Robert Tombs : Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871.

Robert Tombs, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871. Traduit de l’anglais par José Chatroussat. Libertalia, Paris, 2016 (deuxième édition revue et augmentée par l’auteur).

Ce maître livre doit son titre à Jules Vallès : « Quelle journée ! écrit-il le 28 mars, jour de la proclamation de la Commune. Ce soleil clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue… Ô grand Paris !… Patrie de l’honneur, cité du salut, bivouac de la Révolution ! » J’ai longtemps cru que la Commune datait du 18 mars 1871 – c’est la date anniversaire le plus souvent retenue. En fait, après l’insurrection, provoquée par la tentative de l’armée gouvernementale de reprendre les canons de la Garde nationale à Montmartre (soit : de désarmer le peuple parisien), eurent lieu des élections municipales, le 26 mars. C’est seulement lors de sa première séance que le conseil municipal décida de prendre le nom de Commune de Paris, en référence à la Commune révolutionnaire qui, en août 1792, avait joué un rôle de premier plan dans la chute de la monarchie. En fait, dit Robert Tombs, « le terme “Commune” commença à être employé comme slogan » dès septembre 1870. Dans le contexte de la défaite de Napoléon III et de la résurrection de la République, « il cristallisait le nationalisme révolutionnaire provoqué par la guerre et la chute de Napoléon III, ainsi que le patriotisme parisien exacerbé par le siège ». Naturellement, la Commune de 1871 et surtout sa fin tragique ont encore chargé ce terme en signification et l’ont enveloppé d’une aura révolutionnaire (cf. entre autres le fameux « les Communards sont montés à l’assaut du ciel » de Marx). La Commune nous tient à cœur, c’est le moins que l’on puisse dire… Au point que l’on a (ce fut mon cas) souvent négligé de se renseigner précisément sur les faits, autant qu’ils puissent être connus ; ce qui a eu pour conséquence une certaine difficulté à se défaire d’approximations, voire de contre-vérités quant à l’événement lui-même. Ainsi ai-je pu, dans une récente note de lecture[1], reprendre sans barguigner l’affirmation de Luc Willette, dont je recensais l’ouvrage, à propos de la cause déterminante de la Commune qui aurait été « l’affaire des moratoires ». En effet, dans son ouvrage, l’ami Luc écrivait que : « Dès le début du siège [de Paris par les Prussiens, commencé à la mi-septembre 1870], le gouvernement [dit « de Défense nationale », ou encore « des Jules »] avait été obligé de prendre deux mesures : le paiement des loyers était suspendu, l’échéance des effets de commerce était reportée. » Et je poursuivais ainsi : « […] le décret voulu par Thiers et qui suspendait ces deux moratoires signifiait l’expulsion de la plupart des locataires et la faillite des petits commerçants et artisans ».

Or ce n’était qu’à moitié vrai (à moitié faux, dirait un contradicteur moins bienveillant). Lisant Robert Tombs, j’apprends que l’Assemblée nationale, réunie à Bordeaux, avait effectivement voté le 10 mars un étalement sur trois mois du paiement de ces fameux effets de commerce dont le moratoire arrivait à échéance le 13 mars. Soit, effectivement, la fin du moratoire, mais « aménagée » : on admettra que ce n’était guère rassurant pour les petits entrepreneurs et commerçants. « Comme de nombreux historiens l’ont présentée à tort comme une décision de rendre les dettes payables du jour au lendemain, commente Robert Tombs, il est possible que les Parisiens aussi se soient trompés. » En tout cas, cela les inquiéta suffisamment pour qu’ils s’imaginent que la mesure serait suivie d’une autre, plus grave encore car concernant encore plus de monde et plus de petites gens, c’est-à-dire le remboursement des arriérés de loyer correspondants à la période du siège. Ainsi, une mesure certes inquiétante (l’étalement sur trois mois du paiement des effets de commerce) se transformait en une énorme provocation de Thiers à l’égard des Parisiens. Ces derniers étaient disposés à l’interpréter ainsi, car Thiers n’en était pas à sa première : il avait d’abord imposé l’armistice conclu avec Bismarck le 28 janvier pour une durée de vingt et un jours, durant laquelle devait être élue une Assemblée nationale. Cet armistice marquait en réalité la fin des hostilités, alors que Paris, qui avait soutenu un siège de plusieurs mois, n’avait jamais capitulé. Les Parisiens, qui avaient cruellement souffert de faim et de froid durant l’hiver, n’étaient pas prêts à se rendre. Les élections législatives avaient eu lieu le 8 février et donné une majorité de plus de quatre cents royalistes contre cent cinquante républicains – et encore, ces derniers étaient loin d’être révolutionnaires. Ainsi, lors de cette même séance du 10 mars, l’Assemblée décida de se réunir désormais… à Versailles ! C’était une claire marque de défiance vis-à-vis de Paris (c’est-à-dire du peuple parisien, car dès le siège levé, la plupart de ceux qui en avaient les moyens, les « classes moyennes » de l’époque, avaient fui la capitale. N’y restaient que les plus pauvres – et les plus déterminés à ne pas céder devant l’ennemi). Il ne faut pas oublier non plus que, quelques jours auparavant, l’Assemblée avait approuvé le traité de paix – en réalité, une capitulation en rase campagne – négocié par Thiers, et qui comprenait, outre la cession de l’Alsace et de la Lorraine, « un défilé célébrant la victoire allemande sur les Champs-Élysées – une véritable gifle infligée à la fierté patriotique des Parisiens, qui avaient tout de même réussi à maintenir les Allemands hors de la capitale ».

Alors, qu’est-ce qui fut le plus déterminant ? Autrement dit, comment interpréter un enchaînement de circonstances après coup ? C’est tout le problème des historiens et, à ce jeu-là, Robert Tombs s’en sort plutôt bien, et même très bien, dirais-je. Il a compris, mieux, il nous aide à comprendre que, dans le basculement d’une situation qui accouche d’un événement, demeure et demeurera toujours un mystère. Ce que je dirai, à ma manière, comme suit : bien malin qui aurait pu prévoir, le 13 juillet 1789, ce qui allait se passer le lendemain – et bien malin qui, au soir de ce lendemain, aurait pu affirmer que la journée qui s’achevait allait prendre l’importance que nous lui accordons aujourd’hui encore. On pourrait en dire autant de nombreuses « journées », qu’elles se soient déroulées en juillet (1830), février (1848), en octobre (1917) ou en mai (1968) pour n’évoquer que quelques-unes des saisons de la révolution. Cependant, par cette remarque, je ne veux pas réduire le travail de Robert Tombs à la seule réflexion sur les causes de la Commune – d’ailleurs, je pense qu’il récuserait ce terme de « causes », se méfiant légitimement des « causalités » construites après l’événement, contemplé à travers des lunettes dont ne disposaient pas les acteurs de l’époque. Dans son Prologue, il présente ainsi les deux premiers chapitres de son livre : « [Ils] explorent les origines de la Commune en tant qu’événement parisien et comme conséquence de la guerre. » (C’est moi qui souligne.)

Justement, et pour donner une idée de l’ampleur de ce projet, lisons la présentation par l’auteur des chapitres suivants : « Le chapitre III examine comment la Commune a fonctionné comme gouvernement. Le chapitre IV aborde les différentes façons d’identifier les hommes et les femmes qui l’ont soutenue, les raisons qui les ont amenés à y participer et leur compréhension de ce qui s’est passé. Le chapitre V examine comment la Commune a mobilisé ses partisans pour faire la guerre, et pourquoi ils ont été prêts à risquer leur vie dans ce conflit. Le chapitre VI discute de la façon dont la Commune s’est inscrite dans les mémoires et a donné lieu à des interprétations. »

Je ne vais pas tenter ici de résumer ce livre, tant il est riche en informations et en commentaires toujours avisés. Il suffira de dire que non seulement Robert Tombs propose sur chacun des sujets qu’il aborde à la fois une vue synthétique et une revue de l’historiographie et des différentes interprétations existantes – sans pour autant s’abstenir de donner son avis et de l’étayer. Ajoutez à cela que ce livre n’ennuie pas une seule seconde. Comme le dit son préfacier Éric Fournier, « Robert Tombs a écrit pour un public peu familier tant de la Commune elle-même que du XIXe siècle français en général […] l’un des livres les plus accessibles sur la Commune, ici et maintenant, surtout pour les nouvelles générations » (et pour qui voudra aller plus loin encore, l’ouvrage comprend une bibliographie détaillée et un index des noms propres).

Quant à moi, je reviens à ce qui m’a vraiment plu dans ce livre : une forme de respect de l’événement. J’en veux pour preuve cette citation extraite de la conclusion de Tombs, et par laquelle je terminerai cette note, non sans avoir recommandé chaudement la lecture de cette excellente histoire de la Commune :

« Les historiens insistent souvent sur les origines et les conséquences, et ce livre ne fait pas exception. Mais aucun événement n’est réductible à ce qui s’est passé avant lui et à ce qui est advenu après. La Commune, qui est si souvent présentée comme une réincarnation du passé ou une préfiguration de l’avenir, reste elle-même de façon inattendue et extraordinaire. Rappelons-nous d’un exemple frappant. En août 1870, les blanquistes pouvaient mobiliser 60 hommes pour une insurrection[2] ; en mai 1871, il y avait 80 000 insurgés fédérés en armes, équipés et organisés[3]. Pour expliquer ce qui a entraîné ce changement totalement imprévisible, un examen des conditions sur le long terme – la “tradition révolutionnaire”, les développements économiques, les structures sociales urbaines, les organisations politiques, les idéologies républicaines et socialistes – est certainement nécessaire. Mais les événements eux-mêmes, pendant l’épisode entier de l’“année terrible”, possèdent leur propre dynamique. […]

« La Commune a été spontanée, imprévue, en terre inconnue […] Elle n’a produit aucune déclaration ou programme idéologique novateur. Elle n’a été prise en charge par aucun parti politique organisé et n’a eu aucun dirigeant éminent. Le révolutionnaire français le plus célèbre, Auguste Blanqui, qui a passé quarante années de sa vie à préparer la révolte et que de nombreux communards considéraient comme leur chef, a été mis à l’écart de la plus grande insurrection parisienne, dans une cellule de prison. En bref, la Commune a été la manière dont le peuple parisien a improvisé une réponse à la crise politique, nationale et urbaine de janvier-mars 1871. »

[1] À propos du Raoul Rigault de Luc Willette.

[2] L’attaque d’une caserne de pompiers à La Villette, dont il était attendu qu’elle mette le feu aux poudres dans ce quartier éminemment populaire, et qui fut un fiasco total. Selon Tombs, Blanqui lui-même s’était prononcé contre cette action.

[3] Même si Tombs lui-même relativise la force représentée par la Garde nationale dans les chapitres précédents, le contraste reste important d’une année l’autre.

Publié dans Histoire, Politique | Marqué avec | Commentaires fermés sur Robert Tombs : Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871.

Luc Willette: Raoul Rigault. 25 ans, communard, chef de la police.

Luc Willette, Raoul Rigault. 25 ans, communard, chef de la police. Syros éditions, Paris 1984.

Voici le portrait d’un personnage attachant. La détestation nourrie à son encontre par les Versaillais parle d’elle-même : « Un bonhomme méchant… se vautrant dans l’ordure, vivant au milieu de la canaille, canaille lui-même » (Deliau) ; « ce gamin haineux » (Jules Claretie) ; « Étrange et sinistre figure que celle de ce jeune homme de vingt-cinq ans pénétrant violemment et comme un furieux dans l’histoire » (Jules Forni) ; « Un scorpion, ce Rigault, fœtus avorté de l’accouplement bizarre du serpent qui rue par colère et de l’écrevisse qui recule par ignorance » ; (Morel, Le Pilori des Communeux) ; « Cet esprit détraqué, cervelle à l’envers qui, rompant d’abord avec la société par paresse et par crânerie devait fatalement devenir un fou des plus dangereux » (Émile Zola). Maxime Du Camp, contempteur de la Commune s’il en fut, ne pouvait rater cette curée : « Entre tous, deux hommes qu’il faut faire connaître ont rempli les premiers rôles dans cette tragi-comédie. Tous deux sans foi ni loi, sans esprit ni cœur, sans autre énergie que celle qui résulte d’une absence radicale de moralité, sans autre instruction que celle que l’on ramasse dans les brasseries et les cabarets. R. Rigault et T. Ferré, deux galopins sinistres qui firent le mal pour le mal. » Deux jeunes très proches de celui que l’on appelait alors « le Vieux », et dont les états de services révolutionnaires en imposaient même aux réacs de l’époque : Blanqui, l’Enfermé. En son absence (Thiers s’était bien gardé de le laisser en liberté) Rigault, de fait, devenait l’un, sinon le, chef du parti blanquiste. Et il ne se déroba point à la tâche.

Né dans une famille bourgeoise de Paris le 16 septembre 1846, Rigault n’avait donc que 23 ans lors de la chute de l’Empire, le 4 septembre 1870 – et il mourra à 24 ans durant la Semaine sanglante (pourquoi le titre du livre mentionne-t-il « 25 ans » restera obscur : l’ami Luc, que nous avons bien connu, est hélas décédé il y déjà quelque temps d’ici). Élève brillant (bachelier ès sciences et ès lettres à 16 ans), Raoul avait tout pour faire une carrière – père sous-préfet, certes révoqué par l’Empire parce que trop républicain, mais aussitôt embauché comme premier caissier chez Christofle, s’il vous plaît. Cependant Paris, en ce début des années 1860, propose de quoi détourner un jeune étudiant du droit chemin. Le spectacle de l’injustice est partout. Haussmann lui-même, le grand déménageur de Napoléon III, reconnaît que dans la capitale qu’il bouleverse de fond en comble par ses démolitions, reconstructions, percements de voies stratégiques, 1 200 000 habitants, soit 70 % de la population, ne mangent pas à leur faim et devraient être secourus. Tandis que les riches, eux, se gobergent. Ainsi est né un corps de métier : les « arlequins », qui passent chaque matin dans les ministères, les ambassades, les restaurants où ils rachètent les reliefs des repas de la veille qu’ils vont revendre dans les quartiers ouvriers… Mais il y a aussi de quoi s’amuser, de quoi rêver une autre vie. Mis à la porte par son père, en rupture de banc, Rigault, gagnant trois sous grâce à quelques cours particuliers par-ci par-là, ne perd pas son temps : « On le rencontre avec les étudiants en droit rue Soufflot. Avec les carabins au d’Harcourt. Le soir avec les poètes chez Glaser où il dîne avec Charles Cros, François Coppée, Jules Vallès, Barbey d’Aurevilly, Courbet, Marotteau, Verlaine. Le jour sur les trottoirs, dans tous les rassemblements, entouré d’une véritable cour. Il parle, il crie, il tonitrue, il gesticule. Il a la dent dure et l’humour féroce […] Il plaît aux étudiants dont il symbolise la révolte. […] Il plaît aux ouvriers – à cette époque, il y a autant d’ouvriers que d’étudiants dans le Ve arrondissement – car il sait parler leur langue. Pour un intellectuel, c’est un bon gars. On ne sent pas le fils de bourgeois chez lui. […] Il plaît aux filles. Oh, pas les femmes du monde, il n’en a ni l’envie ni les moyens. Ni celles du demi-monde, réservées aux têtes couronnées ou aux képis galonnés. Mais aux filles de joie, qu’il appelle toujours “citoyennes prostituées”. Cela les fait rire. Elles l’adoptent et lui font crédit. » Voilà qui ne lui sera jamais pardonné : révolutionnaire, c’était déjà mal. Mais en plus, bon vivant, joyeux, sans respect des bonnes mœurs, là ç’en était vraiment trop – aux yeux des Versaillais comme à ceux de certains camarades pisse-froid.

