À propos de la dernière bulle d’une institution française qu’académique on nomme

  1. « Prenant acte de la diffusion d’une “écriture inclusive” qui prétend s’imposer comme norme, l’Académie française élève à l’unanimité une solennelle mise en garde[1]. »

« […] La fondation de l’Académie française par Richelieu en 1635 marque une date importante dans l’histoire de la culture française […][2] »

« Chacun sait la part que notre très cher et très amé cousin le Cardinal, duc de Richelieu, a eue en toutes ces choses, […] il Nous a représenté qu’une des plus glorieuses marques de la félicité d’un État étoit que les sciences et les arts y fleurissent et que les lettres y fussent en honneur aussi bien que les armes […] que la langue françoise, qui jusqu’à présent n’a que trop ressenti la négligence de ceux qui l’eussent pu rendre la plus parfaite des modernes, est plus capable que jamais de le devenir […][3] »

« On voit mal quel est l’objectif poursuivi et comment il pourrait surmonter les obstacles pratiques d’écriture, de lecture – visuelle ou à voix haute – et de prononciation. Cela alourdirait la tâche des pédagogues. Cela compliquerait plus encore celle des lecteurs[4]. »

  1. La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité d’instruction publique, lequel constate que « l’académie française présente tous les symptômes de la décrépitude », adopte le décret proposé par le Comité : « Article premier. Toutes les académies et sociétés littéraires, patentées ou dotées par la nation, sont supprimées[5]. »

 

  1. Article XXIV des « Statuts et règlements de l’Académie françoise », datés du 22 février 1635  : « La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences[6]. »

« Dans [l]a marche claire & méthodique [de la langue française], la pensée se déroule facilement […] Ajoutons que la majeure partie des dialectes vulgaires résistent à la traduction, ou n’en promettent que d’infidèles. Si dans notre langue la partie politique est à peine créée, que peut-elle être dans des idiômes dont les uns abondent à la vérité en expressions sentimentales, pour peindre les douces effusions du cœur, mais sont absolument dénués de termes relatifs à la politique ; les autres sont des jargons lourds & grossiers, sans syntaxe déterminée, parce que la langue est toujours la mesure du génie d’un peuple : les mots ne croissent qu’avec la progression si des idées & des besoins. Leibnitz avoit raison : les mots sont les lettres de change de l’entendement ; si donc il acquiert de nouvelles idées, il lui faut des termes nouveaux ; sans quoi l’équilibre seroit rompu. Plutôt que d’abandonner cette fabrication aux caprices de l’ignorance, il vaut mieux certainement lui donner votre langue ; d’ailleurs, l’homme des campagnes, peu accoutumé à généraliser ses idées, manquera toujours de termes abstraits ; & cette inévitable pauvreté du langage qui resserre l’esprit, mutilera vos adresses & vos décrets, si même elle ne les rend intraduisibles[7]. »

 

  1. « Plus que toute autre institution, l’Académie française est sensible aux évolutions et aux innovations de la langue, puisqu’elle a pour mission de les codifier[8]»

« En vain tenteriez-vous d’organiser pour la liberté des corps créés pour la servitude : toujours ils chercheront, par le renouvellement de leurs membres successifs, à conserver, à propager les principes auxquels ils doivent leur existence, à prolonger les espérances insensées du despostisme, en lui offrant sans cesse des auxiliaires et des affidés[9]. »

 

  1. « Je viens appeler aujourd’hui votre attention sur la plus belle langue de l’Europe, celle qui, la première, a consacré franchement les droits de l’homme et du citoyen, celle qui est chargée de transmettre au monde les plus sublimes pensées de la liberté et les plus grandes spéculations de la politique. […] il n’appartient qu’à la langue française […] de devenir la langue universelle[10]. »

« […] devant cette aberration « inclusive », la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures[11]. »

 

  1. « Il est déjà difficile d’acquérir une langue, qu’en sera-t-il si l’usage y ajoute des formes secondes et altérées ? Comment les générations à venir pourront-elles grandir en intimité avec notre patrimoine écrit ? Quant aux promesses de la francophonie, elles seront anéanties si la langue française s’empêche elle-même par ce redoublement de complexité, au bénéfice d’autres langues qui en tireront profit pour prévaloir sur la planète[12]. »

 

  1. « “Qu’est-ce que l’Académie française ? À quoi sert-elle ?” C’est ce qu’on demandait fréquemment, même sous l’Ancien Régime ; et cette seule observation paraît indiquer la réponse qu’on doit faire à ces questions sous le régime nouveau[13]. »

 

[1] Déclaration de l’Académie française 
sur l’écriture dite « inclusive »adoptée à l’unanimité de ses membres 
dans la séance du jeudi 26 octobre 2017 (en ligne sur le site de l’Académie française).

[2] Extraits de la présentation en ligne de l’Académie française par elle-même, consultée le 29 octobre 2017.

[3] Lettres patentes pour l’établissement de l’Académie françoise, Paris, janvier 1635, enregistrées au Parlement le 10 juillet 1637 (site de l’Académie française). C’est moi qui souligne.

[4] Déclaration de l’Académie française, loc. cit.

[5] Rapport présenté par Grégoire (Henri, dit : l’abbé Grégoire), député du Loir-et-Cher (séance du 8 août 1793).

[6] Site de l’Académie française. C’est moi qui souligne.

[7] Henri Grégoire, « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. » Convention nationale, 16 prairial An II (4 juin1794). Trouvé sur fr.wikisource.org.

C’est moi qui souligne.

[8] Déclaration de l’Académie française, loc. cit. Souligné par moi.

[9] « Des Académies. Ouvrage que Mirabeau devait lire à l’Assemblée nationale, sous le nom de Rapport sur les Académies, en 1791 », in Chamfort, Œuvres complètes, tome 1 (consulté sur Gallica.fr).

[10] Bertrand Barère de Vieuzac, Rapport du Comité de salut public sur les idiomes (Convention nationale, le 27janvier1794). En ligne : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/barere-rapport.htm

[11] Déclaration de l’Académie française, loc. cit.

[12] Déclaration de l’Académie française, loc. cit. Souligné par moi.

[13] « Des Académies… » loc. cit.

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Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue

C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue. Traduction de Pierre Naville, entièrement revue par Nicolas Vieillescazes. Préface de Laurent Dubois. Paris, Éditions Amsterdam, 2017.

De C.L.R. James, nous avons déjà parlé dans ces colonnes, avec la recension de Marins, renégats et autres parias[1]. Comme nous le disions alors, cet essai sur le (ou à partir du) Moby Dick de Melville avait été écrit en 1952, alors que James, natif de Trinidad et donc sujet de sa très gracieuse majesté britannique, était enfermé à Ellis Island en attente de son expulsion des États-Unis où il avait résidé illégalement depuis 1938. C’est précisément en cette même année 1938 qu’il avait écrit Les Jacobins noirs, livre très vite devenu un classique irremplaçable sur ce qui, « de toute l’histoire, [fut] la seule révolte d’esclaves qui ait réussi ». On pourra s’interroger sur cette « réussite », concrétisée par « l’installation de l’État noir d’Haïti, qui s’est maintenu jusqu’à nos jours[2] ». Il reste vrai qu’après une lutte de douze ans commencée en 1791 à la faveur de la Révolution française, les esclaves noirs de Saint-Domingue, considérée alors comme la plus belle et la plus riche de toutes les possessions coloniales, « mirent tour à tour en déroute les Blancs locaux et les soldats de la monarchie française, une invasion espagnole, une expédition britannique de près de soixante mille hommes, et un contingent français identique, commandé par le propre beau-frère de Bonaparte[3] ». En bon marxiste, James insistait dans sa préface à la première édition des Jacobins noirs « sur le fait que les esclaves, rassemblés par centaines dans les usines à sucre de la plaine du Nord, devaient largement leur succès à la discipline, à l’unité et à l’organisation issues du mécanisme même de la production usinière[4] ». Il nuança son propos par la suite – sans toutefois modifier substantiellement son texte. Ainsi, dans sa préface de 1980 à la troisième édition, il relevait que « Fouchard, historien haïtien, a[vait] récemment publié un travail dans lequel il démontr[ait] que ce ne furent pas tant les esclaves que les marrons, ceux qui s’étaient enfuis des plantations et étaient allés refaire leur vie dans les mornes et les forêts, qui avaient dirigé la Révolution, et posé les fondements de la nation haïtienne ». Un autre problème difficile à traiter était celui du rôle plus ou moins décisif de Toussaint Louverture dans cette révolution. Le sous-titre du livre indique bien quelle importance il avait aux yeux de James. « L’auteur de cet ouvrage, écrivait-il dans sa préface de 1938, est convaincu – et pense que ce récit montrera – qu’entre 1789 et 1815, aucune individualité apparue sur le théâtre de l’histoire ne fut, à l’exception de Bonaparte lui-même, plus formidablement douée que ce Noir, resté esclave jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans. » (Il a été mis en évidence depuis que Louverture n’était pas esclave au début de la Révolution haïtienne.) James observait cependant dans cette même préface que « de nos jours [les années 1930], nous avons tendance à personnifier les forces sociales, les grands hommes étant tout au plus, ou quasiment, des instruments manipulés par le destin économique ». Il concluait sur ce point en disant que « les grands hommes font l’histoire », tout en reconnaissant qu’ils font « seulement celle qui est à leur portée, leur liberté de réussir [étant] limitée par les nécessités de leur environnement ».

Spécialiste américain de l’histoire d’Haïti (mais aussi de la politique du soccer, ce qui le rapproche de James, lequel, on s’en souvient, écrivit beaucoup sur le cricket, après l’avoir lui-même pratiqué à un haut niveau), Laurent Dubois préface cette nouvelle édition française (en fait une réédition, puisqu’Amsterdam en avait déjà publié une en 2008). Il donne quelques raisons impératives de lire Les Jacobins noirs. Tout d’abord, dit-il, cette étude « reste […] la meilleure publiée sur la Révolution haïtienne, et sans doute même l’une des meilleures études sur les révolutions en général », et cela malgré les nombreux éléments nouveaux qu’ont pu apporter les historiens depuis sa publication. Ensuite, « le travail de James a poussé les historiens à écrire une histoire atlantique qui décentre l’Europe et qui s’attache à la manière dont l’esclavage et la traite des esclaves, piliers centraux du monde atlantique, ont déterminé la vie et les idées en Europe, en Afrique et aux Amériques ». Enfin, la révolution haïtienne, ajoute Dubois, « fut un événement mondial qui marqua un tournant, un événement auquel nous sommes tous liés, que nous le sachions ou non, que nous l’acceptions ou non ». Accessoirement, et cela intéressera particulièrement les Français·e·s, « il est impossible de comprendre l’histoire de la Révolution française sans connaître – et bien connaître – celle d’Haïti[5] ».

Je me contenterai ici d’ajouter quelques remarques. Premièrement, sur la force et la portée des événements décrits ici. « En 1789, la colonie antillaise de Saint-Domingue représentait les deux tiers du commerce extérieur de la France et constituait le plus grand marché de la traite européenne des esclaves […] elle était la plus grosse colonie du monde, faisant la fierté de la France et la jalousie de toutes les autres nations impérialistes […] cet ensemble reposait sur le labeur d’un demi-million d’esclaves[6]. » Après la « découverte » colombienne, les Espagnols avaient annexé la future Saint-Domingue et l’avaient baptisée Hispaniola. « Grâce aux bienfaits de cette civilisation supérieure, ironise James[7], la population indigène passa d’un demi-million, peut-être un million, à soixante mille habitants en l’espace de quinze ans. » Dès lors, comment exploiter ces terres « vierges » sans main-d’œuvre taillable et corvéable à merci, sachant que les Blancs eux-mêmes étaient incapables de fournir très longtemps un effort soutenu en climat tropical ? Charles Quint autorisa donc dès 1517 l’importation à Saint-Domingue de quinze mille esclaves africains. Les Français, quant à eux, prirent possession en 1695 de la partie occidentale de l’île, la future Haïti. Ils y implantèrent des « habitations » qui fournirent bientôt coton, café, cacao, sucre et indigo à la métropole, en telles quantités et dans de telles conditions qu’une grande partie du capital français s’est constitué à partir de là. Grâce au travail servile, lequel était plusieurs fois rentable puisque les esclaves étaient eux-mêmes objets de profit lors de leur exportation d’Afrique, avant d’être exploités dans les plantations. C’était le fameux système dit « triangulaire » de la traite : les négociants de Nantes, Bordeaux, La Rochelle et autres lieux exportaient des marchandises en Afrique – cotonnades, armes, etc. – en échange desquelles ils obtenaient de la marchandise humaine que les bateaux négriers emmenaient vers les lieux de plantations – les Antilles, et Saint-Domingue en particulier. Une fois débarquée et vendue leur cargaison d’esclaves, les bateaux revenaient en métropole chargés des productions coloniales. Chacune de ces transactions procurait un substantiel bénéfice aux commanditaires des expéditions. « En 1789, Saint-Domingue était le grand marché du Nouveau Monde. Elle recevait dans ses ports 1587 vaisseaux – plus que Marseille. Et la France utilisait pour le commerce de Saint-Domingue seul 750 grands vaisseaux montés par 24 000 marins. En 1789, les exportations anglaises étaient de 27 millions de livres et celles de la France de 17 millions de livres, sur lesquelles près de 11 millions venaient de Saint-Domingue. Mais la totalité du commerce colonial anglais pour cette année ne s’élevait qu’à 5 millions de livres[8]. » À la lecture de ces chiffres, on comprend mieux pourquoi la question coloniale, même si elle ne tint que rarement le devant de la scène révolutionnaire en métropole, demeura sans cesse présente en coulisses, pesant sur les rapports de forces. « Nantes, Bordeaux et Marseille étaient les bastions principaux de la bourgeoisie maritime [les armateurs et entrepreneurs en import-export], mais Orléans, Dieppe, Paris (Bercy), une douzaine de grandes villes raffinaient le sucre brut et participaient aux fabrications subsidiaires. Une grande partie des peaux travaillées en France provenaient de Saint-Domingue. La florissante industrie des cotonnades de Normandie utilisait en partie du coton brut des Indes occidentales ; l’industrie cotonnière, avec toutes ses dépendances, occupait la population de plus de cent villes françaises[9]. »

