Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection

Françoise Vergès, Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection, La fabrique éditions, 2020

Françoise Vergès avait déjà publié chez le même éditeur : Un féminisme décolonial. Elle poursuit ici le même sillon. Rappelant – répétant inlassablement, car il le faut, tant est massive la montagne de préjugés à déplacer – que « l’esclavage colonial est la matrice des binarismes qui fondent la domination entre genres et à l’intérieur d’un genre » (p. 139-140, c’est moi qui souligne), elle revendique une politique antiraciste de la protection car elle, et nous avec elle, ne pouvons croire une seconde que le féminisme blanc (fémo-nationalisme, voire fémo-impérialisme) puisse contribuer en quoi que ce soit à l’émancipation du genre… humain, comme on disait dans le temps. De ce petit livre (185 pages, notes comprises) très accessible, il y a peu à dire, sinon : lisez-le, et faites-le lire, surtout, à celles et ceux qui n’auraient pas encore bien saisi les enjeux du féminisme décolonial.

Merci à La fabrique de nous autoriser à en publier quelques extraits (NB : nous n’avons pas reproduit les notes, très nombreuses) :

Extrait 1. Pages 55 à 62 (chap. 2 : L’approche civilisatrice de la protection des femmes)

 Fémo-impérialisme et protection des femmes du Sud global

Le féminisme universaliste civilisateur a contribué à intégrer la protection des femmes à la « mission civilisatrice », en France et dans les postcolonies françaises. En témoigne encore combien les affaires d’agressions sexuelles s’avèrent autant d’opportunités pour ces « féministes » de rattacher ces épisodes à un storytelling raciste. Ainsi, en 2011, tandis qu’elle caractérisait le viol de Nafissatou Diallo par Dominique Strauss-Kahn comme une affaire politique, l’ancienne ministre socialiste des Droits des femmes (de 1981 à 1986) Yvette Roudy ne pouvait s’empêcher de conclure : « Ce n’est pas un hasard si le viol collectif est une arme de guerre, une façon pour les jeunes voyous des quartiers de s’affirmer lâchement dans les “tournantes”. » Dans ce qui se présentait comme une dénonciation du machisme en politique, pourquoi faire cet amalgame entre un homme puissant, directeur du FMI, totalement certain de son impunité, et des jeunes de quartiers populaires, sinon pour accréditer une fois de plus l’idée que le plus grand danger vient des jeunes hommes des quartiers populaires ? Et ce au moment même où une femme noire immigrée était violée par un homme blanc puissant que ses pairs défendaient aussitôt en parlant de « troussage de domestique » ? Dans une interview plus récente, à la question « Il y a 30 ans vous compariez les partis politiques français aux clubs anglais du xixe : masculins, élitistes et fermés. C’est toujours le cas ? », Yvette Roudy répondait : « Non ça a changé, mais c’est un fait : on a beaucoup de retard en France. On doit faire avec le poids des traditions des pays d’origine de notre population immigrée. » Une nouvelle fois, les communautés racisées portaient le fardeau des attaques machistes et misogynes dans la société française. Le retard dans les droits des femmes était attribué à des communautés supposément étrangères à la Nation. Il faut savoir en tirer les conclusions qui s’imposent : selon cette vision (des plus légitime), devenir une femme française suppose de s’appuyer sur l’exclusion de femmes et d’hommes citoyen·nes français·es mais condamné·es à demeurer étranger·ères. Ces glissements qui associent la dénonciation d’un abus, d’un viol, avec la présence de racisé·es en France renforcent l’idée que les hommes racisés seraient une menace pour la liberté des femmes.

L’approche civilisatrice de la protection des femmes sert aussi d’argument à la politique étrangère de la France. Lors d’une intervention à l’ONU en 2019, le président de la République française, Emmanuel Macron, en donne les « éléments de langage » : « Les femmes et les filles sont les premières touchées par la pauvreté, les conflits, les conséquences du réchauffement climatique, elles sont les premières victimes des violences sexistes et sexuelles qui les empêchent trop souvent de circuler librement, de travailler, de disposer de leur corps selon leur choix. Il est temps que notre monde cesse de faire des femmes des victimes et leur construise enfin la place qu’elles méritent, celle d’être aussi des leaders ! » « La France », ajoute-t-il, mène une « diplomatie féministe active et résolue », et pour cela son gouvernement s’engage à affecter « 50 % de l’aide publique au développement à des mesures genrées ». Ces programmes, précise-t-il, visent à la fois « l’émancipation des femmes africaines », la « lutte contre l’excision », le cyber-harcèlement et l’éducation des femmes. La lutte contre l’excision est une des obsessions du féminisme occidental, car à leurs yeux les mutilations sexuelles sont le signe même de l’arriération et de la cruauté envers les femmes. Cette obsession ne tient pas compte des combats des femmes africaines sur le terrain ni du fait signalé par Fati N’Zi Hassane : « Presque partout en Afrique, les mutilations génitales féminines sont en baisse. Le déclin est particulièrement marqué en Afrique de l’Est, où le taux de mutilées de moins de 15 ans est passé de 71 % à 8 % entre 1995 et 2016, selon l’Unicef. Le recul est malheureusement bien moins visible en Afrique de l’Ouest et dans la Corne de l’Afrique, les deux régions les plus concernées par cette pratique inhumaine répandue dans toute la bande sahélienne, de la Mauritanie à la Somalie. Pourtant, là aussi, les chiffres du bureau régional du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale indiquent un changement drastique au fil des générations. » Pour les militantes africaines, l’intervention des ONG et des gouverne- ments occidentaux est contre-productive car leurs pratiques, leur vocabulaire, leur manière d’intervenir ont des résultats contraires à ceux qui sont souhaités – mais il est vrai que la référence aux mutilations sexuelles assure un effet médiatique. La politique « féministe, active et résolue » de la France vise à éduquer les femmes africaines à devenir des leaders, des « premières de cordée » en somme. Pour mieux servir sa politique féministe, l’État français décide, à la suite de fondations nord-américaines, de se doter d’un fonds d’investissement dans des projets genrés. En août 2019 à Biarritz, lors du G7, Emmanuel Macron annonce la création de ce fonds d’investissement en compagnie de Akinwumi Adesina, président de la Banque africaine de développement, et de l’artiste Angélique Kidjo. « Au fond un vrai défi pour l’Afrique c’est qu’il y a deux moteurs démographiquement, les femmes et les hommes, il n’y a qu’un moteur qu’on aide, les hommes […]. L’autre moteur est à l’arrêt parce que dans beaucoup de pays africains les femmes n’ont pas le droit d’accéder au foncier, ce qui est un défi fondamental, et donc ça veut dire qu’elles n’ont pas le droit d’accéder au crédit, elles ne peuvent pas développer une activité, et dans beaucoup de pays africains les femmes ne peuvent pas accéder en effet au crédit, à l’emprunt (hors le microcrédit), et donc développer de l’entrepreneuriat. » En juillet 2017, lors d’un G20, le même Macron avait déclaré : « quand des pays ont encore aujourd’hui sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien ». Par ces remarques, « Emmanuel Macron a donné le ton : son discours sera féministe, ou plutôt fémocolonialiste », écrit Elsa Dorlin, « parce que, dans la défense du choix des femmes africaines quant à leurs droits et choix reproductifs, le président français se place en chevalier blanc ». Le fémo-impérialisme a définitivement adopté la notion de genre (désignant ici exclusivement les femmes, prises comme un tout) et des formules féministes (liberté de circuler, de disposer de son corps) pour porter une politique d’intégration des femmes africaines à un système bancaire et économique dominé par l’Occident, tout en continuant à rendre les femmes africaines responsables de l’état du continent. Le vocabulaire du féminisme colonial du xxie siècle se met en place, empruntant au fémocolonialisme et à l’idéologie de l’entreprenariat néolibéral : les femmes africaines sont économes et industrieuses ; elles sont plus éduquées que les hommes ; elles agissent en bons « chefs de famille », elles investissent dans des champs qui bénéficient à toute la société (santé et éducation) contrairement aux hommes africains qui n’y investissent qu’« entre 30 et 40 % ». Les qualités perçues par le patriarcat comme féminines – être frugales, sérieuses, économes – et qui ont justifié la position inférieure des femmes sont ici traduites en termes économiques. Les femmes africaines sont chargées de colmater les effets négatifs des crises que les programmes d’ajustement structurel ont produites. Pas de politique de réparation qui faciliterait l’autonomie des femmes, mais la proposition de devenir débitrices du système bancaire. Une dette est ajoutée à la dette que les peuples du Sud doivent payer aux États qui les ont appauvris. Avant Macron, ce fait n’avait pas échappé à des fondations et à des fonds d’investissement nord-américains. Ainsi, le 4 avril 2019, les médias nous apprenaient qu’Ivanka Trump planifiait un voyage en Afrique pour promouvoir, au nom de l’Overseas Private Investment Corporation (OPIC), le programme « Invest in Women, Invest in the World ». Dans son étude, l’OPIC signale que les « femmes des pays en voie de développement » sont devenues le facteur principal de la hausse de la consommation au niveau mondial. Il est donc temps de s’intéresser à ce phénomène, d’autant que, en ciblant les femmes, la prospérité économique et la stabilité dans le monde seraient garanties. L’Afrique subsaharienne – qui regroupe plus de femmes éduquées et entrepreneures que n’importe quel autre continent – est naturellement devenue une priorité pour l’OPIC. Le « monde », déclare le fonds d’investissement, ne peut négliger l’opportunité générative de multimilliards que représentent les femmes du Sud global. Réduire le gender gap (les inégalités de genre) ajouterait 28 trillions de dollars au produit global dès 2025, l’économie féminine représentant bientôt un marché deux fois plus important que l’Inde et la Chine réunies. Les femmes du Sud global constituant 73 % de la clientèle des institutions de microcrédit, on peut comprendre l’intérêt des banques et des fonds d’investissement. Pour répondre à la perspective selon laquelle, d’ici 2028, les consommatrices contrôleraient environ 15 milliards de dollars de dépenses de la consommation mondiale, l’OPIC a créé une grille de lecture genrée pour juger tous les projets concernant les femmes. Comment comprendre la relation entre ces politiques néolibérales qui disent défendre et promouvoir l’avenir des femmes noires, et la nécroéconomie qui fragilise cet avenir ? Le fait que ces deux présent/futur –un monde où les femmes racisées seraient libres, entrepreneuses et autonomes, et un monde fragmenté, violent, dévastateur, destructeur, en d’autres termes ancré dans les héritages du colonialisme – coexistent fait apparaître le voile qui masque les objectifs du capitalisme néolibéral : faire porter aux femmes et aux hommes le poids des privations, discriminations et vulnérabilités en faisant la promotion de l’individualisme. Le but de la politique Invest in Women, Invest in the World, une politique d’intégration des femmes racisées et du Sud global comme valeur ajoutée, comme objet d’investissement par le monde de la finance, est la pacification. Le genre « femmes » tel qu’il est conçu par l’Occident – un groupe essentialisé, marqué par la différence biologique – est utilisé contre le « genre » racisé homme, la aussi un groupe essentialisé et marqué par la différence biologique et la race.

Extrait 2. Pages 72 à 75 (chap. 2)

L’interdit de faire communauté

La reproduction, écrit Arlette Gautier, n’a pas assuré aux femmes noires une amélioration de leur sort. Sur les plantations de Saint-Domingue, « le travail et la malnutrition des femmes ont de terribles répercussions sur leur fécondité. Or, dans le dernier tiers du xviiie siècle, face à la hausse rapide du prix des esclaves de traite et contrairement aux décennies passées où l’on préférait acheter des esclaves, la tendance sur les grandes sucreries est plutôt de pousser à avoir un maximum d’enfants par femme esclave. La grossesse est toujours délicate : fausses couches, avortements et infanticides sont fréquents. Si les sources écrites ne nous permettent aucunement de savoir si ces pratiques baissent ou augmentent au fil des ans, les mesures prises pour les contrer et les réprimer semblent de plus en plus fréquentes ». En 1763, selon un rapport du gouverneur de la Martinique, les colons font travailler les femmes jusqu’au dernier moment de leur grossesse, les rouent de coups parce qu’elles sont trop lentes, et les renvoient travailler aussitôt après leur accouchement, laissant les nourris- sons périr. En 1838, alors qu’ils ne peuvent plus compter sur la traite, les planteurs de l’île s’opposent à un projet instituant des congés pour les femmes enceintes et les jeunes accouchées car cela porterait atteinte à leur droit de propriété. Les esclavagistes nient les différences entre femmes et hommes esclavagisé·es et les instrumentalisent – soumis eux aussi à l’exploitation sexuelle comme reproducteurs, les hommes peuvent occuper des postes techniques ou de commandement sur la plantation, les femmes sont en charge du soin, de la cuisine, de la reproduction, et objets de l’exploitation sexuelle. Les esclavagisé·es, qui ont souffert de l’absence de différenciation sexuelle dans le travail, cherchent à la recréer en dehors du monde dominé par les esclavagistes. Des historien·nes nord-américain·es et brésilien·nes ont démontré, grâce aux récits d’esclaves ou à des études longitudinales, « que les esclaves accordaient une signification très importante à leurs familles et qu’ils ont dépensé beaucoup d’énergie à maintenir leurs liens malgré les séparations pendant l’esclavage, puis à se retrouver après l’abolition ». Conscient·es non seulement de l’absence de protection dans le système plantationnaire, mais aussi de la volonté d’entraver toute stratégie et pratique de protection communautaire, femmes et hommes noir·es ont développé leurs propres systèmes de protection, et à tous les niveaux.

Les violences contre les femmes esclavagisées ne sont ni un épisode malheureux d’une histoire malheureuse ni le seul exemple des violences coloniales. Les négliger perpétue l’illusion que l’histoire des racialisations sous l’esclavage serait déconnectée de ces violences genrées – d’autant que l’abolitionnisme n’a pas cherché à y mettre fin. La doctrine abolitionniste française a donné une justification morale à la conquête coloniale postesclavagiste – qu’il s’agisse d’aller sauver des populations asservies par une monarchie féodale et esclavagiste (comme à Madagascar), soumises au despotisme oriental (comme en Algérie), ou abandonnées à la barbarie (comme en Afrique). Une fois confirmé dans ses fonctions, le gouvernement provisoire de la République, qui décrète l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848, proclame que l’Algérie est désormais, constitutionnellement, partie intégrante de la France. Entre 1842 et 1848, l’Institut de l’Afrique, où siègent des abolitionnistes, prône la colonisation du continent et l’abolition de l’esclavage et de la traite, susceptibles de favoriser la régénération du peuple africain. En mai 1846, Victor Schœlcher en personne propose à la Société française pour l’abolition de l’esclavage, dont il est l’un des fondateurs, de lancer une pétition en faveur de la libération des esclaves en Algérie, alors même que la France a entrepris la conquête coloniale de ce pays. Le musulman devient la figure même du barbare, l’opposé de l’Européen civilisé, donc abolitionniste. Aux Comores, à Zanzibar et à Madagascar, anciennes plaques tournantes de la traite dans l’océan Indien, des esclaves capturé·es en Afrique sont vendu·es comme « engagé·es libres » et envoyé·es aux Amériques ou dans les colonies de l’océan Indien. Dans la colonie sévissait un régime où l’esclavagiste se comportait en patriarche sadique, violent et tyrannique. Pour que puisse s’accomplir la colonisation républicaine, cette figure négative doit être effacée et supplantée par celle du patriarche républicain sévère mais bon et celle de la mère patrie, bienveillante. À La Réunion, ce processus se résume ainsi : La sène fini kasé, zesclav touzour amaré (proverbe créole réunionnais) : « Les chaînes de l’esclavage sont rompues, mais les esclaves toujours enchaînés. »

Extrait 3. Pages 89 à 94 (chap. 3 : L’impasse du féminisme punitif)

Le désir de vengeance, la soif de punir

Partout dans le monde, les femmes sont frappées de manière disproportionnée par des violences systémiques, sexuées et sexuelles, par l’absence d’accès à la terre, par des discriminations et l’exploitation dans le monde du travail. Chaque jour en moyenne dans le monde 137 femmes sont tuées par un proche, dont plus d’un tiers par un conjoint ou ex-conjoint. Environ 15 millions d’adolescentes (âgées de 15 à 19 ans) dans le monde ont eu à subir des rapports sexuels forcés (pénétration sexuelle ou autres actes sexuels imposés sous la force) à un certain moment de leur vie. Selon ONU-Femmes, « 35 % des femmes dans le monde ont subi des violences physiques et/ou sexuelles de la part d’un partenaire intime ou des violences sexuelles de la part d’une autre personne (sans compter le harcèlement sexuel) à un moment donné dans leur vie ». Les trans et les personnes refusant de s’identifier à un genre déterminé sont les plus visées par les violences mais comme tous les assauts contre les femmes, cis, trans, non binaires, lesbiennes, au cours d’une année dans le monde ne sont pas répertoriés, et que les femmes non blanches sont sous-représentées dans ces chiffres car les violences commises contre elles et leurs meurtres importent moins, il faudrait inclure dans ces estimations les discriminations de race, de classe, de genre, de sexualité pour rendre compte de la violence systémique contre les femmes. En Afrique du Sud, une femme est tuée toutes les trois heures, 150 femmes sont violées chaque jour et des lesbiennes sont victimes de viols dits « correctifs » censés les « soigner ». En Espagne, au cours du seul été 2019, à la suite du viol et du meurtre de 19 femmes par un partenaire ou ex-partenaire, les mouvements féministes déclaraient un état d’urgence. En Argentine, au cours des six premiers mois de 2019, 155 féminicides étaient identifiés, dont six visant des trans, et la majorité des victimes avaient 18 ans ou moins. Au Brésil, « les femmes noires sont souvent vues comme des objets sexuels […]. Dans le monde rural, elles sont souvent les premières victimes de violences, y compris sexuelles ». En France, chaque année, 220 000 femmes adultes sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur partenaire ou ex-partenaire, 43 % des femmes françaises ont déclaré avoir subi des gestes sexuels non consentis. Les femmes voilées sont quotidiennement discriminées et jetées à la vindicte. Aux États-Unis, les femmes noires sont assassinées à un taux supérieur à tous les autres groupes de femmes et les femmes autochtones sont les plus vulnérabilisées, provoquant chez elles un très fort taux de suicide. Une Américaine sur trois vit en deçà ou au niveau du seuil de pauvreté et, à New York City, le taux des femmes noires qui meurent lors de leur accouchement est douze fois plus élevé que celui des femmes blanches. Les filles et garçons racisé·es âgé·es de 12 à 14 ans courent le plus grand risque d’être violé·es et victimes d’agression. Au Canada, les groupes de femmes autochtones estiment à plus de 4 000 le nombre d’entre elles assassinées et disparues dans la plus totale indifférence de la part de la police, et ce pendant des décennies. En Inde, en 2019, quatre viols avaient lieu par heure. En 2012, le viol collectif et l’assassinat d’une étudiante à bord d’un autobus à Delhi ont déclenché un large mouvement de protestation auquel le gouvernement BJP a répondu en proposant de voter la peine de mort pour les violeurs. À la violence contre les femmes répondait la violence d’État contre des hommes, surtout si ce sont des Dalit, comme le montre l’assassinat par la police indienne de quatre suspects dans le viol collectif d’une jeune femme de 27 ans. Au Parlement national, la députée Jaya Bachchan estimait que les coupables devaient être « lynchés en public » et l’un de ses collègues réclamait, outre un registre des criminels sexuels, la castration des violeurs. L’avocate et militante Vrinda Grover dénonce alors cette « violence arbitraire », notamment celle d’une police indienne souvent accusée de meurtres extrajudiciaires quand il s’agit de couvrir des enquêtes bâclées ou de calmer l’opinion publique : « La police doit rendre des comptes. Au lieu de mener une enquête et de rassembler des preuves, l’État commet des meurtres pour satisfaire le public et éviter de devoir rendre des comptes. » Les données montrent également que, chez les femmes qui ont été victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint, les taux de dépression sont plus élevés par rapport aux femmes n’ayant pas eu à subir de telles violences. À ces violences systémiques s’ajoute celle d’une pauvreté organisée et d’une vulnérabilité fabriquée. Ces chiffres ne disent rien des vies singulières et de leur complexité, ils réduisent les expériences vécues à des pourcentages, effacent les réponses et les luttes, mais leur ampleur explique la rage qui peut nous saisir à leur énumération.

Le désir de vengeance et de punition est en conséquence tout à fait compréhensible. Imaginer un renversement des rôles, coincer un homme pour l’humilier, pour lui faire comprendre concrètement, physiquement, ce que ressent une femme à qui un homme impose une violence est un désir tout à fait compréhensible. Dès lors que la violence est associée à une communauté d’hommes tous semblables et tous unis dans leur haine des femmes et leur volonté de les abaisser, de les blesser, de les torturer et de les tuer, le désir de répression s’impose presque spontanément. Cette violence n’a-t-elle pas existé de tout temps ? Et dans toutes les cultures ? L’homme n’est-il pas structurellement violent et la femme toujours sa victime ? Les lois ne sont-elles pas trop douces puisque les violences ne diminuent pas ou à peine ? Jetons les hommes à la vindicte ! Éloignons-les ! Privons-les de leurs droits parentaux ! Qu’ils apprennent ce que c’est que de ressentir de la peur, de la terreur, de paniquer, puis de continuer à être terrorisé, de se vivre faible et victime ! Qu’ils soient les cibles de notre rage ! Emprisonnons-les ! Faisons changer la peur de camp ! Mais si toutes les punitions, la peine de mort, les lynchages, les peines de prison de plus en plus longues, l’impossible réinsertion ne garantissent pas la disparition des violences contre les femmes, si, contraintes un moment, elles resurgissent avec force et cruauté, quelles sont les mesures qui feront changer la peur de camp ? Qu’est-ce qui pousse les hommes à tuer ? Pourquoi les femmes ne sont-elles pas mieux protégées ? Pourquoi, selon une étude en France, ce sont en majorité les hommes quittés qui tuent les femmes qui les ont laissés ? Pourquoi les hommes ne sont-ils pas capables de supporter d’être abandonnés alors qu’ils semblent n’avoir aucune dif- ficulté à abandonner ?

Extrait 4. Pages 123 à 128 (chap. 3)

Enfermer, punir

Avoir recours au système pénal, et donc encourager la détention, c’est maintenir l’idée que les « prisons sont nécessaires à la démocratie et qu’elles sont un élément central de la solution aux problèmes sociaux ». Mais qui est envoyé·e en prison ? Car ce « n’est pas un secret que la prison est utilisée par l’État en particulier pour contrôler les populations non blanches et pauvres, en précarisant les personnes enfermées et leurs proches, en attaquant la santé physique et mentale des prisonnier·es, en les soumettant au bon vouloir et à la violence des matons et de l’administration ». Si les femmes sont beaucoup moins enfermées dans ce qui est officiellement considéré comme des prisons (elles sont environ 4 % dans les lieux d’enfermement gérés par l’administration pénitentiaire), elles sont « sou- mises en priorité à d’autres formes de contrôle social (par la surmédicalisation, la psychiatrisation, la prise en charge par le volet “social” des institutions, par exemple dans des centres d’hébergement du type du Palais de la femme), les femmes non blanches, précaires, sans papiers sont là encore surreprésentées, et notamment des femmes transgenres ». Dans les prisons d’Île-de-France, « les femmes trans sont pour beaucoup des étrangères, enfermées pour des motifs liés à la répression et la pénalisation directe ou indirecte des sans-papiers, du travail du sexe ou du trafic de stupéfiants. Par exemple, les lois qui s’attaquent aux conditions de travail des travailleuses du sexe (loi de pénalisation des clients de 2016, divers arrêtés contre le stationnement visant dans leur application les TDS (travailleuses du sexe), mesures « anti-racolage », future loi contre la cyber-haine, etc.) les précarisent et permettent de les viser à travers divers délits (l’entraide entre TDS notamment peut valoir une condamnation pour proxénétisme de soutien, l’autodéfense peut valoir une condamnation pour violence ou outrage et rébellion, etc.) ». Dans les prisons, les « jeunes femmes Roms sont traitées comme les garçons, voire de façon plus sévère qu’eux. […] Et puis iront aussi en prison ces femmes qui transgressent complètement la loi du genre : les “mauvaises mères”, qui ont pu porter atteinte à leur enfant ». Au 1er janvier 2019, près de 30 % des femmes détenues étaient des étrangères, des femmes illettrées ou qui n’avaient pas dépassé le niveau primaire, souvent plus âgées que leurs homologues masculins, et proportionnellement plus nombreuses en détention provisoire (39 % contre 28 % chez les hommes). Parmi ces détenues, « nombreuses sont les “mules”, ces femmes originaires de Guyane ou d’ailleurs en Amérique du Sud qui, vivant dans une très grande précarité, ont été contraintes à transporter de la drogue, le plus souvent en l’échange d’une rému- nération financière ». Emmurées invisibles, ces femmes sont facilement oubliées car « en tant que femmes, elles sont censées être les garantes de l’ordre moral », poursuit la sociologue. « Les détenues subissent donc en quelque sorte une double stigmatisation : non seulement elles ont enfreint la loi, mais elles ont aussi transgressé les normes liées à leur sexe. Le sentiment de honte est plus fort chez les femmes et leurs proches leur tournent plus souvent le dos. » Les politiques anti-étranger·es, le harcèlement des sans-papiers et plus généralement des personnes non blanches par la police ciblent aussi des femmes trans, par « l’accès impossible à un travail et un logement dans un cadre légal et par les déportations ».