En 1865 sort un livre sur Les Hébertistes. Rigault adore, au point qu’il s’arrange pour en rencontrer l’auteur, un certain Tridon. Or, lors d’un récent séjour à Sainte-Pélagie (où l’on fourrait les « politiques » à l’époque), celui-ci a connu Blanqui, mieux : il est devenu l’un de ses lieutenants. Dès lors, la cause est entendue : Rigault sera blanquiste – et même l’un des militants blanquistes les plus actifs. Il va se spécialiser dans la police, c’est-à-dire qu’il va développer un grand savoir-faire dans la lutte contre ces messieurs de la préfecture de police qui, à l’époque, dépeuplent les rangs des révolutionnaires : « Les “Israélites”, comme on appelle les agents de la police politique qui a son siège rue de Jérusalem, noyautent tous les partis. Il y a des indicateurs à la rédaction des journaux de l’opposition, à La Marseillaise de Rochefort, dans les clubs. L’Internationale en est truffée. On en trouvera jusque dans les rangs de la Commune. Certains chefs de la gauche révolutionnaire font régulièrement leur rapport à monsieur Claude, le fameux chef de la police politique de l’Empire. Celui-ci affirmera plus tard que “la moitié de Paris espionnait l’autre”. C’est à peine exagéré. » Quoi qu’il en soit, les blanquistes eux-mêmes sont infiltrés, ce qui leur vaut quelques déboires retentissants (telle l’affaire de la Renaissance, café où la police impériale arrêta en 1866 tout l’état-major blanquiste réuni pour s’expliquer sur un différend interne). C’est pourquoi il est décidé d’organiser une contre-police. C’est Rigault qui l’a proposé, c’est lui qui va s’en charger : « [Il] se jette sur la police avec son ardeur habituelle, mais aussi son sens de l’organisation. En quelques mois, il connaît tout des techniques policières de la rue de Jérusalem. Il peut alors passer à l’action. Il repère les indicateurs, les file, les “loge”, opère les recoupements, vérifie et ne lâche la piste que lorsqu’il a une certitude sur l’appartenance de ses “victimes” à la préfecture, leurs adresses, leurs fonctions exactes, leurs habitudes. » En deux ans, Rigault a « établi un fichier monumental de toute la police politique ». Il n’y a plus de mouchard chez les blanquistes, et les agents de M. Claude ne sont plus en sécurité au quartier Latin. Et cela alors que, d’après Willette, « toute la gauche et l’extrême-gauche sont parfaitement contrôlées par la police. »

Rigault va mettre son expérience à profit dès le 4 septembre 1870. Alors que la République est proclamée à la suite du « désastre de Sedan », qui voit l’empereur et son armée enfermés dans cette ville par les Prussiens, il ne fait ni une ni deux et va s’installer de son propre chef… à la préfecture de police, dans le bureau du commissaire Lagrange, ci-devant chef de la sûreté impériale. Et il se met direct au boulot. On imagine le tollé. À droite : qu’est-ce que ce jeune vaurien – et blanquiste avec ça ! – va bien pouvoir faire en ces lieux réservés aux gens raisonnables ? À gauche : nombreux sont ceux qui revendiquent la suppression pure et simple de la préfecture de police. Rigault n’en a cure, il épluche systématiquement les dossiers de la police impériale, ce qui va lui permettre de compléter ses fichiers de mouchards et, accessoirement, de découvrir quelques informations compromettantes sur le personnel politique, y compris républicain… Au passage, il prend connaissance de dossiers d’opposants, parfois de futurs élus de la Commune, découvrant quelques compromissions ici ou là – ce qui explique, en partie au moins, la haine que lui porteront aussi certains camarades. Et cela même si, et c’est important, les principes de Rigault l’ont empêché de se servir de ces informations, tant qu’elles ne concernaient pas des collaborations manifestes avec la police de l’Empire. Durant la Commune, Rigault s’en tiendra à cette ligne de conduite. Ainsi, il ne communiquera aucun renseignement aux journalistes sur la vie privée des contre-révolutionnaires, pas plus qu’il n’acceptera les dénonciations anonymes : « Le chef du premier bureau du préfet de police, est-il annoncé par le J. O. de la Commune, prévient ses concitoyens qu’il ne tiendra aucun compte des dénonciations anonymes. L’homme qui n’ose pas signer une dénonciation sert évidemment une rancune personnelle et non l’intérêt public. »

Le 18 mars 1871, le peuple de Paris se soulève. On connaît l’histoire des canons de Montmartre, que l’armée a voulu reprendre à la Garde nationale. On connaît moins l’affaire des moratoires. « Dès le début du siège [de Paris par les Prussiens, commencé à la mi-septembre 1870], le gouvernement [dit « de Défense nationale », ou encore « des Jules »] avait été obligé de prendre deux mesures : le paiement des loyers était suspendu, l’échéance des effets de commerce était reportée. » On voit mal en effet comment ces obligations auraient pu être tenues alors que toute activité économique était interrompue. Or la situation n’avait pas changé depuis – certes, le siège avait été levé après la capitulation signée par le gouvernement de Défense nationale fin janvier mais, à part l’approvisionnement qui avait recommencé à entrer dans la capitale après cette date, l’essentiel des activités artisanales, industrielles et commerciales n’avaient pas encore repris, et bien sûr, personne n’avait reçu de salaire. Dans ces conditions, le décret voulu par Thiers et qui suspendait ces deux moratoires signifiait l’expulsion de la plupart des locataires et la faillite des petits commerçants et artisans. Selon Luc Willette, c’est précisément cela qui rendit possible la Commune – même si le « déclencheur » fut l’affaire des canons. Par deux fois auparavant durant cette même séquence historique, les 31 octobre 1870 et 21 janvier 1871, les blanquistes avaient tenté, et raté, des coups de force. « Voilà la grande faiblesse de la théorie de Blanqui de l’insurrection armée. Il ne suffit pas d’un groupe de militants parfaitement organisé et entraîné. Il ne suffit même pas d’un millier de manifestants. Avec cela, on peut réussir – plus ou moins – selon les circonstances, une insurrection. Mais pas une révolution. Pour réussir celle-ci, il faut que toute la masse soit touchée dans ses intérêts essentiels, que toutes les femmes se sentent concernées. […] Le logement, c’est l’essentiel. Sans logement, même si c’est un taudis [et ça l’était, pour la plupart], où dormiront les gosses demain ? Et les meubles qui vont être saisis ? Ce sont tous les biens des familles pauvres. » Luc Willette avance que c’est en parfaite connaissance de cause que Thiers a pris ces décrets (après toute une série d’autres provocations se voulant plus humiliantes les unes que les autres, comme, par exemple, le défilé des troupes prussiennes dans Paris) : en effet, il souhaitait, toujours selon Willette, pousser le peuple parisien à l’émeute afin de pouvoir l’affronter militairement et de l’écraser une bonne fois pour toutes. Vrai, faux, il est difficile de se prononcer là-dessus – je me demande si ce n’est pas trop accorder à l’intelligence stratégique de monsieur Thiers. D’ailleurs, il a bien failli se laisser prendre à son propre piège, si piège il y eut, car lui-même et son gouvernement, ainsi qu’une bonne partie des députés, se trouvaient encore dans la capitale le 17 mars au soir : « Lui non plus n’imaginait pas les conséquences de sa décision. Certes, il voulait le soulèvement de Paris, mais il ne l’attendait pas là ! Et les militants révolutionnaires ne s’y attendent pas non plus. Les doctrinaires socialistes, qu’ils soient proudhoniens, marxistes ou blanquistes, n’ont jamais pris suffisamment en compte le rôle des femmes et l’importance des problèmes du quotidien. La tête dans les grandes théories, le cerveau embrumé d’économie politique, ils oublient de regarder au ras des pâquerettes. »

Bref. Que fait Rigault ? Eh bien, comme les autres : il se laisse surprendre. Et, la première surprise passée, il rejoint son poste à la préfecture de police. Sa première mesure est la libération de tous les prisonniers politiques, parmi lesquels de nombreux blanquistes. Le directeur du dépôt, Coré s’en vient récriminer auprès de Rigault, lequel le fait conduire… au dépôt. Je ne peux ni ne veux revenir ici en détail sur l’action de Rigault chef de la police, puis procureur de la Commune. « Je ne fais pas la justice, disait-il, je fais la révolution. » Toujours est-il qu’il se montra plutôt indulgent, à l’instar de ses camarades communards. On a beaucoup glosé sur les otages, dont l’archevêque de Paris. Il semble que Rigault, bien naïf sur ce coup-là, ait compté sur eux comme monnaie d’échange avec Blanqui, enfermé alors au fort du Taureau, à Morlaix. Pour rien au monde Thiers ne l’aurait lâché – car il savait que le Vieux avait l’expérience qui manquait à ses jeunes partisans. Et puis, l’« athée pratique[1] » ne pouvait que se réjouir de ce qui arrivait à monseigneur Darboy et quelques autres, et qui lui assurait le soutien de la province en majorité rurale et catholique, horrifiée par les exactions des « communeux ». Rigault avait bien songé à monter une opération pour libérer Blanqui, mais il aurait fallu de l’or, afin d’acheter les complicités nécessaires. Or la Commune n’en n’avait pas. Ou plutôt, elle ne voulut pas en avoir. Selon Willette, « il semble bien que Raoul Rigault ait été le seul à entrevoir l’importance des établissements bancaires ». En compagnie d’un petit commando, il fit rendre gorge aux compagnies de chemin de fer qui prétendaient ne pas savoir à qui payer les redevances dues à Paris. Il n’hésita pas non plus à s’emparer de la Caisse des dépôts et consignations. Mais le gros morceau restait la Banque de France. On sait que Marx, beaucoup plus tard, et probablement inspiré par la lecture des Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris, de Jules Andrieu[2], critiquera les Communards pour ne pas l’avoir investie. Mais l’hypothèse de Willette reste juste sur le plan pratique : car si Jules Andrieu a évoqué cette possibilité dans ses Notes rédigées après la Commune, on ne voit nulle part qu’il ait suggéré de la mettre en pratique pendant. Or c’est bien ce que tenta de faire Rigault, mais il eut le tort de ne pas s’en charger en personne. En effet, l’opération, confiée à Le Moussu, graveur-mécanicien devenu commissaire de police, assisté du bataillon des Vengeurs de Flourens, commandé par Greffier, échoua du fait de l’intervention d’un bataillon « de l’ordre » commandé par Beslay, doyen de la Commune. Le Moussu n’eut pas le culot de bousculer ce Beslay, pourtant un fameux condensé des équivoques de la Commune, celui-là : député en 1848, il avait soutenu le général Cavaignac dans son massacre des ouvriers lors des journées de juin ; il confirmera tous les soupçons que l’on pouvait nourrir à son endroit en quittant Paris durant la semaine sanglante muni d’un passeport signé de… monsieur Thiers !

Raoul Rigault fut assassiné rue Gay-Lussac le 24 mai par un officier versaillais. Les forces de la réaction n’avaient pas eu de mal à le repérer, car ce matin-là, lui qui avait toujours été allergique aux uniformes, il avait enfilé pour la première fois un uniforme de commandant de la Garde nationale. « Je me suis galonné exprès pour aujourd’hui, explique-t-il à un camarade, pour faire honte à ceux qui cachent leur uniforme. Et si on meurt, ajoute-il en riant, il faut au moins mourir proprement. Ça sert pour la prochaine. » Fait prisonnier par des soldats du 17e bataillon de chasseurs à pied, il est amené devant un officier qui lui ordonne de crier « Vive Versailles » en lui appliquant son revolver sur la tempe. « Vous êtes des assassins ! Vive la Commune ! », répond Rigault. Il s’écroule, le crâne fracassé, « sa tête qui pleure le sang », comme écrira son amie Louise Michel.

Des années durant courront des rumeurs : Rigault a été vu ici, et encore là, ou là-bas ? Son fantôme effraie les bourgeois et redonne du courage aux prolétaires. C’est dire qu’il n’aura pas vécu pour rien. C’est dire aussi que ce serait une bonne action que de rééditer cet essai biographique rageur et joyeux comme lui, l’un des nombreux héros méconnus de notre histoire révolutionnaire.

[1] C’est Jules Andrieu, autre ancien communard, qui qualifie Thiers ainsi dans Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris, Libertalia, Paris 2016. Cf. ma note de lecture sur les Notes.

[2] Idem, postface de Maximilien Rubel.

Publié dans Histoire, Politique, Résistances | Marqué avec | Commentaires fermés sur Luc Willette: Raoul Rigault. 25 ans, communard, chef de la police.

Jules Andrieu, Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris

Jules Andrieu, Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris, Éditions Libertalia, Paris, 2016.

« L’histoire pour tous ne saurait être abandonnée à des réactionnaires souriants. » Belle maxime pour qui s’intéresse à l’histoire des luttes. Elle est tirée de la postface à la deuxième édition de La Commune n’est pas morte, d’Éric Fournier, par l’excellente maison Libertalia, laquelle vient d’enrichir son catalogue d’un nouveau titre sur la Commune : Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris. Leur auteur, Jules Andrieu, fut le chef du personnel de l’administration de Paris, délégué aux services publics de la Commune. Ce texte avait été édité pour la première fois en 1971 – chez Payot, avec une préface de Maximilien Rubel, reprise ici en postface. L’édition d’aujourd’hui, augmentée d’un texte (« Récit de mon évasion », où Andrieu raconte comment il put échapper aux Versaillais) et de deux portraits de l’auteur, tous documents retrouvés entre-temps, est préfacée par le premier éditeur du texte, Louis Janover. Nous voici donc en bonne compagnie. Aucun réactionnaire à l’horizon, pour sûr. Par contre, on pourrait dire que ça manque un peu de sourires… Mais bon, ce n’était pas le style de Jules Andrieu.

Né à Paris en septembre 1838, l’auteur des Notes avait donc 32 ans au moment de la Commune (qui commence, rappelons-le, en mars 1871, pour se terminer par la Semaine sanglante fin mai de la même année). C’est un âge « moyen », pourrait-on dire, parmi les membres de la Commune : cette dernière, proclamée comme telle le 28 mars (après les élections au conseil municipal de Paris du 26 mars), comprenait des « anciens », vétérans de 1848 comme Charles Delescluze, 62 ans, ou Félix Pyat, 61 ans. Mais il y avait aussi des jeunes, comme les blanquistes Raoul Rigault, 24 ans, et Théophile Ferré, 25 ans. Andrieu, lui, avait déjà une « carrière » derrière lui : étudiant brillant, il avait refusé, par convictions politique et morale, d’accepter des postes « politiques » sous l’Empire, préférant une place d’obscur gratte-papier à l’Hôtel de Ville de Paris, soit, à ce moment-là (1861), la préfecture de la Seine, dirigée par un certain baron Haussmann. « J’ai revu sous la Commune mes notes d’employé, écrit-il. Cela m’a fait grand plaisir de voir qu’elles étaient bonnes. Il ne me coûte pas d’avouer que, comme chef d’administration, le sénateur Haussmann était un homme juste et que, d’un autre côté, ces dix ans d’habitudes administratives ont été fructueuses pour mon esprit qui s’est assoupli aux longues besognes et pour mon champ d’observations morales et sociales, qui s’est agrandi au contact immédiat du public. […] De mon passage dans les bureaux de l’Hôtel de Ville et de trois mairies, j’aurai au moins retiré le secret de me dompter, corps et intelligence, à un travail méthodique. […] Les cheveux de quelques-uns de mes fougueux amis politiques s’en dresseront peut-être d’horreur : je finissais par ne pas détester mon bureau, qu’on me rendait d’ailleurs tolérable. » Bureaucrate et fier de l’être ? Pas seulement. En effet, Andrieu consacrait alors une bonne partie de son temps libre à un « cours d’enseignement secondaire aux illettrés, ouvriers, petits commerçants et employés de commerce », cours ouvert en 1863 « très simplement et sans fracas » chez lui, rue Oberkampf, dans l’intention de « doter [s]on parti et [s]on pays d’un élément de résurrection. » Quand il parle d’illettrés, il faut entendre, à la différence d’aujourd’hui, des personnes qui savaient lire et écrire, mais qui n’avaient pas pu pousser plus loin leurs « humanités » ; le parti ici évoqué est bien évidemment celui de l’opposition à l’Empire : « Je citerai parmi les ouvriers qui vinrent à mon appel H. Tolain, le futur député […], Debock que je devais retrouver si dévoué et si actif à la tête de l’Imprimerie nationale sous la Commune ; Varlin, fusillé maintenant, et d’autres. Car je veux rester sur le souvenir du bon et noble Varlin. » Mais ce n’est pas tout : ce bureaucrate et enseignant légèrement paternaliste noua aussi des amitiés avec des poètes, dont le moindre n’était pas Paul Verlaine. Voici donc le personnage qui va d’abord être nommé le 29 mars « chef du personnel de l’Administration communale de Paris », puis être élu à la Commune le 16 avril lors d’élections complémentaires et délégué de cette dernière aux Services publics.

