Algérie, la nouvelle indépendance

Jean-Pierre Filiu, Algérie, la nouvelle indépendance, éditions du Seuil, décembre 2019

Je rendais compte ici-même[1], la semaine passée, de l’excellent Trauma colonial de Karima Lazali, paru en automne 2018. Après avoir constaté que j’avais traîné un certain temps avant d’en donner une recension, je disais qu’« un événement heureux est cependant venu me sortir de ma torpeur : le hirak, ce “mouvement” de protestation qui s’est déclenché en Algérie le 22 février dernier à l’occasion de l’annonce, trois jours auparavant, de la candidature à sa réélection du Président Bouteflika. » Je constatais au passage qu’en France on parlait, et on parle encore bien peu de ce mouvement pourtant assez stupéfiant à bien des égards… C’est pourquoi cette fois-ci, je n’ai pas voulu laisser passer l’occasion qui se présentait de le faire avec la parution du livre de Jean-Pierre Filiu (j’aurais même pu le faire encore un peu plus tôt si le service de presse de sa maison d’édition prêtait attention à d’autres médias que les mainstream, comme on dit…) C’est un « petit » livre (au sens de « bref ») qui se lit rapidement et qui constitue, me semble-t-il, une base d’information indispensable à qui s’intéresse au hirak algérien. L’exposé est clair et efficace. J’ai d’autant plus tendance à lui faire confiance qu’il rejoint point par point les analyses de Karima Lazali, en partant d’un autre point de vue, bien sûr : Lazali écrivait en 2018, soit à un moment où la chape de plomb qui pesait sur le pays n’avait pas encore été soulevée par les « vendrediseurs » – avec un certain humour, les manifestants revendiquent la création du verbe « vendredire » exprimant le fait qu’ils sortent dans la rue chaque vendredi – non pas, comme certains, du côté du régime agonisant, aimeraient à le faire croire, parce qu’il s’agirait d’un mouvement animé par les soi-disant « islamistes » (le vendredi est le jour de la prière hebdomadaire en Islam), mais parce qu’il s’agit d’un jour de congé. Le verbe se conjugue ainsi, rapporte Jean-Pierre Filiu : « Je vendredis/Tu vendredis/Il ou elle vendredit/Nous vendredisons/Vous dégagez/Ils ou elles vendredisent. » Cet humour est une des marques distinctives du hirak. Une autre est sa persévérance : au moment où j’écris ces lignes, en ce dimanche 12 janvier 2020, les hirakistes en sont à leur quarante-septième vendredi de manifestation, et ils sont toujours aussi nombreux·ses et déterminé·e·s[2]. Tandis que les étudiants, eux, n’en sont « qu’à » quarante-six mardis de manifs, puisqu’ils ont démarré le mardi suivant le premier vendredi…

Que se passe-t-il donc en Algérie ? Qu’est-ce que c’est que cette effervescence d’où émergent des slogans dont l’humour et la dérision rappellent parfois ceux de Mai 68 ? Ainsi de cette « étudiante, enveloppée dans le drapeau algérien, qui tient à bout de bras, ce jour-là [le 8 mars, journée internationale des femmes], une pancarte : “Le clan Boutaflika n’aura même pas notre soutien-gorge” »… Karima Lazali nous décrivait un pays figé dans l’« impossiblité d’oublier » la terreur de la « décennie noire », traumatisé par la colonisation française, puis par la confiscation du pouvoir par les militaires lors de l’indépendance, par la répression sauvage de toute opposition, en particulier le massacre de la jeunesse révoltée en 1988, et enfin par la guerre civile atroce des années 1990, dont aucun des responsables, que ce soit du côté des islamistes ou de celui des services de sécurité, n’a jamais été inquiété par la suite, les militaires préférant se réconcilier avec leurs adversaires sur le dos des victimes à travers une « loi d’amnésie » scélérate.

D’abord, dit Jean-Pierre Filiu, il faut comprendre que celles et ceux qui ont lancé le hirak appartiennent à une génération qui n’a pas connu cette horreur des annnées 1990 (deux cent mille morts !). Un peu comme les jeunes révoltés de 1988 n’avaient pas connu la guerre d’indépendance. Mais ces derniers, dira-t-on, furent réprimés sans états d’âme par les forces de sécurité (Wikipedia parle de cinq cents morts et quinze mille arrestations). Pourquoi alors cette fois-ci n’a-t-on pas assisté aux mêmes scènes de massacre ? Et comment se fait-il que le pouvoir semble sans cesse reculer, toujours sur la défensive (démission de Bouteflika, report de l’élection présidentielle, etc.) ? C’est peut-être que ce pouvoir ne tenait plus à grand-chose, ces dernières années. Il y a eu d’abord la tragi-comédie Bouteflika, qui durait depuis lontemps déjà : c’est en 2013 qu’il avait été victime d’un AVC qui l’avait cloué en fauteuil roulant et on ne l’avait quasiment plus revu en public depuis. Six ans, c’est long ! et cela paraît encore plus long lorsque l’on apprend que le gars prétend se présenter à l’élection pour un cinquième mandat ! Filiu explique que ce « portrait » (il paraît que certaines délégations voulant lui offrir un cadeau durent le faire devant un portrait…) servait de cache-sexe à une junte militaire que l’on appelait les « décideurs ». Il n’est pas indifférent de savoir que ce fut Mohammed Boudiaf, éphémère président de la République, qui utilisa le premier ce terme. Il avait été rappelé en 1992, après trois décennies d’exil, pour servir de caution civile aux « décideurs », justement, peu de temps après l’interruption du processus électoral qui avait vu la victoire du FIS au premier tour des élections législatives. Las, il semble qu’il ait pris son rôle trop au sérieux : il fut assassiné après seulement quelques mois de présidence par… un de ses gardes du corps, « illustration tragique de la fragilité de toute autorité civile », commente Filiu. Cependant, ces « décideurs » n’étaient pas unis comme une botte d’asperges… tant et si mal qu’ils ne réussirent pas à s’entendre sur un autre nom que celui du portrait lors de l’échéance électorale de 2019. « Qu’une telle option, même par défaut, écrit Filiu, ait fini par rallier un consensus [parmi les « décideurs »] en dit long sur le degré de fossilisation atteint par le régime algérien. » Or, c’était maladroit : cela fut l’humiliation (la hogra) de trop pour les Algériennes et les Algériens.

On aurait pu penser, et cela a certainement été le cas des « décideurs », que le pouvoir sauverait la mise en lâchant du lest ici et là, en divisant et en réprimant le mouvement – ce qu’il a vainement tenté de faire, surtout en criminalisant la présence des drapeaux berbères dans les manifestations et, finalement, en organisant une élection présidentielle à dormir debout le 12 décembre dernier. Rien de tout cela n’a fonctionné : car les généraux n’avaient pas compté avec l’intelligence du peuple, qui ne se contente pas de protester contre telle et telle embrouille électorale ou pour tel et tel compromis « boulitique » comme on dit là-bas pour se moquer de la politicaillerie officielle. Un des slogans qui résume peut-être le mieux l’ambition, qui est grande, du hirak est celui-ci : « 1962, indépendance du territoire, 2019, indépendance du peuple ! » À cette fin, les gens veulent que les militaires rentrent dans leurs casernes et laissent les civils s’organiser politiquement comme ils l’entendent. C’est pourquoi les manifestants ont vu se rallier à leur cause d’ancien·ne·s résistant·e·s de la guerre d’indépendance qui ne se sont jamais compromi·se·s avec les pouvoirs militaires qui se sont succédé dès les accords d’Evian : on célèbre de nouveau des noms et des positions politiques qui avaient été soigneusement effacés de l’histoire officielle, comme ceux de Ramdane Abane et de Larbi Ben M’hidi. Le premier avait fait adopter par le congrès dit de la Soummam, en 1956, le principe de la primauté de la direction politique sur la direction militaire du FLN. Quand au second, dirigeant pendant la guerre d’abord de la zone de l’Oranais puis de celle d’Alger, il voulait que les maquis de l’« intérieur » [de l’Algérie française] priment sur ceux de « l’extérieur » – l’« armée des frontières » dirigée, d’abord au Maroc puis en Tunisie, par un certain Boumediene, lequel, au lendemain des accords d’Evian, entrera en Algérie et y éliminera dans un bain de sang les maquis déjà très affaiblis par les opérations de l’armée française. Ramdane Abane fut assassiné en 1957 par ses camarades du FLN, peu soucieux de « civilité ». Larbi Ben M’hidi, lui, succomba la même année sous la torture des parachutistes français lors de la dite « bataille d’Alger ». Voilà les personnages dont se revendiquent aujourd’hui les manifestant·e·s du hirak.

Jean-Pierre Filiu consacre un chapitre de son livre aux femmes, nombreuses dans les rues, même si la cause féministe ne fait pas l’unanimité, certains l’accusant même de « diviser le hirak ». Cependant, les prises de position d’anciennes résistantes, et d’autres « personnalités » du mouvement, ont permis qu’elles tiennent leur place « en première ligne », comme l’indique le titre du chapitre en question.

Il y a aussi un chapitre consacré aux supporters de foot, qui ont joué un grand rôle dans le démarrage puis l’animation du mouvement. Tout d’abord, Filiu rappelle que les stades étaient ces dernières années les seuls lieux où une certaine fronde était tolérée – et les supporters avaient développé « une véritable contre-culture de la provocation collective ». L’un de leurs chants, La casa del Mouradia, est devenu le chant de ralliement du hirak. Le titre est inspiré de La casa de papel, une série télé au succès international qui raconte un détournement réussi de plusieurs milliards d’euros. Sauf que « Mouradia » est le nom du palais présidentiel de Bouteflika… Et puis, en l’absence de tout autre force organisée (partis, syndicats, etc., un peu comme chez les Gilets jaunes en France), les supporters étaient les seuls à apporter une certaine expérience des confrontations avec la police, de l’organisation d’un service d’ordre et aussi de l’animation des cortèges. Ainsi, lorsque des islamistes ont voulu imposer leur slogan « Algérie libre et islamique », ils ont été exclus du cortège par des « ultras », justement. On sait bien que les « décideurs » n’attendaient qu’une chose, puisque la division autour de la question berbère n’avait pas fonctionné, c’était de pouvoir dénoncer les manifetations comme dirigées en sous-main par les islamistes – et de pouvoir ainsi les réprimer « légitimement ». Ce que n’a pas permis l’intelligence collective du hirak.

J’exprimerai un seul bémol sur ce livre, à propos du chapitre 2, titré : « Le choix de la non-violence ». Si je suis d’accord, en gros, avec ce que dit l’auteur dans ce chapitre, à savoir que les Algérien·ne·s veulent sortir de la violence qui leur a été imposée par les Français d’abord, puis par leurs propres dirigeants et leurs rivaux islamistes, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un « choix » : en l’occurrence, je ne vois pas très bien quel autre voie aurait pu être choisie… Mais cela n’est pas très important. Quoi qu’il en soit, et comme le dit Jean-Pierre Filiu à la fin de son livre, la contestation algérienne est d’ores et déjà victorieuse : un peuple s’est découvert, à tous les sens du terme, et ne manifeste aucun signe d’essouflement, quand le régime, lui, semble aux abois. Et jusqu’ici, personne, semble-t-il, n’a donné dans le panneau d’une quelconque « réforme » ni d’une négociation avec les prétendus gouvernants. Il y a de la destitution dans l’air…

[1] Ici et .

[2] Voir par exemple El Watan : « 47e vendredi de mobilisation dans le pays : Le Hirak maintient la pression »

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Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie

Karima Lazali, Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, La Découverte, coll. Sciences humaines, septembre 2018.

Septembre 2018… C’est la date de publication de cet essai. De plus, l’auteur de ces lignes l’avait reçu avant, sous forme d’épreuves – durant l’été 2018, donc. Et voilà, ce n’est qu’aujourd’hui, en ce tout début de l’an 2020, que je me décide à en rendre compte. J’avais pourtant vraiment apprécié ce texte à la première lecture. Alors quoi ? Il est vrai que je fais partie d’une génération qui n’a pas été directement concernée par la guerre d’Algérie – guerre qui n’en était pas une, en France, jusqu’au 18 octobre 1999, lorsque fut promulguée la loi, votée quelques mois auparavant par l’Assemblée nationale, qui marqua sa reconnaissance officielle ; d’ailleurs cette loi s’adressait surtout aux anciens combattants, qu’elle « reconnaissait » comme tels et auxquels elle ouvrait donc des droits liés à cette condition. Je n’ai pas eu connaissance d’un quelconque « grand débat » ouvert à ce propos[1] – même si le sujet ressort de temps à autre dans les médias, par exemple lorsqu’un historien tombe sur un carton d’archives du fonds de la préfecture d’Alger – de l’époque de la dite « bataille d’Alger » : « Un rapide sondage me tire tout de suite, raconte-t-il[2], de la sorte de torpeur qui m’avait gagnée après des journées de consultation bien peu fructueuses. Ce que j’ai entre les mains, je le réalise tout de suite, est une archive rare et précieuse. Car, fait exceptionnel, l’appareil d’État colonial lui-même y documente indirectement mais avec précision et sur une grande échelle l’intensité et l’ampleur de la terreur qu’il a organisée. » Le carton contient en effet des centaines de fiches correspondant à des signalements de « disparitions » de « Français Musulmans », comme on désignait alors les colonisés des « départements français d’Algérie ». On ne saura probablement jamais pourquoi ces documents ont échappé à la destruction systématique des archives de leurs crimes par les paras du général Massu. Quoi qu’il en soit, cette découverte miraculeuse a abouti à la création du site 1000autres.org[3], lequel s’est mis au service des recherches sur ce que sont devenus ces « disparus[4] ».

Mais je n’ai pas répondu à ma question : pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt de ce livre que je tiens pour excellent ? Je pense qu’il y a deux réponses – l’une plutôt, disons, « personnelle », et l’autre qui relève plus de la politique, via la mémoire collective (ou plutôt son absence). La première vient d’une amie à laquelle j’avais demandé son avis sur ce livre et qui m’avait répondu qu’elle le trouvait difficile à lire – elle se demandait même « à qui » il était destiné, estimant, si j’ai bien compris, que son abord un peu ardu en disqualifiait le contenu. Cette amie connaît bien mieux que moi l’Algérie, dont ses parents sont originaires : ce qui avait fourni un alibi commode à ma paresse naturelle… L’autre raison est plus « sérieuse » et concerne probablement beaucoup plus de monde. Elle tient en fait à cela même qu’analyse le livre : les blancs de la mémoire et de la parole qu’a engendrés, chez les colonisateurs et chez les colonisés, le « trauma colonial ». Karima Lazali utilise très souvent ce terme de « blanc », afin de nommer ce qui fut effacé, pire, rendu indicible par la terreur coloniale. Je n’en ai pas été victime, bien heureusement pour moi mais, comme on sait, les exactions du colonialisme n’ont pas touché que les colonisés, car elles ont fait et font encore retour, par effet boomerang, chez les colonisateurs[5]… et chez leurs « descendants » (au sens large). De ce point de vue, je pourrais dire que j’ai tendance, à l’instar de nombre de mes contemporains, à éviter ce sujet – et, retour à mon premier motif de procrastination, à le « laisser », voire à le « déléguer » aux « premi·ère·s concerné·e·s », c’est-à-dire aux descendant·e·s des colonisé·e·s : « En France, écrit Karima Lazali dans son introduction, il semblerait que le traitement de cette “affaire” [elle parle de l’héritage de la colonialité] repose sur le fantasme que l’histoire de la colonisation serait le seul apanage des historiens et des ex-“indigènes”[6]. » Où l’on voit une fois de plus que le « personnel » (en l’occurrence, la « première raison » de mon silence à propos de ce livre) est aussi politique. Mea culpa, donc.

Un événement heureux est cependant venu me sortir de ma torpeur : le hirak, ce « mouvement » de protestation qui s’est déclenché en Algérie le 22 février dernier à l’occasion de l’annonce, trois jours auparavant, de la candidature à sa réélection du Président Bouteflika[7]. Les Algériens, dépassant la peur de la répression féroce qui s’était régulièrement abattue sur les précédentes manifestations d’opposition, se sont mis à « vendredire », c’est-à-dire à descendre en masse dans les rues à travers tout le pays chaque vendredi. Le 3 janvier, ils ont « vendredisé » une quarante-sixième fois[8] – et il semble qu’ils et elles (plusieurs témoignages rapportent la présence importante des femmes dans les manifestations) étaient toujours aussi nombreuses et déterminées. Non content·e·s d’être là chaque vendredi, les étudiant·e·s manifestent aussi chaque mardi : ils « mardisent ». Ces innovations lexicales sont plus importantes qu’il n’y paraît au premier abord, particulièrement dans le contexte algérien. En plus de la question de la langue, le hirak a remis au premier plan la question de la mémoire, celle de la guerre d’indépendance, mais aussi et surtout celle des civils écartés du pouvoir par les militaires. Autant de thèmes abordés par Karima Lazali dans son livre – sans parler, bien sûr, du plus prégnant : celui des silences et des blancs, qu’ils soient « français » ou « algériens ». Précisément, il fallait bien que je sorte du mien !

Deux autres événements encore m’ont poussé à reprendre la lecture du Trauma colonial. Tout d’abord la vision du film Terminal Sud, de Rabah Ameur-Zaïmeche, récemment projeté par chez nous. Il décrit, en gros, les années de la guerre civile en Algérie, même si le flou y est volontairement maintenu sur la datation et les lieux des événements[9]. Ce film m’a fortement impressionné car il m’a fait ressentir physiquement ce que décrit Karima Lazali : le traumatisme engendré par des massacres réunissant bourreaux et victimes dans le même anonymat morbide – « Qui tue qui ? » était la question que tout le monde se posait durant les années 1990 en Algérie, tant les militaires avaient repris à leur compte les méthodes de leurs prédécesseurs français : enlèvements, disparitions, tortures, tous procédés recommandés par la « DGR[10] » et auxquels répondaient les atrocités commises par les dits « islamistes ».

Second événement : l’empêchement, en novembre dernier, de la projection du film Résistantes de Fatima Sissani par une coalition de circonstance de membres du Rassemblement national, de pieds-noirs et d’anciens harkis à Sainte-Livrade-sur-Lot, dans le Lot-et-Garonne. Le film est un montage d’entretiens avec des femmes algériennes qui ont combattu aux côtés des partisans de l’indépendance pendant la guerre d’Algérie. « Évidemment, cette horde d’ignares n’a même pas vu le film, a déclaré Fatima Sissani. Car alors ils auraient découvert qu’à aucun moment les harkis ne sont mentionnés et qu’il ne s’agit pas d’une apologie du FLN. » C’est moi qui souligne : bien sûr qu’il ne s’agissait pas du contenu précis du film. Mais quelle meilleure illustration que celle-ci pourrait-on trouver des séquelles du trauma colonial ? « Nous souhaitions donner la parole à des femmes engagées d’hier à aujourd’hui. Mais il semble malheureusement que l’Histoire soit encore trop douloureuse pour pouvoir engager un dialogue serein. », ont indiqué les organisateurs de la rencontre au cours de laquelle devait avoir lieu la projection. Effectivement, là est bien le problème. Je ne doute pas une seule seconde que des militants du Rassemblement national aient œuvré à répandre des rumeurs sur le film dans le but d’attiser l’amertume et le ressentiment des pieds-noirs et des harkis contre leurs (anciens) ennemis. Mais cette amertume, ce ressentiment existent, sans quoi les néofascistes auraient été bien en peine de mobiliser des troupes grâce à leur seule force de persuasion. L’amertume, le ressentiment existent, qu’on le veuille ou non[11], et ils persistent, entre autres, parce que la parole n’est toujours pas libérée, parce nulle part (ni en Algérie ni en France) on ne voit ni n’entend de tentative d’éclaircissement, et encore moins de dialogue contradictoire entre les anciennes parties prenantes au conflit. C’est pourquoi, me semble-t-il, il est urgent de lire et d’entendre les voix qui tentent de « démêler ces cheveux » qui cachent une guerre de bientôt deux siècles[12], pour paraphraser le sous-titre de Résistantes : Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans.

Karima Lazali est psychologue clinicienne et psychanalyste[13]. « L’idée d’écrire cet ouvrage, dit-elle au début de son introduction, est née de la comparaison entre mes expériences de psychanalyste à Alger et à Paris. Les outils usuels de cet exercice de libération subjective permettant au sujet de découvrir ses propres aliénations ne suffisaient pas à provoquer chez mes patients algériens une séparation des diverses injonctions de l’intime, du social et du politique. » À Paris aussi les patients de Karima Lazali souffrent des séquelles (peut-être faudrait-il dire plus que des séquelles) de ce qu’elle nomme « la colonialité » et qui désigne la longue période (cent trente-deux ans) de la colonisation française de l’Algérie. S’interdisant, en raison du secret professionnel, de citer directement ses patients, elle s’est tournée, afin d’illustrer et d’étayer les leçons qu’elle a tirées de son expérience clinique, vers des travaux d’historiens, des essais d’acteurs engagés tel Frantz Fanon et aussi vers les œuvres d’écrivains algériens de langue française parmi lesquels on citera Kateb Yacine, Mohammed Dib, Nabile Farès, Mouloud Mammeri…

Il est bien difficile de résumer pareil ouvrage. J’essaierai simplement d’en indiquer quelques axes qui forment, me semble-t-il, l’armature de son raisonnement.

Effraction coloniale

Tout commence par « l’effraction coloniale » (titre du chapitre 2) : on ne mesure pas assez ce qu’a représenté la conquête française de l’Algérie. Selon les historiens, c’est environ un tiers de la population qui a disparu suite aux massacres de masse et aux épidémies et famines qui s’en sont suivies. Soit environ un million de morts, dont huit cent cinquante mille « directement » assassinés par l’armée française. Voilà qui est vite dit. J’ai déjà recommandé naguère[14] la lecture du « livre essentiel », selon les termes de Karima Lazali, de François Maspero : L’Honneur de Saint-Arnaud, qui raconte l’histoire de l’un de ces officiers français qui pratiquèrent les « enfumades » – assassinant par asphyxie des centaines de personnes : hommes, femmes, enfants et vieillards, dans les grottes où elles s’étaient réfugiées – et je ne peux que me répéter : lisez, ce livre ou bien d’autres, mais lisez, car ces mots : « un million de morts », « un tiers de la population », sont bien faibles pour dire ce qui devrait être dit[15]… Et même si cela était dit, tout ne le serait pas encore. Ainsi, non contents de massacrer les populations rencontrées sur leur chemin, les colonisateurs ont-ils prétendu qu’elles n’existaient tout simplement pas. Comme ailleurs, aux États-Unis en particulier, mais aussi, entre autres, en Afrique du Sud puis en Palestine, on a raconté qu’il s’agissait de « terres vierges », sans habitants – ou alors en quantité négligeable et qui de toute façon ne travaillaient pas les terres et donc les occupaient en toute illégitimité.

« Une des spécificités de la conquête française de l’Algérie a été d’affirmer, contre l’évidence, que ce territoire était sans histoire ni culture, sorte de terre vierge à conquérir, écrit Karima Lazali. Ce qui a entraîné un phénomène particulier : l’impression – au sens premier de l’imprimerie de l’encre sur le papier – dans l’esprit des individus concernés, colons et “indigènes”, d’un blanc historique. L’héritage et la transmission de langues, de mythes, de poésies et de traditions se retrouvaient en déshérence. La désignation des autochtones par le terme d’“indigènes” témoigne de cet imaginaire d’un peuple dépourvu d’histoire, mythe fondateur de la colonialité. […] Ce travail d’effacement des langues et de l’histoire est un trait spécifique de la colonialité française en Algérie. Imposés au début du xxe siècle, les protectorats au Maroc en Tunisie n’ont pas fait l’objet par la France de la même entreprise d’éradication du passé “indigène”. »

Donc : primo, on vous tue ; deuxio, on ne vous a pas tué tant que ça puisqu’aussi bien vous n’existiez pas ; et tertio, au cas où vous auriez existé un petit peu quand même, on vous en ôte jusqu’au souvenir en vous confisquant votre nom. Oui, cela aussi : en mars 1882 est promulguée une loi sur l’état-civil, en même temps qu’est mis en place le « code de l’indigénat ». « L’administration coloniale décide alors de changer le système traditionnel de nomination tribale de chaque individu, jugé trop complexe pour bien identifier les individus. Ce système procédait par un enchaînement de noms, et un renvoi : nom du père, du grand-père, du lieu-dit, etc. Il s’agissait d’un nom qui faisait localité, au sens fort, liant par le père les générations à la terre et à l’histoire. Dans ce système ancestral, le nom du père (lui-même nom de son père, et du père de celui-ci, etc.) et la terre étaient des propriétés collectives, qui rendaient difficile une lisibilité par l’administration coloniale. L’autochtone s’y reconnaissait, alors que le colon s’y perdait. D’où la volonté d’imposer un système de nomination français, avec réduction au prénom et à un nom attribué par l’administration. Lequel était parfois référé au nom de la filiation, mais aussi souvent complètement décroché de toute trace historique et généalogique. » On voit bien le double intérêt de cette opération pour les colons : d’abord, s’y retrouver, savoir qui est qui selon une vision administrative de la « population », mais aussi, en brisant les liens entre le nom et la terre… s’approprier cette dernière, justement : « […] pour l’administration coloniale, cette loi répondait également à l’objectif d’identifier les biens, en particulier les terres de la propriété collective en usage dans le système traditionnel : l’individualisation par des noms fictifs facilitait les transactions immobilières et les expropriations de terres, engagées dès le début de la colonisation. »

Selon Freud, rappelle Karima Lazali, « le nom d’un homme est une partie constitutive capitale de sa personne, peut-être un morceau de son âme ». C’est pourquoi, poursuit-elle, « la destruction du nom est bien le meurtre de la matière du symbolique par la loi coloniale. Ainsi, les individus ont été massivement renommés, ou plutôt, a-nommés [je souligne], par l’administration hors référence à leur généalogie, au risque que dans une même famille, les descendants aient des patronymes différents, faisant des uns et des autres des étrangers à leur naissance et donc de potentiels sujets à l’inceste par la voie du mariage. Cette destruction des généalogies par des attributions de noms, hors histoire et ascendance, s’est parfois effectuée en donnant aux personnes d’un même village des noms commençant par une lettre de l’alphabet identique, afin de les contrôler de manière individuelle et d’éliminer définitivement le collectif tribal : les noms d’un premier village commençaient tous par la lettre A, ceux du suivant par la lettre B., etc. jusqu’au dernier village. […]

Il a suffi de treize années pour instituer cet état-civil. On imagine l’effroi et la sidération que cela a engendré quand on sait qu’en Algérie, les filiations étaient établies depuis des milliers d’années. Cette destruction est grave en ce qu’elle brise le lien à l’histoire et à la généalogie, faisant voler en éclat ce qui fait tenir la loi symbolique en organisant l’interdit de l’inceste par la reconnaissance des liens de ses membres. Le nom donné par l’administration coloniale devenait le marqueur de la destruction du vivant et du mort (l’ancêtre). Il était interdit, sous peine de sanctions graves, de ne pas utiliser ce nouveau nom donné qui correspondait à une bascule d’une position de sujet vers celle d’un objet à identifier, répertorier, traquer… »

Cet effacement, au sens propre (enfin, plutôt sale, immonde même) du terme, cette disparition organisée des ancêtres que l’armée avait déjà tués physiquement durant la conquête, comment imaginer que cela reste sans conséquences sur leurs descendants ?