Un féminisme décolonial antiraciste ne peut défendre la prison qui « jette dans l’ombre le jeu des puissants avec les règles qui n’en est pas moins massif et permanent mais y gagne ainsi l’impunité ou du moins une tolérance sélective ». La prison n’affecte pas seulement la ou le détenu·e, mais aussi la famille et la communauté, la « véritable visée idéologique de l’appareil pénal » étant « plutôt les familles que les individus ». Pour les détenu·es, les fouilles vaginales et rectales, la déshumanisation, l’isolement, l’ennui, le sentiment d’être à jamais emmuré·es, de perdre tout contact avec la vie sociale entraînent un nombre élevé de suicides et d’automutilations, la prise constante de psychotropes abrutissants, et la difficile réinsertion dans la vie intime et sociale ; pour les familles, la difficulté des transports, l’éloignement et l’isolement des prisons, les parloirs sales, bruyants, interdisant toute intimité, ajoutent au stress et à la douleur. La prison, « mangeuse d’hommes et de femmes », ne peut être réformée. La prison modèle, historiquement liée au « premier dispositif d’éducation et de normalisation de la masse », correspond aujourd’hui à une plus grande intrication entre néoconservatisme et néolibéralisme. Angela Davis, porte-voix de l’abolition des prisons, explique pourquoi ces réformes ne vont jamais assez loin : « Et ceux d’entre nous qui s’identifient comme abolitionnistes des prisons, par opposition aux réformateurs de prisons, font valoir que les réformes créent souvent des situations où l’incarcération de masse devient encore plus enracinée ; et donc, nous devons penser à ce qui, à long terme, produira la décarcération, moins de personnes derrière les barreaux et, espérons-le, à terme, à l’avenir, la possibilité d’imaginer un paysage sans prisons, où d’autres moyens sont utilisés pour résoudre les problèmes de préjudices, où les problèmes sociaux, tels que l’analphabétisme et la pauvreté, ne conduisent pas un grand nombre de personnes le long d’une trajectoire qui mène à la prison. » La prison

« humanisée » est surtout censée conduire, dit un de ses architectes, « le détenu à accepter sa condition sans révolte ». Critiquer la prison ne peut être une politique, c’est « se fatiguer sur un combat qui d’une certaine façon n’est plus le nôtre », dit Gwenola Ricordeau. « Lorsqu’un tort est commis, comment va-t-on collectivement mettre face à leurs responsabilités les personnes qui ont commis ce tort et comment réparer ce tort pour celles qui l’ont subi ? Comment va-t-on fournir des solutions pour que les personnes  n’aient pas à appeler la police dans une situation où elles sont ou se sentent en danger? Réfléchir à trouver des solutions pour ne pas appeler la police ou devoir aller porter plainte me semble bien plus intéressant que de critiquer la prison ou d’être dans des démarches d’obtenir une forme de reconnaissance par l’État. » En confiant à l’État le monopole de la résolution des conflits, le féminisme carcéral sauve les femmes en « judiciarisant les hommes », en s’appuyant « sur la violence de l’État pour limiter la violence domestique, [il] finit seulement par nuire aux femmes les plus marginalisées », écrit Victoria Law. Il faut cesser de faire appel à un système – qui prétend nous sauver – organisé pour exclure, enfermer, tuer. L’équilibre à trouver entre le refus de toute participation et l’engagement dans la lutte sociale antiraciste est à négocier et trouver chaque fois, car il n’existe pas de chemin déjà tracé.

Extrait 5. Pages 139 à 142 (Conclusion : Le féminisme décolonial comme utopie)

Des vies blessées

La culture dominante propose tous les jours, de manière directe ou subliminale, l’image de ce qu’est « être une femme » et « être un homme », et cet homme, cette femme sont des personnes de classe aisée, blanche ou blanchie, et en pleine santé. Analyser la violence, c’est tenir compte du fait que la domination masculine s’exerce sur des femmes et sur des hommes. L’esclavage colonial est la matrice des binarismes qui fondent la domination entre genres et à l’intérieur d’un genre. Inséparable de la modernité occidentale, de l’essor du capitalisme, de la militarisation des mers et des océans par des pays occidentaux, l’esclavage colonial a régulé le droit international moderne de propriété sur la terre, les plantes, les animaux et les corps. L’homme blanc devient un pionnier, un défricheur de terres, un explorateur de territoires qui ne sont « vierges » que pour lui. La femme blanche devient fragile et délicate, à l’opposé de l’homme blanc, mais aussi de la femme noire. L’esclavage transforme les corps de femmes et d’hommes noir·es en objets sexuels, en corps à trafiquer et massacrer, violer, humilier et exploiter jusqu’à la mort. Ils sont le terrain de manœuvres culturelles et politiques, objets de laboratoire, disséqués, défigurés. Mais si l’esclavage colonial fixe le genre, il le « trouble » aussi. Il racialise le genre et est « aveugle » au genre (comme peut l’être le capitalisme). Les femmes noires sont construites comme dures à la peine, incapables de sentiment maternel, d’amour et d’affection, et comme capables de nourrir et de prendre soin des Blanc·hes. Elles sont les nourrices des enfants blancs, postes pour lesquels les Blanches leur demandent d’être douces et aimantes. Une femme noire esclavagisée est un corps-objet de sexe féminin et un corps sans genre et sans sexe à exploiter comme celui d’un homme esclavagisé. Elle est la cible de viols répé- tés comme « femme » et comme « esclave », elle est torturée de la même manière qu’un homme noir. Elle est assignée aux travaux les plus durs dans les champs et aux travaux de cuisinière et de servante. Les hommes noirs sont construits comme des brutes sexualisées, comme des êtres sans capacité de compréhension des techniques et comme des personnes à qui les esclavagistes confient le fonctionnement de leurs moulins, le poste hautement qualifié de cocher ou de commandeur. L’invention d’une virilité blanche repose sur la criminalisation des corps masculins racisés, la misogynie, la négrophobie et l’orientalisme. La capacité des hommes racisés d’aimer et de tenir des discours complexes est mise en doute. Un linguiste peut dire en toute légitimité : « La tendance commune chez les jeunes des quartiers est dans l’utilisation de phrases courtes […]. La phrase complexe, avec propositions principale et subordonnée, n’est jamais employée, ce qui peut donner l’apparence d’une rythmique unique. La pauvreté du lexique et l’absence de maîtrise de la syntaxe poussent également à recourir aux mêmes formes de fragments de discours figés. » Le fait même que les circonstances des meurtres de jeunes racisés ne soient jamais totalement élucidées, que les enquêtes n’aboutissent pas, que les expertises soient refusées, que les meurtriers restent impunis ajoute à la violence. Aux yeux de la suprématie blanche, le genre des non-Blancs est à la fois fixe et fluide, car le binarisme des genres est un attribut de la blanchité. Les femmes racisées ne sont pas tout à fait des « femmes » et les hommes racisés pas tout à fait des « hommes », selon les normes héritées de l’esclavagisme et du colonialisme. C’est ce qu’explicite la notion de misogynoir, cette misogynie spécifique à l’égard des femmes noires, dénigrées par des attaques sexistes, racistes et/ ou coloristes. À ces remarques s’ajoutent les analyses des féministes du Sud global contre le machisme et le sexisme, reposant sur leur critique de la « priorité des luttes ». Tenir compte de cette organisation racialisée des genres et des corps, de l’existence de masculinités et de féminités et de genres non binaires, c’est aussi prendre connaissance de témoignages par des hommes racisés sur leur refus de la violence comme preuve de leur « masculinité », c’est adopter une méthode multidirectionnelle d’analyse. En maintenant la division binaire femme/homme, le féminisme punitif carcéral épargne le racisme structurel qui sous-tend ce binarisme. Tant que les luttes contre les violences sexuées et sexuelles reposent sur les catégories « femmes » et « hommes » forgées et nourries par le racisme et le sexisme, telles qu’elles sont entretenues par l’État, elles ne peuvent être des luttes de libération.

 

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Du libéralisme autoritaire. Carl Schmitt, Herman Heller

Du libéralisme autoritaire. Carl Schmitt, Herman Heller. Traduction, présentation et notes de Grégoire Chamayou. Éditions Zones, octobre 2020.

Grégoire Chamayou avait publié en 2018 à La Fabrique La Société ingouvernable, un livre important qui s’annonçait lui-même comme « Une généalogie du libéralisme autoritaire ». C’était un gros livre touffu qui tâchait de retracer cette généalogie depuis les années 1960 et surtout 1970, disons, pour résumer : comme la contre-offensive du capital après la vague révolutionnaire qui connut son apogée autour de 1968. Il s’intéressait alors surtout aux stratégies mises en œuvre dans et par les entreprises afin de discipliner les travailleurs et de s’autonomiser par rapport à l’intervention publique, aux lois sociales et de rejeter la responsabilité de leurs « externalités négatives » (pollutions et autres ravages de l’écosystème terrestre) sur les consommateurs, appelés à faire preuve de « responsabilité individuelle ». Le tout afin de maximiser les profits des actionnaires. Toutefois, dans son chapitre 24, intitulé « Aux sources du libéralisme autoritaire », il citait un discours de Carl Schmitt du 23 novembre 1932 devant un parterre de dirigeants économiques allemands comme l’une des principales théorisations de ce qui, jusque-là, aurait pu passer pour un oxymore, le libéralisme ayant souvent été présenté comme un « laisser passer, laisser faire » synonyme de non-intervention étatique dans les affaires du marché tandis que l’autoritarisme, lui, renvoyait plutôt à un État fort et interventionniste, précisément. Le petit volume de Zones récemment paru vient un peu comme une grosse note de bas de page à l’appui de ce chapitre 24. Il s’agit en effet de la traduction de l’allocution schmittienne du 23 novembre 1932, complétée par celle d’un texte paru en mars 1933, tout à la fois polémique et éclairant, d’Herman Heller, juriste socialiste : « Libéralisme autoritaire ? ». Grégoire Chamayou présente quant à lui le contexte et décrypte le discours de Schmitt dans un essai qui occupe à peu près les deux premiers tiers du livre (relativement bref au demeurant, et qui se lit vraiment très bien).

Fort bien, me direz-vous, mais pourquoi exhumer ce genre de littérature aujourd’hui ? Quel intérêt ? Afin de répondre à cette question, je vais essayer de résumer le texte de l’intervention de Schmitt, qu’il avait titrée « État fort et économie saine », en accord avec le thème choisi par les organisateurs de la soixantième assemblée générale de l’«Union pour la défense des intérêts économiques communs en Rhénanie et en Westphalie » (aussi appelée, sans la moindre trace d’humour, on est en Allemagne chez des gens sérieux, que diable !, Langnam Verein, ce qui signifie « association au long nom ») :  « Une économie saine dans un État fort ! »

Schmitt commence par sa conception de l’État : ce doit être un « État total », mais attention, pas un État total au sens où il se mêlerait de tout. Il déplore ainsi la « politisation de toutes les questions économiques, culturelles, religieuses et autres de l’existence humaine ». Cet État-là, « qui s’immisce indistinctement dans tous les domaines, dans toutes les sphères de l’existence humaine […] est total en un sens du simple volume, et non pas de l’intensité et de l’énergie politique. » Non, l’État doit savoir aussi bien se retirer de certains domaines, tout comme il doit, par contre, maîtriser « les moyens techniques modernes » et tout particulièrement, les « moyens technico-militaires du pouvoir ». Il doit également mettre la main sur les moyens de communication tels le cinéma et la radio, « nouveaux moyens techniques de domination de masse, de suggestion de masse et de formation d’une opinion publique » qu’il ne saurait laisser tomber sous le contrôle « d’un opposant ». « L’État total pris dans ce sens est à la fois aussi un État particulièrement fort. Il est total au sens de la qualité et de l’énergie, tout comme l’État fasciste se fait appeler un stato totalitario […] Un tel État étouffe en son sein toute force hostile […] Il ne lui vient pas à l’idée de […] laisser […] saper son pouvoir sous le couvert de je ne sais quelle formule en vogue, libéralisme, État de droit ou tout autre dénomination. »

Ensuite, il faut comprendre pourquoi l’Allemagne en est arrivée au point de confusion et d’impuissance où elle se trouve selon Schmitt. Il n’y va pas par quatre chemins : c’est le système des partis – et donc de la démocratie représentative – qui en est responsable. La seule institution qui a empêché le pays de sombrer complètement dans le chaos, le « dernier pilier de notre ordre constitutionnel », est le président du Reich.

Comment sortir de cette situation ? En renforçant l’État, évidemment. Tout d’abord en redisciplinant ses fonctionnaires, qui doivent être tenus à une stricte « neutralité politique ». Ensuite en le redéployant dans ses domaines d’excellence (autorité, discipline, armée, censure et propagande, etc.) et en « dépolitisant », c’est-à-dire en retirant l’État d’un certain nombre de champs où il n’a rien à faire. En économie particulièrement, Schmitt distingue trois sphères : 1) une économie « régalienne », comme par exemple les transports ou la poste ; 2) ensuite une sphère « auto-administrée », « non-étatique mais publique » et enfin 3) la sphère du libre entrepreneur individuel. Là où il s’opposait à tout système de médiation politique (comme les partis) entre les citoyens et le chef de l’État, Schmitt réintroduit la notion dans le domaine économique. En effet, « on ne peut plus aujourd’hui établir un face-à-face direct entre l’État et l’individu privé ou l’entrepreneur individuel isolé. Ce dernier serait immédiatement terrassé. » Il faut donc un « domaine intermédiaire […] d’auto-administration économique », lequel « regroupe divers phénomènes qui nous sont déjà familiers : les chambres de commerce et d’industrie, diverses sortes de cartels obligatoires [héritages de l’économie de guerre “administrée”], associations, monopoles, etc. » On aura remarqué qu’il n’est pas question de syndicats ou de représentation des travailleurs parmi ces « divers phénomènes » qui fleurent bon l’entre-soi patronal. On voit de quoi doit se retirer l’État total : de tout interventionnisme économique en faveur du travail contre le capital.

Schmitt conclut en exhortant chacun à se retrousser les manches : « Du succès et des performances découle l’autorité. […] Il me faut travailler, montrer ce dont je suis capable, et cette possibilité prend alors de la consistance. Il suffirait que de nouvelles méthodes, de nouvelles instances, voire de nouvelles personnes fassent individuellement leurs preuves en marges d’autres institutions conformes à la Constitution – qui chercheront peut-être à leur mettre des bâtons dans les roues, mais qui devront être mises hors d’état de nuire – pour qu’alors émerge une autorité que le peuple allemand est, je le crois très grandement disposé à suivre en applaudissant franchement à son franc succès. » Ici, rappelons que ces paroles sont prononcées le 23 novembre 1932 et qu’Adolf Hitler fut nommé chancelier du Reich le 30 janvier 1933.

Voilà. Nous avions déjà vu l’application de ces principes, après l’Allemagne du nazisme, revenir avec Pinochet au Chili, puis un peu partout dans le monde avec la réaction néolibérale, pour ne rien dire de la France macronienne. On lira avec profit ce qu’en dit Grégoire Chamayou, avec, entre autres, les remarques qu’il fait sur l’insuffisance de l’analyse foucaldienne du néolibéralisme. Je n’ai pas parlé ici du texte de Heller contre Schmitt. Il faut absolument le lire aussi, il est limpide et on y trouvera de nombreux éléments qui font écho à notre actualité. Quant à moi, j’en retiens ce passage, qui ne concerne peut-être pas le propos central de ce petit livre vraiment intéressant, mais qui me semble d’une extraordinaire actualité, lui aussi (c’est moi qui souligne) :

« L’État total est une impossibilité pratico-politique. L’État ne peut jamais saisir que des contenus partiels de l’être humain, jamais l’être humain dans son entièreté. Depuis l’ère de Bodin [Jean Bodin, 1530-1596, auteur des Six Livres de la République], c’est-à-dire depuis l’apparition même d’un État moderne, celui-ci a dû d’emblée renoncer, en tant que groupement politique, à être à la fois aussi une communauté de culte ; il a dû se faire tolérant et libéral, dans le domaine religieux d’abord, et ensuite aussi dans les domaines de l’art et de la science. Mais chaque fois que l’on a voulu, dans l’histoire moderne, se diriger vers une totalité, ne serait-ce que relative, de l’État, cela s’est toujours accompagné de l’exigence d’une religion civile [en français dans le texte] unitaire dont l’État devait être l’ordonnateur. Une autorité qui veut nous motiver bien au-delà de notre comportement extérieur, qui veut déterminer aussi notre homme intérieur, qui veut nous obliger sciemment et consciemment doit pouvoir se réclamer de bien davantage que de la simple suprématie de son pouvoir ou que de simples considérations d’utilités. »

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« La Plus Belle Avenue du monde ». Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées.

Ludivine Bantigny, « La Plus Belle Avenue du monde ». Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées. Éditions de La Découverte, 12 mars 2020.

Naguère, l’image des Champs-Élysées était composée, à mes yeux du moins, d’un mélange de triomphes (tel l’Arc du même nom) plus ou moins dérisoires – de Gaulle et la Libération, puis de Gaulle contre la révolution (fin de Mai 68, hélas !), les présidents nouvellement élus descendant ou remontant l’avenue en grosses voitures décapotables, les sempiternels défilés – militaires, forcément militaires – du 14 Juillet et, plus récemment, l’arrivée du Tour de France et les célébrations des victoires françaises au football (2008 et 2018) – manquent à cette énumération les funérailles grandioses de Victor Hugo en 1885 et celles, non moins grandioses, de Johnny Hallyday en 2017, et je passe sur la grotesque commémoration du Bicentenaire de 1789, immonde étalage de kitsch néocolonial, l’improbable moisson d’un hectare et demi de blé organisée par le CNJA (Centre national des jeunes agriculteurs, soit la FNSEA catégorie juniors) en 1990 ou encore les désormais traditionnelles « illuminations » de Noël.

Puis vinrent les Gilets jaunes…

« “On n’avait jamais vu ça.” Des policiers le répètent en boucle, hébétés. Qu’un soulèvement populaire vise les Champs–Élysées, avenue monumentale et symbole national, a de quoi laisser stupéfait. Inattendu, inédit, inouï, le mouvement des Gilets jaunes est bel et bien un événement. Au vif même de son déroulement, il donne le sentiment que plus rien ne sera comme avant. » Avant, c’était luxe, calme et volupté. Ludivine Bantigny[1] décrit ce monde inconnu de la plupart d’entre nous (vous qui me lisez, moi qui écris, et même elle, historienne, qui a l’air d’halluciner lorsqu’une jeune fille de riches qui habite le quartier lui décrit ses conditions de vie) : sièges sociaux de banques, d’assurances, de « rois du pétrole », flagships (vaisseaux amiraux), c’est-à-dire vitrines de prestiges des plus grandes marques mondiales (genre Nike, Apple, etc.), showrooms de l’industrie automobile… Quelques chiffres, allez, pour donner une idée : « En 2019, le loyer moyen annuel du mètre carré se monte à 14 470 euros[2] » (soit plus de 1 000 euros par mois, hein), au quatrième rang mondial après des voies de Hong-Kong, New York et Londres. Les Qataris (enfin, certains Qataris), eux, ne louent pas, ils achètent : 72 millions pour l’immeuble du numéro 42, 500 pour l’ensemble des numéros 52 à 60. Ils ne sont pas les seuls. Ainsi, en octobre dernier (2019), Groupama a cédé le numéro 79 au fonds souverain norvégien contre la bagatelle de 613 millions d’euros, soit environ 80 000 euros… le mètre carré ! Bref, tout le monde ne peut pas se payer ça. Les côtés pair et impair des Champs sont essentiellement occupés par des investisseurs. Et cela pour loger des magasins de luxe, des bureaux, des banques, quelques lieux de spectacles (cinémas surtout), le président de la République et le Fouquet’s. L’ensemble des presque deux kilomètres entre Concorde et Étoile ne compteraient plus que quatre-vingt-deux « habitants » – vous savez, ces gens qui vivent dans un appartement et pas dans un des palaces du quartier, où l’on paye de 15 000 à 25 000 euros la nuit (de plus, employée d’un de ces palaces, interviewée par Ludivine Bantigny, estime la moyenne de dépense quotidienne de ces clients à 20 000 euros par jour) . Cela dit, on imagine que les quelques dizaines d’habitants permanents ne tirent pas non plus le diable par la queue.

Alors bien sûr, une émeute – que dis-je, des émeutes – sur les Champs, ça fait désordre. « Ils n’ont qu’à venir me chercher », avait lâché étourdiment le « Président des ultra-riches[3] » : ils, elles sont venu·e·s. Ludivine Bantigny consacre son dernier chapitre à « l’avenue du soulèvement ». Mais je ne voudrais pas laisser croire qu’elle ne parle que des riches et de la spéculation immobilière d’un côté, des Gilets jaunes de l’autre. Non, son livre mérite bien son sous-titre, Histoire sociale et politique des Champs-Élysées. Depuis la « fabrique du mythe » (« Aux champs Élysées, tout au bout de la terre/ La plus douce des vies est offerte aux humains », affirme Homère dans l’Odyssée) jusqu’à la genèse du lieu politique (on rappellera que le palais présidentiel est situé là depuis qu’il existe un président de la République, c’est-à-dire depuis l’éphémère Seconde République, et aussi que l’élection du Président au suffrage « universel » – moins les femmes – le 10 décembre 1848 signifia presque aussitôt la fin de cette même République, avec le coup d’État du 2 décembre 1851, par lequel ledit Président se transforma en Empereur, rien de moins ; et, tant pis pour la longueur de la parenthèse, on ne manquera pas d’observer que le régime présidentiel instauré par le général de Gaulle en 1958 a tout aussi bien tué la République, et même plus habilement, « au quotidien » de ses institutions, que Napoléon dit « le petit » lui avait réglé son compte en son temps), depuis donc que les Champs n’étaient qu’un bout de campagne assez souvent inondée aux confins de Paris jusqu’à la soit-disant « plus belle avenue du monde », il est passé de l’eau sous les ponts de la Seine, à deux pas. Ludivine Bantigny retrace cette histoire à grands traits, sans jamais manquer de décrire, derrière les imposantes facades haussmaniennes et les vitrines rutilantes, la condition des « petites gens », celles et ceux qui se « lèvent le cul », comme on dit par chez nous, au service des riches, et qui n’ont jamais vu le moindre commencement d’un début de « ruissellement », (de l’argent du haut vers le bas, en d’autres temps, plus sociaux-démocrates, on appelait ça « redistribution » – mais ça ne valait guère mieux, en pratique du moins : on ne voyait arriver que dalle). Images frappantes que celle de ces éboueurs (comme par hasard, dans le cas cité par l’auteur, un Algérien et un Ivoirien, tiens) qui gagnent, s’il vous plaît, dix euros de l’heure à ramasser huit heures d’affilée et cinq jours de suite les déchets de l’avenue, ou celle de cette femme de chambre dans un palace qui voit débarquer des clientes avec au bras, sous forme de sac à main, l’équivalent, voire plus, de son salaire mensuel… C’est cela, les Champs, un concentré explosif d’inégalités (le mot est faible, tant elles sont abyssales) sociales. Et bien sûr, tout cela sans un mot plus haut que l’autre, dans le silence feutré des hôtels, restaurants, boutiques de luxe, bref des lieux des riches. Une autre employée explique qu’elle doit speeder pour faire les chambres, ranger le linge des clients, ramasser tout ce qui traîne, etc., mais que dès qu’elle les croise dans un couloir, alors elle doit ralentir le pas, se mettre à leur rythme en sorte de pas les déranger, de ne point troubler leur vie enchantée par le bruit et la vision obscène d’une qui bosse à leur service.

