoire d’Athènes ». Ce qui peut sembler paradoxal à première vue. Mais, à suivre la passionnante enquête de Nicole Loraux, historienne de la Grèce antique, on verra qu’il n’en est rien, bien au contraire, puisqu’elle démonte pour nous minutieusement certains des mécanismes essentiels de la vie civique des Grecs anciens, lesquels utilisaient ce qu’on pourrait appeler une gestion raisonnée de l’oubli comme l’un des outils de production du consensus, ou si l’on préfère, de délimitation du champ politique. Politique : le mot est lâché. On connaît la célèbre citation de Clausewitz sur la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens. De ce point de vue, ce qui fait problème en Grèce antique, ce n’est pas la guerre extérieure, hors les murs de la cité. Celle-là est plutôt source de gloire, y compris pour les victimes, dont la postérité n’aura pas à souffrir l’opprobre que leur aurait immanquablement valu un combat fratricide. Non, la question vraiment difficile, c’est celle qui inverse la logique de Clausewitz, constatant que la politique a bien, quoiqu’elle en dise, quelque chose à voir avec un conflit… un conflit qui pourrait même se révéler constitutif de la politique. Mais un conflit qu’il importe de neutraliser, faute de quoi il pourrait se révéler destructeur de la cité elle-même, ou, plus précisément, d’un certain ordre de la cité…

Je ne peux ici donner qu’un petit aperçu du contenu extrêmement riche de ce livre qui met en œuvre une impressionnante érudition ainsi que les outils d’analyse de l’historien moderne, certes, mais aussi du philologue, de l’anthropologue et du psychanalyste. Précisons également qu’il s’agit d’un travail de longue haleine, puisque les premiers des textes ici rassemblés, remaniés et intégrés en un ensemble tout à fait cohérent datent de 1980. J’ajoute que malgré ce que je viens d’en dire, le livre reste accessible à qui voudra bien se donner la peine d’une lecture attentive. Une seule ombre au tableau : son prix – 235 francs ! –, par trop dissuasif. Dommage, surtout en cette période où l’on parle beaucoup de mémoire en France, à l’occasion du procès Papon. Mais pour revenir à nos moutons, ou plutôt à l’Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ, je vais tâcher au moins de donner ici un résumé du dernier chapitre de Nicole Loraux, où elle ramasse en somme les conclusions de son enquête, en invitant encore une fois les auditeurs intéressés à se reporter au texte lui-même, dont je n’imagine pas qu’ils en sortiront déçus.

En 403, le parti démocrate vient de remporter la victoire contre la sanglante dictature oligarchique dite « des Trente ». « Deux gouvernements de transition, la pugnacité des démocrates et l’intervention active du roi spartiate Pausanias ont abouti à une réconciliation, avec prestation d’un serment d’amnistie : Je n’aurai de ressentiment (littéralement : je ne rappellerai les malheurs) contre aucun des citoyens, sauf les Trente, les Dix et les Onze, non plus même que contre celui d’entre eux qui aura accepté de rendre compte de la charge qu’il exerçait. » Ici, on comprend facilement que ce sont les démocrates qui ont le plus à perdre dans ce serment partagé de « ne pas rappeler les malheurs » – notons au passage l’euphémisme de « malheurs » pour ne pas dire « guerre civile », ou stásis, le mot utilisé par les Grecs pour évoquer le spectre de la division interne. Cependant, le serment sera respecté, et pour cause : l’un des chefs démocrates, Arkhinos, fait mettre à mort un de ses partisans pour avoir proclamé son intention de ne pas s’y tenir… Cette attitude vaudra au dêmos athénien les éloges des historiens et des philosophes (Aristote, par exemple) qui y voient le summum des vertus démocratiques. Ce n’est pas l’avis de Nicole Loraux : « Tout indique que, dans ces dernières années du Ve siècle, c’est un siècle entier de démocratie – celle de Clisthène, d’Ephialte et de Périclès – qui basculait dans le passé. »

Que se passe-t-il en effet ? Non seulement les démocrates ont gagné, mais leurs contemporains ne cessent de rappeler, de célébrer cette victoire, le krátos – la supériorité dans le combat – du peuple, même ceux-là qui précisément, étaient du côté des perdants, c’est-à-dire ceux qui sont restés dans la ville sous la dictature des Trente, alors que les démocrates étaient exilés.

« C’est ainsi, j’en fais donc l’hypothèse, que par un retournement des évidences premières on n’aurait sans cesse rappelé leur victoire aux démocrates que pour mieux leur suggérer qu’ils se devaient de faire oublier qu’ils l’avaient emporté en oubliant, eux, l’étendue du tort qu’ils avaient subi. En l’occurrence, l’administration de la justice étant considérée comme l’une des espèces de la souveraineté, quelle preuve plus manifeste de son krátos le peuple pouvait-il donner que de renoncer à l’exercer en s’interdisant d’instruire tout procès ? Oubli de la victoire contre oubli du ressentiment, donc : en apparence, oubli pour oubli. Mais qui ne voit qu’il était demandé au même camp d’assumer les conséquences de ce double oubli ?

Toujours est-il que le peuple, ainsi crédité du krátos, intériorisa la leçon qui lui était faite avec tant d’insistance. Non seulement il n’usa point de ce krátos pour “s’approprier” la cité, comme le font, parce qu’ils exercent une supériorité de fait, les factieux victorieux, mais, ayant procédé à un partage équitable des droits civiques “avec tous les Athéniens” – entendons : avec les autres Athéniens –, de cette conduite qui leur était suggérée avec tant d’insistance, les démocrates firent un titre de gloire. Un tel comportement était, disait-on, nécessaire pour rassurer les honnêtes gens et donc pour conserver, voire pour “sauver” la démocratie. Et, sans surprise, ce sont les plaidoyers des gens de la ville [de ceux qui étaient restés dans la ville et avaient toléré, voire soutenu la dictature] qui développent le plus volontiers cet argument en forme de discret chantage. »

Ce que nous montre ainsi Nicole Loraux, c’est comment, enterrée sous les fleurs, la démocratie perdit le krátos, autrement dit, comment le peuple se laissa déposséder de son pouvoir, grâce à l’oubli juré des « malheurs ». Mais l’opération ne s’arrête pas là. Une des stratégies d’évitement de ce krátos décidément gênant, promise à un bel avenir puisque reprise elle aussi par Aristote, va consister à « substituer politeía à demokratía, le nom de la “constitution” à celui de la démocratie ». « Peut-être, fait observer Nicole Loraux, sous cette rubrique de l’évitement par substitution, faudrait-il enregistrer la pensée d’un Aristote lorsque, définissant dans la Politique le régime à ses yeux le meilleur, il ne lui donne, malgré toutes les ressemblances que celui-ci présente avec une démocratie, d’autre nom que politeía – comme on parlerait d’un régime intitulé “le régime”. » Dès lors, on ne se réfère plus à tel ou tel type de régime, mais à une entité plus ou moins mythique qui est la cité, la pólis qui va devenir, « pour la suite de l’histoire, un opérateur très efficace dans le processus de neutralisation de demokratía, ou plus exactement : de neutralisation de krátos comme partie intégrante de ce mot ». Le problème que soulève Nicole Loraux dans sa conclusion, c’est que cet interdit de mémoire quand à une période particulière de l’histoire de la cité ne va pas rester sans conséquences sur l’ensemble de cette histoire, ou plutôt sur sa mémoire. Ainsi, refusant de voir en face le nouveau rapport de force créé par la victoire des démocrates, les Athéniens en vinrent aussi, et il ne pouvait guère en être autrement à partir de l’oubli des « malheurs », à considérer ceux-ci comme une parenthèse malheureuse dans la longue histoire de leur cité. Les démocrates n’avaient finalement que « ramené le peuple », ou « rétabli la situation normale »… « Comme si le présent n’était pensable qu’au passé, à condition toutefois que, dans l’évocation qui en est faite, le passé, débarrassé de toute valeur virtuellement subversive, puisse servir de modèle édifiant. […] Je m’interroge donc, poursuit Nicole Loraux : et si barrer la mémoire n’avait d’autre conséquence que de mettre l’accent sur une mémoire hyperbolisée mais figée ? C’est ainsi qu’à partir du Ve siècle, les Athéniens, pour mieux contrôler leur récent passé, ne cessèrent de surveiller le récit de ce passé. »

Voilà qui peut faire songer à certains de nos débats contemporains. Avant de conclure en vous recommandant la lecture de ce livre, je dois répéter que je n’ai donné ici qu’un très bref aperçu des nombreuses idées qui y sont développées, en espérant plus vous mettre l’eau à la bouche que d’en donner une vraie recension, qui excéderait largement le cadre de cette émission.