La guerre des frères

La plus terrible de ces conséquences fut sans conteste la perte de la diversité – plus précisément peut-être, la perte de l’estime de la diversité que représentaient les peuples algériens d’avant la colonisation et, corollaire funeste, la méfiance de l’Autre, de tout Autre. La colonialité était devenue une sorte de bloc binaire colons/colonisés cimenté, voire bétonné par la haine de l’Autre. Le problème des Algériens était qu’ils n’avaient plus de terres (de lieux), d’ancêtres ni de traditions sur lesquelles s’appuyer afin de trouver la force de résister. C’est pourquoi ils eurent recours à l’arabe[16] et à la religion musulmane afin de retrouver « une communauté d’appartenance qui réinscrive de la dignité ». Ce qui était une manière de poursuivre, en quelque sorte, la dynamique coloniale en inventant de toutes pièces un « État-nation » qui n’avait jamais existé avant la conquête française. Et comme souvent dans ce type de structure, ce fut la logique de guerre qui l’emporta : les militaires s’emparèrent du pouvoir qu’ils n’ont plus lâché jusqu’aujourd’hui. Il commencèrent par marginaliser Messali Hadj, leader historique du nationalisme algérien, puis ils assassinèrent Ramdane Abane, dirigeant du FLN qui avait le tort de prôner la prééminence des civils sur les militaires dans l’organisation de la résistance, ce qui avait d’ailleurs été approuvé par le congrès du FLN dit de la « Soummam » en 1956. Il n’est pas indifférent de voir les « vendredistes » du 27 décembre rendre « un vibrant hommage », selon le journal El Watan, à Ramdane Abane[17].

Lorsque la jeunesse se révolta en 1988 (soit une génération qui n’avait pas connu l’intouchable « guerre d’indépendance »), les généraux survivants des luttes fratricides n’hésitèrent pas à leur tirer dessus. Ils surent aussi tirer parti de la résistible montée en puissance des islamistes en « organisant » une nouvelle décennie de terreur, ponctuée d’exactions et de massacres et dont on ne saura probablement jamais qui y a tué qui[18].

Et cette réitération du pire n’a pas oublié non plus les changements de noms : « En Algérie, dit-elle, beaucoup de noms patronymiques ont été a nouveau modifiés suite à des “erreurs” de transcription au moment du passage au passeport biométrique en 2009. L’aspect fictif des patronymes algériens s’est pleinement révélé à cette occsion du passage d’une langue (français) à l’autre (arabe), réitérant l’opération coloniale de destruction des patronymes. Les noms hérités durant la colonisation – afin de s’assurer une maîtise de la population et des terres – devenaient quasi méconnaissables lors de leur retranscription en arabe. Car l’état-civil algérien a continué à se référer aux codes de retranscription imposés par l’administration coloniale, c’est-à-dire à ce qui avait fait du lieu de la filiation un non-lieu. […]

L’impossible transcription des noms dans l’Algérie indépendante est […] une conséquence du procédé colonial, car le patronyme est porteur d’un héritage impossible. Désormais, le nom disloque au lieu de rassembler, de reconnaître et d’identifier. La mutilation des patronymes dans l’Algérie indépendante est une mémoire en acte de la destruction des noms sous la colonisation, témoignant d’une réitération de l’histoire. […] Cette mutilation des noms indique clairement la poursuite dans l’entre-soi de l’œuvre coloniale. »

Sur cette question essentielle du traitement colonial des noms, Karima Lazali cite Jean Amrouche : « Il faut comprendre, écrit-il, que la première condition nécessaire pour exister est d’avoir un nom qui vous soit propre, qui ne soit pas dérobé, usurpé ou imposé. Que de temps à autre des individus, cas exceptionnels et aberrants, déraciné du passé de leur race, parviennent à s’enraciner dans le corps d’une nation d’adoption, c’est parfaitement concevable. Comme il est concevable que des émigrés oublient leur pays d’origine que généralement ils ont fui pour de bonnes raisons. Mais assimiler sur place tout un peuple suppose la destruction progressive de ce qui le constitue comme peuple, c’est-à-dire proprement un génocide[19]. »

Karima Lazali conclut son livre, dont je n’ai donné ici qu’un aperçu – je devrais, en particulier, insister sur le fait qu’elle cite longuement de nombreux·ses auteur·e·s, algérien·ne·s surtout –, avec Frantz Fanon. Celui-ci avait eu l’intuition que l ‘indépendance ne signifierait pas forcément l’émancipation, mais pourrait s’accompagner d’un nouvel asservissement. « Effacement de la mémoire, disparition des corps, dessaisissement de l’être, tels sont les signifiants du véritable “pacte colonial” qui vise à maintenir les sujets fascinés et “envoûtés” (Fanon) dans une dimension anté-politique. » S’appuyant toujours sur Fanon, Karima Lazali poursuit un peu plus loin « […] il apparaît que la part colonisée du sujet est à la recherche de son désenvoûtement. […] Ici [Fanon] avance deux pistes : d’une part, le colonialisme est occupation des espaces, dont celui du “mental” ; d’autre part, ladite décolonisation ne peut avoir lieu sans une libération du sujet par lui-même, ce qui implique un collectif autorisant et accueillant. Il s’agit donc de permettre et de construire des mises en scène qui impliquent de la catharsis. » Lazali se réfère à l’action théâtrale de Kateb Yacine et d’Abdelkader Alloula (ce dernier fut assassiné durant la guerre intérieure). Mais on peut aussi se demander si ce « collectif autorisant et accueillant » ne pourrait pas aussi être celui des « vendredistes » et des « mardistes[20] » dont l’un des slogans est tout simplement « Istiqlal ! Istiqlal ! » (« Indépendance ! »), puis « Les généraux à la poubelle, l’Algérie aura son indépendance[21] » – c’est en tout cas le vœu que je forme en cette nouvelle année.

 

[1] Sauf à considérer celui qu’ouvrit l’adoption, par l’Assemblée nationale en février 2005, d’une loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » qui disait, entre autres, à son article 4 : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. » (C’est moi qui souligne.) Ce texte suscita une levée de boucliers, si bien que cet article 4 fut modifié – la deuxième phrase citée ci-dessus fut enlevée. L’Appel des Indigènes de la République fut lancé à ce moment-là, contre une certaine ambiance « néocoloniale » qui se répandait alors dans la sphère politico-médiatique. On se souviendra aussi des émeutes qui eurent lieu dans les banlieues à la fin de la même année.

[2] Récit à lire ici : https://lundi.am/Desarchiver-la-terreur-coloniale

[3] http://1000autres.org/sample-page : « La disparition de Maurice Audin est signalée à la préfecture par Josette Audin le 27 juin [1957], puis à nouveau par Louis Audin, son père, fin juillet. Quelques semaines plus tard, une “affaire Audin” éclate en métropole, qui permet à l’opinion de connaître, au-delà de ce sort tragique, le phénomène des “disparitions” et son mécanisme, dont le jeune universitaire membre du Parti communiste algérien est aujourd’hui encore le symbole unique. Maurice Audin ne fut qu’un parmi beaucoup d’autres. Mais, dans leur immense majorité, les proches d’Algériens victimes comme lui des parachutistes ne furent pas seulement confrontés à une police et à une justice qui fonctionnaient alors comme des auxiliaires zélés de la répression militaire. Socialement et politiquement déjà “invisibles” du fait de la situation coloniale, suspectés de terrorisme, ils ne disposèrent pas de relais dans une opinion française métropolitaine fort peu soucieuse de leur sort. Pour eux, les parachutistes ont, en somme et jusqu’à aujourd’hui, parfaitement réussi leur disparition. » L’État français (par la voix du président de la République) a reconnu en 2018 sa responsabilité dans la disparition et la mort sous la torture de Maurice Audin, qui était devenu un symbole parce qu’il était blanc (on disait alors : « européen ») et communiste, et surtout grâce aux efforts de quelques intellectuels courageux, particulièrement Pierre Vidal-Naquet qui publia en 1958 L’Affaire Audin (éditions de Minuit, rééd. 1989).

[4] Au passage, je ne peux pas manquer de relever que « disparus » et « disparitions » nous font immanquablement penser aux dictatures militaires du cône sud de l’Amérique latine – Argentine, Chili… Et il n’est pas anodin de relever que les bourreaux des patriotes algériens accomplirent par la suite de fructueuses carrières dans la formation des tortionnaires de ces pays-là. Cette histoire est racontée par Marie-Monique Robin dans Escadrons de la mort, l’école française (éd. La Découverte/Poche, 2008).

[5] Ce que montrait très bien l’excellent livre de Jérémie Piolat, Portrait du colonialiste (La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2011).

[6] Sauf quand « le politique » s’en mêle : « […] en France, l’éventualité du trauma colonial se renverse parfois en capitalisation pour le politique : les “bénéfices de la colonisation” pour les sujets ex-“indigènes”. » (Introduction, p. 13.)

[7] Plus précisément : « Le 9 février 2019, la confirmation de la candidature de M. Bouteflika, grabataire, à un cinquième mandat présidentiel provoquait une onde de colère et d’indignation. Alors qu’articles, montages photographiques et textes rageurs foisonnaient sur les réseaux sociaux, c’est à Kherrata, le 16 février 2019, que ce qui allait devenir le Hirak a démarré. Dans cette petite ville de l’Est algérien, théâtre des massacres du 8 mai 1945 commis par l’armée française et ses supplétifs européens contre la population musulmane, des jeunes sont sortis dans la rue pour protester contre la réélection annoncée du président. Le 19, son portrait géant accroché à la façade de la mairie – conformément au culte de la personnalité imposé à la population – était arraché et déchiqueté par la foule. Trois jours plus tard, le vendredi 22, après qu’un appel anonyme à manifester eut circulé sur les réseaux sociaux, débutait dans tout le pays, jusqu’aux villages les plus reculés, un mouvement qui déboucha à la fois sur la démission de M. Bouteflika et sur l’annulation du scrutin prévu le 18 avril. » Arezki Metref, « Hirak, le réveil du volcan algérien », Le Monde diplomatique, décembre 2019. La publication de cet article, qui est une sorte de « récapitulatif » très instructif sur le hirak, a valu à ce numéro d’être interdit en Algérie. On peut le lire en ligne sur le site du journal.

[8] D’ailleurs, je note que je ne suis pas le seul à me taire beaucoup sur l’Algérie : en effet, si je ne me trompe pas, mon hebdo en ligne préféré, lundi matin, a parlé du hirak… une seule fois ! (le 22 mars dernier)

[9] On peut lire : 2018, sur certaines pierres tombales lors d’un enterrement, comme l’on reconnaît sans doute possible la Camargue et la région du delta du Rhône vers la fin du film, au point qu’un critique a pu parler de « Françalgérie », un peu comme on dit « Françafrique ».

[10] Sur la DGR, ou doctrine de la guerre révolutionnaire, voir Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort…, op. cit. ; également, sur le site de Lundi matin, les articles de Jérémy Rubinstein : « Les dérives d’une absence (d’analyse) », 4 février 2019 et « La doctrine de guerre révolutionnaire popularisée. L’influence des romans de Jean Lartéguy en Argentine », 27 novembre 2017.

[11] Dire cela n’est en aucune façon les approuver ni les justifier. Ne faisons pas du Valls « à l’envers », qui disait qu’« expliquer [le contexte, les motivations des attentats du 13 novembre 2015], c’est déjà vouloir un peu excuser »…

[12] On se souvient que la conquête française de l’Algérie a débuté en 1830.

[13] Elle exerce à Paris et à Alger, respectivement depuis 2002 et 2006.

[14] Ici : https://antiopees.noblogs.org/post/2019/10/21/petite-histoire-du-gaz-lacrymogene/

[15] Il faut ajouter à ce sinistre bilan les crimes commis ensuite par ces même sabreurs contre le peuple français en juin 1848, en décembre 1851 (coup d’État de Napoléon dit « le petit »), durant l’écrasement de la Commune par les Versaillais et encore en Algérie en 1871, durant la terrible répression du soulèvement des « indigènes » dirigé par El Mokrani. Avant d’exporter, au xxe siècle, leur savoir-faire en Amérique latine, les militaires français l’avaient aussi exercé, un siècle auparavant, contre leur propre peuple. Notons au passage que les premières générations de ces militaires auront servi sans états d’âme successivement une monarchie (Louis XVIII puis Charles X en 1830, Louis-Philippe jusqu’en février 1848, l’éphémère Deuxième République jusqu’en décembre 1851, l’Empire jusqu’en 1870 et enfin la Troisième République). Qu’importe le régime, pourvu qu’il y ait du civil désarmé à massacrer (pardon, à « comprimer », comme disait des musulmans, en tordant un peu la bouche, ce cher hérault de la démocratie : Tocqueville !)

[16] Que la question linguistique est cruciale, cela apparaît aussi dans le hirak. Voir à ce sujet cet article du site Orient XXI : https://orientxxi.info/magazine/nous-sommes-libres-de-nous-exprimer-en-algerien,3374

[17] https://www.elwatan.com/a-la-une/45e-vendredi-du-mouvement-populaire-le-vibrant-hommage-du-hirak-a-abane-28-12-2019

[18] Ce sujet mériterait évidemment un plus long développement – c’est le cas dans Le Trauma colonial où il fait l’objet d’un chapitre entier et revient à différentes reprises dans les autres. Je me borne à reprendre ici les chiffres que donne le livre : 200 000 morts et de 15 000 à 20 000 disparus – ces derniers relevant essentiellement des services de sécurité de l’État. La question a été officiellement « réglée » en 2005 par une loi dite « de réconciliation nationale » qui « blanchit » les bourreaux des différents camps (il semble qu’il y ait eu, comme durant la guerre d’indépendance entre les patriotes, de sérieux accrochages entre différentes factions islamistes) sans se préoccuper plus de faire la lumière sur les victimes, ce qui condamne leurs proches à un « deuil impossible ». Ici encore, il faut souligner que le hirak est animé avant tout par des jeunes nés après la « décennie noire ».

[19] Jean El Mouhoub Amrouche, Un Algérien s’adresse aux Français. Ou l’histoire de l’Algérie par les textes, 1943-1960, L’Harmattan, 1994.

[20] Entre autres choses à relever sur le hirak, il y a le rôle des supporters de foot, à propos desquels j’ai pu lire ici ou là qu’ils auraient été à l’origine des manifestations, dont ils assurent dans une certaine mesure le service d’ordre, et dont ils avaient inventé les chants et les slogans avant, au cours des matchs de foot… (Voir à ce sujet Mickaël Correia, « En Algérie, les stades contre le pouvoir », Le Monde diplomatique, mai 2019, lisible en ligne.) Pour reprendre les termes de James C. Scott dans La Domination et les arts de la résistance, ce sont eux, les supporters, qui pouvaient laisser affleurer en public le « texte caché » des dominés, depuis leurs « sites cachés » que sont les tribunes des stades… (https://antiopees.noblogs.org/post/2019/12/16/la-domination-et-les-arts-de-la-resistance/ Il semble aussi que la victoire de l’Algérie à la Coupe d’Afrique des nations soit venue à son tour mettre de la joie dans les manifestations, lesquelles, fait notable, n’ont cédé jusqu’ici à aucune des provocations, pourtant nombreuses, des services de sécurité qui auraient bien aimé en finir avec cette contestation par les moyens habituels : soit un massacre de plus et la terreur recommencée.

[21] Arezki Metref, « Hirak, le réveil du volcan algérien », loc. cit.

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La Domination et les arts de la résistance

James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Traduit de l’anglais par Olivier Ruchet. Préface de Ludivine Bantigny. Éditions Amsterdam, 2019 [Yale University, 1992]

C’est assurément un « maître livre », comme l’écrit Ludivine Bantigny dans sa préface. Pourquoi ? Parce qu’il apporte un nouvel éclairage sur les rapports de domination. À propos de ces derniers, nous nous satisfaisons trop souvent d’une alternative binaire quelque peu simpliste : soit il y a de la domination « pure et dure », et une soumission tout aussi pure – et molle – des dominé·e·s (on pense à l’esclavage ou à d’autres situations de tyrannie, dont le patriarcat, par exemple), soit il y a aussi domination, mais avec le « consentement », en quelque sorte, des dominé·e·s – et c’est le motif de la « servitude volontaire ». Vous aurez déjà compris en lisant ces premières lignes que James C. Scott n’accepte ni l’un ni l’autre terme de l’alternative (une de ces alternatives « infernales » que dénonce la philosophe Isabelle Stengers comme l’un des sortilèges du capitalisme).

Scott nous dit que ces rapports de domination sont des rapports dynamiques, qu’ils ne sont jamais figés. Entre dominants et dominés passe une ligne de front sans cesse mouvante et dont on peut sinon mesurer, du moins appréhender les mouvements à travers ce qu’il nomme « texte caché » et « texte public ». En situation de domination, c’est le dominant qui détient la maîtrise du texte public. Ainsi, pour évoquer un exemple récent, le président de la République française et son ministre de l’Intérieur peuvent-ils affirmer qu’il n’y a pas lieu de parler de violences policières dans un État de droit. Et la plupart des médias peuvent, de leur côté, ne se scandaliser que très modérément, et rarement, au sujet de ces mêmes violences policières. Ou encore, pour évoquer un autre exemple un peu plus lointain, rappelons-nous le référendum sur la constitution européenne en 2005, plus précisément l’unanimité de la dite « classe politique » et des médias dits « sérieux » à soutenir le « oui », et leur consternation lorsque le « non » l’emporta assez largement. Il arrive ainsi que le texte caché fasse irruption dans l’espace public. Dans ce dernier cas, il s’agissait du texte caché des dominés, et les dominants étant persuadés qu’ils maîtrisaient comme toujours le texte public ne l’avaient pas vu venir… Autre exemple, qui montre celui-là le texte caché des dominants se révélant au public – je devrais dire : autres exemples, car le Président déjà cité a multiplié les « sorties » (un mot qui dit bien ce qu’il veut dire : quelque chose « sort » d’une ombre relative où elle aurait dû être maintenue) plus ou moins méprisantes pour les pauvres « qui coûtent un pognon de dingue » et les feignasses qui feraient mieux de se payer des costards et de traverser la rue pour trouver du boulot, bref, tous ces gens de peu que l’on croise dans les gares…

Bien sûr, James C. Scott n’évoque pas ces situations dans son livre, qui date de 1992 (la préhistoire : avant la prolifération des portables, d’Internet et des réseaux sociaux…) Pourtant, ses analyses s’avèrent tout à fait pertinentes lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’actualité des années dix – c’est la marque des grands livres. Mais j’aurais peut-être dû commencer par le début. Dans un entretien accordé à Vacarme[1] après la sortie de la première édition française (Amsterdam, 2009), à ses interlocuteurs qui disaient que le livre avait connu un très grand succès, son auteur répondait ce qui suit :

« Dans les toutes premières phrases, je demande : qui parmi nous n’a jamais fait l’expérience d’avoir à parler, en faisant très attention, à quelqu’un qui a du pouvoir sur nous ? Et, plus tard, à reformuler, en son for intérieur ou devant des amis proches, ce que nous aurions vraiment aimé dire, ce que nous aimerions avoir dit, mais n’avions pas la possibilité de dire ? En commençant ainsi, par cette expérience dans laquelle tout le monde peut se reconnaître, y compris ceux qui ont un certain pouvoir, on peut ensuite sensibiliser de nombreux lecteurs à des formes beaucoup plus drastiques de suppression de la liberté de parole dont le reste du monde fait la douloureuse expérience. » En effet, « la plupart des exemples examinés dans ce qui suit », écrivait Scott, cette fois dans son avant-propos, « proviennent d’études sur l’esclavage, la féodalité et les systèmes de castes, selon le présupposé que la relation entre discours et pouvoir sera d’autant plus nette que la différence est profonde entre ce que j’appelle le texte public et le texte caché ».

Le premier chapitre du livre s’appelle : « Derrière l’histoire officielle ». À travers divers exemples, il s’agit de montrer que derrière cette « façade », ou ce « texte public », se dissimulent deux autres textes, cachés ceux-là, qui sont celui des dominés et celui des dominants. Pour ces derniers, j’ai déjà un peu dit plus haut ce qu’il en est, en parlant des « sorties » de Macron : il s’agit d’énoncés qui « passent » parfaitement bien en privé, entouré de ses larbins habituels, mais qui provoquent des grincements de dents lorsqu’ils sont publicisés. Bien sûr, on ne doit pas négliger la possibilité qu’il s’agisse de « ballons d’essais », voire de provocations délibérées, comme savait si bien le faire Le Pen (le père) en son temps. Il n’empêche : il s’agit de d’extraits du texte caché qui entrent par effraction sur la scène publique. Que cela soit volontaire ou pas, cela participe de l’incessante « guérilla » comme dit Scott, à laquelle se livrent les deux camps et, selon les réactions, ou leur absence, ces effractions viennent faire bouger la ligne de front dans un sens ou dans l’autre. Ce qu’il cherche à montrer, c’est que contrairement à ce qu’une certaine sociologie et une non moins certaine science politique voudraient faire accroire, il n’existe nulle part, même pas dans les systèmes les plus durs de domination, de rapport de force complètement figé – bien sûr, les dominants ont tout intérêt à ce qu’on le croie, et leurs opposants, les marxistes par exemple, ont un peu donné dans le panneau en parlant de « fausse conscience » : les masses seraient « inertes » car anesthésiées par l’idéologie dominante qui « naturalise » la domination. C’est encore une vision de dominants car, répond Scott, ce n’est pas parce que la domination est là et qu’elle entretient un rapport de force défavorable (souvent même écrasant), que les dominés lui accordent la « naturalité ». Chez les esclaves comme chez les intouchables en Inde ou les métayers dans des systèmes féodaux, le texte caché existe, et entre soi, on se raconte comment l’ordre du monde pourrait se renverser, comment l’on pourrait devenir les maîtres ou même, parfois, comment l’on pourrait connaître un monde sans maîtres ni esclaves. C’est ce texte caché qui fait irruption au grand jour lors des « saturnales du pouvoir » (titre du chapitre 8), telles la Révolution française ou la Commune, pour ne citer que ces deux-là. Mais bien sûr, ces éruptions volcaniques sont précédées de longues maturations souterraines, lesquelles se peuvent déceler, aux yeux de l’observateur attentif, sous les formes variées de ce que Scott a nommé « l’infrapolitique des subalternes » (titre du chapitre 7) : « Le texte caché, dit-il, n’est pas que rumination et grognements en coulisse ; il donne lieu à une série de stratagèmes discrets et pratiques visant à minimiser l’appropriation. Chez les esclaves, par exemple, ces stratagèmes ont traditionnellement inclus le chapardage, le maraudage, l’ignorance feinte, le travail bâclé ou feint, le tirage au flanc, le troc et la production souterraine, le sabotage des récoltes ou des machines, voire des bêtes, les incendies volontaires, la fuite, etc. Chez les paysans, le braconnage, l’occupation illégale des terres, le glanage non autorisé, le versement de loyers en nature inférieurs au dû, le défrichement de champs clandestins et le manquement aux impôts seigneuriaux ont constitué des stratagèmes courants. » On voit ici que la notion de « texte » est à prendre au sens large – il ne s’agit pas seulement d’énoncés, mais aussi d’un ensemble de postures et d’actes qui sont constitutifs de cette « infrapolitique » (laquelle, attention, n’est pas une « sous-politique », ou une « prépolitique », non, mais bien plutôt la politique des subalternes en situation de rapport de force défavorable). Pour cela, les subalternes ont besoin de « sites cachés » – soit des lieux à l’abri de toute incursion des dominants – afin de pouvoir y élaborer leur texte. Chez les esclaves, c’était souvent la nuit, à l’écart de l’« habitation ». Ce sont de tels « sites cachés » que les chasseurs de sorcières croyaient débusquer dans les orgies infernales du sabbat (c’est moi qui conjecture cela). Mais on pourrait aussi bien parler de sites cachés à propos des premières Bourses du travail, conçues comme des forteresses de la lutte des classes, des squats, des groupes non-mixtes féministes ou encore d’espaces libérés tels Notre-Dame-des-Landes ou les caracoles zapatistes.

En dehors de ces lieux protégés du regard des dominants, les subalternes, dominés mais qui n’en pensent pas moins et n’en résistent pas moins, doivent la plupart du temps déguiser leur expression, faute de quoi il pourrait leur en cuire. « C’est la politique du déguisement et de l’anonymat : elle se déroule aux yeux de tous mais est mise en œuvre soit à l’aide d’un double sens soit en masquant l’identité des acteurs [ici on pense bien sûr aux passe-montagnes des zapatistes, encore inconnus au moment où Scott écrivait son livre]. Les rumeurs, ragots, légendes locales, plaisanteries, rituels, codes et autres euphémismes – soit une grande partie de la culture particulière des groupes dominés – rentrent dans ce schéma. » Scott en donne de nombreuses illustrations. Quant à moi, je me souviens avoir été frappé, lorsque j’ai débarqué, jeune citadin, au début des années 1970, dans les collines du sud-est de la France, par des tournures, des formes d’humour que je ne comprenais pas bien et dont j’ai appris par la suite qu’il s’agissait de ces « autres euphémismes » dont parle Scott. Les Anglais désignent ce procédé par le terme « understatement ». On en dit moins pour en faire entendre plus. Comme le dit Scott, les dominés avaient développé ces formes d’expression, et d’humour, afin de pouvoir les utiliser en public, voire à la portée des oreilles des dominants, sans que l’on puisse les réprimander pour autant. Et par ici, dans notre haute Provence, ce style avait déteint sur les formes d’humour encore pratiquées dans les conversations de comptoir ou du grand marché du lundi matin (hé oui, lundi matin !). Cela donnait des expressions du genre : « Il ne t’arrivera rien » ou « Celui-là, il a plus vite fait un tour que deux… » On en trouve des traces ailleurs, par exemple chez les chroniqueurs du Moyen Âge qui avaient la lourde charge de louanger non-stop les puissants d’alors. Or il arrivait que ceux-ci ne soient pas à louanger… C’est ainsi que Froissart écrivit de l’un des rois dont il chanta les mérites qu’il était « lent à informer et dur à ôter d’une opinion » – un con, en somme, mais c’était mieux dit.

Il faudrait encore parler du carnaval, espace-temps par excellence de l’expression des subalternes. Le monde y est renversé cul par-dessus tête, du moins dans les carnavals qui n’ont pas été « récupérés » par les marchands et ne méritent plus guère ce nom (comme à Nice, pour n’en citer qu’un). À La Plaine, à Marseille, on sent bien par contre que l’enjeu du carnaval n’est pas seulement de fournir une « soupape de sécurité » aux dominants, comme le prétendent certains analystes tenants d’une vision statique de la société et d’un soi-disant « ordre des choses » aussi fatal que naturel. Les policiers, eux, aimeraient bien s’en débarrasser une bonne fois pour toutes, de ces trublions, comme le montrent assez leurs brutalités à l’encontre des fêtards.