Alors voilà, ça pète parfois. Rarement, mais ça pète. Le Fouquet’s[4], cette mauvaise cantine à milliardaires, crame. On ne s’étendra pas, dans les commentaires des médias qui tous appartiennent au gens de l’avenue, sur le fait que ce sont ces tarés de keufs qui ont foutu le feu avec leurs grenades lacrymos. L’Arc de Triomphe, autre symbole de la domination (plus militariste celui-là, ne pas oublier qu’on le doit au criminel de guerre Bonaparte, dit Napoléon Ier), est pris d’assaut par les Gilets jaunes et une statue de plâtre quelque peu défigurée au passage ? À merveille ! La dénonciation de ces « terroristes » permettra d’occulter les mutilations et autres éborgnements infligés à ces mêmes « terroristes ».

« Et c’est exactement à cela que ça sert, la puissance de vos grosses fortunes : avoir le contrôle des corps déclarés subalternes. Les corps qui se taisent, qui ne racontent pas l’histoire de leur point de vue. Le temps est venu pour les plus riches de faire passer ce beau message : le respect qu’on leur doit s’étendra désormais jusqu’à leurs bites tachées du sang et de la merde des enfants qu’ils violent. Que ça soit à l’Assemblée nationale ou dans la culture – marre de se cacher, de simuler la gêne. Vous exigez le respect entier et constant. Ça vaut pour le viol, ça vaut pour les exactions de votre police, ça vaut pour les césars, ça vaut pour votre réforme des retraites. C’est votre politique : exiger le silence des victimes[5]. »

Heureusement, ça ne marche pas toujours. Et ce livre en est une des preuves.

 

[1] Ludivine Bantigny est historienne, maîtresse de conférences à l’université de Rouen. Elle travaille sur l’histoire des mouvements sociaux et des engagements politiques. Parmi ses publications figurent 1968, de grands soirs en petits matins (Seuil, 2018, rééd. 2020), La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours (Seuil, 2013, rééd. 2019), Révolution (Anamosa, 2019) et L’Œuvre du temps. Mémoire, histoire, engagement (Éditions de la Sorbonne, 2019).

[2] C’est une moyenne. Les prix varient en fonction, entre autres, de l’ensoleillement, meilleur du côté pair : « D’après une étude réalisée en 2012 […], au printemps, entre midi et quinze heures, 17 000 personnes personnes passent sur le trottoir pair et neuf mille cinq cents sur le trottoir impair. »

[3] Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon, Le Président des ultra-riches, éd. Zones (La Découverte), 2019. Les mêmes auteurs avaient publié Le Président des riches en 2010 chezle même éditeur, à propos d’un précédent Président dont nous voulons oublier le nom.

[4] Ludivine Bantigny consacre un chapitre à ce lieu : « Luxe, scandales et volupté. Une petite histoire du Fouquet’s. »

[5] Virginie Despentes, « Césars : “Désormais on se lève et on se barre” », Libération, 1er mars 2020.

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Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement

Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah (dir.), Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement, La fabrique éditions (en librairies le 21 février 2020)

« L’analyse risque toujours de reléguer dans l’ombre un caractère essentiel de l’événement : le fait qu’il constitue une totalité indivisible, originale, singulière, et cela bien qu’il ne surgisse pas d’une façon irrationnelle, bien qu’il puisse se comparer à d’autres événements et qu’enfin il ait une portée et des significations générales. » Henri Lefebvre, « Esquisse d’une théorie de l’événement », in La Proclamation de la Commune. 26 mars 1871[1].

J’ai rendu compte ici récemment de deux livres sur l’Algérie – Le Trauma colonial[2], écrit avant le hirak, mais dont la lecture est très éclairante quant aux conditions psychiques qui prévalaient alors dans le pays et dont les hypothèses me semblent tout à fait confirmées par ce qui se passe aujourd’hui (et c’est pourquoi sa lecture me paraît toujours très utile) et Algérie, la nouvelle indépendance[3], consacré, lui, au hirak (le premier paru en France sur le sujet, si je ne me trompe pas), et qui donnait un bon éclairage, une bonne synthèse sur le mouvement. Voici donc que paraît à La fabrique, dont on n’attendait pas moins, un excellent recueil collectif dont les auteur·e·s, Algérien·ne·s surtout, mais aussi Françai·se·s, sont journalistes, avocats, économistes, anciens cadres de l’industrie pétrolière ou de l’armée algérienne… Le plus jeune est né en 1989, la plus âgée en 1949 (non, en fait, François Gèze, ancien directeur des éditions de La Découverte, est né en 1948). Iels militent dans des organisations de droits de l’homme, des comités de chômeurs ou ont publié des livres et des articles toujours bien informés sur l’Algérie[4].

À la lectrice ou au lecteur qui s’étonnerait de ma soudaine « manie » algérienne, je répondrai simplement par deux ou trois extraits de la « chronologie de la révolte populaire contre le régime algérien » (février-novembre 2019, délais d’impression obligent) que l’on trouve à la fin de ce livre (je donne seulement quelques dates, sachant que chaque vendredi depuis le 22 février 2019 est jour de manifestation, et chaque mardi aussi – manifestations des étudiants) :

« Dimanche 10 février 2019. – Un communiqué officiel annonce qu’Abdelaziz Bouteflika, âgé de quatre-vingt-un ans et très malade, est candidat à un cinquième mandat présidentiel de cinq ans.

Mercredi 13 février au vendredi 22 février. – Plusieurs manifestations ont lieu en réaction à cette annonce, d’abord à Bordj Bou Arreridj, puis à Kherrata (Béjaïa) et […] Khenchela, où un poster géant de Bouteflika est arraché par les manifestants et piétiné. Deux jours plus tard, la même scène se déroule à Annaba.

Vendredi 22 février. – Dans une vingtaine de villes, des centaines de milliers de manifestants défilent suite à un appel anonyme lancé sur Facebook. C’est l’acte 1 de la contestation populaire. […]

Vendredi 1er mars. – Acte 2 : la presse indique la participation de plus de cinq millions de manifestants dans tout le pays. […]

Vendredi 8 mars. – […] Il est question de dix-sept millions de manifestants avec une importante participation de femmes ce vendredi, qui coïncide avec la journée des droits des femmes. […]

Vendredi 15 mars. – […] plus de vingt millions de manifestants dans une quarantaine de wilayas (soit près de la moitié de la population, bébés et vieillards compris). […]

Vendredi 5 juillet. – Les marches du hirak coïncident avec la fête nationale célébrant l’indépendance de 1962. Plusieurs millions de personnes manifestent dans tout le pays. […]

Vendredi 1er novembre. – Coïncidant avec le soixante-cinquième anniversaire du déclenchement de la guerre de libération , ce trente-septième vendredi du hirak mobilise à nouveau pacifiquement, dans les rues de toutes les villes du pays, au moins cinq millions de manifestant·e·s. […] »

Dessin de Dilem paru dans le journal La Liberté, Alger, le samedi 23 février 2019.

Ceci pour donner une idée de l’énorme mobilisation des Algérien·ne·s, qui ne s’est pas démentie depuis (même s’il est toujours facile, pour les tenants du pouvoir ou ce qu’il en reste de prétendre, après des chiffres pareils, que « la mobilisation s’affaiblit » ou que « le mouvement s’essouffle » – tiens, comme c’est bizarre, il me semble avoir déjà entendu ça ailleurs…) Un coup d’œil sur la presse en ligne nous renseigne sur le cinquante-deuxième vendredi (!) : il y avait du monde[5], comme il y en avait quelques jours avant, dimanche 16 février, à Kherrata : en effet, c’est là qu’avait eu lieu, le 16 février 2019, la première grande manifestation « contre le cinquième mandat » – je mets des guillemets car s’il est exact que ce cinquième mandat a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, ou plutôt l’humiliation de trop, on ne saurait s’expliquer pareille mobilisation par ce seul fait, aussi inacceptable soit-il. Quoi qu’il en soit, le hirak a commencé à fêter son premier anniversaire à Kherrata : le site Interlignes parle de « centaines de milliers de personnes » défilant « sous un soleil printanier »[6]. Parions que cette première bougie sera aussi l’occasion de manifestations monstres dans les grandes villes du pays, vendredi prochain. Mais pourquoi Kherrata ? Il est important de revenir sur la signification de ce lieu : on l’ignore souvent (moi le premier), mais cette bourgade fut associée aux événement tragiques que vécut l’Algérie le 8 mai 1945. On célébrait ce jour la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la victoire sur les forces de l’Axe, à laquelle avaient largement participé les « troupes coloniales » – dont de nombreux Algériens, bien sûr. Ces derniers pensaient avoir gagné leur « droit à avoir des droits » – mais les colons ne l’entendaient pas de cette oreille. Mohammed Harbi, vétéran du FLN, a décrit cet engrenage fatal dans un article intitulé : « La Guerre d’Algérie a commencé à Sétif[7] ». La répression exercée par les Français fit plusieurs milliers de morts, à Sétif, Guelma et Kherrata, laquelle, écrivait Jean-Pierre Filiu dans son essai sur le hirak, est devenue un « symbole du nationalisme algérien, à cause des massacres qui l’ont endeuillée en 1945 ». Ainsi, dès son origine, le hirak renoue avec l’histoire de la guerre de libération, et cela s’exprime régulièrement dans les slogans des manifestants, tel celui-ci : « 1962, indépendance du sol [ou : du pays], 2019, indépendance du peuple ». En 1962 – et même avant –, ce sont en effet les militaires qui ont pris le pouvoir, et encore, pas n’importe quels militaires : ceux de l’ALN, Armée de libération nationale, autrement appelée « armée des frontières » puisqu’elle s’était constituée à l’extérieur du pays, au Maroc et en Tunisie. Cette armée qui n’avait pas combattu frontalement la puissance coloniale fit preuve de ses capacités militaires après les accords d’Evian[8] lors de son entrée en Algérie en liquidant les maquis déjà très affaiblis par l’armée française – Filiu parle du « bain de sang de l’été 1962 ». Depuis lors, le pouvoir algérien (ces mêmes militaires, en gros) n’a cessé de se parer de la légitimité de la guerre de libération… Ce qui est un comble : « De fait, écrit Omar Benderra dans sa contribution sur “Le hirak sur la scène internationale”, derrière un discours officiel parfois très critique, le régime algérien a toujours maintenu des relations étroites avec les différents centres de pouvoir à Paris. Cette coopération oblique a commencé avant même la fin de la guerre de libération. Cette entente s’est très tôt concrétisée, aux premiers jours de l’indépendance en 1962, lorsque l’armée coloniale a mis ses casernes à la disposition de l’armée des frontières commandée par le colonel Boumediene, en rébellion contre le GPRA. Ainsi le nationalisme “ombrageux” du président Houari Boumediene (1965-1978) et les tensions récurrentes avec la France, notamment lors de la nationalisation du pétrole en 1971, n’ont nullement empêché la poursuite d’un accord secret permettant à l’armée française de mener des recherches de guerre chimique et bactériologique jusqu’en 1978 (voire jusqu’en 1986 selon certaines sources) sur la base B2 Namous, dans le Sud-Ouest algérien. »

C’est pourquoi revendiquer « l’indépendance du peuple », c’est renvoyer le mensonge galonné là d’où il n’aurait jamais dû sortir : dans ses casernes. Les manifestants du vendredi ne s’y trompent pas : « État civil, non militaire » est un de leurs principaux mots d’ordre (variante : « État civil, non policier », ce qui pourrait nous concerner, ici aussi).

Mais je devrais dire deux mots de l’organisation du livre. Il est composé de trois parties : « I. Aux origines du mouvement », « II. Un mouvement d’une puissance extraordinaire » et « III. Les réactions du régime et des puissances étrangères ». Ces trois parties comprennent dix-huit textes en tout, aussi est-il quelque peu compliqué de vouloir en rendre compte en détail. Je me contenterai donc de quelques remarques à propos d’un texte de chaque partie.

Mais tout d’abord, un mot à propos du terme « mouvement » : certain·e·s Algérien·ne·s contestent cette appellation (hirak = mouvement, prononcé « à la marocaine » en référence aux récents soulèvements du Rif – les Algérien·ne·s diraient plutôt harak – ) et préfèrent parler de révolution, qu’iels qualifient souvent de « révolution du sourire ». En effet, le hirak est marqué par un humour ravageur qui s’est exprimé d’abord dans les chansons des supporters de foot, reprises en chœur dans les manifestations, et aussi à travers « le génie des pancartes et des banderolles » écrit Rafik Lebdjaoui dans sa contribution[9] : « L’inspiration qui nourrit les auteurs de ces œuvres semble inépuisable. Humour et lucidité constituent la matrice de ces manifestes politiques, beaucoup plus éloquents que mille discours. » Citons, entre mille autres : « Plus jamais d’ordures, ni dans la rue, ni au pouvoir ! », « Gardez l’argent, rendez-nous l’Algérie ! » ou « Abdelkader, oui, Abdelcadre non ! » (références à l’émir Abdelkader, chef historique de la résistance à la conquête coloniale et à Abdelaziz Bouteflika, que l’on ne voyait plus que sous forme de portrait encadré lors des cérémonies officielles ces dernières années).

Commençons par le texte 5 de la première partie, « Une insurrection qui n’est pas tombée du ciel », par Ahmed Selmane. « Il existe toujours, écrit-il, une part de mystère dans le déclenchement d’un mouvement social, lequel peut tarder longtemps à venir même quand les “conditions objectives”, comme on dit, sont réunies. » Ceci me rappelle le début d’un autre texte, de Deleuze et Guattari celui-là, et qui m’a souvent servi d’antidépresseur dans les périodes de « Pot au noir », ou de calme plat, si l’on préfère : « Dans des phénomènes historiques comme la Révolution de 1789, la Commune, la Révolution de 1917, il y a toujours une part d’événement, irréductible aux déterminismes sociaux, aux séries causales. Les historiens n’aiment pas bien cet aspect : ils restaurent des causalités par-après. Mais l’événement lui-même est en décrochage ou en rupture avec les causalités : c’est une bifurcation, une déviation par rapport aux lois, un état instable qui ouvre un nouveau champ de possibles. […] Un événement peut être contrarié, réprimé, récupéré, trahi, il n’en comporte pas moins quelque chose d’indépassable. Ce sont les renégats qui disent : c’est dépassé[10]. Mais l’événement lui-même a beau être ancien, il ne laisse pas dépasser : il est ouverture de possible. Il passe à l’intérieur des individus autant que dans l’épaisseur d’une société[11]. »

Cela dit, on peut bien repérer, après-coup, ces fameuses raisons objectives et les signaux avant-coureurs de ce qui se préparait alors. « Le hirak algérien n’est pas tombé du ciel, poursuit Selmane : l’incroyable gabegie et l’immoralité de la caste dirigeante, la rapine et la corruption érigées en mode de fonctionnement, la hogra[12] en règle absolue, tout cela créait depuis longtemps les conditions d’une insurrection que seule la hantise d’un nouveau basculement dans la violence généralisée faisait retarder. » Mais bien sûr, tout cela ne suffisait pas à déterminer un soulèvement. Selon l’auteur, « c’est le régime lui-même qui a créé l’élément déclencheur. Personne ne peut en effet affirmer que les Algériens se seraient mis en mouvement le 22 février si les improbables hiérarques du régime n’avaient poussé l’arrogance et l’impudence au point de présenter un Abdelaziz Bouteflika totalement impotent[13] pour un cinquième mandat. […] » Mais cette folie était aussi porteuse de menace, car tout le monde comprenait bien que ceux que l’on appelait les « décideurs » – soit la junte militaire qui se servait du quasi cadavre présidentiel comme d’un écran dissimulant son pouvoir réel – étaient prêts à tout, y compris à replonger le pays dans les horreurs des années 1990 pour rester en place. Il faut dire que la place était bonne : depuis longtemps déjà les généraux de la « coupole mafieuse » qui dirige réellement le pays ont mis en place un système de corruption et de détournement des fonds publics (en particulier de la rente pétrolière) absolument ahurissant. Cette gestion de compradores avait abouti à la mise en place d’accords « d’ajustement structurel » en 1994 et 1995 obéissant « aux standards du FMI en matière de privatisation et d’ouverture de l’économie », écrit Omar Benderra au chapitre 4 : « La banqueroute au bout de la dictature ». Il poursuit : « La libéralisation menée sous couvert d’ajustement est l’occasion d’un détournement massif de ressources publiques et d’accaparement à vil prix du patrimoine d’entreprises publiques liquidées arbitrairement. […] Les cessions opaques des actifs de près de huit cents entreprises publiques ne rapportent que deux cents millions de dollars au Trésor, alors que le remboursement des dettes et le financement des prolongements sociaux de ces liquidations lui ont coûté trois milliards et demi de dollars. Plutôt que de libéralisation, il s’agit bel et bien d’une opération suspecte de liquidation du patrimoine national […] »

Ainsi, pour revenir à la contribution d’Ahmed Selmane, « le mouvement populaire du 22 février a été une réaction de survie, comme l’avait été avant lui la révolte née de la répression coloniale du 8 mai 1945, qui annonçait le 1er novembre 1954 [début de la guerre d’indépendance], ou également les manifestations de 1960. Ces dernières ont été un mouvement d’occupation massive de l’espace public par les Algériennes et les Algériens[14] alors que l’organisation révolutionnaire était affaiblie et que l’ordre colonial paraissait définitivement victorieux : ce fut un moment où les Algériens ont fait bouger les lignes et accéléré le mouvement de l’histoire. »

Cependant, pour mieux comprendre comment le hirak a été rendu possible, « il est essentiel de rappeler l’importance des mouvements sociaux qui ont marqué les deux décennies qui [l’ont précédé]. En effet, contrairement aux clichés d’une population soumise et résignée, la contestation n’a jamais cessé en Algérie, même si elle est restée parcellaire et atomisée du fait de l’action permanente des appareils policiers pour empêcher toute velléité d’organisation autonome. » Et de fait, comme le rappelle l’introduction de ce texte d’Ahmed Selmane, on a vu « l’explosion, à partir de 2003-2004 de milliers d’émeutes locales pour l’eau, le logement, la voirie, etc. ; [des] mobilisations de chômeurs en quête d’emplois ; [une] multiplication des conflits sociaux depuis 2010, notamment à l’initiative des syndicats autonomes ; [des] manifestations de rue contre la vie chère en 2011 ; [les] mobilisations à partir de 2014-2015 contre l’exploitation du gaz de schiste dans le Sud ; [les] slogans anti-pouvoir dans les stades de football[15] ; [le] succès croissant des rappeurs et des youtubeurs ultracritiques sur le Web… »

Quelles que soient les raisons « prépondérantes », si tant est que l’on puisse les identifier, la « conscience nouvelle » du hirak est « le fruit d’accumulations lentes et souterraines engrangées dans l’adversité et la solitude la plus absolue. La plus emblématique, car se déroulant alors que la répression et les violences étaient endémiques, est celle du combat des familles de disparus[16]. [Ce combat] – qui continue en 2020 – a été un exemple de ténacité et de courage. Ceux qui passaient devant ces femmes frêles portant les mercredis les pancartes de leurs disparus ne pouvaient pas, eux les “tranquilles”, ne pas prendre acte du fait qu’elles ne cédaient pas face à la terreur. Ces familles de disparus, souvent démunies, donnaient une leçon permanente de détermination et de courage […] »

Dans la deuxième partie du livre (« Un mouvement d’une puissance extraordinaire »), le chapitre 10 montre « La résurgence de la mémoire de la lutte contre le colonialisme français ». « C’est peut-être le caricaturiste Dilem, écrit Hassina Mechaï, qui a le mieux saisi le sous-texte du hirak algérien. Sur un de ses dessins, cette phrase : “La guerre de libération s’est arrêtée le 5 juillet 1962…” Puis, croqué en chechia, moustaches et babouches, un Algérien, le drapeau national au poing, ajoute : “… pour reprendre le 22 février 2019. »

Dessin de Dilem paru dans le journal La Liberté, Alger, le jeudi 4 juillet 2019.

 

 

Les officiers supérieurs au pouvoir depuis 1962, en liquidant l’option de la « prépondérance du politique sur le militaire » pourtant adoptée par le congrès de la Soummam[17] en 1956, avaient capté à leur seule gloire et surtout à leur seul profit la « rente mémorielle symbolique » de la guerre d’indépendance, laquelle leur permit de mettre la main sur « d’autres rentes, plus sonnantes et trébuchantes ». Toute la légitimité du pouvoir reposait sur la lutte anticoloniale. Le remettant en cause, la rue ne pouvait que renouer avec un autre récit historique. Ainsi, on a vu réapparaître les portraits d’Abane Ramdane et de Larbi Ben M’Hidi. Le premier était le principal défenseur de la ligne « politique » au congrès de la Soummam. Il fut assassiné au Maroc par ses camarades partisans de la ligne « militaire » du FLN. Quant au second, dirigeant de la wilaya d’Alger, il plaidait lui aussi pour la prépondérance du politique mais, de plus, pour celle de l’« intérieur » (les maquis et les militants qui luttaient à l’intérieur des frontières de l’Algérie française) sur l’« extérieur » (Maroc et Tunisie principalement , où s’organisèrent l’ALN et le GPRA). Lui fut assassiné par les hommes de Massu durant la dite « bataille d’Alger ». Mais il a laissé ce cri : « Jetez la révolution dans la rue, et le peuple s’en emparera. » Et de fait, ce qu’évoque le plus puissament le hirak, c’est le mouvement de décembre 1960, déjà évoqué plus haut et qui suscita le slogan qui s’applique parfaitement à la situation d’aujourd’hui : « Un seul héros, le peuple. » « C’est donc à nous de nous rendre compte que le passé réclame une rédemption dont peut-être une toute infime partie se trouve placée en notre pouvoir. Il y a un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie nous-mêmes. Nous avons été attendus sur terre. Car il nous est dévolu, à nous comme à chaque équipe humaine qui nous précéda, une parcelle du pouvoir messianique[18]. »

Comme les deux précédentes, la troisième partie de Hirak en Algérie (« Les réactions du régime et des puissances étrangères ») est composée de textes tous plus intéressants les uns que les autres. J’ai choisi de m’attarder sur le tout dernier, d’Omar Benderra, qui situe le hirak dans le contexte international, tout en rappelant l’histoire de la politique étrangère algérienne depuis l’indépendance. Après la fin de la guerre (anti)coloniale, l’Algérie est propulsée sur le devant de la scène des luttes anti-impérialistes de l’époque, comme en témoigne le titre d’un ouvrage récemment paru : Alger, capitale de la révolution[19]. L’Algérie rejoint et devient l’un des leaders du groupe des « non-alignés » (fondé lors de la conférence de Bandung en 1955). Mais comme on l’a vu le contact avec l’ancienne puissance coloniale ne sera jamais rompu – même s’il s’est fait discret jusqu’à aujourd’hui, pour cause de légitimité historique (un des textes du livre parle même d’une « Algérie Potemkine » à la facade « révolutionnaire » – à l’image des faux villages prospères, tout en facades, que son ministre Potemkine édifiait sur la route des voyages en Russie profonde de l’impératrice Catherine II). Depuis l’indépendance, les principaux partenaires du pays sur la scène internationale ont donc été la France, l’Urss (aujourd’hui Fédération de Russie) où ont été formés les militaires et surtout les services de sécurité algériens, et qui a été le principal fournisseur d’armes du pays – il faut rappeler que le budget militaire algérien, qui s’élève à une dizaine de milliards de dollars, reste le plus important d’Afrique), les États-Unis à partir du 11 septembre 2001 surtout, lequel a permis aux généraux algériens de se poser en ultimes remparts contre l’islamisme, à l’instar de quelques autres dictateurs de la région, et enfin la Chine, essentiellement sur le plan économique – les Chinois ont raflé la plupart des marchés pharaoniques de construction, telle l’autoroute est-ouest de 1200 km dont personne ne sait très bien à quoi elle sert ni combien elle a coûté au pays… À cela il faut ajouter l’Union européenne, qui compte sur l’Algérie comme sur ses voisins du Maghreb pour endiguer chez elle les flux de migrants en provenance d’Afrique subsaharienne. Bref, plus grand-chose à voir avec une « capitale de la révolution ». Cela pourrait même ressembler au contraire : un bastion stratégique de l’Occident (c’est le plus grand pays d’Afrique) au sud de la Méditerranée. Et ceci explique peut-être pourquoi l’on ne parle pas plus du hirak par chez nous…

Mais ce livre, comme celui de Jean-Pierre Filiu avant lui, vient en partie combler cette lacune. À lire d’urgence.