Notes

Sur la stásis : à la fin des Euménides, Eschyle oppose la guerre étrangère, où l’on gagne du renom, seule bonne parce que seule glorieuse pour la pólis, à ce fléau qu’est la guerre intestine. Or, stásis, de « position », devient « parti », donc groupe séditieux, donc faction opposée à une autre, donc guerre civile en puissance. Le problème, c’est que « lorsque la pensée grecque condamne la stásis, elle doit coûte que coûte en effacer l’origine politique, par exemple en l’assimilant à une maladie, nósos, sinistrement tombée du haut du ciel, pour préserver ce politique consensuel qui serait le politique même ».

Stásis = intérieur de la cité, c’est le domaine des Érynies, qui perpétuent le meurtre en veillant au cycle de la haine et de la vengeance dans la famille ; Pólemos = domaine d’Athéna, c. à d. de la cité en paix avec elle-même, en guerre hors les murs. Les Érynies y sont transformées en Euménides, qui assurent la protection de l’Aréopage, autrement dit du tribunal suprême, donc la vigilance contre le retour éventuel de la division, de la stásis. (Assimilation famille/inceste dans tragédie à cité/stásis dans l’histoire) Voir aussi la lutte entre Poséïdon et Athéna pour la tutelle d’Athènes (Hésiode). Athéna gagne, mais Poséïdon lui pardonne… Les Athéniens iront jusqu’à interdire de calendrier le jour anniversaire de cette bataille (cf. chap. VII).

Repolitiser la cité : critique de l’anthropologie qui analyse la cité des images, en reconnaissant au passage la censure du politique qui y est à l’œuvre… Censure par deux moyens : primo, la sélection : on ne voit pas d’images de bataille, sinon mythologique, pas non plus d’images du méson (le centre, les citoyens sur l’agora). Ainsi l’anthropologie moderne ne fait peut-être que reprendre et prolonger la vision anthropologique, fondée sur l’oubli du politique, que les Grecs anciens avaient eux-mêmes développés…

Aller au-delà du discours que les Grecs tiennent sur eux-mêmes, de la figure « isonomique » du méson et du sacrifice comme partage juste et sans reste, deux figures qui se reflètent trop parfaitement l’une l’autre pour nous apprendre réellement quelque chose… (ref. « tout est politique », ou le contraire…)

La cité des images comme objet « plat », sans perspective ; autre ref., Levi-Strauss et sociétés « froides » ou « chaudes ».

Donc, « réchauffer la cité des anthropologues », en retrouvant la part du conflit sous le masque de l’idéologie « qui est fait de ses silences, non de ce qu’elle dit ». Ex. de mot entouré de silence, krátos. « Penser historiquement la cité des anthropologues, mais surtout penser en anthropologue la cité des historiens. »

L’âme de la cité : « Je fais l’hypothèse que ce qu’il faut oublier ou dénier, c’est que la stásis est conaturelle au politique grec. Oublier le passé, ce serait alors, à l’occasion de chaque amnistie civique, répéter un oubli très ancien : l’oubli de ce temps – si jamais il exista – où, jadis, le conflit réglait la vie en communauté. »

Ex. : réticences à employer le mot demokratía, à cause de krátos, qui évoque la lutte, le conflit. Donc, on ne donne plus à dêmos son sens rassemblant… « Tout plutôt que de reconnaître que, dans la cité, le pouvoir est aux mains d’un groupe, fût-il très majoritaire ». « On peut s’interroger sur le consensus à faire du consensus le lien nécessaire de la politique. » Illustration, l’oubli du meurtre d’Ephialte, pourtant un « grand démocrate »… Cf. p.68 et suivantes, « Les traces du meurtre ». Question : tout régime ne se construit-il pas par une certaine violence fondatrice, qu’il devrait impérativement oublier ensuite afin de pouvoir se présenter comme « naturel » ? Ou : n’importe quel forme de pouvoir, tendant « naturellement » à sa perpétuation, donc à la négation du devenir, devrait, (entre autre) pour y parvenir, nier qu’il est lui-même un produit du devenir, ce qui définirait une certaine manière d’écrire (de dire, de produire) l’histoire…

Analogie cité-individu, donc cité sujet avec une âme,… et des « passions », à discipliner par le krátos de la Raison (Platon). Voir Remo Bodei, Géométrie des passions.

Le lien de la division : ici, il faut s’habituer à rompre avec les habitudes simplistes de la dialectique, ou du dualisme primaire, c’est à dire les oppositions antithétiques. On parlera plutôt d’ambivalence, à l’image d’Eris, déesse de la nuit, et de ses enfants, Oubli et Serment. Eris représente à la fois les puissances maléfiques et un principe indispensable à la vie de la cité (peut-être à la vie tout court ? Question du mal : on ne peut pas l’évacuer impunément, car à le faire, on se prive de toute perception intelligible de la vie en commun, sauf à le reporter sur l’Autre, donc phénomène racisme, par ex.)

Lier/délier : d’où la pratique fréquente de la double négation, afin de ne pas nommer le mal – délier ce qui délie… Mais on peut y voir aussi l’exigence de rompre un lien afin de pouvoir en nouer un autre… Implicitement, cela voudrait dire que le conflit, lui aussi est une forme de lien… Voir plus loin dans le même chapitre, d’abord la loi de Solon sur la prise de parti obligatoire, qui rappelle le droit archaïque où le simple témoin d’un crime est lui-même considéré coupable au même titre que le criminel, et ensuite « l’ajointement » réalisé par Arès (soit le lien du combat): en « déséquilibrant l’affrontement par la ruse, Ulysse aurait remporté la victoire, mais est-ce que cela même ne pourrait être considéré comme une faute grave qui serait à l’origine de l’Odyssée à lui imposée par les Dieux courroucés ? »

Ajointement comme maintien d’une tension plutôt que confusion totale.

Héraclite : « Même le kukéon [mélange d’eau et de farine d’orge] se décompose si on ne l’agite pas ». Nécessité du mouvement pour unir, ou du moins mélanger, les parties adverses de la stásis, le mouvement (ou l’agitation, ou le conflit) que certains nomment justement … la stásis ! À l’évidence, ce sont ceux qui veulent conserver un certain état des choses, un certain ordre de la cité, et dont la tendance est toujours et partout de vouloir faire passer cet état des choses, cet ordre, pour la cité elle-même, pour sa « nature », ou même pour la nature (cf. les néolibéraux comme derniers avatars).

Publié dans Essais, Histoire, Politique | Marqué avec | Commentaires fermés sur La Citée divisée, de Nicole Loraux

Extrait de La Belle France, de Georges Darien

Georges Darien (1862-1921) est aujourd’hui méconnu. On se souvient à la rigueur de ses écrits antimilitaristes – Biribi, avant tout, qui désigne le bagne militaire de Gafsa, en Tunisie, et où il passa trois ans pour cause d’indiscipline –, mais ses autres écrits sont un peu trop oubliés. L’éditeur d’utilité publique que fut Jean-Jacques Pauvert avait réédité plusieurs de ses ouvrages, dont La Belle France (l’édition originale est de 1901), pamphlet au vitriol d’un auteur qui, de son vivant déjà, fut marginalisé par une « république des lettres » trop respectueuse des pouvoirs établis (et soucieuse de remplir sa gamelle) pour tolérer pareil trublion. Extrait :

Les Français, en général, sont fort satisfaits de leur état actuel, et le croient digne d’envie. Quelque chose, un sentiment secret, les avertit sourdement de leur impuissance ; mais, malgré tout, ils sont convaincus qu’ils dirigent le monde ; au moins moralement. À part de rares exceptions, ils ne s’intéressent à rien en dehors du cercle restreint de leurs préoccupations routinières ; leur horizon intellectuel est limité par l’Ambigu, le Vaudeville [deux théâtres de l’époque], le Sacré-Cœur et la Bourse. Ils s’imaginent ingénument que l’univers est circonscrit par les mêmes bornes. Paris étant, comme ils disent, le cœur et le cerveau de la France, ils en concluent qu’il doit être, nécessairement, le cœur et le cerveau du monde — la Ville-Lumière. — On les étonnerait démesurément en leur disant que cette lumière pourrait être mise pendant fort longtemps sous le boisseau sans que le globe en souffrît, et même s’en aperçût ; on les surprendrait davantage encore en leur apprenant qu’au point de vue de l’étroitesse d’esprit, du bourgeoisisme, du culte du lieu-commun et de la médiocrité, aucune grande ville étrangère ne pourrait lutter avec Paris. On les scandaliserait en leur prouvant — ce que j’ai l’intention de faire ici — que presque toutes leurs opinions sur eux-mêmes sont absolument injustifiées, et que la place qu’ils assignent à leur pays n’est point du tout celle qui lui revient en réalité.