Les planteurs faisaient régner la terreur parmi leurs « propriétés », violant, torturant, exécutant des esclaves au moindre prétexte, ce qui trahissait leur propre angoisse de Blancs isolés au milieu de centaines de Nègres barbares – ils les tenaient néanmoins en respect et personne n’aurait alors imaginé qu’un jour ces sauvages non seulement se révolteraient, mais sauraient s’organiser de manière à battre leurs maîtres blancs. Pas plus que l’on n’avait prévu la prise de la Bastille et tout ce qui s’ensuivit, on n’avait prévu les événements qui aboutirent à la Révolution haïtienne. C’est l’objet de ma deuxième remarque : cette révolution qui ébranla en profondeur tout le système colonial français et ses dépendances, qui amena la Convention à proclamer – sans débat, par acclamations – « la liberté des Nègres », c’est-à-dire la première abolition de l’esclavage, et qui déboucha enfin sur la guerre puis la déclaration d’indépendance d’Haïti, cette révolution donc fut menée de main de… maître par ceux qui étaient destinés à ne le devenir jamais, voués qu’ils étaient à demeurer esclaves jusqu’à leur mort, et leurs descendants après eux. Ils n’avaient rien, ils avaient débarqué nus et enchaînés des bateaux négriers puis avaient dû travailler sans relâche dans les plantations, bien heureux s’ils échappaient à la mort ou aux mutilations infligées par leurs propriétaires à la moindre incartade. Cette histoire, comme d’autres parmi celles qui ont fait l’histoire avec un grand H, mais peut-être mieux que beaucoup d’entre elles, nous enseigne qu’il ne faut jamais dire « jamais » : même dans des conditions invraisemblables et des rapports de forces a priori disproportionnés, il y a de l’imprévu. C’est probablement ce qui explique que les puissants, aussi forts soient-ils, ne sont jamais complètement tranquilles derrière les hauts murs de leurs villas ou les enceintes sécurisées de leurs gated communities. Et cela nous réjouit.

La dernière remarque que je ferai sur cette histoire magnifiquement racontée par C.L.R. James concerne le rôle de Toussaint Louverture. C’est un personnage énigmatique, à la fois admirable par ce qu’il a réussi, soit l’organisation militaire des Noirs de Saint-Domingue, sans laquelle toute révolte aurait été noyée dans le sang comme elles l’avaient toujours été, mais aussi les alliances nouées au-delà des critères de race et de couleur. Comme l’ont mis en évidence de nombreux travaux, tels ceux de Colette Guillaumin dont nous avons déjà brièvement parlé ici[10], le racisme a suivi l’esclavage, il ne l’a pas précédé. Pour le dire avec les mots de C.L.R. James, « les esclaves devaient être soumis non pas seulement par la terreur physique, mais aussi par l’association de l’infériorité et de la dégradation à la marque qui les distinguait le plus évidemment – leur peau noire » (p. 84). Mais l’oppression ne s’arrêtait pas aux seuls « Nègres ». Les colons blancs ayant usé et abusé du droit de cuissage qu’ils s’étaient attribué sur les femmes de couleur, on avait très vite vu apparaître des « sang-mêlé », des métis qu’on appelait les mulâtres. Dans les premières années de la colonie, « le sentiment racial n’était pas très fort », explique James. « Le Code noir de 1685 autorisait le mariage entre le Blanc et l’esclave dont il avait eu des enfants, la cérémonie entraînant la libération de ces derniers et de leurs mères. Le Code accordait aux mulâtres libres et aux Noirs libres [affranchis par leurs maîtres] les mêmes droits qu’aux Blancs. » (p. 82) Mais avec le temps, ces mulâtres commencèrent à s’établir à leur propre compte et à réussir dans leurs affaires : « Intelligents et de belle santé, [ils] administraient eux-mêmes leurs entreprises, sans dépenser leur fortune dans d’extravagants voyages à Paris ; ils amassaient des richesses comme maîtres artisans, puis comme propriétaires. Lorsqu’ils commencèrent à s’établir à leur propre compte, la jalousie et l’envie des colons blancs cédèrent la place à la haine féroce et à la crainte. Ces derniers divisèrent les rejetons des Blancs et des Noirs et les combinaisons intermédiaires en 128 catégories. Le vrai mulâtre était l’enfant d’une pure Noire et d’un pur Blanc. L’enfant d’un Blanc et d’une mulâtresse s’appelait quarteron, avec 96 parties blanches et 32 parties noires. Mais le quarteron pouvait être le fruit du Blanc et de la marabou dans la proportion de 88 et de 40, ou du Blanc et de la sacatra, dans la proportion de 72 à 56, et ainsi de suite pour les 128 variétés. Le sang-mêlé qui avait 127 parties blanches pour une noire restait un homme de couleur. » (p. 83) Ainsi la société coloniale était-elle traversée par des courants de défiances réciproques entre groupes aux statuts différents marqués par leur couleur. Les esclaves haïssaient les mulâtres et souvent aussi les Noirs libres, lesquels le leur rendaient bien, tandis que les Blancs étaient craints, enviés et détestés de tous. Le génie de Toussaint Louverture fut de savoir dépasser ces divisions, y compris avec les Blancs. Sa force – sa capacité à nouer des alliances – se révéla aussi la faiblesse qui entraîna sa perte lorsque, sûr du dévouement sans borne des anciens esclaves à sa propre personne, il négligea de les associer plus étroitement à ses décisions et plaça trop de confiance en la République française qui avait proclamé l’émancipation des esclaves. Il semble qu’il avait pourtant bien prévu la suite de l’histoire – c’est-à-dire le rétablissement de l’esclavage à la faveur de la contre-révolution bonapartiste, tout comme il avait prévu l’expédition militaire lancée par Napoléon contre Saint-Domingue. Inexplicablement, Toussaint maintint jusqu’au bout sa politique de conciliation avec la France et d’amnisties généreuses des anciens esclavagistes. Il en fut bien mal récompensé, puisque, attiré dans un piège par les Français, il fut arrêté, déporté et enfermé au fort de Joux, dans le Jura, dont le premier hiver lui fut fatal. Il revint à Dessalines de prononcer le mot d’indépendance, ce que Toussaint s’était toujours refusé à faire. Alors qu’il avait jusque-là accompli une œuvre gigantesque de mobilisation et d’organisation des Noirs, mais aussi d’unité avec les mulâtres et même avec les colons blancs restés dans l’île après leur défaite militaire, il recula devant le denier obstacle à franchir : la séparation définitive d’avec la métropole. James ne donne pas d’explication de ce mystère. Comme il le disait dans la préface qu’il donna en 1983 à une nouvelle édition des Jacobins noirs, « les deux révolutions, l’haïtienne et la française produisirent des individualités remarquables ». Nous ne connaissons aujourd’hui que les chefs, ceux qui ont « pris la lumière », comme on dit aujourd’hui. Mais ils n’étaient évidemment pas seuls. James conclut cette préface de 1983 par « la déclaration d’un obscur acteur de la Révolution de Saint-Domingue, homme dont le souvenir ne tient qu’à ces quelques mots ». Les paroles de cet « infâme » (au sens de Foucault) qui, ajoute James, « près de deux cents ans plus tard, ne sont toujours pas anachroniques », nous serviront aussi de conclusion :

« S’il se trouve chez nous des hommes assez misérables pour reprendre leurs chaînes [quelques républicains avaient offert de se rendre aux Espagnols, qui contrôlaient encore la partie orientale de l’île], nous vous les abandonnerions de bon cœur […]. Vous dites que la liberté que nous proposent les républicains est fausse. Nous sommes républicains et, par conséquent, libres par nature. Il n’y a que les rois, dont le nom exprime ce qu’il y a de plus vil et de plus infâme, qui aient l’audace de s’arroger le droit de réduire à l’esclavage des hommes faits comme eux, et que la nature a créés libres. Le roi d’Espagne vous fournit abondamment armes et munitions. Servez-vous en pour briser vos chaînes […]. Quant à nous, des pierres et des bâtons nous suffiront pour vous faire danser la carmagnole […]. Vous avez touché des commissions, et obtenu des garanties. Gardez vos livrées et vos parchemins. Un jour, ils ne vous serviront pas plus que les titres fastidieux de nos anciens aristocrates ne leur servent. Si le roi des Français, qui traîne sa misère de cour en cour, avait besoin d’esclaves pour l’aider au temps de sa splendeur, qu’il en cherche chez les autres rois, qui ont autant d’esclaves que de sujets […]. Vous concluez, vils esclaves que vous êtes, en nous offrant la protection du roi, votre maître ? Sachez et dites à Casa Calvo [le marquis espagnol] que les républicains ne peuvent pas traiter avec un roi ; qu’il y vienne, et vous avec : nous vous recevrons comme doivent le faire des républicains. »

[1] https://antiopees.noblogs.org/post/2016/02/28/c-l-r-james-marins-renegats-autres-parias/

[2] Les Jacobins noirs, Préface de C.L.R. James à la première édition, 1938.

[3] Ibid.

[4] Ibid., Préface de C.L.R. James à la troisième édition, 1980.

[5] Ce n’est pas évident pour tout le monde, et surtout pas pour les historiens les plus consensuels de la Révolution française. J’ai ainsi trouvé récemment chez un bouquiniste un volume intitulé Histoire et dictionnaire de la révolution française. 1789-1989, publié à l’occasion du bicentenaire. Sur les quelques 1200 pages de ce pavé de la collection Bouquins, moins de deux au total sont consacrées à Saint-Domingue et à la lutte de libération des esclaves…

[6] Ibid., Préface de C.L.R. James à la première édition, 1938.

[7] Ibid., Prologue, p. 49.

[8] Ibid., chap. 2 : Les propriétaires, p. 94.

[9] Ibid., p. 93.

[10] https://antiopees.noblogs.org/post/2017/05/28/in-memoriam-colette-guillaumin/

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Retours sur une saison à Gaza

Vivian Petit, Retours sur une saison à Gaza, Éditions Scribest, Bischeim, 2017

Voici un petit livre utile dans le sens où il expose de manière assez détaillée l’histoire et la situation actuelle de la dite « Bande de Gaza », soit l’un des oripeaux de territoire palestinien dont l’État israélien daigne encore tolérer l’existence, même si, comme le déclara un jour Yitzhak Rabin, ancien Premier ministre d’Israël et Prix Nobel de la paix 1994, il rêvait de « voir Gaza sombrer dans la Méditerranée ». Probablement pensait-il plus à ses habitants qu’au territoire lui-même… Militant des réseaux de solidarité avec la Palestine, Vivian Petit a séjourné un peu plus de deux mois à Gaza entre février et avril 2013. Ce qu’il décrit fait penser à un grand camp de concentration. Alors que la Cisjordanie a été réduite en confettis séparés les uns des autres par les colonies et le mur israéliens et quasiment cogérés par l’occupant et ses collaborateurs palestiniens, la Bande de Gaza, elle, est plutôt l’objet d’une répression directe par l’armée israélienne. Vivian Petit insiste sur le fait que les opérations militaires de grande envergure – bombardements massifs, destruction de maisons, massacres de civils, etc. – ne sont que l’aspect le plus visible (parce que plus médiatisé) d’une guerre permanente menée contre les Gazaouis. Il ne se passe guère de jour sans qu’un ou plusieurs d’entre eux soient tués ou blessés par des soldats israéliens, le plus souvent sans même un prétexte apparent. Gaza est soumise à un blocus depuis plusieurs années déjà. Tout manque, à commencer par l’eau potable, mais aussi l’électricité, les matériaux de construction pourtant nécessaires à la reconstruction des nombreuses habitations, écoles et autres hôpitaux détruits en 2014 lors de la dernière grande offensive israélienne, les médicaments et le matériel médical, etc. Au moment où Vivian Petit s’y est rendu, la Bande de Gaza comptait près d’un million huit cent mille habitants concentrés sur environ 360 km2, soit la deuxième densité de population dans le monde (après Hong Kong). Les trois quarts d’entre eux sont des réfugiés – dans leur propre pays. Il y a seulement trois points de passage « ouverts » vers l’extérieur, deux au sud dont un vers l’Égypte, et un au nord vers Israël. Les eaux territoriales se sont réduites comme peau de chagrin à une zone de trois mille nautiques et, de plus, comme aux abords des frontières terrestres les Gazaouis sont régulièrement pris pour cibles par des snipers israéliens, les pêcheurs sont eux aussi victimes de nombreuses agressions de la marine israélienne qui leur tire dessus et leur confisque leurs bateaux. Ces agressions se sont multipliées depuis l’offensive militaire de 2014 : alors au nombre de dix mille, les pêcheurs professionnels ne sont plus que quatre mille aujourd’hui. Vivian Petit donne encore beaucoup d’autres informations sur cette situation qui rappelle celle des juifs dans la Pologne occupée (en septembre 1939) par les nazis avant que ces derniers ne planifient la Solution finale (conférence de Wannsee, janvier 1942) : regroupés d’abord dans le « Gouvernement général » de Cracovie, puis en différents ghettos. (La méthode de gestion de la Cisjordanie rappelle plutôt celle des bantoustans du régime d’apartheid en Afrique du Sud, auquel l’État d’Israêl ne ménagea pas son soutien.)