Dessin de Dilem paru dans le journal La Liberté, Alger, le samedi 8 février 2020.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes

[1] La fabrique, 2018 (Gallimard, coll. 30 Journées qui ont fait la France, 1965).

[2] Karima Lazali, Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques comtemporains de l’oppression coloniale en Algérie, éd. de La Découverte, 2018, dont j’ai traité ici.

[3] Jean-Pierre Filiu, Algérie, la nouvelle indépendance, éd. du Seuil, déc. 2019. J’en ai parlé ici.

[4] Voici la liste des auteur·e·s :

Zineb Azouz, née en 1969 à Constantine, est diplô- mée en statistique mathématique et enseigne cette discipline à l’université de Constantine. Elle est l’auteure de nombreux articles sur la politique algérienne, la biométrie et la vaccination, publiés sur Algeria-Watch, Hoggar, AlgeriaNetwork et sur son site.

Abdelghani Badi, né en 1973, avocat à la Cour d’Alger depuis 1999, est le président du bureau d’Alger de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme depuis 2013, et vice-président de la Fédération arabe des centres des droits de l’homme.

Houari Barti, né en 1973 à Oran, est journaliste au Quotidien d’Oran depuis 2004.

Omar Benderra, né en 1952, économiste, ancien président de Banque publique en Algérie, a été chargé de 1989 à 1991 de la renégociation de la dette nationale. Consultant indépendant, il est l’auteur de nombreux articles sur la politique et l’économie algériennes. Il est membre de l’association Algeria-Watch et a publié de nombreux articles sur son site.

Amine Bendjoudi, né en 1989 à Alger, titulaire d’un master en intelligence artificielle de l’Université des sciences et de la technologie Houari-Boumediene (USTHB), est photographe indépendant, scénariste et digital manager.

Hocine Dziri, né en 1972, journaliste à Alger, a publié plusieurs articles en Algérie et à l’étranger.

José Garçon, née en 1949, membre de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à la Fondation Jean-Jaurès, journaliste à Libération de 1974 à 2008, est spécialiste du Maghreb et plus particulièrement de l’Algérie.

Hadj Ghermoul, né en 1981, père de deux enfants, milite au sein au sein du comité national pour la défense des droits des chômeurs.

François Gèze, né en 1948, éditeur, a dirigé de 1982 à 2014 les Éditions La Découverte, où il a notam- ment publié de nombreux livres consacrés à l’his- toire de l’Algérie coloniale et à l’Algérie contemporaine. Il est membre depuis 1998 de l’association Algeria-Watch et a publié de nombreux articles sur son site.

Rafik Lebdjaoui, né en 1966, journaliste, est membre de l’association Algeria-Watch.

Hocine Malti, ingénieur des pétroles, a participé au lancement de la Sonatrach (créée en décembre 1963), dont il a été vice-président de 1972 à 1975. Aujourd’hui consultant pétrolier, il est l’auteur de Histoire secrète du pétrole algérien (La Découverte, 2010) et de nombreux articles sur l’économie algérienne.

Hassina Mechaï, née en 1978, journaliste franco-algérienne, travaille pour différents médias inter- nationaux et français, dont LePoint.fr, Middle East Eye, Ehko, Ballast, Middle East Monitor. Elle s’intéresse à la gouvernance mondiale, à la société civile et au soft power médiatique et culturel.

Mohamed Mehdi, né en 1965, est le pseudonyme de Lazhar Djeziri, journaliste au Quotidien d’Oran. Ingénieur de formation, il a commencé le journalisme fin 1994 à L’Hebdo libéré, avant de rejoindre l’équipe de La Nation puis de Libre Algérie.

Salima Mellah, née en 1961, journaliste, a créé en 1997 l’association Algeria-Watch (et son site Internet <Algeria-Watch.org>), consacrée à la dénonciation des violations des droits humains en Algérie, qu’elle anime depuis lors. Elle est l’auteure de nombreux rapports et études sur les violations des droits humains dans les pays arabes.

Ahmed Selmane, né en 1957, politologue et journaliste, est l’auteur de plusieurs études dans des revues spécialisées sur le système politique et les médias algériens, et a notamment collaboré à l’hebdomadaire La Nation.

Habib Souaïdia, né en 1969, ancien militaire, est l’auteur de La Sale Guerre. Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne (La Découverte, 2001) et de nombreux articles publiés sur le site Algeria-Watch. Il vit en France depuis 2000, où il est réfugié politique.

[5] Voir par exemple https://algeria-watch.org/?p=73254

[6] Article à lire ici.

[7] https://www.monde-diplomatique.fr/2005/05/HARBI/12191

[8] Résultat des négociations entre le gouvernement français et le GPRA, (Gouvernement provisoire de la République algérienne, formé en exil pendant la guerre) qui met fin à la « guerre d’Algérie » (18 mars 1962).

[9] Merci aux éditions La fabrique qui nous autorisent à publier ci-après cette contribution en « bonnes feuilles ».

[10] À propos de ceux qui voudraient bien déjà enterrer le hirak, voir par exemple sur le site Orient XXI : « Kamel Daoud, fossoyeur du “rêve algérien” ». Orient XXI consacre par ailleurs un dossier à « L’An II de la révolution algérienne ».

[11] Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Mai 68 n’a pas eu lieu », Les Nouvelles littéraires 3-9 mai 1984, texte recueilli in Gilles Deleuze, Deux Régimes de fous, textes et entretiens 1975-1995, Les Éditions de Minuit, 2003.

[12] La hogra désigne le mépris et l’humiliation infligés au faible par le fort – au peuple par le pouvoir.

[13] Déjà sérieusement affecté par un cancer de l’estomac depuis 2005, il fut victime de deux AVC en 2013 qui le laissèrent totalement incapable d’assumer son poste de Président. Du coup, les cérémonies officielles qui requéraient sa présence se déroulaient devant un portrait de lui. On cite souvent l’histoire de ce cheval qui fut offert… au portrait de Bouteflika. Et lors de la « grotesque cérémonie d’investiture du 10 février 2019, on offrit un portrait de Bouteflika… au portrait de Bouteflika !

[14] Mathieu Rigouste travaille depuis plusieurs années déjà sur cet événement de 1960 (voir son site par ici). Son livre Un seul héros, le peuple sort prochainement aux éditions Pmn. J’espère bien en parler ici.

[15] Au point que certaines retransmissions télévisées se faisaient sans le son, afin que les téléspectateurs ne soient pas contaminés par le mauvais esprit des supporters… Sur le rôle des supporters de football dans le hirak, on lira avec profit le chapitre (« Le footaball au cœur ») que Jean-Pierre Filiu leur a consacré dans son livre Algérie, la nouvelle indépendance, op. cit., ou encore l’excellent « En Algérie, les stades contre le pouvoir », article de Mickaël Correia paru dans le numéro de mai 2019 du Monde diplomatique.

[16] Ahmed Selmane parle bien sûr ici des disparus de la période de la guerre civile des années 1990, que beaucoup nomment désormais la « guerre des militaires contre les civils ». À ce propos, je me permets de renvoyer encore une fois au livre essentiel de Karima Lazali, Le Trauma colonial, dont j’ai traité ici.

[17] Ce congrès du FLN se tint dans la clandestinité du 13 au 23 août 1956 dans le village d’Ifri, dans la vallée de la Soummam (fleuve qui se jette dans la Méditerranée à Béjaïa, en Kabylie).

[18] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire, II », in Écrits français, Folio/Essais, 1991, p. 433-434.

[19] Elaine Mokhtefi, Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers, La fabrique éditions 2019 [éd. anglaise Verso books, 2018).

Bonnes feuilles

Chapitre 14 :

Quand les artistes deviennent partie prenante du hirak

par Rafik Lebdjaoui

Formidable mobilisation populaire, le hirak a été également l’occasion d’une stupéfiante effervescence de créations artistiques de haut vol, en particulier de chanteurs et de graphistes. Grâce à la puissance de leur force émotive, leur audience considérable sur le Web et les réseaux sociaux, en Algérie comme dans le reste du monde, a contribué de façon décisive à souder les « marcheurs » des vendredis et des mardis, ainsi qu’à populariser leur détermination à l’échelle internationale.

 L’un des phénomènes les plus remarquables du hirak a été l’implication massive des artistes, plus particulièrement des chanteurs, des graphistes et des plasticiens. Dès les premiers jours, l’acteur populaire Merouane Guerouabi s’est exprimé dans une vidéo sur sa page Facebook pour appuyer le mouvement et inviter ses confrères à le rejoindre : on ne doit pas avoir peur en tant qu’artistes d’être marginalisés ou exclus des projets artistiques, a-t-il plaidé en substance. L’arme du chantage du régime, évoquée par l’artiste, n’a donc pas eu d’effet cette fois-ci : beaucoup de créateurs se sont rangés spontanément du côté des manifestants.

L’impulsion artistique première est toutefois venue des supporters du club de foot algérois l’USMA avec leur chanson Casa del Mouradia (titre inspiré de la célèbre série espagnole Casa de papel[1]). La chanson, qui décrit le mal-être de la jeunesse algérienne et la mainmise du régime sur les richesses du pays, est devenue l’hymne du hirak dès le premier jour. Elle a été reprise par plusieurs interprètes à diverses occasions, y compris par un orchestre de musique classique andalouse lors d’un spectacle, chose impensable par le passé. Le fait qu’un orchestre de musique savante réputée élitiste reprenne une chan- son contestataire de supporters de foot a marqué un point de rupture qui a scellé un consensus de toutes les franges de la société contre le régime.

Une exceptionnelle créativité musicale (et politique)

La toute première chanson dédiée au hirak est née la semaine qui a suivi le 22 février. Amine Chibane esquisse une chanson le lendemain de la manifestation, il contacte la jeune actrice Mina Lachtar, Amel Zen et Aboubakr Maatallah, qui adhèrent au projet, complètent la chanson et composent la musique. Ce noyau a invité d’autres artistes pour tourner un vidéo-clip : « Tous ceux qui ont participé l’ont fait spontanément », se souvient Amine Chibane. En à peine soixante-douze heures, Libérez l’Algérie est en boîte[2]. La chanson, bouleversante d’émotion même pour les non-arabisants ailleurs dans le monde, sera reprise par des millions de manifestants en Algérie et dans d’autres pays. Sur YouTube, elle a enregistré près de 10 millions de vues dix mois plus tard.

« Il fallait se positionner dès le début et sortir la chanson au plus vite avant que le pouvoir récupère d’autres artistes pour chanter ses louanges comme il en a l’habitude », témoigne Amine Chibane. Au-delà de la création artistique, Libérez l’Algérie a été une action politique offensive et préventive. Pour Mina Lachtar, participer à cette action était un « devoir » envers le pays. « Et encore, c’est bien peu », précise-t-elle. « On ressentait de la fierté, du courage. Et puis la peur, même si elle n’a pas complètement disparu, s’est à moitié brisée. Le hirak nous a libérés. » Mina Lachtar croit que « l’artiste doit accompagner la société partout où elle va, la soutenir, car il en fait partie ».

Comment expliquer ce succès phénoménal ? « Parce que c’est sorti du cœur », répond spontanément Amine Chibane. Le succès de cette chanson n’a pas tari son inspiration, bien au contraire. Le 6 mai, il enchaîne avec Système dégage : « C’était pour prendre position contre l’élection présidentielle que le régime voulait nous imposer le 4 juillet », explique-t-il[3]. L’artiste poursuivra quelques semaines plus tard avec le groupe Tikoubaouine en lançant Samidoun (Nous résisterons)[4]. Le 5 juillet, jour de la Fête de l’indépendance, il chantera a cappella avec ses amis El houria rahi fel beb (La liberté est à nos portes) pendant la manifestation. Après la vague d’arrestations, il composera Libérez zouaâma (Libérez les leaders)[5].

Même si ce foisonnement artistique est difficile à cerner à chaud, Amine Chibane tente une explication : « Le 22 février m’a fait revivre. » Quelques mois avant le début du hirak, déprimé par la situation du pays, le chanteur avait composé une chanson intitulée Mademoiselle Algérie ferdjina ton soleil (Mademoiselle Algérie, montre-nous ton soleil)[6]. Une prémonition.

Le hirak a également révélé des talents méconnus comme Mohamed Kechacha, un chanteur de chaâbi algérois. Dès le 6 avril, il a diffusé un vidéo-clip sur sa chaîne YouTube intitulé 1 000 milliards (en référence aux recettes pétrolières du pays de 1 000 milliards de dollars en vingt ans)[7]. Lawzy, de son nom d’artiste, a subtilement remplacé les paroles d’une œuvre classique du chaâbi par ses propres paroles.

Exercice délicat. Il raconte : « Le cinquième vendredi, je suis revenu épuisé de la manifestation, alors j’ai posé ma tête sur l’oreiller, source de mon inspiration. J’ai commencé à fredonner une vieille chanson tout en essayant de remplacer les paroles comme je fais toujours. Le soir même, j’avais écrit et enregistré la chanson sur mon téléphone. Je l’ai immédiatement diffusée sur les réseaux sociaux et elle a eu un grand succès. Le lendemain, je suis allé la chanter dans la rue comme à mon habitude. Parmi les gens qui écoutaient, il y avait un réalisateur que je ne connaissais pas. Quand j’ai fini mon spectacle, il m’a proposé de tourner un vidéo-clip gratuitement. »

Le chanteur a ensuite enregistré la chanson avec des copains musiciens dans un studio sans payer un centime, car la chanson avait beaucoup plu au propriétaire du studio. Le vendredi suivant, le vidéo-clip a été tourné pendant la marche avec la participation des manifestants. Lawzy estime que la chanson 1 000 milliards « appartient au peuple parce que tout le monde y a participé, finalement ma contribution a été d’écrire le texte et de chanter ».

Le cours des événements et la dynamique du hirak ont inspiré une autre chanson à l’artiste. Quand le régime a annoncé la tenue d’une élection présidentielle que le peuple a rejetée spontanément, il a suffi à Lawzy de tendre l’oreille aux slogans des manifestants pour écrire un texte qu’il a collé sur la musique d’une autre chanson du patrimoine chaâbi. Les manifestants ont scandé : « Makach intikhabate maâ el issabate ! » (Pas d’élection avec les gangs !). Lui, il a chanté « Soud aâmalek intikhabate » (Ton acte le plus sombre ce sont les élections)[8]. Lawzy accompagne ainsi le hirak avec son chaâbi comme ses confrères et ses consœurs. Le jeune chanteur croit que l’implication des artistes « donne de l’énergie au mouvement ». « On chauffe les tambours », dit-il avec amusement.

La très radicale Raja Meziane, trente ans, a emboîté le pas naturellement au hirak. La jeune rappeuse algérienne, étouffée par son exclusion en raison de ses chansons, a choisi l’exil depuis 2015 en République tchèque. Ses textes expriment avec justesse la révolte qui bouillonne dans les cœurs de la majorité des jeunes Algériens. En totale osmose avec ses compatriotes malgré la distance, Raja Meziane a composé la chanson Allo système aux paroles percutantes, le succès a été immédiat : le vidéo-clip diffusé sur YouTube le 4 mars, quelques jours après la première manifestation, a été visionné 38 millions de fois (à la mi-novembre). Le 28 avril, elle publie sur YouTube la chanson Toxic, tout aussi puissante et émouvante, plus de 16,5 millions de vues (à la mi-novembre)[9]. Rebelle sort le 15 septembre, le jour de la convocation du corps électoral[10]. Dans cette chanson, visionnée 6 millions de fois deux mois plus tard, elle s’adresse au général Gaïd Salah sans le nommer : « Le temps et le vent vont changer, moi je suis rebelle et toi t’avaleras la poubelle », ce couplet sonne comme un écho au slogan du hirak : « Les généraux à la poubelle ! » En octobre, quand la BBC la classe parmi les cent femmes les plus influentes et les plus inspirantes dans le monde, Raja Meziane dédie sur sa page Facebook cette distinction aux Algériennes en publiant des photos de femmes du hirak.

Depuis Paris, le célèbre Soolking (jeune rappeur algérien né en 1989, qui vit en France depuis 2013, dont le premier disque solo Fruit du démon, sorti en 2018, connaît un énorme succès) s’associe au groupe Ouled el Bahdja, à l’origine de Casa del Mouradia, et rejoint le mouvement en mettant en ligne la chanson La Liberté[11]. Le succès est phénoménal : 168 millions de vues sur YouTube en huit mois. Les paroles de La Liberté sont reprises dans toutes les villes d’Algérie lors des manifestations. Mais aussi à Montréal, Paris, Washington, Londres lors des rassemblements de la diaspora. Un couplet particulièrement incisif décrit avec une acuité remarquable l’état d’esprit du mouvement de contestation : « Hna homa l’ibtila’, ah ya oukouma, w nnar hadi ma tetfach » (Nous sommes l’épreuve, Ô pouvoir, ce feu ne s’éteindra pas). Tel est notre message, notre ultima verba [dernier mot]. »

 Le génie des pancartes et des banderoles

L’autre champ foisonnant du hirak, qui a surpris tout le monde par son inventivité, est incontestablement le génie des pancartes et des banderoles, inlassablement brandies par les manifestants chaque vendredi. L’inspiration qui nourrit les auteurs de ces œuvres semble inépuisable. Humour et lucidité constituent la matrice de ces manifestes politiques, beaucoup plus éloquents que mille discours. Comme si le silence imposé pendant trente ans s’était miraculeusement fracassé.

Ces créateurs anonymes ont puisé au plus profond de la culture populaire, longtemps occultée par des montagnes de médiocrité imbuvables. Le personnage d’El Bombardi, du film culte de Benamar Bakhti (1941-2015) Le Clandestin (1989), est devenu un des porte-parole de la contestation. On a souvent vu des pancartes avec l’image dessinée de ce personnage prononçant ses formules d’anthologie mises au goût du jour de la contestation. « Il faut yetnahaw gaâ » (Il faut qu’ils dégagent tous), dit une des pancartes, déformant une des répliques du film : « Il faut pas tekdheb » (Il ne faut pas que tu mentes).

D’innombrables manifestants ont porté leur propre pancarte fabriquée de leurs mains, caricatures, collages, slogans, humour fleurissant chaque vendredi sans insultes ni grossièretés. La rue est devenue au fil des vendredis un immense espace d’exposition libre. Chaque pancarte, chaque banderole, raconte une histoire, souligne une revendication, illustre une situation, moque une décision du pouvoir. Souvent, ces artistes anonymes réagissent aux discours hebdomadaires du chef d’état-major par une caricature, un dessin, une fresque ou un slogan. Ces centaines d’œuvres devraient faire un jour l’objet d’une exposition pour rendre compte de cette créativité phénoménale. Mais on pourrait évoquer bien d’autres cas d’« action visuelle ».

Ainsi, lorsque le pouvoir s’est attaqué à l’emblème culturel amazigh, la réponse de certaines manifestantes a été d’une grande éloquence : de nombreuses femmes ont manifesté en tenue traditionnelle kabyle. Les étudiants ont aussi riposté à cette attaque : le premier rang de leur manifestation du mardi était composé de filles et de garçons portant une tenue traditionnelle de chacune des régions du pays. Et après la mort en prison à la suite d’une longue grève de la faim du militant Kamel Eddine Fekhar, qui était originaire de Ghardaïa (région du Mzab), on pouvait voir sur les images et les vidéos circulant à profusion sur les réseaux sociaux de nombreux manifestants qui portaient la chechia traditionnelle mozabite (calotte). Ce ne sont là que deux exemples des milliers d’initiatives en image ayant su démonter avec lucidité et intelligence le discours agressif du pouvoir qui voulait diviser le mouvement.

Dans le sillage de cet « échange » entre le pouvoir et les manifestants, deux initiatives particulièrement pertinentes sur Facebook ont contribué à informer les Algériens sur les manipulations des médias du pouvoir. La page « Facebook VAR » (en référence au système utilisé dans le football, Video Assistant Referee) dénonce avec vidéos à l’appui les retournements de veste de certains responsables politiques qui se sont découvert des vocations révolutionnaires avec le hirak, alors qu’ils étaient quelques semaines plus tôt des défenseurs acharnés du cinquième mandat de l’ex-président Bouteflika ; cette page très active a réussi à ridiculiser une cohorte d’opportunistes professionnels. Une autre page Facebook intitulée, « Fake news », s’emploie efficacement à déconstruire les centaines de fausses informations qui circulent sur les réseaux sociaux, y compris celles provenant des activistes. Un travail remarquable qui permet de ne pas tomber dans le piège de l’euphorie ou de la manipulation des « mouches électroniques » (voir chapitre 14).

El Moustach – pseudonyme de Hicham Gaoua – est quant à lui un graphiste algérien qui sort du lot. Il est probablement le seul qui a investi le pop art avec autant de succès auprès du grand public. À travers ses créations renouant avec la culture populaire, diffusées principalement sur Internet et les réseaux sociaux, El Moustach a contribué à transformer en icônes des figures locales du cinéma, de la musique et du foot. Depuis le début du hirak, il a marché chaque vendredi avec ses concitoyens à Boumerdes, sa ville de résidence, à Alger ou même à Paris quand il s’y trouve. Le mouvement lui a inspiré plusieurs affiches qu’il a mises gratuitement sur Internet à la disposition des manifestants qui veulent s’en servir[12]. Il a également réalisé un vidéo-clip avec le chanteur TiMoh[13]. Plusieurs de ses affiches ont été imprimées et utilisées lors des marches du vendredi. « Les manifestants prennent des photos et me les envoient de plusieurs villes, de France et du Canada. » « J’utilise des icônes de la révolution algérienne (1954-1962) pour faire passer des messages. » Pour Hicham Gaoua, participer à ce hirak est un « devoir » : « Chacun doit y participer comme il peut. Il s’agit de l’avenir du pays et des générations futures. Beaucoup de gens se sont sacrifiés pour ce pays. »

 

[1] Casa del Mouradia, YouTube, 14 avril 2018, <frama.link/S1b8yyvr>. Voir Mickaël Correia, «  En Algérie, les stades contre le pouvoir », Le Monde diplomatique, mai 2019, <frama.link/6BHGDk26>.

[2] Libérez l’Algérie, YouTube, 1er mars 2019, <frama.link/rG-YHTod>.

[3] Système dégage, YouTube, 1er août 2019, <frama.link/8vVdRUfv>.

[4] Samidoun, YouTube, 25 septembre 2019, <frama.link/d9Gd6nPv>.

[5] Libérez zouâma, YouTube, 12 octobre 2019, <frama.link/ADzYS8rE>.

[6] Mademoiselle Algérie, YouTube, 15 novembre 2018, <frama.link/49- TX15d>.

[7] 1 000 milliards, YouTube, 6 avril 2019, <frama.link/rzvoySdH>.

[8] Soud aâmlek intikhabate, YouTube, 15 septembre 2019, <frama.link/ CdrHvGQW>.

[9] Allo système, YouTube, 4 mars 2019, <frama.link/4soKadwj> ; Toxic, YouTube, <frama.link/TrkERBbc>. Les vidéos de ces deux chansons comportent des sous-titres, en anglais ou en français.

[10] Rebelle, YouTube, 15 septembre 2019, <frama.link/Loqe2ZeR>.

[11] Liberté, YouTube, 14 mars 2019, <frama.link/P7HhtfgH>.

[12] <frama.link/6szj2vZv>.