Pour eux, en effet, s’il est une chose qu’on ne peut mettre en doute, c’est que la France est le foyer du progrès, le pivot du monde intellectuel ; qu’elle occupe, à la tête des nations, une situation privilégiée que rien, absolument, ne peut entamer. Ni les vexations de toute nature, indignes d’un peuple libre, qu’il subissent à l’intérieur avec leur plus gracieux sourire, ni les camouflets de toute espèce qu’ils reçoivent sans interruption à l’extérieur, et qu’ils collectionnent religieusement, ne réussissent à les détromper. Sur d’autres sujets leurs opinions varient…

Et varient-elles ? On peut dire qu’au fond ils sont unanimes, ou peu s’en faut, dans la compréhension des choses. La diversité des convictions n’existe qu’à la surface, les dissensions sont factices. Sur ce qu’ils appellent les principes fondamentaux de leur état politique et social, ils sont tous d’accord, et d’un parti à l’autre il est impossible de découvrir de différence réelle. Écartez les mots, balayez les phrases, ne tenez compte que des faits ; et vous vous apercevrez qu’il y a entente parfaite entre les diverses fractions du corps politique, du corps électoral français. Tous les partis, tous les groupes que créa l’ambition des politiciens, bien plus que la force des circonstances, ont tour à tour exercé le pouvoir. Par quels actes peuvent-ils se différencier les uns des autres ? On pourrait en citer deux ou trois. Le gouvernement de l’Ordre moral, après le 16 mai 1877, le gouvernement de Jules Ferry, en 1881, signèrent des décrets et firent voter des lois d’un caractère bien tranché — mais qui, justement pour cette raison, restèrent lettres mortes. — La seule politique que veuille la France, c’est une politique incolore, insipide, flasque ; elle est prête à payer n’importe quoi pour avoir cette politique-là ; et elle paye, et elle l’a. Moyennant quoi, elle peut dormir et, entre deux sommeils, se trémousser quelque peu afin de donner aux autres et surtout à elle-même l’illusion d’une agitation féconde.

Publié dans Chrestomathie | Commentaires fermés sur Extrait de La Belle France, de Georges Darien

Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman

Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman

Traduit de l’anglais par Paule Guivarch. La Fabrique éditions, 2002 [1989]

Voici un livre qui ne date pas d’hier, puisque l’édition originale anglaise est de 1989, et la traduction française de 2002. Il me semble cependant utile d’y revenir, parce que le problème abordé par son auteur n’est pas, loin s’en faut, résolu à ce jour (j’écris ceci fin mai 2015). Zygmunt Bauman expose ainsi le projet de son livre dans sa Préface :

« […] l’holocauste ne fut pas simplement un problème juif et pas un événement dans la seule histoire juive. L’holocauste a vu le jour et a été mis en œuvre dans une société moderne et rationnnelle, la nôtre, parvenue au plus haut degré de civilisation et au sommet de la culture humaine, et c’est pourquoi c’est un problème de cette société, de cette civilisation, de cette culture. […][1]

« [Les chapitres de ce livre] constituent tous des arguments en faveur d’une incorporation des leçons de l’holocauste au grand courant de notre théorie de la modernité, du processus civilisateur et de ses effets. »

Bauman aborde son sujet en sociologue, et son Introduction s’intitule : La sociologie après l’holocauste. Mais il n’utilise pas les outils de la sociologie afin d’analyser l’holocauste et de le banaliser, en quelque sorte, en le classant comme pure et simple aberration du développement de la modernité, ou, au contraire, comme aboutissement inéluctable de cette même modernité. Il ne se pose pas la question : la sociologie peut-elle expliquer l’holocauste ?, mais plutôt l’inverse : que nous dit l’holocauste de la sociologie ? Ou, plus précisément : quelle leçon doit tirer la sociologie de l’holocauste ?

La représentation la plus courante de la modernité, nous dit Bauman, « repose sur deux pivots » : d’une part, « la suppression des pulsions irrationnelles et essentiellement antisociales » et, d’autre part, « l’élimination progressive mais inexorable de la violence dans la vie sociale » (avec bien sûr le corollaire de « la concentration de cette violence sous le contrôle de l’État »). Ce qui donne la vision de ce que l’on appelle la société civilisée. Même si « cette vision n’est pas forcément trompeuse, [à] la lumière de l’holocauste elle apparaît assurément partiale ». Toute la question est donc de savoir quels sont les traits de ce processus de civilisation qui ont permis l’holocauste. Bauman en identifie trois principaux : la « promotion de la rationalité à l’exclusion d’autres critères d’action » (comme l’éthique, entre autres), la codification et l’institutionnalisation de cette « emprise globale de la rationalisation » par la bureaucratie moderne et enfin, la culture scientifique moderne, affranchie de toute tutelle morale (pensons, par exemple, aux médecins nazis) – elle-même également partie intégrante du procès de rationalisation –, culture scientifique moderne dont relève justement la sociologie : « La nature et le style de la sociologie ont toujours été à l’unisson de cette société moderne qu’elle a théorisée et étudiée. Depuis ses origines, la sociologie a toujours entretenu des relations mimétiques avec son objet – ou, plus exactement, avec l’image de cet objet qu’elle a construite et acceptée comme cadre de son propre discours. Ainsi les critères préférés de la sociologie ont-ils toujours été les principes de rationalisation qu’elle considère comme les composants naturels de son objet. » C’est-à-dire que les sociologues n’ont que faire d’expressions telles que « le caractère sacré de la vie humaine » ou « le devoir moral ». Mais cet aveuglement volontaire a conduit la sociologie à être elle-même instrumentalisée comme « outil rationnel » de gestion de la dite « société ».

Bauman consacre ensuite deux chapitres au thème « Modernité, racisme et extermination ». Dans le premier, il donne un bref rappel historique de ce que fut l’« altérité » des juifs et comment, avec l’avènement de la modernité, de ses États-nations et d’une certaine homogénéisation sociale, cette altérité, jadis visible et cantonnée dans le ghetto, fut tout à la fois invisibilisée (suppression des ghettos, entre autres) et reconstruite de manière fantasmatique. Il cite Hannah Arendt qui disait que le judaïsme fut remplacé par la judéité : « Les juifs avaient réussi à échapper au judaïsme grâce à la conversion ; de la judéité ils ne pouvaient s’évader. » Pour les racistes modernes, « l’homme est avant d’agir ; rien de ce qu’il fait ne changera ce qu’il est. »