Il faudrait aussi parler des « saturnales du pouvoir », quand, enfin, le texte caché des dominés tient le haut du pavé. Mais cela pourrait prêter à malentendu, comme le fait remarquer Scott : « Tant que notre conception de ce qu’est le politique se réduit aux activités déclarées ouvertement, nous sommes amenés à conclure que les groupes dominés n’ont pas de vie politique, ou bien que la vie politique qu’ils peuvent avoir se borne aux moments exceptionnels d’explosion populaire. »

Il y aurait enfin tout un autre développement à faire à propos des Gilets jaunes vus à travers la grille d’analyse de Scott : à la limite entre le texte caché et le public, improvisant des « sites cachés » sous les yeux de tous sur les ronds-points, refusant toute organisation centralisée et surtout toute représentation, on pourrait dire qu’ils sont emblématiques de ce que Scott appelle l’infrapolitique des subalternes.

Encore une fois, c’est la marque des grands livres que de nous renvoyer, et de nous aider à éclairer, des situations que nous vivons chaque jour. Grâce soit rendue aux éditions Amsterdam d’avoir réédité celui-ci.

[1] Entretien paru dans le n°42 de Vacarme et reproduit en post-scriptum dans la réédition de 2019.

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Capitalisme carcéral

Jackie Wang, Capitalisme carcéral. Traduit de l’anglais (américain) par Philippe Blouin et Claude Rioux. Préface de Didier Fassin et postface de Gwenola Ricordeau. Éditions divergences, 2019 [éd. originale Semiotext(e), 2018]

« On dirait de la fiction, mais il s’agit de faits scientifiques. » Zach Friend, responsable de la stratégie médiatique de PredPol, entreprise étatsunienne de police prédictive.

Capitalisme carcéral, on dirait souvent que c’est de la fiction, tant le tableau brossé par Jackie Wang de l’évolution du capitalisme américain est effrayant… Ça n’en est pas, pas plus que cela ne se prétend « scientifique ».

L’ami qui m’en a recommandé la lecture m’avait parlé d’un livre « touffu ». C’est le moins que l’on puisse dire. Comme le dit Didier Fassin[1] dans sa préface, la critique de Jackie Wang s’expose selon plusieurs modes en une composition de textes mêlant « observations et indignations, essais et récits, citations et poèmes » : « l’analyse à la Bourdieu des structures de domination et la protestation contre l’inégalité des mouvements Occupy, la dénonciation à la Fanon de la perversion du racisme et la révolte contre l’injustice de Black Lives Matter, l’enquête et la désobéissance, le procès et l’émeute, la plume et la rue ». Des textes assez différents les uns des autres, donc, mais dont l’ensemble s’avère très cohérent. Quant à moi, je pense avoir trouvé la clé de ce livre dans son troisième chapitre, qui traite de « biopouvoir et délinquance juvénile » à travers le phénomène des « jeunes superprédateurs », une « vraie fiction », pour le coup, créée au début des années 1990 par « des politologues, des criminologues et des politiciens comme Bill et Hillary Clinton » qui prophétisèrent l’arrivée de ces sortes de monstres dans les rues des villes américaines. Le « spécialiste » alors le plus reconnu – et surtout le plus influent – de la question était un certain John DiIulio, professeur à Princeton. Selon lui, « un simple calcul mathématique montre que dans dix ans, les enfants qui ont aujourd’hui entre quatre et sept ans auront entre quatorze et dix-sept ans [sic]. En 2005, le nombre de garçons dans ce groupe d’âge aura augmenté de 25% en général et de 50% pour les Noirs. » Et d’assurer qu’il pouvait « prédire en toute confiance [que] les cinq cent mille garçons supplémentaires qui auront entre quatorze et dix-sept ans en l’an 2000 signifient au moins trente mille meurtriers, violeurs et agresseurs de plus qu’aujourd’hui dans les rues ». Si, si, vous avez bien lu, ceci fut publié dans un journal (City Journal) en 1996 sous le titre suggestif « My Black Crime Problem, and Ours ». Conscient de l’insuffisance argumentative de ce constat, le même auteur se demandait dans la foulée comment « prouver que la croissance démographique […] déchaînera une armée de jeunes prédateurs criminels à côté desquels les leaders des Bloods et des Crips [gangs californiens de l’époque] paraîtront des enfants de chœur ? » Question à laquelle il répondait par une théorie de la « pauvreté morale » comme « conséquence du fait d’avoir grandi entouré d’adultes déviants, délinquants et criminels, dans un environnement vulgaire, violent, sans Dieu, sans père et sans emploi. » Chez les Nègres, en somme – mais cela allait sans dire. Le résultat de cette campagne fut l’adoption, par la quasi-totalité des États américains, d’amendements aux lois sur les mineurs qui aboutirent à la création, pour ces mêmes mineurs, de peines de prison à perpétuité sans possiblité de libération conditionnelle – juvenile life without parole, JLWOP, peines qui n’existent, comme le fait remarquer Wang, dans aucun autre pays du monde. Plus de deux mille cinq cents (deux mille cinq cents !) délinquants mineurs furent condamnés à des JLOWP, jusqu’à ce que la Cour suprême décide en 2016 que cette disposition était anticonstitutionnelle. Mais n’allez pas croire pour autant que les deux mille cinq cents condamnés étaient sortis d’affaire : nombre d’entre eux se virent de nouveau condamnés à des peines de perpétuité ou à des décennies de détention criminelle lors de la révision de leur procès. C’est ce qui arriva au grand frère de Jackie Wang : après avoir été condamné à une JLOWP pour un crime qu’il était censé avoir commis en 2004, alors qu’il avait dix-sept ans, il comparut de nouveau (neuf ans après le premier procès !) afin de déterminer s’il avait droit, ou non, à une révision de son jugement. Sa sœur décrit ce qui se passa alors :

« Nous attendions le procès depuis neuf ans. Quand le jour est arrivé, j’ai immédiatement compris au langage corporel de la juge et à la manière dont elle intimidait mon frère, debout à la barre des accusés, que quelque chose ne tournait pas rond. Puis d’un coup, tous nos espoirs ont disparu. La juge a établi que la sentence du jury aurait été la même malgré les nouveaux éléments de preuve, qui révélaient que mon frère avait agi en légitime défense alors qu’il était agressé par une bande de garçons. »

Trois ans s’écoulent encore (« Trois ans », ça va si vite à écrire…) : « Je me [sentais] coupable d’être à Harvard, de mener cette vie alors que mon frère était en prison. J’ai cessé de consulter mes mails, j’ai cessé de faire mes devoirs – j’ai cessé de vivre. Ma psychanalyste m’a envoyée à McLean pour une hospitalisation partielle. » Puis intervient l’arrêt de la Cour suprême. Un an plus tard environ (si je compte bien, il ya a alors dix-sept ans que le frère de Jackie est en prison – dix-sept ans, ça va vite à écrire aussi…), se tient une nouvelle audience de « détermination de la peine » (il ne s’agit donc pas de revenir sur le fond de l’affaire). Et voici comment se décide la destinée d’un homme :

« Le juge n’écoutait pas – il ne regardait même pas le témoin. Puis ce fut au procureur de faire une déclaration. C’était un jeune homme qui semblait complètement indifférent à cette affaire […] il s’emmêlait les pinceaux dans les faits les plus élémentaires. Il n’avait probablement même pas lu le dossier. Puis ce fut le tour de l’avocate de mon frère de livrer son plaidoyer. Alors qu’elle parlait, le procureur se leva et lui dit qu’il avait une offre. L’avocate alla le voir pour discuter des termes de l’offre : quarante ans. Quand elle la révéla à mon frère, je l’ai vu fondre en larmes et crier en enfouissant sa tête dans ses mains. Quarante ans !

« L’avocate : “Mais vous n’allez pas terminer vos jours en prison.” Mon frère : “On ne pourrait pas tout simplement continuer l’audience ?” L’avocate : “Disons que vous avez votre clé dans le démarreur et que si vous la tournez, il y a une chance sur trois que la voiture explose. Allez-vous tourner la clé ?”

« Il fallait prendre une décision : jouerait-il sa vie ? Tournerait-il la clé ? Non. Il a accepté l’offre. »

On conçoit que la doctorante de Harvard ne soit pas indifférente à l’objet de son étude, qu’elle nomme « capitalisme carcéral ». Il est difficile à résumer. J’essaierai cependant en disant que ce capitalisme « carcéral » est la forme prise aujourd’hui par un capitalisme que l’on pourrait dire (et que certain·e·s disent) « racial » et qui s’est édifié en grande partie grâce à l’esclavage. Cette forme présente des similitudes avec l’esclavage. Ainsi, Jackie Wang consacre-t-elle son premier chapitre à l’économie de la dette, qui aboutit à réduire en quasi-servitude une grande partie des pauvres en Amérique, et en particulier les personnes noires et latinx[2]. En voici un exemple parmi d’autres, tiré d’un article du Harvard Law Review[3] : Tom Barrett, d’Augusta en Géorgie, est verbalisé en 2012 pour le vol d’une cannette de bière : « Quand [il] a été appelé à comparaître, on lui a offert les services d’un avocat commis d’office moyennant des frais de 80 $. [Il] a refusé de payer et n’a pas contesté son accusation de vol à l’étalage. La cour l’a condamné à une amende de 200 $ assortie d’un an de probation. Les clauses de sa probation incluaient le port d’un bracelet contrôlant la consommation d’alcool. La sentence n’exigeait pas qu’il cesse de consommer de l’alcool (son bracelet détecterait la consommation sans que cela porte à conséquence), mais Barrett devait choisir entre louer ce bracelet ou aller en prison. Ce bracelet a coûté à Barrett un montant de base de 50 $, plus des frais de service mensuels de 39 $, plus des frais d’utilisation de 12 $ par jour. L’amende de 200 $ était versée à la municipalité, mais les autres frais (qui s’élevaient à plus de 400 $ par mois, allaient à une entreprise privée, Sentinel Offender Services. » Voilà qui fait cher de la cannette…

On remarque aussi deux autres choses : tout d’abord que l’amende va à la municipalité : le chapitre 2 de Capitalisme carcéral est entièrement consacré à cette question. Il est intitulé « La police et le pillage : notes sur les finances municipales et l’économie politique des amendes et des frais ». Pour aller vite, on dira que les municipalités et souvent aussi les autres entités administratives étasuniennes (comtés, États), après avoir appliqué à la lettre le programme néolibéral consistant à diminuer voire supprimer tous impôts et taxes sur les riches (blancs) se sont retrouvés en quasi-faillite (voire en faillite comme Detroit) et réduits à pressurer les pauvres (Noirs et autres non-Blancs) afin de financer des « services » qui se réduisent de plus en plus à la surveillance et à la répression. Ainsi s’est développé un modèle d’économie circulaire – la police taxe les « délinquants » (parfois pour des délits imaginaires, ou alors automatiquements induits par le manque d’infrastructures, ainsi ne pas mettre ses poubelles au bon endroit, parce qu’il n’existe tout simplement pas), lesquels, pressurés de toutes parts, se voient poussés à pratiquer toutes sortes d’illégalismes pour survivre, ce qui permet à la police de les taxer, etc. Et pour celles et ceux qui ne peuvent/veulent plus participer à ce petit jeu, il y a toujours la case « prison ».

Autre remarque : la privatisation des services de sécurité, entreprises de plus en plus florissantes en régime capitaliste carcéral, dans la mesure où ce ne sont plus seulement les prisons, ou les services aux prisons, qui sont privatisées, mais toute une série d’activités extérieures aux lieux de détention : surveillance, services de probation, équipements de contrôle comme on l’a vu avec l’exemple du bracelet, etc. Ceci permet aussi de se rendre compte que la réalité du capitalisme carcéral, ce n’est pas seulement la détention, c’est un continuum qui franchit allègrement les murs des prisons pour soumettre les populations pauvres et racisées à une incarcération à ciel ouvert. Un système que Michelle Alexander avait décrit voici quelques années dans un ouvrage justement nommé : La Couleur de la justice[4], et qui permet, accessoirement, de retirer leurs droits civiques à un nombre très significatif de citoyen·ne·s, et donc de conforter la domination des Wasp (White Anglo-Saxon Protestant).

Au passage, on remarquera encore que grâce aux amendes des pauvres, la police se paye, entre autres, les services d’entreprises telle PredPol, dont les algorithmes sont censés permettre de prévoir « scientifiquement » les risques de délinquance et de criminalité dans tel et tel quartiers de la ville et donc de planifier tout aussi « objectivement » l’organisation de la surveillance policière… Bizarrement, ces algorithmes prévoient toujours plus de problèmes dans les quartiers pauvres – et noirs – que dans les quartiers riches – et blancs. Un chapitre du livre de Jackie Wang leur est consacré[5].

Mais revenons à Tom Barrett, d’Augusta en Géorgie. Au moment de sa verbalisation pour vol à l’étalage, sa seule source de revenu était la vente de son plasma sanguin. (On se souvient qu’il avait environ 400 $ par mois à débourser pour payer sa surveillance par bracelet électronique.) Il dit qu’il donnait « tout le plasma [qu’il pouvait] et mettai[t] tout cet argent dans [s]on bracelet de cheville ». Il commença à sauter des repas afin de payer ce bracelet et il s’ensuivit qu’il ne fut plus éligible aux dons de plasma, en raison d’un taux trop bas de protéines. « Lorsque sa dette envers Sentinel atteignit 1000 $, l’entreprise obtint un mandat d’arrêt contre lui et [il] fut jeté en prison pour cause de dettes impayées. »

Jackie Wang dit au début de son introduction[6] que son projet de livre est né lorsqu’elle a écrit le texte « Contre l’innocence », qui en constitue aujourd’hui le chapitre 6. Elle y dit des choses qui me paraissent très importantes, et c’est pourquoi je m’y arrêterai un petit peu.

Elle critique tout d’abord la politique antiraciste contemporaine (le texte date d’avant Black Lives Matter) qui est « structurée », écrit-elle, « par le sentiment d’empathie et fondée sur des cris d’innocence. Dans ce cadre, l’empathie est conditionnelle au fait qu’une personne corresponde aux normes de pureté morale qui font d’elle une victime authentique. […] On exige des Noirs qu’ils soient purifiés de leur “négritude” [niggerization]. La politique de la reconnaissance – qu’elle soit sociale, politique, culturelle ou légale – exige des suspects qu’ils soient entièrement blanchis, neutralisés et inoffensifs. […] Faire appel à “l’innocence” pour contrer la violence anti-Noirs, c’est faire appel à l’imaginaire des Blancs. […] La réponse du flic à la question d’un Noir – pourquoi m’as-tu tiré dessus ? – est toujours tautologique : “Je t’ai tiré dessus parce que tu es noir ; tu es noir parce que je t’ai tiré dessus.” Comme l’observait Frantz Fanon, la cause devient conséquence. » Ce n’est pas tout. Le recours à l’innocence présuppose aussi que l’on ramène l’analyse à des facteurs purement individuels, car « une politique de l’innocence ne peut être attentive qu’à des actes racistes flagrants et individualisés », occultant ainsi le racisme libéral « qui opère à un niveau structurel ». Normes sociales et représentations médiatiques contribuent puissamment à structurer la dimension psychique et affective du racisme, par-delà les individus. C’est ce qu’avait montré brillamment Elsa Dorlin[7] en analysant le déroulement du procès des policiers responsables du lynchage de Rodney King à Los Angeles : le regard blanc lui-même était tellement conditionné qu’il ne permettait même pas aux juges de voir tout simplement ce qu’il y avait à voir sur la vidéo de ce lynchage : un lynchage. Les avocats des policiers plaidèrent ainsi la légitime défense contre toute évidence, et obtinrent gain de cause – ce qui déclencha des émeutes raciales à Los Angeles, mais c’est une autre histoire.

Dans ce même chapitre, Jackie Wang s’oppose aussi aux conceptions des groupes eux-mêmes critiques du capitalisme mais qui mettent « de côté sa dimension anti-noire et occultent la violence gratuite quand elle ne peut pas être attribuée exclusivement à des forces économiques ». « Comme le discours libéral », poursuit-elle, « les perspectives antisociales et post-gauchistes sont structurées par des prémisses blanches, qui délimitent quelles questions peuvent être posées et quelles catégories sont les plus utiles. Par exemple, le goupe d’ultragauche Tiqqun[8] explore les manières dont les sujets sont enchevêtrés dans le pouvoir par le biais de leur identité, mais se concentre surtout sur les formes de pouvoir qui investissent la vie (la “biopolitique”) au détriment de ce qu’Achille Mbembe décrit comme “le pouvoir et la capacité de décider qui doit vivre et qui doit mourir” (la “nécropolitique”). Ce cadre d’analyse relève résolument d’une perspective blanche. Car il y est affirmé que le pouvoir ne se manifeste pas dans des rapports de force ou de violence directs, et que le capitalisme se reproduit en nous poussant à nous produire nous-mêmes, à exprimer notre identité par nos choix de consommation, et à fonder notre politique sur l’affirmation d’identités marginalisées. » Citant une autre chercheuse afro-féministe qui « rejette cette conception du pouvoir en termes de production et d’affirmation de la vie » et critique l’idée de Foucault selon laquelle il n’y aurait pas de dehors du réseau carcéral, lequel « économise[rait] tout, y compris ce qu’il sanctionne », elle poursuit cette critique en disant qu’« une conception purement générative et disséminée du pouvoir occulte complètement la réalité de la violence policière, la militarisation du système carcéral, la violence institutionnelle de l’État providence et de l’État carcéral, ainsi que la mort sociale et la terreur que vivent les gens à peau noire ou marron. Assurément, les prisons “produisent” de la race ; par conséquent, une théorie du pouvoir comme configuration générative où les rapports de force directs sont minimisés ne peut relever que d’une position subjective blanche. »

Je me suis un peu attardé sur ce passage car il me semble qu’il « nous » concerne directement, ce nous entre guillemets désignant, disons, des Blancs critiques du capitalisme, en France aussi. Et puis, je me demande si nous ne pourrions pas appliquer ce raisonnement à la question du genre, et particulièrement aux féminicides dont on commence à parler beaucoup ces jours-ci grâce aux militantes féministes. On voit bien, en effet, ce que nous apporte la conception foucaldienne du pouvoir si l’on se place dans le cadre de rapports, disons, « civilisés ». Mais que nous dit cette conception des violences faites aux femmes et particulièrement des féminicides ? Et l’on pourrait aussi se poser la même question à propos des violences sur les enfants, dont beaucoup aboutissent aussi à des décès.

Quoi qu’il en soit, on aura compris, si l’on a bien voulu me lire jusqu’ici, que je recommande chaudement la lecture de ce livre. Il fait froid dans le dos, c’est vrai, mais il aborde des questions qui se posent aussi en France, pays qui possède semble-t-il un taux assez record d’enfermement – sans parler de la question raciale, sur laquelle les personnes racisées ont encore beaucoup à nous apprendre.

 

[1] Professeur à l’EHESS et à Princeton, il travaille sur les question de répression et de châtiment. Il est auteur d’ouvrages sur la police (La Force de l’ordre), la prison (L’Ombre du monde) et la pénalité (Punir. Une passion contemporaine), tous parus au Seuil ces dernières années.

[2] Non, ce n’est pas une faute de frappe : le terme « latinx » a été introduit récemment aux États-Unis par des activistes et des universitaires afin d’éviter la binarité de genre entre « latino » et « latina », comme me l’apprend une note du traducteur.

[3] « Policing and profit », Harvard Law Review, vol. 128, n°6, 2015.

[4] Édition française : Syllepse, Paris, 2016.

[5] Le chapitre 4 : « Une histoire de flics et de geeks : PredPol et police algorithmique ». À ce sujet, on peut lire aussi « La police du futur », de Mathieu Rigouste et « Dans la boîte noire des algorithmes », de Claire Richard, tous deux publiés dans les numéros 10 et 11 de la Revue du Crieur (juin et octobre 2018, coédition Mediapart et La Découverte).

[6] Très conséquente, elle compte un peu moins de quatre-vingts pages – je dis cela pour qui ne voudrait pas lire tout le livre : il y a moyen de s’en faire une bonne idée en lisant seulement cette introduction, même si je trouve qu’il vaudrait mieux tout lire : l’ouvrage est passionnant de bout en bout, et souvent aussi très touchant lorsque l’autrice évoque son expérience personnelle.

[7] Dans Se Défendre. Une philosophie de la violence, Zones éditions, 2017, dont nous avions rendu compte ici-même.

[8] Ici, Jackie Wang ne renvoie pas à un texte précis de Tiqqun. On pourrait supposer qu’elle fait allusion au concept de « bloom ». (Tiqqun est cité une autre fois dans le livre, dans le chapitre sur PredPol et les algorithmes. Il s’agit là de « L’hypothèse cybernétique » dans Tout a failli, vive le communisme !, Paris, La Fabrique, 2009.)

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« Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale

Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019.

Le 1er novembre dernier, une cinquantaine de personnes signaient une tribune dans Libération intitulée : « Le 10 novembre, à Paris, nous dirons STOP à l’islamophobie ! » Depuis, on a entendu tout et n’importe quoi dans les médias mainstream. Que cet appel avait été suscité par des (proches des) Frères musulmans, que des méchants islamistes l’avaient signé, etc. Au point que certains des premiers signataires s’en sont désolidarisés, tel François Ruffin (député de la France insoumise), qui a dit à France Inter qu’en fait, il l’avait signé par mégarde, alors qu’il était en train de manger des gaufres avec ses enfants à Bruxelles[1] et qu’il ne se joindrait pas à la manif car le dimanche il a foot… Quant à Yannick Jadot, vedette des Verts, il s’est rétracté lui aussi. Honte à eux. Et je ne parle pas des autres empaffés qui, allez savoir pourquoi, se mordent les doigts d’avoir signé ce texte[2] qui ne contient pourtant rien de bien méchant. S’il est critiquable, c’est plutôt, selon moi, parce qu’il induit l’idée que nous assisterions en ce moment, avec la montée de l’islamophobie, à un phénomène nouveau, voire inédit[3] en France. Non seulement c’est faux d’un point de vue historique, mais c’est aussi une faute politique que de laisser entendre cela, puisque, ce faisant, l’on se positionne aux côtés des laïcards républicains qui n’hésitent pas à avancer, au mépris de la vérité des faits, que l’utilisation du terme islamophobie daterait de la révoltion iranienne, en 1979, lorsque des « mollahs » l’auraient employé pour disqualifier le combat de femmes opposées au port du voile. « Stupéfiante négligence, écrit Le Cour Grandmaison, où les textes et les faits susceptibles de contredire cette affirmation péremptoire sont ignorés ou traités en chiens crevés. » En réalité, et comme cela apparaît dans le titre même de son ouvrage, le terme « islamophobie » apparaît dès la fin du xixe siècle : « À l’époque, l’adjectif “islamophobe” sert à qualifier et à critiquer soit des ouvrages qui se signalent par l’imputation aux musulmans de nombreuses caractéristiques négatives liées à l’essence supposée de leur religion et de leur civilisation, soit les orientations coloniales fondées sur la peur de l’islam et des mahométans, tous deux pensés comme autant de menaces extrêmement graves pour la stabilité et la “mise en valeur” de ces possessions. » Il s’agit donc d’un terme utilisé dans le cadre d’une polémique sur la gestion des colonies, et non pas sur le principe colonial lui-même. Pour faire vite, certains pensent qu’en respectant la religion musulmane et ses fidèles, on s’en fera plus facilement des alliés plutôt qu’en les criminalisant et en les réprimant à tout bout de champ – ce qui semble-t-il, fut plus souvent le cas[4].

Pour résumer, en caricaturant à peine on pourrait dire 1) que l’on envahit des pays dont on massacre une bonne partie des habitants afin de leur apprendre à vivre, 2) que l’on cherche à établir un régime à peu près stable dans ces pays, régime fondé sur la domination des envahisseurs sur les dits « indigènes » et 3) que ce régime est bien sûr un régime militaire et policier avant tout, mais aussi un régime juridique et idéologique (ou, si l’on préfère, un « régime de vérité »). Je ne reviens pas ici sur les deux premières parties du programme – massacres et compagnie. Là-dessus, on lira avec profit les histoires de la colonisation[5]. Olivier Le Cour Grandmaison s’intéresse ici avant tout au « régime de vérité » établi par les colonisateurs. Son livre compte à peu près trois cents pages, et chacune est pleine des horreurs que les grands écrivains, scientifiques et autres juristes dont la France est si fière ont débité à flots continu contre les Arabes et l’islam. Je n’ai pas vraiment envie de les répéter ici. Mais la lecture en est édifiante. Elle nous permet aussi – et surtout – de resituer le débat actuel autour de l’islamophobie dans la longue perspective de la colonisation et du racisme qui l’a accompagnée. Et elle me donne envie de cracher à la gueule des salopard·e·s d’aujourd’hui qui persistent à construire leur carrière politique sur la désignation de boucs émissaires livrés à la vindicte de leur espérés électeurs, et aussi à la gueule de ceux qui entretiennent les tensions autour du soi-disant « problème » de l’immigration, afin de pouvoir se poser ensuite en seul rempart contre les islamophobes, ce qui revient finalement au même : au joli temps des colonies, déjà, les modalités de la domination se discutaient entre « islamophiles » (le terme existait aussi) et islamophobes… Un livre essentiel, donc, pour savoir où s’enracine la politique française d’aujourd’hui. Et pour connaître un point de vue vraiment opposé, on lira Frantz Fanon.

[1] Ce qui nous a valu ce beau pataquès de La Provence du 10 novembre : « […] François Ruffin […] assure avoir signé “distraitement” le texte en mangeant des gaufres ou des enfants. »

[2] https://www.liberation.fr/debats/2019/11/01/le-10-novembre-a-paris-nous-dirons-stop-a-l-islamophobie_1760768

[3] Voir les premiers paragraphes du texte, qui commencent par des formules comme : « Depuis des années, nous assistons… », puis font référence à deux événements récents (l’attentat contre la mosquée de Bayonne et le scandale causé par un élu du Rassemblement national au Conseil régional de Bourgogne), un peu comme si auparavant, les musulmans n’avaient jamais été victimes de discriminations, voire d’agressions dans notre belle patrie des droits de l’homme…

[4] Cela a déjà été dit et bien dit par Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed dans Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte Poche/Essais, 2016 [2013].

[5] Par exemple celles du même Olivier Le Cour Grandmaison : Coloniser, exterminer. Sur la guerre et L’État colonial, éd. Fayard, 2005 ; La République impériale. Politique et racisme d’État, éd. Fayard, 2009 ; De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, éd. Zones/La Découverte, 2010.

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Petite histoire du gaz lacrymogène

Anna Feigenbaum, Petite histoire du gaz lacrymogène. Des tranchées de 1914 aux Gilets jaunes, Traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, avec une préface de Julius Van Daal, éditions Libertalia, septembre 2019 [éd. originale : Verso, 2017].