Vivian Petit raconte aussi son séjour et les rencontres qu’il a faites durant celui-ci (il était prof de Français langue étrangère à l’université Al-Aqsa). Je regrette un peu qu’il n’en dise pas plus là-dessus – j’aurais aimé plus de détails de la vie quotidienne, qui paraissent souvent insignifiants mais en disent tout de même assez long sur une réalité que nous avons du mal à imaginer d’ici. J’admets cependant que ce ne devait pas être facile pour lui de tenir un journal dans les conditions chaotiques que l’on entrevoit à travers les quelques aperçus qu’il nous donne. Reste que ce texte d’intervention est à lire, ne serait-ce que pour acquérir le minimum indispensable (et même un peu plus) de connaissance sur ce qui se passe à Gaza, et dont son auteur nous rappelle, à juste titre, en conclusion du livre, que cela nous concerne aussi, parce que, comme le dit Pierre Stambul, « ce sont des drones israéliens qui surveillent nos banlieues ». Il est vrai que l’industrie d’armement israélienne est présente un peu partout dans le monde et que l’État exporte massivement son savoir-faire en matière de répression. C’est pourquoi, au-delà d’un élémentaire devoir de solidarité, nous avons tout intérêt à connaître un peu mieux les Palestiniens et le sort qui leur est fait avec la complicité de nos gouvernements et de nos multinationales. Dans ce sens, les témoignages de « passeurs » sont précieux – il importe de les écouter.

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La maison éternelle. Une saga de la révolution russe

Yuri Slezkine, La Maison éternelle. Une saga de la révolution russe. La Découverte, Paris, octobre 2017.

C’est un pavé de 1300 pages – appendice et notes comprises. On pourrait le penser lassant. Je ne dirai pas, reprenant l’expression courante, qu’il se lit « comme un roman ». Au contraire, comme on fait précéder certaines séquences audiovisuelles de la mention « attention, certaines images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs », il faudrait avertir les lectrices et lecteurs de cette saga que certains de ses épisodes sont particulièrement gore (je pense, entre autres, aux campages contre les Cosaques, à la « dékoulakisation » des campagnes et aux grandes purges staliniennes). Mais on aurait tort de passer à côté de ce « chef-d’œuvre ». J’utilise ici des guillemets pour signifier que j’entends le terme au sens où l’entendent les artisans compagnons du Tour de France, dont la formation doit s’achever par la fabrication d’un objet techniquement « parfait ». J’avoue avoir parfois ressenti un certain malaise devant ces chefs-d’œuvre magnifiques dont l’utilité ne saute pas toujours aux yeux. Il y a un peu de cela dans le livre de Slezkine. Il est réellement « parfait » dans sa construction, bien adaptée au choix de son objet. Pour le dire vite, il s’agit d’écrire l’histoire de la révolution russe à travers celle de la « Maison du Gouvernement », bâtie non loin du Kremlin entre 1928 et 1931 afin de loger les dirigeants du nouvel État socialiste et de son économie entièrement nationalisée (seuls quelques-uns, de rang encore supérieur, habitaient au Kremlin, sous l’œil vigilant du petit père des peuples). « La Maison du Gouvernement était concue comme une espèce de compromis historique, un édifice “de type transitionnel”. À mi-chemin entre l’individualisme bourgeois et le collectivisme communiste, elle incluait 550 appartements familiaux entièrement meublés et une série d’espaces publics, dont entre autres un réfectoire, une épicerie, un centre de soins, une garderie, un salon de coiffure, un bureau de poste, un central télégraphique, une banque, un gymnase, une bibliothèque, un court de tennis et des dizaines de salles communes accueillant diverses activités (du billard au tir à la cible en passant par la peinture et les salles de musique). Le tout était couronné […] par le Nouveau Théâtre d’État, qui pouvait accueillir 1 300 spectateurs et […] par le cinéma Oudarnik (“Ouvrier de choc”) avec ses 1 500 places. […] En 1935, la Maison du Gouvernement abritait 2 655 locataires enregistrés. Environ 700 d’entre eux étaient des fonctionnaires de l’État et du Parti bénéficiant d’un appartement individuel. Les autres étaient pour la plupart des personnes à leur charge, dont 588 enfants. Les services aux résidents et l’entretien de l’édifice étaient assurés par 600 à 800 serveurs, peintres, jardiniers, plombiers, concierges, blanchisseuses, polisseurs de planchers et autres employés (dont 57 administrateurs). La Maison du Gouvernement était le domaine privé de l’avant-garde, une forteresse protégée par des portes de métal et des gardes armés, un dortoir où les grands commis de l’État assumaient leurs rôles de maris, d’épouses, de parents et de voisins. Foyer des révolutionnaires, elle était aussi la chambre mortuaire de la révolution. » Ce que la « patrie du socialisme » fut à la révolution mondiale, la Maison du Gouvernement le fut aux bolcheviks, en quelque sorte.

Slezkine a composé son récit à partir de « trois grandes trames narratives ». La première est une « saga familiale qui implique nombre de résidents connus ou anonymes de la Maison du Gouvernement » ; un appendice présente près de 70 minibiographies de ces résidents : c’est d’eux et de leurs proches (parents, épouses, amantes, enfants) dont il est question tout au long du livre, c’est-à-dire d’un « échantillon » assez représentatif des locataires de la Maison du Gouvernement (qui faisaient partie, au premier chef, de ce que l’on a appelé la « nomenklatura »).

« La deuxième trame est analytique » : Slezkine décrit les bolcheviks « comme membres d’une secte millénariste se préparant à l’apocalypse ». Leur histoire, selon lui, est celle « d’une prophétie vouée à l’échec, laquelle semble d’abord s’accomplir avant de déboucher sur une grande déception, sur une série d’ajournements, puis sur l’offre désespérée d’un ultime sacrifice ». Ce parti-pris peut choquer au premier abord, mais il s’avère bien étayé et pour tout dire assez pertinent dès lors que son auteur l’expose plus en détails dans les chapitres 2 : « Les prédicateurs » et 3 : « La foi ». Au tournant du xxe siècle, la Russie en crise baignait dans une atmospère millénariste : « La plupart des prophètes du Grand Jour étaient chrétiens ou socialistes. La majorité des chrétiens continuaient à concevoir la “Seconde venue du Christ” comme la métaphore d’un événement sans cesse reporté, mais une minorité croissante, y compris quelques intellectuels décadents et les protestants évangéliques, de plus en plus nombreux en Russie, espéraient assister au Jugement dernier au cours de leur existence. Cette croyance était partagée par ceux qui associaient Babylone au capitalisme et attendaient avec impatience une révolution violente suivie de l’instauration du règne de la justice sociale. »

Enfin, la troisième trame est littéraire. Le titre lui-même, La Maison éternelle, est tiré d’une nouvelle d’Andreï Platonov publiée en 1929 par la revue Octobre : Makar pris de doute. Makar est un paysan, un personnage qui s’apparente à celui du « brave soldat Schvéik » et dont la naïveté et la simplicité révèlent en creux les absurdités du monde auquel il a affaire. Il n’est « pas en mesure de penser, ayant une tête vide sur des mains intelligentes ». Après quelques démêlés avec le camarade Lev Tchoumovoï, chef du village qui, lui, « en a dans la tête, mais [dont] les mains sont vides », Makar s’en vient à Moscou, « la ville des miracles de la science et de la technique ». Il se met en quête du centre, cherchant « une perche avec un drapeau rouge, qui devait indiquer le milieu du centre-ville et le centre de l’État, mais il n’y avait pas trace de perche de ce genre. Par contre, il trouva une pierre avec une inscription. Il s’y appuya, afin de passer un petit moment en plein centre et de se pénétrer de respect envers lui-même et son État. Il poussa un soupir heureux et sentit qu’il avait faim. Aussi s’en alla-t-il vers la rivière, et il aperçut un chantier autour d’une maison prodigieuse. Qu’est-ce qu’on construit ici ? demanda-t-il à un passant. — Une maison éternelle de fer, de béton, d’acier et de vitres claires ! répondit le passant. »

Les « trésors de la littérature mondiale » et l’écrit en général tenaient une place très importante dans la formation intellectuelle des « Vieux Bolcheviks » (c’est-à-dire des plus anciens membres du Parti, ceux de la génération qui mena la révolution d’Octobre – il existait d’ailleurs une association officielle des Vieux Bolcheviks ; en faire partie donnait droit à un certain nombres de privilèges), et aussi de leurs enfants. Ainsi Slezkine entremêle-t-il au récit de nombreux extrait d’œuvres littéraires soviétiques et, en plus des archives et des témoignages personnels, il a pu aussi s’appuyer sur quelques-uns des journaux intimes tenus par les résidents de la Maison du Gouvernement.

La Maison éternelle est divisé en trois parties. Le livre I, « En route », suit les Vieux Bolcheviks à l’époque de leur jeunesse, avant et pendant la révolution. Le livre II, « À la maison », les voit engagés dans la « construction du socialisme » à travers le premier plan quinquennal et l’édification de la Maison du Gouvernement où ils vont s’installer. Le communisme n’est pas encore là mais il ne saurait tarder, à condition que « l’infrastructure » (entendez : l’industrialisation) en soit achevée. Le livre III, « Au tribunal », raconte les purges successives qui décimèrent les Vieux Bolcheviks, un seul restant au-dessus de tout soupçon : le camarade Staline.

Comme je l’ai dit, l’auteur fait preuve d’une certaine virtuosité dans l’accomplissement de son projet. On peut néanmoins émettre une réserve par rapport au sous-titre du livre : Une saga de la révolution russe. En effet, même si l’article indéfini le relativise un peu, il reste tout de même abusif de parler de la « révolution russe » alors qu’il s’agit, comme le dit par ailleurs très bien Slezkine, de la saga familiale de quelques dizaines de révolutionnaires (d’ailleurs pas seulement russes, mais de différentes nationalités de l’ancien empire tsariste). Ancien éditeur moi-même, je crois deviner ce qui a motivé cette (bénigne) tromperie sur la marchandise : Une saga des Vieux Bolcheviks aurait probablement été moins vendeuse. Reste que La Maison éternelle vaut la peine d’être lu. Afin de soutenir cette affirmation, je ne chercherai pas à le résumer, encore moins à le synthétiser, mais je procéderai à coups de sonde, tâchant ainsi de donner un aperçu de la richesse de son contenu.

Le chapitre 9 porte le même titre que le livre : La Maison éternelle. Je l’ai trouvé particulièrement passionnant en ce qu’il rapporte les débats du début des années 1930 sur la question du logement. Comment construire le socialisme ? Ou : quels types de logements construire afin de préparer l’abolition complète de la propriété privée et de la famille, conditions sine qua non de l’avènement du communisme ? Deux lignes principales s’opposaient. Il y avait les partisans d’un type d’habitat que l’on pourrait dire « en ruche », combinant des cellules individuelles composées d’une seule chambre à coucher et « un réseau public de réfectoires, de crèches, d’écoles maternelles, de pensionnats, de blanchisseries et d’ateliers de couture ». « Le projet le plus populaire imaginait des “cités agro-industrielles” bâties autour de “centres de production” et consistant en plusieurs “maisons communales” ou “conglomérats industriels” accueillant chacun de 20 000 à 30 000 résidents adultes. » Face aux promoteurs de ce courant se dressaient les « désurbanistes » qui critiquaient le principe même de la ville et de sa fatale séparation d’avec la campagne. Combler ce fossé « et créer […] de nouvelles manières d’habiter qui seront les mêmes pour tout le monde (à savoir une répartition socialiste uniforme des populations de travailleurs) » était selon l’un de ces désurbanistes « le rôle historique sans précédent qui incombe à notre pays, à notre Union (extrait d’un texte de 1930) ». Cependant, les deux courants s’accordaient pour dénoncer « l’idéologie bourgeoise […] encore si forte chez certains membres du Parti qu’ils continuent à inventer, avec un zèle qui mériterait une meilleure cause, de nouveaux arguments pour conserver le lit double en tant que meuble permanent et obligatoire d’un logement prolétarien. » Et les partisans des deux thèses opposées partageaient l’idée que ce n’étaient pas de simples bâtiments qu’il fallait édifier, mais de nouveaux rapports sociaux – avec, pour corollaire, l’arrogance typique des architectes qui prétendent pouvoir changer la vie des gens grâce à leur planche à dessin. Mais en 1930, l’heure était passée des projets utopiques. Selon le Comité central, ces projets étaient même « extrêmement nuisibles » car ils supposaient que l’on pourrait « surmonter “d’un bond” les obstacles existant sur la voie de la transformation socialiste de la vie quotidienne, lesquels [avaie]nt pour origine, d’une part, l’arriération économique et culturelle du pays et, d’autre part, la nécessité […] de mobiliser toutes les ressources disponibles pour industrialiser le pays le plus rapidement possible, seule manière de créer les conditions matérielles d’une transformation de la vie quotidienne. » Et c’est ainsi que la Maison du gouvernement, dont la conception datait de 1927, présentait certains aspects hérités de la période utopique – son gigantisme, son suréquipement en espaces publics de services et de loisirs (clubs divers et variés, terrains de sport, théâtre, cinéma, etc.) – mais aussi des caractéristiques qui lui valurent des critiques acerbes d’architectes qui n’avaient pas encore pris le virage de la « pause » dans la collectivisation : « Le secteur résidentiel de ce complexe se compose exclusivement d’appartements faits pour répondre à l’économie familiale et à la satisfaction individuelle des besoins familiaux, c’est-à-dire à une vie familiale autonome et circonscrite (les appartements ont leurs propres cuisines, leurs propres baignoires, etc. [Il s’agit] d’une interprétation erronée de l’idée de maison communale, qui aboutit à ajourner, voire à discréditer, l’introduction de nouveaux rapports sociaux parmi les masses. [Souligné dans le texte] » Il est vrai que sur ce dernier point, ce n’était pas l’équipement des cuisines du nouvel ensemble, qui comprenait une gazinière, un vide-ordures, un ventilateur d’extraction et un lit pliant pour la bonne (souligné par moi), qui pouvait préfigurer en quoi que ce soit le communisme futur. En fait, les membres de la nomenklatura avaient le beurre et l’argent du beurre : les équipement collectifs et le confort privé. Ils bénéficiaient par ailleurs d’autres lieux de confort à eux réservés – les datchas autour de Moscou, les lieux de repos et de soin en Crimée et ailleurs, etc. Ainsi, atteindre l’objectif d’en finir avec les inégalités sociales passait, semble-t-il, par une perpétuation, voire un renforcement de ces mêmes inégalités.