Dans le second de ces chapitres, Bauman s’applique à distinguer le racisme, comme phénomène typiquement moderne, de l’hétérophobie (peur de l’Autre), et de l’inimitié violente (envers l’étranger). Le racisme, selon Bauman, est une forme « d’ingénierie sociale ». Il ne se distingue pas des deux autres phénomènes par l’intensité des sentiments ni par les arguments qu’il emploie, mais par « une pratique dont il fait partie et qu’il rationalise : une pratique qui combine les stratégies d’architecture et de jardinage avec celles de la médecine pour servir à l’élaboration d’un ordre social artificiel, et cela en éliminant les éléments de la réalité présente qui ne coïncident pas avec la réalité parfaite imaginée et ne peuvent être modifiés pour y parvenir ». Les nazis, nous dit Bauman, se limitèrent aux pratiques « d’inimitié violente » envers les étrangers. On pouvait les expulser ou les empêcher de pénétrer sur le territoire du Reich. Les handicapés physiques et mentaux, puis les juifs, allemands, eux, posaient un autre type de problème. Dans la mesure où ils ne correspondaient pas à l’idéal nazi de la race et de la nation, ils devaient être soit éloignés, soit éliminés. « Pour résumer : bien avant de construire les chambres à gaz, les nazis, sur ordre de Hitler, tentèrent d’exterminer leurs propres compatriotes handicapés mentaux ou physiques au moyen de ce qu’on qualifia hypocritement d’“euthanasie”, et de cultiver une race supérieure au moyen de la fertilisation organisée de femmes de race supérieure par des hommes de race supérieure (l’eugénisme). Tout comme ces tentatives, le massacre des juifs fut une opération visant à la gestion rationnelle de la société. Et une tentative systématique pour mettre à son service l’attitude, la philosophie et les préceptes de la science appliquée. » Trois conditions étaient requises pour en arriver à l’idée de l’extermination : d’abord, une « imagerie raciale », la « vision d’un défaut endémique et fatal en principe incurable », ensuite, « la pratique de la médecine (de la médecine proprement dite, visant le corps de l’individu, et de ses nombreuses applications allégoriques), avec son modèle de santé et de normalité, sa stratégie d’isolement et ses techniques chirurgicales », et enfin, « une approche manipulatrice de la société », « la croyance dans l’artificialité de l’ordre social » et « l’institution du principe de compétence et de gestion scientifique des structures et des interactions humaines ». C’est pourquoi, conclut Bauman, « la version exterminatrice de l’antisémitisme doit être vue comme un phénomène purement moderne qui ne pouvait se produire qu’à un stade avancé de la modernité ». Une fois l’idée de l’extermination rendue possible, encore fallait-il disposer des instruments de sa réalisation. Et là encore, le principal de ces moyens est une production tout à fait typique et « banale », si l’on peut dire, de la modernité : il s’agit de la bureaucratie. Comment, en effet mettre en œuvre un projet aussi gigantesque que celui d’éliminer tout un peuple – une « race » ? « De par sa nature même, la tâche est intimidante, impensable si elle n’est pas soutenue par d’énormes ressources et par des moyens de les mobiliser et de les distribuer rationnellement, grâce à des gens aptes à décomposer la tâche globale en un grand nombre de sous-fonctions spécialisées et à coordonner leur mise en œuvre. En un mot, la tâche est inconcevable sans la bureaucratie moderne. »

Au début de son quatrième chapitre, « L’holocauste, unique et normal », Bauman cite Raul Hilberg, le grand historien de La Destruction des juifs d’Europe. Celui-ci constate que les auteurs du génocide « étaient des hommes de leur temps, des hommes éduqués », et non pas des fous, ce qui nous aurait épargné toute réflexion critique sur les conditions qui rendirent possible l’holocauste. Et, poursuit Hilberg, « c’est là le cœur du problème lorsque nous nous interrogeons sur le sens de la civilisation occidentale après Auschwitz. Notre évolution a devancé notre compréhension, nous ne pouvons plus affirmer que nous avons une complète perception du fonctionnement de nos institutions sociales, de nos structures bureaucratiques ni de notre technologie. » Le problème, ajoute Bauman, c’est qu’en 1988 (au moment où il écrit), « les conditions qui ont donné naissance à l’holocauste n’ont pas été radicalement changées ». Prétendrons-nous, en 2015, qu’elles ont disparu ? Ces conditions, ce sont celles qui ont permis le massacre d’environ six millions de juifs. Considérons la Kristallnacht, ce pogrom organisé dans toute l’Allemagne le 9 novembre 1938, et durant laquelle une populace « officiellement encouragée et subrepticement contrôlée » démolit, incendia, vandalisa des commerces, des lieux de cultes et des maisons de juifs : même si l’événement a de quoi nous terroriser, il tua « seulement » une centaine de personnes. « Ce fut […] le seul épisode de l’holocauste, dit Bauman, qui reprit la tradition établie, séculaire, de violence populaire antijuive. » Et pour cause : à ce rythme, il aurait fallu environ 165 ans pour perpétrer le génocide… Puis, poursuit Bauman, « la violence de rue repose sur une mauvaise base psychologique : les émotions violentes », mauvaise, ajouterons-nous, au sens où elle est instable : les fureurs ne durent qu’un temps, et les émotions peuvent changer très vite, face à la souffrance d’un enfant, par exemple. « Or, pour éradiquer une “race”, il est essentiel de tuer ses enfants. Le meurtre minutieux, radical, exhaustif, exigeait que l’on remplaçât la populace par la bureaucratie et la fureur collective par l’obéissance à l’autorité. »

Mais il faut relever encore d’autres caractéristiques du génocide moderne, qui ne se distingue pas seulement de ses prédécesseurs par le très grand nombre de victimes assassinées en très peu de temps. « Le massacre moderne se différencie d’une part par une quasi-absence de spontanéité et de l’autre, par la prépondérance d’un projet rationnel et soigneusement mis au point. […] surtout il se singularise par son but. […] Le but lui-même, c’est la vision grandiose d’une société meilleure, radicalement différente. Le génocide moderne est un élément d’ingénierie sociale censé produire un ordre social conforme à un projet de société idéale. » L’image qui convient le mieux à ce projet est celle du jardinage, selon Bauman : pour tout jardinier, en effet, « les mauvaises herbes doivent disparaître, non pas tant à cause de ce qu’elles sont mais de ce que devrait être un jardin bien ordonné. […] Le désherbage est une activité créatrice et non destructrice. Elle ne diffère en rien des autres activités qui contribuent à l’élaboration et à l’entretien du jardin idéal. Toutes les visions de la société jardin définissent certaines parties de l’habitat social comme de mauvaises herbes humaines . Comme toutes les mauvaises herbes, il faut les isoler, les contrôler et les empêcher de s’étendre, les maintenir en dehors des frontières de la société ; si ces précautions se révèlent insuffisantes, il ne reste plus qu’à les tuer. » Et c’est dans ce sens que l’holocauste (mais aussi les massacres commis par Staline, dit Bauman) relève de la modernité : car « la culture moderne est une culture de type jardinage. Elle se définit comme un projet de vie idéale et de parfait agencement des conditions humaines. Elle bâtit sa propre identité sur sa méfiance envers la nature. En fait, elle se définit elle-même et définit la nature, ainsi que la distinction entre les deux, à l’aune de sa méfiance endémique de la spontanéité et de sa soif d’un ordre meilleur et obligatoirement artificiel. »

Bauman rappelle bien sûr les analyses, comme celle de Sarah Gordon, qui soulignent que l’holocauste fut rendu possible par la conjonction de plusieurs facteurs dont certains peuvent être qualifiés d’exceptionnels (la guerre, la concentration du pouvoir par les nazis) mais dont d’autres sont tragiquement « normaux » (en modernité du moins). Parmi ces derniers, il désigne en particulier une « composante, sans doute la plus cruciale, de l’holocauste […], les schémas d’action technologiques et bureaucratiques typiquement modernes et la mentalité qu’ils instaurent, génèrent, soutiennent et reproduisent. » Il existe selon Bauman deux façons tout à fait contradictoires d’« expliquer » l’holocauste. Soit : 1) une vision héritée de Hobbes, et qui dit que la « civilisation » était trop fragile, que l’État-Léviathan a failli à sa tâche qui est de protéger les hommes de l’état de nature dans lequel ils s’entredévorent, et que la guerre de tous contre tous a ressurgi avec toute sa sauvagerie et son irrationnalité « naturelles » ; ou, 2) une vision qui se base sur « le fait que le processus civilisateur a réussi à substituer aux tendances naturelles des schémas artificiels et souples de conduite humaine, permettant ainsi un niveau d’inhumanité et de destruction inconcevable tant que les prédispositions naturelles guidaient les actions humaines ». On comprend que Bauman défend la deuxième approche.

La civilisation occidentale, dit-il, « a interprété l’histoire de son ascension comme le remplacement progressif mais irréversible de la soumission de l’homme à la nature par la maîtrise de l’homme sur la nature ». Ainsi, l’imagerie courante de la société civilisée nous présente-t-elle le tableau idyllique d’une « absence de violence, d’une société aimable, polie et douce ». Cependant, « la violence a été dissimulée plutôt que délibérément supprimée. Elle est devenue invisible, du point de vue de l’expérience personnelle étroitement circonscrite et privatisée. »

Si l’on peut suivre Bauman sur cette tendance générale de la « civilisation », on peut tout de même émettre une réserve en pensant à ce processus avec un a priori féministe : quid en effet de la violence quotidienne du sexisme ? Celle-ci n’est certainement pas invisible « du point de vue de l’expérience personnelle » des femmes, et encore moins de leur « expérience personnelle étroitement circonscrite et privatisée », puisque la majeure partie des violences contre les femmes, dans les sociétés hautement civilisées, s’exerce à l’intérieur de la sphère conjugale, domestique, ou du moins de cercles relativement proches de connaissances. On pourrait peut-être aussi penser à « l’expérience personnelle » des réfugié·es, des immigré·es, des prisonnier·ère·s ou des habitant·es des quartiers de relégation.