Andrieu était bien placé pour connaître la fonction stratégique de ces services publics : « De toutes les machines de guerre que le gouvernement de Versailles préparait contre la Commune, celle dont l’effet lui paraissait le plus certain était à coup sûr la brusque interruption des services publics. » Et d’évoquer les défunts qui ne seraient plus enterrés, le gaz qui aurait manqué, les fontaines publiques taries, les immondices amoncelés dans les rues et, pour finir, les égouts qui débordent (ici, difficile de ne pas penser à cette partie de la guerre israélienne contre les Palestiniens qui, en détruisant des infrastructures vitales, a déjà provoqué des inondations nauséabondes dans la bande de Gaza). À Versailles, Thiers continuait à verser, sans aucune contrepartie, leur traitement aux fonctionnaires qui avaient bien voulu quitter Paris… Cependant, tous n’étaient pas partis. En effet, Andrieu relève que la politique d’Haussmann avait eu cette conséquence paradoxale de protéger et de maintenir à l’intérieur de son administration un certain nombre de républicains, simplement parce qu’ils étaient plus intègres que ses propres partisans : « ce grand agioteur, qui a trouvé tant de millions dans les rues nouvelles et les moellons neufs de Paris, savait bien qu’il ne doit point y avoir de coulage dans une administration dont le but principal était l’enrichissement de son chef. » Grâce à lui, donc, il y avait à l’Hôtel de Ville fin mars 1871 « tout un petit clan de républicains communalistes connaissant l’Administration dans tous ses rouages et, par ce, pouvant déjouer la partie civile de la stratégie de M. Thiers ». Cette remarque sur Haussmann (Andrieu va plus loin, le traitant de « chef de bande » dont l’intérêt est de maintenir « la discipline la plus sévère et la probité la plus exacte parmi les hommes qui l’aident à dépouiller une ville ») est complétée un peu plus loin par des considérations plus politiques : « L’impératif Haussmann voulait être ministre de Paris. Chef-d’œuvre de l’absurde rendu logique parce que Napoléon III disposait de deux cent mille baïonnettes ! Paris, commune ou collection de communes, devenait un ministère, et se trouvait identifié à une institution comme la Justice, l’Instruction publique, le Commerce, etc. De fait – car tout s’explique, surtout l’absurde –, si on songe d’une part à ceci, que le ministère de l’instruction publique n’a point tant pour but le développement que l’arrêt et la stagnation de cette instruction, et que l’immixtion du ministère de la Justice dans les jugements des tribunaux détourne plus souvent qu’elle ne rectifie le cours de cette justice ; si on réfléchit, d’autre part, à cela que Paris est en effet une institution, la Révolution incarnée, il s’ensuit tout naturellement que le ministère de Paris était, dans la pensée de Haussmann, le ministère de la contre-révolution, par suite la maîtresse-pièce du système impérial, pourvu qu’on lui adjoignît une soupape de sûreté, les Travaux publics, et un double coercitif, la Police et l’Armée. » Où l’on voit qu’Andrieu, pour se revendiquer bureaucrate, ne s’en voulait pas moins révolutionnaire.

Il nous donne malheureusement assez peu de détails sur le fonctionnement concret des services publics sous la Commune : ses Notes ont en effet surtout pour objet de comprendre ce qui a conduit au désastre final – du moins quelle part y ont prise les communards eux-mêmes. Il reproduit ainsi le paradoxe banal qui veut que l’on ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure. Trop fasciné, peut-être, par Haussmann et son efficacité, Andrieu focalise sa critique sur la question de l’administration, qu’il oppose à celle du gouvernement. La Commune, dit-il, ou plutôt les membres de la Commune, ont voulu gouverner plutôt qu’administrer – et là réside la cause, non de leur défaite, qui aurait eu lieu de toute façon, vu l’isolement de Paris par rapport au reste de la France, mais de leur quasi-anéantissement, qui signifie, aux yeux de l’ancien administrateur, l’irrémédiable défaite de toute révolution en France, au moins pour quelques générations. Mais personne, dit-il, n’était préparé : « Si le mouvement a été si mal conduit, du 18 mars au 28 mai, c’est qu’il a eu pour chefs des hommes qui, sauf de rares exceptions, n’ont jamais rêvé semblable situation ; ils en ont été pour la plupart ou ahuris ou affolés. » Ici, c’est moi qui souligne. Je pense qu’Andrieu se comptait parmi ces rares exceptions : « Encore aujourd’hui, je pense fermement que, si tous les hommes de valeur du Parti, qui n’avaient aucune objection théorique à prendre aux affaires leur part de direction, avaient fait ce que moi, le plus obscur d’entre eux, j’ai tenté de faire, l’inévitable défaite se fût consommée, mais à coup sûr, elle n’eût pas été marquée de tous les caractères d’une déroute et d’une catastrophe. » Et il faut reconnaître que le délégué aux services publics ne manquait pas de sens politique – en tout cas après, lorsqu’il rédigea ses notes. En effet, il voit bien que les gesticulations des communards, qui avaient pris en otage, entre autres, l’archevêque de Paris, n’avaient aucune chance d’impressionner monsieur Thiers, « athée pratique ». Bien au contraire, ce dernier en profita pour alimenter sa propagande dirigée vers la province encore très cléricale. Par contre, d’une « incalculable efficacité » auraient été, entre autres, « le viol de cette coquette surannée, la Banque de France [et] la mise à l’ombre dans des endroits très inflammables de tous les titres de propriété et de toutes les valeurs immobilières éparses dans les études de notaires ou concentrées dans les grandes compagnies : Crédit foncier, Comptoir d’escompte, etc. » Karl Marx, qui eut très probablement connaissance du manuscrit d’Andrieu exilé à Londres, reprit cette position dix ans plus tard, une fois passé le moment de l’exaltation (« les communards sont montés à l’assaut du ciel », etc.). Maximilien Rubel cite une lettre de lui, datée de 1881, où il écrit : « […] la majorité de la Commune n’était nullement socialiste et ne pouvait l’être d’ailleurs. Avec une petite dose de bon sens, elle aurait pu obtenir de Versailles un compromis avantageux pour toute la masse du peuple : c’est tout ce qu’on pouvait alors atteindre. À elle seule, la mainmise sur la Banque de France aurait mis un terme aux fanfaronnades des Versaillais effrayés […] »

Au total, il faut bien avouer que Jules Andrieu nous apparaît un peu décevant, un peu gris, un peu terne. Il met un point d’honneur (d’orgueil, dit-il lui-même, de sombre orgueil, ajouterais-je) à se distinguer des révolutionnaires forts en gueule (et, sous-entend-il en permanence, infoutus de faire quoi que ce soit de bien). Cela dit, il est difficile de lui en vouloir. C’est quelqu’un qui, malgré son pessimisme quant à l’issue des événements, tint à rester jusqu’au bout à son poste, ce qui ne fut pas fréquent parmi les gens de son milieu (rappelons-le : les anciens fonctionnaires de l’Empire). On le voit ainsi, dans les tous derniers moments (22 mai) diriger la construction des « barricades des abords de l’Hôtel de Ville » (titre du chapitre qui raconte la fin de la Commune). Et puis, son témoignage est tout sauf hypocrite, il raconte la Commune de l’intérieur et il vaut donc d’être lu. Je reviendrai plus tard sur celui d’un autre communard, personnage haut en couleurs tout à l’opposé d’Andrieu : Raoul Rigault, le très jeune (24 ans) préfet de police de la Commune.

Publié dans Histoire, Mémoires, Politique | Marqué avec | Commentaires fermés sur Jules Andrieu, Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris

C.L.R. James : Marins, renégats & autres parias

C. L. R. James, Marins, renégats & autres parias. L’histoire d’Herman Melville et le monde dans lequel nous vivons. Traduction de l’anglais par Pascal Neveu. Postface de Matthieu Renault. Ypsilon éditeur (coll. Contre-attaque), Paris, 2016 [1953], 320 pages, 19 €.

Voici un OVNI littéraire : un commentaire de l’œuvre de Melville – avant tout de Moby Dick – par celui que le London Times surnomma le « Platon noir » en 1980 et qui se disait lui-même marxiste… « Plus un écrivain est grand, moins sa biographie personnelle importe », écrit James à propos de Melville. « Néanmoins, poursuit-il, celle de Melville est importante pour [son roman] Pierre ou les ambiguïtés, et nous allons en esquisser les grands traits. » On pourrait en dire autant pour C. L. R. James et son OVNI… Justement, l’auteur de la postface, Matthieu Renault, vient de publier à La Découverte une biographie de notre auteur (C. L. R. James. La vie révolutionnaire d’un “Platon noir”). En France, James reste encore peu connu ; seuls deux de ses livres avaient été traduits jusqu’ici : Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue[1] et Sur la question noire aux États-Unis 1935-1967[2]. Né en 1901 à Trinidad, alors colonie de la Couronne britannique, mort à Londres en 1989, C. L. R. James, après avoir grandi sur son île natale, est parti pour l’Angleterre en 1932, puis aux États-Unis en1938 – il y restera une quinzaine d’années, et c’est à la fin de ce séjour américain qu’il écrira Mariners, Renegades and Castaways. Avant d’y venir, il faut dire quelques mots du parcours qui l’amena à écrire ce livre.

Tout d’abord, il est important de comprendre que la première formation de James, descendant d’esclaves comme la plupart des Noirs de la Caraïbe, fut celle d’un intellectuel britannique distingué : il grandit dans la fréquentation des grands auteurs anglais, étudie le latin et le grec, bref, il fait ses « humanités », comme on disait alors. Britannique, il l’est aussi par la pratique du cricket, sport d’exportation de la Couronne dans ses colonies et autres dominions. À côté de quelques nouvelles et d’un roman décrivant la vie à Trinidad, et en particulier dans les barrack-yards, soit les quartiers miséreux de Port of Spain, ses premiers textes ont d’ailleurs été consacrés au cricket, qu’il n’a pas seulement pratiqué, mais qu’il a commenté – il a parfois gagné sa vie en écrivant sur le cricket pour la presse anglaise – et dont il est toujours resté un spectateur passionné et un spécialiste reconnu[3]. Lors de son premier séjour en Angleterre, James découvre la classe ouvrière et devient marxiste – et trostkiste, grâce à la lecture de l’Histoire de la révolution russe de Léon Trostki. Matthieu Renault montre bien dans sa « biographie intellectuelle » que James, influencé par sa formation initiale d’intellectuel britannique, puis par son engagement révolutionnaire trotskiste, n’abandonna jamais vraiment une conception eurocentrée – ou peut-être occidentalo-centrée – de la révolution, alors même qu’il remit de plus en plus radicalement en cause la domination blanche et celle de l’« avant-garde » sur les « masses ». Plus exactement, il faudrait peut-être parler d’une conception « universaliste » de la révolution : « […] ce que James souligne c’est l’inclusion, présente et plus encore à venir, des diverses parties du monde – qui ne perdront pas pour autant leurs différences – dans une seule et même civilisation moderne qui reste encore très largement à (re)construire, à (ré)inventer[4]. » Ainsi, James ne rompt pas avec une vision hégélienne de l’histoire comme processus orienté, mais ses engagements avec les Noirs américains puis avec les révolutionnaires africains des années 1960, tel le leader ghanéen et panafricain Kwame Nkrumah l’amènent à une conception décentrée de la révolution, ce à quoi l’avait préparé la théorie du « développement inégal et combiné », le DIC cher aux trotskistes. Il se réclame ainsi d’une « loi de compensation historique » qui veut rendre compte de ce qui demeure une bizarrerie aux yeux de certains marxistes orthodoxes : le fait que la révolution éclate la plupart du temps là où on l’attendait le moins, comme la révolution russe, qui s’est produite dans un pays économiquement et politiquement « arriéré » alors qu’elle aurait logiquement – d’après les analyses marxistes sur le développement des forces productives et des antagonismes de classe – dû surgir en Allemagne… La « compensation historique » propulse alors le pays « arriéré »… à l’avant-garde de la révolution mondiale (une nouvelle version de l’évangélique « les derniers seront premiers et les premiers seront derniers » ?)

Ces considérations ne nous éloignent pas du chef-d’œuvre de Melville, en tout cas pas de sa lecture par C. L. R. James. En effet, ce dernier voit dans le Pequod, le navire baleinier lancé à la poursuite de Moby Dick, une sorte de concentré ou de modèle réduit, si l’on préfère, de la civilisation moderne : « Le voyage du Pequod, écrit James, est le voyage de la civilisation moderne à la recherche de sa destinée. » Marins, renégats & autres parias est en quelque sorte une analyse de classe de ce qui se joue sur le pont de ce bateau. Avant d’exposer les thèses de James, il n’est pas inutile de préciser que point n’est besoin d’avoir lu Melville pour comprendre de quoi il est question ici – et cela même si l’on ne conseillera jamais assez la lecture de Moby Dick ou de Bartleby le scribe ! James écrit de manière très vivante, il ne s’adresse en aucun cas à un public de spécialistes (nous reviendrons plus loin sur ce point), et il est conscient que tout le monde n’a pas lu Moby Dick ou les autres œuvres de Melville dont il traite rapidement. Voyons par exemple comment il débute son premier chapitre, « Le capitaine et l’équipage » : « Un soir, il y a plus de cent ans [James écrit en 1953], un baleinier américain prend la mer, en route vers ses lieux de pêche, lorsque soudain son capitaine unijambiste, Achab, ordonne à Starbuck, son second, “d’appeler à un rassemblement général à l’arrière”. Il y déclare à l’équipage que le but réel du voyage est de chasser une Baleine blanche, renommée parmi les pêcheurs de baleines pour sa couleur particulière, sa taille et sa férocité. C’est la baleine, dit-il, qui a arraché sa jambe, et il la pourchassera “au-delà des flammes de l’enfer”. » Et d’enchaîner directement sur le désaccord du second, Starbuck, lequel pense que les hommes chassent la baleine pour gagner de l’argent et que toute autre raison n’est que folie. Nous sommes déjà bien dans l’histoire, et James va s’attarder d’abord sur la personnalité d’Achab. Selon lui, le capitaine « est le type social le plus destructeur et dangereux qui soit jamais apparu dans la civilisation occidentale ». Ce « type » (c’est James qui souligne), c’est le type totalitaire, que Melville « a vu et compris dans toute sa mesure » près d’un siècle avant qu’il ne produise les ravages que l’on a connus en Allemagne et en Union Soviétique. En gros, Achab est devenu fou depuis que Moby Dick lui a enlevé une jambe. Le problème est que ce fou est aux commandes d’un équipage à ses ordres, d’un bateau tout ce qu’il y a de plus moderne et d’une science certaine de la navigation en haute mer : « C’est pourquoi il est une menace si sérieuse. Son dessein peut bien être fou, les armes qu’il utilise pour l’atteindre sont parmi les réalisations les plus avancées du monde civilisé, et tel dessein donne à sa grande intelligence une maîtrise […] et une puissance jamais obtenues auparavant. » Et « ce qui était folie dans un livre cent ans plus tôt, est aujourd’hui la folie même de l’époque dans laquelle nous vivons. » Ainsi les nazis disaient-ils « que la civilisation mondiale se désintégrait et qu’ils avaient une solution – la création d’une race supérieure. C’était leur programme. » Et ils l’ont appliqué : « Tout ce qu’ils ont fait, jusqu’à l’ultime tentative de détruire l’Allemagne, était subordonné à ce programme. » Personne n’a su y faire face, « car cette folie est née dans les profondeurs de la civilisation occidentale et s’en nourrit ». Ici, James veut parler de l’État-nation et de l’idéologie raciale qui en découle infailliblement. En le lisant aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser à l’Empire contemporain, à sa violence et à celles qu’il engendre, comme celle de l’État islamique. Mais James poursuit en parlant du « type » totalitaire soviétique, et sa description ne peut, là encore, que nous faire penser à des phénomènes très actuels un peu partout dans le monde : « Dès 1928, dans une Russie épuisée et désespérée par la révolution, ne voyant dans le monde alentour aucune lueur d’espoir, se levait le même type social que chez les nazis – administrateurs, cadres, gestionnaires, leaders ouvriers, intellectuels. Leur but premier n’était pas la révolution mondiale. Ils souhaitaient construire des usines, des centrales électriques plus grandes que toutes celles qui avaient été construites. Leur but était de raccorder des fleuves, déplacer des montagnes, semer depuis les airs ; et pour atteindre ce but, ils dilapideraient des ressources humaines et matérielles sur une échelle sans précédent. Leur intention première n’était pas la guerre. Ce n’était pas la dictature. C’était le Plan. » Comment ne pas penser, en ce début de siècle xxi, aux dits « grands projets inutiles » comme le « TAV » (ligne à grande vitesse Lyon-Turin) ou l’aéroport de Notre-Dame des Landes ? Et ces « administrateurs, cadres, gestionnaires, leaders ouvriers, intellectuels », au service de qui travaillent-ils à présent, sinon celui de la firme Vinci et des soi-disants « pouvoirs publics » ?