 

Autre objectif lointain, le dépérissement de l’État passait lui aussi par son contraire : le renforcement sans précédent de l’État, à travers la « collectivisation » (ou plutôt : l’étatisation) de toute l’économie, le contrôle et l’encadrement de tout type d’activité s’exerçant hors espace privé et la prolifération monstrueuse de l’appareil policier. Les camarades résidents de la Maison du Gouvernement y participèrent activement. La « terreur rouge » fut mise officiellement à l’ordre du jour dès l’été 1918, après l’assassinat d’un responsable de la Tcheka (police secrète) de Petrograd et, le même jour, un attentat contre Lénine qui fut blessé par balles lors d’un meeting. Mais le contexte de guerre civile qui suivit Octobre, ainsi que les déclarations effrayantes du même Lénine l’avaient déjà justifiée d’avance. Slezkine cite par exemple cet extrait d’un texte de 1917 sur la révolution qui devrait « débarrasser la terre russe de tous les insectes nuisibles, des puces (les filous), des punaises (les riches) et ainsi de suite[1] ». Lénine y parle de la diversité des moyens à employer contre les « insectes nuisibles » – il s’agit entre autres d’emprisonnement, de contrôle social renforcé, d’affectation au « nettoyage des latrines », « ou encore, on fusillera sur place un individu sur dix coupables de parasitisme ». Boukharine lui non plus n’y allait pas de main morte avec les ennemis de la révolution. Ainsi (un peu plus tard, en 1920), dans Économique de la période de transition, où il définit neuf catégories d’ennemis « extérieurs » (au prolétariat révolutionnaire) il n’hésite pas à parler de « Vendée des koulaks » (les paysans riches) contre laquelle doit s’exercer la « violence concentrée du prolétariat[2] ». Ces résolutions furent hélas mises en pratique à grande échelle, et cela en grande partie sous la supervision de résidents de la « maison éternelle ». L’un des tout premiers groupes, sinon le premier, sur lequel s’abattit une répression féroce fut celui des Cosaques du Don. Coupables d’avoir servi le tzar en tant que guerriers paysans montant la garde aux marches de l’Empire, mais aussi sur les fronts extérieurs et dans la répression interne en tant qu’unités de cavalerie, les cosaques étaient éminemment dangereux aux yeux des bolcheviks. « Qui d’autre, demandait Staline en 1919, pourrait devenir le bastion de la contre-révolution de Denikine et Kolchak [deux généraux « blancs »], sinon les cosaques – ces instruments séculaires de l’impérialisme russe, qui jouissent de privilèges spéciaux, sont organisés en société militaire et ont longtemps exploité les peuples non russes des zones frontières ? » Effectivement, une partie des cosaques se rebella contre les bolcheviks dès 1918. Ils déchaînèrent une terreur blanche contre les paysans du Don qui n’étaient pas cosaques, les traitant de bolcheviks, et contre les Cosaques du Don probolcheviks (environ 20% des cosaques en armes). La riposte des bolcheviks fut à la hauteur : « la seule stratégie correcte », disait un rapport de l’Orgburo, à la tête de la contre-offensive, « est une lutte sans merci contre toute l’élite cosaque qui passe par son extermination totale ». De plus, les responsables locaux du parti avaient tendance à interpréter les consignes de Moscou de façon encore plus rigoureuse. C’est ainsi que l’un d’entre eux put ordonner l’« extermination d’un pourcentage à définir de la totalité de la population masculine ». Slezkine cite des témoignages faisant état de massacres de plusieurs dizaines de personnes par jour, y compris des vieillards incapables de porter les armes, décidés par les tribunaux révolutionnaires locaux.

Je n’ai pas très envie de m’étendre longuement sur les crimes perpétrés sous la direction des habitants de la Maison du Gouvernement, telles les campagnes de collectivisation et de réquisition des récoltes qui entraînèrent des millions de morts, particulièrement en Ukraine et au Kazakhstan. Mais tout le zèle déployé par leurs auteurs ne suffit pas à les sauver lorsque vint le temps des grandes purges. Le 1er décembre 1934 on apprit l’assassinat de Kirov, secrétaire du Parti de la région de Leningrad. Ce fut le prélude à ce que l’on a appelé les « procès de Moscou », une nouvelle version de la grande chasse aux sorcières qu’avait connue l’Europe occidentale à l’aube de la modernité. Des centaines de milliers de Soviétiques, depuis les plus hauts responsables du Parti jusqu’à de simples villageois, furent emprisonnés, déportés, fusillés. Une très grande majorité d’entre eux reconnurent leur culpabilité : ils n’avaient pas été assez dévoués au Parti et à son guide suprême, favorisant ainsi les menées criminelles de conspirateurs antisoviétiques agissant dans l’ombre et, bien sûr, soutenus par les fascistes et les impérialistes… la crise dura quatre ans, emportant la plupart des Vieux Bolcheviks, à commencer par Boukharine, éliminé par la même logique que celle qui avait guidé sa dénonciation, citée plus haut, des ennemis de la révolution, et donc la plupart des résidents de la Maison du Gouvernement. Je me contenterai de citer ici ce que déclara Boukharine à la fin de son procès, le 13 mars 1938, car cette déclaration est assez emblématique de toutes celles que firent les innombrables « déclarés coupables » au cours de cette interminable et sinistre mascarade :

« Je me tiens à genoux devant le pays, devant le Parti, devant le peuple tout entier. La monstruosité de mes crimes n’a pas de bornes, surtout dans cette nouvelle étape de la lutte de l’URSS. Puisse ce procès être la dernière et pénible leçon, et que tout le monde voie que la thèse contre-révolutionnaire de l’étroitesse nationale de l’URSS demeure suspendue en l’air comme une misérable chiffe. Tout le monde voit la sage direction du pays, assurée par Staline. C’est avec ce sentiment que j’attends le verdict. La question n’est pas dans les tribulations personnelles d’un ennemi repenti, mais dans l’épanouissement de l’URSS, dans son importance internationale. »

Les grandes purges prirent fin en novembre 1938, d’un jour à l’autre, non sans que Staline n’ait fait incarcérer puis liquider tous ceux qui les avaient dirigées. Zletkine termine son livre en décrivant quelles furent les destinées de quelques-un·e·s des enfants des camarades disparus au cours de l’orgie stalinienne. Ces enfants, qui avaient grandi dans la maison du Gouvernement, poursuivirent leurs études puis leur vie professionnelle avec des fortunes diverses. Mais il semble bien que l’un de leurs points communs fut le partage d’une certaine incompréhension vis-à-vis de leurs parents qui, soient étaient morts, soit, lorsqu’ils revinrent des camps, étaient brisés moralement. Cette histoire était trop lourde à porter pour les enfants qui, pour la plupart, s’en détournèrent afin de vivre leur propre vie.

Il faut bien sûr mentionner encore l’épilogue de La Maison éternelle, consacré à l’œuvre de l’écrivain Iouri Trifonov, qui grandit dans cette maison qu’il mit en scène ensuite dans l’un de ses romans les plus connus, La Maison du Quai. Le père de Youri, Valentin Andreïevitch Trifonov, avait été commissaire du corps expéditionnaire spécial dans la région du Don en 1919 ; président du Collège militaire de la Cour suprême soviétique ; attaché militaire adjoint en Chine ; représentant commercial en Finlande ; président de la Commission centrale des concessions étrangères au Conseil des commissaires du peuple. Il occupait avec sa famille l’appartement 137 de la Maison du Gouvernement. Il fut arrêté le 21 juin 1937. Quelques jours auparavant, en tant que spécialiste des affaires militaires, il avait envoyé le manuscrit de son dernier travail, Les Contours de la guerre à venir, à Staline et à plusieurs autres membres du Politburo, sans reçevoir de réponse.

Pour conclure, je devrais insister sur quelque chose que cette recension n’a pas pu, pas su mettre vraiment en exergue : le fait que toute l’histoire (celle de la révolution russe puis de L’URSS d’avant la Seconde Guerre mondiale, en gros) que décrit Slezkine passe systématiquement par les histoires des habitants de la Maison du Gouvernement. Et cela la rend sinon facile à lire, du moins lisible, ce qu’elle n’aurait pas été s’il s’était borné à écrire une sorte de procès-verbal des événements comme certains livres d’histoire s’en contentent. D’autre part, comme je l’ai dit au début, cette histoire est mise en perspective grâce à la littérature produite par ses protagonistes (à commencer par Platonov et Trifonov). Il faut encore ajouter à cela que l’auteur a aussi cherché à resituer les différents épisodes de cette saga dans l’histoire universelle, en essayant de les comparer à d’autres événements survenus ailleurs dans le monde et à d’autres époques. Cet effort de comparaison et de mise en perspective rend sinon plus compréhensible, du moins un peu moins étrange à nos yeux cette tragédie que fut la révolution russe à partir de sa confiscation par les bolcheviks. C’est pourquoi cette somme me semble vraiment très utile, intéressante, et pleine de résonances pour qui a vécu ou vivra des expériences collectives avec des aspirations communalistes, communisantes, communistes.

franz himmelbauer, le 15 octobre 2017.

[1] Texte à lire ici : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/12/vil19171227.htm

[2] http://fr.calameo.com/read/00072687847e5f531c37d

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Mirage gay à Tel Aviv

Jean Stern, Mirage gay à Tel Aviv, éditions Libertalia

En Tchétchénie, on persécute les homosexuels. Voici peu de jours, la radio rapportait que le gouvernement turc faisait tirer à balles en caoutchouc sur la Gay Pride place Taksim. Ces horreurs ne se produiraient certes pas en Israël. En effet, le pays est devenu « gay friendly ». C’est ce que nous rapporte Jean Stern dans ce Mirage gay qui est une enquête rondement menée sur l’entreprise de pinkwashing lancée par l’État israélien afin de séduire et d’attirer les homosexuels du monde entier. L’énoncé peut paraître caricatural, mais il ne l’est pas du tout. Nous avons bien affaire ici à une hénaurme opération de com’, comme aurait dit le père Ubu et qui, ce qui ne gâte rien, alimente aussi la pompe à phynances… « Lancée en 2009, la conquête publicitaire des gays aura pour cadre une opération plus globale, Brand Israel, “Vendre [lamarque] Israël”. Principe de base : faire oublier l’occupation de la Palestine, voire son existence. » Le concepteur de l’opération est un diplomate , Ido Aharoni, qui a travaillé aux États-Unis avant de revenir au ministère des Affaires étrangères à Jérusalem. Il expose ainsi sa stratégie : « Chasser de l’esprit mondial le mur de séparation, Jérusalem et les hommes en noir, l’aspect guerrier et religieux du pays[1] » et « faire du Web un allié » – en investissant pour cela tout l’argent nécessaire.

Aharoni pourra s’appuyer pour ce faire sur l’étude de l’image du pays offerte en 2005 à Israël par l’agence Wunderman, filiale de Young & Rubicam. Une image « épouvantable dans le monde entier », et qui va alors se dégradant y compris dans des pays considérés comme « amis » (États-Unis, pays scandinaves, Italie, Pays-Bas) : « Les gens n’ont pas envie de se rendre en Israël [qu’ils assimilent] à un pays en guerre dans une région dangereuse. » Wunderman repère tout de même des points forts : « la high-tech, associée à un “monde ouvert”, et le mode de vie à Tel Aviv ». Mais la high-tech, c’est d’abord et avant tout l’industrie militaire et sécuritaire, très en pointe effectivement, au point d’exporter 80% de son chiffre d’affaires. Lucratif mais pas très glamour, comme le souligne Jean Stern : « Personne ne s’amourache d’un pays pour ses missiles connectés et sa maîtrise de la surveillance de masse […]. » Tel Aviv, donc. L’idée d’Aharoni est d’en faire une sorte de Rio de Janeiro proche-oriental : « Quand les gens pensent au Brésil, ils ont en tête l’image d’un pays où l’on peut s’amuser et faire la fête, la samba, le carnaval de Rio, les plages. Pourtant, ce pays est un des plus dangereux du monde pour les touristes[2]. » Et de rêver Israël associé, grâce à la vitrine de Tel Aviv, « aux cafés, aux plages et aux jolies femmes ». On voit que notre diplomate, hétéro et père de famille, n’a pas d’emblée pensé au public gay. C’est un de ses collègues qui a aussi été en poste aux États-Unis qui en aura l’idée. Il dira même qu’il vaut mieux vendre « la vie gay plutôt que la vie de Jésus aux libéraux gays américains ». La cible est identifiée : une clientèle riche en devises mais aussi en capital social.

La machine se met véritablement en route en 2007. Tzipi Livni, ministre des Affaires étrangères crée cette année-là une « cellule pour piloter le marketing du pays, la “Israel Brand Management Team” », dirigée par Aharoni. Saatchi & Saatchi, grosse agence de pub internationale, lui offre gracieusement ses services, dont le premier consiste à remplacer le slogan jugé ringard et clivant « The Jewish Heritage » par « Innovation for Life » pour caractériser le pays. La Brand Management Team renforce les moyens des offices de tourisme en Europe et aux Etats-Unis, lance des campagnes de pub dans le monde entier, finance des sites qui donnent une image lisse, pacifiée, bref attractive du pays (par exemple, en France, coolisrael.fr) et enfin organise en 2010 une conférence « à l’iDC d’Herzliya, la principale université privée du pays, mélange de Sciences Po et de HEC » sur le thème : « Gagner la bataille de la narration. » Il s’agit de présenter Israël comme un pays « fun et créatif », loin de toute idée d’occupation de territoires, de colonisation, bref de guerre et de violence.