Cette réserve faite, on peut suivre encore Bauman dans son raisonnement : « la suppression de la violence dans la vie quotidienne des sociétés civilisées a toujours été intimement associée à une militarisation complète des échanges inter-sociétaux et de la production intra-sociétale de l’ordre ; ensemble, les armées permanentes et la police ont produit des armes techniquement supérieures et une technologie de gestion bureaucratique supérieure. Depuis deux siècles, le nombre des gens qui sont morts de mort violente du fait de cette militarisation s’est accru au point d’atteindre un volume sans précédent. »

La bureaucratie met en œuvre deux processus qui aboutissent à une dissociation complète entre éthique et moyens d’action (ou, comme on le dit plus simplement : « la fin justifie les moyens »). Il s’agit tout d’abord de « la méticuleuse division fonctionnelle du travail », puis de la « substitution de la responsabilité technique à la responsabilité morale. » Pour illustrer le premier de ces processus, Bauman convoque l’exemple des bombardements au napalm sur le Viêtnam : « La décomposition en tâches fonctionnelles minuscules de l’assassinat des bébés par le feu, puis la séparation des tâches, ont rendu toute conscience inutile – et extrêmement difficile à atteindre. Rappelez-vous également que ce sont les usines chimiques qui fabriquent le napalm, et non chacun de leurs ouvriers. » Quant au deuxième processus, qui fonctionne en étroite liaison avec le premier, on en a eu un exemple caricatural au cours du procès de Eichmann à Jérusalem : selon ses dires, il s’était borné à accomplir de son mieux les tâches qui lui avaient été confiées. Eichmann ne portait pas un regard moral sur ses actes, mais il les jaugeait d’un point de vue technique d’efficacité. Et encore, lui était situé à un niveau relativement élevé dans la hiérarchie administrative. On peut très bien imaginer que pour un bureaucrate subalterne, le résultat final des actions auxquelles il avait concouru était encore plus éloigné.

Un autre effet du « contexte bureaucratique de l’action », dit Bauman, est « la déshumanisation des objets de l’activité bureaucratique, la possibilité de désigner ces objets par des termes techniquement neutres ». C’est bien évidemment la séparation des tâches, et la distanciation qui s’ensuit entre l’acteur et son objet, qui rend possible cette déshumanisation. Là encore, il n’est pas forcément besoin d’aller chercher des exemples parmi les bureaucrates de l’ère nazie. Nous en avons tou·tes rencontré de nos jours – pensons par exemple à certaines scènes vécues dans de très grands hôpitaux ultramodernes, suréquipés en matériel médical. Très souvent, on n’y traite pas un ou une patiente, mais des numéros, ou alors, des affections particulières – la hanche de la chambre 17, l’Alzheimer de la 31… Trop souvent, la pratique de la médecine aujourd’hui se base sur des mesures, des analyses, des quantités : il, elle a trop de ceci, pas assez de cela, etc. « La déshumanisation commence, nous dit Bauman, quand, grâce à la distanciation, les objets visés par l’opération bureaucratique peuvent être réduits à des mesures quantitatives. » Il s’en suit que, « réduits comme tous les autres objets de la gestion bureaucratique à de simples mesures dénuées de qualité, les objets humains perdent leur caractère particulier. » Déshumanisés, donc, ils ne font plus l’objet de considérations morales et, au contraire, peuvent devenir un « problème » si leur « résistance ou leur manque de coopération ralentit le flux régulier de la routine bureaucratique ».

C’est pourquoi, entre les historiens « intentionnalistes », qui expliquent l’holocauste par un plan hitlérien délibéré bien longtemps avant et qui aurait attendu l’occasion favorable pour s’appliquer, et les « fonctionnalistes », qui soutiennent que Hitler et les nazis n’avaient pas dès le début d’idée très claire sur la « solution » à donner au « problème juif », Bauman choisit clairement les seconds : « Il ne fait aucun doute, dit-il, qu’aussi vive que fût l’imagination de Hitler, elle aurait réalisé bien peu de choses si elle n’avait été relayée et transformée en un processus ordinaire de résolution des problèmes par un énorme appareil bureaucratique parfaitement rationalisé. »

Le dernier chapitre de Modernité et holocauste est consacré à « La coopération des victimes ». On sait que Hannah Arendt avait fait scandale en déclarant que le nombre des victimes aurait été moindre sans la collaboration d’un certain nombre de juifs avec les nazis et sans les Judenräte, les conseils juifs auxquels les nazis déléguaient la gestion des communautés dans les pays occupés. Si Bauman ne suit pas complètement Arendt (quelle qu’ait été leur conduite, de résistance ou de collaboration, toutes les élites juives périrent en fin de compte dans les chambres à gaz), il souligne cependant que sans la collaboration, la mise en pratique de l’holocauste aurait posé des problèmes quasi insurmontables aux bourreaux. En effet, on ne peut pas anéantir six millions de personnes d’un coup – il faut bien les tuer les unes après les autres. Or, si tous et toutes avaient d’emblée été assurés de mourir assassinés, on aurait très probablement assisté à des révoltes massives. Ainsi, après le travail préalable d’isolement des communautés juives (par la déportation et le déplacement vers l’Est, entre autres), il fallait pouvoir s’assurer de leur affaiblissement interne : l’« idée » des bourreaux (si tant est que l’on puisse qualifier d’idée ce sinistre stratagème) fut d’utiliser à leur profit la rationalité des victimes : « En sacrifier certains pour en sauver beaucoup – tel était le refrain le plus fréquent dans les justifications des chefs de Judenräte qui sont parvenues jusqu’à nous. » Or, la tradition juive interdit le marchandage de certains pour leur survie au détriment des autres, dit Bauman, appuyant cette affirmation sur plusieurs citations de Maïmonide et du Talmud. Ce « jeu sur les nombres » – « la vie du plus grand nombre l’emporte sur celle d’un petit nombre, tuer moins est moins odieux que tuer plus » –, est issu « du folklore du siècle moderne et rationnel ». C’est ainsi que « les conseillers juifs à l’esprit logique et rationnel se convainquirent par le raisonnement de faire le travail des bourreaux. Leur logique et leur rationalité faisaient partie du plan des bourreaux. Elles étaient mises à contribution chaque fois que les escadrons de la mort étaient trop clairsemés ou que les armes de la mort n’étaient pas prêtes. » Comme le souligne Bauman, il faut bien comprendre que ce n’était pas là « la stratégie des victimes elles-mêmes. C’était un additif, une extension de la stratégie d’anéantissement concue et mise en œuvre par des forces déterminées à les exterminer. » Les bourreaux avaient créé une situation dans laquelle il fallait s’efforcer de sauver ce qui pouvait l’être et ainsi les victimes furent-elles conduites à adopter une statégie « du moindre mal ». Leur rationalité était devenue l’arme des bourreaux. « Mais il est vrai, conclut Bauman, que la rationalité des dominés est toujours l’arme des dominants. »

Il y aurait encore beaucoup à dire de ce maître livre. Il fait partie, selon moi, des lectures indispensables à qui veut comprendre quelque chose de la modernité et de ses conséquences sur le comportement humain.

f. h., mai 2015.

 

[1] Dans cette note, tous les italiques sont de Z. Bauman.

 

Publié dans Essais, Histoire, Sociologie | Marqué avec , , , | Commentaires fermés sur Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman

Pierre-Jean Luizard : Le piège Daech

-1Pierre-Jean Luizard : Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire. Éditions La Découverte, février 2015

L’auteur de ce petit livre (188 pages clairement rédigées, lisibles rapidement) avertit ses lecteurs·trices, en préliminaire, que son travail était bouclé peu avant les « événements des 7-9 janvier » et qu’« en dépit de leurs répercussions immenses », il n’a pas « souhaité intégrer une analyse de ces événements tragiques qui, à [ses] yeux, n’invalident pas le propos de cet ouvrage. »

Le mérite de cette étude est de rendre raison de l’apparition de cet « État islamique » dont la mésinformation généralisée à propos du Moyen Orient a pu laisser croire qu’il s’était formé du jour au lendemain, un peu comme les champignons en automne. De fait, les tueries du début de l’an à Paris ont sidéré l’opinion publique, lui faisant perdre tout sens commun – jusqu’à acclamer la police[1] ! Mais cette sidération avait déjà lieu auparavant, provoquée, entre autres, par les scènes gore de décapitation volontiers mises en scène et diffusées par les partisans de ce fameux État islamique. Effet de choc, voulu semble-t-il par ceux qui l’orchestrent, et qui, combiné à la médiocrité médiatique ambiante, escamote toute analyse, toute remise en perspective, toute réflexion en somme. Dans ce contexte, les éclaircissements apportés par Pierre-Jean Luizard sont les bienvenus.