Voici donc Achab : « incarnation du type totalitaire, dans toute son envergure. Son dessein clairement sous les yeux, seules deux choses le concernent désormais : 1/ la science ou la gestion des choses ; et 2/ la politique , ou la gestion des hommes. » Aussi fou soit-il, et aussi puissante que soit sa folie, Achab ne saurait cependant parvenir seul à ses fins. James passe donc à la description de son équipage. Celui-ci est « la preuve définitive que Melville compose un échantillon strictement logique. Ils forment une bande de loqueteux recueillis par hasard aux quatre coins de la Terre. Il nous dit qu’en 1851, alors que les officiers blancs américains fournissent les cerveaux, moins d’un sur deux parmi les milliers d’hommes dans la pêcherie, l’armée, la marine et les forces d’ingénierie employées à la construction des canaux et des routes américaines, sont des Américains. » Quant aux « officiers blancs », et en particulier le second Starbuck, ils ne sont que des relais de l’autorité dictatoriale d’Achab. « Son histoire [de Starbuck] est l’histoire des libéraux et des démocrates qui, durant le dernier quart de siècle, ont mené à la capitulation face aux totalitaires, pays par pays. » C’est ici, peut-être, que l’analyse de James est fautive. En effet, il fait reposer entièrement la domination exercée par Achab sur son propre charisme, d’abord, en quoi il a raison, sur la « collaboration » des officiers ensuite, en quoi il n’a pas tort non plus. Il exonère ainsi le reste de l’équipage, la « bande de loqueteux », de toute responsabilité dans la poursuite de l’expédition infernale… Le narrateur, Ismaël, échappe à ce schéma : « membre d’une famille américaine distinguée, il est instruit et a été professeur. Mais il ne peut supporter la classe sociale dans laquelle il est né et a été élevé, et travaille donc comme ouvrier, creusant des fossés ou faisant tout ce qui lui tombe sous la main. Il est sujet à des crises de dépression (aujourd’hui nous dirions qu’il est névrosé) et chaque fois qu’il sent arriver une de ces crises, il prend la mer. Aujourd’hui il ne prendrait plus la mer – il rejoindrait un mouvement ouvrier révolutionnaire. » L’aujourd’hui de James était 1953. On peut douter de son diagnostic. Un peu plus loin, d’ailleurs, il revient sur le personnage d’Ismaël dans une analyse qui rappelle un peu celles de Reich sur la petite bourgeoisie et le fascisme : contrairement à tous les autres hommes d’équipage, Ismaël, dit-il, ne montre jamais la moindre vélléité de rébellion contre Achab. « Les Ismaëls […] vivent dans chaque immeuble de nos villes. Et ils sont dangereux, plus encore lorsqu’ils quittent leur propre environnement et travaillent avec les ouvriers ou vivent parmi eux. » En fait, Ismaël, conclut James, « hésite constamment entre le totalitarisme et l’équipage ». Il est curieux qu’un auteur comme James n’ait pas perçu ce que cette alternative a de bancal : le « totalitarisme » d’un côté, l’équipage de l’autre… On sent bien qu’il est tout à sa démonstration – le Pequod comme archétype du conflit de classe – et qu’il tord un peu son raisonnement pour aboutir à une conclusion correcte. Pourtant, sa brillante analyse des personnages et situations mis en scène par Melville dans Moby Dick surtout, mais aussi dans Pierre ou les ambiguïtés et Bartleby le scribe, vaut vraiment le détour.

Nous pourrions conclure ainsi cette recension si ce livre ne comportait un chapitre supplémentaire, et probablement pas le moins important aux yeux de son auteur. En effet, « Une conclusion aussi naturelle que nécessaire », titre de ce dernier chapitre, décrit ce qui est arrivé à James en 1952 : « J’envisageais depuis longtemps d’écrire un livre sur Melville. Je me suis décidé à l’été 1952, et ai commencé à négocier avec les éditeurs. Quelle forme aurait-il pris si je l’avais écrit selon le projet d’origine, je ne sais pas. Mais ce qui importe est que je ne suis pas un citoyen américain et, alors que j’étais sur le point de l’écrire, je fus arrêté par le gouvernement des États-Unis et envoyé à Ellis Island pour être expulsé. » James avait été invité aux États-Unis en 1938 par le Socialist Workers Party (trotskiste) pour une tournée de conférences. Il y était resté sans jamais régulariser sa situation, militant et écrivant sous pseudonyme. Il reçut un ordre d’expulsion en 1948. L’affaire traîna quelque temps, mais on était en plein maccarthysme et l’ordre d’expulsion fut exécuté. Dans ce contexte, Mariners, Renegades and Castaways devait faire partie de la stratégie de défense de James, comme le dit Matthieu Renault dans sa biographie. Il en envoya d’ailleurs plusieurs copies à des membres du Congrès dès qu’il fut terminé.

« Melville a bâti sa structure gigantesque, une image du monde civilisé, en utilisant un navire, un équipage d’environ trente hommes, pour une grande part isolés du reste du monde. J’en étais là, prêt à écrire, lorsque je fus soudainement transporté sur une île isolée du reste de la société, où les administrateurs, les fonctionnaires et les officiers américains chargés de la sécurité contrôlent les destinées d’environ un millier d’hommes, de marins, d’« isolés », de renégats et autres parias venus des quatre coins du monde. C’était comme si le destin me donnait l’opportunité de tester mes idées sur ce grand écrivain américain. » Ici, je dois dire que ce projet-là, précisément, a échoué. Si le témoignage de James sur la déshumanisation produite par la bureaucratie, la haine de tout ce qui ressemble aux communistes et une justice peu encline à l’empathie – encore moins envers un Noir ! – demeure très intéressant et, hélas, très actuel (c’est un des thèmes de la campagne électorale aux États-Unis, et il ne se passe pas une journée sans qu’on parle de « migrants » ou de « réfugiés » dans nos différents pays européens), sa tentative de faire d’Ellis Island un second Pequod ne fonctionne pas. Reste qu’il vaut la peine d’être lu pour son actualité brûlante.

Au total, ce petit livre mérite vraiment d’être lu, aussi bien pour ce qu’il nous apprend sur Melville et sur James lui-même, et dont je n’ai donné ici qu’un faible aperçu. Même si j’ai pu émettre des réserves sur la façon dont James « tire » Melville à lui, j’ai admiré une certaine virtuosité d’exposition et des remarques souvent très pertinentes. Et pour ne rien gâter, il donne envie de (re)lire Melville.

PS : il faut ajouter un petit mot d’éloge de la collection « contre-attaque » des éditions Yspsilon, qui a déjà publié James Baldwin, Georges Bataille et André Breton, et un recueil de textes de poètes grecs détenus au camp de Makronissos durant la dictature dite des « colonels ». Rien que de belles choses.

franz himmelbauer

 

[1] Première édition avec traduction par Pierre Naville, Gallimard, 1939. Deuxième édition avec textes complémentaires, traduits par Claude Fivet-Demorel, aux Éditions caribéennes en 1983 – cette deuxième édition a été reprise chez Amsterdam (Paris)en 2008.

[2] Recueil de textes paru chez Syllepse (Paris) en 2012.

[3] Il existe un recueil de textes consacrés au cricket par C.L.R. James : A Majestic Innings. Writings on Cricket, Londres, Aurun Press, 2006.

[4] Matthieu Renault, « C.L.R. James : vers un matérialisme postcolonial » in revue en ligne Période, article consulté le 21 février 2016.

Publié dans Essais, Littérature, Politique | Marqué avec | Commentaires fermés sur C.L.R. James : Marins, renégats & autres parias

Raphaël Josset, Complosphère. L’esprit conspirationniste à l’heure des réseaux

Lemieux Éditeur, Paris, 2015.

Excellent titre : il résume parfaitement le propos du bouquin. On comprend en effet que l’esprit conspirationniste ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier, mais qu’il se caractérise aujourd’hui différemment – et cette « complosphère » fait immanquablement penser à d’autres mots composés en « sphère », comme blogosphère, par exemple, ce qui nous rappelle, comme le dit l’auteur dans son texte, que nous vivons l’ère où chacun·e devient son propre média, ou plus radicalement : devient média. Votre serviteur, tout en rédigeant ces lignes, a bien conscience de cette condition commune qu’il partage avec quelques millions d’autres êtres connectés…

L’esprit conspirationniste, donc. (Il fut un temps, dans ma jeunesse, où l’on parlait de « vision policière de l’Histoire », à laquelle on opposait « les masses », « la lutte des classes » et « les forces productives » dont le développement creusait infailliblement le tombeau du capitalisme.) Raphaël Josset nous donne un rapide aperçu de ses sources, essentiellement l’abbé Barruel, auteur français contre-révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, un certain John Robison outre-Atlantique et enfin, star absolue de la production conspiratrice, l’auteur trop méconnu (mais c’est une condition de son succès jamais démenti) des fameux Protocoles de Sages de Sion, Mathieu (Matveï Vassilievitch) Golovinski, agent de l’Okhrana à Paris au début du siècle dernier. À ceux-là il faudrait ajouter encore le Canadien William Guy Carr « à qui l’on doit la reformulation synthétique après la Seconde Guerre mondiale de tous ces grands thèmes du méga complot planétaire […], en particulier dans […] Pawns in the Games (Des Pions sur l’échiquier) paru en 1958 » et dans lequel Carr remet en scène (et en selle dans l’imaginaire collectif, qui les avait un peu oubliés) les Illuminati. Barruel, lui, avait expliqué la Révolution française comme une conséquence aussi funeste que lointaine de la malédiction fulminée par Jacques de Molay, dernier Grand Maître de l’Ordre du Temple, lors de son supplice sur le bûcher en 1314. En effet, ce dernier avait alors voué Philippe-le-Bel, destructeur de l’Ordre, et, paraît-il, ses successeurs durant treize générations (!), aux gémonies, ce qui aurait été finalement accompli avec l’exécution de Louis XVI. Selon l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, « véritable texte fondateur du mythe moderne du méga complot », les Templiers survivants seraient entrés dans la clandestinité et se seraient reproduits(!), s’organisant et assurant leur vengeance à travers les siècles au sein de sociétés secrètes comme les Rose-Croix ou les francs-maçons. Contemporain de Barruel, Robison, lui, dénonçait déjà les Illuminati dans un ouvrage au titre profus : Preuves de la conspiration contre toutes les religions et tous les gouvernements de l’Europe, ourdie dans les assemblées secrètes des Illuminés, des francs-maçons et des sociétés de lecture. (Ah, les sociétés de lecture !) Quand aux Protocoles des sages de Sion, leur histoire est désormais un peu mieux connue : il s’agissait d’une provocation destinée à encourager la judéophobie dans l’empire tsariste et, ainsi, à détourner le mécontentement populaire sur les juifs, sempiternels boucs émissaires. À ce propos, Rapahaël Josset cite les livres d’Umberto Eco, son essai La Guerre du faux et son roman Le Cimetière de Prague. Je ne résiste pas au plaisir d’ajouter une référence, capitale selon moi : il s’agit d’une nouvelle de Danilo Kiš, écrivain yougoslave, « Le livre des rois et des sots », contenue dans son recueil Encyclopédie des morts (Gallimard 1985). « Les bruits que faisait courir ce “chef d’œuvre de la calomnie” se répandirent de par le monde à la vitesse à laquelle circulent seules les rumeurs et la fièvre de Malte, écrit D. Kiš. Ce livre traversa le continent européen pour atteindre les îles Britanniques, et de là l’Amérique, puis, en retour, les confins mêmes de l’Empire du soleil levant. Grâce à son origine mystérieuse et au besoin inné qu’ont les hommes de donner un sens à l’histoire d’un monde sans Dieu, Le Complot [titre modifié par Kiš pour les besoins de la fiction] devint un bréviaire enseignant que derrière toute défaite de l’histoire se cache “une force obscure, mystérieuse et dangereuse” ; elle tient entre ses mains la destinée du monde, dispose des sources mystérieuses du pouvoir, déclenche les guerres et les rébellions, les révolutions et les dictatures ; elle est “la source de tous les maux”. » Danilo Kiš a publié cette nouvelle en 1983. Un peu plus de trente ans après, Raphaël Josset le rejoint : « […] c’est précisément dans le contexte de la profonde crise existentielle et spirituelle provoquée par la montée du rationalisme techno-scientifique de la Modernité corrélativement à l’avènement du mode de production capitaliste – toutes choses ayant peu à peu sapé les fondements judéo-chrétiens du système de croyances traditionnelles sur lesquelles reposait la légitimité des institutions de l’Ancien Régime – que naissent les premiers récits évoquant l’existence d’un complot satanique de portée mondiale s’employant efficacement, ainsi que le montrerait l’occurrence de la Révolution française, à subvertir l’œuvre de Dieu. Et ce par le biais de diverses sociétés secrètes intiatiques ayant recruté parmi l’élite. » Ici, je me demande si l’on ne devrait pas aussi mettre en cause le rôle des grandes chasses aux sorcières qui ont accompagné, justement, l’avènement de la modernité, et dont les promoteurs ont été les premiers à produire un discours « complotiste » en dénonçant la conjuration diabolique à laquelle participaient les accusées. Bref. Josset écrit, lui, à l’ère d’internet : « Quand, dans l’ère de la simulation post-spectaculaire de la société des réseaux, “le vrai est un moment du faux”, quand se disséminent les invisibles microtechnologies de la surveillance et du contrôle, quand triomphent l’image et le simulacre manipulables à volonté, quand règnent le jeu des masques et des apparences, la double face des choses, des mots et des gens, la confusion des genres et le relativisme absolu pour lequel tout se vaut, quand disparaissent les référentiels, la crédulité dans les récits de légitimation et les critères permettant de juger de la vérité d’un énoncé, quand l’éphémère, la précarité et l’instabilité se généralisent, bref, quand la “fake-ticité” devient la norme, – telle est la complexité de l’Ordre nouveau –, comment ne pas douter de la réalité de tout ce qui fut, de ce qui est et de ce qui advient ? » Et il cite la Théorie du Bloom, de Tiqqun (La Fabrique 2004) qui parle du sujet contemporain comme de « l’homme du nihilisme accompli », lequel, ajoute-t-il, « en identifiant les prétendus responsables (boucs émissaires) […], se donne un semblant de possible contrôle sur les événements d’un monde chaotique, se rassure en donnant un sens à l’Histoire et par conséquent à son existence. »

Nous avons donc ici un petit livre stimulant qui pourra nous donner quelques arguments lorsque, comme cela arrive désormais si souvent, quelqu’un·e nous dira : « Ah mais ce n’est pas clair cette histoire ! On ne saura jamais la vérité. “Ils” nous cachent tout ». Pour donner un exemple vécu personnellement, lors du crash de l’avion de la Germanwings dans les Alpes de haute Provence, j’ai entendu un ami me déclarer, avant même qu’on ait eu le temps de réfléchir, qu’il y avait un ou des avions de chasse dans les parages, et un exercice militaire en cours. Les boîtes noires retrouvées, on comprit que la vérité de cet accident était beaucoup plus banale et désespérante que cela : juste un pauvre type dépressif, frustré de ne pas pouvoir piloter des longs-courriers, et qui n’aurait même pas dû être là puisqu’il était en arrêt-maladie. Évidemment, c’est nettement moins sexy, et ça nous renvoie à une grisaille quotidienne peu valorisante… Mais je trouve que cette anecdote est assez représentative de la mécanique bien décortiquée par ce bouquin. Pour finir, j’ajouterai encore une référence à un article d’Yves Pagès sur son blog Pense-bête à propos des Illuminati et de leur récurrence jusque dans les textes des rappeurs américains : « Le pseudo-complot sataniste des Illuminati. Deux siècles d’irrésistible mondialisation d’une mystification à la con (1797-2015). » Ça vaut vraiment la peine d’être lu, parce que c’est une démonstration – par l’absurde, mais très concrète – de la plasticité de ce genre de récit fabuleux et de sa capacité d’adaptation tous terrains.

Publié dans Essais, Sociologie | Marqué avec | Commentaires fermés sur Raphaël Josset, Complosphère. L’esprit conspirationniste à l’heure des réseaux

Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté

Textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young. Éditions La Découverte, Paris, 2015.

Ce livre contient la seconde partie des œuvres de Frantz Fanon. La première est sortie chez le même éditeur en 2011, et réunit les textes déjà publiés sous forme de livres du révolutionnaire martiniquais : Peau noire, masques blancs (première édition Seuil, 1952), L’An V de la révolution algérienne, Les Damnés de la terre et Pour la révolution africaine, Écrits politiques (tous trois chez Maspero, respectivement 1959, 1961 et 1964 – soit, pour ce dernier, après la mort de son auteur fin 1961). Ces Œuvres II comprennent un certain nombre d’inédits, dont les deux pièces de théâtre écrites par Fanon, un certain nombre d’écrits psychiatriques et quelques textes politiques qui n’avaient pas été retenus dans Pour la révolution africaine. Commençons par ces derniers, qui nous semblent présenter un intérêt bien moindre que les autres. Il s’agit essentiellement de textes publiés dans El Moudjahid de la période combattante (entre 1957 et 1961). El Moudjahid était alors le journal du FLN, publié à Tunis. Or, le premier recueil des articles que Fanon y avait écrits, Pour la révolution africaine, avait déjà rassemblé la plupart d’entre eux. Par ailleurs, il avait posé problème : en effet, comme l’écrivait en 1963 Rheda Malek, ancien rédacteur en chef, à François Maspero, qui préparait alors ce recueil : « El Moudjahid est l’œuvre d’une équipe qui a toujours travaillé en commun et dans l’anonymat. Les sujets les plus importants qui y sont traités ont été conçus, et je dirais même pensés, en commun. Cela explique un peu l’embarras que je ressens devant votre projet d’édition qui va naturellement à l’encontre de cet anonymat que nous avions respecté jusqu’à la fin. » (Lettre du 14 septembre 1963 citée ici p. 450, dans l’introduction à la troisième partie, « Écrits politiques », rédigée par Jean Khalfa.) Donc, non seulement nous avons affaire à ce qu’on pourrait appeler, sans beaucoup exagérer, des « fonds de tiroirs », mais en plus, cette édition reproduit le malaise dont parlait Rheda Malek. Il ne nous viendrait pas à l’idée de mettre en doute les bonnes intentions des éditeurs, mais remarquons tout de même qu’ils sont pris dans un système qui repose sur des notions d’œuvre et d’auteur contestables dès lors qu’il s’agit de textes exprimant les positions d’un collectif de lutte… D’autre part, et comme le faisait justement remarquer François Maspero dans sa préface à Pour la révolution africaine, « Les textes qui suivent sont un fil conducteur plus quotidien [que les ouvrages précédemment publiés], l’itinéraire d’une pensée en perpétuelle évolution […] » (Extrait cité ici p. 449.) Aussi bien, et sans insulter à la mémoire de Fanon, on peut parler de textes de circonstance, qui peuvent servir à restituer l’ambiance d’une époque et l’engagement d’un collectif qui se voulait révolutionnaire. Enfin, il faut bien reconnaître que nombre de ces textes ne sont pas les meilleurs de Fanon – on y sent l’influence d’une orthodoxie de groupe, et on y entend parfois les premiers grincements de la langue de bois qui allait devenir celle du journal plus tard, après l’indépendance, lorsque les Algériens commencèrent à le surnommer « Tout va bien ».