[13] Timoh et El Moustach, Les Gens veulent, YouTube, 31 octobre 2019, <frama.link/0Co5fFoF>.

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Algérie, la nouvelle indépendance

Jean-Pierre Filiu, Algérie, la nouvelle indépendance, éditions du Seuil, décembre 2019

Je rendais compte ici-même[1], la semaine passée, de l’excellent Trauma colonial de Karima Lazali, paru en automne 2018. Après avoir constaté que j’avais traîné un certain temps avant d’en donner une recension, je disais qu’« un événement heureux est cependant venu me sortir de ma torpeur : le hirak, ce “mouvement” de protestation qui s’est déclenché en Algérie le 22 février dernier à l’occasion de l’annonce, trois jours auparavant, de la candidature à sa réélection du Président Bouteflika. » Je constatais au passage qu’en France on parlait, et on parle encore bien peu de ce mouvement pourtant assez stupéfiant à bien des égards… C’est pourquoi cette fois-ci, je n’ai pas voulu laisser passer l’occasion qui se présentait de le faire avec la parution du livre de Jean-Pierre Filiu (j’aurais même pu le faire encore un peu plus tôt si le service de presse de sa maison d’édition prêtait attention à d’autres médias que les mainstream, comme on dit…) C’est un « petit » livre (au sens de « bref ») qui se lit rapidement et qui constitue, me semble-t-il, une base d’information indispensable à qui s’intéresse au hirak algérien. L’exposé est clair et efficace. J’ai d’autant plus tendance à lui faire confiance qu’il rejoint point par point les analyses de Karima Lazali, en partant d’un autre point de vue, bien sûr : Lazali écrivait en 2018, soit à un moment où la chape de plomb qui pesait sur le pays n’avait pas encore été soulevée par les « vendrediseurs » – avec un certain humour, les manifestants revendiquent la création du verbe « vendredire » exprimant le fait qu’ils sortent dans la rue chaque vendredi – non pas, comme certains, du côté du régime agonisant, aimeraient à le faire croire, parce qu’il s’agirait d’un mouvement animé par les soi-disant « islamistes » (le vendredi est le jour de la prière hebdomadaire en Islam), mais parce qu’il s’agit d’un jour de congé. Le verbe se conjugue ainsi, rapporte Jean-Pierre Filiu : « Je vendredis/Tu vendredis/Il ou elle vendredit/Nous vendredisons/Vous dégagez/Ils ou elles vendredisent. » Cet humour est une des marques distinctives du hirak. Une autre est sa persévérance : au moment où j’écris ces lignes, en ce dimanche 12 janvier 2020, les hirakistes en sont à leur quarante-septième vendredi de manifestation, et ils sont toujours aussi nombreux·ses et déterminé·e·s[2]. Tandis que les étudiants, eux, n’en sont « qu’à » quarante-six mardis de manifs, puisqu’ils ont démarré le mardi suivant le premier vendredi…

Que se passe-t-il donc en Algérie ? Qu’est-ce que c’est que cette effervescence d’où émergent des slogans dont l’humour et la dérision rappellent parfois ceux de Mai 68 ? Ainsi de cette « étudiante, enveloppée dans le drapeau algérien, qui tient à bout de bras, ce jour-là [le 8 mars, journée internationale des femmes], une pancarte : “Le clan Boutaflika n’aura même pas notre soutien-gorge” »… Karima Lazali nous décrivait un pays figé dans l’« impossiblité d’oublier » la terreur de la « décennie noire », traumatisé par la colonisation française, puis par la confiscation du pouvoir par les militaires lors de l’indépendance, par la répression sauvage de toute opposition, en particulier le massacre de la jeunesse révoltée en 1988, et enfin par la guerre civile atroce des années 1990, dont aucun des responsables, que ce soit du côté des islamistes ou de celui des services de sécurité, n’a jamais été inquiété par la suite, les militaires préférant se réconcilier avec leurs adversaires sur le dos des victimes à travers une « loi d’amnésie » scélérate.

D’abord, dit Jean-Pierre Filiu, il faut comprendre que celles et ceux qui ont lancé le hirak appartiennent à une génération qui n’a pas connu cette horreur des annnées 1990 (deux cent mille morts !). Un peu comme les jeunes révoltés de 1988 n’avaient pas connu la guerre d’indépendance. Mais ces derniers, dira-t-on, furent réprimés sans états d’âme par les forces de sécurité (Wikipedia parle de cinq cents morts et quinze mille arrestations). Pourquoi alors cette fois-ci n’a-t-on pas assisté aux mêmes scènes de massacre ? Et comment se fait-il que le pouvoir semble sans cesse reculer, toujours sur la défensive (démission de Bouteflika, report de l’élection présidentielle, etc.) ? C’est peut-être que ce pouvoir ne tenait plus à grand-chose, ces dernières années. Il y a eu d’abord la tragi-comédie Bouteflika, qui durait depuis lontemps déjà : c’est en 2013 qu’il avait été victime d’un AVC qui l’avait cloué en fauteuil roulant et on ne l’avait quasiment plus revu en public depuis. Six ans, c’est long ! et cela paraît encore plus long lorsque l’on apprend que le gars prétend se présenter à l’élection pour un cinquième mandat ! Filiu explique que ce « portrait » (il paraît que certaines délégations voulant lui offrir un cadeau durent le faire devant un portrait…) servait de cache-sexe à une junte militaire que l’on appelait les « décideurs ». Il n’est pas indifférent de savoir que ce fut Mohammed Boudiaf, éphémère président de la République, qui utilisa le premier ce terme. Il avait été rappelé en 1992, après trois décennies d’exil, pour servir de caution civile aux « décideurs », justement, peu de temps après l’interruption du processus électoral qui avait vu la victoire du FIS au premier tour des élections législatives. Las, il semble qu’il ait pris son rôle trop au sérieux : il fut assassiné après seulement quelques mois de présidence par… un de ses gardes du corps, « illustration tragique de la fragilité de toute autorité civile », commente Filiu. Cependant, ces « décideurs » n’étaient pas unis comme une botte d’asperges… tant et si mal qu’ils ne réussirent pas à s’entendre sur un autre nom que celui du portrait lors de l’échéance électorale de 2019. « Qu’une telle option, même par défaut, écrit Filiu, ait fini par rallier un consensus [parmi les « décideurs »] en dit long sur le degré de fossilisation atteint par le régime algérien. » Or, c’était maladroit : cela fut l’humiliation (la hogra) de trop pour les Algériennes et les Algériens.

On aurait pu penser, et cela a certainement été le cas des « décideurs », que le pouvoir sauverait la mise en lâchant du lest ici et là, en divisant et en réprimant le mouvement – ce qu’il a vainement tenté de faire, surtout en criminalisant la présence des drapeaux berbères dans les manifestations et, finalement, en organisant une élection présidentielle à dormir debout le 12 décembre dernier. Rien de tout cela n’a fonctionné : car les généraux n’avaient pas compté avec l’intelligence du peuple, qui ne se contente pas de protester contre telle et telle embrouille électorale ou pour tel et tel compromis « boulitique » comme on dit là-bas pour se moquer de la politicaillerie officielle. Un des slogans qui résume peut-être le mieux l’ambition, qui est grande, du hirak est celui-ci : « 1962, indépendance du territoire, 2019, indépendance du peuple ! » À cette fin, les gens veulent que les militaires rentrent dans leurs casernes et laissent les civils s’organiser politiquement comme ils l’entendent. C’est pourquoi les manifestants ont vu se rallier à leur cause d’ancien·ne·s résistant·e·s de la guerre d’indépendance qui ne se sont jamais compromi·se·s avec les pouvoirs militaires qui se sont succédé dès les accords d’Evian : on célèbre de nouveau des noms et des positions politiques qui avaient été soigneusement effacés de l’histoire officielle, comme ceux de Ramdane Abane et de Larbi Ben M’hidi. Le premier avait fait adopter par le congrès dit de la Soummam, en 1956, le principe de la primauté de la direction politique sur la direction militaire du FLN. Quand au second, dirigeant pendant la guerre d’abord de la zone de l’Oranais puis de celle d’Alger, il voulait que les maquis de l’« intérieur » [de l’Algérie française] priment sur ceux de « l’extérieur » – l’« armée des frontières » dirigée, d’abord au Maroc puis en Tunisie, par un certain Boumediene, lequel, au lendemain des accords d’Evian, entrera en Algérie et y éliminera dans un bain de sang les maquis déjà très affaiblis par les opérations de l’armée française. Ramdane Abane fut assassiné en 1957 par ses camarades du FLN, peu soucieux de « civilité ». Larbi Ben M’hidi, lui, succomba la même année sous la torture des parachutistes français lors de la dite « bataille d’Alger ». Voilà les personnages dont se revendiquent aujourd’hui les manifestant·e·s du hirak.

Jean-Pierre Filiu consacre un chapitre de son livre aux femmes, nombreuses dans les rues, même si la cause féministe ne fait pas l’unanimité, certains l’accusant même de « diviser le hirak ». Cependant, les prises de position d’anciennes résistantes, et d’autres « personnalités » du mouvement, ont permis qu’elles tiennent leur place « en première ligne », comme l’indique le titre du chapitre en question.

Il y a aussi un chapitre consacré aux supporters de foot, qui ont joué un grand rôle dans le démarrage puis l’animation du mouvement. Tout d’abord, Filiu rappelle que les stades étaient ces dernières années les seuls lieux où une certaine fronde était tolérée – et les supporters avaient développé « une véritable contre-culture de la provocation collective ». L’un de leurs chants, La casa del Mouradia, est devenu le chant de ralliement du hirak. Le titre est inspiré de La casa de papel, une série télé au succès international qui raconte un détournement réussi de plusieurs milliards d’euros. Sauf que « Mouradia » est le nom du palais présidentiel de Bouteflika… Et puis, en l’absence de tout autre force organisée (partis, syndicats, etc., un peu comme chez les Gilets jaunes en France), les supporters étaient les seuls à apporter une certaine expérience des confrontations avec la police, de l’organisation d’un service d’ordre et aussi de l’animation des cortèges. Ainsi, lorsque des islamistes ont voulu imposer leur slogan « Algérie libre et islamique », ils ont été exclus du cortège par des « ultras », justement. On sait bien que les « décideurs » n’attendaient qu’une chose, puisque la division autour de la question berbère n’avait pas fonctionné, c’était de pouvoir dénoncer les manifetations comme dirigées en sous-main par les islamistes – et de pouvoir ainsi les réprimer « légitimement ». Ce que n’a pas permis l’intelligence collective du hirak.

J’exprimerai un seul bémol sur ce livre, à propos du chapitre 2, titré : « Le choix de la non-violence ». Si je suis d’accord, en gros, avec ce que dit l’auteur dans ce chapitre, à savoir que les Algérien·ne·s veulent sortir de la violence qui leur a été imposée par les Français d’abord, puis par leurs propres dirigeants et leurs rivaux islamistes, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un « choix » : en l’occurrence, je ne vois pas très bien quel autre voie aurait pu être choisie… Mais cela n’est pas très important. Quoi qu’il en soit, et comme le dit Jean-Pierre Filiu à la fin de son livre, la contestation algérienne est d’ores et déjà victorieuse : un peuple s’est découvert, à tous les sens du terme, et ne manifeste aucun signe d’essouflement, quand le régime, lui, semble aux abois. Et jusqu’ici, personne, semble-t-il, n’a donné dans le panneau d’une quelconque « réforme » ni d’une négociation avec les prétendus gouvernants. Il y a de la destitution dans l’air…

[1] Ici et .

[2] Voir par exemple El Watan : « 47e vendredi de mobilisation dans le pays : Le Hirak maintient la pression »

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Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie

Karima Lazali, Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, La Découverte, coll. Sciences humaines, septembre 2018.

Septembre 2018… C’est la date de publication de cet essai. De plus, l’auteur de ces lignes l’avait reçu avant, sous forme d’épreuves – durant l’été 2018, donc. Et voilà, ce n’est qu’aujourd’hui, en ce tout début de l’an 2020, que je me décide à en rendre compte. J’avais pourtant vraiment apprécié ce texte à la première lecture. Alors quoi ? Il est vrai que je fais partie d’une génération qui n’a pas été directement concernée par la guerre d’Algérie – guerre qui n’en était pas une, en France, jusqu’au 18 octobre 1999, lorsque fut promulguée la loi, votée quelques mois auparavant par l’Assemblée nationale, qui marqua sa reconnaissance officielle ; d’ailleurs cette loi s’adressait surtout aux anciens combattants, qu’elle « reconnaissait » comme tels et auxquels elle ouvrait donc des droits liés à cette condition. Je n’ai pas eu connaissance d’un quelconque « grand débat » ouvert à ce propos[1] – même si le sujet ressort de temps à autre dans les médias, par exemple lorsqu’un historien tombe sur un carton d’archives du fonds de la préfecture d’Alger – de l’époque de la dite « bataille d’Alger » : « Un rapide sondage me tire tout de suite, raconte-t-il[2], de la sorte de torpeur qui m’avait gagnée après des journées de consultation bien peu fructueuses. Ce que j’ai entre les mains, je le réalise tout de suite, est une archive rare et précieuse. Car, fait exceptionnel, l’appareil d’État colonial lui-même y documente indirectement mais avec précision et sur une grande échelle l’intensité et l’ampleur de la terreur qu’il a organisée. » Le carton contient en effet des centaines de fiches correspondant à des signalements de « disparitions » de « Français Musulmans », comme on désignait alors les colonisés des « départements français d’Algérie ». On ne saura probablement jamais pourquoi ces documents ont échappé à la destruction systématique des archives de leurs crimes par les paras du général Massu. Quoi qu’il en soit, cette découverte miraculeuse a abouti à la création du site 1000autres.org[3], lequel s’est mis au service des recherches sur ce que sont devenus ces « disparus[4] ».

Mais je n’ai pas répondu à ma question : pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt de ce livre que je tiens pour excellent ? Je pense qu’il y a deux réponses – l’une plutôt, disons, « personnelle », et l’autre qui relève plus de la politique, via la mémoire collective (ou plutôt son absence). La première vient d’une amie à laquelle j’avais demandé son avis sur ce livre et qui m’avait répondu qu’elle le trouvait difficile à lire – elle se demandait même « à qui » il était destiné, estimant, si j’ai bien compris, que son abord un peu ardu en disqualifiait le contenu. Cette amie connaît bien mieux que moi l’Algérie, dont ses parents sont originaires : ce qui avait fourni un alibi commode à ma paresse naturelle… L’autre raison est plus « sérieuse » et concerne probablement beaucoup plus de monde. Elle tient en fait à cela même qu’analyse le livre : les blancs de la mémoire et de la parole qu’a engendrés, chez les colonisateurs et chez les colonisés, le « trauma colonial ». Karima Lazali utilise très souvent ce terme de « blanc », afin de nommer ce qui fut effacé, pire, rendu indicible par la terreur coloniale. Je n’en ai pas été victime, bien heureusement pour moi mais, comme on sait, les exactions du colonialisme n’ont pas touché que les colonisés, car elles ont fait et font encore retour, par effet boomerang, chez les colonisateurs[5]… et chez leurs « descendants » (au sens large). De ce point de vue, je pourrais dire que j’ai tendance, à l’instar de nombre de mes contemporains, à éviter ce sujet – et, retour à mon premier motif de procrastination, à le « laisser », voire à le « déléguer » aux « premi·ère·s concerné·e·s », c’est-à-dire aux descendant·e·s des colonisé·e·s : « En France, écrit Karima Lazali dans son introduction, il semblerait que le traitement de cette “affaire” [elle parle de l’héritage de la colonialité] repose sur le fantasme que l’histoire de la colonisation serait le seul apanage des historiens et des ex-“indigènes”[6]. » Où l’on voit une fois de plus que le « personnel » (en l’occurrence, la « première raison » de mon silence à propos de ce livre) est aussi politique. Mea culpa, donc.

Un événement heureux est cependant venu me sortir de ma torpeur : le hirak, ce « mouvement » de protestation qui s’est déclenché en Algérie le 22 février dernier à l’occasion de l’annonce, trois jours auparavant, de la candidature à sa réélection du Président Bouteflika[7]. Les Algériens, dépassant la peur de la répression féroce qui s’était régulièrement abattue sur les précédentes manifestations d’opposition, se sont mis à « vendredire », c’est-à-dire à descendre en masse dans les rues à travers tout le pays chaque vendredi. Le 3 janvier, ils ont « vendredisé » une quarante-sixième fois[8] – et il semble qu’ils et elles (plusieurs témoignages rapportent la présence importante des femmes dans les manifestations) étaient toujours aussi nombreuses et déterminées. Non content·e·s d’être là chaque vendredi, les étudiant·e·s manifestent aussi chaque mardi : ils « mardisent ». Ces innovations lexicales sont plus importantes qu’il n’y paraît au premier abord, particulièrement dans le contexte algérien. En plus de la question de la langue, le hirak a remis au premier plan la question de la mémoire, celle de la guerre d’indépendance, mais aussi et surtout celle des civils écartés du pouvoir par les militaires. Autant de thèmes abordés par Karima Lazali dans son livre – sans parler, bien sûr, du plus prégnant : celui des silences et des blancs, qu’ils soient « français » ou « algériens ». Précisément, il fallait bien que je sorte du mien !

Deux autres événements encore m’ont poussé à reprendre la lecture du Trauma colonial. Tout d’abord la vision du film Terminal Sud, de Rabah Ameur-Zaïmeche, récemment projeté par chez nous. Il décrit, en gros, les années de la guerre civile en Algérie, même si le flou y est volontairement maintenu sur la datation et les lieux des événements[9]. Ce film m’a fortement impressionné car il m’a fait ressentir physiquement ce que décrit Karima Lazali : le traumatisme engendré par des massacres réunissant bourreaux et victimes dans le même anonymat morbide – « Qui tue qui ? » était la question que tout le monde se posait durant les années 1990 en Algérie, tant les militaires avaient repris à leur compte les méthodes de leurs prédécesseurs français : enlèvements, disparitions, tortures, tous procédés recommandés par la « DGR[10] » et auxquels répondaient les atrocités commises par les dits « islamistes ».

Second événement : l’empêchement, en novembre dernier, de la projection du film Résistantes de Fatima Sissani par une coalition de circonstance de membres du Rassemblement national, de pieds-noirs et d’anciens harkis à Sainte-Livrade-sur-Lot, dans le Lot-et-Garonne. Le film est un montage d’entretiens avec des femmes algériennes qui ont combattu aux côtés des partisans de l’indépendance pendant la guerre d’Algérie. « Évidemment, cette horde d’ignares n’a même pas vu le film, a déclaré Fatima Sissani. Car alors ils auraient découvert qu’à aucun moment les harkis ne sont mentionnés et qu’il ne s’agit pas d’une apologie du FLN. » C’est moi qui souligne : bien sûr qu’il ne s’agissait pas du contenu précis du film. Mais quelle meilleure illustration que celle-ci pourrait-on trouver des séquelles du trauma colonial ? « Nous souhaitions donner la parole à des femmes engagées d’hier à aujourd’hui. Mais il semble malheureusement que l’Histoire soit encore trop douloureuse pour pouvoir engager un dialogue serein. », ont indiqué les organisateurs de la rencontre au cours de laquelle devait avoir lieu la projection. Effectivement, là est bien le problème. Je ne doute pas une seule seconde que des militants du Rassemblement national aient œuvré à répandre des rumeurs sur le film dans le but d’attiser l’amertume et le ressentiment des pieds-noirs et des harkis contre leurs (anciens) ennemis. Mais cette amertume, ce ressentiment existent, sans quoi les néofascistes auraient été bien en peine de mobiliser des troupes grâce à leur seule force de persuasion. L’amertume, le ressentiment existent, qu’on le veuille ou non[11], et ils persistent, entre autres, parce que la parole n’est toujours pas libérée, parce nulle part (ni en Algérie ni en France) on ne voit ni n’entend de tentative d’éclaircissement, et encore moins de dialogue contradictoire entre les anciennes parties prenantes au conflit. C’est pourquoi, me semble-t-il, il est urgent de lire et d’entendre les voix qui tentent de « démêler ces cheveux » qui cachent une guerre de bientôt deux siècles[12], pour paraphraser le sous-titre de Résistantes : Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans.

Karima Lazali est psychologue clinicienne et psychanalyste[13]. « L’idée d’écrire cet ouvrage, dit-elle au début de son introduction, est née de la comparaison entre mes expériences de psychanalyste à Alger et à Paris. Les outils usuels de cet exercice de libération subjective permettant au sujet de découvrir ses propres aliénations ne suffisaient pas à provoquer chez mes patients algériens une séparation des diverses injonctions de l’intime, du social et du politique. » À Paris aussi les patients de Karima Lazali souffrent des séquelles (peut-être faudrait-il dire plus que des séquelles) de ce qu’elle nomme « la colonialité » et qui désigne la longue période (cent trente-deux ans) de la colonisation française de l’Algérie. S’interdisant, en raison du secret professionnel, de citer directement ses patients, elle s’est tournée, afin d’illustrer et d’étayer les leçons qu’elle a tirées de son expérience clinique, vers des travaux d’historiens, des essais d’acteurs engagés tel Frantz Fanon et aussi vers les œuvres d’écrivains algériens de langue française parmi lesquels on citera Kateb Yacine, Mohammed Dib, Nabile Farès, Mouloud Mammeri…

Il est bien difficile de résumer pareil ouvrage. J’essaierai simplement d’en indiquer quelques axes qui forment, me semble-t-il, l’armature de son raisonnement.

Effraction coloniale

Tout commence par « l’effraction coloniale » (titre du chapitre 2) : on ne mesure pas assez ce qu’a représenté la conquête française de l’Algérie. Selon les historiens, c’est environ un tiers de la population qui a disparu suite aux massacres de masse et aux épidémies et famines qui s’en sont suivies. Soit environ un million de morts, dont huit cent cinquante mille « directement » assassinés par l’armée française. Voilà qui est vite dit. J’ai déjà recommandé naguère[14] la lecture du « livre essentiel », selon les termes de Karima Lazali, de François Maspero : L’Honneur de Saint-Arnaud, qui raconte l’histoire de l’un de ces officiers français qui pratiquèrent les « enfumades » – assassinant par asphyxie des centaines de personnes : hommes, femmes, enfants et vieillards, dans les grottes où elles s’étaient réfugiées – et je ne peux que me répéter : lisez, ce livre ou bien d’autres, mais lisez, car ces mots : « un million de morts », « un tiers de la population », sont bien faibles pour dire ce qui devrait être dit[15]… Et même si cela était dit, tout ne le serait pas encore. Ainsi, non contents de massacrer les populations rencontrées sur leur chemin, les colonisateurs ont-ils prétendu qu’elles n’existaient tout simplement pas. Comme ailleurs, aux États-Unis en particulier, mais aussi, entre autres, en Afrique du Sud puis en Palestine, on a raconté qu’il s’agissait de « terres vierges », sans habitants – ou alors en quantité négligeable et qui de toute façon ne travaillaient pas les terres et donc les occupaient en toute illégitimité.

