Chambord

Curieusement, je n’avais pas encore évoqué ici le précieux Paul-Louis Courier. Je dis précieux non pas au sens de ridicule, mais bien aux sens de « rare » et « recherché ». En effet, notre histoire littéraire n’abonde guère en pamphlets, et encore moins en fulminations aussi élégantes que celles de Paul-Louis, vigneron de La Chavonnière, à Véretz, Indre-et-Loire. Il arrive parfois que ces proses incisives, et qui datent de presque deux siècles, s’appliquent, merveille ! à notre actualité contemporaine pourtant si… prosaïque. Ainsi avons-nous appris ces derniers jours que les ministres de l’agriculture de l’Union européenne, penchés sur le triste sort de celles et ceux qu’on n’ose plus appeler paysans tant leur activité tient désormais du travail à la chaîne, avaient décidé de se réunir afin de discuter une énième fois prix, subventions, compensations, quotas – bref de ce qui, à l’évidence, constitue le quotidien des campagnes contemporaines.

Or donc, voici que cet aréopage n’a rien trouvé de mieux, comme cadre de ses cogitations (on a failli écrire : « agitations », tant ce genre de réunion semble ne servir à rien d’autre qu’à gesticuler – enfin, à faire de la com’, selon le langage en vigueur), que… le château de Chambord ! Si. Vous avez bien lu. « C’est d’une arrogance et d’une stupidité sans nom », a commenté un représentant de la Coordination rurale, en quoi, une fois n’est pas coutume, nous ne lui donnerons pas tort. Les bras nous en tombent, comme ils tombèrent à Paul-Louis lorsqu’en pleine Restauration, un courtisan plus zélé que les autres eut l’idée brillante d’acheter ce même château de Chambord, alors en vente suite à quelques embardées politiques qu’avait connues la France depuis 1789. Oui mais l’acheter pourquoi ? Eh bien, tout simplement pour l’offrir en bienvenue au petit duc de Bordeaux[1] qui venait, peuchère, de se donner la peine de naître, prince héritier de la couronne dont la Providence gratifiait le royaume. Oui mais l’acheter avec quel argent ? Eh bien, avec celui de ses dévoués sujets, pardi ! Et de lancer une souscription à laquelle pouvaient contribuer particuliers et – c’est ici que le bât blessa Paul-Louis Courier – les communes ! À quelque chose malheur est bon : cette souscription « d’une arrogance et d’une stupidité sans nom », du moins aux yeux de quelques rebelles comme Paul-Louis, nous valut l’un de ses meilleurs pamphlets : le « Simple discours[2] », adressé au conseil municipal de la commune de Véretz.

En voici le début :

« Si nous avions de l’argent à n’en savoir que faire, toutes nos dettes payées, nos chemins réparés, nos pauvres soulagés, notre église d’abord (car Dieu passe avant tout) pavée, couverte et vitrée, s’il nous restait quelque somme à pouvoir dépenser hors de cette commune, je crois, mes amis, qu’il faudrait contribuer, avec nos voisins, à refaire le pont Saint-Avertin, qui, nous abrégeant d’une grande lieue le transport d’ici à Tours, par le prompt débit de nos denrées, augmenterait le prix et le produit des terres dans tous ces environs ; c’est là, je crois, le meilleur emploi à faire de notre superflu, lorsque nous en aurons. Mais d’acheter Chambord pour le duc de Bordeaux, je n’en suis pas d’avis, et ne le voudrais pas quand nous aurions de quoi, l’affaire étant, selon moi, mauvaise pour lui, pour nous et pour Chambord. Vous allez comprendre, j’espère, si vous m’écoutez ; il est fête, et nous avons le temps de causer. »

C’est beau, n’est-ce pas ? Je me réjouis toujours de relire Paul-Louis. J’espère que vous aussi. Si c’est le cas, vous apprécierez aussi le passage qui suit, dont il suffirait de modifier quelques éléments de contexte pour croire qu’il s’adresse à nos petits marquis d’aujourd’hui :

« […] Revenant à l’idée d’acheter Chambord, avouons-le, ce n’est pas nous, pauvres gens de village, que le Ciel favorise de ces inspirations ; mais qu’importe, après tout ? Un homme s’est rencontré dans les hautes classes de la société, doué d’assez d’esprit pour avoir cette heureuse idée ; que ce soit un courtisan fidèle, jadis pensionnaire de Fouché, ou un gentilhomme de Bonaparte employé à la garde-robe, c’est la même chose pour nous qui n’y saurions avoir jamais d’autre mérite que celui de payer. Laissons aux gens de cour, en fait de flatterie, l’honneur des inventions, et nous, exécutons ; les frais seuls nous regardent ; il saura bien se nommer, l’auteur de celle-ci, demander son brevet ; et nous suffise à nous, habitants de Véretz, qu’il ne soit pas du pays. »