Autrement passionnantes sont, selon nous, les deux premières parties, consacrées respectivement au théâtre et aux écrits psychiatriques. Par les textes eux-mêmes, tout d’abord. Et par l’éclairage qu’ils apportent, grâce à l’excellent appareil critique de Jean Khalfa et Robert Young, sur la genèse et le sens des livres désormais célèbres réunis dans le premier volume de ces Œuvres.

Les deux pièces de théâtre ont été écrites en 1949. Fanon est alors à Lyon où il étudie la médecine et commence sa spécialisation en psychiatrie. Il fréquente régulièrement le théâtre des Célestins, où il peut voir, entre autres, des pièces de Sartre, Camus ou encore Claudel. Autre influence décisive, celle d’Aimé Césaire, que Fanon a connu comme prof de philo à Fort-de-France, et dont il a soutenu la candidature à la députation. S’il n’est pas d’accord avec lui sur le concept de « négritude », il est en revanche très admiratif de son œuvre poétique, et cela est évident à la lecture des Mains parallèles et de L’Œil se noie, dont le style à la fois sombre et flamboyant doit beaucoup à l’auteur du Discours sur le colonialisme et du Cahier d’un retour au pays natal. « Comme Césaire l’avait brillamment compris, écrit Robert Young en introduction au Théâtre, l’idiome surréaliste convenait parfaitement au monde irrationnel et disjoint de la colonialité et de la postcolonialité. » (p. 18) Cela donne « une sorte de travail d’exorcisme personnel qui atteint souvent une extraordinaire beauté formelle, mais [qui] n’est pas dénuée d’hermétisme. » (François Maspero, cité ici p. 29.)

L’Œil se noie nous donne… à voir (et surtout à imaginer, car ces pièces n’ont pas été écrites pour être montées) l’affrontement de deux hommes autour d’une femme, laquelle semble plutôt passive. François représente manifestement un pôle nocturne, sombre, dionysiaque. Il est en recherche de l’absolu – et il ne tolère pas un amour « normal » de la part de Ginette. « Non Ginette, je ne veux pas que tu m’aies attendu comme on attend le facteur », lui dit-il, c’est-à-dire comme n’importe quelle jeune fille attend de rencontrer son « promis ». « Non, Ginette, il ne faut pas se presser. Il ne faut pas se dépêcher de vivre comme un remède que l’on avale trop vite. Eux ils commencent toujours comme ça./ Ils arrivent. Ils parlent. Il faut qu’ils parlent./ Je t’aime/ Je te déteste/ Je t’adore/ Je te hais/ Ils s’en foutent qu’on leur réponde “Moi aussi”./ Tu m’aimes ?/ Je vous hais !/ Je vous exècre !/ Crapule !/ Goinfre !/ Chéri !/ Mon amour !/ Et voilà. Ils sont bien. Deux ! Un couple ! Un couple d’hommes bien vivants bien enfoncés dans la vie pour l’amour et pour la haine. Ça me fatigue Ginette ! Je veux être seul ! »

Qu’à cela ne tienne, voici Lucien, l’inverse de François, le solaire, l’apollinien, qui prêche l’amour de la vie et qui raconte à Ginette comment François s’est toujours détourné des autres, même de ses amis les plus dévoués. Ce n’est qu’un atrabilaire qui déteste la vie, alors que lui, Lucien : « Tenez, regardez./ La mort blanche, terrassée, arrachée à son linceul se lève ruisselante et disparaît./ Un frisson neuf parcourt l’échine de la terre, une joie bleu ciel balaie nos soirées ennuyeuses, nos pores écartés jusqu’à avoir mal : distendus, béants, saignants de toutes parts./ Je deviens un vaste champ de foire et vous dansez Ginette en robe blanche à fleurs violettes./ Il y a le clown qui arrache le premier rayon de soleil à notre poitrine, la valse qui demande à être emportée dans une valse rouge vif, il y a vous Ginette seule contre moi et mon corps vous enveloppe, vous aime et vous appelle…/ Il y a vous et je vous dis la prière bleue qui monte de la terre./ Il y a vous et moi et nous dormons sous un lit de fleurs sauvages… »

Même si, comme le suggère Robert Young, les deux personnages masculins pourraient bien représenter chacun une inclination profonde de Fanon, on sent que son cœur penche cependant plutôt vers François. D’ailleurs, Ginette, avant de céder provisoirement aux instances de Lucien, le défend :

« Lucien – […] C’est facile de se tenir immobile et de répéter inlassablement : “La vie est l’antichambre de la mort.”/ Ginette – Mais ce n’est pas facile ça non plus./ Lucien – Mais c’est plus difficile de croire en la vie et en l’amour. C’est plus fatiguant d’ouvrir les mains et de s’agripper à la vie, farouchement, humainement, c’est-à-dire terriblement. C’est plus difficile de se battre, de crier, de hurler non plus à la mort mais à la vie !/ Ginette – (Oppressée.) Il a raison. Il a choisi./ Lucien – Moi aussi j’ai choisi./ Ginette – Non ! vous savez que vous n’avez pas choisi ; que nous n’avons pas choisi. Nous voulons vivre, mais nous voulons savoir pourquoi lui veut mourir./ Lucien – Alors ?/ Ginette – Alors il faudra qu’il nous le dise./ Nous ne pouvons plus le lâcher,/ Nous ne pouvons plus l’oublier/ Nous ne pouvons plus nous écarter de lui. (D’une voix lointaine et comme effrayée par ce qu’elle semble découvrir à mesure qu’elle parle.) Ça ne vous embête pas de vivre à grandes lampées à côté de ce mort chaud ? »

Fanon lâche ainsi de ces fulgurances… Dans l’autre pièce, Les Mains parallèles, c’est par exemple « l’homme, ahurissante illusion, absurde gratuité »… L’action se déroule à Lébos, une cité que l’on peut supposer grecque où, « de date immémoriale […], d’implacables ténèbres cimentent les esprits ». Ici, où il est plus question de politique que dans L’Œil se noie, jour et nuit, lumière et ténèbres ont inversé leurs valences : « Bénie soit l’Obscurité, chante le chœur, Car la lumière est terrible. » Polyxos règne sur Lébos : « Écoutez-moi. J’ai aujourd’hui, après deux mille ans, le droit de parler. J’ai découvert le point d’équilibre où s’immobilise la conscience. Les raisons élémentaires se substituent à l’inefficace intention ; le Verbe enferme le Monde, présence exprimée. » Fanon pensait-il au christianisme en évoquant ces deux millénaires, et ce Verbe qui enferme le Monde, présence exprimée comme on exprime le jus d’un citron ? Quoi qu’il en soit, la journée commence sous de terribles auspices : Polyxos a rêvé que son fils Épithalos, qui doit justement ce jour épouser l’intouchée Audaline, fille d’un haut dignitaire (une sorte de premier ministre ?), et conforter ainsi « de Lébos la tranquille platitude », qu’Épithalos, donc, allait « l’absenter de cette terre ». Pour résumer ce que je comprends de cette pièce, je dirais qu’elle met aux prises Épithalos, qui représente la lumière et avec elle le devenir, le renouveau, et son père Polyxos, lequel croyait que rien jamais ne viendrait perturber la citée hébétée. Le voici qui implore la clémence des dieux de la cité : « […] daignez de notre front éloigner l’illusoire clarté. Que jamais le désir anfractueux ne nous possède ! » Dans L’Œil se noie, les seules discussions suivies que François entretenait régulièrement, selon les dires de Lucien, avaient pour interlocuteur un vieux serviteur aveugle. François récusait les apparences et les « mots bleus ». Ici c’est l’inverse : la clarté est illusoire et dangereuse, seule vaut l’Obscurité. Une chape de ténèbres enferme la cité, où le désir – moteur du devenir et de l’Hisoire – ne pourrait pénétrer que par des « anfractuosités ». La parole elle-même, selon le chœur, ne doit s’altérer « d’aucune vision ». Épithalos pourtant va ruiner cet ordre, et déclencher par son geste une guerre civile et des massacres sans nom. Que nous dit Fanon ? Qu’il n’est point d’autre alternative que celle du consensus dans l’abrutissement versus la guerre civile ? Un discours cependant tente de déjouer ce piège, celui de Dràhna, femme de Polyxos et mère d’Épithalos : « Hommes trop retentissants, vous nous faites payer chacune de vos ivresses. […] Mâles orgueilleux, cessez de votre agitation l’impuissant édifice. Vos gestes ténébrants font mal et les rêves dont vous êtes animés, de nulles réalisations, écorchent nos lèvres. » Un peu plus loin, elle ajoute : « C’est à partir de nous que les univers s’organisent, mais les hommes, dérisoires créatures arrachées de nous-mêmes, nous fouettent le visage de leurs mains homicides. Hier les femmes, impuissantes éternellement, penchaient vers les midis en actes des yeux combustibles. Hier, submergées de soleil avide, voraces de vie, nous lancions aux jours éblouissants nos plus âpres appels. Au contact de ma mémoire, je retrouve palpitants les souhaits que formait ma particularité. Mais les hommes, nos idoles transparentes, sont venus et nous ont, de nouveau, éparpillées à la cadence de leurs gestes. Depuis, nos têtes mouillées pleurent des gouttes de nuit. De cette obscurité cancéreuse, nous avons connu les écailles les plus perlées. Nous, voluptueuses épouses du soleil pubère, nous avons, à la nuit, confié nos corps. Et Lébos en deuil du calme destin a trouvé le secret. »

Les écrits psychiatriques de Frantz Fanon sont rassemblés dans la deuxième partie de ces Écrits sur l’aliénation et la liberté, intitulée « Fanon, psychiatre révolutionnaire ». S’il n’avait pas été jugé trop atypique pour une thèse de doctorat, on aurait pu y trouver le texte de Peau noire, masques blancs, que Fanon avait tout d’abord présenté à son directeur de thèse. Mais ce texte ayant été jugé inacceptable « car rédigé d’un point de vue trop subjectif » (et donc pas « scientifique »), il fut remplacé par un autre, plus technique, intitulé Altérations mentales, modifications caractérielles, troubles psychiques et déficit intellectuel dans l’hérédo-dégénération spino-cérebelleuse. À propos d’un cas de maladie de Friedreich avec délire de possession. Malgré son titre barbare, ce texte pose un jalon important dans l’itinéraire de Fanon. En effet, il y prend position dans le débat déjà ancien entre psychiatres et neurologues. « Ici, dit-il en préambule, devra être envisagé le problème des rapports du trouble neurologique et du trouble psychiatrique. À une époque [en 1951] où neurologues et psychiatres s’acharnent à délimiter une science pure, c’est-à-dire une neurologie pure et une psychiatrie pure, il est bon de lâcher dans le débat un groupe de maladies neurologiques s’accompagnant de troubles psychiques, et de se poser la question légitime de l’origine de ces troubles. » (p.. 170) On voit que même dans un texte académique, Fanon n’hésite pas à glisser une pointe d’humour. Ce qui ne l’empêche pas de faire un tour d’horizon très complet des différentes études sur la question et de documenter ainsi très sérieusement son propre travail d’observation. Je ne rentrerai pas ici dans les détails, mais je tiens cependant à préciser que malgré sa technicité, le texte reste très accessible (moyennant deux trois recherches dans un dictionnaire, ce qui aurait d’ailleurs pu nous être épargné par les éditeurs avec quelques notes supplémentaires). Il faut cependant relever quelques passages dont le contenu s’avère décisif pour la pensée de Fanon.

  1. Comment comprendre les troubles psychiques qui accompagnent souvent les maladies neurologiques ? Différentes interprétations existent : « cependant, [elles] n’arrivent pas à nous satisfaire. Et cette insatisfaction provient de ce que notre pensée n’arrive point à se libérer de l’anatomo-clinique. Nous pensons organes et lésions focales quand il faudrait penser fonctions et désintégrations. Notre optique médicale est spatiale alors qu’elle devrait de plus en plus se temporaliser. »
  2. Admettre cette dimension temporelle, c’est admettre l’hypothèse génétique en psychiatrie. « La coupe anatomique est éclipsée par le plan fonctionnel. L’homme perd son caractère de mécanique. Il n’est plus agi passivement. Il se découvre acteur. »
  3. À la différence d’un objet inanimé, l’homme est un être de relation : « [il]existe toujours en train de… Il est ici, avec d’autres hommes et, en ce sens, l’altérité est la perspective réitérée de son action. Ce qui veut dire que l’homme, en tant qu’objet d’étude, exige une investigation multidimensionnelle. »
  4. « C’est autrui qui me révèle à moi-même. Et la psychanalyse se proposant de réintégrer l’individu aliéné au sein du groupe se trouve être la science du collectif par excellence. » On voit ici que, loin de considérer la psychanalyse comme le seul tête-à-tête exclusif entre un analyste et un analysant, Fanon la considère comme une médecine sociale, et cela au moins un an avant de découvrir la psychothérapie institutionnelle à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère, sous la direction de François Tosquelles.

Cette partie « psy » comprend quelques comptes rendus de thérapies effectuées avec le docteur Tosquelles, justement. Ici, j’ai sursauté quand j’ai lu qu’il s’agissait de traitements à base d’électrochocs et de comas insuliniques. Les deux médecins précisent bien que ces traitements de choc ne peuvent se révéler efficaces que dans le cadre de bonnes thérapies institutionnelles – c’est-à-dire avec un suivi aussi bienveillant que rigoureusement organisé. (Plus exactement, il faut même dire que les électrochocs et les comas insuliniques ne sont pour Tosquelles et Fanon que la préparation à une cure psychothérapeutique, et seulement dans certains cas très précis. Ce qui n’a rien à voir avec l’usage punitif qui en était fait dans de nombreux établissements psychiatriques.) Je ne connais pas assez l’évolution de ces questions dans le milieu psychiatrique – un petit tour sur internet suffit à montrer qu’on est loin d’un consensus : apparemment, après une période de remise en cause assez radicale par le mouvement de l’antipsychiatrie, ces techniques sont de nouveau plutôt bien considérées par certains médecins, en particulier pour le traitement des mélancolies et/ou dépressions profondes. Aujourd’hui, en France, le médecin doit obtenir l’accord préalable du patient. Cependant, l’idée même d’électrochoc et de coma insulinique reste effrayante – pour moi du moins. C’est pourquoi j’ai été surpris de découvrir ces textes cosignés par Tosquelles, par ailleurs inspirateur de gens comme Oury et Guattari (clinique de La Borde), ou Fernand Deligny. En effet, parmi les autres textes réunis ici, plusieurs portent sur la psychothérapie institutionnelle, soit, précisément, la remise en cause de l’hôpital comme institution carcérale et des pratiques répressives du personnel soignant. Pour désaliéner les patients, il faut d’abord désaliéner l’institution. Et cela se réalise par la constitution d’une « communauté » institutionnelle qui comprend soignés et soignants. L’idée est de multiplier les lieux et moments de rencontres possibles – autour du travail (ergothérapie), de groupes de paroles (psychothérapies de groupe), d’organisation de diverses activités, fêtes, sorties, etc., y compris de journaux internes à l’hôpital. Fanon a signé des articles dans le journal de Saint-Alban, puis dans celui qu’il a contribué à créer à l’hôpital de Blida, en Algérie alors encore française, où il fut nommé en 1953. L’un de ses leitmotivs est la critique des attitudes punitives et répressives du personnel soignant envers les malades. Ainsi, dans Notre journal (à Blida), il conclut une série d’articles consacrés à la question par ces quelques phrases (relevés dans les n° 51 et 52 des 13 et 20 décembre 1956, ici p. 292 et 293) : « Chaque fois que nous abandonnons notre métier, chaque fois que nous abandonnons notre attitude de compréhension pour adopter une attitude de punition, nous nous trompons. […] À l’extérieur, quand on décide d’organiser un groupement, on crée des lois. Ces lois ne tiennent absolument pas compte des individualités, autrement dit on se préoccupe du général, on ne fait pas de cas particulier. À l’hôpital psychiatrique, nous ne pouvons pas établir de loi générale parce que nous n’avons pas affaire à une population anonyme. […] À l’hôpital psychiatrique, on ne peut pas entendre des phrases comme : “Je ne veux pas le savoir, vous n’avez qu’à faire comme tout le monde”. Parce que, justement, le pensionnaire a de nouveau à apprendre à être comme tout le monde ; c’est parce que justement, il n’a pas pu “faire comme tout le monde” qu’il s’est confié à nous. »