On pardonnera volontiers à l’éditeur français de ce livre l’anachronisme de son sous-titre. L’édition originale datant de 2017, il ne pouvait y être question des Gilets jaunes, leur irruption sur les ronds-points datant comme chacun sait du 17 novembre 2018. Il est vrai, comme le dit Julius Van Daal dans la préface qu’il a rédigée pour l’édition française, que « le 1er décembre 2018, une grêle de 15 000 grenades lacrymogènes s’est abattue sur Paris en quelques heures, établissant une sorte de record. » Et l’on comprend que Libertalia ait voulu situer ce livre remarquable sur l’histoire des gaz de combat utilisés par la police au cœur de l’actualité récente en France, probablement afin de mieux le vendre. Il aurait pu s’en passer, je crois, car la qualité du travail d’Anna Feigenbaum mérite à elle seule qu’on la lise. Elle-même, dans son « Avertissement » précise que si son ouvrage est « le fruit de cinq années de recherche », qu’il est « nourri d’une longue consultation des archives, de dizaines d’entretiens, de centaines de conversations, de milliers d’articles de presse, de plusieurs enquêtes sur l’expédition de millions de grenades à gaz – et de quelques visites à des salons internationaux de la sécurité » et qu’il propose « une synthèse de milliers d’heures de travail de recherche effectué par d’autres […] pendant plus de neuf décennies », il est surtout centré sur le monde anglo-saxon et il y manque « une histoire du rôle de la France et de l’Allemagne dans le développement du gaz lacrymogène et du lien entre le colonialisme européen et l’essor des armes moins létales » (c’est moi qui souligne).

On aurait aussi pu appeler ce livre « Histoires d’enfumage », car il montre que ce qui devait devenir l’industrie de la communication s’est développée en même temps que celle de ces fameuses armes soi-disant « non-létales », selon la terminologie des marchands d’armes et de la police.

Cette histoire a une préhistoire – voici déjà plus de deux millénaires, « les dynasties régnantes en Inde auraient utilisé des écrans de fumée, des vapeurs somnifères et des armes incendiaires sur le champ de bataille ». Plus proche de nous, et plus sinistre, il faut rappeler les enfumades du Dahra pratiquées en 1845 par l’armée française en Algérie. « En juin, le colonel Pélissier fit allumer un brasier à l’entrée d’une caverne où s’était réfugiée une partie de la tribu révoltée des Ouled Riah, provoquant la mort de plus de sept cents personnes[1] » (hommes, femmes et enfants). Le colonel de Saint-Arnaud, quant à lui, enterra vivants, en bouchant les issues de la grotte où ils s’étaient réfugiés, les Sbéah : « La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques, écrivit-il. […] Il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. Ma conscience ne me reproche rien[2]. »

L’histoire du lacrymo proprement dit commence avec la boucherie de 14-18. Il semble que ce soient les militaires français, encore eux, qui aient eu les premiers la riche idée de balancer des gaz sur les tranchées allemandes. Et ce n’est pas un hasard si ce furent eux : en effet, nous apprend Feigenbaum, « la police française[3] travaillait, dès avant la Première Guerre mondiale, à l’élaboration de produits chimiques destinés à déloger les barricadiers. Les autorités françaises, tirant la leçon des révolutions du xixe siècle, cherchaient une arme capable de pénétrer une barricade avec davantage d’efficacité que le tir des fusils et même que celui des canons, pour briser l’esprit collectif qui unissait les barricadiers. »

Après la guerre, les armes chimiques furent interdites sur le champ de bataille par les conventions internationales. Toutefois cette interdiction fut interprétée différement d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Dans ce dernier pays, en effet, prévalut durant deux décennies environ un discours somme toute assez logique, tel celui du lord du Sceau privé estimant qu’il était « impossible de soutenir plausiblement que le gaz lacrymogène puisse être utilisé en cas de désordres civils mais pas sur le champ de bataille. » Les Américains, par contre, ne s’embarrassèrent point de tels scrupules : « Pourquoi les États-Unis », déclara le général Amos Fries, personnage clé de l’histoire du gaz lacrymogène, « ou tout autre pays hautement civilisé, renonceraient-ils à la guerre chimique[4] ? Il est absurde de prétendre que son usage contre des sauvages n’est pas une méthode juste et loyale, sous prétexte que les sauvages n’en sont pas équipés. Aucune nation ne tient compte de cela, de nos jours. Si les troupes américaines qui combattaient les Moros aux Philippines l’avaient fait, il aurait fallu que nos soldats ne soient vêtus que d’un pagne et ne se servent que d’épées et de lances. » Cela aussi avait le mérite d’être logique… Solidement appuyé sur cette conviction, Amos Fries, au prix d’un intense effort de lobbying, réussit à obtenir des millions de dollars pour le Chemical Wars Service qu’il dirigeait. Voici ce que disait de lui un journal spécialisé, Gas Age Record, dans son numéro daté du 6 novembre 1921 : « [Fries] a bien étudié la question de l’emploi des gaz et des fumées pour mater tant les foules que les sauvages […] dès que les officiers de police et les administrateurs coloniaux se seront familiarisés avec le gaz comme moyen de maintenir l’ordre et d’affermir leur pouvoir, il y aura une telle diminution des désordres sociaux et des soulèvements de sauvages qu’elle équivaudra presque à leur entière suppression. » Et d’énumérer les avantages du gaz : « […] soustraire l’individu à l’humeur collective de la foule […] l’officier qui commande n’a pas besoin d’hésiter avant de donner à ses hommes l’ordre de s’en servir. » Bien financé, Fries put embaucher des dizaines de chercheurs, mais aussi investir dans l’autre nerf de la guerre, la communication. Les premières applications de cet « art nouveau […] furent destinées à donner une image positive des compagnies minières qui stipendiaient des nervis pour briser violemment, le plus souvent avec l’aide de la police, les grèves de mineurs. Une ample campagne de presse présentait le gaz lacrymogène comme une arme “sans danger”, idéale pour réprimer les fauteurs de trouble en tout genre. Cette croisade était en fait destinée à fournir aux autorités, à la police, aux fabricants d’armes chimiques et aux militaires un moyen de contrôler les foules mécontentes, tout en le parant d’une image morale positive. Ce fut cette découverte essentielle, en matière de relations publiques, qui alimenta la croissance de ce que l’on appelle aujourd’hui le marché du maintien de l’ordre “à létalité réduite”. »

Ce marché explosa littéralement à la suite de la crise de 1929, durant la Grande Dépression. Évidemment, il y avait beaucoup de mécontentement, et par suite beaucoup de manifestations… Une commission sénatoriale américaine qui enquêta sur l’usage du lacrymogène durant ces années-là conclut qu’il s’en était vendu pour une somme équivalant à vingt et un millions de dollars actuels entre 1933 et 1937.

Pendant ce temps-là, les choses évoluèrent aussi au Royaume-Uni. En effet, de plus en plus d’administrateurs coloniaux réclamaient la possiblité d’utiliser des armes « non-létales » afin de contrôler les foules qui se rebellaient contre la tutelle coloniale. En 1933, le ministère de la Guerre produisit un mémorandum qui ouvrit la voie au gaz lacrymogène. Il avançait « cinq points en faveur de cette nouvelle technique antiémeute : éviter de procurer des martyrs au camp adverse ; atteindre tous les manifestants d’un seul coup ; limiter la nécessité de recourir à l’armée contre des civils ; permettre aux policiers de disperser des foules sans avoir à attendre qu’elles se déchaînent ; réduire le nombre de policiers nécessaires au maintien de l’ordre public ». Je souligne car cet argument sur l’anticipation de l’émeute est tout à fait intéressant dans la mesure où, aujourd’hui, les responsables gouvernementaux en charge de la répression des manifestations affirment en général exactement l’inverse : ainsi le sinistre de l’Intérieur Castaner et son acolyte Nuñez n’ont-ils cessé de prétendre, durant l’ « année jaune » qui vient de s’écouler, que les armes « à létalité réduite » dont David Dufresne a recensé les ravages[5] n’auraient jamais été utilisées contre des foules pacifiques, mais bien contre des « émeutiers ». Foutaises, évidemment[6]. Mais la com’ a fait des progrès depuis ses débuts dans les années vingt du siècle passé. L’une des étapes décisives de ce progrès fut constituée par les travaux de la commission Himsworth sur l’usage du gaz lacrymogène et ses effets à Derry, en Irlande du Nord. En 1969 eurent lieu dans cette ville de graves aggressions perpétrées par les loyalistes (protestants et partisans du maintien dans le Royaume-Uni) contre les populations pauvres des quartiers catholiques de Derry. Les loyalistes furent protégés et même appuyés par la police, et un déluge de gaz lacrymogènes s’abattit sur le quartier catholique du Bogside. Lors de leur marche annuelle commémorant une victoire d’un prince d’Orange contre des troupes irlandaises, les loyalistes attaquèrent ce quartier. Les habitants se défendirent et les repoussèrent. La police d’Irlande du Nord intervint en protection des loyalistes. À la suite de ce que l’on appela la « bataille du Bogside », et en raison d’une certaine émotion soulevée en Grande-Bretagne par les méthodes brulales de la police, fut mise sur pied une commisssion d’enquête présidée par un éminent médecin londonien, Sir Harold Himsworth. On pouvait s’attendre à ce que cette commission, très « propre sur elle » et nommée par la puissance coloniale, minimise les effets des armes utilisées, et en particulier du gaz lacrymogène. Négligeant, ou même réfutant tous les témoignages des victimes et des personnes qui les avaient soignées, le plus souvent en dehors des hôpitaux – contrôlés par des médecins loyalistes –, la commission livra une conclusion pour le moins surprenante : les effets du CS (gaz lacrymogène) devaient, selon elle, être considérés comme « davantage analogues à ceux d’un médicament qu’à ceux d’une arme ». À l’évidence, la commission n’avait existé que comme caution « humanitaire » du ministère de l’Intérieur anglais. On devrait faire passer le mot à Christophe Castaner. Une commission ad hoc pourrait ainsi nous expliquer que les yeux crevés, les mains arrachées et autres traumatismes subis par les manifestant·e·s, sans parler de la mort d’une dame âgée à Marseille, ne sont que des effets secondaires et somme toute mineurs de la médication recommandée au pays par les bons docteurs d’En marche… (Ce qui est probablement assez proche de leur point de vue.)

Même si cet avis de la commission Himworth, qui date du début des années 1970, peut paraître absurde, surréaliste, grotesque ou que sais-je encore, il faut pourtant constater qu’il a été systématiquement cité depuis chaque fois qu’un gouvernement voulait minimiser les effets des armes « non-létales »[7]. Et que l’industrie des armes « à létalité réduite » se porte bien : elle pèse aujourd’hui, au niveau mondial, près d’un milliard et six cents millions de dollars. Ses représentants se retrouvent régulièrement au sein de salons internationaux comme Milipol, l’un des plus courus, qui se tient chaque année au parc des expositions de Villepinte, non loin de Paris. C’est là qu’Anna Feigenbaum a rencontré une commerciale de la société israélienne Ispra, à qui elle a demandé ce qu’étaient les cylindres bleus alignés sur une des étagères du stand et qui ressemblaient à des grenades en carton. La vendeuse lui a répondu qu’il s’agissait de grenades lacrymogènes « biodégradables » dont la production « participe de l’effort d’Ispra pour remplacer des matériaux dangereux par d’autres, “moins nocifs pour l’usager comme pour l’environnement”. » Sans blague ! Ces grenades écolos sont fabriquées en fibre de verre composite qui disparaît entièrement au moment de l’explosion… et surtout, elles constituent « une réponse intelligente et raffinée » (dixit Ispra) à ce que les spécialistes du secteur appellent le « phénomène du retour à l’envoyeur » (quand les personnes ciblées par la police lui renvoient ses grenades).

Les marchands d’armes et leurs clients ne reculent décidément devant rien pour fourguer leur camelote, nous l’envoyer sur la gueule, puis s’en foutre, de notre gueule. Ainsi Castaner peut-il soutenir qu’il n’a jamais vu de « violences policières » contre les Gilets jaunes ou Macron ne pas supporter que l’on prononce même ces mots dans un État de droit comme la France.

Bref, lisez Anna Feigenbaum, ce bouquin regorge d’informations (y compris d’ailleurs sur les oppositions aux armes de la police, dont elle est elle-même une militante[8]), dont je n’ai donné ici qu’un aperçu.

[1] Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénaud (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962, éd. La Découverte, 2014, p. 32.

[2] Ibid. Sur Saint-Arnaud, on peut lire aussi (en tout cas, je la recommande chaudement) l’impeccable « biographie à charge » de François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, parue chez Points/Seuil en 1995. Par ailleurs, il paraît important de rappeler que la pratique des « enfumages » s’est poursuivie par la suite, surtout dans des contextes de conflits (dé)coloniaux. Ainsi, le professeur de médecine Marcel-Francis Kahn, qui se rendit au Vietnam en 1966 et 1967 afin d’y étudier les effets des gaz de combat et des produits chimiques sur la population civile, rapporta-t-il que fréquemment les GI’s tiraient ou jetaient des grenades lacrymogènes dans les abris souterrains où se réfugiaient les familles vietnamiennes pendant les combats. L’armée américaine prétendait que le gaz CS n’étant pas mortel, les cas de décès observés alors provenaient d’un manque d’oxygène : les victimes avaient eu tort de se terrer dans des lieux clos afin de se protéger des gaz et des bombardements…

[3] En particulier le préfet Lépine, nous dit Julius Van Daal dans la préface. La traque et les assassinats de grand style des bandits anarchistes Bonnot (en 1912), puis Garnier et Valet, avaient mobilisé des compagnies entières de militaires et même des mitrailleuses (préfigurations, encore assez improvisées, d’actions antiterroristes plus récentes comme le siège de l’appartement de Mohamed Merah ou celui de l’imprimerie dans laquelle s’étaient réfugiés les frères Kouachi, après le massacre de Charlie-Hebdo). « Ces faits divers à forte connotation politique fournirent un prétexte au préfet de police, qui avait dirigé ces sièges spectaculaires, pour lancer officiellement des recherches sur les gaz de combat à usage policier. » Au-delà, ajoute Julius Van Daal, il s’agissait bien plutôt de la maîtrise des foules, plutôt remuantes à l’époque : Lépine avait en effet été confronté à de nombreuses manifestations ouvrières et émeutes, comme celle du 1er juillet 1910, à l’occasion de l’exécution du cordonnier tueur de flics Liabeuf.

[4] La notion de « civilisation » est très importante ici. Amos Fries n’hésita pas à déclarer, le 11 novembre 1924 (date anniversaire de l’armistice qui mit fin à la Grande Guerre), que « le niveau d’utilisation de la chimie peut presque servir aujourd’hui de baromètre de la civilisation dans un pays ». Ce qui tendrait à dire que la Solution finale nazie, avec ses chambres à gaz aimablement fournies par l’industrie chimique, fut l’expression, en quelque sorte, de la quintessence de la civilisation.

[5] http://www.davduf.net/alloplacebeauvau

[6] À ce sujet, voir : https://www.facebook.com/assembleedesblesses/ et https://desarmons.net/.

[7] Anna Feigenbaum relève ainsi un certain nombre de déclarations comme celle de ce ministre de l’intérieur britannique qui déclara en 1996 que « toutes les constatations scientifiques prouvent que le CS ne présente aucun danger pour la santé humaine ». Il est vrai que l’on pourrait dire d’une matraque qu’elle ne présente, en soi, aucun danger pour la santé humaine. On se demande tout de même à quoi pourraient bien servir des armes totalement inoffensives…

[8] Voir le site (en anglais) qu’elle anime avec d’autres : riotid.com

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Martin de Tours

Mina Süngern, Martin de Tours. Vu par Frédérique Loutz. Les éditions du Chemin de fer, 2019

Avec Martin de Tours, Mina Süngen nous donne un beau texte qui porte sur quelques épisodes de la vie et de la mort de Martin, évêque de Tours au ive siècle. Comme c’est le parti pris de son éditeur, ce récit est mis en regard d’images dessinées par Frédérique Loutz : les éditions du Chemin de fer ont en effet, depuis les années 2000, construit leur catalogue (de belle tenue) en alliant formes narratives courtes, nouvelles et romans brefs, avec une iconographie qui témoigne de leur « intérêt fondateur pour le renouveau du dessin en tant que medium de modernité » (dixit leur présentation).

Le texte s’organise en cinq mouvements dont quatre sont inspirés de la biographie du saint par Sulpice Sévère (lui aussi canonisé par la sainte Église catholique), qui aurait connu Martin, selon un chroniqueur de l’époque, le dernier étant tiré de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours, qui fut au vie siècle l’un des successeurs de Martin sur le trône épiscopal des Turons – ainsi nommait-on les habitants de Turonorum, ancien nom de Tours : à cette époque, la Gaule fait partie de l’empire romain et les hommes d’Église y parlent latin, comme la mince frange des aristocrates gallo-romains.

De Martin, nous nous souvenons surtout du partage de son manteau avec un mendiant, un soir d’hiver. Mina Süngern décrit la scène, mais vue par le mendiant. Celui-ci se demande : « Pourquoi cet idiot ne me donne-t-il pas son manteau en entier ? Que va-t-il faire d’une moitié de manteau ? », ce qui paraît frappé au coin du bon sens. Trois autres épisodes de ce récit sont également écrits du point de vue des subalternes. L’esclave du circitor (officier de garde dans l’armée romaine tardive) Martin, dans le campement d’Ambianorum (Amiens), l’esclave sténographe auquel Sulpice Sévère dicte la Vie de saint Martin, une femme, un esclave et un batelier pour la scène finale durant laquelle aristocrates Turons et Pictaves se disputent la dépouille du saint. L’avant-dernier moment, qui voit Martin refuser de continuer à servir sous les armes à la veille d’une importante bataille contre les Germains, et être jeté dans un cachot pour cela, est rapporté depuis le point de vue d’un primicier, officier assistant du « comte des domestiques », lequel était le commandant en chef de la garde impériale. De façon assez subtile, Mina Süngern brouille ici les cartes, nous montrant que la société était déjà assez complexe alors : ainsi, le primicier, dont la position n’est pas des plus basses, mais est tout de même inférieure à celle du comte des domestiques, est-il un Romain de pure extraction, tandis de son chef, lui est « d’origine barbare ».

À la lecture de la postface de l’auteure et de sa bibliographie, on comprend qu’elle s’est sérieusement documentée afin de donner une version acceptable (du point de vue de la « vérité des faits », si cela existe) de ces tranches de vie(s) venues d’une époque si lointaine et qui nous sont connues par des hagiographies sur lesquelles on est en droit d’émmettre quelque doute. « […] ce qui m’attirait dans l’histoire de Martin, dit-elle, c’est qu’elle me mettait narrativement dans l’embarras : comment rendre compte d’événements à la véracité desquels je ne croyais pas ? Et par ailleurs, comment donner en français moderne l’image d’un monde qui était perçu dans d’autres langues, mortes aujourd’hui ? Comment rendre compte de consciences dont la singularité est inexorablement perdue pour nous ? » Eh bien, je dirai qu’elle s’en tire bien. Mieux que ça, même. Afin de répondre à ces questions, elle use d’un « artifice » : « au lieu de raconter une histoire, j’ai composé des tableaux », dit-elle, « avec l’ambition non pas de reconstituer un époque, mais de donner voie à l’imaginaire que générait en moi cette époque ». Et elle le fait avec un certain brio, une écriture à la fois précise et poétique qui restitue, autour des personnages qu’elle traite à la manière d’un chroniqueur, une flore, une faune, bref un environnement naturel à la fois très présent et indifférent aux heurs et malheurs des humains. « Chaque matin, on nous informe des derniers événements survenus à la surface du globe. Et pourtant, nous sommes pauvres en histoires remarquables », écrivait Walter Benjamin dans Le Conteur[1]. Du temps de Sulpice Sévère et Grégoire de Tours, on avait des histoires remarquables et on était pauvre en informations. J’admire la façon dont Mina Süngern a réussi à se jouer de ces contraintes afin de nous donner, en ces temps de communication effrénée, une de ces histoires.

Ci-après, le premier des « moments » du récit.

Au milieu d’un hiver rigoureux, et si rude, que beaucoup de personnes périrent de froid, Martin, un jour qu’il n’avait que ses armes et un manteau, rencontra, à la porte d’Amiens, un pauvre nu […] L’homme de Dieu comprit que ce malheureux […] lui était réservé. Mais que pouvait faire Martin ? Il avait distribué tous ses vêtements aux pauvres, et n’avait plus que son manteau. Toutefois, il saisit son épée, le coupe en deux, en donne la moitié au pauvre, et se revêt de l’autre moitié.

Sulpice Sévère, La Vie de saint Martin

Ambianorum[2], hiver 334

L’herbe poussait malaisément sur le bas-côté.Les feuilles étaient éraflées par le vent, pressées, couchées contre le sol, leur pointe effilée tremblotant comme le doigt d’un vieillard. Lorsque la bourrasque se taisait un instant, elles essayaient de se redresser, les limbes tâchant de s’étendre dans l’espace en se dépliant par petits mouvements brusques, mais elles ne retrouvaient pas leur forme originelle et restaient penchées sur le côté jusqu’à ce qu’une nouvelle rafale ne les écrasât. On distinguait à peine le vert noir et sec qui les habillait, et dont on aurait dit qu’il n’était pas le signe de bonne santé de la plante mais, au contraire, celui de sa dégénérescence, le sédiment de ces nombreuses années à être herbe sur le bord du chemin, un vieux vert pour une vieille herbe, si vieille qu’elle en était devenue épaisse et rêche, et la touffe qu’elle formait entre les cailloux du chemin semblait ne pouvoir pas être arrachée, si dense était, sous la terre, le réseau de ses radicelles. Car il lui avait fallu de l’opiniâtreté pour continuer à croître, à taller et à survivre, à cet endroit battu par le vent, la pluie, la neige, écrasée par les sabots des chevaux et des mules, pour échapper aux coups de dent des chiens faméliques et aux coups de bec des poules. Aussi, ce vert n’aurait pu décliner en un jaune paille tirant sur le brun, celui du fourrage qu’on donnait à manger aux bêtes, quand bien même le soleil eût été sévère durant de longs mois, car ce vert était désormais l’être même de cette herbe. Mais ce vert se distinguait mal à présent, car la nuit tombait. Déjà, là-bas, à l’horizon, le ciel était noir et versait avec l’ombre la bise sifflante qui raclait le sol et emportait avec elle les cailloux du chemin ; la bise ennemie, sans âme, qui ne se fait pas de scrupules des choses ni des corps, qui bouscule sur son passage les petits cailloux et les touffes d’herbe, qui craquelle la peau et la fend. La nuit, en s’étalant sur la terre, poussait devant elle la bise, elle la déployait sur la surface de la terre, comme on déploie un drap ou une nappe ; et comme les miettes de pain roulent sur la table, roulaient sur le chemin les petits cailloux. Ils faisaient un bruit d’ossements, s’entrechoquant les uns les autres, avançant au gré des directions où les portaient leur forme et les accidents du chemin, tantôt passant par-dessus d’autres cailloux plus petits ou un banc de graviers, ralentis un moment par ces obstacles, mais remis aussitôt en route par le souffle qui ne faiblissait pas, prenant une nouvelle orientation parce qu’une de leurs arêtes avait rencontré l’angle d’un autre caillou qui les avait fait dévier, suivis dans leur sillage par une traînée de limon, tantôt tombant dans un trou du chemin, tantôt coincés dans l’angle d’une racine, le vent les enveloppant, les étreignant de toutes parts, et eux tremblotant, se collant aux parois du trou ou à l’écorce de la racine, mais demeurant là. Le vent, par là-dessus, hurlait ainsi qu’une lame de fer sur une meule, il tournait autour des fortifications comme s’il voulait y pénétrer, courait contre les murailles en geignant sur cet obstacle mis en travers de sa route, et sa colère décuplant sa force, il déferlait de chaque côté de l’enceinte, sirène folle volant ensuite au-dessus de la terre vers l’extrémité du plateau, parmi les hautes futaies.

Un pied jaune et noir, un pied qui ressemblait à un morceau de bois, la peau du talon devenue corne auréolant le calcaneum, pauvre soleil blanchâtre, les veinules bleues comme des ficelles distendues sous le derme zébré d’éclairs rouges et noircis de larges hématomes, les orteils tordus, déformés par les oignons, aux ongles brisés, certains d’entre eux étant tombés laissant la chair à nu, d’autres si épais qu’on aurait dit des serres, et la plante couverte d’une épaisse semelle de crasse, ce pied donc se posait sur les cailloux du chemin, insensible à leurs pointes qui s’enfonçaient dans la chair, et ne se soulevait que quand s’abattait en avant de lui, dans sa diagonale, l’extrémité d’un bâton de bois plus vivant que le pied lui-même, de sorte que la masse, soutenue par ce pied et ce bâton, quoique péniblement, avançait. Cette masse était douée d’un regard et voyait, au bas de la muraille, les pierres se faire absorber par la nuit, se laisser couvrir par la main de la nuit, par cette grande main invincible ; les pierres et les touffes d’herbe étaient dérobées par la nuit qui avait amené le vent avec elle, autant dire la mort. La détresse descendait dans ce corps difficilement soutenu par ce pied et ce bâton, s’ajustait à son volume, se collait contre la paroi interne de la peau, dure, battante comme une cloche. Dans l’obscurité, là-bas, en avant, entre deux salves de vent, on entendait les sabots d’un cheval fouler les cailloux du chemin à pas mesurés, solides, des pas d’autorité qui n’avaient pas peur de la nuit, ni du vent. Ces pas s’approchaient, bien qu’on ne distinguât encore aucune forme, et qu’ils disparussent parfois dans la gueule du vent. Pendant ce temps, les murailles se coulaient dans la nuit, fondaient, ne laissant au regard que les reflets grenus de la pierre, grâce auxquels on pouvait encore deviner qu’il y avait, là, quelque chose, une ville. La détresse dans le corps s’alourdissait et ramenait tout ce qui aspirait encore à la vie vers le bas, vers les cailloux du chemin, dans un affaissement général, si bien que l’univers entier avait l’air de pencher. Le pied et le bâton s’alternèrent plus rapidement sur le sol dans la direction du bruit des sabots, quand bien même ce cheval pût porter, comme la nuit et le vent, la mort en personne. Le bruit des sabots se fit bientôt aussi proche que celui d’une goutte percutant la surface d’une vasque dans une rue adjacente. L’espoir et la crainte se mêlaient dans le corps en un alliage indigeste, écœurant, qui menaçait de rompre son unité, comme si le visage qui allait apparaître au-dessus de la tête du cheval – il faudra d’ailleurs se renverser en arrière, se tordre pour regarder là-haut, et déjà l’idée endolorissait le cou et le dos – comme si ce visage était le visage même du destin, qui allait soulager le corps de sa douleur, que ce fût par la mort ou par un bienfait – quoique seule la mort pût réellement l’arracher à sa condition misérable. On pouvait maintenant sentir l’odeur du cheval, l’odeur chaude de sa robe glissant sur ses muscles saillants, ce pelage qui avait connu l’étable, le foin, et les soins d’une main affectueuse ; cela sentait la puissance, la santé, cela sentait le feu, la viande grillée, le vin, les rires. On entendait aussi le bruit du fer qui cliquetait. Les yeux distinguèrent le poitrail massif du cheval qui se découpait sur l’obscurité, un mollet enserré dans des courroies de cuir, maintenu par l’étrier le long du flanc rond de la bête, puis une cuisse sous une tunique, contre laquelle pendait un fourreau gainé de cuir rouge, orné de palmettes et de plaquettes de cuivre ajourées. Le mendiant s’arrêta, se courba, se tordit dans un mouvement de déférence et de supplication, ne pouvant encore redresser la tête parce que la stabilité qu’exigeait la révérence mobilisait trop d’efforts.Le cheval s’était aussi arrêté, mais si souplement que son mouvement se prolongeait au-devant de lui. Un souffle tiède s’échappa de ses naseaux. Le mendiant vit un reflet étincelant sur les bossettes du mors, le blanc de l’œil du cheval, sa pupille noire indifférente qui se tournait vers le sol. Il ne put encore que pousser un gémissement car les mots étaient trop difficiles à articuler. La bise entreprit une nouvelle attaque, elle transperça le corps du mendiant, le pinça,le secoua. Il vibrait comme une marionnette. Poussé par l’urgence d’être débarrassé de son agresseur, lemendiant lança son regard vers le haut et vit un visagejuvénile, encadré dans un casque, qui attendait, les yeux baissés dans sa direction. « Seigneur, par pitié, j’ai froid ! » dit le mendiant. Le soldat porta la main à son épée. Son poing se ferma autour du manche, les veines de son avant-bras se gonflèrent, une force massive mais contrôlée irradia le bras depuis l’épaule, et le soldat tira l’épée de son fourreau – le fer apparut froidet nu, provoquant chez le mendiant un mouvement de recul : les deux mains accrochées à son bâton, le pied se tournant vers l’arrière, il se préparait à fuir. L’épée restait suspendue dans l’air ; de son autre main, le soldat lâcha les rênes du cheval et dégrafa, à hauteur de ses clavicules, la fibule de son manteau qu’il maintenait jusque-là enveloppé autour de sa poitrine. C’était un manteau de drap doublé de laine, et, pendant à présent au bout du bras du soldat, il claquait dans le vent. La pointe de l’épée se dirigea vers l’étoffe dans une tentative pour la transpercer, mais soit le vent la soulevait ne permettant pas au fer de l’atteindre, soit l’étoffe épousait la forme de l’épée, n’offrant pas à la lame la résistance propice à l’effet de son tranchant ; ainsi le soldat, juché sur son cheval, redoublait de coups contre son manteau qui restait intact, et donnait l’impression de se battre contre un fantasme. Le mendiant pensa : « Ce soldat est idiot. » Exaspéré, le soldat changea de tactique et enroula l’étoffe autour de l’épée, puis donna une violente( poussée à l’arme qui, cette fois-ci, traversa le tissu. Satisfait, le soldat attrapa de nouveau son manteau par le col, et depuis l’ouverture qu’il venait d’y faire, le fendit de haut en bas, afin de le couper en deux. Il en tendit une moitié au mendiant qui s’en empara, remerciant, courbant la tête, faisant de nouvelles révérences, et pensant par-devers lui : « Pourquoi cet idiot ne me donne-t-il pas son manteau en entier ? Que va-t-il faire d’une moitié de manteau ? »

[1] Walter Benjamin, Le Conteur, VI, in Œuvres III, éd. Folio essais, p. 123.

