Du libéralisme autoritaire. Carl Schmitt, Herman Heller

Du libéralisme autoritaire. Carl Schmitt, Herman Heller. Traduction, présentation et notes de Grégoire Chamayou. Éditions Zones, octobre 2020.

Grégoire Chamayou avait publié en 2018 à La Fabrique La Société ingouvernable, un livre important qui s’annonçait lui-même comme « Une généalogie du libéralisme autoritaire ». C’était un gros livre touffu qui tâchait de retracer cette généalogie depuis les années 1960 et surtout 1970, disons, pour résumer : comme la contre-offensive du capital après la vague révolutionnaire qui connut son apogée autour de 1968. Il s’intéressait alors surtout aux stratégies mises en œuvre dans et par les entreprises afin de discipliner les travailleurs et de s’autonomiser par rapport à l’intervention publique, aux lois sociales et de rejeter la responsabilité de leurs « externalités négatives » (pollutions et autres ravages de l’écosystème terrestre) sur les consommateurs, appelés à faire preuve de « responsabilité individuelle ». Le tout afin de maximiser les profits des actionnaires. Toutefois, dans son chapitre 24, intitulé « Aux sources du libéralisme autoritaire », il citait un discours de Carl Schmitt du 23 novembre 1932 devant un parterre de dirigeants économiques allemands comme l’une des principales théorisations de ce qui, jusque-là, aurait pu passer pour un oxymore, le libéralisme ayant souvent été présenté comme un « laisser passer, laisser faire » synonyme de non-intervention étatique dans les affaires du marché tandis que l’autoritarisme, lui, renvoyait plutôt à un État fort et interventionniste, précisément. Le petit volume de Zones récemment paru vient un peu comme une grosse note de bas de page à l’appui de ce chapitre 24. Il s’agit en effet de la traduction de l’allocution schmittienne du 23 novembre 1932, complétée par celle d’un texte paru en mars 1933, tout à la fois polémique et éclairant, d’Herman Heller, juriste socialiste : « Libéralisme autoritaire ? ». Grégoire Chamayou présente quant à lui le contexte et décrypte le discours de Schmitt dans un essai qui occupe à peu près les deux premiers tiers du livre (relativement bref au demeurant, et qui se lit vraiment très bien).

Fort bien, me direz-vous, mais pourquoi exhumer ce genre de littérature aujourd’hui ? Quel intérêt ? Afin de répondre à cette question, je vais essayer de résumer le texte de l’intervention de Schmitt, qu’il avait titrée « État fort et économie saine », en accord avec le thème choisi par les organisateurs de la soixantième assemblée générale de l’«Union pour la défense des intérêts économiques communs en Rhénanie et en Westphalie » (aussi appelée, sans la moindre trace d’humour, on est en Allemagne chez des gens sérieux, que diable !, Langnam Verein, ce qui signifie « association au long nom ») :  « Une économie saine dans un État fort ! »

Schmitt commence par sa conception de l’État : ce doit être un « État total », mais attention, pas un État total au sens où il se mêlerait de tout. Il déplore ainsi la « politisation de toutes les questions économiques, culturelles, religieuses et autres de l’existence humaine ». Cet État-là, « qui s’immisce indistinctement dans tous les domaines, dans toutes les sphères de l’existence humaine […] est total en un sens du simple volume, et non pas de l’intensité et de l’énergie politique. » Non, l’État doit savoir aussi bien se retirer de certains domaines, tout comme il doit, par contre, maîtriser « les moyens techniques modernes » et tout particulièrement, les « moyens technico-militaires du pouvoir ». Il doit également mettre la main sur les moyens de communication tels le cinéma et la radio, « nouveaux moyens techniques de domination de masse, de suggestion de masse et de formation d’une opinion publique » qu’il ne saurait laisser tomber sous le contrôle « d’un opposant ». « L’État total pris dans ce sens est à la fois aussi un État particulièrement fort. Il est total au sens de la qualité et de l’énergie, tout comme l’État fasciste se fait appeler un stato totalitario […] Un tel État étouffe en son sein toute force hostile […] Il ne lui vient pas à l’idée de […] laisser […] saper son pouvoir sous le couvert de je ne sais quelle formule en vogue, libéralisme, État de droit ou tout autre dénomination. »

Ensuite, il faut comprendre pourquoi l’Allemagne en est arrivée au point de confusion et d’impuissance où elle se trouve selon Schmitt. Il n’y va pas par quatre chemins : c’est le système des partis – et donc de la démocratie représentative – qui en est responsable. La seule institution qui a empêché le pays de sombrer complètement dans le chaos, le « dernier pilier de notre ordre constitutionnel », est le président du Reich.