Difficile de s’arrêter, non ? Voyez plutôt :

« J[e] vois plus d’un mal [à l’acquisition de Chambord], dont le moindre n’est pas le voisinage de la cour. La cour, à six lieues de nous, ne me plaît point. Rendons aux grands ce qui leur est dû ; mais tenons-nous-en loin le plus que nous pourrons, et, ne nous approchant jamais d’eux, tâchons qu’ils ne s’approchent point de nous, parce qu’ils peuvent nous faire du mal, et ne nous sauraient faire de bien. À la cour tout est grand, jusqu’aux marmitons. Ce ne sont là que grands officiers, grands seigneurs, grands propriétaires. Ces gens, qui ne peuvent souffrir qu’on dise mon champ, ma maison ; qui veulent que tout soit terre, parc, château, et tout le monde seigneurs ou laquais, ou mendiants ; ces gens ne sont pas tous à la cour. Nous en avons ici, et même c’est de ceux-là qu’on fait nos députés ; à la cour il n’y en a point d’autres. Vous savez de quel air ils nous traitent, et le bon voisinage que c’est. Jeunes, ils chassent à travers nos blés avec leurs chiens et leurs chevaux, ouvrent nos haies, gâtent nos fossés, nous font mille maux, mille sottises ; et plaignez-vous un peu, adressez-vous au maire, ayez recours, pour voir, aux juges, au préfet, puis vous m’en direz des nouvelles quand vous serez sorti de prison. Vieux, c’est encore pis ; ils nous plaident, nous dépouillent, nous ruinent juridiquement, par arrêt de messieurs qui dînent avec eux, honnêtes gens comme eux, incapables de manger viande le vendredi ou de manquer la messe le dimanche ; qui, leur adjugeant votre bien, pensent faire œuvre méritoire et recomposer l’ancien régime. Or, dites, si un seul près de vous de ces honnêtes éligibles suffit pour vous faire enrager et souvent quitter le pays, que sera-ce d’une cour à Chambord, lorsque vous aurez là tous les grands réunis autour d’un plus grand qu’eux ? Croyez-moi, mes amis, quelque part que vous alliez, quelque affaire que vous ayez, ne passez point par là ; détournez-vous plutôt, prenez un autre chemin, car en marchant, s’il vous arrive d’éveiller un lièvre, je vous plains. Voilà les gardes qui accourent. Chez les princes, tout est gardé ; autour d’eux, au loin et au large, rien ne dort qu’au bruit des tambours et à l’ombre des baïonnettes ; vedettes, sentinelles, observent, font le guet ; infanterie, cavalerie, artillerie en bataille, rondes, patrouilles, jour et nuit ; armée terrible à tout ce qui n’est pas étranger. Le voilà : qui vive ? Wellington[3], ou bien laissez-vous prendre et mener en prison. Heureux si on ne trouve dans vos poches un pétard ! Ce sont là, mes amis, quelques inconvénients du voisinage des grands. Y passer est fâcheux, y demeurer est impossible, à qui du moins ne veut être ni valet ni mendiant. »

Si vous avez poursuivi votre lecture jusqu’ici, c’est peut-être que vous avez aimé le style incomparable de Paul-Louis ? Si oui, vous pouvez les retrouver, ses textes et lui, sur le site : Paul-Louis Courier, épistolier, pamphlétaire, helléniste[4]. Pour qui ne goûte pas les écrans, ou pas trop longtemps, il existe aussi une édition des œuvres complètes dans La Pléiade – ce n’est pas la seule, mais c’est la seule que je connais : c’est un des livres que j’ai plaisir à relire.

[1] Pourquoi duc de Bordeaux ? Ce titre lui fut octroyé dès sa naissance par son grand-oncle Louis XVIII, alors roi de France, car la ville de Bordeaux avait été la première à se rallier aux Bourbons en 1814. Ces Girondins, décidément… Le duc fut par la suite plus connu sous le nom de comte de Chambord, grâce à certaine souscription, avant d’être désigné, sous le nom d’Henri V, prétendant au trône de France jusqu’à sa mort en 1883.

[2] Titre complet : Simple discours de Paul-Louis, vigneron de La Chavonnière, aux membres du conseil de la commune de Véretz, département d’Indre-et-Loire, à l’occasion d’une souscription proposée par S. E. le ministre de l’Intérieur pour l’acquisition de Chambord (1821).

[3] Allusion au vainqueur de Waterloo, donc ennemi de la France, que laisserait passer la garde du roi, revenu « dans les fourgons de l’étranger ».

[4] Adresse : http://paullouiscourier.fr/

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