Tel Aviv est comme prévu en pointe de l’offensive. La ville adopte d’abord un slogan qui « sonne bien aux oreilles des branchés et des gays, souvent oiseaux de nuit » : « La ville qui ne dort jamais. » Dans la foulée, elle finance la création d’un centre gay et lesbien pour « fédérer et évidemment encadrer le tissu associatif. » Non seulement elle investit 750 000 euros dans le bâtiment, mais elle prend en charge le budget de fonctionnement avec onze salariés. Tel Aviv organise aussi en 2009 le congrès annuel de la International Gay and Lesbian Travel Association : « Plus de quatre cents participants répondent présents et sont traités aux petits oignons. » Enfin, la municipalité et le ministère du Tourisme « décident conjointement d’investir 80 millions d’euros dans une campagne mondiale de marketing à destination des gays et lesbiennes. » La conception est confiée à Outnow, « un cabinet spécialisé dans le marketing gay basé aux Pays-Bas qui travaille pour des marques comme Orange, IBM, Lufthansa, Toyota ou des villes comme Berlin, Vienne et Stokholm. »

Et tout ça fonctionne à merveille. Jean Stern décrit la « Semaine de la fierté » de Tel Aviv, et les réponses évasives des touristes gays à ses questions autour des territoires occupés et des Palestiniens : « Oh, je ne sais pas trop, c’est compliqué… » « It’s complicated » est la réponse à toute interrogation qui dépasse le cadre de la rencontre homosexuelle. L’un des ingrédients de la réussite de ce pinkwashing est le recyclage d’une certaine tradition « orientaliste gay » : les fantasmes autour de l’homme arabe. Cela peut paraître paradoxal au premier abord, mais cela ne l’est pas vraiment. En fait, il n’y a plus vraiment d’« homme arabe » disponible, voire docile, aujourd’hui – ceux des pays musulmans comme ceux des banlieues métropolitaines apparaissent comme plutôt dangereux aux yeux des bourgeois gays. Il est bien fini, le joli temps des colonies. Enfin, presque, puisqu’il en survit quelques-unes parmi lesquelles Israël occupe une place de choix… Ce n’est pas la moindre perversité de l’opération que d’utiliser – avec ou sans leur consentement – les jeunes gays juifs sépharades et palestiniens comme appâts sexuels pour les « homonationalistes » CSP+ et CSP++ blancs qui débarquent par charters entiers dans ce pays ou l’armée elle-même donne l’exemple en diffusant des photos de soldats qui déambulent en se tenant tendrement par la main…

Jean Stern rappelle aussi qu’à l’inverse, la même armée d’occupation n’hésite pas une seule seconde à se servir des informations qu’elle peut obtenir sur des homosexuels des territoires occupés : ainsi, l’unité 8200, brigade de surveillance électronique de l’armée, a pour objectif, entre autres, de « repérer des homosexuels et des lesbiennes » dont on pourra faire des collaborateurs en menaçant de dévoiler leur homosexualité à leur famille et à leur entourage – ce qui peut leur coûter la vie.

« Innovation for Life », disiez-vous ?

[1] Ce sont ses propres mots, extraits d’une interview du 20 août 2013 à AdAge.com.

[2] Dit-il à israelvalley.com le 1er juillet 2011.

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In memoriam Colette Guillaumin

In memoriam Colette Guillaumin

Homme blanc, je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour parler de Colette Guillaumin, sociologue féministe dont les travaux sur la race et le genre ont « renvers[é] les perspectives dominantes et boulevers[é] notre compréhension du monde[1] ». Pourtant, son décès n’a pas fait l’objet d’un grand intérêt de la part des médias – lesquels étaient bien trop occupés, en ce 10 mai dernier, à supputer les chances de tel ou tel Philippe, voire Édouard, d’être nommé à Matignon. Pour être juste, précisons cependant que l’on trouve facilement sur Internet des présentations de ses thèses, en particulier depuis la réédition récente[2] de son recueil Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature (textes des années 1978 à 1992 dont la première édition datait de 1992). Il y a bien sûr des recensions de style plutôt académique et néanmoins très intéressantes comme celle de Delphine Naudier et Éric Soriano dans Les Cahiers du genre[3]. Mais il y a aussi des reprises plus « engagées » de son travail, comme celle du site Le Seum Collectif, que j’ai découvert à cette occasion, et qui a consacré une suite de cinq articles (je n’arrive décidément pas à me résoudre à écrire « posts », désolé, je dois être un peu rétro), cinq articles, donc, excellents en ce qu’ils ne se contentent pas d’exposer les thèses de Guillaumin, mais qu’ils les actualisent en les intégrant aux problématiques d’aujourd’hui – sexisme, racisme et intersectionnalités.

Je ne répéterai donc pas ici ce que ces personnes ont dit, et probablement mieux dit que je ne l’aurais fait. Mais il me semble important de donner un aperçu de cette pensée rigoureuse, et si cela donne envie à quelques lectrices ou lecteurs d’en savoir plus, je pense que j’aurai bien fait.

Colette Guillaumin avait soutenu sa thèse à la fin des années 1960, thèse qui fut publiée ensuite sous le titre : L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel et que l’on trouve aujourd’hui en édition de poche (Folio/Gallimard). À l’époque, elle fut une des premières à affirmer que la race n’existe pas, en tout cas pas comme réalité matérielle. La race n’est rien d’autre qu’un rapport social de domination, lui-même issu de ce rapport de domination absolue – Guillaumin emploie le terme d’appropriation – que fut l’esclavage des débuts de la modernité capitaliste. La logique est relativement simple : pour s’approprier d’autres humains, et parce qu’il s’approprie d’autres humains, l’humain propriétaire dénie à ses « propriétés » la qualité d’humain – ou de sujet, si vous préférez. Pourtant, ces « biens » ressemblent fort à des humains – ils en possèdent la forme et aussi l’éminente spécificité : la parole. Mais ils sont esclaves : c’est bien qu’ils sont différents, non ? D’ailleurs cela saute aux yeux : ils sont noirs ! Et hop, passez muscade : ils sont esclaves parce qu’ils sont noirs. Au XIXe siècle, le scientisme impérialiste viendra donner une armature « théorique » à ce constat d’évidence. Le même raisonnement s’applique aux femmes : Colette Guillaumin le nomme « sexage ». C’est l’opération par laquelle la classe entière des femmes est appropriée par les hommes. Silvia Federici a décrit, dans Caliban et la sorcière[4], comment le corps des femmes est devenu propriété des hommes et de l’État – et cela en parallèle avec la colonisation du Nouveau Monde puis l’esclavage et la traite des nègres, qui coïncident avec les grandes chasses aux sorcières en Europe, deux moyens pour le capital en pleine expansion de se procurer du travail gratuit. Comme les Noirs, les femmes sont différentes, n’est-ce pas ? Et c’est parce qu’elles sont femmes, et différentes, qu’elles doivent être soumises aux hommes. C’est naturel. Les rapports sociaux seraient donc établis sur des faits de nature, et non sur l’histoire, les rapports de force, etc. D’ailleurs, les femmes, comme les Noirs, sont des êtres plus proches de la nature, non ? Il est bien connu que le domaine de l’artifice, de la culture, appartient aux hommes, sinon à l’Homme.

Ce qui m’a particulièrement intéressé dans ces textes de Colette Guillaumin, c’est la façon dont elle démonte la mécanique qui produit et reproduit sans cesse ces horreurs, c’est-à-dire le rapport intime qui noue ensemble pratiques et idéologies. La conclusion de l’article « Race et Nature. Système des marques, idée de groupe naturel et rapports sociaux » me semble très claire sur ce point. Elle servira aussi de conclusion à ce qui se veut un modeste hommage à cette belle personne qui « a cherché, inlassablement, à cerner, à théoriser et à déstabiliser les rapports de domination[5]. »

« L’invention de la nature ne peut pas être séparée de la domination et de l’appropriation d’êtres humains. Elle se développe dans ce type précis de relations. Mais l’appropriation qui traite des êtres humains comme des choses et en tire diverses variations idéologiques ne suffit pas en soi à induire l’idée moderne de groupe naturel : après tout Aristote parlait bien de la nature des esclaves, mais ce n’était pas avec la signification que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Le terme nature appliqué à un objet quelconque visait sa destination dans l’ordre du monde ; ordre réglé alors théologiquement. Pour que naisse le sens moderne il y faut un autre élément, un facteur interne à l’objet : celui de déterminisme endogène, qu’introduit le développement scientifique, viendra, en se joignant à la “destination”, former cette idée nouvelle, le “groupe naturel”. Car à partir du XVIIIe siècle, sensiblement on cesse de faire appel à Dieu pour expliquer des phénomènes de la matière et on introduit l’analyse des causes mécaniques dans l’étude des phénomènes, physiques d’abord, vivants ensuite. L’enjeu d’ailleurs était la conception de l’Homme, et le premier matérialisme sera mécaniste au cours de ce même siècle (cf. L’Homme-machine de La Mettrie, 1748).

« Si ce qui est énoncé sous le terme “naturel” est la pure matérialité des objets impliqués, alors rien de moins naturel que les groupes en question qui, précisément, sont constitués PAR un type précis de relation : la relation de pouvoir, relation qui les constitue en choses (à la fois destinés à et mécaniquement orientés), mais bien qui les constitue puisqu’ils n’existent comme choses que dans ce rapport. Ce sont les rapports sociaux où ils sont engagés (l’esclavage, le mariage, le travail immigré…) qui les fabriquent tels à chaque instant ; en dehors de ces rapports ils n’existent pas, ils ne peuvent même pas être imaginés. Ils ne sont pas des données de la nature, mais bien des données naturalisées des rapports sociaux. »

[1] Danielle Juteau (prof de sociologie de l’université de Montréal), Le Monde, 18 mai 2017.

[2] En 2016, par les éditions iXe : grâce leur soit rendue.

[3] Éditions l’Harmattan, lisible en ligne ici. On trouve également sur Internet des textes à propos de la première édition de 1992 : un de la revue Multitudes et un autre de la revue Recherches féministes.

[4] Éditions Entremonde/Senonevero, 2017 (nouvelle édition). On peut lire ce que j’en ai écrit ici.

[5] Danielle Juteau, loc. cit.

 

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Andreas Malm L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital

Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La fabrique éditions, Paris, avril 2017.

L’anthropocène, kesaco ? On sait que les scientifiques s’entendent sur des noms en « cène » pour caractériser les périodes d’évolution de la Terre comme système géologique, climatique et biologique – devrais-je dire « biophysique » ou encore « biochimique » ? depuis environ soixante-six millions d’années. Il y a bien sûr d’autres périodes auparavant, mais ce n’est pas ici notre sujet. Vous serez certainement ravi·e·s d’apprendre, si vous ne le saviez déjà, que nous vivons actuellement l’ère cénozoïque, plus connue par ses qualificatifs « tertiaire » et « quaternaire » (même si ça a l’air encore un peu plus compliqué, vu que les appellations ont évolué…) Cène vient de « nouveau » en grec, d’où vient aussi « zoïque », tiré de zoé – « vie » (on ne doit pas en conclure que cette dernière n’aurait pas existé avant l’ère cénozoïque, puisque l’on date « l’émergence de la vie » sur Terre à environ – 2 800 millions d’années). L’ère cénozoïque est elle-même découpée en époques paléocène, éocène, oligocène (c’est la période paléogène), miocène, pliocène (période néogène), pléistocène et holocène (période quaternaire, je vous avais prévenu·e·s, c’est un peu embrouillé)[1].

Nous vivons donc l’ère du nouveau, même si, vu de notre porte, il nous paraît à peu près aussi nouveau que Macron dans la politique française (pardon, c’est un renvoi). Or donc voici qu’un certain Crutzen, Paul de son prénom et accessoirement Prix Nobel de chimie en 1995, proposa au tournant du siècle vingt de nommer « Anthropocène » notre nouvelle ère géologique et de la dater de l’invention de la machine à vapeur, à la fin du XVIIIe siècle (après J.-C., of course). Selon lui (et la dite « communauté scientifique » qui a semble-t-il largement approuvé ses vues), l’Anthropocène est ce bref instant (à l’échelle géologique) durant lequel anthropos (l’homme, toujours en grec, c’est plus chic) se mêle d’influencer le cours des choses au point qu’on peut le qualifier de « cause géologique ». L’homme donc, ou l’humanité si l’on préfère, porterait ainsi la lourde responsabilité du réchauffement climatique provoqué par son activisme effréné. Andreas Malm trouve ça un peu fort de café. Bien sûr que les émissions de dioxyde de carbone (CO2) ont augmenté de façon exponentielle depuis la révolution industrielle engendrée par ladite machine à vapeur, provoquant la hausse des températures moyennes qui nous inquiète tant (il ne s’agit pas ici de joindre notre voix au chœur des climatosceptiques). Cependant, on pourrait s’interroger, primo, sur la datation exacte du phénomène, si tant est qu’elle soit possible et secundo, sur son ou ses responsables – l’humanité, présentez-moi cette jeune personne, et je vous dirais comment elle s’habille, ce qu’elle fait et quels méfaits elle commet.

Datation : pourquoi ne parle-t-on pas plus du refroidissement du climat terrestre intervenu aux alentours de l’an de grâce 1610 ? Et du fait qu’un siècle auparavant, en 1492, l’homme – mais un homme particulier, pas l’humanité – « découvrait » l’Amérique ? Cet homme à la peau claire apportait la civilisation et ses microbes (dont beaucoup s’étaient développés à la faveur de l’élevage d’animaux domestiques alors inconnus dans le Nouveau Monde). Par le fer et par le feu, mais aussi et surtout par ses germes contre lesquels les « naturels » (ainsi les nommait-on parfois) étaient sans défense, l’homme blanc extermina 90 % des êtres humains des Amériques (les historiens parlent de cent millions de personnes dans les mondes précolombiens !). Ce qui entraîna une diminution énorme des émissions de dioxyde de carbone[2], puisque la plupart des foyers avaient disparu, et une tout aussi énorme « afforestation » (expansion de la forêt).