[2] Amiens

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La Dignité ou la mort

Norman Ajari

La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race

Février 2019, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte

« La dignité ou la mort, curieux… » me suis-je dit tout d’abord. Cela me rappelait « La liberté ou la mort », mot d’ordre, slogan, devise souvent lue ou entendue – mais où ça, au fait ? Un rapide coup d’œil sur Internet m’a renseigné : le premier résultat donné par DuckDuckGo pour « La liberté ou la mort » est Elefthería í thánatos, rien moins que la devise nationale de la Grèce, mais aussi de Chypre et (en anglais, of course) du New Hampshire, selon Wikipédia. C’est aussi le titre d’un roman de Nikos Kazantsakis, qui y met en scène un épisode de la lutte séculaire des Crétois contre l’occupant turc.

C’est encore le titre d’un tableau quelque peu emphatique de Jean-Baptiste Regnault, qui date de 1795 et qui montre dans le ciel (on aperçoit en arrière-plan une partie de la rotondité terrestre) une espèce d’ange (couillu) écartant les bras vers, à sa gauche, une représentation de la mort, squelette couvert d’un suaire noir et tenant une faux, assis sur un nuage, et, à sa droite, sur un autre nuage, une représentation de la liberté portant un vêtement tricolore évoquant de loin le drapeau révolutionnaire (adopté en 1790, modifié en 1794), brandissant de la dextre un bonnet phrygien et de la gauche un triangle maçonnique, assise en haut d’une sorte d’escalier (symbolisant le mérite, et donc l’égalité ?), ce qui lui donne une position dominante par rapport au spectre d’en face ; au pied de cette « liberté », un faisceau à la romaine lié par des bandelettes bleu-blanc-rouge. Comme toujours dans l’imaginaire occidental, le noir est réservé à la mort. J’emploie à dessein cette formulation équivoque ou « le noir » désigne aussi bien une teinte qu’un « nègre ». C’est bien ce que dit Norman Ajari (à la suite de Césaire et Fanon, sur lesquels, entre autres, il appuie sa démonstration) : « Selon l’écrivaine franco-camerounaise Léonora Miano, écrit-il, “la capture, la déportation, la mise en escalavage, le colonialisme sont autant de crimes contre l’humanité, qui constituent la matrice d’où ont émergé les Noirs du monde actuels, la racialisation ayant été le corollaire du trafic humain transatlantique et l’une de ses principales particularités.” » (C’est moi qui souligne.) Autrement dit, comme l’avait bien relevé en son temps Colette Guillaumin (voir sur Antiopées, « In memoriam Colette Guillaumin »), c’est l’esclavage et la traite négrière qui ont « fixé » la catégorie « Noir », et non l’inverse. Guillaumin, écrivais-je dans l’article cité, « fut une des premières à affirmer que la race n’existe pas, en tout cas pas comme réalité matérielle. La race n’est rien d’autre qu’un rapport social de domination, lui-même issu de ce rapport de domination absolue – Guillaumin emploie le terme d’appropriation – que fut l’esclavage des débuts de la modernité capitaliste. » Je ne pense pas que Norman Ajari contesterait cet énoncé. Cependant il va plus loin. En effet, sa thèse est que les siècles de crimes contre l’humanité perpétrés par les esclavagistes et les impérialistes ont fini par créer une race noire, sinon du point de vue matériel, au moins du point de vue de l’essence. Oups ! c’est le mot qu’il ne fallait pas prononcer – ce type verserait-il dans un vulgaire essentialisme ? Eh bien oui, il ose. Comment en arrive-t-il à parler d’« essence noire » ? Pour le comprendre, il faut d’abord faire retour sur ce qu’il entend par « dignité » – concept central de tout son exposé, comme l’indique justement son titre.

Il commence par une généalogie de cette notion, en partant de la période républicaine de la Rome antique. Alors, la dignitas, selon Agamben, « indique le rang et l’autorité qui reviennent aux charges publiques et, par extension, ces charges elles-mêmes ». Le dignitaire est ainsi porteur d’une fonction qui ne lui appartient pas en propre mais dont il hérite – qu’il reçoit après qu’elle ait été portée par un autre : « Le roi est mort, vive le roi ! » Continuité de la dignitas impliquant un dédoublement de l’individu qui la porte, en tant que, précisément, il est un simple mortel mais qu’il est aussi le (haut) dignitaire. J’ajoute la parenthèse à dessein : en effet, la troisième caractéristique de la dignitas est d’exprimer la hiérarchie entre citoyens : chez les « prémodernes », comme dit Ajari, il y a les dignes et donc les indignes. Et comme on s’en doutait un peu, cette dernière caractéristique n’a pas vraiment disparu avec le passage à la modernité…

La dignité « moderne », justement, s’annonce à la Renaissance, précisément vers la fin du Quattrocento, avec la parution de De la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole (Picco della Mirandola), dont « l’idée centrale […] est la suivante : l’humain a été créé par Dieu comme un être d’exception par rapport au reste du monde animal ». Toutefois, Pic n’abandonne pas complètement l’ancienne conception, car il établit lui aussi une hiérarchie, non plus seulement citoyenne, « urbi » (dans la cité) mais aussi mondaine, « orbi » (hors la cité), qui accorde une valeur maximum à la divinité, et donc aux bienheureux humains qui s’en approchent le plus, tandis que les « créatures » privées de raison, elles, ne valent rien. L’homme (selon la formule de Descartes), est « maître et possesseur de la nature », à condition toutefois qu’il sache aussi faire respecter la hiérarchie en lui-même : ainsi, selon Pic, l’âme humaine est divisée entre « deux natures : l’une tournée vers les cieux, […] l’autre […] vers les enfers ». L’humain disparaît quasiment dans cette représentation, écartelé qu’il est entre bestialité et divinité. On voit à quoi va servir cette conception dans le contexte de la Conquista puis de la traite négrière.

Arrive Kant, lequel, dans son essai Qu’est-ce que les lumières ?, prolonge, nous dit Ajari, la réflexion de Pic, mais en la délestant de son attirail religieux : « Sa conception des progrès de l’esprit n’oppose plus le démonique au divin, mais l’état de minorité à celui de majorité – c’est-à-dire la situation de dépendance de l’humain à sa parfaite indépendance. » Selon Kant, la dignité, c’est la parfaite autonomie de l’individu humain qui « n’est astreint à aucune autre législation que celle de sa propre raison ». Cela aboutit à une conception juridique et abstraite de l’être humain, coupé de toute attache concrète, ne se définissant que par sa « dignité », elle-même renvoyant à sa condition d’« être moral ». Le problème, c’est que les humains qui ne se conforment pas à cette définition sont « affreux, sales et méchants » (selon le titre du film d’Ettore Scola) – tels ces « Nègres d’Afrique […] qui n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus de la niaiserie ». Il est vrai, écrit Ajari, que « Kant fut un adversaire de l’esclavagisme : un homme ou une femme, admettait-il, ne saurait être à vendre. Mais la scission […] entre la “personne” juridico-morale et l’individu réel [le poussait] à se ranger du côté de l’abolitionnisme en dépit des Noirs. À ses yeux, ces derniers [étaient] des humains malgré tout, des êtres de raison nonobstant leur abjection intrinsèque ».

Ainsi, depuis Rome, la dignité est-elle en quelque sorte toujours « détachée » de son porteur. Puis, avec la modernité, elle est concue comme une « propriété abstraite, détachée de l’expérience et des temps », anhistorique et non située. De nos jours, c’est Jürgen Habermas qui a prolongé cette réflexion, avec sa notion d’espace public de discussion garanti par l’État de droit, cadre démocratique dans lequel il faudrait absolument s’inscrire si l’on prétend faire reconnaître une injustice – une indignité – subie : il faudrait parler, et poliment s’il vous plaît, la langue du pouvoir[1].

Une fois retracé cet itinéraire de la dignité dans la philosophie morale, qui reste à « décoloniser » selon Ajari, ce dernier pose que cette notion « ne se laisse rigoureusement penser que dans la perpective des humains les plus vulnérabilisés d’une société donnée : les opprimés. » Soit les… indignes, ou ceux auxquels est infligée l’indignité. Le paradigme de cette dernière nous est fourni par l’esclavage et la traite négrière. Aussi bien, ce sont les témoignages des esclaves eux-mêmes qui permettent de jeter les bases de la pensée décoloniale dont se réclame Ajari. Il ne s’agit évidemment pas, comme s’en défendait Fanon dans Peau noire, masques blancs, « de se laisser engluer par les déterminations du passé » : « Je ne suis pas esclave, ajoutait-il, de l’esclavage qui déshumanisa mes pères » Mais il ne faut pas interpréter cela comme une invitation à l’oubli des souffrances passées : il s’agit au contraire de connaître l’histoire de l’esclavage, « de se rendre familier de ses machinations infernales et de ses rouages sanglants », car seule la « conscience de cette mémoire et de ce qu’elle lègue au présent » (je souligne) pourra frayer la voie vers la libération de l’esclavage. Or, « un trait caractéristique de la condition d’esclave réside dans le fait de disposer d’un passé, mais sans aucun droit à la mémoire, à la communauté, à l’héritage ». Et, comme le note encore Ajari, cette « mutilation de la mémoire » a survécu aux abolitions, et on en trouve la trace aujourd’hui encore dans « l’injonction à l’assimilation ou à l’intégration caractéristique de la France contemporaine, toujours adressée aux populations étrangères, voire d’ascendance extra-européenne. » Mais au-delà de cette politique assimilationniste « qui fait écho au désir esclavagiste de destruction de l’altérité », d’autres courants, y compris ceux des « théories critiques européennes, de Horkheimer à Agamben », ont contribué à occulter cette mémoire de l’indigne au nom d’une autre indignité, celle de l’extermination des juifs d’Europe par les nazis. En effet, « l’idée de l’absolue spécificité d’Auschwitz privilégie de facto la thèse d’un effondrement tardif de la culture politique moderne contre celle de sa brutalité native », qui remonte à 1492 et à la « découverte » des Amériques. Cela aboutit, selon Ajari, à « proposer des conceptions trop restreintes de l’indigne, c’est-à-dire une vision insensible, notamment, à l’histoire, aux souvenirs et aux tourments des Amérindiens et des Africains déportés comme constitutifs de la genèse du monde moderne ». Je souligne « insensible » car Ajari poursuit en observant que depuis les récits d’esclaves jusqu’aux textes d’Aimé Césaire, on repère cette conception de l’insensibilité des Blancs. Il s’agit en fait d’une véritable catégorie politique : « L’insensibilité est la capacité à infliger des souffrances à un autre humain, ou à en être témoin, sans éprouver le moindre désir de les faire cesser ou de les diminuer. Il s’agit, au sein de n’importe quelle organisation sociale raciste, d’une qualité prisée pour ne pas dire indispensable. » Ici, difficile de ne pas penser à ce qui se passe sous nos yeux aux frontières maritimes de l’Europe, soit aux dizaines de milliers de morts et de vies indignes produites par les politiques de nos gouvernements. Le problème que soulève Ajari, c’est que ces politiques s’appliquent « au quotidien », et qu’elles sont moins spectaculaires, moins directement terrifiantes que le sont les camps d’extermination et leurs chambres à gaz. Pourtant, elles produisent de l’indigne, au sens de « vies qui ne [valent] plus, ou presque plus, la peine d’être vécue[s] ». C’est pourquoi Ajari introduit pour en parler la notion de « nécropolitique de l’indigne ». Reprenant la distinction d’Agamben entre « le bios, ou la forme-de-vie, c’est-à-dire l’existence politique, immanente aux normes qui la régissent » et « la zoé ou vie nue : la vie capturable par le droit, tuable sans représailles », il la déplace sur le couple thanatos et nécros. Thanathos, c’est, mettons, la mort « ordinaire », celle qui est promise à tout le monde et, comme telle, « assurée, donc rassurante ». « Au contraire, nécros désigne l’interstice entre la mort et la vie qui abrite les esclaves, les enterrés vivants, les gladiateurs ou les héros tragiques. C’est une vie sous forme-de-mort. » C’est cela l’indigne : des vies sinistrées, rendues inhabitables. Plus encore, la nécropolitique ne se contente pas d’« ôter la vie ou de discriminer entre les vies vivables et celles qui ne le sont pas. Elle opère surtout d’incessants déplacements de la frontière même qui sépare la mort de la vie. » Ce que cherche à montrer Norman Ajari, c’est que pour appréhender la condition noire d’aujourd’hui, il ne suffit pas d’opposer la biopolitique normalisée et normalisante et la thanatopolitique génocidaire, mais il faut explorer la zone qui se déploie entre les deux et où règnent des « conditions d’existence qui relèvent de l’indistinction ou de l’hybridation entre la mort et la vie », soit « l’espace nécropolitique de l’indigne ».

C’est ici que nous trouvons la dignité : elle « est d’abord ce qui s’oppose à l’indigne ». En ce sens, c’est-à-dire celui de la lutte des opprimés contre l’oppression, elle prend tout de suite un contenu très concret, tangible. Elle se distingue en cela de concepts tels que l’égalité ou la liberté qui ne sont pensables qu’en terme de relations entre des individus, des groupes sociaux, ou à des institutions dont on voudrait limiter le pouvoir. « Dans la revendication de la dignité, au contraire, les opprimés n’ont d’autre point de référence que leur propre être collectif. » Et qu’est-ce qui pourrait bien constituer l’être collectif des Africains et des diasporas africaines sinon les luttes contre l’esclavage – avec la révolution haïtienne pour « point d’ancrage », dit Ajari – et contre le colonialisme ? Ainsi, la notion de dignité « ne désigne pas seulement les efforts des opprimés pour mener une vie vivable mais également l’histoire de ces efforts ». Ce qui entraîne « une conséquence théorique et politique importante […], à savoir que la prise en compte de la dignité de l’opprimé ne saurait être effective, c’est-à-dire pleine et entière, sans la prise en compte de ce [qu’Ajari] appelle son historicité profonde. » Cette notion désigne la « combinaison et la concaténation de trois phénomènes » : tout d’abord l’expérience vécue et la rémanence des différentes formes de l’oppression (esclavage, ségrégation, exploitation, aliénation) ; puis l’existence et la transmission d’un passé de luttes contre cette oppression ; enfin, « la présence d’un habitus et/ou de marqueurs physiques qui trahissent l’appartenance à un groupe subalterne, auquel on est dès lors renvoyé malgré soi par l’ordre social […] et qui interdisent de tenir l’appartenance au groupe opprimé pour une simple affaire de choix ». La « négritude » césairienne offre un exemple de reconnaissance de cette historicité profonde. « C’est pourquoi, écrit Ajari, elle aboutit à un engagement éthique que je me risque à qualifier d’essentialiste ». Il poursuit ainsi : « Par essentialisme, j’entendrai la politique de l’essence. » Et pour bien mettre les points sur les i, il précise qu’« il ne suffira pas, pour critiquer cet essentialisme-là, d’insister paresseusement sur le caractère “historiquement construit” des identités sociales. Car, à bien y réfléchir, absolument tout au monde est “historiquement construit”, à par les entités mathématiques et, peut-être, Dieu. Ce qui importe pour établir une nouvelle définition de l’essence, ce sont les attachements : non pas un chimérique substrat non construit de l’identité, mais ce dont est née une communauté et ce dont elle refuse, politiquement, la destruction ou la déconstruction. » En conséquence de quoi Ajari « oppose la notion d’une essence noire à celle d’une nature noire, qui suppose qu’il existerait des caractéristiques intellectuelles, physiques ou mentales biologiquement spécifiques à une “race nègre”, qui la prédisposeraient à certaines fonctions sociales plutôt qu’à d’autres ».

Selon Ajari, « l’essence n’est pas une contrainte, mais la simple reconnaissance du fait qu’il existe des attachements vécus, du fait que la mémoire humaine est finie. » Pour autant, il n’admet pas l’existence d’une « historicité profonde » des Européens ou des Blancs. L’idée paraîtra peut-être choquante à des Français, par exemple. Mais il suffit pour la comprendre de dire que du point de vue de la totalité historique et sociale, « l’Occident moderne n’est pas un lieu parmi d’autres, une culture parmi d’autres : il est un principe de destruction, de mise en esclavage et de ravage de l’altérité dans l’histoire. » Il faut également rappeler que cette destruction, cette mise en esclavage, ce ravage de l’altérité se sont exercés en Europe même – ou en Occident – contre des cultures, par exemple la culture occitane écrasée par la croisade des Albigeois (relire Simone Weil), ou contre les femmes, à travers les grandes chasses aux sorcières contemporaines de l’entreprise de « civilisation » du monde par les Conquistadors (relire Sylvia Federici).

Je ne suis pas certain de suivre tout à fait Norman Ajari sur sa critique des philosophes de la « déconstruction » qui conclut la première partie de ce livre – je ne suis pas assez érudit pour bien connaître ces théories, et par ailleurs, il me semble qu’il va un peu vite en besogne. Cela ne m’empêche pas de penser comprendre sa dernière phrase : « Notre dignité est la part indéconstructible de nous-mêmes. » On aura compris, j’espère, à la lecture de ce qui est dit plus haut, que cette dignité n’est pas un signifiant vide mais renvoie à une historicité profonde consistante. Cette consistance, ce contenu sont l’objet de la deuxième partie du livre. Ajari y traite tout d’abord de la théologie qui « a constitué tout au long de la modernité, et malgré d’innombrables conflits et contradictions, un véhicule privilégié de l’affirmation d’une dignité noire ». Voici qui pourra heurter encore une fois un lecteur français de gauche attaché à la laïcité. Mais il est question ici d’une théologie critique, « c’est-à-dire prophétique » qui rompt avec la tradition de l’Église telle qu’elle est issue de la conversion de l’empereur Constantin, en 312 après J.-C., dont le résultat fut de mettre le christianisme « au service de l’impérialisme et du pouvoir de l’État ». L’autre conséquence de cette identification de l’Église à l’Empire fut la disparition – la répression, puis le refoulement vers les « ténèbres extérieures » – des cultes païens, désormais qualifiés de barbares, archaïques et aussi de « particularistes », par antithèse avec l’universalisme qui venait de triompher avec le catholicisme romain. Je passe sur les aventures de cet « universel » (blanc, mâle, hétéro etc.) qui se retouve aussi bien dans la « laïcité à la française ». Sa « valorisation positive est en quelque sorte la philosophie spontanée de la critique sociale contemporaine », nous dit Ajari. Critique qui n’a guère tenu compte, ajoute-t-il, de celle d’Adorno, qui reprochait à la « philosophie de l’identité » son présupposé « selon lequel “rien de particulier n’est vrai” » et la tendance qui en découlait à « vouloir réaliser violemment la Vérité à travers l’abolition de toute singularité ». Or, « l’histoire de la pensée de la dignité noire est en grande partie celle des efforts de politisation du particulier ». Pour autant, il ne s’agit pas non plus de faire comme si la question de l’universel ne se posait pas, car « nul ne peut jamais être certain qu’il n’est pas en train de tenir un discours à portée universelle, ou a minima, universalisable ». C’est pourquoi Ajari propose la notion d’universel par accident : l’universel est ce qui arrive en plus, « à qui lutte dans la dignité et pour la libération » –             ainsi des luttes contre l’esclavage, le colonialisme et l’impérialisme qui s’affrontent à ceux qui luttent… pour réaliser l’universel, autrement dit les porteurs de la « mission civilisatrice ». Les opprimés ne se battent pas au nom d’une certaine idée de l’universel – ou de la dignité, mais leur dignité (porteuse d’universel) apparaît à travers leur lutte. « L’universalité, c’est l’identification par l’opprimé en lutte de sa propre dignité dans celle d’un autre opprimé en lutte. Elle n’existe pas a priori mais toujours a posteriori. »

Ajari nous propose ensuite une présentation de la lutte pour l’émancipation des Noirs américains dont les principaux foyers ont été les églises noires et la théologie de la libération qui s’y est développée, mais aussi le blues. L’un des principaux, sinon le principal théologien noir américain contemporain est James Cone, qu’Ajari cite abondamment : « Nous ne pouvons accepter un Dieu qui inflige ou tolère la souffrance noire. » Puis il consacre un chapitre à la philosophie africaine, retraçant son évolution depuis les premiers textes de missionnaires comme La Philosophie bantoue, publié en 1945 par le Belge Placide Tempels jusqu’à la philosophie de l’« ubuntu ». L’ubuntu « désigne […] la dignité de l’individu et, simultanément, la dignité de la communauté dans son ensemble. » Cette notion a été développée et mise en pratique par Desmond Tutu et Nelson Mandela dans leurs efforts pour une sortie pacifique de l’apartheid. Je ne reviens pas ici sur cette histoire exposée en détails par Ajari. Il faudrait pourtant s’intéresser sérieusement à l’histoire de la Commission vérité et réconciliation (CVR) et à ce qu’elle a tenté en Afrique du Sud, en s’appuyant sur l’ubuntu, lequel considère l’être humain en tant que membre d’une communauté – dans ce cas, une communauté à réparer, et qui a pris le pas sur les individus à punir ou à relaxer, comme ç’aurait été le cas dans le cadre d’une justice punitive. Comme le reconnaît Ajari, il est vrai que pour de nombreuses raisons, qui tiennent aux rapports de forces mondiaux, l’Afrique du Sud demeure pour une bonne part « irréconciliée ». « Toutefois, malgré les indéniables insuffisances de sa mise en application, l’intime fidélité à l’esprit d’ubuntu de la CVR en fait un exemple incontournable d’actualisation d’une philosophie africaine de la dignité. »

Pour terminer, après un bref rappel de la situation actuelle qu’Ajari qualifie d’« apartheid global » (renforcement des frontières des pays riches, multiplication des camps que l’on n’ose plus appeler « de concentration » où l’on parque les « migrants », expéditions militaires néocoloniales, etc.), il critique la théorie de la reconnaissance, en vogue dans la philosophie sociale contemporaine, en se servant des analyses de Fanon, chez lequel il en trouve « trois interprétations successives » : tout d’abord la fixation – dans ce cas, la « reconnaissance n’est autre que celle du statu quo entre le maître et l’esclave ; puis la reconnaissance asymétrique – pour caricaturer : “je te reconnais. Merci qui ?” Et enfin la reconnaissance intégrale. Fanon dit qu’en fait, reconnaître une altérité depuis un « même » qui en sortira inchangé n’est pas vraiment une reconnaissance. Paraphrasant Derrida qui disait qu’il n’y a de pardon que de l’impardonnable, on pourrait résumer la pensée de Fanon en disant qu’il n’est de reconnaissance que du non-reconnaissable. Ce qui entraînerait à « repenser une politique d’accueil non plus à partir de la reconnaissance, mais à partir de la dignité. Ou plus exactement, à partir de la prise en compte des modes spécifiques de reconnaissance qu’implique la prise en compte de la dignité de l’opprimé ».

Mais je dois conclure cette note bien trop longue, et qui cependant ne rend pas suffisamment compte, je le crains, du foisonnement des analyses de Norman Ajari – ainsi, je n’ai probablement pas assez insisté que le fait qu’il s’agit bien d’un essai à la fois philosophique et politique – ou plutot de philosophie politique. J’ai évoqué quelques-uns des courants philosophiques qu’il passe en revue, et qui, pour filer la métaphore militaire, en prennent tous pour leur grade. Mais il y en a beaucoup d’autres que je n’ai pas cités. Je voudrais dire aussi que cette lecture m’a beaucoup appris, et en premier lieu qu’il me reste beaucoup à appendre, tout en me surprenant, voire m’irritant parfois, en tout cas en me donnant toujours à réfléchir, ce qui, je pense, est la qualité première d’un bon livre de philosophie. Je vais donc terminer en recommandant chaudement la lecture de La Dignité ou la mort, et en citant un passage de sa conclusion qui, je crois, se passe aisément de commentaire – on dira seulement qu’il a dû être écrit voici déjà quelques mois.