« Une des spécificités de la conquête française de l’Algérie a été d’affirmer, contre l’évidence, que ce territoire était sans histoire ni culture, sorte de terre vierge à conquérir, écrit Karima Lazali. Ce qui a entraîné un phénomène particulier : l’impression – au sens premier de l’imprimerie de l’encre sur le papier – dans l’esprit des individus concernés, colons et “indigènes”, d’un blanc historique. L’héritage et la transmission de langues, de mythes, de poésies et de traditions se retrouvaient en déshérence. La désignation des autochtones par le terme d’“indigènes” témoigne de cet imaginaire d’un peuple dépourvu d’histoire, mythe fondateur de la colonialité. […] Ce travail d’effacement des langues et de l’histoire est un trait spécifique de la colonialité française en Algérie. Imposés au début du xxe siècle, les protectorats au Maroc en Tunisie n’ont pas fait l’objet par la France de la même entreprise d’éradication du passé “indigène”. »

Donc : primo, on vous tue ; deuxio, on ne vous a pas tué tant que ça puisqu’aussi bien vous n’existiez pas ; et tertio, au cas où vous auriez existé un petit peu quand même, on vous en ôte jusqu’au souvenir en vous confisquant votre nom. Oui, cela aussi : en mars 1882 est promulguée une loi sur l’état-civil, en même temps qu’est mis en place le « code de l’indigénat ». « L’administration coloniale décide alors de changer le système traditionnel de nomination tribale de chaque individu, jugé trop complexe pour bien identifier les individus. Ce système procédait par un enchaînement de noms, et un renvoi : nom du père, du grand-père, du lieu-dit, etc. Il s’agissait d’un nom qui faisait localité, au sens fort, liant par le père les générations à la terre et à l’histoire. Dans ce système ancestral, le nom du père (lui-même nom de son père, et du père de celui-ci, etc.) et la terre étaient des propriétés collectives, qui rendaient difficile une lisibilité par l’administration coloniale. L’autochtone s’y reconnaissait, alors que le colon s’y perdait. D’où la volonté d’imposer un système de nomination français, avec réduction au prénom et à un nom attribué par l’administration. Lequel était parfois référé au nom de la filiation, mais aussi souvent complètement décroché de toute trace historique et généalogique. » On voit bien le double intérêt de cette opération pour les colons : d’abord, s’y retrouver, savoir qui est qui selon une vision administrative de la « population », mais aussi, en brisant les liens entre le nom et la terre… s’approprier cette dernière, justement : « […] pour l’administration coloniale, cette loi répondait également à l’objectif d’identifier les biens, en particulier les terres de la propriété collective en usage dans le système traditionnel : l’individualisation par des noms fictifs facilitait les transactions immobilières et les expropriations de terres, engagées dès le début de la colonisation. »

Selon Freud, rappelle Karima Lazali, « le nom d’un homme est une partie constitutive capitale de sa personne, peut-être un morceau de son âme ». C’est pourquoi, poursuit-elle, « la destruction du nom est bien le meurtre de la matière du symbolique par la loi coloniale. Ainsi, les individus ont été massivement renommés, ou plutôt, a-nommés [je souligne], par l’administration hors référence à leur généalogie, au risque que dans une même famille, les descendants aient des patronymes différents, faisant des uns et des autres des étrangers à leur naissance et donc de potentiels sujets à l’inceste par la voie du mariage. Cette destruction des généalogies par des attributions de noms, hors histoire et ascendance, s’est parfois effectuée en donnant aux personnes d’un même village des noms commençant par une lettre de l’alphabet identique, afin de les contrôler de manière individuelle et d’éliminer définitivement le collectif tribal : les noms d’un premier village commençaient tous par la lettre A, ceux du suivant par la lettre B., etc. jusqu’au dernier village. […]

Il a suffi de treize années pour instituer cet état-civil. On imagine l’effroi et la sidération que cela a engendré quand on sait qu’en Algérie, les filiations étaient établies depuis des milliers d’années. Cette destruction est grave en ce qu’elle brise le lien à l’histoire et à la généalogie, faisant voler en éclat ce qui fait tenir la loi symbolique en organisant l’interdit de l’inceste par la reconnaissance des liens de ses membres. Le nom donné par l’administration coloniale devenait le marqueur de la destruction du vivant et du mort (l’ancêtre). Il était interdit, sous peine de sanctions graves, de ne pas utiliser ce nouveau nom donné qui correspondait à une bascule d’une position de sujet vers celle d’un objet à identifier, répertorier, traquer… »

Cet effacement, au sens propre (enfin, plutôt sale, immonde même) du terme, cette disparition organisée des ancêtres que l’armée avait déjà tués physiquement durant la conquête, comment imaginer que cela reste sans conséquences sur leurs descendants ?

La guerre des frères

La plus terrible de ces conséquences fut sans conteste la perte de la diversité – plus précisément peut-être, la perte de l’estime de la diversité que représentaient les peuples algériens d’avant la colonisation et, corollaire funeste, la méfiance de l’Autre, de tout Autre. La colonialité était devenue une sorte de bloc binaire colons/colonisés cimenté, voire bétonné par la haine de l’Autre. Le problème des Algériens était qu’ils n’avaient plus de terres (de lieux), d’ancêtres ni de traditions sur lesquelles s’appuyer afin de trouver la force de résister. C’est pourquoi ils eurent recours à l’arabe[16] et à la religion musulmane afin de retrouver « une communauté d’appartenance qui réinscrive de la dignité ». Ce qui était une manière de poursuivre, en quelque sorte, la dynamique coloniale en inventant de toutes pièces un « État-nation » qui n’avait jamais existé avant la conquête française. Et comme souvent dans ce type de structure, ce fut la logique de guerre qui l’emporta : les militaires s’emparèrent du pouvoir qu’ils n’ont plus lâché jusqu’aujourd’hui. Il commencèrent par marginaliser Messali Hadj, leader historique du nationalisme algérien, puis ils assassinèrent Ramdane Abane, dirigeant du FLN qui avait le tort de prôner la prééminence des civils sur les militaires dans l’organisation de la résistance, ce qui avait d’ailleurs été approuvé par le congrès du FLN dit de la « Soummam » en 1956. Il n’est pas indifférent de voir les « vendredistes » du 27 décembre rendre « un vibrant hommage », selon le journal El Watan, à Ramdane Abane[17].

Lorsque la jeunesse se révolta en 1988 (soit une génération qui n’avait pas connu l’intouchable « guerre d’indépendance »), les généraux survivants des luttes fratricides n’hésitèrent pas à leur tirer dessus. Ils surent aussi tirer parti de la résistible montée en puissance des islamistes en « organisant » une nouvelle décennie de terreur, ponctuée d’exactions et de massacres et dont on ne saura probablement jamais qui y a tué qui[18].

Et cette réitération du pire n’a pas oublié non plus les changements de noms : « En Algérie, dit-elle, beaucoup de noms patronymiques ont été a nouveau modifiés suite à des “erreurs” de transcription au moment du passage au passeport biométrique en 2009. L’aspect fictif des patronymes algériens s’est pleinement révélé à cette occsion du passage d’une langue (français) à l’autre (arabe), réitérant l’opération coloniale de destruction des patronymes. Les noms hérités durant la colonisation – afin de s’assurer une maîtise de la population et des terres – devenaient quasi méconnaissables lors de leur retranscription en arabe. Car l’état-civil algérien a continué à se référer aux codes de retranscription imposés par l’administration coloniale, c’est-à-dire à ce qui avait fait du lieu de la filiation un non-lieu. […]

L’impossible transcription des noms dans l’Algérie indépendante est […] une conséquence du procédé colonial, car le patronyme est porteur d’un héritage impossible. Désormais, le nom disloque au lieu de rassembler, de reconnaître et d’identifier. La mutilation des patronymes dans l’Algérie indépendante est une mémoire en acte de la destruction des noms sous la colonisation, témoignant d’une réitération de l’histoire. […] Cette mutilation des noms indique clairement la poursuite dans l’entre-soi de l’œuvre coloniale. »

Sur cette question essentielle du traitement colonial des noms, Karima Lazali cite Jean Amrouche : « Il faut comprendre, écrit-il, que la première condition nécessaire pour exister est d’avoir un nom qui vous soit propre, qui ne soit pas dérobé, usurpé ou imposé. Que de temps à autre des individus, cas exceptionnels et aberrants, déraciné du passé de leur race, parviennent à s’enraciner dans le corps d’une nation d’adoption, c’est parfaitement concevable. Comme il est concevable que des émigrés oublient leur pays d’origine que généralement ils ont fui pour de bonnes raisons. Mais assimiler sur place tout un peuple suppose la destruction progressive de ce qui le constitue comme peuple, c’est-à-dire proprement un génocide[19]. »

Karima Lazali conclut son livre, dont je n’ai donné ici qu’un aperçu – je devrais, en particulier, insister sur le fait qu’elle cite longuement de nombreux·ses auteur·e·s, algérien·ne·s surtout –, avec Frantz Fanon. Celui-ci avait eu l’intuition que l ‘indépendance ne signifierait pas forcément l’émancipation, mais pourrait s’accompagner d’un nouvel asservissement. « Effacement de la mémoire, disparition des corps, dessaisissement de l’être, tels sont les signifiants du véritable “pacte colonial” qui vise à maintenir les sujets fascinés et “envoûtés” (Fanon) dans une dimension anté-politique. » S’appuyant toujours sur Fanon, Karima Lazali poursuit un peu plus loin « […] il apparaît que la part colonisée du sujet est à la recherche de son désenvoûtement. […] Ici [Fanon] avance deux pistes : d’une part, le colonialisme est occupation des espaces, dont celui du “mental” ; d’autre part, ladite décolonisation ne peut avoir lieu sans une libération du sujet par lui-même, ce qui implique un collectif autorisant et accueillant. Il s’agit donc de permettre et de construire des mises en scène qui impliquent de la catharsis. » Lazali se réfère à l’action théâtrale de Kateb Yacine et d’Abdelkader Alloula (ce dernier fut assassiné durant la guerre intérieure). Mais on peut aussi se demander si ce « collectif autorisant et accueillant » ne pourrait pas aussi être celui des « vendredistes » et des « mardistes[20] » dont l’un des slogans est tout simplement « Istiqlal ! Istiqlal ! » (« Indépendance ! »), puis « Les généraux à la poubelle, l’Algérie aura son indépendance[21] » – c’est en tout cas le vœu que je forme en cette nouvelle année.

 

[1] Sauf à considérer celui qu’ouvrit l’adoption, par l’Assemblée nationale en février 2005, d’une loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » qui disait, entre autres, à son article 4 : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. » (C’est moi qui souligne.) Ce texte suscita une levée de boucliers, si bien que cet article 4 fut modifié – la deuxième phrase citée ci-dessus fut enlevée. L’Appel des Indigènes de la République fut lancé à ce moment-là, contre une certaine ambiance « néocoloniale » qui se répandait alors dans la sphère politico-médiatique. On se souviendra aussi des émeutes qui eurent lieu dans les banlieues à la fin de la même année.

[2] Récit à lire ici : https://lundi.am/Desarchiver-la-terreur-coloniale

[3] http://1000autres.org/sample-page : « La disparition de Maurice Audin est signalée à la préfecture par Josette Audin le 27 juin [1957], puis à nouveau par Louis Audin, son père, fin juillet. Quelques semaines plus tard, une “affaire Audin” éclate en métropole, qui permet à l’opinion de connaître, au-delà de ce sort tragique, le phénomène des “disparitions” et son mécanisme, dont le jeune universitaire membre du Parti communiste algérien est aujourd’hui encore le symbole unique. Maurice Audin ne fut qu’un parmi beaucoup d’autres. Mais, dans leur immense majorité, les proches d’Algériens victimes comme lui des parachutistes ne furent pas seulement confrontés à une police et à une justice qui fonctionnaient alors comme des auxiliaires zélés de la répression militaire. Socialement et politiquement déjà “invisibles” du fait de la situation coloniale, suspectés de terrorisme, ils ne disposèrent pas de relais dans une opinion française métropolitaine fort peu soucieuse de leur sort. Pour eux, les parachutistes ont, en somme et jusqu’à aujourd’hui, parfaitement réussi leur disparition. » L’État français (par la voix du président de la République) a reconnu en 2018 sa responsabilité dans la disparition et la mort sous la torture de Maurice Audin, qui était devenu un symbole parce qu’il était blanc (on disait alors : « européen ») et communiste, et surtout grâce aux efforts de quelques intellectuels courageux, particulièrement Pierre Vidal-Naquet qui publia en 1958 L’Affaire Audin (éditions de Minuit, rééd. 1989).

[4] Au passage, je ne peux pas manquer de relever que « disparus » et « disparitions » nous font immanquablement penser aux dictatures militaires du cône sud de l’Amérique latine – Argentine, Chili… Et il n’est pas anodin de relever que les bourreaux des patriotes algériens accomplirent par la suite de fructueuses carrières dans la formation des tortionnaires de ces pays-là. Cette histoire est racontée par Marie-Monique Robin dans Escadrons de la mort, l’école française (éd. La Découverte/Poche, 2008).

[5] Ce que montrait très bien l’excellent livre de Jérémie Piolat, Portrait du colonialiste (La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2011).

[6] Sauf quand « le politique » s’en mêle : « […] en France, l’éventualité du trauma colonial se renverse parfois en capitalisation pour le politique : les “bénéfices de la colonisation” pour les sujets ex-“indigènes”. » (Introduction, p. 13.)

[7] Plus précisément : « Le 9 février 2019, la confirmation de la candidature de M. Bouteflika, grabataire, à un cinquième mandat présidentiel provoquait une onde de colère et d’indignation. Alors qu’articles, montages photographiques et textes rageurs foisonnaient sur les réseaux sociaux, c’est à Kherrata, le 16 février 2019, que ce qui allait devenir le Hirak a démarré. Dans cette petite ville de l’Est algérien, théâtre des massacres du 8 mai 1945 commis par l’armée française et ses supplétifs européens contre la population musulmane, des jeunes sont sortis dans la rue pour protester contre la réélection annoncée du président. Le 19, son portrait géant accroché à la façade de la mairie – conformément au culte de la personnalité imposé à la population – était arraché et déchiqueté par la foule. Trois jours plus tard, le vendredi 22, après qu’un appel anonyme à manifester eut circulé sur les réseaux sociaux, débutait dans tout le pays, jusqu’aux villages les plus reculés, un mouvement qui déboucha à la fois sur la démission de M. Bouteflika et sur l’annulation du scrutin prévu le 18 avril. » Arezki Metref, « Hirak, le réveil du volcan algérien », Le Monde diplomatique, décembre 2019. La publication de cet article, qui est une sorte de « récapitulatif » très instructif sur le hirak, a valu à ce numéro d’être interdit en Algérie. On peut le lire en ligne sur le site du journal.

[8] D’ailleurs, je note que je ne suis pas le seul à me taire beaucoup sur l’Algérie : en effet, si je ne me trompe pas, mon hebdo en ligne préféré, lundi matin, a parlé du hirak… une seule fois ! (le 22 mars dernier)

[9] On peut lire : 2018, sur certaines pierres tombales lors d’un enterrement, comme l’on reconnaît sans doute possible la Camargue et la région du delta du Rhône vers la fin du film, au point qu’un critique a pu parler de « Françalgérie », un peu comme on dit « Françafrique ».

[10] Sur la DGR, ou doctrine de la guerre révolutionnaire, voir Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort…, op. cit. ; également, sur le site de Lundi matin, les articles de Jérémy Rubinstein : « Les dérives d’une absence (d’analyse) », 4 février 2019 et « La doctrine de guerre révolutionnaire popularisée. L’influence des romans de Jean Lartéguy en Argentine », 27 novembre 2017.

[11] Dire cela n’est en aucune façon les approuver ni les justifier. Ne faisons pas du Valls « à l’envers », qui disait qu’« expliquer [le contexte, les motivations des attentats du 13 novembre 2015], c’est déjà vouloir un peu excuser »…

[12] On se souvient que la conquête française de l’Algérie a débuté en 1830.

[13] Elle exerce à Paris et à Alger, respectivement depuis 2002 et 2006.

[14] Ici : https://antiopees.noblogs.org/post/2019/10/21/petite-histoire-du-gaz-lacrymogene/

[15] Il faut ajouter à ce sinistre bilan les crimes commis ensuite par ces même sabreurs contre le peuple français en juin 1848, en décembre 1851 (coup d’État de Napoléon dit « le petit »), durant l’écrasement de la Commune par les Versaillais et encore en Algérie en 1871, durant la terrible répression du soulèvement des « indigènes » dirigé par El Mokrani. Avant d’exporter, au xxe siècle, leur savoir-faire en Amérique latine, les militaires français l’avaient aussi exercé, un siècle auparavant, contre leur propre peuple. Notons au passage que les premières générations de ces militaires auront servi sans états d’âme successivement une monarchie (Louis XVIII puis Charles X en 1830, Louis-Philippe jusqu’en février 1848, l’éphémère Deuxième République jusqu’en décembre 1851, l’Empire jusqu’en 1870 et enfin la Troisième République). Qu’importe le régime, pourvu qu’il y ait du civil désarmé à massacrer (pardon, à « comprimer », comme disait des musulmans, en tordant un peu la bouche, ce cher hérault de la démocratie : Tocqueville !)

[16] Que la question linguistique est cruciale, cela apparaît aussi dans le hirak. Voir à ce sujet cet article du site Orient XXI : https://orientxxi.info/magazine/nous-sommes-libres-de-nous-exprimer-en-algerien,3374

[17] https://www.elwatan.com/a-la-une/45e-vendredi-du-mouvement-populaire-le-vibrant-hommage-du-hirak-a-abane-28-12-2019

[18] Ce sujet mériterait évidemment un plus long développement – c’est le cas dans Le Trauma colonial où il fait l’objet d’un chapitre entier et revient à différentes reprises dans les autres. Je me borne à reprendre ici les chiffres que donne le livre : 200 000 morts et de 15 000 à 20 000 disparus – ces derniers relevant essentiellement des services de sécurité de l’État. La question a été officiellement « réglée » en 2005 par une loi dite « de réconciliation nationale » qui « blanchit » les bourreaux des différents camps (il semble qu’il y ait eu, comme durant la guerre d’indépendance entre les patriotes, de sérieux accrochages entre différentes factions islamistes) sans se préoccuper plus de faire la lumière sur les victimes, ce qui condamne leurs proches à un « deuil impossible ». Ici encore, il faut souligner que le hirak est animé avant tout par des jeunes nés après la « décennie noire ».

[19] Jean El Mouhoub Amrouche, Un Algérien s’adresse aux Français. Ou l’histoire de l’Algérie par les textes, 1943-1960, L’Harmattan, 1994.

[20] Entre autres choses à relever sur le hirak, il y a le rôle des supporters de foot, à propos desquels j’ai pu lire ici ou là qu’ils auraient été à l’origine des manifestations, dont ils assurent dans une certaine mesure le service d’ordre, et dont ils avaient inventé les chants et les slogans avant, au cours des matchs de foot… (Voir à ce sujet Mickaël Correia, « En Algérie, les stades contre le pouvoir », Le Monde diplomatique, mai 2019, lisible en ligne.) Pour reprendre les termes de James C. Scott dans La Domination et les arts de la résistance, ce sont eux, les supporters, qui pouvaient laisser affleurer en public le « texte caché » des dominés, depuis leurs « sites cachés » que sont les tribunes des stades… (https://antiopees.noblogs.org/post/2019/12/16/la-domination-et-les-arts-de-la-resistance/ Il semble aussi que la victoire de l’Algérie à la Coupe d’Afrique des nations soit venue à son tour mettre de la joie dans les manifestations, lesquelles, fait notable, n’ont cédé jusqu’ici à aucune des provocations, pourtant nombreuses, des services de sécurité qui auraient bien aimé en finir avec cette contestation par les moyens habituels : soit un massacre de plus et la terreur recommencée.

[21] Arezki Metref, « Hirak, le réveil du volcan algérien », loc. cit.

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La Domination et les arts de la résistance

James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Traduit de l’anglais par Olivier Ruchet. Préface de Ludivine Bantigny. Éditions Amsterdam, 2019 [Yale University, 1992]

C’est assurément un « maître livre », comme l’écrit Ludivine Bantigny dans sa préface. Pourquoi ? Parce qu’il apporte un nouvel éclairage sur les rapports de domination. À propos de ces derniers, nous nous satisfaisons trop souvent d’une alternative binaire quelque peu simpliste : soit il y a de la domination « pure et dure », et une soumission tout aussi pure – et molle – des dominé·e·s (on pense à l’esclavage ou à d’autres situations de tyrannie, dont le patriarcat, par exemple), soit il y a aussi domination, mais avec le « consentement », en quelque sorte, des dominé·e·s – et c’est le motif de la « servitude volontaire ». Vous aurez déjà compris en lisant ces premières lignes que James C. Scott n’accepte ni l’un ni l’autre terme de l’alternative (une de ces alternatives « infernales » que dénonce la philosophe Isabelle Stengers comme l’un des sortilèges du capitalisme).

Scott nous dit que ces rapports de domination sont des rapports dynamiques, qu’ils ne sont jamais figés. Entre dominants et dominés passe une ligne de front sans cesse mouvante et dont on peut sinon mesurer, du moins appréhender les mouvements à travers ce qu’il nomme « texte caché » et « texte public ». En situation de domination, c’est le dominant qui détient la maîtrise du texte public. Ainsi, pour évoquer un exemple récent, le président de la République française et son ministre de l’Intérieur peuvent-ils affirmer qu’il n’y a pas lieu de parler de violences policières dans un État de droit. Et la plupart des médias peuvent, de leur côté, ne se scandaliser que très modérément, et rarement, au sujet de ces mêmes violences policières. Ou encore, pour évoquer un autre exemple un peu plus lointain, rappelons-nous le référendum sur la constitution européenne en 2005, plus précisément l’unanimité de la dite « classe politique » et des médias dits « sérieux » à soutenir le « oui », et leur consternation lorsque le « non » l’emporta assez largement. Il arrive ainsi que le texte caché fasse irruption dans l’espace public. Dans ce dernier cas, il s’agissait du texte caché des dominés, et les dominants étant persuadés qu’ils maîtrisaient comme toujours le texte public ne l’avaient pas vu venir… Autre exemple, qui montre celui-là le texte caché des dominants se révélant au public – je devrais dire : autres exemples, car le Président déjà cité a multiplié les « sorties » (un mot qui dit bien ce qu’il veut dire : quelque chose « sort » d’une ombre relative où elle aurait dû être maintenue) plus ou moins méprisantes pour les pauvres « qui coûtent un pognon de dingue » et les feignasses qui feraient mieux de se payer des costards et de traverser la rue pour trouver du boulot, bref, tous ces gens de peu que l’on croise dans les gares…

Bien sûr, James C. Scott n’évoque pas ces situations dans son livre, qui date de 1992 (la préhistoire : avant la prolifération des portables, d’Internet et des réseaux sociaux…) Pourtant, ses analyses s’avèrent tout à fait pertinentes lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’actualité des années dix – c’est la marque des grands livres. Mais j’aurais peut-être dû commencer par le début. Dans un entretien accordé à Vacarme[1] après la sortie de la première édition française (Amsterdam, 2009), à ses interlocuteurs qui disaient que le livre avait connu un très grand succès, son auteur répondait ce qui suit :

« Dans les toutes premières phrases, je demande : qui parmi nous n’a jamais fait l’expérience d’avoir à parler, en faisant très attention, à quelqu’un qui a du pouvoir sur nous ? Et, plus tard, à reformuler, en son for intérieur ou devant des amis proches, ce que nous aurions vraiment aimé dire, ce que nous aimerions avoir dit, mais n’avions pas la possibilité de dire ? En commençant ainsi, par cette expérience dans laquelle tout le monde peut se reconnaître, y compris ceux qui ont un certain pouvoir, on peut ensuite sensibiliser de nombreux lecteurs à des formes beaucoup plus drastiques de suppression de la liberté de parole dont le reste du monde fait la douloureuse expérience. » En effet, « la plupart des exemples examinés dans ce qui suit », écrivait Scott, cette fois dans son avant-propos, « proviennent d’études sur l’esclavage, la féodalité et les systèmes de castes, selon le présupposé que la relation entre discours et pouvoir sera d’autant plus nette que la différence est profonde entre ce que j’appelle le texte public et le texte caché ».