Responsables ou : à qui profite le crime ? Puisqu’aussi bien il semble s’établir un consensus autour du phénomène de la révolution industrielle comme cause essentielle du réchauffement climatique, on doit s’interroger sur les acteurs de cette révolution. Étaient-ce « les hommes », au sens de « l’humanité » ? À l’évidence non ! Qui ça, alors ? Eh bien, presque les mêmes que ceux qui avaient provoqué le refroidissement de 1610. Andreas Malm accuse plus précisément les sujets du Royaume-Uni et, plus précisément encore, les premiers capitalistes industriels. Le chapitre II de son livre est intitulé : « Les origines du capital fossile : le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique ». Je dois dire que c’est le chapitre qui m’a le plus intéressé, et même passionné. En effet, il y démontre très clairement pourquoi et comment les fabricants de coton ont abandonné l’énergie hydraulique pour celle du charbon. Ce qui, à première vue, tient de l’énigme car l’énergie des cours d’eau, déjà fort bien maîtrisée techniquement à la fin du XVIIIe siècle, était abondante et beaucoup moins coûteuse que le charbon dont sont voraces les machines à vapeur. D’ailleurs, ces dernières ont mis du temps à s’imposer : entre la première installation de l’une d’entre elles chez les frères Robinson en 1786 et le « véritable triomphe de la vapeur » dans l’industrie cotonnière se sont écoulées une quarantaine d’années. Cependant la véritable question n’est pas de savoir pourquoi la nouvelle technologie a mis tant de temps à s’implanter – mais bien pourquoi elle a été adoptée par les fabricants, sachant que la différence très importante de prix entre le charbon et l’eau n’avait pas disparu. Malm cite à cet égard suffisamment d’historiens contemporains et de sources de l’époque pour qu’aucun doute ne subsiste : « […] l’eau était abondante, au moins aussi puissante et franchement plus économique » (p. 90, c’est lui qui souligne). La réponse est simple. John Farey, auteur en 1827 d’un traité sur les machines à vapeur à l’usage des industriels, la donnait sans détour : « les chutes d’eau naturelles se trouvent principalement dans les rivières à la campagne ; mais les machines à vapeur peuvent être placées dans le centre de villes populeuses, où l’on peut se procurer facilement des travailleurs. […] Dans la mesure où toutes les manufactures de cette nature exigent de nombreux travailleurs, il y a plus d’avantages à ce qu’elles fonctionnent à la vapeur dans les villes populeuses qu’à l’eau à la campagne. » Autrement dit, commente Andreas Malm, « l’avantage de la vapeur tenait à sa parfaite adéquation, non pas à la production d’énergie en soi, mais à l’exploitation de la main-d’œuvre » (p. 92-93). Il cite ensuite des textes de contemporains qui, tout en reconnaissant le faible coût de l’énergie hydraulique, déplorent le fait qu’à la campagne, on ne trouve pas « une population formée aux habitudes industrieuses ». Ce qui est un euphémisme pour dire : des ouvriers suffisamment dociles et disciplinés. Ainsi, par exemple, « pour les Greg, propriétaires de Quarry Bank et de deux autres filatures hydrauliques dans le Lancashire, les problèmes étaient […] la pénurie de main-d’œuvre et les syndicats [qui] concouraient à provoquer “une difficulté à obtenir des travailleurs, et à des salaires extravagants, dans ces comtés du Nord”. S’ils développaient leurs filatures, il y avait un risque évident que “toute demande de main-d’œuvre ne renforce encore les syndicats, l’ivrognerie et les hauts salaires” ». C’est pourquoi la compagnie des Greg acheta en 1826 « deux usines dans les villes de Lancaster et de Bury, toutes deux alimentées à la vapeur », vers lesquelles furent dirigés désormais l’essentiel des investissements. Elles présentaient « un avantage décisif : elles disposaient d’un réservoir local de force de travail » (p. 100-101).

Ce passage à la vapeur entraîna une conséquence très importante : « Pour la première fois dans l’histoire, le convertisseur et la source d’énergie mécanique – la machine et la mine – étaient dissociés dans l’espace. » (p. 104) Ainsi le capital commença-t-il à transformer radicalement l’espace : d’une part en spécialisant certains lieux (les mines), d’autre part en délocalisant la production là où la main-d’œuvre était la moins chère et la plus docile, entraînant ainsi les territoires dans son mouvement d’abstraction généralisée. Mais le temps également fut affecté par ce même mouvement. Dans le cas de l’industrie cotonnière, l’un des défauts de l’énergie hydraulique était son irrégularité : il arrivait que trop de débit du cours d’eau, ou à l’inverse pas assez, ralentisse le travail, voire mette l’usine à l’arrêt pour quelques jours. « Tant que les moulins satisfaisaient un marché local pour le maïs, le lin, la soie ou tout autre produit, un jour avec trop ou pas assez d’eau dans la rivière était “une source de désagrément mais rien de plus sérieux” : les gens se consacraient à d’autres tâches pendant un moment. Les filatures de coton du début du XIXe siècle fonctionnaient selon d’autres principes. Elles étaient tournées vers des marchés mondiaux, conçues pour maximiser le rendement, construites avec le profit comme seule raison d’être – et les journées de travail devaient donc être longues. » (p. 106) C’est pourquoi les patrons exigeaient des ouvriers qu’ils « rattrapent » les heures perdues dès lors que la situation était revenue à la normale. Or la norme de base des horaires de l’époque était de douze heures : on voit que l’allongement des journées de travail devenait rapidement insupportable. Et c’est précisément contre ces durées de travail insupportables que se mobilisaient les ouvriers, dont la revendication centrale était la journée de travail de dix heures. Le passage à la vapeur permit aux capitalistes de surmonter cette difficulté : d’une part, le temps de travail était désormais toujours le même, il n’était plus perturbé par la météo plus ou moins capricieuse. D’autre part, avec les machines à vapeur, il était possible d’accélérer le rythme de la production – et l’on ne s’en priva pas.

C’est ainsi que le charbon, déjà utilisé pour chauffer les foyers citadins, devint « la source et le fondement de notre prospérité industrielle et commerciale », dixit un observateur de l’époque. Un autre renchérissait en 1866 : « En vérité le charbon n’est pas à côté mais au-dessus de toutes les autres marchandises. C’est l’énergie matérielle du pays – l’assistant universel – le facteur de tout ce que nous faisons. » Ainsi, commente Malm, « les rails étaient posés pour le réchauffement climatique » (p. 116).

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce livre, et même sur son deuxième chapitre dont je n’ai donné qu’un aperçu : Andreas Malm nous y propose ensuite une théorie du capital fossile par laquelle il tente de démontrer que capital et combustibles fossiles sont indissociables. Je ne sais pas s’il faut le suivre jusque-là, même si sa démonstration est fort séduisante. Mais on peut au moins partager certaines de ses conclusions. Ferraillant contre les explications plus ou moins « naturalistes » de la crise écologique en cours, il nous propose de « repenser radicalement les forces à l’origine de la destruction écologique actuelle. Il ne faudrait pas les voir, poursuit-il, comme des aspirations archaïques de l’espèce humaine, comme une éternelle ambition de croissance se heurtant aux murs de la rareté et les dépassant en substituant les biens abondants aux biens rares : un processus universel se déroulant comme une réaction à des contraintes spécifiques. Le contraire semble plus juste. Le capital est un processus spécifique qui se déroule comme une appropriation universelle des ressources biophysiques, car le capital lui-même a une soif unique, inapaisable, de survaleur tirée du travail humain au moyen des substrats matériels. Le capital, pourrait-on dire, est supra-écologique, un omnivore biophysique avec son ADN social bien à lui » (p 137).

J’en conclus il vaudrait peut-être mieux parler de capitalocène plutôt que d’anthropocène ; et que je recommande la lecture de ce livre dont, encore une fois, je suis loin d’avoir proposé un compte rendu exhaustif.

[1] J’ai trouvé tout ça dans Wikipédia.

[2] « Dans un article de Nature, Simon L. Lewis et Mark A. Maslin proposent de faire remonter le début de l’Anthropocène à 1610, une chute brutale de la concentration de CO2 pouvant être observée dans les carottes de glace de cette année-là. Ils y voient une conséquence du dépeuplement des Amériques post-colombiennes […] » (Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire, p. 47.)

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Alain Gresh & Hélène Aldeguer : Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française

Alain Gresh & Hélène Aldeguer

Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française. Éditions La Découverte, Paris 2017.

« La sécurité d’Israël est pour nous un principe intangible, de même que la légitimité de l’État palestinien. Nous devrons rechercher les conditions d’une paix juste et durable, qui permette aux deux États de coexister en sécurité. » Ceci est extrait du programme du candidat à la présidence de la république Emmanuel Macron, rubrique « International[1] ». On voit que dans ce domaine comme ailleurs, il n’innovait pas vraiment. Maintenant qu’il est élu, on peut donc prédire sans trop se hasarder qu’il va poursuivre la politique de son prédécesseur François Hollande, auquel nous devons le titre de cet essai en bande dessinée : Un chant d’amour, expression qui détonne dans la bouche d’un dirigeant que nous avons connu moins lyrique – plutôt prosaïque, voire « normal ». C’est pourtant bien lui qui déclara, le 17 novembre 2013 à Jérusalem, portant un toast au terme d’un dîner chez Benyamin Netanyaou, Premier ministre d’Israël : « Pour l’amitié entre Benyamin et moi-même, pour Israël et pour la France, même en chantant aussi mal que je chante [il venait de refuser de pousser la chansonnette après qu’une artiste locale avait interprété la chanson de Mike Brant « Laisse moi t‘aimer »] – car je chante mal –, j’aurais toujours trouvé un chant d’amour – d’amour pour Israël et ses dirigeants. »

Ce livre s’intéresse donc à l’« histoire française » qui a conduit à cette scène touchante, c’est-à-dire à un demi-siècle de relations franco-israéliennes, soit depuis la guerre israélo-arabe de juin 1967. Les textes sont d’Alain Gresh, qui a suivi le sujet pour Le Monde diplomatique pendant une trentaine d’années, et dont on peut aujourd’hui retrouver les analyses toujours acérées sur les sites Orient XXI[2] et Contre-attaque(s)[3]. Ils sont accompagnés par les dessins plutôt percutants et sans fioritures inutiles d’Hélène Aldeguer. Disons-le tout de suite : la principale qualité du livre, à nos yeux, est d’exposer clairement et précisément une histoire réputée complexe et difficile à comprendre. Pour autant, il ne prend pas ses lecteurs pour des béotiens et n’ennuiera pas les personnes déjà bien au fait du sujet. Précisons aussi que tous les dialogues et personnages représentés sont authentiques – il ne s’agit pas d’une réinterprétation sous forme de fiction. Par ailleurs, le titre ne ment pas quant au contenu de l’ouvrage : si vous cherchez un brûlot propalestinien ou, à l’inverse, une histoire édifiante d’Israël, il vous faudra trouver d’autres sources. Le propos, ici, est de retracer le plus sobrement possible les actes et paroles des dirigeants français vis-à-vis de l’État d’Israël. Rien de très spectaculaire, en somme. La palette des couleurs – noirs, rouges, bleus, sauf sur la première de couverture où apparaît aussi la bande verte du drapeau palestinien – concourt elle aussi à cette sobriété du récit. Sobriété ne signifie pas neutralité. La simple recension des dires et des faits est accablante pour l’État israélien, dont on voit bien se dessiner au fil des années la stratégie d’anéantissement de toute capacité politique palestinienne, mais elle ne flatte guère non plus les dirigeants français qui n’ont jamais vraiment pu, su ou voulu, selon les cas, imposer quoi que ce soit à leurs homologues israéliens. Il y eut bien sûr des désaccords, et même un certain froid lorsque De Gaulle haussa le ton contre ce « peuple sûr de lui et dominateur » mais, dans l’ensemble, jamais la France n’a représenté un obstacle sérieux au rouleau compresseur de la colonisation israélienne.

Rien de nouveau sous le soleil, nous dira-t-on. Certes. Reste que la lecture de ce livre est intéressante – en tout cas, elle m’a intéressé – à plusieurs titres. D’abord, comme pense-bête, ou guide-âne si vous préférez : cette BD remplace avantageusement un Que sais-je ? ou un article détaillé sur la question. Rien n’y est inventé et, de plus, le format généreux de l’objet a permis d’y inclure des cartes, également dessinées par Hélène Aldeguer, tout à fait éclairantes. Ensuite, comme source de réflexion sur ce que c’est que la realpolitik, et accessoirement sur les personnages qui croient la manipuler à leur guise. Enfin, comme une histoire de l’opinion (et de ses « faiseurs ») française sur Israël. J’ai particulièrement remarqué le cas de Jean-Paul Sartre qui, à l’instar de la plupart des intellectuels de l’époque, prend position pour Israël au moment de la guerre de 1967, saluant sa « volonté de paix » et son « sang-froid », ce qui lui vaudra, bien longtemps après, d’être fusillé symboliquement par Houria Bouteldja dans son livre Les Blancs, les juifs et nous. Cette dernière n’a pas relevé la réaction du même Jean-Paul Sartre face à l’attaque de Septembre noir contre la délégation israélienne aux Jeux olympiques de Munich en 1972 : « Les Palestiniens n’ont pas d’autre choix, faute de défenseurs, que le recours au terrorisme. L’acte de terreur commis à Munich se justifie à deux niveaux : d’abord parce que tous les athlètes israéliens aux JO étaient des soldats et ensuite parce qu’il s’agissait d’une action destinée à obtenir un échange de prisonniers. »

Ce livre nous donne encore à (re)découvrir bien d’autres péripéties de cette histoire dont nous ne sommes pas près de voir le bout, hélas. Il se lit assez vite, mais on le gardera à portée de main pour vérifier telle ou telle date, telle ou telle information, ce qui nous évitera de nous faire embobiner par les « informations » dont veulent bien nous gratifier les médias mainstream. À propos de ces derniers, et pour finir par où nous avons commencé, on dit (Aude Lancelin[4], pour ne pas la nommer) que le candidat d’« En Marche ! » aurait été « entièrement fabriqué par des médias entre les mains du capital » tel le groupe Altice-SFR, propriétaire – entre autres – de BFM TV, Libération, L’Express… Aude Lancelin, vénère depuis qu’elle a été virée de L’Obs pour cause de relations gauchisantes, a tendance à cracher dans la soupe : « Avec le groupe de Patrick Drahi[5], disait-elle ainsi en parlant de l’encore candidat, c’est carrément la love story à ciel ouvert, même si en période électorale les pudeurs de carmélite s’imposent. Ainsi le Directeur général de BFM TV est-il régulièrement obligé de se défendre de faire une “Télé Macron”, sans convaincre grand monde, tant les affinités électives sont en effet avérées entre le candidat à la présidence et l’entité Altice-SFR Presse. Lorsque Martin Bouygues et Patrick Drahi s’affronteront pour le rachat du groupe SFR, c’est Macron lui-même, alors secrétaire général de l’Élysée, qui jouera un rôle décisif en faveur de ce dernier. Et en retour, lorsque celui-ci décidera de se lancer dans la course à la présidentielle fin 2016, on ne tardera pas à voir rejoindre son équipe comme conseiller aux affaires économiques l’ancien banquier Bernard Mourad, hier encore directeur d’Altice Media Group, à savoir SFR Presse. » Tout cela n’a rien à voir avec Un chant d’amour, me direz-vous. Il est vrai qu’Alain Gresh et Hélène Aldeguer n’y parlent pas d’Emmanuel Macron. Cependant, comme nous le disions au début de cette note, on peut parier que sa politique ne dérogera guère à celle de ces prédécesseurs.