On trouve encore dans cette partie une troisième catégorie de textes, consacrés à l’étude des conditions de la vie sociale, culturelle, religieuse et sexuelle en Algérie. On voit bien comment Fanon s’orienta vers ces travaux à partir d’un échec de la psychothérapie institutionnelle à Blida. Avec Jacques Azoulay, coauteur de ce texte (« La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques », p. 297-313), ils décrivent d’abord l’application des méthodes importées de Saint-Alban (organisation de fêtes, d’activité en groupe diverses et variées, etc.) dans le service des femmes européennes : « dès les premiers mois, [nous avons] senti dans [le service] une prise en masse rapide et féconde : l’atmosphère même du pavillon avait changé, et nous pouvions rendre spectaculairement tout le matériel de contention […]. Non seulement la vie asilaire était devenue moins pénible pour beaucoup, mais le rythme des sorties augmentait déjà nettement. » (p. 300) Or, les mêmes méthodes employées dans le service des hommes musulmans échouent complètement. Les malades ne s’intéressent pas aux réunions, ils ne lisent pas le journal de l’hôpital, se désintéressent des spectacles organisés par les femmes et sortent fumer des cigarettes pendant les séances du ciné-club. L’ergothérapie ne fonctionne pas mieux, enfin, rien ne va : « Peu à peu, il devenait clair qu’il ne pouvait s’agir de coïncidences, de paresse ou de mauvaise volonté : nous avions fait fausse route et il fallait rechercher les raisons profondes de notre échec pour sortir de l’impasse. » Les psychiatres comprennent alors qu’ils ont voulu transposer des méthodes adaptées à un certain contexte, européen blanc, en l’occurrence, dans un autre tout à fait différent sans tenir compte de cette différence, précisément. « À la faveur de quel trouble avions-nous cru possible une sociothérapie d’inspiration occidentale dans un service d’aliénés musulmans ? » Les auteurs avancent deux explications. D’abord, l’Afrique du Nord était française. Les psychiatres, par réflexe, y travaillaient donc comme ailleurs en France métropolitaine : « L’autochtone n’a pas besoin d’être compris dans son originalité culturelle. L’effort doit être fait par l’“indigène” et celui-ci a tout intérêt à ressembler au type d’homme qu’on lui propose. L’assimilation ici ne suppose pas une réciprocité de perspectives. Il y a toute une culture qui doit disparaître au profit d’une autre. » (p.. 305) Ensuite, les psychiatres qui les avaient précédés en Algérie avaient fondé une ethnopsychiatrie coloniale dont le fondement était la description de l’Africain du Nord comme une sorte d’homme inférieure à l’occidentale. Si troubles psychiques il y avait, il ne pouvait être dus qu’à la constitution particulière (et viciée) de ces hommes. Tout était donc à reprendre à zéro, en commençant par prendre au sérieux le « fait social nord-africain ». « Il fallait exiger cette “totalité” dans laquelle Marcel Mauss voit la garantie d’une étude sociologique authentique. Il y avait un saut à effectuer, une transmutation de valeurs à réaliser. Disons-le, il fallait passer du biologique à l’institutionnel, de l’existence naturelle à l’existence culturelle. » (p.. 306) C’est ainsi que, petit à petit, Fanon et son équipe réussirent à adapter la thérapie institutionnelle à leur service d’homme musulmans (entre autres : création d’un café maure, célébration des fêtes religieuses musulmanes, etc.).

Il y a encore bien d’autres textes intéressants dans cette deuxième partie du livre, ne serait-ce que celui de la lettre de démission que Fanon envoya au ministre résident, gouverneur général de l’Algérie, datée de décembre 1956, et qui lui valut son expulsion d’Algérie : elle devrait figurer dans les cours d’instruction civique, comme illustration concrète du devoir de désobéir à des ordres criminels – ou du devoir de se révolter contre une politique criminelle.

Pour terminer cette trop longue note, ajoutons encore que ce livre compte cinq parties au total – nous n’en avons examiné que trois. La quatrième, intitulée « Publier Fanon », ne m’a personnellement pas enthousiasmé. Je comprends tout l’intérêt que peuvent lui porter des éditeurs, mais je ne vois pas qu’elle apporte grand-chose à la connaissance de Fanon, ce météore à la vie brève – il mourut à 36 ans d’une leucémie. Quant à la cinquième partie, elle témoigne du minutieux et très utile travail des deux auteurs de l’appareil critique, puisqu’elle consiste en le relevé systématique des titres de la bibliothèque de Fanon, avec une notice particulière pour chaque livre qui porte une trace de lecture – annotations, pages coupées, etc. Je ne prétends pas l’avoir lue en entier, mais j’ai bien remarqué dans les introductions aux différentes parties du livre et dans les notes de bas de page (au passage, merci de les avoir mises là et pas en fin de volume !) quel profit ont pu en tirer Jean Khalfa et Robert Young.

Finalement, ce gros livre donne envie de lire tout Fanon, si on ne l’a pas encore fait (ce qui est mon cas). Ce n’est pas le moindre de ses mérites.

Publié dans Anthropologie, Politique, Psychiatrie, Résistances, Théâtre | Marqué avec | Commentaires fermés sur Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté

Barbara Glowczewski, Les Rêveurs du désert et Rêves en colère

Éditions Actes-Sud (Babel) et Pocket (Terre humaine poche) ; Arles, 1996 [1989] et Paris 2006 [2004]

NB : Les références aux deux livres seront notées respectivement Rêveurs et Rêves.

« Au cœur de l’Australie, sur les terres rouges et craquelantes, parsemées d’herbes jaunes et piquantes, de buissons décharnés et de cours d’eau à sec, des centaines de pistes invisibles s’entremêlent. L’une d’elles parcourt plus de mille kilomètres, balisée du nord au sud par quelques collines, rochers et arbres isolés, les sites sacrés de cet itinéraire que les Aborigènes du Centre appellent Rêve Homme Initié ou Rêve Étoiles. Toutes ces formes du paysage surgirent au passage d’un peuple ancestral qui, dans l’espace-temps du Rêve, traversa le désert avant de se transformer en étoiles.

« Lorsque la terre était encore plate, un immense auvent flottait dans le ciel. Il se posa au sol et devint une longue colline de roches rouges qu’on appelle depuis Kulungalinpa. Au même moment, un corps sidéral qui n’était pas une étoile filante mais quelque chose de plus grand, plus lumineux et plus long, pareil à une comète, tomba du firmament. Sa chute en plein jour provoqua une nuit qui recouvrit toute la terre. De cette nuit émergea le peuple Homme Initié.

« Le soleil se leva à nouveau et les enfants des étoiles se mirent à danser, agitant leurs bras et frappant leurs cuisses. Alors des branches poussèrent à leurs pieds, formant des perches de plusieurs mètres qui bruissaient au-dessus de leurs têtes. Ils virent dans le ciel Orion et ses filles les Pléiades. Eux aussi avaient parcouru la terre, imprimant un itinéraire balisé de marques topographiques : le Rêve Invincible, nom d’Orion qui sur terre épousait ses filles à l’infini, leur ordonnant de tuer les fils qu’elles enfantaient de lui.

« Les hommes-arbres du Rêve Étoiles n’avaient ni filles ni épouses. Ils marchaient en chantant, et les mots qui racontaient leur épopée passée et à venir ensemençaient la terre. Ils semaient ainsi des Images qui se transformaient en eucalyptus ou en esprits-enfants.

« Ils campèrent au pied de la colline tombée du ciel et rêvèrent au voyage qu’ils allaient entreprendre vers les lointaines contrées du Sud. En songe ils rencontrèrent les femmes du Rêve Bâton à Fouir, le peuple célibataire de danseuses. Elles sillonnaient aussi la terre, semant des Images à esprits-enfants et faisant pousser des acacias partout où elles plantaient leurs bâtons.

« Un jour, ayant laissé les hommes du Rêve Étoiles pour aller chasser, elles trouvèrent en rentrant une corde et un bandeau faits de cheveux filés. Un héros du Rêve Varan les avait fabriqués en coupant les cheveux des hommes. Les femmes Bâton à Fouir, séduites par ces nouveaux objets, acceptèrent pour les posséder de dévoiler leur savoir. Elles firent l’amour avec eux, leur abandonnèrent les prérogatives de la chasse à la lance et des initiations.

Il n’y avait pas de règles de mariage à l’époque, aussi se disputèrent-elles sur la manière dont elles se répartiraient les hommes. Certaines voulaient les mettre en commun, d’autres réussirent à imposer l’idée que chacune aurait le sien. Par couples donc, hommes et femmes firent un bout de chemin jusqu’à Janyingki, où elles accouchèrent de garçons et de filles. Alors dansant et tournant elles formèrent la grotte qui s’y trouve.

« Les enfants grandirent. Coiffées des bandeaux reçus de Varan, les mères dansèrent la cérémonie Bouclier pour que leurs fils deviennent des hommes et reçoivent des épouses. Puis elles tendirent les bras et en sautillant s’éloignèrent vers les contrées de l’Est. Ayant traversé de grandes plaines désertes, elles disparurent sous terre en chantant : “Le pouvoir de la Voix des Nuits, l’Ocre Jaune, le Bâton à Fouir a cessé de respirer, il s’est éteint à bout de souffle…”

« Sous terre ou au ciel, les êtres de l’espace-temps du Rêve continuent à rêver. Ils rêvent l’existence des hommes et des femmes à la peau noire qui depuis des millénaires parcourent le désert. En nommant les sites sacrés qu’ils avaient modelés, les ancêtres fabuleux léguèrent aux hommes une Loi faite de danses, de chants et de peintures. Depuis ce temps, les Aborigènes dansent, chantent et se peignent le corps avec les Images sacrées.

« Les esprits-enfants semés par le Rêve Homme Initié, le Rêve Bâton à Fouir, le Rêve Varan, le Rêve Invincible et tous les autres Rêves, résident encore près des trous d’eau, des rochers ou des arbres. Ils attrapent les femmes qui s’approchent d’eux et, génération après génération, les pénètrent pour donner naissance aux filles et aux garçons gardiens de cette terre. Ainsi chaque Aborigène du désert incarne-t-il un nom et un chant de Rêve qui lui donnent la mémoire de la terre. » (Prélude de Rêveurs)

En 1979, une jeune anthropologue française d’origine polonaise, Barbara Glowczewski débarque chez les Aborigènes australiens pour y « faire son terrain », comme on dit dans le jargon. Ce sera le début d’une longue histoire d’amitié, d’abord, d’amour ensuite, puisqu’elle s’est mariée avec Wayne Barker Jowandi, cinéaste et compositeur aborigène, après de nombreux séjours en Australie où elle habite désormais, en alternance avec la France. « En fait, dit-elle, certains [Aborigènes] m’ont perçue alors plus clairement que je ne m’en rendais compte moi-même : en quête d’une identité. Née à Varsovie, j’étais arrivée à Paris à cinq ans sans parler un mot de français. Ironie, à cause de la “guerre froide”, les enfants me traitèrent de sale Polack communiste. Passant des vacances en Pologne, on me traita de capitaliste ! À cette époque, mes parents envisagèrent d’émigrer une deuxième fois en Australie, mais ce projet qui m’excitait fut abandonné. Étudiante, alors que je m’apprêtais à faire un stage à l’école de cinéma de Lodz, mon père fut arrêté à Varsovie, et je décidai de partir chez les Aborigènes d’Australie. Pourquoi ce peuple du bout du monde ? À cause de notre émigration manquée ou de celle de ma mère qui, à la fin de la guerre qu’elle avait passée dans un camp de réfugiés en Algérie, hésita entre partir en Australie ou rentrer en Pologne ? Je ne sais pas : les Aborigènes m’apparaissaient étrangement familiers. Leur rapport à l’espace et au temps m’évoquaient des dérives imaginaires qui m’habitaient. » (Rêveurs, p. 70)

« Étrange retour aux sources, dit-elle encore. Élevée en bonne catholique polonaise, j’en étais venue à faire de l’ethnologie précisément parce que je n’étais pas satisfaite de cette religion. Discutant à quinze ans avec un aumônier, j’avais réalisé que mon goût du sacré n’avait pas grand-chose à voir avec le christianisme. Je commençai dès lors à dévorer tout ce que je pouvais trouver sur les croyances des autres peuples. Tombant sur les Aborigènes, je fus aussitôt séduite. Leur religion ne séparait pas l’homme du reste du monde, chaque homme, chaque femme était liée au cosmos par une légende, un peuple d’ancêtres fantastiques, un Rêve. En vivant, par la suite, à Lajamanu, j’observai que toute la vie des Walpiri était imprégnée de sacré car tout ce qui constituait leur environnement était signe de Rêve. Leurs peintures, leurs chants et leur danses les plongeaient dans une dimension parallèle. » (Rêveurs, p. 138-139)

Les premiers séjours (qui se sont étalés sur une bonne dizaine d’années) de Barbara Glowczewski en Australie se sont déroulés essentiellement chez les Warlpiri, un peuple du désert (quelque part au centre de l’Australie, plutôt vers le nord-ouest, la grande ville la plus « proche », soit à des centaines de kilomètres au sud, étant Alice Springs).

Elle y a été cooptée par les femmes, vivant avec elles leur vie quotidienne, y compris la part rituelle de celle-ci – le business, comme on dit là-bas : soit les cérémonies qui marquent par exemple des initiations de jeunes hommes, des deuils, des naissances, ou des « actualisations » de parcours traditionnels jalonnés de lieux sacrés. C’est ainsi qu’elle découvre ce qu’elle rapporte dans ces deux livres, c’est-à-dire un système social tramé d’une mythologie, d’une cosmologie et d’une géographie aussi complexes que poétiques.

« J’adorais, dit-elle, ces étranges histoires de Rêve qui constituent pour les Warlpiri et [les autres Aborigènes] à la fois une religion et une Loi, un mode de connaissance les attachant émotionnellement et charnellement au cosmos, et des règles régissant leur société. Certes, aujourd’hui, ils vivent avec tous les acquis de notre technologie, mais ils continuent à célébrer par leur rites ces fameux Rêves qui les habitent et nourrissent leur sommeil. Tout phénomène naturel ou culturel est d’une manière ou d’une autre rapporté à un Rêve. Les Warlpiri disent que leur tribu n’existerait pas si les héros des Rêves n’avaient pas rêvé la langue warlpiri, et l’eau ne serait pas s’il n’y avait pas le Rêve Pluie. Les itinéraires de ce Rêve suivent tout particulièrement les drainages souterrains. » (Rêveurs, p. 29) Ou, autrement formulé : « L’interprétation dynamique de traces visuelles et la projection de savoirs spéculatifs dans l’espace sont la clef de la pensée aborigène. Ce système cognitif spatialisé repose sur une vision de l’univers qui pourrait être qualifiée de “connexionniste”, car tout y est virtuellement connectable et interdépendant : toute connexion entre deux éléments a des effets sur d’autres éléments de ce réseau. Que ce soit les hommes et les femmes, le règne animal, végétal ou minéral, la terre, le souterrain ou le ciel, l’infiniment petit et l’infiniment grand, la vie actualisée et les rêves, tout interagit. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, les rêves, et par le lien sprituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement, lien qu’on a coutume en anthropologie de qualifier de “totémique”. » (Rêves, p. 49-50) Le terme de réseau est employé ici à dessein, car on ne peut pas parler non plus d’une sorte de Panthéon onirique, avec sa hiérarchie de créatures divines, comme on en connaît dans les cultures de l’Antiquité européenne et proche-orientale : « En effet, la plupart des récits de Rêve sont autoréférentiels. Les héros mythiques et tout ce qui existe sont issus de leurs noms respectifs, eux-même issus des Rêves de ces noms. Pas d’origine ou de finalité. Pas de Rêve générateur de tous les autres. Chaque être ancestral et éternel se génère lui-même. En outre, par les liens de parenté qui le lient aux autres Rêves, chacun peut être vu comme le générateur des autres. » (Rêveurs, p. 295-296)