Le premier chapitre du livre s’appelle : « Derrière l’histoire officielle ». À travers divers exemples, il s’agit de montrer que derrière cette « façade », ou ce « texte public », se dissimulent deux autres textes, cachés ceux-là, qui sont celui des dominés et celui des dominants. Pour ces derniers, j’ai déjà un peu dit plus haut ce qu’il en est, en parlant des « sorties » de Macron : il s’agit d’énoncés qui « passent » parfaitement bien en privé, entouré de ses larbins habituels, mais qui provoquent des grincements de dents lorsqu’ils sont publicisés. Bien sûr, on ne doit pas négliger la possibilité qu’il s’agisse de « ballons d’essais », voire de provocations délibérées, comme savait si bien le faire Le Pen (le père) en son temps. Il n’empêche : il s’agit de d’extraits du texte caché qui entrent par effraction sur la scène publique. Que cela soit volontaire ou pas, cela participe de l’incessante « guérilla » comme dit Scott, à laquelle se livrent les deux camps et, selon les réactions, ou leur absence, ces effractions viennent faire bouger la ligne de front dans un sens ou dans l’autre. Ce qu’il cherche à montrer, c’est que contrairement à ce qu’une certaine sociologie et une non moins certaine science politique voudraient faire accroire, il n’existe nulle part, même pas dans les systèmes les plus durs de domination, de rapport de force complètement figé – bien sûr, les dominants ont tout intérêt à ce qu’on le croie, et leurs opposants, les marxistes par exemple, ont un peu donné dans le panneau en parlant de « fausse conscience » : les masses seraient « inertes » car anesthésiées par l’idéologie dominante qui « naturalise » la domination. C’est encore une vision de dominants car, répond Scott, ce n’est pas parce que la domination est là et qu’elle entretient un rapport de force défavorable (souvent même écrasant), que les dominés lui accordent la « naturalité ». Chez les esclaves comme chez les intouchables en Inde ou les métayers dans des systèmes féodaux, le texte caché existe, et entre soi, on se raconte comment l’ordre du monde pourrait se renverser, comment l’on pourrait devenir les maîtres ou même, parfois, comment l’on pourrait connaître un monde sans maîtres ni esclaves. C’est ce texte caché qui fait irruption au grand jour lors des « saturnales du pouvoir » (titre du chapitre 8), telles la Révolution française ou la Commune, pour ne citer que ces deux-là. Mais bien sûr, ces éruptions volcaniques sont précédées de longues maturations souterraines, lesquelles se peuvent déceler, aux yeux de l’observateur attentif, sous les formes variées de ce que Scott a nommé « l’infrapolitique des subalternes » (titre du chapitre 7) : « Le texte caché, dit-il, n’est pas que rumination et grognements en coulisse ; il donne lieu à une série de stratagèmes discrets et pratiques visant à minimiser l’appropriation. Chez les esclaves, par exemple, ces stratagèmes ont traditionnellement inclus le chapardage, le maraudage, l’ignorance feinte, le travail bâclé ou feint, le tirage au flanc, le troc et la production souterraine, le sabotage des récoltes ou des machines, voire des bêtes, les incendies volontaires, la fuite, etc. Chez les paysans, le braconnage, l’occupation illégale des terres, le glanage non autorisé, le versement de loyers en nature inférieurs au dû, le défrichement de champs clandestins et le manquement aux impôts seigneuriaux ont constitué des stratagèmes courants. » On voit ici que la notion de « texte » est à prendre au sens large – il ne s’agit pas seulement d’énoncés, mais aussi d’un ensemble de postures et d’actes qui sont constitutifs de cette « infrapolitique » (laquelle, attention, n’est pas une « sous-politique », ou une « prépolitique », non, mais bien plutôt la politique des subalternes en situation de rapport de force défavorable). Pour cela, les subalternes ont besoin de « sites cachés » – soit des lieux à l’abri de toute incursion des dominants – afin de pouvoir y élaborer leur texte. Chez les esclaves, c’était souvent la nuit, à l’écart de l’« habitation ». Ce sont de tels « sites cachés » que les chasseurs de sorcières croyaient débusquer dans les orgies infernales du sabbat (c’est moi qui conjecture cela). Mais on pourrait aussi bien parler de sites cachés à propos des premières Bourses du travail, conçues comme des forteresses de la lutte des classes, des squats, des groupes non-mixtes féministes ou encore d’espaces libérés tels Notre-Dame-des-Landes ou les caracoles zapatistes.

En dehors de ces lieux protégés du regard des dominants, les subalternes, dominés mais qui n’en pensent pas moins et n’en résistent pas moins, doivent la plupart du temps déguiser leur expression, faute de quoi il pourrait leur en cuire. « C’est la politique du déguisement et de l’anonymat : elle se déroule aux yeux de tous mais est mise en œuvre soit à l’aide d’un double sens soit en masquant l’identité des acteurs [ici on pense bien sûr aux passe-montagnes des zapatistes, encore inconnus au moment où Scott écrivait son livre]. Les rumeurs, ragots, légendes locales, plaisanteries, rituels, codes et autres euphémismes – soit une grande partie de la culture particulière des groupes dominés – rentrent dans ce schéma. » Scott en donne de nombreuses illustrations. Quant à moi, je me souviens avoir été frappé, lorsque j’ai débarqué, jeune citadin, au début des années 1970, dans les collines du sud-est de la France, par des tournures, des formes d’humour que je ne comprenais pas bien et dont j’ai appris par la suite qu’il s’agissait de ces « autres euphémismes » dont parle Scott. Les Anglais désignent ce procédé par le terme « understatement ». On en dit moins pour en faire entendre plus. Comme le dit Scott, les dominés avaient développé ces formes d’expression, et d’humour, afin de pouvoir les utiliser en public, voire à la portée des oreilles des dominants, sans que l’on puisse les réprimander pour autant. Et par ici, dans notre haute Provence, ce style avait déteint sur les formes d’humour encore pratiquées dans les conversations de comptoir ou du grand marché du lundi matin (hé oui, lundi matin !). Cela donnait des expressions du genre : « Il ne t’arrivera rien » ou « Celui-là, il a plus vite fait un tour que deux… » On en trouve des traces ailleurs, par exemple chez les chroniqueurs du Moyen Âge qui avaient la lourde charge de louanger non-stop les puissants d’alors. Or il arrivait que ceux-ci ne soient pas à louanger… C’est ainsi que Froissart écrivit de l’un des rois dont il chanta les mérites qu’il était « lent à informer et dur à ôter d’une opinion » – un con, en somme, mais c’était mieux dit.

Il faudrait encore parler du carnaval, espace-temps par excellence de l’expression des subalternes. Le monde y est renversé cul par-dessus tête, du moins dans les carnavals qui n’ont pas été « récupérés » par les marchands et ne méritent plus guère ce nom (comme à Nice, pour n’en citer qu’un). À La Plaine, à Marseille, on sent bien par contre que l’enjeu du carnaval n’est pas seulement de fournir une « soupape de sécurité » aux dominants, comme le prétendent certains analystes tenants d’une vision statique de la société et d’un soi-disant « ordre des choses » aussi fatal que naturel. Les policiers, eux, aimeraient bien s’en débarrasser une bonne fois pour toutes, de ces trublions, comme le montrent assez leurs brutalités à l’encontre des fêtards.

Il faudrait aussi parler des « saturnales du pouvoir », quand, enfin, le texte caché des dominés tient le haut du pavé. Mais cela pourrait prêter à malentendu, comme le fait remarquer Scott : « Tant que notre conception de ce qu’est le politique se réduit aux activités déclarées ouvertement, nous sommes amenés à conclure que les groupes dominés n’ont pas de vie politique, ou bien que la vie politique qu’ils peuvent avoir se borne aux moments exceptionnels d’explosion populaire. »

Il y aurait enfin tout un autre développement à faire à propos des Gilets jaunes vus à travers la grille d’analyse de Scott : à la limite entre le texte caché et le public, improvisant des « sites cachés » sous les yeux de tous sur les ronds-points, refusant toute organisation centralisée et surtout toute représentation, on pourrait dire qu’ils sont emblématiques de ce que Scott appelle l’infrapolitique des subalternes.

Encore une fois, c’est la marque des grands livres que de nous renvoyer, et de nous aider à éclairer, des situations que nous vivons chaque jour. Grâce soit rendue aux éditions Amsterdam d’avoir réédité celui-ci.

[1] Entretien paru dans le n°42 de Vacarme et reproduit en post-scriptum dans la réédition de 2019.

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Capitalisme carcéral

Jackie Wang, Capitalisme carcéral. Traduit de l’anglais (américain) par Philippe Blouin et Claude Rioux. Préface de Didier Fassin et postface de Gwenola Ricordeau. Éditions divergences, 2019 [éd. originale Semiotext(e), 2018]

« On dirait de la fiction, mais il s’agit de faits scientifiques. » Zach Friend, responsable de la stratégie médiatique de PredPol, entreprise étatsunienne de police prédictive.

Capitalisme carcéral, on dirait souvent que c’est de la fiction, tant le tableau brossé par Jackie Wang de l’évolution du capitalisme américain est effrayant… Ça n’en est pas, pas plus que cela ne se prétend « scientifique ».

L’ami qui m’en a recommandé la lecture m’avait parlé d’un livre « touffu ». C’est le moins que l’on puisse dire. Comme le dit Didier Fassin[1] dans sa préface, la critique de Jackie Wang s’expose selon plusieurs modes en une composition de textes mêlant « observations et indignations, essais et récits, citations et poèmes » : « l’analyse à la Bourdieu des structures de domination et la protestation contre l’inégalité des mouvements Occupy, la dénonciation à la Fanon de la perversion du racisme et la révolte contre l’injustice de Black Lives Matter, l’enquête et la désobéissance, le procès et l’émeute, la plume et la rue ». Des textes assez différents les uns des autres, donc, mais dont l’ensemble s’avère très cohérent. Quant à moi, je pense avoir trouvé la clé de ce livre dans son troisième chapitre, qui traite de « biopouvoir et délinquance juvénile » à travers le phénomène des « jeunes superprédateurs », une « vraie fiction », pour le coup, créée au début des années 1990 par « des politologues, des criminologues et des politiciens comme Bill et Hillary Clinton » qui prophétisèrent l’arrivée de ces sortes de monstres dans les rues des villes américaines. Le « spécialiste » alors le plus reconnu – et surtout le plus influent – de la question était un certain John DiIulio, professeur à Princeton. Selon lui, « un simple calcul mathématique montre que dans dix ans, les enfants qui ont aujourd’hui entre quatre et sept ans auront entre quatorze et dix-sept ans [sic]. En 2005, le nombre de garçons dans ce groupe d’âge aura augmenté de 25% en général et de 50% pour les Noirs. » Et d’assurer qu’il pouvait « prédire en toute confiance [que] les cinq cent mille garçons supplémentaires qui auront entre quatorze et dix-sept ans en l’an 2000 signifient au moins trente mille meurtriers, violeurs et agresseurs de plus qu’aujourd’hui dans les rues ». Si, si, vous avez bien lu, ceci fut publié dans un journal (City Journal) en 1996 sous le titre suggestif « My Black Crime Problem, and Ours ». Conscient de l’insuffisance argumentative de ce constat, le même auteur se demandait dans la foulée comment « prouver que la croissance démographique […] déchaînera une armée de jeunes prédateurs criminels à côté desquels les leaders des Bloods et des Crips [gangs californiens de l’époque] paraîtront des enfants de chœur ? » Question à laquelle il répondait par une théorie de la « pauvreté morale » comme « conséquence du fait d’avoir grandi entouré d’adultes déviants, délinquants et criminels, dans un environnement vulgaire, violent, sans Dieu, sans père et sans emploi. » Chez les Nègres, en somme – mais cela allait sans dire. Le résultat de cette campagne fut l’adoption, par la quasi-totalité des États américains, d’amendements aux lois sur les mineurs qui aboutirent à la création, pour ces mêmes mineurs, de peines de prison à perpétuité sans possiblité de libération conditionnelle – juvenile life without parole, JLWOP, peines qui n’existent, comme le fait remarquer Wang, dans aucun autre pays du monde. Plus de deux mille cinq cents (deux mille cinq cents !) délinquants mineurs furent condamnés à des JLOWP, jusqu’à ce que la Cour suprême décide en 2016 que cette disposition était anticonstitutionnelle. Mais n’allez pas croire pour autant que les deux mille cinq cents condamnés étaient sortis d’affaire : nombre d’entre eux se virent de nouveau condamnés à des peines de perpétuité ou à des décennies de détention criminelle lors de la révision de leur procès. C’est ce qui arriva au grand frère de Jackie Wang : après avoir été condamné à une JLOWP pour un crime qu’il était censé avoir commis en 2004, alors qu’il avait dix-sept ans, il comparut de nouveau (neuf ans après le premier procès !) afin de déterminer s’il avait droit, ou non, à une révision de son jugement. Sa sœur décrit ce qui se passa alors :

« Nous attendions le procès depuis neuf ans. Quand le jour est arrivé, j’ai immédiatement compris au langage corporel de la juge et à la manière dont elle intimidait mon frère, debout à la barre des accusés, que quelque chose ne tournait pas rond. Puis d’un coup, tous nos espoirs ont disparu. La juge a établi que la sentence du jury aurait été la même malgré les nouveaux éléments de preuve, qui révélaient que mon frère avait agi en légitime défense alors qu’il était agressé par une bande de garçons. »

Trois ans s’écoulent encore (« Trois ans », ça va si vite à écrire…) : « Je me [sentais] coupable d’être à Harvard, de mener cette vie alors que mon frère était en prison. J’ai cessé de consulter mes mails, j’ai cessé de faire mes devoirs – j’ai cessé de vivre. Ma psychanalyste m’a envoyée à McLean pour une hospitalisation partielle. » Puis intervient l’arrêt de la Cour suprême. Un an plus tard environ (si je compte bien, il ya a alors dix-sept ans que le frère de Jackie est en prison – dix-sept ans, ça va vite à écrire aussi…), se tient une nouvelle audience de « détermination de la peine » (il ne s’agit donc pas de revenir sur le fond de l’affaire). Et voici comment se décide la destinée d’un homme :

« Le juge n’écoutait pas – il ne regardait même pas le témoin. Puis ce fut au procureur de faire une déclaration. C’était un jeune homme qui semblait complètement indifférent à cette affaire […] il s’emmêlait les pinceaux dans les faits les plus élémentaires. Il n’avait probablement même pas lu le dossier. Puis ce fut le tour de l’avocate de mon frère de livrer son plaidoyer. Alors qu’elle parlait, le procureur se leva et lui dit qu’il avait une offre. L’avocate alla le voir pour discuter des termes de l’offre : quarante ans. Quand elle la révéla à mon frère, je l’ai vu fondre en larmes et crier en enfouissant sa tête dans ses mains. Quarante ans !

« L’avocate : “Mais vous n’allez pas terminer vos jours en prison.” Mon frère : “On ne pourrait pas tout simplement continuer l’audience ?” L’avocate : “Disons que vous avez votre clé dans le démarreur et que si vous la tournez, il y a une chance sur trois que la voiture explose. Allez-vous tourner la clé ?”

« Il fallait prendre une décision : jouerait-il sa vie ? Tournerait-il la clé ? Non. Il a accepté l’offre. »

On conçoit que la doctorante de Harvard ne soit pas indifférente à l’objet de son étude, qu’elle nomme « capitalisme carcéral ». Il est difficile à résumer. J’essaierai cependant en disant que ce capitalisme « carcéral » est la forme prise aujourd’hui par un capitalisme que l’on pourrait dire (et que certain·e·s disent) « racial » et qui s’est édifié en grande partie grâce à l’esclavage. Cette forme présente des similitudes avec l’esclavage. Ainsi, Jackie Wang consacre-t-elle son premier chapitre à l’économie de la dette, qui aboutit à réduire en quasi-servitude une grande partie des pauvres en Amérique, et en particulier les personnes noires et latinx[2]. En voici un exemple parmi d’autres, tiré d’un article du Harvard Law Review[3] : Tom Barrett, d’Augusta en Géorgie, est verbalisé en 2012 pour le vol d’une cannette de bière : « Quand [il] a été appelé à comparaître, on lui a offert les services d’un avocat commis d’office moyennant des frais de 80 $. [Il] a refusé de payer et n’a pas contesté son accusation de vol à l’étalage. La cour l’a condamné à une amende de 200 $ assortie d’un an de probation. Les clauses de sa probation incluaient le port d’un bracelet contrôlant la consommation d’alcool. La sentence n’exigeait pas qu’il cesse de consommer de l’alcool (son bracelet détecterait la consommation sans que cela porte à conséquence), mais Barrett devait choisir entre louer ce bracelet ou aller en prison. Ce bracelet a coûté à Barrett un montant de base de 50 $, plus des frais de service mensuels de 39 $, plus des frais d’utilisation de 12 $ par jour. L’amende de 200 $ était versée à la municipalité, mais les autres frais (qui s’élevaient à plus de 400 $ par mois, allaient à une entreprise privée, Sentinel Offender Services. » Voilà qui fait cher de la cannette…

On remarque aussi deux autres choses : tout d’abord que l’amende va à la municipalité : le chapitre 2 de Capitalisme carcéral est entièrement consacré à cette question. Il est intitulé « La police et le pillage : notes sur les finances municipales et l’économie politique des amendes et des frais ». Pour aller vite, on dira que les municipalités et souvent aussi les autres entités administratives étasuniennes (comtés, États), après avoir appliqué à la lettre le programme néolibéral consistant à diminuer voire supprimer tous impôts et taxes sur les riches (blancs) se sont retrouvés en quasi-faillite (voire en faillite comme Detroit) et réduits à pressurer les pauvres (Noirs et autres non-Blancs) afin de financer des « services » qui se réduisent de plus en plus à la surveillance et à la répression. Ainsi s’est développé un modèle d’économie circulaire – la police taxe les « délinquants » (parfois pour des délits imaginaires, ou alors automatiquements induits par le manque d’infrastructures, ainsi ne pas mettre ses poubelles au bon endroit, parce qu’il n’existe tout simplement pas), lesquels, pressurés de toutes parts, se voient poussés à pratiquer toutes sortes d’illégalismes pour survivre, ce qui permet à la police de les taxer, etc. Et pour celles et ceux qui ne peuvent/veulent plus participer à ce petit jeu, il y a toujours la case « prison ».

Autre remarque : la privatisation des services de sécurité, entreprises de plus en plus florissantes en régime capitaliste carcéral, dans la mesure où ce ne sont plus seulement les prisons, ou les services aux prisons, qui sont privatisées, mais toute une série d’activités extérieures aux lieux de détention : surveillance, services de probation, équipements de contrôle comme on l’a vu avec l’exemple du bracelet, etc. Ceci permet aussi de se rendre compte que la réalité du capitalisme carcéral, ce n’est pas seulement la détention, c’est un continuum qui franchit allègrement les murs des prisons pour soumettre les populations pauvres et racisées à une incarcération à ciel ouvert. Un système que Michelle Alexander avait décrit voici quelques années dans un ouvrage justement nommé : La Couleur de la justice[4], et qui permet, accessoirement, de retirer leurs droits civiques à un nombre très significatif de citoyen·ne·s, et donc de conforter la domination des Wasp (White Anglo-Saxon Protestant).

Au passage, on remarquera encore que grâce aux amendes des pauvres, la police se paye, entre autres, les services d’entreprises telle PredPol, dont les algorithmes sont censés permettre de prévoir « scientifiquement » les risques de délinquance et de criminalité dans tel et tel quartiers de la ville et donc de planifier tout aussi « objectivement » l’organisation de la surveillance policière… Bizarrement, ces algorithmes prévoient toujours plus de problèmes dans les quartiers pauvres – et noirs – que dans les quartiers riches – et blancs. Un chapitre du livre de Jackie Wang leur est consacré[5].

Mais revenons à Tom Barrett, d’Augusta en Géorgie. Au moment de sa verbalisation pour vol à l’étalage, sa seule source de revenu était la vente de son plasma sanguin. (On se souvient qu’il avait environ 400 $ par mois à débourser pour payer sa surveillance par bracelet électronique.) Il dit qu’il donnait « tout le plasma [qu’il pouvait] et mettai[t] tout cet argent dans [s]on bracelet de cheville ». Il commença à sauter des repas afin de payer ce bracelet et il s’ensuivit qu’il ne fut plus éligible aux dons de plasma, en raison d’un taux trop bas de protéines. « Lorsque sa dette envers Sentinel atteignit 1000 $, l’entreprise obtint un mandat d’arrêt contre lui et [il] fut jeté en prison pour cause de dettes impayées. »

Jackie Wang dit au début de son introduction[6] que son projet de livre est né lorsqu’elle a écrit le texte « Contre l’innocence », qui en constitue aujourd’hui le chapitre 6. Elle y dit des choses qui me paraissent très importantes, et c’est pourquoi je m’y arrêterai un petit peu.

Elle critique tout d’abord la politique antiraciste contemporaine (le texte date d’avant Black Lives Matter) qui est « structurée », écrit-elle, « par le sentiment d’empathie et fondée sur des cris d’innocence. Dans ce cadre, l’empathie est conditionnelle au fait qu’une personne corresponde aux normes de pureté morale qui font d’elle une victime authentique. […] On exige des Noirs qu’ils soient purifiés de leur “négritude” [niggerization]. La politique de la reconnaissance – qu’elle soit sociale, politique, culturelle ou légale – exige des suspects qu’ils soient entièrement blanchis, neutralisés et inoffensifs. […] Faire appel à “l’innocence” pour contrer la violence anti-Noirs, c’est faire appel à l’imaginaire des Blancs. […] La réponse du flic à la question d’un Noir – pourquoi m’as-tu tiré dessus ? – est toujours tautologique : “Je t’ai tiré dessus parce que tu es noir ; tu es noir parce que je t’ai tiré dessus.” Comme l’observait Frantz Fanon, la cause devient conséquence. » Ce n’est pas tout. Le recours à l’innocence présuppose aussi que l’on ramène l’analyse à des facteurs purement individuels, car « une politique de l’innocence ne peut être attentive qu’à des actes racistes flagrants et individualisés », occultant ainsi le racisme libéral « qui opère à un niveau structurel ». Normes sociales et représentations médiatiques contribuent puissamment à structurer la dimension psychique et affective du racisme, par-delà les individus. C’est ce qu’avait montré brillamment Elsa Dorlin[7] en analysant le déroulement du procès des policiers responsables du lynchage de Rodney King à Los Angeles : le regard blanc lui-même était tellement conditionné qu’il ne permettait même pas aux juges de voir tout simplement ce qu’il y avait à voir sur la vidéo de ce lynchage : un lynchage. Les avocats des policiers plaidèrent ainsi la légitime défense contre toute évidence, et obtinrent gain de cause – ce qui déclencha des émeutes raciales à Los Angeles, mais c’est une autre histoire.

Dans ce même chapitre, Jackie Wang s’oppose aussi aux conceptions des groupes eux-mêmes critiques du capitalisme mais qui mettent « de côté sa dimension anti-noire et occultent la violence gratuite quand elle ne peut pas être attribuée exclusivement à des forces économiques ». « Comme le discours libéral », poursuit-elle, « les perspectives antisociales et post-gauchistes sont structurées par des prémisses blanches, qui délimitent quelles questions peuvent être posées et quelles catégories sont les plus utiles. Par exemple, le goupe d’ultragauche Tiqqun[8] explore les manières dont les sujets sont enchevêtrés dans le pouvoir par le biais de leur identité, mais se concentre surtout sur les formes de pouvoir qui investissent la vie (la “biopolitique”) au détriment de ce qu’Achille Mbembe décrit comme “le pouvoir et la capacité de décider qui doit vivre et qui doit mourir” (la “nécropolitique”). Ce cadre d’analyse relève résolument d’une perspective blanche. Car il y est affirmé que le pouvoir ne se manifeste pas dans des rapports de force ou de violence directs, et que le capitalisme se reproduit en nous poussant à nous produire nous-mêmes, à exprimer notre identité par nos choix de consommation, et à fonder notre politique sur l’affirmation d’identités marginalisées. » Citant une autre chercheuse afro-féministe qui « rejette cette conception du pouvoir en termes de production et d’affirmation de la vie » et critique l’idée de Foucault selon laquelle il n’y aurait pas de dehors du réseau carcéral, lequel « économise[rait] tout, y compris ce qu’il sanctionne », elle poursuit cette critique en disant qu’« une conception purement générative et disséminée du pouvoir occulte complètement la réalité de la violence policière, la militarisation du système carcéral, la violence institutionnelle de l’État providence et de l’État carcéral, ainsi que la mort sociale et la terreur que vivent les gens à peau noire ou marron. Assurément, les prisons “produisent” de la race ; par conséquent, une théorie du pouvoir comme configuration générative où les rapports de force directs sont minimisés ne peut relever que d’une position subjective blanche. »

Je me suis un peu attardé sur ce passage car il me semble qu’il « nous » concerne directement, ce nous entre guillemets désignant, disons, des Blancs critiques du capitalisme, en France aussi. Et puis, je me demande si nous ne pourrions pas appliquer ce raisonnement à la question du genre, et particulièrement aux féminicides dont on commence à parler beaucoup ces jours-ci grâce aux militantes féministes. On voit bien, en effet, ce que nous apporte la conception foucaldienne du pouvoir si l’on se place dans le cadre de rapports, disons, « civilisés ». Mais que nous dit cette conception des violences faites aux femmes et particulièrement des féminicides ? Et l’on pourrait aussi se poser la même question à propos des violences sur les enfants, dont beaucoup aboutissent aussi à des décès.