[1] https://en-marche.fr/emmanuel-macron/le-programme/international Consulté le 8 mai 2017.

[2] http://orientxxi.info/

[3] http://contre-attaques.org/

[4] « Emmanuel Macron, un putsch du CAC 40 », post du 20 avril 2017 sur Le feu à la plaine, le blog d’Aude Lancelin.

[5] Patrick Drahi est un homme d’affaires franco-israélien, président-fondateur du consortium luxembourgeois Altice, une multinationale spécialisée dans les télécoms et réseaux cablés cotée à la bourse d’Amsterdam.

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Chambord

Curieusement, je n’avais pas encore évoqué ici le précieux Paul-Louis Courier. Je dis précieux non pas au sens de ridicule, mais bien aux sens de « rare » et « recherché ». En effet, notre histoire littéraire n’abonde guère en pamphlets, et encore moins en fulminations aussi élégantes que celles de Paul-Louis, vigneron de La Chavonnière, à Véretz, Indre-et-Loire. Il arrive parfois que ces proses incisives, et qui datent de presque deux siècles, s’appliquent, merveille ! à notre actualité contemporaine pourtant si… prosaïque. Ainsi avons-nous appris ces derniers jours que les ministres de l’agriculture de l’Union européenne, penchés sur le triste sort de celles et ceux qu’on n’ose plus appeler paysans tant leur activité tient désormais du travail à la chaîne, avaient décidé de se réunir afin de discuter une énième fois prix, subventions, compensations, quotas – bref de ce qui, à l’évidence, constitue le quotidien des campagnes contemporaines.

Or donc, voici que cet aréopage n’a rien trouvé de mieux, comme cadre de ses cogitations (on a failli écrire : « agitations », tant ce genre de réunion semble ne servir à rien d’autre qu’à gesticuler – enfin, à faire de la com’, selon le langage en vigueur), que… le château de Chambord ! Si. Vous avez bien lu. « C’est d’une arrogance et d’une stupidité sans nom », a commenté un représentant de la Coordination rurale, en quoi, une fois n’est pas coutume, nous ne lui donnerons pas tort. Les bras nous en tombent, comme ils tombèrent à Paul-Louis lorsqu’en pleine Restauration, un courtisan plus zélé que les autres eut l’idée brillante d’acheter ce même château de Chambord, alors en vente suite à quelques embardées politiques qu’avait connues la France depuis 1789. Oui mais l’acheter pourquoi ? Eh bien, tout simplement pour l’offrir en bienvenue au petit duc de Bordeaux[1] qui venait, peuchère, de se donner la peine de naître, prince héritier de la couronne dont la Providence gratifiait le royaume. Oui mais l’acheter avec quel argent ? Eh bien, avec celui de ses dévoués sujets, pardi ! Et de lancer une souscription à laquelle pouvaient contribuer particuliers et – c’est ici que le bât blessa Paul-Louis Courier – les communes ! À quelque chose malheur est bon : cette souscription « d’une arrogance et d’une stupidité sans nom », du moins aux yeux de quelques rebelles comme Paul-Louis, nous valut l’un de ses meilleurs pamphlets : le « Simple discours[2] », adressé au conseil municipal de la commune de Véretz.

En voici le début :

« Si nous avions de l’argent à n’en savoir que faire, toutes nos dettes payées, nos chemins réparés, nos pauvres soulagés, notre église d’abord (car Dieu passe avant tout) pavée, couverte et vitrée, s’il nous restait quelque somme à pouvoir dépenser hors de cette commune, je crois, mes amis, qu’il faudrait contribuer, avec nos voisins, à refaire le pont Saint-Avertin, qui, nous abrégeant d’une grande lieue le transport d’ici à Tours, par le prompt débit de nos denrées, augmenterait le prix et le produit des terres dans tous ces environs ; c’est là, je crois, le meilleur emploi à faire de notre superflu, lorsque nous en aurons. Mais d’acheter Chambord pour le duc de Bordeaux, je n’en suis pas d’avis, et ne le voudrais pas quand nous aurions de quoi, l’affaire étant, selon moi, mauvaise pour lui, pour nous et pour Chambord. Vous allez comprendre, j’espère, si vous m’écoutez ; il est fête, et nous avons le temps de causer. »

C’est beau, n’est-ce pas ? Je me réjouis toujours de relire Paul-Louis. J’espère que vous aussi. Si c’est le cas, vous apprécierez aussi le passage qui suit, dont il suffirait de modifier quelques éléments de contexte pour croire qu’il s’adresse à nos petits marquis d’aujourd’hui :

« […] Revenant à l’idée d’acheter Chambord, avouons-le, ce n’est pas nous, pauvres gens de village, que le Ciel favorise de ces inspirations ; mais qu’importe, après tout ? Un homme s’est rencontré dans les hautes classes de la société, doué d’assez d’esprit pour avoir cette heureuse idée ; que ce soit un courtisan fidèle, jadis pensionnaire de Fouché, ou un gentilhomme de Bonaparte employé à la garde-robe, c’est la même chose pour nous qui n’y saurions avoir jamais d’autre mérite que celui de payer. Laissons aux gens de cour, en fait de flatterie, l’honneur des inventions, et nous, exécutons ; les frais seuls nous regardent ; il saura bien se nommer, l’auteur de celle-ci, demander son brevet ; et nous suffise à nous, habitants de Véretz, qu’il ne soit pas du pays. »

Difficile de s’arrêter, non ? Voyez plutôt :

« J[e] vois plus d’un mal [à l’acquisition de Chambord], dont le moindre n’est pas le voisinage de la cour. La cour, à six lieues de nous, ne me plaît point. Rendons aux grands ce qui leur est dû ; mais tenons-nous-en loin le plus que nous pourrons, et, ne nous approchant jamais d’eux, tâchons qu’ils ne s’approchent point de nous, parce qu’ils peuvent nous faire du mal, et ne nous sauraient faire de bien. À la cour tout est grand, jusqu’aux marmitons. Ce ne sont là que grands officiers, grands seigneurs, grands propriétaires. Ces gens, qui ne peuvent souffrir qu’on dise mon champ, ma maison ; qui veulent que tout soit terre, parc, château, et tout le monde seigneurs ou laquais, ou mendiants ; ces gens ne sont pas tous à la cour. Nous en avons ici, et même c’est de ceux-là qu’on fait nos députés ; à la cour il n’y en a point d’autres. Vous savez de quel air ils nous traitent, et le bon voisinage que c’est. Jeunes, ils chassent à travers nos blés avec leurs chiens et leurs chevaux, ouvrent nos haies, gâtent nos fossés, nous font mille maux, mille sottises ; et plaignez-vous un peu, adressez-vous au maire, ayez recours, pour voir, aux juges, au préfet, puis vous m’en direz des nouvelles quand vous serez sorti de prison. Vieux, c’est encore pis ; ils nous plaident, nous dépouillent, nous ruinent juridiquement, par arrêt de messieurs qui dînent avec eux, honnêtes gens comme eux, incapables de manger viande le vendredi ou de manquer la messe le dimanche ; qui, leur adjugeant votre bien, pensent faire œuvre méritoire et recomposer l’ancien régime. Or, dites, si un seul près de vous de ces honnêtes éligibles suffit pour vous faire enrager et souvent quitter le pays, que sera-ce d’une cour à Chambord, lorsque vous aurez là tous les grands réunis autour d’un plus grand qu’eux ? Croyez-moi, mes amis, quelque part que vous alliez, quelque affaire que vous ayez, ne passez point par là ; détournez-vous plutôt, prenez un autre chemin, car en marchant, s’il vous arrive d’éveiller un lièvre, je vous plains. Voilà les gardes qui accourent. Chez les princes, tout est gardé ; autour d’eux, au loin et au large, rien ne dort qu’au bruit des tambours et à l’ombre des baïonnettes ; vedettes, sentinelles, observent, font le guet ; infanterie, cavalerie, artillerie en bataille, rondes, patrouilles, jour et nuit ; armée terrible à tout ce qui n’est pas étranger. Le voilà : qui vive ? Wellington[3], ou bien laissez-vous prendre et mener en prison. Heureux si on ne trouve dans vos poches un pétard ! Ce sont là, mes amis, quelques inconvénients du voisinage des grands. Y passer est fâcheux, y demeurer est impossible, à qui du moins ne veut être ni valet ni mendiant. »

Si vous avez poursuivi votre lecture jusqu’ici, c’est peut-être que vous avez aimé le style incomparable de Paul-Louis ? Si oui, vous pouvez les retrouver, ses textes et lui, sur le site : Paul-Louis Courier, épistolier, pamphlétaire, helléniste[4]. Pour qui ne goûte pas les écrans, ou pas trop longtemps, il existe aussi une édition des œuvres complètes dans La Pléiade – ce n’est pas la seule, mais c’est la seule que je connais : c’est un des livres que j’ai plaisir à relire.

[1] Pourquoi duc de Bordeaux ? Ce titre lui fut octroyé dès sa naissance par son grand-oncle Louis XVIII, alors roi de France, car la ville de Bordeaux avait été la première à se rallier aux Bourbons en 1814. Ces Girondins, décidément… Le duc fut par la suite plus connu sous le nom de comte de Chambord, grâce à certaine souscription, avant d’être désigné, sous le nom d’Henri V, prétendant au trône de France jusqu’à sa mort en 1883.

[2] Titre complet : Simple discours de Paul-Louis, vigneron de La Chavonnière, aux membres du conseil de la commune de Véretz, département d’Indre-et-Loire, à l’occasion d’une souscription proposée par S. E. le ministre de l’Intérieur pour l’acquisition de Chambord (1821).

[3] Allusion au vainqueur de Waterloo, donc ennemi de la France, que laisserait passer la garde du roi, revenu « dans les fourgons de l’étranger ».

[4] Adresse : http://paullouiscourier.fr/

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Nastassja Martin : Les Âmes sauvages

Nastassja Martin, Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska. Éditions La Découverte, Paris, 2016.

Voici déjà quelque temps qu’un livre ne m’avait pas charmé à ce point – j’emploie le mot « charme » à dessein, car l’auteur a su capter, me semble-t-il, l’esprit des techniques déployées par les chasseurs Gwich’in afin de séduire leurs proies : il faut savoir se transformer, se grimer à l’image de l’autre afin de le charmer, de l’attirer. Bien sûr, en tant que lecteur, je ne suis pas un gibier que l’on va mettre à mort puis manger. Mais je dois être appâté, en quelque sorte, par une façon singulière, une congruence entre l’objet et la manière de le travailler… J’avais déjà rencontré cela chez une autre anthropologue, Barbara Glowczewski, qui a écrit sur – et avec – les Aborigènes d’Australie[1]. J’avoue que par l’une de ces dispositions assez mystérieuses qui nous font tels que nous sommes, je suis plus attiré par les histoires des gens du Grand Nord que par celles des habitants de régions brûlées par le soleil. Lectures juvéniles de Jack London ? Allez savoir. Quoi qu’il en soit, la situation du récit[2] de Nastassja Martin ne pouvait que m’attirer : « Fort Yukon, Alaska. Gwichayaa zhee, en gwich’in. Treize kilomètres au nord du cercle arctique […] Un village qui ressemble à une île en ruine après la guerre dans un océan d’épineux. C’est un soir d’hiver glacial[3] lorsque j’y atterris pour la première fois. De part et d’autre de la piste, je vois des maisons de bois délabrées aux carreaux poussiéreux, opaques, brisés ; des chiens qui hurlent et s’agitent au bout de leurs chaînes rouillées, des niches renversées. Au milieu des arbres, quelques bulldozers et excavateurs s’érodent lentement. On entend en arrière-fond le bruit du générateur à pétrole qui alimente le village en électricité. C’est donc là que vivent ces gens, les Gwich’in, ces chasseurs que je me suis proposé d’étudier. » Pas plus que sa collègue en Australie avant elle, l’anthropologue ne s’est laissée rebuter par les premières images de déréliction perçues par l’étranger qui débarque : quoi, ce sont là ces « indigènes » que l’on avait imaginés sauvages, le regard fier sous leurs parures de plumes d’aigle ? « Bullshits pour down river Indians », dit un vieux gwich’in à Nastassja. Il veut parler d’une certaine image folklorique projetée par les Blancs, afin de les neutraliser, sur « ceux d’en bas » (les Indiens de l’aval – le pays gwich’in étant situé sur de hautes terres), ou ceux des « Lower 48 » (les autres États américains). Il se montre injuste en mettant tous les autres Indiens dans le même sac (même s’il en est qui collaborent à leur propre neutralisation), d’autant plus que, ce faisant, il passe sous silence le fait que certains Gwich’in jouent aussi ce jeu-là… Décidément, il faut abandonner les clichés simplistes. Et cela nécessite un « démêlage », comme dit l’auteur : avant de plonger « En pays Gwich’in » (c’est le titre de la troisième partie du livre), il faudra donc en passer par un état des lieux aujourd’hui : « Incendies en Alaska. La nature en question » (première partie) puis une tentative d’explication historique de ce qui paraît à première vue un désastre : « Renouer le jadis » (deuxième partie).