« […] le discours étatique français décrit l’antisémitisme comme qualitativement différent de tout autre forme de racisme. Plus précisément : il en serait la forme la plus virulente et la plus condamnable. […] c’est un délégué interministériel en personne, le préfet Clavreul, qui affirmait sans fard cette doctrine peu de temps après sa prise de fonction : “Tous les racismes sont condamnables, mais le racisme anti-Arabe et anti-Noir n’a pas les mêmes ressorts que l’antisémitisme dans sa violence. Il faut être capable de dire la particularité de l’antisémitisme.” [Rapporté par Libération du 16 avril 2015.] Ainsi un demi-millénaire de conquêtes, d’esclaves transbordés, de colonisés humiliés, de pillage des ressources de l’Afrique, d’échanges inégaux ne suffisent-ils pas à faire admettre la violence historique et présente de la négrophobie. Mais ce discours officiel n’a pas seulement pour fonction de dissimuler la violence du racisme qui s’exerce en France sur les Afro-descendants et les musulmans. Il vise surtout à transformer ces victimes en coupables. La question du racisme est ainsi totalement découplée des problèmes de souveraineté, de pouvoir et de légitimité. Puisque le véritable racisme est l’antisémitisme, et puisque l’antisionisme[2] et même le militantisme pour la reconnaissance publique des crimes coloniaux seront aisément assimilés à cet antisémitisme, les Noirs et les Arabes se voient transfigurés, par la grâce des discours antiracistes étatiques, en racistes par excellence. »

[1] À ce propos, je ne résiste pas à la tentation d’une actualisation à propos de la manière dont Macron et ses acolytes méprisent les Gilets jaunes et leur langage (même si je ne prétends pas comparer la condition des Français « indignes » d’aujourd’hui à celle des Noirs dont Ajari veut exposer le point de vue). Je recommande à ce propos la lecture de « “Les mots d’un boxeur gitan” : petite histoire du mépris de classe par la langue », par Chloé Leprince, à lire sur le site de France Culture : https://www.franceculture.fr/societe/les-mots-dun-boxeur-gitan-petite-histoire-du-mepris-de-classe-par-la-langue

[2] « Le président français Emmanuel Macron déclarait le 16 juillet 2017 […] : Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. », note Ajari. Énoncé dont il a tiré la conséquence logique mardi dernier (19 février) lors du dîner annuel du Crif en annonçant qu’il proposait d’intégrer l’antisionisme à la définition légale de l’antisémitisme.

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« Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. »

Frédéric Thomas, Rimbaud révolution, éditions L’Échappée, à paraître le 8 février 2019

Frédéric Thomas récidive : il avait déjà publié Salut et Liberté. Regards croisés sur Saint-Just et Rimbaud chez Aden en 2009 et, comme ne le signale pas son éditeur d’aujourd’hui dans son « Du même auteur », Rimbaud et Marx. Une rencontre surréaliste, à L’Harmattan en 2007. Cette omission est-elle due à la mauvaise réputation de L’Harmattan, dont on sait qu’il donne beaucoup dans le compte d’auteur à peine déguisé ? Ou au fait que cet ouvrage abordait déjà le thème de celui qui paraît aujourd’hui à l’Échappée, soit la rencontre entre Rimbaud et Marx dans la politique surréaliste ? Je ne saurais le dire, d’autant moins que je n’ai pas cet ouvrage sous la main… Quoi qu’il en soit, Rimbaud révolution est un excellent essai dont je ne puis que recommander chaudement la lecture.

Je suis tombé dessus un peu par hasard (objectif, aurait ajouté André Breton). En effet, voici ce que j’ai pu lire le 6 janvier dernier en furetant sur Internet (Mediapart pour être précis) : sous le titre « Paradoxal silence autour de la découverte d’une lettre de Rimbaud », Frédéric Thomas s’étonnait du fait qu’une lettre encore inconnue du poète, qu’il avait découverte et publiée dans la revue rimbaldienne Parade sauvage le 10 octobre dernier, ait été totalement ignorée par la presse (hormis un article paru dans Mediapart, déjà, le 24 du même mois, puis une pleine page de la Frankfurter Allgemeine Zeitung le 4 janvier 2019), et cela alors même que cette publication intervenait au lendemain de la vente aux enchères chez Sotheby’s, elle fortement médiatisée, de l’ultime lettre d’Arthur Rimbaud à sa sœur pour la modique somme de quatre cent cinquante mille euros… « Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! » (« Solde », Les Illuminations) mais comme le disait l’ami Frédéric en conclusion de son papier : « […] la découverte d’une de ses lettres nous est infiniment plus précieuse que sa vente. »

La lettre en question était adressée à Jules Andrieu, communard alors en exil à Londres, et dont nous avions rendu compte ici même des Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris (Libertalia, 2016). Elle venait lui exposer le projet d’Histoire splendide nourri par Rimbaud et solliciter quelques conseils d’un érudit plus au fait que lui en terme de documentation et d’édition. Pour plus de détails sur cette missive, on ira consulter par ici sa présentation par Frédéric Thomas.

En ce qui me concerne, l’intérêt principal de cette affaire était l’annonce, à la fin de l’article de Mediapart, de la parution prochaine de Rimbaud révolution. Me voici donc attelé à la rédaction d’une recension… J’avoue que j’ai un peu de mal : je pourrais citer la moitié au moins du bouquin, qui certes est relativement bref (une centaine de pages), mais quand même…

Frédéric Thomas part de la déclaration du groupe surréaliste lue par Paul Éluard à la tribune du Congrès pour la défense de la culture de juin 1935 qui devait « préfigurer une sorte de front culturel, à l’avant-garde duquel se situerait l’URSS, contre le fascisme » : « “Transformer le monde”, a dit Marx ; “changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » « Il ne s’agit pas de “forcer” la lecture des poèmes de Rimbaud ni de les appareiller à une lecture marxiste, avertit Frédéric Thomas, mais de mettre en évidence des analogies, des affinités et d’éprouver leur stimulation. »

L’événement qui marqua Marx aussi bien que Rimbaud, c’est la Commune : « Elle fut “la forme politique enfin trouvée” pour le premier, le point de jonction de la poésie de l’Avenir et de la Sagesse et du Travail nouveaux pour le second, le point de levier pour renverser le vieux monde, faire émerger les germes d’une société nouvelle, régénérer les êtres et le monde, pour tous les deux. » Rimbaud évoque la Commune (ou son agonie) dans une des lettres dites « du Voyant » : « Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris – où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. » (13 mai 1871, à Georges Izambard – c’est moi qui souligne.)

Au-delà de cette évidente convergence, Frédéric Thomas en repère d’autres. À commencer par une commune appréhension des relations tordues qui font la société bourgeoise – c’est le « fétichisme de la marchandise » de Marx, la « vraie vie [qui] est absente » chez Rimbaud (ce qui donnera plus tard la fameuse formule de La Société du spectacle, « Tout ce qui était réellement vécu s’est éloigné dans une représentation »). Il y a aussi une « critique de l’économie du temps » présente chez les deux auteurs, et que l’on retrouvera chez Benjamin, lorsqu’il relève que les révolutionnaires de 1830 ne manquèrent pas de tirer sur les horloges… Arrêter, ou plutôt faire exploser le temps machinal, mais pas en espérant un retour en arrière romantique aux communautés d’avant le capitalisme, npn plus que l’égarement onirique de l’utopie : la révolution, c’est ici et maintenant ! Il y a encore l’affrontement à la monstruosité du capital, comparé par Marx à un vampire ou à un loup-garou : « La liquidation à l’œuvre, écrit Frédéric Thomas, opère dans la matérialité des corps, dépouillés de leurs singularités, abstraits de leur environnement et de leur histoire, “libérés” de toute dépendance ; c’est-à-dire “tout simplement abstraits de leurs conditions d’existence et des rapports dans lesquels ils nouent contact entre eux” (Marx). Ils prennent alors la forme homogène, sérielle et indifférenciée de la chose inerte, des “commodities”, seulement distinguables par le prix et la quantité : “À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute dépendance !” (Rimbaud) » Il y a enfin le recours de l’un comme de l’autre à un « désenchantement critique » (contre la fantasmagorie du capital) et une « critique des enchantements » (y compris, chez Rimbaud, de l’enchantement lyrique, dont il ne saurait se contenter). Ici pourtant, il semble que le philosophe se montre plus timide que le poète : chez Marx, « ce registre apparaît plutôt en creux, dans sa critique du “merveilleux” développement de l’accumulation marchande. Rimbaud, quant à lui, mêle aux enchantements les retours abrupts et les réveils amers. Plutôt que de penser séparément la puissance des images émerveillées de ses poèmes et la brisure de la désillusion qui clôt bien souvent ceux-ci, il faut les appréhender de concert, comme les deux forces d’un même mouvement. » Car le poète, plus réaliste en cela que le philosophe, se refuse à emprunter « la voie à sens unique des lois de l’histoire et de la science de l’économie ». « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer », énonce la célèbre et dernière des Thèses sur Feuerbach. La praxis du poète s’avère probablement plus complexe – celle de Rimbaud en tout cas, qui voulait transformer le monde – « changer la vie » – en l’interprétant : « Le changer ne vient pas après ou en plus ; il est non seulement visé par l’interprétation, mais noué à ce chant, qui rythme le lieu et l’événement de la poésie. »

Après cette première moitié du livre consacrée à Rimbaud et Marx, Frédéric Thomas revient au mouvement surréaliste. En simplifiant un peu, on pourrait dire que son histoire se noue autour de la question des rapports entre poésie, ou, plus largement, art et politique. Breton écrivait dans le Manifeste du surréalisme (1924) qu’il fallait « pratiquer la poésie ». L’occasion ne tarda pas à se présenter. « Le 1er mai 1925, la France intervient militairement au Maroc pour en finir avec le soulèvement dirigé par Abd el-Krim. » C’est ce que l’on a appelé la « guerre du Rif ». Seuls les communistes s’y opposent. Parmi eux, un petit groupe d’intellectuels, Clarté (Henri Barbusse, Paul Vaillant-Couturier), se rapproche du groupe surréaliste. Ils publient ensemble, avec le groupe Philosophie (Henri Lefebvre, entre autres) et le groupe Correspondance, noyau du surréalisme belge, un texte intitulé La Révolution d’abord et toujours. C’est dans ce tract que se rencontrent pour la première fois, accompagnés de quelques autres, les noms de Rimbaud et Marx : « Spinoza, Kant, Blake, Hegel, Schelling, Proudhon, Marx, Stirner, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche : cette seule énumération est le commencement de votre désastre » , jette-t-il crânement à la face des bourgeois honnis – voilà qui a de la gueule, même s’il ne s’agit que d’une note de bas de page… Et comme le dit Breton dans un autre texte de la même période : « “Rimbaud bolchevik”, tel que nous le dépeint dans ses Souvenirs familiers M. Ernest Delahaye, n’a jamais pu nous être un mauvais guide. »

C’est pourquoi, poursuit Frédéric Thomas, « juger l’action collective du surréalisme à l’aune des théories “classiques” de l’engagement des intellectuels – de Zola à Sartre en passant par les compagnons de route du communisme – relève du malentendu, voire du travestissement, tant les surréalistes ont reconfiguré les modalités de l’engagement. C’est par des voies poétiques qu’ils ont été amenés à faire le saut politique. Ainsi, la prise de position de 1925 ne provient pas d’un déplacement de la focale – des questions artistiques vers des problèmes politiques –, mais d’une reterritorialisation de l’art et de la politique. » Benjamin avait bien compris ce geste, qui expliquait selon lui pourquoi les surréalistes rencontrèrent une hostilité unanimement partagée dans le contexte de la bipolarisation entre fascisme et communisme. Une forte pression s’exerçait sur eux, qui les poussait à abandonner le pari déraisonnable de la « pratique poétique » pour rejoindre, soit le camp des militants politiques « sérieux », soit celui, non moins « sérieux » des Artistes avec un grand A, sectateurs de l’art pour l’art. Et voici qui donne un autre éclairage sur les « épurations » successives du groupe parisien : « la volonté de ne pas laisser le surréalisme être confisqué par l’art ou la politique, reconduisant ainsi le faux dilemme, égrène les divers conflits ; visant ceux qui freinaient la politisation du groupe (Artaud, Desnos, Philippe Soupault, Le Grand Jeu, etc.) ou ceux qui, au contraire, pressaient les surréalistes d’abandonner le premier au profit d’une action révolutionnaire non équivoque (Pierre Naville, Jean Bernier, Charles Plisnier, etc.). Comme on l’a vu avec le commencement de ce livre, les surréalistes choisirent de se rallier au Congrès pour la défense de la culture en juin 1935, soit à une sorte d’alliance antifasciste cornaquée par le parti communiste français. Pâté d’alouette : un cheval stalinien, une alouette intellectuelle indépendante… D’ailleurs, Frédéric Thomas raconte comment la déclaration des surréalistes fut à peine tolérée par les organisateurs, « en fin de soirée seulement, alors que la salle commençait à se vider et qu’on éteignait, une à une, les lumières… »

Nous ne le savons que trop, c’est « un monde sans poésie », pour reprendre le titre de la dernière partie du livre de l’ami Frédéric, qui a eu raison – c’est le cas de le dire – des tentatives surréalistes, puis situationnistes. Le suicide de Walter Benjamin, qui avait parlé de « pogrom des poètes », en est une triste conséquence. Il nous a pourtant laissé probablement la meilleure analyse de ce que fut le surréalisme en parlant d’un « matérialisme anthropologique », qu’il a « opposé au “matérialisme métaphysique” (en 1929) et au “matérialisme didactique” en 1934 de deux des principaux théoriciens du marxisme : Plekhanov (1856-1918) pour le versant social-démocrate et Boukharine (1888-1938) […] pour le versant communiste. » Contre le « matérialisme grossier et mécanique », qui appréhende « la nature, à la manière de l’histoire, comme un espace vide et homogène ou un simple moyen de production », « le rapport du “matérialisme anthropologique” au marxisme, écrit Frédéric Thomas, est à la fois d’inclusion et de contestation, en raison de son hostilité envers le concept de “progrès”, commun aux communistes et aux sociaux-démocrates. » Oserais-je ajouter : et à certaine soi-disant République en marche ?

Mais je ne voudrais pas terminer cette note de lecture en queue de poisson. Aussi, pour donner un contenu à cette dernière pirouette, j’aimerais citer ici une partie d’un poème de Rimbaud qui me fait immanquablement penser à l’actualité de ces dernières semaines, avec cette révolte des Gilets jaunes et le mépris, camouflant mal sa trouille verte, que leur réserve la classe politico-médiatico-policière.

Il s’agit d’un extrait de « Le forgeron », poème classé parmi les « Poésies (1869-1871) » dans l’édition des Œuvres de Rimbaud (1854-1891), texte établi et présenté par René Char pour le Club français du livre en 1957. La scène se passe au Palais des Tuileries, le 10 août 1792.

« Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant

D’ivresse et de grandeur, le front vaste, riant

Comme un clairon d’airain, avec toute sa bouche

Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,

Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour

Que le Peuple était là, se tordant tout autour,

Et sur les lambris d’or traînant sa veste sale.

[…]

« Or tu sais bien, Monsieur, nous chantions tra la la

Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres :

Le Chanoine au soleil filait des patenôtres

Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or.

Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor,

Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache

Nous fouaillaient. — Hébétés comme des yeux de vaches,

Nos yeux ne pleuraient plus ; nous allions, nous allions,

Et quand nous avions mis le pays en sillons,

Quand nous avions laissé dans cette terre noire

Un peu de notre chair… nous avions un pourboire :

On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit ;

Nos petits y faisaient un gâteau fort bien cuit.

[…]

« Oh ! le Peuple n’est plus une putain. Trois pas

Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière.

Cette bête suait du sang à chaque pierre

Et c’était dégoûtant, la Bastille debout

Avec ses murs lépreux qui nous racontaient tout

Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre.

– Citoyen ! citoyen ! c’était le passé sombre

Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour !

Nous avions quelque chose au cœur comme l’amour.

Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines

Et comme des chevaux, en soufflant des narines

Nous allions, fiers et forts, et ça nous battait là…

Nous marchions au soleil, front haut, – comme cela –,

Dans Paris ! On venait devant nos vestes sales.

Enfin ! Nous nous sentions Hommes ! Nous étions pâles,

Sire, nous étions soûls de terribles espoirs :

Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,

Agitant nos clairons et nos feuilles de chênes,

Les piques à la main ; nous n’eûmes pas de haine,

– Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux !

« Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous !

Le tas des ouvriers a monté dans la rue

Et ces maudits s’en vont, foule toujours accrue

De sombres revenants, au portes des richards.

Moi, je cours avec eux assommer les mouchards :

Et je vais dans Paris, noir, marteau sur l’épaule ,

Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,

Et, si tu me riais au nez, je te tuerais !

– Puis tu peux y compter, tu te feras des frais

Avec tes hommes noirs, qui prennent nos requêtes

Pour se les renvoyer comme sur des raquettes

Et tout bas les malins ! se disent : “Qu’ils sont sots !”

Pour mitonner des lois, coller de petits pots

Pleins de jolis décrets roses et de droguailles,

S’amuser à couper proprement quelques tailles,

Puis se boucher le nez quand nous marchons près d’eux,

Nos doux représentants qui nous trouvent crasseux !

Pour ne rien redouter, rien, que les baïonnettes…

Cest très bien. Foin de leur tabatière à sornettes !

Nous en avons assez, là, de ces cerveaux plats

Et de ces ventres-dieux. Ah ! ce sont là les plats

Que tu nous sers, bourgeois, quand nous sommes féroces,

Quand nous brisons déjà les sceptres et les crosses !… »

Il le prend par le bras, arrache le velours

Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours

Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,

La foule épouvantable avec des bruits de houle,

Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,

Avec ses bâtons forts et ses piques de fer,

Ses tambours, ses grands cris de halles et de bouges,

Tas sombre de haillons saignant de bonnets rouges :

L’homme, par la fenêtre ouverte, montre tout

Au roi pâle et suant qui chancelle debout,

Malade à regarder cela !

« C’est la Crapule,

Sire. Ça bave aux murs, ça monte, ça pullule :

— puisqu’ils ne mangent pas, Sire, ce sont des gueux !

Je suis un forgeron : ma femme est avec eux.

Folle ! Elle croit trouver du pain aux Tuileries !

– On ne veut pas de nous dans les boulangeries.

J’ai trois petits. Je suis crapule. – Je connais

Des vieilles qui s’en vont Pleurant sous leurs bonnets

Parce qu’on leur a pris leur garçon ou leur fille :

C’est la crapule. – Un homme était à la Bastille,

Un autre était forçat : et tous deux, citoyens

Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens :

On les insulte ! Alors ils ont là quelque chose

Qui leur fait mal, allez ! c’est terrible et c’est cause

Que se sentant brisés, que, se sentant damnés

Ils sont là, maintenant, hurlant sous votre nez !

Crapule. – Là-dedans sont des filles, infâmes

Parce que, – vous saviez que c’est faible les femmes –,

Messeigneurs de la cour, – que ça veut toujours bien –,

Vous leur avez craché sur l’âme, comme rien !

Vos belles, aujourd’hui, sont là. C’est la crapule. »

[…]

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Le néolibéralisme contre la démocratie

De Wendy Brown, j’ai déjà donné ici une recension de Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique[1]. On peut désormais lire aussi en français Défaire le dèmos. Le néolibéralisme, une révolution furtive[2].

L’adjectif interroge : pourquoi « furtive » ? Il nous semble pourtant avoir beaucoup entendu parler du néolibéralisme durant ces dernières années… Ce n’est pas un phénomène caché, inconnu, loin de là. Si l’on se contente d’une approche superficielle, on pourrait même le qualifier d’« ostensible, public, ouvert, franc », soit les contraires de « furtif » que me propose mon dictionnaire. Cependant Wendy Brown va plus loin : « Intensification des inégalités, marchandisation et commercialisation éhontées, influence toujours croissante des entreprises sur la conduite de l’État, instabilité et conséquences économiques dévastatrices : il s’agit là assurément des effets de la politique néolibérale […] Néanmoins, ce livre propose une conceptualisation quelque peu différente du néolibéralisme et s’attache à décrire certains autres de ses effets délétères. » C’est ici que nous arrivons au côté « furtif » de la révolution néolibérale. En effet, « plutôt que d’interpréter le néolibéralisme comme un ensemble de politiques étatiques, comme une phase du développement du capitalisme ou comme une idéologie qui débride le marché pour restaurer les profits d’une classe capitaliste, [Wendy Brown] le considère, avec Michel Foucault et quelques autres auteurs, comme un ordre de la raison normative qui, lorsqu’il devient prépondérant, prend la forme d’une rationalité gouvernementale étendant à toute les dimensions de la vie humaine une combinaison spécifique de valeurs, de pratiques et de critères économiques » (c’est moi qui souligne). Comme l’ont dit d’autres auteurs, on peut parler d’une « économisation de sphères et de pratiques jusque-là non-économiques ». Cela ne se « voit » pas forcément – même si l’on en subit les effets –, car « cette économisation n’implique peut-être pas toujours que les pratiques considérées soit monétarisées. » Par contre, « dans la façon dont nous envisageons, par exemple, notre éducation, notre santé, notre forme physique, notre vie de famille ou notre voisinage, nous pouvons penser et agir comme des sujets du marché contemporain […] » (c’est encore moi qui souligne). « L’idée est [donc] que la rationalité néolibérale dissémine le modèle du marché dans tous les domaines et activités – même là où il n’est pas question d’argent – et qu’elle configure toujours, intégralement et exclusivement les êtres humains comme des acteurs intervenant sur un marché, comme homines œconomici. »

Relisant les cours consacrés au néolibéralisme de Michel Foucault au Collège de France[3], Wendy Brown pointe deux lacunes d’une analyse dont elle ne nie par ailleurs en aucun cas la pertinence, et sur laquelle, on l’a vu, elle s’appuie pour avancer dans son propre travail. Tout d’abord, l’homo œconomicus de Foucault ressemble par trop, selon elle, à celui des premiers économistes politiques. « C’est là, écrit Brown, l’une des failles majeures de la narration foucaldienne : faire de l’intérêt la pulsion essentielle et transhistorique de ce personnage revient à escamoter ce qu’implique la transition d’une formation libérale classique à une formation néolibérale, d’Adam Smith et Jeremy Bentham à Gary Becker. » Pour résumer, quitte à forcer un peu le trait, on peut avancer qu’aujourd’hui, l’homo œconomicus n’est plus un sujet guidé par son intérêt, mais un capital humain dont la raison d’être est de s’apprécier sur un marché.

Deuxième lacune, « Foucault omet de signaler la façon particulière dont [homo œconomicus] a éclipsé homo politicus à l’époque contemporaine. » Selon lui, en effet, les deux coexistent, en quelque sorte, tandis que selon Wendy Brown, le premier est en train de liquider le second et, avec lui, « tout ce que la démocratie peut signifier [soit] l’égalité et la liberté politiques, la représentation, la souveraineté populaire, la délibération et le jugement en matière de bien public et de commun ». Cette tendance antidémocratique n’est certes pas nouvelle – j’en parlais ici il y a peu en rendant compte d’un livre sur le Directoire qui relate par le menu comment les thermidoriens, après cinq ans de révolution, s’appliquèrent à débarrasser la république de ce qu’ils nommaient le « peuple délibérant ». Wendy Brown n’entretient certes aucune illusion sur l’application effective des principes que l’on vient d’évoquer dans les démocraties contemporaines, mais elle montre que ce qui est en train d’advenir avec la « rationalité néolibérale » risque d’en effacer jusqu’au souvenir. C’est cela-même qui est nouveau dans le néolibéralisme : la dissémination de sa « rationalité politique » dans tous les domaines de la vie humaine, depuis la politique jusqu’aux affects en passant par tous les recoins du social.

Ainsi, d’abord, en est-il de la « gouvernance » : elle « désigne un mode spécifique de gouvernement d’où les agents ont été évacués et qui a été institutionnalisé dans des processus, des normes et des pratiques. » Elle « redéfinit le politique comme un champ à gérer ou à administrer », remplaçant « la délibération concernant la justice et autres biens communs, la polémique quant aux valeurs et aux visées, les luttes pour le pouvoir, la recherche d’une certaine conception du bien commun » par « la résolution de problèmes et […] la mise en application de programmes. […] Et lorsque ce rétrécissement de la vie publique se combine avec une valorisation du consensus, l’hostilité à toute politique devient palpable. » D’autre part, tout en évacuant le langage du pouvoir et avec lui la visibilité de ce dernier, « la gouvernance néolibérale contemporaine opère à travers l’isolement et “l’entrepreneurialisation” d’unités et d’individus responsables, à travers la délégation de l’autorité et de la prise de décision ainsi que de la mise en œuvre des politiques et normes de conduite. Ces processus aboutissent à rendre responsables d’eux-mêmes les individus et les autres petites unités sur le lieu de travail, tout en les rattachant à des pouvoirs et à un projet d’ensemble. Combinant l’inclusion et l’individualisation, et instaurant une coopération sans collectivisation, la gouvernance néolibérale est un exemple parfait d’“omnes et singulatim”, cette conjonction du rassemblement et de la séparation, du regroupement et de l’isolement en quoi Foucault voyait la marque de la gouvernementalité moderne. »

La gouvernance néolibérale opère par délégation et responsabilisation : ainsi de plus en plus de tâches sont-elles déléguées – l’exemple emblématique de ce processus étant les auto-entrepreneurs –, cette délégation s’accompagnant obligatoirement de la responsabilisation, qui « charge le travailleur, l’étudiant, le consommateur ou la personne indigente de discerner et d’appliquer les stratégies d’auto-investissement et d’entrepreneuriat adéquates pour prospérer et survivre. À ce titre, c’est une manifestation de la transformation des humains en capital. » Comme le dit un auteur cité par Wendy Brown, « si les bureaucraties hiérarchiques fonctionnaient systématiquement à l’obéissance, la gouvernance fonctionne systématiquement à la responsabilité. » Pris dans cette double contrainte à l’autonomie et à la responsabilité, « l’individu se voit doublement responsabilisé : on attend de lui à la fois qu’il se débrouille tout seul (et on lui reproche son échec lorsqu’il ne prospère pas) et qu’il agisse pour le bien de l’économie (lorsque celle-ci ne prospère pas, c’est à lui qu’on le reproche. » Pire, « même lorsque l’on ne leur reproche rien [aux individus], même lorsqu’ils se sont conduits convenablement au regard des normes de la responsabilisation, les mesures d’austérité prises au nom de la santé macroéconomique peuvent, en toute légitimité, détruire leurs moyens d’existence et leur vie. » Ainsi, « la délégation et la responsabilisation font […] des individus quelque chose dont on peut se passer et qu’il n’est pas nécessaire de protéger. » C’est, conclut Wendy Brown sur ce point, « plus que le simple démantèlement de la logique de l’État social, ou même du contrat social libéral : […] c’est à proprement parler son inversion. »

Le benchmarking et les dites « meilleures pratiques » sont des compléments indispensables de la délégation et de la responsabilisation. En effet, pour que des (auto)entrepreneurs ou d’autres responsables locaux mènent leurs opérations de façon satisfaisante et ce, sans recevoir en permanence des consignes précises comme c’était le cas dans le contexte hiérarchique précédent, il faut que soient diffusées largement des normes de conduite – les fameuses « meilleures pratiques ». On les retrouve partout, « des protocoles de recherche aux services sociaux, de l’industrie aux stratégies d’investissement et à l’élaboration des politiques publiques » et justement, il est « frappant de constater leur circulation de l’un à l’autre de ces domaines, et par conséquent la façon dont elles reconfigurent les politiques, l’éducation, l’armée et les services sociaux sur le modèle du monde des affaires ». Vient s’y ajouter le benchmarking, qui « se réfère à la pratique d’une entreprise ou d’une agence mettant en œuvre des réformes internes sur la base de l’étude et de l’importation des pratiques d’autres sociétés ou agences plus performantes ». Wendy Brown précise que « l’un des principes fondamentaux du benchmarking est que les meilleures pratiques peuvent être importées d’une industrie ou d’un secteur à un autre et même que certaines des réformes les plus fructueuses découlent précisément de l’adaptation audacieuse de pratiques issues d’un champ à un autre champ ». Ce que suppose cette circulation des « meilleures pratiques », c’est qu’elles ne sont liées en aucune façon à ce qui est produit. Ce qui permet d’appliquer des procédures issues de l’industrie et du secteur privé aux services publics, ainsi que l’on a pu le voir depuis déjà un certain temps, y compris en France – où les « néolibéraux » n’ont eu de cesse de seriner que l’État – ou les services publics – devaient être « gérés comme les entreprises ». Mais là aussi, s’appuyant sur la littérature managériale qui vante les vertus des « meilleures pratiques », Wendy Brown va encore un peu plus loin, affirmant que non seulement l’État et les services publics sont investis par la rationalité du marché, mais que cette dernière a tendance à prendre en charge elle-même les préoccupations politiques et juridiques qui relevaient auparavant de la sphère publique : « En combinant éthique, équité, légalité, efficacité et maximisation des résultats dans un environnement concurrentiel, les meilleures pratiques tout à la fois se substituent aux réglementations classiques des États, en représentent une critique (en préférant aux lois et commandements génériques des recommandations et des normes appropriées spécialement concues) et incarnent la priorité absolue donnée aux résultats économiques à chaque fois que de telles réglementations pourraient apparaître. » Cela dit, selon les situations, la gouvernementalité néolibérale peut aussi passer par des procédures assez autoritaires qui rappellent les pires côtés des pratiques étatiques qu’elle « abjure officiellement ». C’est ainsi que les « meilleures pratiques » ont pu aussi servir de cheval de Troie « grâce auquel le droit et l’ordre politique qu’il garantit [ont pu] être transformés pour et par la raison néolibérale », comme le montre l’exemple de « la néolibéralisation de l’Irak d’après Saddam ». Je ne vais pas reprendre ici la narration qu’en donne Wendy Brown, mais je ne peux qu’en recommander la lecture, tout à fait édifiante (voir ci-après, extrait 1). Pour résumer, elle montre comment l’administration américaine d’occupation a livré par décret l’ensemble de l’agriculture irakienne à Monsanto. Des millénaires de savoir-faire, de pratiques paysannes et de patrimoine génétique céréalier (l’Irak n’est autre que l’ancienne Mésopotamie, soit le fameux « croissant fertile », berceau de la culture du blé) ont été ainsi sacrifiés sur l’autel de la « modernisation agricole », comme on appelle la privatisation, la réduction drastique de la diversité et finalement la monopolisation des semences par la multinationale américaine.