Quoi qu’il en soit, on aura compris, si l’on a bien voulu me lire jusqu’ici, que je recommande chaudement la lecture de ce livre. Il fait froid dans le dos, c’est vrai, mais il aborde des questions qui se posent aussi en France, pays qui possède semble-t-il un taux assez record d’enfermement – sans parler de la question raciale, sur laquelle les personnes racisées ont encore beaucoup à nous apprendre.

 

[1] Professeur à l’EHESS et à Princeton, il travaille sur les question de répression et de châtiment. Il est auteur d’ouvrages sur la police (La Force de l’ordre), la prison (L’Ombre du monde) et la pénalité (Punir. Une passion contemporaine), tous parus au Seuil ces dernières années.

[2] Non, ce n’est pas une faute de frappe : le terme « latinx » a été introduit récemment aux États-Unis par des activistes et des universitaires afin d’éviter la binarité de genre entre « latino » et « latina », comme me l’apprend une note du traducteur.

[3] « Policing and profit », Harvard Law Review, vol. 128, n°6, 2015.

[4] Édition française : Syllepse, Paris, 2016.

[5] Le chapitre 4 : « Une histoire de flics et de geeks : PredPol et police algorithmique ». À ce sujet, on peut lire aussi « La police du futur », de Mathieu Rigouste et « Dans la boîte noire des algorithmes », de Claire Richard, tous deux publiés dans les numéros 10 et 11 de la Revue du Crieur (juin et octobre 2018, coédition Mediapart et La Découverte).

[6] Très conséquente, elle compte un peu moins de quatre-vingts pages – je dis cela pour qui ne voudrait pas lire tout le livre : il y a moyen de s’en faire une bonne idée en lisant seulement cette introduction, même si je trouve qu’il vaudrait mieux tout lire : l’ouvrage est passionnant de bout en bout, et souvent aussi très touchant lorsque l’autrice évoque son expérience personnelle.

[7] Dans Se Défendre. Une philosophie de la violence, Zones éditions, 2017, dont nous avions rendu compte ici-même.

[8] Ici, Jackie Wang ne renvoie pas à un texte précis de Tiqqun. On pourrait supposer qu’elle fait allusion au concept de « bloom ». (Tiqqun est cité une autre fois dans le livre, dans le chapitre sur PredPol et les algorithmes. Il s’agit là de « L’hypothèse cybernétique » dans Tout a failli, vive le communisme !, Paris, La Fabrique, 2009.)

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« Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale

Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019.

Le 1er novembre dernier, une cinquantaine de personnes signaient une tribune dans Libération intitulée : « Le 10 novembre, à Paris, nous dirons STOP à l’islamophobie ! » Depuis, on a entendu tout et n’importe quoi dans les médias mainstream. Que cet appel avait été suscité par des (proches des) Frères musulmans, que des méchants islamistes l’avaient signé, etc. Au point que certains des premiers signataires s’en sont désolidarisés, tel François Ruffin (député de la France insoumise), qui a dit à France Inter qu’en fait, il l’avait signé par mégarde, alors qu’il était en train de manger des gaufres avec ses enfants à Bruxelles[1] et qu’il ne se joindrait pas à la manif car le dimanche il a foot… Quant à Yannick Jadot, vedette des Verts, il s’est rétracté lui aussi. Honte à eux. Et je ne parle pas des autres empaffés qui, allez savoir pourquoi, se mordent les doigts d’avoir signé ce texte[2] qui ne contient pourtant rien de bien méchant. S’il est critiquable, c’est plutôt, selon moi, parce qu’il induit l’idée que nous assisterions en ce moment, avec la montée de l’islamophobie, à un phénomène nouveau, voire inédit[3] en France. Non seulement c’est faux d’un point de vue historique, mais c’est aussi une faute politique que de laisser entendre cela, puisque, ce faisant, l’on se positionne aux côtés des laïcards républicains qui n’hésitent pas à avancer, au mépris de la vérité des faits, que l’utilisation du terme islamophobie daterait de la révoltion iranienne, en 1979, lorsque des « mollahs » l’auraient employé pour disqualifier le combat de femmes opposées au port du voile. « Stupéfiante négligence, écrit Le Cour Grandmaison, où les textes et les faits susceptibles de contredire cette affirmation péremptoire sont ignorés ou traités en chiens crevés. » En réalité, et comme cela apparaît dans le titre même de son ouvrage, le terme « islamophobie » apparaît dès la fin du xixe siècle : « À l’époque, l’adjectif “islamophobe” sert à qualifier et à critiquer soit des ouvrages qui se signalent par l’imputation aux musulmans de nombreuses caractéristiques négatives liées à l’essence supposée de leur religion et de leur civilisation, soit les orientations coloniales fondées sur la peur de l’islam et des mahométans, tous deux pensés comme autant de menaces extrêmement graves pour la stabilité et la “mise en valeur” de ces possessions. » Il s’agit donc d’un terme utilisé dans le cadre d’une polémique sur la gestion des colonies, et non pas sur le principe colonial lui-même. Pour faire vite, certains pensent qu’en respectant la religion musulmane et ses fidèles, on s’en fera plus facilement des alliés plutôt qu’en les criminalisant et en les réprimant à tout bout de champ – ce qui semble-t-il, fut plus souvent le cas[4].

Pour résumer, en caricaturant à peine on pourrait dire 1) que l’on envahit des pays dont on massacre une bonne partie des habitants afin de leur apprendre à vivre, 2) que l’on cherche à établir un régime à peu près stable dans ces pays, régime fondé sur la domination des envahisseurs sur les dits « indigènes » et 3) que ce régime est bien sûr un régime militaire et policier avant tout, mais aussi un régime juridique et idéologique (ou, si l’on préfère, un « régime de vérité »). Je ne reviens pas ici sur les deux premières parties du programme – massacres et compagnie. Là-dessus, on lira avec profit les histoires de la colonisation[5]. Olivier Le Cour Grandmaison s’intéresse ici avant tout au « régime de vérité » établi par les colonisateurs. Son livre compte à peu près trois cents pages, et chacune est pleine des horreurs que les grands écrivains, scientifiques et autres juristes dont la France est si fière ont débité à flots continu contre les Arabes et l’islam. Je n’ai pas vraiment envie de les répéter ici. Mais la lecture en est édifiante. Elle nous permet aussi – et surtout – de resituer le débat actuel autour de l’islamophobie dans la longue perspective de la colonisation et du racisme qui l’a accompagnée. Et elle me donne envie de cracher à la gueule des salopard·e·s d’aujourd’hui qui persistent à construire leur carrière politique sur la désignation de boucs émissaires livrés à la vindicte de leur espérés électeurs, et aussi à la gueule de ceux qui entretiennent les tensions autour du soi-disant « problème » de l’immigration, afin de pouvoir se poser ensuite en seul rempart contre les islamophobes, ce qui revient finalement au même : au joli temps des colonies, déjà, les modalités de la domination se discutaient entre « islamophiles » (le terme existait aussi) et islamophobes… Un livre essentiel, donc, pour savoir où s’enracine la politique française d’aujourd’hui. Et pour connaître un point de vue vraiment opposé, on lira Frantz Fanon.

[1] Ce qui nous a valu ce beau pataquès de La Provence du 10 novembre : « […] François Ruffin […] assure avoir signé “distraitement” le texte en mangeant des gaufres ou des enfants. »

[2] https://www.liberation.fr/debats/2019/11/01/le-10-novembre-a-paris-nous-dirons-stop-a-l-islamophobie_1760768

[3] Voir les premiers paragraphes du texte, qui commencent par des formules comme : « Depuis des années, nous assistons… », puis font référence à deux événements récents (l’attentat contre la mosquée de Bayonne et le scandale causé par un élu du Rassemblement national au Conseil régional de Bourgogne), un peu comme si auparavant, les musulmans n’avaient jamais été victimes de discriminations, voire d’agressions dans notre belle patrie des droits de l’homme…

[4] Cela a déjà été dit et bien dit par Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed dans Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte Poche/Essais, 2016 [2013].

[5] Par exemple celles du même Olivier Le Cour Grandmaison : Coloniser, exterminer. Sur la guerre et L’État colonial, éd. Fayard, 2005 ; La République impériale. Politique et racisme d’État, éd. Fayard, 2009 ; De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, éd. Zones/La Découverte, 2010.

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Petite histoire du gaz lacrymogène

Anna Feigenbaum, Petite histoire du gaz lacrymogène. Des tranchées de 1914 aux Gilets jaunes, Traduit de l’anglais par Philippe Mortimer, avec une préface de Julius Van Daal, éditions Libertalia, septembre 2019 [éd. originale : Verso, 2017].

On pardonnera volontiers à l’éditeur français de ce livre l’anachronisme de son sous-titre. L’édition originale datant de 2017, il ne pouvait y être question des Gilets jaunes, leur irruption sur les ronds-points datant comme chacun sait du 17 novembre 2018. Il est vrai, comme le dit Julius Van Daal dans la préface qu’il a rédigée pour l’édition française, que « le 1er décembre 2018, une grêle de 15 000 grenades lacrymogènes s’est abattue sur Paris en quelques heures, établissant une sorte de record. » Et l’on comprend que Libertalia ait voulu situer ce livre remarquable sur l’histoire des gaz de combat utilisés par la police au cœur de l’actualité récente en France, probablement afin de mieux le vendre. Il aurait pu s’en passer, je crois, car la qualité du travail d’Anna Feigenbaum mérite à elle seule qu’on la lise. Elle-même, dans son « Avertissement » précise que si son ouvrage est « le fruit de cinq années de recherche », qu’il est « nourri d’une longue consultation des archives, de dizaines d’entretiens, de centaines de conversations, de milliers d’articles de presse, de plusieurs enquêtes sur l’expédition de millions de grenades à gaz – et de quelques visites à des salons internationaux de la sécurité » et qu’il propose « une synthèse de milliers d’heures de travail de recherche effectué par d’autres […] pendant plus de neuf décennies », il est surtout centré sur le monde anglo-saxon et il y manque « une histoire du rôle de la France et de l’Allemagne dans le développement du gaz lacrymogène et du lien entre le colonialisme européen et l’essor des armes moins létales » (c’est moi qui souligne).

On aurait aussi pu appeler ce livre « Histoires d’enfumage », car il montre que ce qui devait devenir l’industrie de la communication s’est développée en même temps que celle de ces fameuses armes soi-disant « non-létales », selon la terminologie des marchands d’armes et de la police.

Cette histoire a une préhistoire – voici déjà plus de deux millénaires, « les dynasties régnantes en Inde auraient utilisé des écrans de fumée, des vapeurs somnifères et des armes incendiaires sur le champ de bataille ». Plus proche de nous, et plus sinistre, il faut rappeler les enfumades du Dahra pratiquées en 1845 par l’armée française en Algérie. « En juin, le colonel Pélissier fit allumer un brasier à l’entrée d’une caverne où s’était réfugiée une partie de la tribu révoltée des Ouled Riah, provoquant la mort de plus de sept cents personnes[1] » (hommes, femmes et enfants). Le colonel de Saint-Arnaud, quant à lui, enterra vivants, en bouchant les issues de la grotte où ils s’étaient réfugiés, les Sbéah : « La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques, écrivit-il. […] Il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. Ma conscience ne me reproche rien[2]. »

L’histoire du lacrymo proprement dit commence avec la boucherie de 14-18. Il semble que ce soient les militaires français, encore eux, qui aient eu les premiers la riche idée de balancer des gaz sur les tranchées allemandes. Et ce n’est pas un hasard si ce furent eux : en effet, nous apprend Feigenbaum, « la police française[3] travaillait, dès avant la Première Guerre mondiale, à l’élaboration de produits chimiques destinés à déloger les barricadiers. Les autorités françaises, tirant la leçon des révolutions du xixe siècle, cherchaient une arme capable de pénétrer une barricade avec davantage d’efficacité que le tir des fusils et même que celui des canons, pour briser l’esprit collectif qui unissait les barricadiers. »

Après la guerre, les armes chimiques furent interdites sur le champ de bataille par les conventions internationales. Toutefois cette interdiction fut interprétée différement d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Dans ce dernier pays, en effet, prévalut durant deux décennies environ un discours somme toute assez logique, tel celui du lord du Sceau privé estimant qu’il était « impossible de soutenir plausiblement que le gaz lacrymogène puisse être utilisé en cas de désordres civils mais pas sur le champ de bataille. » Les Américains, par contre, ne s’embarrassèrent point de tels scrupules : « Pourquoi les États-Unis », déclara le général Amos Fries, personnage clé de l’histoire du gaz lacrymogène, « ou tout autre pays hautement civilisé, renonceraient-ils à la guerre chimique[4] ? Il est absurde de prétendre que son usage contre des sauvages n’est pas une méthode juste et loyale, sous prétexte que les sauvages n’en sont pas équipés. Aucune nation ne tient compte de cela, de nos jours. Si les troupes américaines qui combattaient les Moros aux Philippines l’avaient fait, il aurait fallu que nos soldats ne soient vêtus que d’un pagne et ne se servent que d’épées et de lances. » Cela aussi avait le mérite d’être logique… Solidement appuyé sur cette conviction, Amos Fries, au prix d’un intense effort de lobbying, réussit à obtenir des millions de dollars pour le Chemical Wars Service qu’il dirigeait. Voici ce que disait de lui un journal spécialisé, Gas Age Record, dans son numéro daté du 6 novembre 1921 : « [Fries] a bien étudié la question de l’emploi des gaz et des fumées pour mater tant les foules que les sauvages […] dès que les officiers de police et les administrateurs coloniaux se seront familiarisés avec le gaz comme moyen de maintenir l’ordre et d’affermir leur pouvoir, il y aura une telle diminution des désordres sociaux et des soulèvements de sauvages qu’elle équivaudra presque à leur entière suppression. » Et d’énumérer les avantages du gaz : « […] soustraire l’individu à l’humeur collective de la foule […] l’officier qui commande n’a pas besoin d’hésiter avant de donner à ses hommes l’ordre de s’en servir. » Bien financé, Fries put embaucher des dizaines de chercheurs, mais aussi investir dans l’autre nerf de la guerre, la communication. Les premières applications de cet « art nouveau […] furent destinées à donner une image positive des compagnies minières qui stipendiaient des nervis pour briser violemment, le plus souvent avec l’aide de la police, les grèves de mineurs. Une ample campagne de presse présentait le gaz lacrymogène comme une arme “sans danger”, idéale pour réprimer les fauteurs de trouble en tout genre. Cette croisade était en fait destinée à fournir aux autorités, à la police, aux fabricants d’armes chimiques et aux militaires un moyen de contrôler les foules mécontentes, tout en le parant d’une image morale positive. Ce fut cette découverte essentielle, en matière de relations publiques, qui alimenta la croissance de ce que l’on appelle aujourd’hui le marché du maintien de l’ordre “à létalité réduite”. »

Ce marché explosa littéralement à la suite de la crise de 1929, durant la Grande Dépression. Évidemment, il y avait beaucoup de mécontentement, et par suite beaucoup de manifestations… Une commission sénatoriale américaine qui enquêta sur l’usage du lacrymogène durant ces années-là conclut qu’il s’en était vendu pour une somme équivalant à vingt et un millions de dollars actuels entre 1933 et 1937.

Pendant ce temps-là, les choses évoluèrent aussi au Royaume-Uni. En effet, de plus en plus d’administrateurs coloniaux réclamaient la possiblité d’utiliser des armes « non-létales » afin de contrôler les foules qui se rebellaient contre la tutelle coloniale. En 1933, le ministère de la Guerre produisit un mémorandum qui ouvrit la voie au gaz lacrymogène. Il avançait « cinq points en faveur de cette nouvelle technique antiémeute : éviter de procurer des martyrs au camp adverse ; atteindre tous les manifestants d’un seul coup ; limiter la nécessité de recourir à l’armée contre des civils ; permettre aux policiers de disperser des foules sans avoir à attendre qu’elles se déchaînent ; réduire le nombre de policiers nécessaires au maintien de l’ordre public ». Je souligne car cet argument sur l’anticipation de l’émeute est tout à fait intéressant dans la mesure où, aujourd’hui, les responsables gouvernementaux en charge de la répression des manifestations affirment en général exactement l’inverse : ainsi le sinistre de l’Intérieur Castaner et son acolyte Nuñez n’ont-ils cessé de prétendre, durant l’ « année jaune » qui vient de s’écouler, que les armes « à létalité réduite » dont David Dufresne a recensé les ravages[5] n’auraient jamais été utilisées contre des foules pacifiques, mais bien contre des « émeutiers ». Foutaises, évidemment[6]. Mais la com’ a fait des progrès depuis ses débuts dans les années vingt du siècle passé. L’une des étapes décisives de ce progrès fut constituée par les travaux de la commission Himsworth sur l’usage du gaz lacrymogène et ses effets à Derry, en Irlande du Nord. En 1969 eurent lieu dans cette ville de graves aggressions perpétrées par les loyalistes (protestants et partisans du maintien dans le Royaume-Uni) contre les populations pauvres des quartiers catholiques de Derry. Les loyalistes furent protégés et même appuyés par la police, et un déluge de gaz lacrymogènes s’abattit sur le quartier catholique du Bogside. Lors de leur marche annuelle commémorant une victoire d’un prince d’Orange contre des troupes irlandaises, les loyalistes attaquèrent ce quartier. Les habitants se défendirent et les repoussèrent. La police d’Irlande du Nord intervint en protection des loyalistes. À la suite de ce que l’on appela la « bataille du Bogside », et en raison d’une certaine émotion soulevée en Grande-Bretagne par les méthodes brulales de la police, fut mise sur pied une commisssion d’enquête présidée par un éminent médecin londonien, Sir Harold Himsworth. On pouvait s’attendre à ce que cette commission, très « propre sur elle » et nommée par la puissance coloniale, minimise les effets des armes utilisées, et en particulier du gaz lacrymogène. Négligeant, ou même réfutant tous les témoignages des victimes et des personnes qui les avaient soignées, le plus souvent en dehors des hôpitaux – contrôlés par des médecins loyalistes –, la commission livra une conclusion pour le moins surprenante : les effets du CS (gaz lacrymogène) devaient, selon elle, être considérés comme « davantage analogues à ceux d’un médicament qu’à ceux d’une arme ». À l’évidence, la commission n’avait existé que comme caution « humanitaire » du ministère de l’Intérieur anglais. On devrait faire passer le mot à Christophe Castaner. Une commission ad hoc pourrait ainsi nous expliquer que les yeux crevés, les mains arrachées et autres traumatismes subis par les manifestant·e·s, sans parler de la mort d’une dame âgée à Marseille, ne sont que des effets secondaires et somme toute mineurs de la médication recommandée au pays par les bons docteurs d’En marche… (Ce qui est probablement assez proche de leur point de vue.)

Même si cet avis de la commission Himworth, qui date du début des années 1970, peut paraître absurde, surréaliste, grotesque ou que sais-je encore, il faut pourtant constater qu’il a été systématiquement cité depuis chaque fois qu’un gouvernement voulait minimiser les effets des armes « non-létales »[7]. Et que l’industrie des armes « à létalité réduite » se porte bien : elle pèse aujourd’hui, au niveau mondial, près d’un milliard et six cents millions de dollars. Ses représentants se retrouvent régulièrement au sein de salons internationaux comme Milipol, l’un des plus courus, qui se tient chaque année au parc des expositions de Villepinte, non loin de Paris. C’est là qu’Anna Feigenbaum a rencontré une commerciale de la société israélienne Ispra, à qui elle a demandé ce qu’étaient les cylindres bleus alignés sur une des étagères du stand et qui ressemblaient à des grenades en carton. La vendeuse lui a répondu qu’il s’agissait de grenades lacrymogènes « biodégradables » dont la production « participe de l’effort d’Ispra pour remplacer des matériaux dangereux par d’autres, “moins nocifs pour l’usager comme pour l’environnement”. » Sans blague ! Ces grenades écolos sont fabriquées en fibre de verre composite qui disparaît entièrement au moment de l’explosion… et surtout, elles constituent « une réponse intelligente et raffinée » (dixit Ispra) à ce que les spécialistes du secteur appellent le « phénomène du retour à l’envoyeur » (quand les personnes ciblées par la police lui renvoient ses grenades).

Les marchands d’armes et leurs clients ne reculent décidément devant rien pour fourguer leur camelote, nous l’envoyer sur la gueule, puis s’en foutre, de notre gueule. Ainsi Castaner peut-il soutenir qu’il n’a jamais vu de « violences policières » contre les Gilets jaunes ou Macron ne pas supporter que l’on prononce même ces mots dans un État de droit comme la France.

Bref, lisez Anna Feigenbaum, ce bouquin regorge d’informations (y compris d’ailleurs sur les oppositions aux armes de la police, dont elle est elle-même une militante[8]), dont je n’ai donné ici qu’un aperçu.

[1] Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénaud (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962, éd. La Découverte, 2014, p. 32.

[2] Ibid. Sur Saint-Arnaud, on peut lire aussi (en tout cas, je la recommande chaudement) l’impeccable « biographie à charge » de François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, parue chez Points/Seuil en 1995. Par ailleurs, il paraît important de rappeler que la pratique des « enfumages » s’est poursuivie par la suite, surtout dans des contextes de conflits (dé)coloniaux. Ainsi, le professeur de médecine Marcel-Francis Kahn, qui se rendit au Vietnam en 1966 et 1967 afin d’y étudier les effets des gaz de combat et des produits chimiques sur la population civile, rapporta-t-il que fréquemment les GI’s tiraient ou jetaient des grenades lacrymogènes dans les abris souterrains où se réfugiaient les familles vietnamiennes pendant les combats. L’armée américaine prétendait que le gaz CS n’étant pas mortel, les cas de décès observés alors provenaient d’un manque d’oxygène : les victimes avaient eu tort de se terrer dans des lieux clos afin de se protéger des gaz et des bombardements…

[3] En particulier le préfet Lépine, nous dit Julius Van Daal dans la préface. La traque et les assassinats de grand style des bandits anarchistes Bonnot (en 1912), puis Garnier et Valet, avaient mobilisé des compagnies entières de militaires et même des mitrailleuses (préfigurations, encore assez improvisées, d’actions antiterroristes plus récentes comme le siège de l’appartement de Mohamed Merah ou celui de l’imprimerie dans laquelle s’étaient réfugiés les frères Kouachi, après le massacre de Charlie-Hebdo). « Ces faits divers à forte connotation politique fournirent un prétexte au préfet de police, qui avait dirigé ces sièges spectaculaires, pour lancer officiellement des recherches sur les gaz de combat à usage policier. » Au-delà, ajoute Julius Van Daal, il s’agissait bien plutôt de la maîtrise des foules, plutôt remuantes à l’époque : Lépine avait en effet été confronté à de nombreuses manifestations ouvrières et émeutes, comme celle du 1er juillet 1910, à l’occasion de l’exécution du cordonnier tueur de flics Liabeuf.

[4] La notion de « civilisation » est très importante ici. Amos Fries n’hésita pas à déclarer, le 11 novembre 1924 (date anniversaire de l’armistice qui mit fin à la Grande Guerre), que « le niveau d’utilisation de la chimie peut presque servir aujourd’hui de baromètre de la civilisation dans un pays ». Ce qui tendrait à dire que la Solution finale nazie, avec ses chambres à gaz aimablement fournies par l’industrie chimique, fut l’expression, en quelque sorte, de la quintessence de la civilisation.

[5] http://www.davduf.net/alloplacebeauvau

[6] À ce sujet, voir : https://www.facebook.com/assembleedesblesses/ et https://desarmons.net/.

[7] Anna Feigenbaum relève ainsi un certain nombre de déclarations comme celle de ce ministre de l’intérieur britannique qui déclara en 1996 que « toutes les constatations scientifiques prouvent que le CS ne présente aucun danger pour la santé humaine ». Il est vrai que l’on pourrait dire d’une matraque qu’elle ne présente, en soi, aucun danger pour la santé humaine. On se demande tout de même à quoi pourraient bien servir des armes totalement inoffensives…

[8] Voir le site (en anglais) qu’elle anime avec d’autres : riotid.com

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