« Ce qui paraît à première vue », ai-je écrit. Un désastre, c’en est un, effectivement. Mais Nastassja Martin qui, manifestement, n’a pas froid aux yeux, n’a pas voulu s’en tenir à cette « première vue » – et son livre montre que les Gwich’in ne sont pas seulement un peuple en voie de disparition, dont les colonisateurs auraient complètement détruit le monde et l’arrière-monde…

Il est vrai cependant que leur monde est bouleversé – l’anthropologue convoque pour décrire ce qui se passe la notion de « brutalisation », mise en avant par l’historien George Mosse à propos de l’Europe de l’entre-deux-guerres[4]. Ainsi, ces dernières années, la débâcle printanière des fleuves et des rivières s’est produite plus tôt et plus brusquement qu’auparavant, probablement à cause du réchauffement climatique. Conjuguée avec la fonte du pergélisol[5] des berges, elle a emporté des maisons construites près des cours d’eau. Cette fonte du pergélisol a également provoqué l’assèchement des tourbières et des sols, transformant la forêt en une quasi-boîte d’allumettes. Des insectes xylophages, profitant d’hivers plus cléments, se sont multipliés et ont tué des centaines ou des milliers d’arbres, produisant ainsi du bois mort sur pied prêt à s’enflammer. « Au cours de cet été-là, celui de mon deuxième séjour, dit Nastassja Martin, les feux dans le nord de l’Alaska n’ont pas discontinué jusqu’à la fin août. Une épaisse fumée planait au-dessus de la forêt et, certains jours, il était même impossible de distinguer l’autre rive de la rivière Yukon. » Le réchauffement climatique entraîne aussi des modifications du comportement des animaux migrateurs chassés par les Gwich’in, jusqu’à la disparition de certaines espèces et l’apparition d’autres, inconnues jusque-là dans la région – ainsi par exemple des pumas, venant du sud, et des ours polaires fuyant la fonte de la banquise… Les saumons, désorientés par la grande quantité de minéraux charriés par les fleuves et les rivières suite, encore, à la fonte du pergélisol, ne remontent plus certains cours d’eau où ils avaient leurs habitudes – et cela, sans parler du fait qu’ils sont décimés par la pêche industrielle en mer de Béring, devant les embouchures de ces mêmes fleuves. Bientôt apparaîtront même de nouvelles créatures, puisque l’administration américaine vient d’autoriser la commercialisation de saumons transgéniques. Ils seront élevés en pisciculture, mais chacun sait que de telles exploitations, surdimensionnées, laissent toujours échapper des individus, lesquels ne tarderont pas à se croiser avec des saumons sauvages…

Ainsi s’absente un monde : « L’identification à certains éléments du monde devenant impossible, l’homme gwich’in en devient subséquemment incompréhensible pour lui-même, amputé des relations fondatrices qui l’habitaient auparavant. » L’anthropologue va jusqu’à dire que les Gwich’in se retrouvent « vides de monde ». On ne s’étonnera pas, ensuite, d’une certaine dépression qui se traduit, entre autres, par de très forts taux d’alcoolisme et de suicides.

Un des événements qui n’ont rien arrangé pour les Gwich’in et les autres peuples de la région fut la découverte de gisements pétroliers vers la fin des années 1960. Habilement, le gouvernement des États-Unis associa les indigènes à l’extraction en fondant des « corporations » dont ils sont actionnaires sur tous les territoires qu’ils occupent. D’autre part, ce productivisme s’accompagna d’une forte pression « conservationniste », l’Alaska étant fantasmé par les citadins américains comme leur plus vaste réserve de wilderness, c’est-à-dire de nature sauvage, inviolée, pure, authentique, etc. : le gouvernement fédéral est directement propriétaire en Alaska des plus grands parcs nationaux de l’Union. Les Gwich’in se sont ainsi retrouvés piégés entre deux aspects contradictoires de l’impérialisme blanc, d’un côté l’extractionnisme à tout prix, qui vise le profit immédiat, et auquel on a voulu associer les Indiens via les dividendes des corporations, de l’autre la « protection » d’une très grande partie des territoires qui étaient auparavant leurs propres territoires de chasse.

Dans la deuxième partie de son livre, consacrée à un rappel historique du procès de colonisation de la région subarctique, Nastassja Martin montre très bien comment s’est nouée cette crise depuis la fin du xixe siècle. Comme dans la plupart des procès de colonisation partout dans le monde, un corps d’avant-garde a précédé l’arrivée massive des Blancs : celui des missionnaires. Ils se sont évertués à convertir les Indiens, en commençant la plupart du temps par les chamans, qu’ils transformaient en pasteurs, à la faveur de circonstances aussi extraordinaires qu’effrayantes : celles des épidémies qui les suivaient comme leur ombre. En effet, ici comme dans bien d’autres régions du monde, les premiers contacts avec les Blancs entraînèrent la contamination des autochtones par des virus jusque-là absents de ces contrées, et contre lesquels leurs corps n’avaient pu développer aucune défense immunitaire. On estime que la moitié d’entre eux en moururent. (La moitié ! Il faudrait probablement s’arrêter, marquer une pause, tenter, même si c’est impossible, de réaliser ce que signifient ces deux petits mots anodins : « la moitié »). Les chamans, qui détenaient traditionnellement le pouvoir de guérir, étaient impuissants. Les seuls qui pouvaient – parfois – faire quelque chose étaient les pasteurs, qui avaient apporté à la fois la rougeole, la grippe, les oreillons, la rubéole et la variole et leurs remèdes, quand il y en avait. Les premiers bâtiments qu’ils construisirent, à part des temples et des églises, furent d’ailleurs des dispensaires et des hospices. Ils recrutèrent aussi de nombreux orphelins pour en faire des ministres de la foi.

Imposer leur religion supposait aussi que les pasteurs anéantissent – ou s’efforçassent d’anéantir jusqu’au souvenir de toute culture indigène. Les Gwich’in s’étaient donné jusque-là des noms qui parlaient de relations au milieu, de manières d’être singulières, comme : Deerya’Ch’oo’aa, « Laissez le corbeau manger », Eejiighwaa, « Où est la meute ? [de loups] » ou Neezhuu, « Poisson qui a déjà pondu ses œufs ». De plus, ces noms changeaient plusieurs fois au cours d’une vie selon les circonstances, les événements ou tel ou tel comportement d’une personne. Les pasteurs les baptisèrent de noms bibliques, solides et immuables – Paul, Simon, Marie ou Joseph. Dans ce domaine comme dans tous les autres, il s’agissait d’« humaniser » les Indiens, en les dotant d’identités stables, en les « sauvant » du monde fluctuant habité par les esprits auquel les avaient habitués leurs déplorables mœurs de chasseurs-cueilleurs semi-nomades…

Aujourd’hui encore se font sentir ces efforts de « stabilisation », de « rationalisation » (on parle de « développement durable », ou « soutenable »), menés par des Américains (plutôt blancs et citadins) débordant de bonne volonté afin d’assurer un meilleur niveau de vie aux Gwich’in, lesquels, il faut bien le reconnaître, n’ont guère profité du « développement » économique de l’Alaska (ceci étant évidemment un euphémisme : non seulement ils n’en ont pas profité, mais il s’est fait contre eux et leur monde, comme l’arrivée des Blancs s’était traduite par la mort de la moitié d’entre eux…) Ce qui donne lieu, parfois, à des scènes plutôt cocasses – ou consternantes, c’est selon : ainsi, Nastassja Martin a-t-elle assisté dans les locaux du conseil tribal à une réunion durant laquelle « une biologiste généticienne spécialisée dans la culture de pommes de terre en milieux hostiles, accompagnée d’un anthropologue travaillant sur l’évolution des systèmes d’alimentation dans tout le subarctique alaskien […] étaient venus […] dans le but de promouvoir l’agriculture à Fort Yukon, et plus particulièrement la culture de pommes de terre […] » Ce qui partait d’un bon sentiment : assurer une autosuffisance alimentaire aux villageois, y compris pendant les quatre mois d’hiver durant lesquels les Gwich’in, qui se nourrissent principalement des produits de la chasse et de la pêche, sont victimes de la disette… « Pourtant, ce jour-là, les membres du conseil tribal affichent des regards navrés en contemplant les tubercules aux formes et aux couleurs variées étalés devant eux. Certains membres du conseil sortent furtivement de la salle, d’autres semblent scruter de plus en plus attentivement le parquet délabré qui recouvre le sol. […] Comment se positionner face à l’exhortation de cette femme à planter des pommes de terre rouges ? Comment lui dire l’indifférence ? Comment ne pas voir, derrière le discours officiel qui prône la libération des indigènes vis-à-vis de l’importation de nourriture, une ombre plus grande et plus menaçante qui se profile ? Les hommes présents savent bien que ceux dont nul ne parle, les animaux, sont en fait au cœur du discours qu’ils écoutent. » Ce que veulent les Blancs, c’est mettre fin à la chasse comme mode de vie et en conserver seulement une pratique folklorique vidée de son sens – bonne à montrer aux touristes, qui peuvent, par ailleurs, se délecter du spectacle d’animaux « sauvages » qui ne craignent plus l’homme, puisqu’ils sont de moins en moins traqués (ce qui facilite aussi les expéditions meurtrières des rares chasseurs blancs suffisamment riches pour se payer des permis de tuer et se faire déposer en hélicoptère dans la taïga). Le hic, c’est qu’envers et contre plus d’un siècle de colonisation, les Gwich’in restent chasseurs avant tout. Ils continuent à rêver des animaux qu’ils vont traquer. C’est ainsi que l’un d’entre eux pouvait résumer comme suit leur sentiment à l’issue de cette réunion consacrée aux pommes de terre : « Est-ce que tu peux seulement imaginer à quoi cela ressemblerait de rêver de patates ? Ce serait plutôt un horrible cauchemar ! »

Cette petite histoire de rêve m’amène à parler de la troisième partie du livre, qui est de loin celle qui m’a le plus impressionné. En effet, après avoir décrit ce qui arrive – et ce qui est arrivé – aux Gwich’in dans les deux premières parties, Nastassja Martin démontre que les jeux ne sont pas faits, que la guerre – car c’en est une – n’est pas terminée – si tant est qu’une telle guerre puisse jamais connaître une fin (qui serait la fin du monde et non plus la fin d’un monde). Car les Gwich’in – au moins certain·e·s d’entre elles, d’entre eux, rêvent encore, chassent encore et n’ont pas oublié leurs ancêtres. Je ne m’étendrai pas ici sur cette dernière partie, parce que je craindrais de tomber dans des caricatures ridicules en voulant la résumer, et aussi parce que ce sera un grand plaisir pour qui voudra y aller voir de la découvrir. Simplement, je voudrais insister en conclusion sur ce que met au jour notre anthropologue : que peut-être, les Gwich’in sont-ils en fin de compte mieux préparés que d’autres (que nous ?) à traverser les temps d’incertitude qui s’annoncent. Car ce que l’on peut comprendre de leur forme de vie, c’est qu’elle est précisément basée sur l’incertitude, sur le mouvant, sur ce fluctuant que les missionnaires ont cherché à fixer, à stabiliser, à immobiliser. Les pasteurs, puis les écologistes après eux, ont voulu – et, malheureusement, ils ont en grande partie réussi – sédentariser les Gwich’in en les regroupant dans des villages fixes – villages contre voyages ; ils ont prétendu substituer Dieu – l’unique – aux esprits, et la Nature au monde des chasseurs : entreprise totalitaire de classification, de séparation, de purification. Les chasseurs entretenaient des rapports guerriers avec les peuples voisins et les autres êtres de la taïga subarctique, qu’ils considéraient comme des personnes douées d’âmes sauvages (soit : autonomes, pas domestiquées) – comme eux, en somme. La guerre des Blancs contre les Gwich’in et les autres peuples indiens se nomma donc « pacification ». Pourtant, cette opération, si elle a bien fonctionné en apparence, n’a pas réussi à éliminer l’arrière-monde Gwich’in, ce monde invisible des esprits, ce monde où ils peuvent encore se ressourcer et puiser des forces afin d’affronter les conditions misérables qui leur sont imposées.

Je suis sorti de cette lecture à la fois en colère contre les horreurs infligées par l’Occident à tout ce qui n’est pas encore lui, mais aussi joyeux de voir qu’il est loin d’avoir réussi dans son entreprise de domination. Un grand merci à Nastassja Martin pour ce beau livre.

franz himmelbauer (le 58 mars 2016)

[1] On peut lire ce que j’en ai dit en cliquant par ici.

[2] Il s’agit bien d’un livre d’anthropologie, mais qui se lit, ainsi qu’on le dit parfois, « comme un roman ».

[3] Quand elle dit glacial, c’est vraiment glacial : ici et là, au cours du livre, il est question de températures de – 40, – 50 degrés Celsius…

[4] George Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Hachette, Paris, 1999.

[5] Partie du sol qui reste gelée en permanence dans les régions polaires.

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