Pour résumer sa thèse, on pourrait dire que l’État islamique est le produit du colonialisme européen (franco-anglais), continué sous la forme du maintien sous tutelle de la région par les grandes puissances de la guerre froide, pour finir en apocalypse avec la guerre Iran-Irak, d’abord, les guerres américaines ensuite.

Daech (acronyme de État islamique en Irak et au Levant, en arabe, utilisé par les ennemis de l’État islamique pour dénier sa prétention à la légitimité étatique, précisément) s’appuie sur les populations arabes sunnites. Son « gros coup » a été, après la « conquête » de vastes territoires en Irak, son implantation en Syrie et l’effacement d’une grande partie de la frontière entre ces deux pays. Cette frontière datait de l’époque coloniale : « Le sort de la région [avait été] rapidement scellé lors de la conférence de San Remo le 25 avril 1920 en l’absence de tout représentant arabe […] » : les vainqueurs de la Première Guerre mondiale se partageaient les dépouilles de l’Empire ottoman. La France reçut ainsi le « mandat » sur la Syrie et le Liban, tandis que la Grande-Bretagne, elle, recevait le mandat sur l’Irak, la Palestine et la Transjordanie. Les puissances coloniales s’ingénièrent ensuite, afin d’asseoir leur domination, à jouer les ethnies et les obédiences religieuses les unes contre les autres, selon l’antique et toujours efficace formule impériale, Divide et impera. En Irak, cette stratégie aboutit à réserver le pouvoir aux sunnites, lesquels ne représentaient pourtant qu’une minorité face à la majorité chiite et aux Kurdes. Pierre-Jean Luizard consacre quelques paragraphes aux origines du clivage entre sunnites et chiites, sur lequel s’appuya cette politique coloniale.

« Du fait de son message, de ses pratiques et de ses rituels, le chiisme est particulièrement apte à séduire les populations opprimées ou en situation d’infériorité, dans la mesure où il met en avant le devoir qui incombe à chaque croyant de se révolter contre l’injustice, contre la tyrannie et contre les pouvoirs illégitimes. »

De fait, en Irak (comme au Liban), la masse des paysans sans terre et des pauvres était (et est encore) chiite. Ce rapport de domination se perpétua après le retrait de la puissance mandataire. Il fut conforté par la décision américaine, et plus largement occidentale, de soutenir à fond Saddam Hussein dans la lutte contre l’épouvantail de la révolution iranienne (1979), et ce par tous les moyens, y compris et surtout une guerre atroce qui dura huit ans (1980-1988). L’Irak en sortit exsangue.

« Une fois la guerre terminée, […] les Américains changent de braquet, estimant que la puissance militaire du régime [de Saddam] devient une menace pour leur alliés régionaux. Washington pousse donc les pétromonarchies du Golfe à réclamer le remboursement des dettes contractées auprès d’elles par Bagdad, tout en sachant très bien que la destruction des infrastructures pétrolières et la débâcle de l’économie irakienne rendent ces exigences parfaitement irréalistes. L’occupation du Koweït, en 1990, est une conséquence et une réaction de fuite en avant du régime de Saddam face à la banqueroute de l’État. »

On connaît la suite : la guerre américaine (et française, entre autres) en 1991, puis l’embargo, tout aussi meurtrier qu’une intervention militaire, et enfin l’invasion de 2003. On sait moins qu’en 1991, la coalition occidentale laissa les mains libres à Saddam pour massacrer chiites et Kurdes qui s’étaient soulevés contre lui, et cela en utilisant, entre autres, un arsenal chimique fourni par ces mêmes Occidentaux (Allemands et Français, pour ne citer qu’eux)…

Les attentats de septembre 2001 ont modifié la donne :

« Dans la volonté forcenée de trouver un nouveau bouc émissaire aux attentats d’Al-Quaïda sur le sol américain, Washington a désigné l’allié d’avant-hier et l’obligé d’hier. Le tropisme idéologique des néoconservateurs s’accompagne alors d’un amateurisme stupéfiant dans la gestion de l’occupation et d’une incompréhension totale de l’histoire et de la dynamique des rapports entre l’État irakien et sa société. Le régime de Saddam Hussein était le dernier avatar du système politique fondé par les Britanniques en 1920. Sa chute signe aussi l’effondrement de l’État irakien en place. »

Les Américains ont tout simplement remplacé les sunnites au pouvoir jusque-là par les chiites et les Kurdes, tout en essayant de maintenir une fiction de fédéralisme comme cache-sexe du communautarisme politique. Mais cela a donné, entre 2005 et 2008, une guerre civile confessionnelle entre sunnites et chiites, qui a provoqué des centaines de milliers de morts supplémentaires.

« Avec la tentative de pouvoir autoritaire et répressif de Nouri al-Maliki, le schéma irakien de l’État en guerre contre sa société se reproduit, cette fois au service d’une coalition de factions communautaires chiites marquées par une corruption et un clientélisme sans limite. Les espoirs que les Arabes sunnites conservaient encore malgré tout dans l’État irakien s’évanouissent avec la répression féroce de leurs manifestations en 2013 et 2014. On comprend dès lors le succès de l’État islamique et sa création d’un “pays sunnite” auprès de cette communauté. »

Cependant, l’État islamique s’est aussi implanté en Syrie – et c’est d’ailleurs son coup de génie, celui qui affirme sa légitimité révolutionnaire grâce à la remise en cause de frontières établies (quel autre mouvement dans le monde peut se prévaloir aujourd’hui d’un tel succès ?) et, qui plus est, de frontières coloniales. Évidemment, cet élan de déterritorialisation est au service d’un mouvement de reterritorialisation tout ce qu’il y a de plus classique : la création d’un nouvel État. Mais revenons à la Syrie. Sans remonter, comme pour l’Irak, à la période coloniale, on n’évoquera ici que les plus récents développements.

« Depuis 2011, confronté au soulèvement populaire [le dit “printemps arabe”], Assad choisit la politique du pire et joue la carte d’une confessionnalisation à outrance du conflit, qui révèle une convergence perverse [de son régime] avec les objectifs des forces djihadistes surgies à ce moment. »

Ainsi, le président syrien a-t-il ordonné la libération dès 2011 de « centaines de prisonniers salafistes-djihadistes » afin « d’affaiblir les tendances les plus laïques et les plus pacifistes au sein de l’opposition ». Stratégiquement, il s’en prend prioritairement aux zones contrôlées par l’Armée syrienne libre, la principale force armée d’oposition au début du conflit, laissant « s’étendre le territoire contrôlé par les milices salafistes ». Assad mise ainsi sur le vieux mot d’ordre des pouvoirs aux abois : « Moi ou le chaos. » Mais si, malheureusement, il semble que ce mot d’ordre ait été bien entendu par les Occidentaux, qui n’ont guère bougé pour soutenir les forces démocatiques, le chaos s’est inexorablement étendu « et c’est dans ce contexte de violence structurelle, de délitement institutionnel et de fragmentation territoriale que l’État islamique est venu s’insérer et a consolidé son emprise dans presque tout le nord-est du pays. »

Il y aurait encore pas mal de choses à relever dans ce livre, par exemple la manière dont fonctionne l’État islamique dans les territoires qu’il contrôle, sa maîtrise des moyens de communication et de la propagande, et l’intelligence stratégique dont il a fait preuve jusqu’ici. On se contentera de reprendre la conclusion de Pierre-Jean Luizard, tout en recommandant la lecture de son livre qui nous apprend beaucoup plus que le flot continu d’images, de sons et de textes déversés par les médias occidentaux, décidément de plus en plus bigleux et bigots.