Cette notion de Rêve est difficile à appréhender pour qui a grandi en occident. Selon Héraclite d’Éphèse, « les hommes éveillés ont un monde unique et commun, mais chaque dormeur se détourne dans son monde particulier » (fragment Diels 89, trad. Kostas Axelos) ; ce qui fonde l’opposition, dans laquelle nous vivons, entre veille et sommeil comme entre lucidité, raison, réalité et rêve, irrationnel, chimères. Chez les Aborigènes, par contre, la « réalité » est celle des Rêves, mais il ne faudrait pas croire qu’elle serait immuable – un grand récit mythique donné une fois pour toutes. En effet, Barbara Glowczewski donne à plusieurs reprises des exemples de « nouveaux » récits, qui intègrent en général des événements historiques comme l’arrivée des pêcheurs de Macassar (Indonésie) sur la côte Nord de l’Australie et leur rencontre, puis leur alliance, avec les Aborigènes de la région. Je mets « nouveaux » entre guillemets, car, selon les Aborigènes, les innovations dans les récits mythiques, qui se traduisent par de nouveaux rituels généralement révélés… en rêve à des personnes d’expérience, ne sont rien d’autre que des « remémorations » d’histoires qui avaient toujours été déjà présentes dans le temps du Rêve, mais qui avaient été oubliées, ou simplement insues des hommes et des femmes Aborigènes. Au passage, notons que les femmes, au même titre que les hommes, possèdent leurs propres rituels, leurs propres cérémonies interdites aux hommes. « L’extrême complexité des rituels […] et leur circulation nomade les érigent comme de véritables machines à penser consistant à retravailler sans cesse l’ancestralité fondatrice des groupes qui s’allient en réseaux. » (Rêves, p. 136. C’est moi qui souligne.) Machines à penser ou machines de pensée, c’est encore ce que suggèrent les systèmes de parenté et d’alliances très codifiés, mais qui n’en sont pas moins souvent transgressés, ou encore les tabous qui frappent le nom des personnes récemment décédées : « Bien que l’origine en soit souvent perdue, il est dit que les prénoms warlpiri correspondent à des vers de chant condensés, forme sous laquelle les héros des Rêves auraient semé les “esprits-enfants” qui s’incarnent dans les hommes. Traditionnellement, chacun personnifiait des mots chantés générés par un nom de Rêve, son totem de conception. Les vers symboliquement ou homophoniquement liés aux défunts devenaient donc également tabous. Souvent, j’allais observer les femmes s’interrompre au cours d’un chant et, par quelques signes du langage gestuel, signaler ce qu’il fallait sauter pour reprendre le cycle de l’itinéraire du Rêve. Merveilleux travail du deuil qui inscrit les morts dans la mémoire par des trous dans le langage parlé et chanté. » (Rêveurs, p. 113) Le tabou s’applique d’ailleurs aussi dans l’espace, puisque les lieux habités par le défunt doivent être absolument évités durant la période de deuil. Et, ainsi que l’a découvert Barbara Glowczewski à ses dépens, lorsqu’elle présenta aux Warlpiri les premières images qu’elle avait tournées chez eux, toute représentation visuelle du défunt est également interdite. C’est ainsi qu’elle a « dû trouver un moyen de respecter ce tabou […] dans le nouveau contexte d’un programme multimédia de restitution des images que j’avais collectées […]. Afin que le programme puisse être utilisé par les enfants et les adultes à l’école de Lajamanu, il a fallu imaginer un outil informatique permettant de masquer temporairement l’image des morts. Ces images sont ainsi remplacées par une icône, en l’occurrence un petit drapeau aborigène, qui indique que la photo est cachée. Ainsi, de la même manière que la langue est trouée par l’expression kumanjayi [désignant ce “qui n’a pas de nom”, adjectif qualificatif des noms ou mots “de remplacement” des noms (ou des mots homophones) des morts récents], ces icônes rappellent qu’il y a un deuil dans tel ou tel sujet traité sur le CD-Rom Dream Trackers. » (Rêves, p. 377)

Bien sûr, toutes ces traditions ont été heurtées de plein fouet par l’avancée de la civilisation. Les Blancs ont conduit, là comme ailleurs, un véritable ethnocide – dont l’un des moyens principaux a été de parquer les Aborigènes dans des réserves étriquées, eux qui avaient toujours parcouru le désert sur des centaines de kilomètres, y trouvant leur subsistance, mais aussi, suivant les itinéraires du Rêve, leurs noms, leurs alliances, leur pensée du monde. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur les récits hérités de la tradition qu’ils ont pu, depuis quelques décennies, commencer à récupérer de vastes portions de ce que furent, non leurs territoires, au sens d’une surface de terrain délimitée par des frontières, mais leurs aires de parcours – et les lieux sacrés qui les jalonnent. Après ces premières victoires, acquises grâce au recul de la violence nue de l’ère coloniale, ils ont eu affaire, comme nous tous, à la « mondialisation », c’est-à-dire à l’avancée de la « pensée du marchand », comme dit Georges Lapierre. Les Blancs tentent de les diviser, et y réussissent parfois, en offrant à certains beaucoup d’argent afin d’ouvrir des mines sur des sites sacrés. Les deux ouvrages dont nous avons traité ici, en montrant qu’il existe d’autres façons d’être au monde et de le penser, représentent dans ce contexte une contribution très importante à la résistance des Aborigènes et donc aussi à la contestation du capitalisme. J’ajouterai pour conclure que l’on peut lire l’un ou l’autre indépendamment, sachant que le premier (Rêveurs), plus qu’un « simple » travail d’anthropologue (si tant est que ce travail puisse être simple), est de plus en quelque sorte un roman d’apprentissage de la chercheuse elle-même, et qu’en cela, il est aussi très touchant. Quant au second, on sent qu’il est le fait d’une femme plus expérimentée, désormais enracinée chez les Aborigènes, et qui n’a plus besoin de « faire ses preuves » académiques. Celui-là prend la forme d’un exposé plus systématique – et n’en n’est pas moins intéressant, bien au contraire.

 

Publié dans Anthropologie, Essais, Résistances | Marqué avec , | 2 commentaires

Ilan Halevi, Islamophobie et judéophobie. L’Effet miroir

Préface d’Alain Gresh. Éditions Syllepse, Paris, 2015.

Cet essai inachevé d’Ilan Halevi (décédé en 2013) est préfacé par Alain Gresh dont on peut retrouver régulièrement les analyses en ligne sur le blog Nouvelles d’Orient du Monde Diplomatique, ou sur les excellents sites Orient XXI et Contre-Attaque(s), entre autres (ce dernier site, d’ailleurs, a publié le premier chapitre de L’Effet miroir). « Ayant fait des choix improbables toute sa vie, écrit Gresh, ayant assumé des ruptures avec ses attaches “tribales”, ayant choisi la cause palestinienne et rejoint le Fatah, l’organisation de Yasser Arafat, lui qui était né juif, Ilan Halevi peut encore nous surprendre. » En effet, il « ose », comme le dit encore Alain Gresh, « dresser un parallèle entre l’antisémitisme, dont il avait eu personnellement à souffrir à sa naissance sous l’Occupation, et l’islamophobie dont le cancer s’étend au sein de la classe politique, des intellectuels, qu’ils soient de gauche comme de droite. » Ou, pour reprendre les termes de l’auteur lui-même : « Nous avons fermement l’intention de montrer que l’islamophobie, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à sa tante maternelle, la judéophobie (“l’antisémitisme”), fonctionne de la même façon, joue un rôle comparable, et qu’elle en est une excroissance et un développement. Mieux, que toute tentative de se mesurer à l’une sans prendre l’autre à bras-le-corps est par définition futile, car l’islamophobie, sous-catégorie du racisme en général, apparaît dans la nature sociale comme une métastase de l’antisémitisme. » « Ainsi, poursuit Halevi, il crève les yeux de tout observateur dépassionné – un cas de figure, il faut l’admettre, rare dès qu’il s’agit des uns (les juifs) comme des autres (les musulmans) – que l’islamophobie joue dans la société actuelle un rôle comparable à celui que l’antisémitisme a joué en Europe avant la Seconde Guerre mondiale. Elle fournit le terreau idéologique, le ciment discursif interclassiste sur lequel peuvent croître les nouvelles formes de fascisme. »

Comme on l’a dit, Ilan Halevi n’a pas pu achever ce livre, « rédigé principalement en 2006 […] et enrichi de quelques éléments jusqu’en 2012 », comme le précise l’éditeur en son Avertissement. C’est pourquoi il peut paraître quelque peu déséquilibré : ainsi, d’importants développements sont consacrés au « Parti de Dieu » , le Hezbollah libanais, et au Mouvement de la Résistance islamique, autrement dit le Hamas palestinien, tandis que d’autres sujets, en particulier les événements plus récents comme l’apparition de Daesh ou, plus largement, les bouleversements que connaissent le Proche-Orient depuis les dits « printemps arabes », sont très peu traités. Il s’agit cependant d’une lecture très instructive – j’ai personnellement appris beaucoup de choses sur l’histoire de ces deux mouvements, loin des clichés qu’en proposent généralement les médias mainstream. Et, au-delà de ces imperfections, l’ouvrage reste très solide sur ses bases, constituées par l’examen du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie.

Dans son troisième chapitre, « Du racisme », Ilan Halevi revient sur le racisme et sa modernité : « [Il] part évidemment de l’idée de race, de la volonté de diviser l’espèce humaine en sous-espèces douées de qualités ou de carences propres. C’est une forme pernicieuse de naturalisme appliquée au règne humain, baignant dans les illusions scientistes qui ont accompagné la révolution industrielle. On peu même dire que c’est cette prétention à la scientificité, l’inscription du discours de la haine et du mépris dans le pseudo-matérialisme de la biologie et de la génétique, qui transmue les vieilles haines enracinées dans l’effet cumulatif des conflits et des rivalités en racisme. » Halevi s’intéresse ensuite à l’histoire du racisme en France – de l’antisémitisme de la fin du XIXe, avec l’affaire Dreyfus et les « penseurs » comme Drumont (La France juive) qui furent l’une des sources du nazisme, au racisme esclavagiste lié à la traite des Noirs, puis colonial, lié à l’établissement de l’« Empire français » et enfin décolonial, lié à l’exploitation des immigrés et à la stigmatisation des nouvelles « classes dangereuses » issues de cette même immigration. C’est à ce point qu’apparaît l’islamophobie, laquelle, « au contraire de l’arabophobie, qui évoque les formes “classiques” du racisme, c’est-à-dire l’insistance sur la détermination prétendue génétique des caractères physiques ou psychiques du groupe visé, […] ne fait référence qu’à des traits “culturels”, mais [qui] sont présentés comme faisant partie d’un programme de conditionnement des individus et des sociétés non moins définitif que l’hérédité. » Ici, on voit bien la parenté avec l’antisémitisme, lequel, même s’il a voulu se présenter sous une forme scientifique, en particulier dans l’idéologie nationale-socialiste, s’appuyait d’abord et avant tout sur des énoncés d’ordre socio-culturels – les juifs et l’argent, les juifs et positions de pouvoir intellectuel, les juifs et les médias, les juifs responsables de tous les maux et en premier lieu de la guerre, etc. : ce n’est qu’une fois la « différence » ainsi créée que la méthode scientifique pouvait s’appliquer dans l’extermination des juifs. Mais cette dernière nécessitait encore une autre condition, celle de l’hégémonie de l’idéologie raciste dans la société, soit son implantation dans toutes les couches de celle-ci, ce que Halevi appelle sa « dimension interclassiste ». Cette hégémonie suppose que le racisme pénètre aussi les classes laborieuses et donc leurs organisations (le « mouvement ouvrier », comme on disait alors). Halevi en voit une « illustration éclatante » dans le « sionisme travailliste » : « c’est ce [qu’il] appelle le social-colonialisme et ce que l’historiographie sioniste elle-même appelle la “colonisation ouvrière” (hahitiashvouth ha-ovedet). Contrairement à la colonisation industrielle des tsars sur les terres des Bachkirs ou des Kalmouks, lorsque Catherine II installait là, à des fins de russification, des “serfs d’usine”, ou à la déportation des communards en Algérie, la colonisation ouvrière sioniste est un mouvement colonial dirigé par les organisations ouvrières : le capital de l’État colon israélien appartient, depuis sa fondation, à la centrale syndicale, la Hisradouth, qui possède plusieurs trusts, dont l’entreprise de construction Solel Boneh, et la compagnie de production et de distribution de produits laitiers, Tnuva. La centrale gère aussi l’équivalent de la Sécurité sociale, la Kupat Holim. C’est également, jusqu’à ce jour, le plus gros employeur du pays. »

Halevi insiste encore un peu plus loin sur « l’importance et la virulence » de la dimension interclassiste du phénomène raciste. Car, dit-il, « c’est elle qui donne au phantasme exterminateur son espace social, mais aussi ses jambes, sa piétaille, sa chair à canon, ses exécutants, ses sections d’assaut et ses héros de première ligne. » Et il avertit : « Que l’on considère un instant la bonne conscience qui baigne l’islamophobie contemporaine et l’importance de sa composante “éclairée”, “progressiste” et “émancipatrice”, pour prendre la mesure de cette troublante ressemblance [avec l’antisémitisme], paroxysme de l’effet miroir […] »

On trouvera encore beaucoup d’autres choses dans ce livre, par exemple l’histoire troublante de la résolution 799 de l’Assemblée générale de l’ONU, adoptée en 1975, et qui affirme que le sionisme est « une forme de racisme et de discrimination raciale ». À l’époque, c’était l’alliance entre les pays du bloc soviétique et les non-alignés qui avait permis ce vote. Mais, nous dit Halevi, « ce que peu savent, c’est que cette résolution avait été présentée par le président égyptien Anouar el-Sadate au sein du Groupe arabe pour faire échec à un projet irakien de résolution demandant l’exclusion d’Israël de l’organisation internationale. » Ce même Sadate qui signerait un peu plus tard une paix séparée avec Israël. Depuis, le vent a tourné : l’Urss a disparu, et aussi le camp des non-alignés. L’Assemblée générale de l’ONU a voté en 1993 l’abrogation pure et simple de la résolution 799 et « aujourd’hui [Halevi écrit ces lignes en 2006], dans le discours public dominant en Europe et aux États-Unis, accuser le sionisme de constituer une forme de racisme est considéré comme une forme d’antisémitisme ».

En somme, L’Effet miroir, outre une mise au point vigoureuse sur ce que sont le racisme, l’antisémitisme et l’islamophobie, est un ouvrage qui fourmille d’informations et d’éclairages historiques aussi intéressants qu’importants. Je ne peux que recommander chaudement la lecture de ce livre, y compris d’ailleurs de son Avant-propos, texte touchant et éclairant à la fois sur la personnalité de l’auteur par sa fille Mariam A., et de sa préface (qu’on peut lire en ligne ici) signée par le toujours lucide et pertinent Alain Gresh.

Publié dans Actualité internationale, Histoire, Politique | Marqué avec , | Commentaires fermés sur Ilan Halevi, Islamophobie et judéophobie. L’Effet miroir

William Blanc & Christophe Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire

Éditions Libertalia, Paris, 2015.

Les deux auteurs de ce livre avaient déjà coécrit (avec Aurore Chéry) Les Historiens de garde, publié chez Inculte en 2013, et dont le titre paraphrasait le célèbre Les Chiens de garde, de Paul Nizan (essai paru en 1932 ; Nizan, jeune philosophe marxiste, y dénonçait l’« idéalisme » des philosophes de l’époque, qualifiés de « chiens de garde » de la classe dominante, la bourgeoisie). On peut retrouver leurs analyses de la mythologie identitaire, ou du « roman national » sur le site éponyme. Dans Charles Martel et la bataille de Poitiers, ils exposent avec brio les heurs et malheurs d’un récit qui, à partir d’un fait historique à peu près avéré, connaît des éclipses durables dans la mémoire collective avant de se manifester plus ou moins discrètement à certaines périodes, jusqu’à sa réapparition tonitruante au début du xxie siècle.

Vers 732 (les historiens ne sont pas vraiment fixés sur la date), soit environ un siècle et demi après l’Hégire et les débuts de l’expansion de l’Islam, Charles Martel, maire du palais de plusieurs rois mérovingiens, « arrête les Arabes à Poitiers », selon ce que les écoliers de ma génération apprenaient à l’école primaire vers 1965. Cependant, dans cette formule à peu près aussi bien mémorisée (toujours à l’école primaire des années 1960) que « Marignan 1515 » ou « La Loire prend sa source au mont Gerbier de Jonc », presque tous les termes sont, sinon faux, du moins approximatifs : ainsi, on ne sait pas exactement pourquoi ce Karolus (Charles en latin) fut surnommé Martel – surnom probablement nécessaire pour le distinguer des autres Charles, « le grand » (Charlemagne) et le Chauve, qui lui succédèrent dans le siècle qui suivit. Quant aux Arabes, il faut rappeler qu’il s’agit d’une troupe venue d’al-Andalus, soit l’Espagne musulmane et qui comprenait très certainement des Berbères, alliés remuants des Arabes dans la conquête récente de la péninsule ibérique, et peut-être aussi quelques wisigoths ibères et aquitains – on a beaucoup glosé sur l’attitude de Eudes, duc d’Aquitaine, qui avait pactisé avec les « Sarrasins » avant de se rallier à Charles lors de la razzia qui se termina sur la rive sud de la Loire. Il faudrait aussi rappeler que « les Arabes » ne sont pas un bloc monolithique, pour preuve la guerre civile qui va éclater dans les années 740 et qui aboutira à la fondation du califat abbasside de Bagdad, les derniers des Omeyyades régnant pour leur part sur al-Andalus, justement. Poitiers enfin : rien n’est moins sûr ! Les historiens anglo-saxons ont pris l’habitude de parler de « the battle of Tours ». Comme pour la date, rien n’est certain : Wikipédia nous apprend que « pas moins de trente-huit sites revendiquent être le lieu exact de l’affrontement. » Toutefois, la question a été tranchée après l’étude de Roy et Deviosse publiée chez Gallimard en 1966 – la bataille étant nommée « du pavé des martyrs » dans les sources arabes, ces historiens l’ont située à l’emplacement d’une voie romaine, entre Tours et Poitiers, autour d’un hameau nommé Moussais et rebaptisé depuis «Moussais-la-Bataille ».