Comment sortir de cette situation ? En renforçant l’État, évidemment. Tout d’abord en redisciplinant ses fonctionnaires, qui doivent être tenus à une stricte « neutralité politique ». Ensuite en le redéployant dans ses domaines d’excellence (autorité, discipline, armée, censure et propagande, etc.) et en « dépolitisant », c’est-à-dire en retirant l’État d’un certain nombre de champs où il n’a rien à faire. En économie particulièrement, Schmitt distingue trois sphères : 1) une économie « régalienne », comme par exemple les transports ou la poste ; 2) ensuite une sphère « auto-administrée », « non-étatique mais publique » et enfin 3) la sphère du libre entrepreneur individuel. Là où il s’opposait à tout système de médiation politique (comme les partis) entre les citoyens et le chef de l’État, Schmitt réintroduit la notion dans le domaine économique. En effet, « on ne peut plus aujourd’hui établir un face-à-face direct entre l’État et l’individu privé ou l’entrepreneur individuel isolé. Ce dernier serait immédiatement terrassé. » Il faut donc un « domaine intermédiaire […] d’auto-administration économique », lequel « regroupe divers phénomènes qui nous sont déjà familiers : les chambres de commerce et d’industrie, diverses sortes de cartels obligatoires [héritages de l’économie de guerre “administrée”], associations, monopoles, etc. » On aura remarqué qu’il n’est pas question de syndicats ou de représentation des travailleurs parmi ces « divers phénomènes » qui fleurent bon l’entre-soi patronal. On voit de quoi doit se retirer l’État total : de tout interventionnisme économique en faveur du travail contre le capital.

Schmitt conclut en exhortant chacun à se retrousser les manches : « Du succès et des performances découle l’autorité. […] Il me faut travailler, montrer ce dont je suis capable, et cette possibilité prend alors de la consistance. Il suffirait que de nouvelles méthodes, de nouvelles instances, voire de nouvelles personnes fassent individuellement leurs preuves en marges d’autres institutions conformes à la Constitution – qui chercheront peut-être à leur mettre des bâtons dans les roues, mais qui devront être mises hors d’état de nuire – pour qu’alors émerge une autorité que le peuple allemand est, je le crois très grandement disposé à suivre en applaudissant franchement à son franc succès. » Ici, rappelons que ces paroles sont prononcées le 23 novembre 1932 et qu’Adolf Hitler fut nommé chancelier du Reich le 30 janvier 1933.

Voilà. Nous avions déjà vu l’application de ces principes, après l’Allemagne du nazisme, revenir avec Pinochet au Chili, puis un peu partout dans le monde avec la réaction néolibérale, pour ne rien dire de la France macronienne. On lira avec profit ce qu’en dit Grégoire Chamayou, avec, entre autres, les remarques qu’il fait sur l’insuffisance de l’analyse foucaldienne du néolibéralisme. Je n’ai pas parlé ici du texte de Heller contre Schmitt. Il faut absolument le lire aussi, il est limpide et on y trouvera de nombreux éléments qui font écho à notre actualité. Quant à moi, j’en retiens ce passage, qui ne concerne peut-être pas le propos central de ce petit livre vraiment intéressant, mais qui me semble d’une extraordinaire actualité, lui aussi (c’est moi qui souligne) :

« L’État total est une impossibilité pratico-politique. L’État ne peut jamais saisir que des contenus partiels de l’être humain, jamais l’être humain dans son entièreté. Depuis l’ère de Bodin [Jean Bodin, 1530-1596, auteur des Six Livres de la République], c’est-à-dire depuis l’apparition même d’un État moderne, celui-ci a dû d’emblée renoncer, en tant que groupement politique, à être à la fois aussi une communauté de culte ; il a dû se faire tolérant et libéral, dans le domaine religieux d’abord, et ensuite aussi dans les domaines de l’art et de la science. Mais chaque fois que l’on a voulu, dans l’histoire moderne, se diriger vers une totalité, ne serait-ce que relative, de l’État, cela s’est toujours accompagné de l’exigence d’une religion civile [en français dans le texte] unitaire dont l’État devait être l’ordonnateur. Une autorité qui veut nous motiver bien au-delà de notre comportement extérieur, qui veut déterminer aussi notre homme intérieur, qui veut nous obliger sciemment et consciemment doit pouvoir se réclamer de bien davantage que de la simple suprématie de son pouvoir ou que de simples considérations d’utilités. »

Ce contenu a été publié dans Essais, Histoire, Notes de lecture, Philosophie, Politique, avec comme mot(s)-clé(s) . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.