« L’État islamique a prospéré sur le conflit confessionnel croissant entre sunnites et chiites à l’échelle régionale. Ce conflit est né de l’incapacité des États en place à accueillir sur une base citoyenne le mouvement d’émancipation politique et social des communautés chiites du monde arabe. L’État islamique, dont la base est sunnite, a déclaré la guerre à tous dans un coup de poker magistral dont l’issue demeure inconnue. […] Il est évidemment difficile de prédire l’avenir de l’État islamique, aujourd’hui pris en tenaille entre des forces hostiles de tous côtés. Mais sa défaite militaire ne réglerait rien si les causes de son succès initial ne sont pas prises en compte. »

 

[1] Or sous tous les cieux sans vergogne,/c’est un usage bien établi :/dès qu’il s’agit d’rosser les cognes,/tout le monde se réconcilie : Tonton Georges, réveille-toi, ils sont devenus fous !

Publié dans Actualité internationale, Essais | Marqué avec | Commentaires fermés sur Pierre-Jean Luizard : Le piège Daech

Kristin Ross : L’imaginaire de la Commune

_1

Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune, éd. La fabrique, Paris, janvier 2015

On attribue d’ordinaire à la Commune de Paris une durée de 72 jours – du 18 mars 1871, lorsque des Parisiennes et Parisiens de Montmartre empêchèrent la réquisition des canons de la ville par les troupes d’Adolphe Thiers, à la sinistre « Semaine sanglante » au cours de laquelle ces mêmes troupes assouvirent la soif de vengeance de la bourgeoisie française en massacrant les insurgé·e·s. Cette réduction temporelle est cohérente avec le récit qui fait de la Commune une réaction nationaliste contre les Prussiens et leurs « collabos » versaillais. Cette histoire à tendance républicaine (la Commune serait la mère de la IIIe République, alors qu’en réalité, cette dernière naquit de son écrasement[1]) escamote commodément une réalité pourtant bien comprise, à l’époque, jusque par les anticommunards. Ainsi, comme le rapporte Kristin Ross, l’un d’entre eux imputait-il « les événements qui v[enai]ent de se dérouler à Paris aux clubs et aux réunions […], au désir de ces gens de vivre mieux que leur condition ne le permet » (p. 21). Ces mots indiquent sans ambiguïté qu’il s’agissait là de lutte des classes, et pas seulement d’une réaction nationaliste. La fin du Second Empire (parfois appelée « Empire libéral », par contraste avec ses premières années, dites « Empire autoritaire »), voit monter l’effervescence révolutionnaire dans les milieux populaires. « S’il fallait faire remonter l’histoire de la Commune à un unique point de départ, il ne serait pas idiot de choisir le 19 juin 1868, date de la première réunion publique non autorisée à Paris sous le Second Empire », dit l’historien Robert Wolfe cité par Kristin Ross (p. 21). « Dès les premiers mois de 1869, poursuit-elle, on en appelait à la Commune dans toutes les réunions, et “Vive la Commune” était le cri qui ouvrait et concluait les séances dans les clubs du nord de Paris, les plus révolutionnaires […] » (p. 26). Ainsi, lorsque le peuple prit le pouvoir durant le siège de Paris, le nom de Commune s’imposa-t-il tout naturellement. La Commune commence donc bien avant la guerre de 1870, mais encore, elle perdure bien au-delà de sa défaite militaire – et cet article, et surtout le livre auquel il se réfère, n’en sont que des énièmes traces supplémentaires. En effet, l’événement va survivre et connaître de nouveaux développements dans les esprits, les écrits, les actions des communards exilés et de leurs camarades – Kristin Ross s’intéresse ici surtout à trois d’entre eux : William Morris, Élisée Reclus et Pierre Kropotkine. À Genève et à Londres, ces trois-là et beaucoup d’autres ont non seulement commémoré, mais célébré la Commune, et développé ses idées et intuitions essentielles. Cette belle étude de Kristin Ross étudie ainsi la généalogie du communisme anarchiste qui réunit ces trois auteurs. Arrêtons-nous donc sur quelques « actes importants », bien que rarement mis en avant, de la Commune.

« […] Loin d’indiquer un retour aux principes de la révolution bourgeoise de 1789, le mot d’ordre de la République universelle lancé par les communards marque leur rupture avec l’héritage de la Révolution française, en faveur d’un véritable internationalisme ouvrier. Trois actes importants devaient montrer à quel point ce mot d’ordre avait été repensé pour servir des fins nouvelles : l’incendie de la guillotine sur la place Voltaire le 10 avril ; la destruction, le 16 mai, de la colonne Vendôme, édifiée à la gloire des conquêtes napoléoniennes ; et la création le 11 avril de l’Union des femmes.

Quand un groupe constitué principalement de femmes traîna une guillotine sous la statue de Voltaire et y mit le feu, il s’agissait vraisemblablement de briser toute équivalence entre révolution et échafaud. La destruction de la colonne Vendôme fut, d’après le communard Benoît Malon, un acte de protestation contre les guerres entre les peuples et de défense de la fraternité internationale. » (p. 30-31.)

« L’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés se développa rapidement en mettant sur pied des comités qui se réunissaient quotidiennement dans presque tous les arrondissements de Paris. Elle devint la plus grande et la plus efficace des organisations de la Commune. […] Ses membres venaient des corps de métier les plus divers mais les travailleuses de l’habillement – couturières, blanchisseuses, tailleuses, drapières – étaient les plus nombreuses. […] L’Union imaginait une réorganisation complète du travail des femmes et la fin de l’inégalité économique fondée sur le genre en même temps qu’elle répondait, comme l’indique son nom complet, à l’urgence de la situation de combat et à la nécessité de participer à l’ambulance, de fabriquer des sacs de sable pour les barricades et de servir sur ces mêmes barricades. “Nous voulons le travail, mais pour en garder le produit. […] Plus d’exploiteurs, plus de maîtres ! […] Le travail et le bien-être pour tous.”[2] » (p. 36-37.)

Il n’est pas indifférent de savoir que la fondatrice de l’Union des femmes était une jeune russe de 20 ans, Élizabeth Dmitrieff qui, avant de venir à Paris au moment de la proclamation de la Commune, venait de passer trois mois à Londres à discuter avec Marx « des organisations rurales traditionnelles russes, l’obscina et l’artel » (p. 32) – formes de coopératives « spontanées » entre travailleurs des champs et de l’artisanat. L’Union des femmes, ensuite, projeta d’organiser des ateliers autonomes de femmes, qui s’intégreraient, tout en préservant leur indépendance, à l’organisation fédérative de la Commune…

Les Versaillais firent de la participation d’étranger·ère·s à la Commune un thème récurrent de leur propagande : ainsi, « le Chevalier d’Alix, auteur d’un dictionnaire anticommunard, note à l’entrée “étranger” : “Ce qui constitue la majorité des insurgés parisiens. – On les évalue à 30 000 de toutes les nationalités”. Et Taine, dans une lettre écrite en mai 1871, parle d’“environ cent mille insurgés aujourd’hui, dont cinquante mille étrangers.” » (p. 39). Même si ces chiffres sont exagérément grossis, il est bien vrai que la Commune s’était donné pour idéal la République universelle. Il faut cependant bien préciser ce qu’elle entendait sous ce terme : une « association volontaire de toutes les intiatives locales[3] » – ou, comme l’entendait Reclus, une « libre confédération de collectivités autonomes. » Et au cas où ces définitions ne seraient pas encore suffisamment claires, Gustave Lefrançais, autre communard, ajoute : « Le prolétariat n’arrivera à s’émanciper réellement qu’à la condition de se débarrasser de la République, dernière forme, et non la moins malfaisante, des gouvernements autoritaires. » (p. 49.)

Kristin Ross étudie ensuite les actions et les idées de la Commune qui furent reprises et développées par les trois « communistes anarchistes » déjà cités, Morris, Reclus et Kropotkine. Dans le chapitre intitulé « Luxe communal », elle examine « les idées sur l’art et l’éducation qui circulaient pendant la Commune et les actions menées par les communards dans ces deux domaines » (p. 51). Là comme ailleurs, l’élément essentiel est celui de la polyvalence des hommes et des femmes, et du refus de la séparation entre eux-mêmes et le contenu de leur activité. Cela commence par la revendication d’une école « polytechnique » qui en finit avec la division entre « manuels » et « intellectuels ». Par ailleurs, la Commune instaure l’éducation publique, gratuite, obligatoire et laïque. Plus tard, la IIIe République s’en inspirera pour son projet d’école publique. Mais bien sûr, les contenus et le style ne seront plus les mêmes – il suffira de rappeler que la Commune se voulait internationaliste, tandis que la IIIe République mena une politique impérialiste et développa l’exploitation coloniale.