Dans son chapitre 5, « Le droit et la raison juridique », Wendy Brown décortique quatre arrêts récents de la Cour suprême des États-Unis qui montrent comment « le droit devient […] un moyen de dissémination de la rationalité libérale au-delà de l’économie, et jusqu’aux éléments constitutifs de la vie démocratique. » Là non plus, je ne reprendrai pas le détail de son analyse, mais comme celle de la néolibéralisation de l’Irak, elle mérite vraiment d’être lue in extenso. Dans ces quatre jugements, écrit Wendy Brown, nous avons affaire à « une redéfinition majeure du dèmos ». « Le premier [de janvier 2010] autorise les grandes entreprises à financer les élections, ce symbole par excellence de la souveraineté populaire dans la démocratie néolibérale. » Le deuxième (avril 2011) autorise « les entreprises à contourner les class actions, ou recours collectifs, engagés contre elles en contraignant les consommateurs mécontents à accepter un arbitrage individuel ». Les troisième et quatrième (juin 2011), en réduisant à néant le pouvoir de négociation des syndicats du secteur public et en refusant de reconnaître la légitimité d’une action collective contre la discrimination salariale engagée par un million et demi de femmes contre le géant mondial de la distribution Wal-Mart, condamnent à l’impuissance toute action collective des travailleurs. « Pris ensemble, ces quatre arrêts s’attaquent à tous les niveaux du pouvoir populaire et de la conscience collective aux États-Unis : aux citoyens, aux consommateurs, aux travailleurs. […] La démocratie est désormais dissociée de tout pouvoir populaire organisé », ce qui ne représente rien de moins que l’accomplissement du programme déjà évoqué plus haut des contre-révolutionnaires de Thermidor et du Directoire. Mais Wendy Brown ne s’arrête pas en si bon chemin : « Ainsi, poursuit-elle, au-delà de l’augmentation des inégalités produites par la levée des restrictions pesant sur le capital et par l’intensification de celles qui pèsent sur les travailleurs, au-delà du démantèlement des associations et des solidarités populaires, il est une troisième opération par laquelle le droit contribue à la dé-démocratisation néolibérale : l’économisation des champs, des activités, des sujets, des droits et des visées politiques. » Et c’est ce qu’elle s’applique à montrer à travers l’examen détaillé de l’arrêt sur le financement des campagnes électorales. Celui-ci dit qu’interdire ou même réglementer les contributions des entreprises constituerait une restriction anticonstitutionnelles de la liberté d’expression, « droit fondamental qu’il faudrait garantir aux entreprises, en tant que “personnes fictives”, au même titre qu’à tous les citoyens ». Selon un juriste cité par Wendy Brown, ce jugement « applique la théorie économique néoclassique à la sphère politique et établit une analogie entre cette dernière et le marché. » Mais selon elle, ce jugement va encore plus loin : en effet, «  il redéfinit des sphères auparavant non-économiques comme des marchés au niveau tant des principes que des normes et des sujets. Il redéfinit la sphère politique comme un marché et l’homo politicus comme un homo œconomicus : dans la sphère politique, les individus, les entreprises et les autres associations travaillent tous à améliorer leur compétitivité et la valeur de leur capital. » En fait, selon le juge suprême, limiter le financement de la politique par les grandes entreprises, c’est priver les citoyens d’une source d’information à laquelle ils ont pourtant droit. Cela revient à « interdire tel ou tel discours » et, en dernière analyse, à priver la société « d’un libre marché des idées ». Derrière ces arguments sur la « paralysie du discours des entreprises par l’État se joue un geste rhétorique crucial : la description du discours comme étant analogue au capital sur le “marché politique” ». Ainsi la démocratie est-elle « ici conçue comme un marché dont les biens – idées, opinions et, au bout du compte, votes – sont produits par le discours, exactement comme sur le marché économique s’échangent des biens produits par le capital. » Autrement dit, « le discours lui-même acquiert le statut de capital et l’on insiste sur la nécessité de garantir que ni ses sources ni sa circulation ne soient en aucune manière entravées » (voir ci-après, extrait 2).

On voit bien ici que nous n’avons pas simplement affaire à une « application des principes du marché [à des] champs qui ne relèvent pas du marché », mais à une véritable « économisation du politique » qui passe par la « conversion des processus, des sujets, des catégories et des principes politiques en processus, sujets, etc. économiques ».

Après une autre étude de cas, également assez effarante, consacrée à l’« économisation » de l’enseignement supérieur aux Etats-Unis, Wendy Brown conclut son livre par un épilogue titré « La fin de la démocratie élémentaire et l’inversion de la liberté en sacrifice ». Même si, dit-elle, la politique dans les démocraties libérales n’était pas indemne de toute contamination par l’économie, il subsistait cependant une tension entre l’affirmation du principe d’égalité au niveau politique et l’évidence criante des inégalités économiques. Et celles-ci pouvaient être contestées (même si ce ne fut pas toujours couronné de succès, loin de là) en mobilisant celui-là. Mais que se passe-t-il quand ce principe disparaît au profit de la seule « liberté du marché », comme c’est la tendance dans le néolibéralisme ? « Si la démocratie exprime l’idée que le peuple, plutôt que quoi que ce soit d’autre, doit décider des fondements et du cadre de l’existence commune de ces membres, l’économisation de ce principe est ce qui peut finalement parvenir à la tuer. »

Quant au sacrifice, Wendy Brown soutient l’idée que même si le néolibéralisme fonctionne « à la liberté » (du capital et des capitaux en quoi il transforme les êtres humains), il requiert cependant le sacrifice des citoyens, qui est en quelque sorte son « supplément nécessaire », soit un élément qui lui est extérieur, hétérogène, mais dont il ne saurait se passer[4]. En effet, une société de capitaux, c’est bien joli, mais quelque peu utopique – ça ne peut tout simplement pas fonctionner sans que toutes et tous (encore plus toutes : pensons au care et à l’énorme quantité de travail gratuit fourni par les femmes qui font tourner la « sphère de la reproduction », comme diraient des marxistes) sacrifient leur temps, leur énergie, leur plaisir de vivre au profit (c’est le cas de le dire) de ce satané capital. Comme le fait remarquer Wendy Brown, le sacrifice en régime néolibéral inverse la logique du sacrifice souvent décrit par les historiens et anthropologues, selon laquelle on sacrifie une ou des victimes afin de préserver la cohésion, voire la survie de la communauté. Aujourd’hui, « on demande à l’ensemble de la communauté de se sacrifier pour sauver certains de ses éléments déterminés ». C’est ainsi que l’on a demandé aux citoyens de se « serrer la ceinture » après la crise de 2008, afin de mieux renflouer les banques. On a vu la même logique à l’œuvre en Grèce et ailleurs, et les dégâts qu’elle a produits.

« Désespoir : un autre monde est-il possible ? » se demande Wendy Brown dans son dernier sous-titre. La formulation en elle-même ne semble pas très optimiste. À juste titre.

[1] La version française avait paru en 2009 aux éditions Les Prairies ordinaires, lesquelles avaient déjà publié en 2007 Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme.

[2] Traduit de l’anglais par Jérôme Vidal, éd. Amsterdam (qui ont par ailleurs repris le fonds des Prairies ordinaires).

[3] Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Seuil/Gallimard, 2004.

[4] La notion de supplément est reprise à Derrida qui l’a développée dans De la grammatologie (éd. de Minuit, 1967)

Extrait 1 : Les meilleures pratiques dans l’agriculture irakienne au XXIe siècle

En 2003, plusieurs mois après le renversement de Saddam Hussein, Paul Bremer, le chef de l’Autorité provisoire de la coalition, nommé par les Américains, déclara l’Irak « ouvert aux affaires » et promulgua un ensemble de cent décrets bientôt connus sous le nom de « décrets Bremer »1. Ils ordonnaient la vente de plusieurs centaines d’entreprises publiques. Les sociétés étrangères étaient autorisées à jouir de la propriété pleine et entière d’entreprises irakiennes et à s’approprier l’intégralité de leurs profits ; les banques pouvaient également désormais devenir la propriété d’étrangers, tandis que les barrières douanières étaient purement et simplement supprimées – faisant de l’Irak la nouvelle aire de jeu de la finance et des investisseurs mondiaux. Les décrets Bremer limitaient les droits des travailleurs et saignaient les biens et les services publics. Ils rendaient illégales les grèves et supprimaient le droit de se syndiquer dans la plupart des secteurs ; ils établissaient un impôt à taux unique sur les revenus et limitaient à 15 % l’impôt sur les sociétés, et ils supprimaient de surcroît toute taxation des profits rapatriés par les entreprises étrangères.

Beaucoup de ces décrets violaient les conventions de Genève et de La Haye sur la guerre, l’occupation et les relations internationales, puisque celles-ci visent à garantir que la puissance occupante protège les intérêts du pays occupé au lieu de brader ses richesses. Mais s’ils étaient illégaux dans le cadre du droit international, ils pouvaient en revanche être mis en œuvre par un gouvernement irakien souverain. C’est à cette fin que les États-Unis ont nommé un gouvernement provisoire en 2003 et lui ont instamment enjoint de ratifier les décrets Bremer lorsqu’il a été déclaré « souverain », en 2004. Et pour parer à l’éventualité qu’un futur gouvernement élu se montre moins conciliant, l’un des décrets précise qu’aucun gouvernement irakien n’a le pouvoir de les modifier2.

Les décrets Bremer, aussi bien que l’État sous domination américaine en voie de construction qui les a ratifiés et mis en application, illustrent de façon évidente une quantité impressionnante de caractéristiques du néolibéralisme : l’utilisation de catastrophes pour imposer des réformes néolibérales (ce qu’on a appelé la « stratégie du choc ») ; l’élimination des biens publics et des protections collectives ; la réduction des impôts et des taxes ; l’usage systématique de l’État pour structurer la concurrence commerciale à travers l’inégalité ; la dissolution des solidarités ouvrières et populaires ; enfin, la création de conditions idéales pour la finance et les investisseurs mondiaux. En même temps, ces décrets, définis comme des « instructions ou directives contraignantes pour le peuple irakien, qui créent des conséquences pénales et ont des conséquences directes sur les réglementations s’imposant aux Irakiens, avec notamment des changements du droit irakien3», paraissent en porte-à-faux avec le principe du soft power de la gouvernance et des meilleures pratiques, principe que nous avons jusqu’à présent décrit comme étant la modalité selon laquelle se diffuse la rationalité néolibérale. Comme l’a noté William Engdahl, ces décrets prenaient la forme d’un : « Obéissez ou vous mourrez4 ». Mais en examinant les choses de plus près, nous allons voir à la fois l’importance du droit dans la codification et la diffusion des meilleures pratiques, et le rôle des meilleures pratiques dans la production du droit et des politiques. Ces décrets découlaient de la compréhension néolibérale des meilleures pratiques et les mettaient en mouvement. Le droit, plutôt que la violence et les commandements, peut être mobilisé pour structurer la concurrence et faciliter l’accumulation du capital, mais aussi pour codifier et animer les meilleures pratiques. L’examen détaillé d’un des décrets Bremer illustrera de façon frappante cette concaténation d’effets.

Le décret Bremer no 81, la « loi sur les brevets, le design industriel, les informations confidentielles, les circuits intégrés et les variétés de plantes », comprend une interdiction portant sur « le réemploi des semences récoltées de variétés protégées5 ». Pourquoi promulguer une loi contre le réemploi des semences ? Les variétés protégées citées dans le décret sont les semences génétiquement modifiées produites par Monsanto, Dow, DuPont et d’autres géants de l’agro-industrie, et à première vue, l’interdiction paraît avant tout destinée à protéger les droits à la propriété intellectuelle de ces sociétés : il s’agit d’empêcher les agriculteurs d’acheter une fois les semences, puis de pirater leur descendance. Impitoyable, sans doute, mais rien de contraire à l’éthique ni d’extraordinaire. Et l’on ne voit pas bien non plus le rapport avec les meilleures pratiques. Mais la lettre de la loi n’est pas le fin mot de cette histoire, bien au contraire.

Monsanto et les autres grandes entreprises de l’agro-industrie vendent partout dans le monde un « package », une association de produits, qui est en train de transformer l’agriculture : ce lot inclut des semences génétiquement modifiées, brevetées, et les engrais et pesticides qui vont avec6. Armés de la promesse de rendements fantastiques et de la fin de la lutte contre les nuisibles, les géants de l’agrobusiness cherchent à convaincre les paysans des pays en développement d’abandonner leurs techniques, leur matériel et leurs marchés « traditionnels » pour entrer dans la « modernité ».

Depuis au moins 8 000 ans avant J.-C., les paysans irakiens ont fait pousser du blé avec succès sans ces outils dans la région qu’on appelle aujourd’hui le Croissant fertile. Au fil des siècles, ils ont cultivé diverses variétés essentielles à la durabilité des récoltes en conservant les graines issues de récoltes particulièrement vivaces une année, en les replantant et en les croisant avec des graines ayant d’autres caractéristiques l’année suivante. Par ces pratiques, la récolte ne cesse de s’améliorer et de se diversifier, sous l’effet cumulé de la sélection par des paysans expérimentés, de l’évolution des plantes et de la pollinisation spontanée due au vent, aux insectes et à d’autres animaux. Jusqu’en 2002 encore, comme le relève l’écologiste Jeremy Smith, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture « estimait que 97 % des paysans irakiens » se livraient à de telles pratiques, contribuant par-là à ce qu’il existe « aujourd’hui dans le monde plus de 200 000 variétés de blé connues7 ».

Pendant des millénaires, les paysans du Croissant fertile ont partagé et échangé de façon informelle leurs graines au moment des moissons et des semailles. Au xxe siècle, ils se sont mis à stocker et à retirer les semences dans une banque nationale agricole, laquelle était, hélas, située à Abou Ghraïb. Elle fut entièrement détruite par les bombardements et l’occupation. Suite à ce désastre, qui venait s’ajouter aux destructions de la guerre, à des périodes de sécheresse depuis 1991, mais aussi à l’embargo des États-Unis et de la Grande-Bretagne, qui limitait l’accès aux équipements agricoles, la production de blé en Irak a connu une chute dramatique, de sorte que, pour la première fois depuis des siècles, la production n’a plus suffi aux besoins de la population8. C’est à la faveur de cette crise de production que les géants de l’agrobusiness ont pu s’introduire en Irak : avec la destruction de la banque de semences et la diminution considérable des récoltes due aux catastrophes naturelles et aux années de guerre, les paysans irakiens étaient vulnérables, désespérés, exploitables. Ils avaient besoin de semences, et les opérations d’aide soutenues par l’agrobusiness étaient là pour leur en fournir. Le décret Bremer no 81 scella la dépendance permanente des paysans aux géants de l’agro-industrie.

Offrir en 2004 des semences génétiquement modifiées aux paysans irakiens, comme l’a fait le gouvernement américain, c’était comme proposer de l’héroïne à une mère isolée au chômage, menacée d’expulsion et ayant perdu tout espoir pour l’avenir. Non seulement on leur promettait un soulagement de leurs souffrances, mais la première livraison était gratuite. Ainsi, on créait un lien indissoluble entre le récipiendaire et le fournisseur, et l’addiction était fatale : elle signait la mort de l’agriculture irakienne, de l’autosuffisance des paysans et, ultimement, des paysans eux-mêmes.

L’encre des décrets Bremer était encore fraîche que l’Agence américaine pour le développement international (USAID) livrait déjà des milliers de tonnes de semences de blé au ministère de l’Agriculture irakien, qui les distribua gratuitement ou pour une somme modique aux paysans du pays9. Une société de recherche en agriculture d’Arizona, la World Wide Wheat Company, y ajouta quelques milliers de sacs de semences gratuites10. Ces dons étaient accompagnés de séances de démonstration, organisées pour USAID par l’Agricultural and Mechanical University of Texas, et visant à expliquer aux paysans comment cultiver les nouvelles variétés à haut rendement. Des milliers de paysans furent ainsi persuadés d’adopter ces nouvelles techniques agricoles, qui impliquaient également l’usage de fongicides, de pesticides et d’herbicides spécialement adaptés. Séduits par la gratuité des semences, la promesse d’une hausse considérable de la production et l’insistance de leurs formateurs sur le fait que ces récoltes uniformes et les produits chimiques qui les accompagnaient représentaient la modernité, la prospérité et l’avenir, les paysans irakiens rompirent presque du jour au lendemain avec des siècles de tradition. Le décret no 81 garantissait cette transformation. Les paysans irakiens sont désormais indissolublement liés à leurs vendeurs étrangers, puisqu’ils n’ont plus le droit de conserver les semences des variétés protégées, à présent omniprésentes dans leurs champs, mélangées aux semences qui constituaient leur héritage millénaire. Ainsi fut signée la fin d’une production de blé biologique, diversifiée, peu coûteuse et écologiquement soutenable en Irak11.

La moitié des semences de blé distribuées dans l’Irak de l’après-Saddam était panifiable ; l’autre moitié était destinée à la production de pâtes – or, les pâtes ne font pas partie du régime des Irakiens12. Ainsi, non seulement les paysans irakiens dépendent désormais de géants de l’agro-industrie, à qui ils doivent acheter chaque année leurs semences, leurs licences et leurs produits chimiques (des achats qui plus est subventionnés par l’État, tandis que les autres subventions agricoles ont été supprimées), mais alors qu’ils pratiquaient auparavant la polyculture, ce qui leur permettait de satisfaire les besoins de la population locale, ils pratiquent désormais la monoculture et ont été intégrés aux marchés mondiaux d’import-export13. Aujourd’hui, les paysans irakiens assurent des profits à Monsanto en fournissant des pâtes aux cafétérias des écoles du Texas, tandis que l’Irak s’est mis à importer des denrées qui poussaient autrefois sur son propre sol.

L’histoire déchirante de la destruction de milliers d’années d’agriculture soutenable et de ce que certains activistes appellent la « souveraineté alimentaire » ne s’arrête pas là, mais projetons-nous un moment dans un futur possible. Une expérimentation similaire s’est déroulée en Inde dans les années 199014. Des représentants de l’agro-industrie, allant porter la bonne parole de village en village, sont parvenus à persuader des dizaines de milliers de paysans d’adopter des semences de coton génétiquement modifiées en leur promettant des récoltes plus importantes et susceptibles d’être exportées, ce qui était particulièrement désirable au moment où des réformes libérales mettaient un terme aux subventions gouvernementales pour la production de coton. Les paysans étaient par ailleurs encouragés à s’engager dans cette transition par l’accès à d’importants prêts bancaires pour l’achat des semences et des pesticides, fongicides et herbicides nécessaires à leur culture. Comme les Irakiens, les cultivateurs de coton indiens n’adoptaient pas simplement de nouvelles technologies agricoles : ils étaient intégrés au marché mondial et à l’économie de la dette.

Le problème est que l’agriculture a ceci de particulier qu’elle est vulnérable aux fluctuations naturelles, comme la sécheresse ou les inondations, tandis que l’agriculture tournée vers l’exportation est quant à elle vulnérable aux fluctuations des marchés mondiaux. Ces aléas peuvent ruiner une année et laisser les paysans accablés de dettes, dans l’incapacité de rembourser leurs emprunts ou d’emprunter à nouveau (ou alors à des taux usuriers), donc de semer et par conséquent de compenser leurs pertes. C’est exactement ce qui s’est passé il y a une dizaine d’années en Inde, les cultivateurs de coton se retrouvant toujours plus profondément aspirés dans une spirale d’endettement15. Le résultat ? Une épidémie de suicides de paysans (il y en a eu au moins vingt mille jusqu’à aujourd’hui). Et c’est bien souvent en avalant une bouteille de RoundUp®, l’herbicide produit par Monsanto qui tue tout sauf les semences génétiquement modifiées de Monsanto, qu’ils en finissent16.

Bien sûr, Monsanto n’a pas volontairement créé cette catastrophe en Inde. Pas plus que ce n’est le but du décret no 81 en Irak. Non, il vise bien plutôt à instituer un ensemble de meilleures pratiques – soit des « techniques, méthodes, procédures, activités ou incitations qui se sont avérées les plus efficaces pour produire un certain résultat » – qui promeuvent la modernisation des techniques agricoles, la mise en place de monocultures à haut rendement, l’intégration à l’économie mondiale et le développement d’une capacité d’exportation dans le contexte d’un marché libre – tout cela en garantissant un climat favorable à l’agrobusiness. Le décret nomme explicitement chacune de ses visées dans son préambule. En voici les extraits pertinents :

Reconnaissant le désir du Conseil de gouvernement de modifier significativement le système de propriété intellectuelle irakien, une mesure nécessaire à l’amélioration de la situation économique du peuple irakien,

Déterminés à améliorer les conditions de vie, les compétences techniques et les chances de tous les Irakiens, et à lutter contre le chômage, dont les effets sont délétères sur la sécurité publique,

Reconnaissant que les sociétés, les établissements de crédit et les entrepreneurs ont besoin d’un environnement équitable, efficace et prévisible pour la protection de leur propriété intellectuelle,

Reconnaissant l’intérêt manifesté par le Conseil de gouvernement irakien pour devenir membre à part entière du système d’échanges international, connu sous le nom d’Organisation mondiale du commerce […]

Agissant de façon conforme au rapport du secrétaire général au Conseil de sécurité […] à propos de la nécessité d’un développement de l’Irak et de sa transition d’une économie centralisée et non transparente à une économie de marché transparente, caractérisée par une croissance économique soutenable à travers l’établissement d’un secteur privé dynamique, et la nécessité de mettre en œuvre des réformes institutionnelles et juridiques pour le réaliser17.

Rendre le climat plus favorable à l’investissement en Irak, intégrer le pays au commerce mondial et éliminer la propriété et la gestion étatiques, jugées non transparentes, au profit d’entreprises privées : voilà les « résultats » que le décret no 81 vise à produire. Le « bidouillage juridique », comme l’appelle Nancy Scola, qui a permis de mettre fin au stockage et au réemploi des semences était la réforme nécessaire pour les réaliser18. Se présentant comme l’opposé de la réglementation, ce décret initie les pratiques qui visent à intégrer l’agriculture et les paysans irakiens à l’ordre mondial, une intégration réalisée, d’une part, en éliminant les échanges non monétaires, l’utilisation des ressources locales et les techniques traditionnelles, et, d’autre part, en organisant la dépendance à des grandes entreprises étrangères, aux engrais et aux pesticides, aux prêts financiers et à l’exportation mondiale sur des marchés extrêmement vastes. Le bidouillage juridique évoqué lance ces meilleures pratiques mais, à l’instar de l’éthique protestante que Weber estimait cruciale à la construction du capitalisme, son importance s’atténue une fois la machine mise en route19. Ainsi, le décret no 81 est le symbole parfait de la mobilisation néolibérale du droit non pour réprimer ou punir, mais pour structurer la concurrence et assurer la « conduite des conduites ». En modifiant une modeste pratique (le stockage des semences), il met en branle les visées convergentes de la croissance économique irakienne, de la protection de la propriété intellectuelle des entreprises et de l’intégration de l’Irak au commerce et à la finance mondiaux.

Revenons une fois encore sur le préambule du décret no 81. Il comprend l’objectif d’améliorer les conditions de vie, les compétences techniques, les opportunités et la sécurité publique des Irakiens ; celui de produire un environnement désirable pour les sociétés, les banques et les entrepreneurs ; celui d’intégrer l’Irak au système commercial mondial et, enfin, celui de créer une économie de marché libre, dynamique et transparente. Le préambule illustre la fusion, au sein de la gouvernance, de la véridiction et de l’objectivité, de l’expertise et du consensus, de la satisfaction des besoins et de la mise en place d’un avantage compétitif. Il illustre également le fait que les meilleures pratiques présupposent l’existence d’un objectif commun, plutôt que de paraître favoriser les intérêts d’un acteur au détriment d’un autre, ou même de reconnaître l’existence d’intérêts divergents. En neutralisant ou en masquant la polémique ou le conflit sur les fins, les meilleures pratiques instituent les normes et les caractéristiques du marché en principe de réalité. Ainsi, bien qu’il soit certainement possible d’imaginer des pratiques plus soutenables écologiquement, économiquement et socialement pour l’agriculture irakienne, celles-ci seraient contradictoires avec les principes du marché et de la concurrence au niveau mondial, avec le droit de la propriété intellectuelle et les nouvelles modalités de financement, sans parler bien sûr des techniques agricoles modernes. Certes, des pratiques agricoles biologiques, à petite échelle, coopératives, affranchies du financement par l’emprunt, favorisant la biodiversité et assurant une « souveraineté alimentaire » à la nation pourraient faire sens si l’on se demandait comment la production de blé en Irak pourrait s’appuyer sur le savoir, les matériaux et les techniques du passé pour construire un avenir viable. Mais dans la mesure où de telles pratiques feraient de l’Irak une anomalie dans l’économie mondiale, elles ne peuvent être reconnues comme des meilleures pratiques.