Réunis au sein de la Fédération des artistes, les artistes et artisans remirent en cause les barrières entre leurs métiers (ainsi de la peinture et de la gravure ou de la sculpture et de la fonderie, par exemple, ou des beaux-arts et des arts décoratifs). Des cordonniers revendiquaient le nom d’ « artistes chaussuriers » tandis que des artistes, loin de se préoccuper, comme on aurait pu s’y attendre, de patrimoine artistique ou de statut de l’artiste, voulaient, comme l’affirmait le manifeste de leur Fédération, concourir « à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir et à la République universelle » ; ainsi, commente Kristin Ross, « dans son sens le plus étendu, le “luxe communal” que le comité tendait à inaugurer suppose de transformer les coordonnées esthétiques de l’ensemble de la communauté » (p. 73). William Morris, l’auteur anglais du roman utopiste Nouvelles de nulle part, et l’un des « principaux soutiens britanniques de la mémoire de la Commune », reprit ces orientations révolutionnaires dans sa conférence « L’art en ploutocratie » (in Contre l’art d’élite) :

« Au préalable, je vous demanderai d’étendre l’acception du mot “art” au-delà des productions artistiques explicites, de façon à embrasser non seulement la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi les formes et les couleurs de tous les biens domestiques, voire la disposition des champs pour le labour et la pâture, l’entretien des villes et de nos chemins, voies et routes ; bref, d’étendre le sens du mot “art”, jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie. » (p. 80.)

Contre la propagande versaillaise, qui prétendait que partager, c’était « nécessairement partager la misère », le « luxe communal » ripostait « en proposant un type de monde absolument différent : un monde où chacun prenait sa part du meilleur » (p. 81).

Kropotkine, quant à lui, décida à l’automne 1871 d’abandonner ses études scientifiques et géographiques pour se consacrer au militantisme politique. Lors d’un voyage d’étude en Suède et en Finlande, il réalisa, en observant les conditions de vie des paysans pauvres, qu’il ne servirait à rien d’imaginer de meilleurs systèmes de production agricole à partir des plus récentes découvertes scientifiques, tant que leur condition misérable les empêcherait ne serait-ce que d’envisager de les mettre en œuvre « tant qu’une transformation sociale complète ne donnerait pas aux paysans le loisir de penser et de développer leur vie intellectuelle la contradiction entre sa propre situation et la leur serait trop grande […] Il refusa le poste à la Société [impériale]de géographie [qu’on venait de lui proposer à Saint-Pétersbourg]. » (p. 85.) À peu près au même moment, William Morris marchait en Islande. « C’est parmi les pêcheurs et les paysans d’Islande, écrivit-il plus tard, qu’il “apprit une leçon […] : que la misère la plus noire est un mal dérisoire à côté de l’inégalité des classes”. » (p. 86.) Kropotkine, lui, tira de ce voyage et de quelques autres (en Sibérie particulièrement) les bases de sa « théorie évolutionniste de la coopération qu’il développa dans L’Entraide. » Et la Commune elle aussi nourrit sa réflexion : « À quoi voulez-vous que les deux millions de Parisiens et de Parisiennes s’appliquent quand ils n’auront plus à habiller et à amuser les princes russes, les boyards roumains et les dames de la finance de Berlin ? », demandait-il. « Sa réponse », nous dit Kristin Ross, « est une vision extrêmement détaillée de Paris résolvant ses problèmes d’approvisionnement par l’emploi de méthodes horticoles intensives dans tout le département de la Seine et de la Seine-et-Oise. » (p. 87.) Les conditions de contrainte extrême d’un siège comme celui de Paris et celles qui règnent sur les étendues glacées des pays nordiques ont ainsi amené aussi bien Morris (qui voyagea lui aussi en 1871, mais en Islande) que Reclus (dont les périples géographiques le menèrent à travers la terre entière) et Kropotkine, à réfléchir à une voie véritablement communiste, seule possibilité de les affronter tout en transformant la vie des hommes et des femmes d’une façon désirable. Tous les trois étaient aussi d’accord sur le refus de toute autorité centralisée (État), qu’elle soit justifiée par des nécessités géographiques ou politiques. Leur modèle resta toujours celui de la Commune, soit une fédération de communes libres. Mais attention : « commune » n’a pas nécessairement pour eux une signification géographique – il s’agit simplement d’un regroupement d’égales et d’égaux qui peut se produire sur de tout autres bases que territoriales. Surtout, ils mettaient en garde contre l’isolement de ces communes, qui leur ferait courir un grave danger d’anéantissement par l’État et le capital. Ici, nous retrouvons une ambivalence que nous connaissons encore aujourd’hui : comment de petites « communes libres », souvent indispensables pour créer et maintenir des bases et des ressources d’opposition radicale au capitalisme (on peut regrouper sous ce nom des communautés, des coopératives, des groupes divers et variés) peuvent-elles échapper à « la contamination par des institutions extérieures comme la propriété privée et la subjugation des femmes » ? « C’est qu’on ne s’isole point impunément, prévenait Reclus : l’arbre que l’on transplante et que l’on met sous verre risque fort de n’avoir plus de sève, et l’être humain est bien plus sensible encore que la plante. La clôture tracée autour de lui par les limites de la colonie ne peut que lui être mortelle. Il s’accoutume à son étroit milieu et, de citoyen du monde qu’il était, il se rapetisse graduellement aux simples dimensions d’un propriétaire. » (p. 147.)

Pour terminer, Kristin Ross évoque le rôle de précurseurs de la pensée écologiste qui est aujourd’hui reconnu à nos trois penseurs anarchistes. Cependant, observe-t-elle, il est rare qu’on fasse allusion à la Commune lorsqu’on évoque cette dimension.

« Pourtant, si l’on doit avancer des hypothèses sur ce qui peut attirer des militants et des théoriciens d’aujourd’hui vers ce corpus de pensée, il faut souligner non seulement son appréhension visionnaire de la nature antiécologique du capitalisme, mais aussi le caractère singulièrement intransigeant de cette appréhension. Et c’est là, selon moi, qu’on peut attirer l’attention sur une autre conséquence majeure, pour les penseurs en question […], du fait d’avoir vécu l’événement récent de la Commune, l’ampleur de ses aspirations aussi bien que la sauvagerie de son anéantissement. Pour aucun d’entre eux il n’était question de réforme ou de solution partielle. La réparation de la nature ne pouvait venir que du démantèlement complet du commerce international et du système capitaliste. » (p. 171.)

Nous étions déjà redevables à Kristin Ross d’un bel essai sur Mai 68 et ses vies ultérieures[4] dans lequel elle s’élevait contre l’interprétation réductrice qui fait de Mai 68 le tremplin du néolibéralisme. Elle nous donne aujourd’hui un (petit, 186 pages) livre important et tout à fait passionnant, à lire d’urgence pour qui se doute que l’événement de la Commune ne fut pas ce « miracle révolutionnaire » que l’on nous présente parfois, pour mieux le couper de ses ascendants et de l’imaginaire qu’il continue d’engendrer.

(Article déjà publié sur les sites Corps et politique et Lundi matin)

[1] Kristin Ross reproduit par exemple (p. 45) les propos d’un « socialiste républicain », quelques années après la Commune : « […] C’est une grande tâche qui nous incombe de répandre la république sur la terre. Si nous continuions la désastreuse campagne de l’abandon colonial, ce serait briser le premier échelon qui mène à la république universelle. […] La Commune avec ses 50 000 morts a sauvé la République : le Tonkin, Madagascar, Tunis, l’Algérie l’ont agrandie. […] La France escorte un trésor à travers le monde : la République. » (Louis Riel, « Socialisme et colonies », 1886.)

[2] Élizabeth Dmitrieff, « Appel aux citoyennes de Paris », dans Journal officiel, 11 avril 1871.

[3] « Déclaration au peuple français », 19 avril 1871, Journal officiel, 20 avril 1871.

[4] Coédition Complexe et Le Monde diplomatique, 2005.

Publié dans Essais, Histoire | Marqué avec , , , | Commentaires fermés sur Kristin Ross : L’imaginaire de la Commune