Ce que rend également manifeste cette histoire, c’est l’intrication singulière des visées étatiques et commerciales dans la gouvernance néolibérale, une intrication qui va au-delà des directions emboîtées et des petits arrangements « donnant-donnant » que l’on a connus dans les formes passées du capitalisme. Le but de l’État est d’encourager la croissance économique et de créer un climat favorable à l’investissement, non le bien-être d’un secteur ou d’une population particulière ; et le but du capital est de produire cette croissance, bien qu’il s’intéresse en même temps aux finalités et aux questions éthiques plus larges, auparavant prises en charge ailleurs. Ainsi, avec la gouvernance néolibérale s’opère toute une série de transpositions historiques : le monde des affaires se consacre au développement local, tandis que le gouvernement s’occupe du positionnement sur le marché mondial ; les gouvernements négocient des contrats tandis que les entreprises deviennent des éducateurs ; les gouvernements se soucient de créer un climat favorable à l’investissement, et le monde des affaires se soucie d’éthique ; les gouvernements donnent la priorité à la croissance économique, à la cote de crédit et au positionnement dans l’économie mondiale, cependant que le monde des affaires représente les intérêts des nécessiteux ou des défavorisés.

On raconte que le décret no 81 a été rédigé par Monsanto, et il découle clairement des liens étroits que l’administration Bush entretenait avec l’agrobusiness (et dont témoignait la composition du cabinet de Bush). Mais ces faits manquent l’essentiel. Les décrets exprimaient et mettaient en œuvre le projet de Bremer en Irak, qui n’était pas de démocratiser le pays, mais de le néolibéraliser. Dans cette perspective, il y a quelque chose de plus significatif encore que l’influence directe de Monsanto : le fait que les décrets encourageant la dérégulation économique, la privatisation et l’organisation de la concurrence ont précédé la construction d’institutions démocratiques – les décrets d’abord, ensuite seulement les constitutions, les parlements, les conseils, les élections et les libertés civiles. Il convient également de remarquer que le gouvernement provisoire qui a validé les décrets, dont les membres avaient été personnellement choisis par l’équipe de Bremer et dont toutes les actions étaient soumises au veto de Bremer lui-même, n’était composé que de gens favorables à l’occupation américaine. Et ce gouvernement a quant à lui proposé un processus de ratification de la constitution permanente qui excluait tous les partis politiques ne soutenant pas l’occupation20. Là encore, on peut voir dans ces manœuvres l’intervention directe et brutale des États-Unis, soucieux de faire de l’Irak un terrain de jeu pour le capital international et plus particulièrement pour les entreprises américaines, de Halliburton à Monsanto. Mais plus révélatrice encore est la façon dont ces mesures expriment des caractéristiques distinctives de la gouvernance néolibérale : si les États fonctionnant sur un modèle commercial tendent à éviter de faire un usage excessif de la violence ou de pratiques extraconstitutionnelles, ils se refusent en même temps à laisser s’exprimer des intérêts adverses ou concurrents, à céder leur contrôle ou à donner la priorité à la justice et à la protection sociale plutôt qu’au climat propice à l’investissement et à la croissance économique21. Ce déplacement décisif des finalités et de la légitimité de l’État est plus important que la question de savoir précisément qui, des hommes politiques, des grandes entreprises et des banques, couche avec qui. Cet ancien modèle tombait facilement sous l’accusation de corruption. La gouvernance néolibérale encourage une fusion plus souple et plus efficace des pouvoirs politiques et économiques, qui éradique dans une large mesure le scandale de la corruption parce qu’elle efface la distinction entre les finalités et les modes de gouvernance respectifs des États et du capital, grâce à la circulation entre eux des meilleures pratiques, vecteur de cet effacement22.

  1. Les décrets Bremer, ainsi que leur préambule et leur déclaration d’intention, sont disponibles à l’adresse suivante : www.iraqcoalition.org/regulations.
  2. William Engdahl, « Iraq and Washington’s “Seeds of Democracy” », Current Concerns, no5, 2005, en ligne : www.currentconcerns.ch/archive/2005/05/20050507.php
  3. Bremer Orders, www.iraqcoalition.org/regulations
  4. William Engdahl, « Iraq and Washington’s “Seeds of Democracy” », art. cité.
  5. Le texte complet du décret no81 de l’Autorité provisoire de la coalition, « Patent, Industrial Design, Undisclosed Information, Integrated Circuits and Plant Variety Law », est disponible à l’adresse : www.bibliotecapleyades.net/ciencia/ciencia_geneticfood18a.htm
  6. Voir Le Monde selon Monsanto, un documentaire de Marie-Monique Robin, France, Image et Compagnie, 2008.
  7. Jeremy Smith, « Order 81: Re-engineering Iraqi Agriculture », Global Research, 27 août 2005, en ligne : www.globalresearch.ca/order-81-re-engineering-iraqi-agriculture/870
  8. Ibid. ; William Engdahl, « Iraq and Washington’s “Seeds of Democracy” », art. cité.
  9. William Engdahl, « Iraq and Washington’s “Seeds of Democracy”  », art. cité, p. 3.
  10. Jeremy Smith, « Order 81: Re-engineering Iraqi Agriculture », art. cité, p. 2.
  11. William Engdahl, « Iraq and Washington’s “Seeds of Democracy”  », art. cité; Jeremy Smith, « Order 81: Re-engineering Iraqi Agriculture », art. cité ; Nancy Scola, « Why Iraqi Farmers Might Prefer Death to Paul Bremer’s Order 81 », Alternet, 19 septembre 2007, www.alternet.org/story/62273/why_iraqi_farmers_might_prefer_death_to_paul_bremer%27s_order_81
  12. Jeremy Smith, « Order 81: Re-engineering Iraqi Agriculture », art. cité ; William Engdahl, « Iraq and Washington’s “Seeds of Democracy”  », art. cité, p. 3-4.
  13. William Engdahl, « Iraq and Washington’s “Seeds of Democracy”  », art. cité, 4.
  14. Nancy Scola, « Why Iraqi Farmers Might Prefer Death to Paul Bremer’s Order 81 », art. cité. Voir aussi Vandana Shiva, La Biopiraterie, ou le pillage de la nature et de la connaissance, Paris, Alias etc., 2002.
  15. Nancy Scola, « Why Iraqi Farmers Might Prefer Death to Paul Bremer’s Order 81 », art. cité, p. 2.
  16. , p. 5.
  17. Décret no81 de l’Autorité provisoire de la coalition.
  18. Nancy Scola, « Why Iraqi Farmers Might Prefer Death to Paul Bremer’s Order 81 », art. cité, p. 1.
  19. « Quoi qu’il en soit, le capitalisme vainqueur n’a plus besoin [du] soutien [de l’ascétisme religieux] depuis qu’il repose sur une base mécanique » (Max Weber, L’Éthique protestante,cit., p. 224).
  20. Ce qui a suscité des problèmes pour le processus de ratification de la constitution parce qu’une première proposition visait à exclure du processus tous les partis qui s’opposaient à l’occupation.
  21. Si les États sont confrontés à des défis et des missions autres que ce but, comme calmer les gens ou préserver la nation d’un danger, ils peuvent également s’en occuper par décret, d’où le décret no2 qui a aboli l’armée irakienne.
  22. L’effacement de la distinction entre la forme et le contenu du gouvernement et ceux du monde des affaires par la gouvernance néolibérale est importante. Cependant, la façon dont cette gouvernance lie le monde des affaires et la recherche ne l’est pas moins. Comme la gouvernance néolibérale est légitimée par l’efficacité avec laquelle elle déploie les moyens requis pour parvenir à des fins – plutôt que, par exemple, par le fait de respecter et d’appliquer des principes de justice ou de pourvoir aux besoins fondamentaux de ses membres – elle a un rapport particulier au savoir. La bonne gouvernance promeut la croissance économique, une atmosphère favorable aux investissements et une cote de crédit élevée, et elle requiert le savoir nécessaire pour ce faire. Pas la mauvaise gouvernance. Ainsi, la réduction de tout savoir à son utilité économique (qui est manifeste dans le soutien toujours plus appuyé aux recherches universitaires qui ont des « facteurs d’impact » élevés et dans l’effort pour assécher ou éliminer la recherche qui au contraire n’a pas d’impact commercial) et de tout gouvernement à l’objectif de santé économique sont les deux faces d’un même phénomène. Les meilleures pratiques expriment cette convergence. Le financement par l’agrobusiness de la recherche à Texas A&M University, le développement par Texas A&M University de parcelles témoins pour favoriser la commercialisation de semences génétiquement modifiées en Inde et le travail conjoint des équipes d’USAID et des représentants de la World Wide Seed Company en Irak – ne sont que les manifestations empiriques superficielles d’une reconfiguration bien plus profonde dans la gouvernance néolibérale et, par elle, des fossés et des intervalles, certes modestes, certes régulièrement outrepassés, entre les domaines et les activités du monde des affaires, de la recherche et du gouvernement.

Extrait 2 : Le discours est semblable au capital

Le discours est semblable au capital

S’exprimant au nom de la majorité dans le jugement Citizens United, le juge Kennedy entreprend d’émanciper le discours des rets de la réglementation et de la censure qui selon lui le découragent (si ce n’est pire) actuellement. Citant l’avis de Roberts, président de la Cour suprême, dans une affaire antérieure, il rappelle que « les libertés garanties par le premier amendement ont besoin d’espace pour respirer1 ». « À mesure que de nouvelles règles sont créées pour réglementer le discours politique, ajoute Kennedy, tout discours qui pourrait être jugé relever d’elles est comme paralysé2. » Décrivant la Commission électorale fédérale comme un organe avant tout préoccupé de censure, à l’origine de « pesantes restrictions » qui « fonctionnent comme des équivalents de limitations a priori de la liberté d’expression3 », Kennedy s’applique à en souligner le danger – un danger que la Cour a précisément le devoir de combattre :

Lorsque la Commission électorale fédérale émet des avis qui interdisent tel ou tel discours, « beaucoup de gens, plutôt que de tenter de faire valoir leurs droits en engageant individuellement des poursuites – une tâche extrêmement pesante, et parfois risquée – choisissent tout simplement de ne pas user de leur droit à la liberté d’expression, ce qui non seulement leur porte tort à eux, mais porte tort à la société dans son ensemble, puisqu’elle se voit privée d’un libre marché des idées. » Virginia v. Hicks, 539 U. S. 113, 119. Par conséquent, « le jugement du censeur peut en pratique s’avérer sans appel. » Freedman.

À certains moments de son argumentation, Kennedy élève la voix et dénonce les restrictions portant sur les dépenses des entreprises dans les campagnes électorales comme « une censure pure et simple4 » ; à d’autres, il les décrit simplement comme des interventions étatiques inappropriées, témoignant des pesanteurs bureaucratiques5. Mais sous toutes ces hyperboles sur la paralysie du discours des entreprises par l’État se joue un geste rhétorique crucial : la description du discours comme étant analogue au capital sur « le marché politique ». D’un côté, les interventions de l’État sont dépeintes tout au long de l’avis comme des atteintes au marché des idées que produit le discours6. Les restrictions étatiques portent tort à la liberté d’expression comme elles portent tort à toutes les libertés. D’un autre côté, l’accumulation et la circulation illimitées des discours sont érigées en bien absolu, essentiel au « droit des citoyens à chercher, entendre, exprimer et utiliser l’information pour parvenir à un consensus, [qui est lui-même] l’une des conditions de possibilité d’une autonomie politique éclairée et l’un des moyens nécessaires de sa protection7. » Ce ne sont pas simplement les droits des entreprises, donc, mais la démocratie elle-même qui est en jeu dans cette déréglementation du discours. On relèvera cependant que la démocratie est ici conçue comme un marché dont les biens – idées, opinions et, au bout du compte, votes – sont produits par le discours, exactement comme sur le marché économique s’échangent des biens produits par le capital. En d’autres termes, au moment même où le juge Kennedy soutient que le libre exercice de droits égaux sur ce marché ne saurait être entravé par la prise en considération de la richesse extrême de certains (sans quoi l’on mettrait en danger la maximisation de l’utilité pour tous que permettent ces droits), le discours lui-même acquiert le statut de capital et l’on insiste sur la nécessité de garantir que ni ses sources ni sa circulation ne soient en aucune manière entravées.

Qu’y a-t-il de significatif dans le fait de considérer le discours comme un capital ? L’économisation du politique intervient non seulement à travers l’application des principes du marché aux champs qui ne relèvent pas du marché, mais à travers la conversion des processus, des sujets, des catégories et des principes politiques en processus, sujets, etc., économiques. C’est précisément cette conversion qui prend place à chaque page de l’avis rendu par Kennedy. Si tout ce qui existe dans le monde est un marché, et si les marchés néolibéraux sont uniquement composés de capitaux concurrents – petits et grands –, et si le discours est le capital propre au marché électoral, alors le discours partage inévitablement les attributs du capital : il prend de la valeur grâce à des investissements réfléchis, et il favorise la position de celui qui le porte ou le possède. Pour prendre les choses par l’autre bout, une fois qu’on a fait du discours le capital du marché électoral, il convient de lever toutes les restrictions et réglementations dont il pourrait faire l’objet : il peut être consommé et remplacé par différents acteurs et dans différents lieux, et il n’existe que pour favoriser les intérêts de celui qui en est porteur. On chercherait vainement dans cette description tout ce à quoi le discours est traditionnellement associé – la liberté, la conscience, la délibération ou encore la persuasion.

Mais en quoi exactement le discours est-il un capital selon l’avis rédigé par Kennedy ? Comment en vient-il à le définir en termes économiques, de telle façon que sa réglementation ou sa limitation apparaissent néfastes à son marché propre et que sa monopolisation par les grandes entreprises apparaisse bénéfique à tous ? La transformation monstrueuse du discours en capital intervient à plusieurs niveaux.

Si le discours s’apparente au capital, c’est tout d’abord par sa tendance à proliférer et à circuler, à passer outre les barrières, à circonvenir les limitations, légales ou autres, qu’on cherche à lui imposer, et même par sa capacité à toujours mettre en échec les efforts pour le contrôler ou le censurer8. Le discours est ainsi décrit comme une force à la fois naturelle et bonne, qui peut être indûment entravée et gênée, mais jamais anéantie.

Deuxièmement, les personnes ne sont pas simplement des producteurs de discours, mais également des consommateurs, et l’ingérence de l’État – illégitime dans le principe et néfaste en pratique – les menace à ces deux titres. C’est le marché des idées qui décide de la valeur des affirmations portées par un discours, répète inlassablement Kennedy. Chaque citoyen doit juger pour lui-même du contenu d’un discours ; cette question ne saurait être tranchée par le gouvernement, exactement comme le gouvernement ne doit pas s’arroger les autres choix qui relèvent du consommateur9. Au cours de son argumentation, Kennedy ne mentionne pas la délibération ni l’élaboration collective d’un jugement en politique, pas plus qu’il n’évoque les voix dépourvues de financement et relativement impuissantes. L’objet de son réquisitoire est l’illégitimité du gouvernement qui « dicte […] où une personne peut obtenir des informations, ou quelle source jugée indigne de confiance elle ne peut pas entendre, [utilisant] la censure pour contrôler la pensée10 ». Si le discours produit des biens consommés en fonction de préférences individuelles, l’État fausse ce marché en « interdisant le discours politique de millions d’associations de citoyens » (à savoir, les grandes entreprises) et en restreignant de façon paternaliste ce que les consommateurs sont autorisés à savoir ou à envisager. Encore une fois, si le discours est le capital du marché politique, alors nous sommes politiquement libres quand il circule librement. Et il ne circule librement que si les grandes entreprises ne sont pas limitées dans leur capacité à soutenir ou à financer tel ou tel discours.

Troisièmement, Kennedy décrit le discours non pas simplement comme un moyen d’expression et de dialogue, mais comme une puissance productive et innovatrice, exactement comme le capital. Il existe « une dynamique créative inhérente au concept d’expression libre » qui rencontre et se nourrit des « changements rapides en matière de technologie » pour produire le bien commun11. Pour Kennedy, c’est particulièrement cet aspect du discours qui nous « met en garde contre le maintien d’une loi limitant le discours politique dans certains médias ou à certains locuteurs12 ». De nouveau, le dynamisme, l’inventivité et la productivité du discours sont entravés par l’intervention de l’État.

Quatrièmement – et c’est peut-être là l’essentiel pour établir le statut du discours comme capital du marché électoral –, Kennedy place le pouvoir du discours et le pouvoir de l’État en opposition directe, dans un jeu à somme nulle. À de multiples reprises tout au long de l’avis majoritaire, il identifie le discours à la liberté et l’État au contrôle, à la censure, au paternalisme et à la répression13. Lorsque liberté d’expression et État se rencontrent, c’est pour s’affronter : à l’en croire, le droit à la libre expression garanti par le premier amendement a pour « présupposé la défiance à l’égard du pouvoir d’État » et est « un mécanisme essentiel de la démocratie [parce qu’]il est ce qui permet d’obliger les responsables à rendre des comptes au peuple14 ». Le thème connaît de multiples variations au cours de l’avis, et notamment celles-ci :

Le premier amendement n’a certainement pas été conçu [par les rédacteurs de la Constitution] pour valider la répression de discours politiques dans le média le plus en vue de la société. Il était conçu comme une réponse à la censure15.

Lorsque l’État fait usage de tout son pouvoir, y compris de la loi pénale, pour dicter où une personne peut obtenir des informations, ou quelle source jugée indigne de confiance elle ne peut pas entendre, elle utilise la censure pour contrôler la pensée. […] Le premier amendement confirme la liberté que nous avons de penser par nous-mêmes16.

Cette interprétation du premier amendement et de la finalité du discours politique conduit Kennedy à présenter l’État et le discours comme deux forces ennemies, symétriques de celles que sont l’État et le capital dans l’économie néolibérale.

Dans son avis, le juge interprète le premier amendement non plus comme un droit humain ou civil, mais comme un droit du capital. Ce qu’il cherche à garantir contre toute réglementation ou ingérence, ce ne sont plus des idées, une délibération ou l’intégrité de la sphère politique démocratique, mais un flux de discours. Tout en conservant le langage du droit et des personnes, il opère en réalité une dissociation entre, d’une part, le discours et le droit à la libre expression et, d’autre part, les individus, ce qui lui permet ensuite de défendre plus aisément la protection de la libre expression des entreprises. Le problème que soulève Citizens n’est donc pas – comme l’affirment souvent ses critiques – qu’il confère aux grandes entreprises les droits des individus, mais que les individus en tant que porteurs de droits et parties prenantes de la souveraineté populaire disparaissent lorsque les flux de discours accèdent au statut de flux de capitaux et que tous les acteurs cherchent à accroître la valeur de leur capital.

Pour Kennedy, non seulement discours et capitaux doivent circuler librement, mais le seul ennemi de cette liberté est l’État. Dans cette perspective, tous les membres de la société et de l’économie, du citoyen le plus pauvre à l’entreprise la plus riche, sont liés entre eux en tant que victimes potentielles de l’ingérence et de la censure de l’État. Dès lors qu’individus et entreprises sont ainsi alliés – et même identifiés par les périls identiques qui les menacent –, la puissance singulière du discours des grandes entreprises n’est pas simplement passée sous silence, elle est transformée en cause à défendre. Désormais, ce qui doit être combattu, ce sont les conditions qui font que « certaines associations défavorisées de citoyens – celles qui ont une forme entrepreneuriale – sont pénalisées » et empêchées de « proposer tant des faits que des opinions au public », qui se voit ainsi privé de « connaissances et d’opinions vitales à son fonctionnement17 ».

Dans un champ structuré par une rhétorique selon laquelle il n’existe que le discours et sa mise en danger par l’État, où le flux sans entraves du discours profite à tous, tandis que l’intervention de l’État cible et discrimine invariablement, les différences significatives entre locuteurs disparaissent. Que celui qui parle soit une femme à la rue ou Exxon, le discours est du discours et le capital, du capital. Le déni des stratifications et des différences de pouvoir dans le champ de l’analyse et de l’action est un trait essentiel de la rationalité néolibérale, et c’est précisément ainsi que sont effacées discursivement les distinctions entre capital et travail, propriétaires des moyens de production et producteurs, propriétaires et locataires, riches et pauvres. Il n’y a que du capital, et le fait qu’il soit humain, entrepreneurial, financier ou dérivé, qu’il soit immense ou infime, ne dit rien des normes qui doivent s’appliquer à lui, ni n’altère son droit à être affranchi de toute ingérence. Ainsi, dans Citizens United, il n’y a que du discours, et tout discours dispose du même droit, de la même capacité à enrichir le marché des idées, de la même capacité à être jugé par les citoyens et de la même vulnérabilité aux restrictions et à la censure de l’État.

En bref, pour le juge Kennedy, si le discours est semblable au capital, c’est parce qu’il est naturel, incontrôlable, dynamique et créateur ; parce qu’il opère et circule dans un champ organisé comme un marché ; parce qu’il a le même statut, quels que soient les agents sociaux qui le portent ; parce qu’il crée de la liberté à travers les choix des producteurs et des consommateurs ; parce qu’il a le droit d’être libre ; parce qu’il s’oppose par principe à toute réglementation par l’État. Comme nous le verrons, le discours fonctionne en tant que capital dans la mesure où il favorise la position de celui qui le porte sur ce que Kennedy appelle « le marché politique ». À travers cette transformation – ce passage d’un registre politique à un registre économique – de la signification, du caractère, de la visée et de la valeur du discours, s’exprime de façon précise le développement de la rationalité néolibérale dans la sphère politique et éthique. En étouffant les inquiétudes suscitées par la distribution inégale du pouvoir et de l’efficacité au sein du marché des discours, elle renforce en même temps l’argumentaire de ceux qui veulent lever les restrictions relatives à l’entrée sur le marché et éliminer les réglementations encadrant leur fonctionnement à l’intérieur du marché. Une fois cette économisation accomplie, vouloir soumettre le marché sur lequel opère le discours à une égalité ou à une redistribution artificielles revient simplement à commettre une erreur morale et technique typique du keynésianisme. Si les marchés sont des lieux où règne une égalité naturelle, qui ne sauraient exister et prospérer en l’absence d’une concurrence sans entraves, l’État peut certes intervenir pour en faciliter l’accès ou entretenir la concurrence, mais en dehors de cela, il n’est qu’un intrus, il n’a aucune légitimité. Ainsi, aux yeux du juge Kennedy, les décisions de la Cour suprême qui visaient à limiter la liberté d’expression des entreprises constituent des ingérences dans le « libre marché » des idées que protège le premier amendement18.

 

  1. Citizens United v. FEC, 558 U.S. (2010), p. 329, qui cite Federal Election Commission v. Wisconsin Right to Life, Inc.
  2. Ibid., p. 334.
  3. Ibid., p. 335.
  4. Ibid., p. 312 et 339.
  5. Après avoir longuement exposé tout le travail engendré pour les Political Action Committees (PAC) par la tenue des dossiers, la comptabilité et les déclarations, Kennedy conclut qu’« étant donné ces contraintes très lourdes, une entreprise peut ne pas être en situation de créer un PAC en temps et en heure pour faire connaître ses vues » pendant une campagne électorale. Une telle « limitation du discours », ajoute-t-il, constitue un tort non seulement pour le locuteur potentiel, mais aussi pour le public, dans la mesure où cela « réduit nécessairement la quantité d’expression par la restriction du nombre des questions abordées, la profondeur de l’examen auxquelles elles donnent lieu et la taille du public susceptible d’être touché » (Ibid., p. 339, qui cite Buckely v. Valeo).
  6. Steven Shiffrin est sans doute l’auteur qui a discuté de la façon la plus approfondie et intéressante qui soit la question du recours à la métaphore du marché dans l’interprétation du premier amendement. Dans de nombreux articles et livres, ainsi que dans son recueil de jurisprudence, il coupe avec résolution les liens prétendus entre un marché imaginaire des idées et la vérité, l’équité, le dissensus, la délibération ou même le choix véritable. Voir par exemple The First Amendment, Democracy, and Romance (Princeton, Princeton University Press, 1990), dans lequel il affirme : « L’engagement à soutenir le dissensus ne requiert pas de croire que ce qui émerge du “marché” est généralement juste ou que le “marché” est la meilleure des épreuves de vérité. Au contraire, l’engagement à soutenir le dissensus présuppose que les pressions sociétales qui vont dans le sens du conformisme sont fortes et que les incitations au silence sont souvent grandes. Si la métaphore du marché encourage le point de vue selon lequel une main invisible ou des arrangements volontaristes nous ont guidés avec patience, mais lentement, jusqu’à l’harmonie burkéenne, l’engagement à soutenir le dissensus nous encourage à croire que les confortables arrangements de l’état de choses existant ont été établi sur une base en deçà du vrai ou du juste. Si la métaphore du marché encourage le point de vue selon lequel les conventions, les habitudes et les traditions ont émergé comme notre meilleure approximation de la vérité à partir de l’épreuve de vérité rigoureuse du marché des idées, l’engagement à soutenir le dissensus encourage le point de vue selon lequel les conventions, les habitudes et les traditions sont des compromis susceptibles d’être contestés. Si la métaphore du marché nous invite à penser que la vérité selon le marché est plus digne de confiance que n’importe quelle vérité que le gouvernement pourrait dicter, un engagement à soutenir le dissensus nous invite à nous méfier du marché comme du gouvernement. Si la métaphore du marché favorise une forme molle de relativisme (tout ce qui émerge du marché convient jusqu’à nouvel ordre), l’engagement à soutenir le dissensus insiste sur le fait que les sondages ne décident pas de la vérité » (Cité dans Steven Shiffrin et Jesse Choper, First Amendment: Cases, Comments, Questions, Saint Paul, West Academic Publishing, 2001, p. 15-16). Voir aussi Steven Shiffrin, « The First Amendment and Economic Regulation: Away From a General Theory of the First Amendment », Northwestern University Law Review, vol.78, no 5, 1983.
  7. Citizens United v. FEC, 558 U.S. (2010), p. 339.
  8. Ibid., p. 364.
  9. Ibid., p. 349-350.
  10. Ibid., p. 356.
  11. Ibid., p. 354.
  12. Ibid., p. 364.
  13. Ibid., p. 339-340, 349-350, 353 et 356.
  14. Ibid., p. 339.
  15. Ibid., p. 353.
  16. Ibid., p. 356.
  17. Ibid., p. 356, 354 et 355.
  18. Ibid., p. 354.

 

 

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