Pour comprendre les péripéties que connaîtra le personnage Charles Martel dans l’historiographie et la mémoire collective de ce qui est devenu la France, il faut donc tenir compte du contexte dans lequel a lieu l’affrontement, aussi bien chez les Arabes que chez les Francs (et les Aquitains), mais aussi des autres agissements du maire du palais. Les auteurs du livre restituent en détail tous ces éléments. Dans le cadre limité de cette note, on ne retiendra ici que deux choses : tout d’abord, ce Karolus, s’il n’a jamais été formellement couronné, a bel et bien pris le pouvoir aux rois mérovingiens qu’il était censé servir – tant et si bien que son fils Pépin le Bref, lui, mit fin à la dynastie mérovingienne et inaugura celle des Carolingiens en se faisant reconnaître roi à Soissons en 751, avant que son fils Charlemagne soit lui-même sacré empereur par le pape Léon III en 800. Par la suite, selon les époques et leurs luttes idéologiques, Charles Martel fut ainsi considéré comme fondateur d’une dynastie ou comme un vulgaire putchiste. D’autre part, il est établi qu’il distribua beaucoup de biens de l’Église à ses partisans, ce qui contribua à ce que, malgré son image de « sauveur de la chrétienté », nombre de clercs le vouèrent aux gémonies. Ils pouvaient s’appuyer pour ce faire sur la « vision de saint-Eucher » : cet évêque d’Orléans avait eu la mauvaise idée de s’opposer à la mainmise de Charles sur des trésors ecclésiastiques, après la fameuse bataille, précisément, en conséquence de quoi le maire du palais le destitua et l’exila. Après la mort de Charles, une vision révéla à Eucher qu’il brûlait en enfer…

Ainsi, tout au long de sa postérité, Charles Martel passera d’une appréciation positive à une appréciation négative, selon les auteurs et leurs intérêts du moment. Mais le point le plus important à retenir est qu’il s’agit, la plupart du temps, de querelles entre lettrés, et qu’à aucun moment jusqu’au xixe siècle, la figure du maire du palais ne sera vraiment présente dans la mémoire collective (rien à voir avec la popularité jamais démentie d’une Jeanne d’Arc, par exemple). De plus, Blanc et Naudin relèvent que la bataille de Poitiers fut moins évoquée dans ces querelles que les autres faits et gestes de Charles Martel (relations avec l’Église, prise du pouvoir royal). L’heure n’était pas encore venue des interprétations en termes de « choc des civilisations » et de « lutte contre l’Islam(isme) conquérant ».

Un premier « revival » se produit avec la naissance de ce que l’on a appelé le « roman national » – soit l’époque romantique, qui coïncide aussi avec le début de la guerre coloniale de la France en Algérie. Mais si la position d’un Chateaubriand préfigure celle de Samuel Huntington (le « choc des civilisations »), celle du grand historien de l’époque, Michelet, est nettement plus en retrait – en effet, ce dernier minimise l’ampleur de la bataille et, de plus, dit que les invasions germaniques étaient bien plus à craindre pour les Francs que celle des Sarrasins. Par la suite, le célèbre énoncé « Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers » sera enseigné à l’école des IIIe, IVe et Ve républiques, sans pour autant que le personnage soit placé au premier plan. Les auteurs étayent leur constat du peu de place tenu par Charles Martel dans la mémoire collective par différents coups de sonde dans les programmes scolaires et les manuels, mais aussi tout ce qui constitue de fait la mémoire collective : littérature, peinture, sculpture, arts populaires comme la chanson, et encore, plus près de nous, grâce à des études sociologiques et des sondages sur les personnalités historiques plus ou moins connues des Français – le maire du palais est loin de figurer parmi les premiers cités. Pourtant, quelque chose s’est produit au tournant du siècle xx, et qui va aboutir à la réhabilitation, ou plus exactement à la récupération de la figure de Charles Martel par l’extrême-droite – c’est ainsi que, par exemple, on a pu entendre Jean-Marie Le Pen déclarer, après les attentats de janvier 2015 à Paris : « Je déplore la disparition de douze Français. Mais je ne suis pas Charlie du tout, je suis Charlie Martel, si vous voyez ce que je veux dire ! » Effectivement, on voit assez bien, même si la position du vieux fasciste a sensiblement évolué en une quinzaine d’années, pour ne pas dire qu’elle s’est carrément inversée. En effet, au moment des guerres du Golfe (1999 et 2003), Le Pen était un des rares leaders politiques français à soutenir Saddam Hussein et, plus globalement, à affirmer sa sympathie pour les régimes arabes autoritaires. Il est vrai que jusqu’alors, le fonds de commerce traditionnel des fascistes français était l’antisémitisme. Mais attention : comme l’a relevé Ilan Halevi dans son excellent Islamophobie et judéophobie. L’Effet miroir (éd. Syllepse, Paris, 2015), il est en France un lieu commun qui consiste à assimiler Juifs et Arabes sous le terme de « sémites » – alors qu’il s’agit d’une catégorie plus que suspecte, issue de la généalogie biblique, laquelle peut être à bon droit qualifiée de fantastique (c’est l’histoire de Cham, Sem et Japhet, les trois fils de Noé…). L’une des sources principales de cette confusion se trouve dans La France juive, d’Édouard Drumont, parrain et inspirateur de l’antisémitisme français. Voici ce qu’il écrivait dans ce pamphlet paru en 1886, et qui fit long feu au cours de l’affaire Dreyfus (sans parler de l’influence qu’il put avoir sur la doctrine hitlérienne quelques années plus tard) : « Le rêve du Sémite, en effet, sa pensée fixe a été constamment de réduire l’Aryen en servage, de le mettre à la glèbe. Il a essayé d’arriver à ce but par la guerre et Littré a montré, avec sa lucidité habituelle, le caractère de ces grandes poussées qui faillirent donner aux Sémites l’hégémonie du monde. Annibal qui campa sous les murs de Rome fut bien près de réussir. Abdérame qui, maître de l’Espagne, arriva jusqu’à Poitiers, put espérer que l’Europe allait être à lui. Les ruines de Carthage, les ossements de Sarrazins que la charrue rencontre parfois dans les champs où triompha Charles Martel, racontent quelle leçon fut donnée à ces présomptueux. » Drumont poursuit en disant que le sémitisme « d’aujourd’hui », soit de la fin du xixe, « c’est le Juif », et qu’il « a remplacé la violence par la ruse ». Ainsi, « à l’invasion bruyante a succédé l’envahissement silencieux, progressif, lent. » Ce discours a été repris quasiment tel quel par les islamophobes des années 2000, autour du thème, lancé par l’écrivain Renaud Camus, du « Grand Remplacement » – soit l’invasion et la prise de pouvoir progressives, insidieuses, des musulmans en France et en Europe ; bien sûr, les musulmans, ou, de préférence, les « islamistes », ont remplacé les juifs. Et, au sein de l’extrême-droite, ou plutôt de la droite extrême et de ce que l’on a pu appeler la « nouvelle droite », le virage s’est amorcé, qui a conduit de l’antisémitisme à l’islamophobie – laquelle s’est affirmée au grand jour avec le mouvement des « Identitaires » qui a revendiqué, entre autres, l’occupation en 2012 du chantier de la mosquée de Poitiers en « commémoration » de la victoire de Charles Martel. Désormais, même l’extrême-droite « officielle » de Marine Le Pen a accompli sa mue islamophobe, avec retard, certes, sur la droite classique, laquelle avait déjà depuis un certain temps enterré la fameuse « politique arabe » du général De Gaulle.

Comme le souligne Philippe Joutard dans sa préface à ce livre utile et intéressant, ses auteurs « nous ont donné une leçon de complexité » : effectivement, ils ne se sont pas contentés de montrer l’instrumentalisation du mythe Charles Martel par l’extrême-droite, mais ils se sont attachés à faire voir comment ce mythe s’est constitué, et comment la figure du maire du palais a été l’objet de manipulations diverses et variées depuis le viiie siècle. Par là, ce livre est aussi une leçon de critique historique. « L’Histoire justifie ce que l’on veut », disait Paul Valéry, cité par le préfacier. Et c’est pourquoi il faut saluer le travail des historien·ne·s qui ne se laissent pas « embarquer », comme on l’a dit des journalistes à l’occasion des guerres du Golfe.

 

Publié dans Essais, Histoire | Marqué avec | Commentaires fermés sur William Blanc & Christophe Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire

De mémoire indienne, par Tahca Ushte & Richard Erdoes

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Jean Queval. Éd. Plon (collection Terre humaine), 1977 [1972] (Les ouvrages de la collection Terre humaine sont réédités régulièrement en poche chez Pocket).

Écrire aujourd’hui (en septembre 2015) une recension de ce livre (que l’on trouve désormais en édition de poche chez Pocket) ne me rajeunit guère : en effet, j’en avais lu le texte sous forme d’un feuilleton radiophonique en vingt-quatre épisodes diffusés sur Radio Zinzine (quelque part dans les collines du Sud-Est de la France) en septembre-octobre 1982. Depuis, il dormait dans ma bibliothèque. Et voilà que j’ai lu (et recensé ici) la trilogie de Georges Lapierre : Être ouragans, parue au printemps 2015. Et j’ai ressenti un pincement au cœur lorsque j’y ai découvert cet exergue au premier livre : « Les danseurs-fantômes ont été massacrés à Wounded Knee et leurs rêves balayés par les fusils mitrailleurs. Les rêves constituent un danger pour le monde de la peau de grenouille qui s’efforce de les tenir à distance par les canons. » (extrait du chapitre 3 de De mémoire indienne, « La peau de grenouille verte » – le nom donné au dollar par Tahca Ushte.) Après avoir terminé la lecture de Georges, je me suis replongé dans celle des propos de Cerf Boiteux (traduction française du sioux Tahca Ushte).

Cerf Boiteux, né au début du siècle passé, reçut son nom au cours d’une hanblechia, une ascèse de voyance : « J’étais seul au sommet de la colline. J’étais assis dans la fosse de voyance, un trou creusé dans le sol, les genoux entre les mains, à regarder le voyant-guérisseur qui m’avait conduit en ce lieu, le vieil homme Le Torse, disparaître vers le fond de la vallée. […] J’avais alors seize ans, je portais encore mon nom de garçon, et, j’aime autant vous le dire, j’avais très peur ; je tremblais et pas seulement en raison du froid. L’être humain le plus proche était à des kilomètres de là, et quatre jours et quatre nuits, c’est bien long. Pour sûr, quand ce serait fini, je ne serais plus un jeune garçon, mais un adulte. La vision serait venue à moi. On me donnerait mon nom d’homme. » Au cours de sa hanblechia, le jeune homme apprit du peuple des oiseaux qu’il deviendrait bien voyant-guérisseur, comme il l’avait souhaité, et il vit s’approcher de lui son arrière-grand-père, Tahca Ushte, Cerf Boiteux, le vieux chef des Minneconju. « Je pouvais voir le sang s’écouler de sa poitrine, là où un soldat blanc l’avait tué. Je compris que mon arrière-grand-père souhaitait que je prenne son nom. J’en conçus une joie indicible. »

Avant cela, l’enfant qui allait devenir Cerf Boiteux avait grandi dans une réserve et, comme ses congénères, avait dû fréquenter l’école de la réserve de Rosebud, dans le Sud-Dakota : « Tous nos enseignants, dit-il, étaient chargés des trois premières années du cours élémentaire. La troisième année était le couronnement des études. J’ai passé six ans dans cette foutue classe de troisième année. Il n’y en avait pas d’autre. Les Indiens de ma génération vous diront qu’il en était ainsi dans toutes les écoles des réserves. La même classe était faite année après année. Si l’on s’enfuyait, la police vous ramenait. Ça n’avit de toute façon aucune importance. Là, je n’ai jamais appris l’anglais, jamais appris à lire et à écrire. C’est bien des années plus tard que je devais apprendre tout cela dans les saloons, à l’armée et en prison. » Ainsi, même si Tahca Ushte acquit un grand savoir de voyant guérisseur par la suite, il n’avait pas la culture livresque qui lui aurait permis d’écrire ses Mémoires. Aussi bien, ce livre n’aurait jamais vu le jour sans Richard Erdoes dont l’itinéraire singulier, qui avait commencé « dans des villes de style baroque, à l’ombre des gargouilles des cathédrales, dans des rues aux maisons à colombages » des pays d’Europe centrale, l’avait conduit, suite à l’exil en Amérique en 1940, jusque dans une réserve indienne : « En 1952, l’un de mes rédacteurs en chef, un fanatique du rail, me demanda d’évoquer les chemins de fer des villes minières du xixe. Au cours de ce reportage, nous nous trouvâmes par hasard dans une réserve indienne. Ses habitants nous accueillirent avec une méfiance hostile, une femme en particulier qui, de toute évidence, ne voulait pas entendre parler des Blancs. Devant la misère dans laquelle vivent les Indiens, et sachant comment ils ont été traités, je trouvais leur attitude à mon égard compréhensible, mais personnellement pénible à supporter. Nous avions passé là une journée et nous apprêtions à plier bagage, quand cette même femme qui nous avait traités jusque-là comme des pestiférés s’approcha soudain en souriant, nous prit par le bras et nous pria d’entrer chez elle pour partager le dîner de sa famille. » Richard Erdoes n’a jamais su pourquoi s’était produit ce revirement. Par contre, il sait qu’il fut à l’origine d’une grande histoire d’amitié entre lui et les Indiens du Sud-Dakota, dont Tahca Ushte.

De mémoire indienne, dont la version française fut d’abord publiée dans la célèbre collection Terre humaine dirigée par Jean Malaurie, raconte donc la vie de Cerf Boiteux et, à travers lui, celle des Sioux des réserves du Sud-Dakota. Il nous fait comprendre que la tentative d’ethnocide implacablement poursuivie par les Blancs n’a heureusement pas complètement réussi, même si elle a produit des ravages considérables. La vague de contestation anticapitaliste qui a secoué le monde entier autour de 1968 s’est manifestée aussi chez les Indiens d’Amérique, entre autres par un regain des rituels et cérémonies traditionnelles comme la danse du soleil, pour ne citer que l’un des plus importants. Tahca Ushte présente ici quelques-unes de ces cérémonies, ainsi que les croyances, mythes et récits qui les sous-tendent. Il nous fait ainsi découvrir un monde fascinant, peuplé d’esprits, gorgé de vie et de sens. C’est pourquoi cette lecture est passionnante et peut être recommandée largement : elle nous pose des questions existentielles dans un langage tout à fait accessible. Et nous avons beaucoup à apprendre de cette sagesse.

Pour en donner un aperçu, voici un extrait des dires de Tahca Ushte à propos du « calumet saint ».

Notre calumet saint – j’ai ajourné son évocation jusqu’à la fin, pour deux motifs. Il est ce que nous avons de plus sacré. Notre religion se fonde sur lui. Le calumet saint est au centre de nos rites, si différents soient-ils les uns des autres. Les pleurs du voyant, les souffrances de la danse du soleil, celles du yuwipi dans sa nuit de vigile, la hutte de l’étuve – le calumet est sans cesse présent, au cœur même de notre vie. Nous le vénérons autant que les Cheyennes vénèrent leurs faisceaux de flèches. Plus même, parce que les flèches ne concernent que les Cheyennes, alors que nous fumons aussi le calumet dans la pensée des autres tribus de ce continent, et de toute existence sur la terre.

C’est en raison de ce caractère sacré qu’on ne doit parler du calumet qu’à la fin, tout le reste étant dit. Mais il y a une autre raison qui m’a fait attendre si longtemps pour l’évoquer ; le calumet me fait peur. Si un Indien essaie d’en parler, il s’égare facilement. Nous n’avons pas un cerveau fait pour comprendre tout ce qui s’y rapporte. Il est si vénérable que je me trouve comme retenu pour vous confier ce que j’en sais. Malgré l’âge que j’ai atteint, le temps consacré à méditer à son sujet, et ce que j’ai appris, je ne me sens jamais vraiment prêt à l’évoquer. Parfois je rêve à la possibilité d’écrire notre livre uniquement sur le calumet, parce qu’en lui réside toute la sagesse indienne. Mais, comme je disais, il me fait peur et m’accable de sa majesté.

Nos grands-parents nous ont dit comment le calumet saint est parvenu à nos tribus. Un été, il y a de cela un grand nombre de vies d’hommes, nos différentes bandes s’étaient réunies comme chaque année. La terre était belle, couverte de hautes herbes et de fleurs, mais le peuple avait faim. Cela se passait longtemps avant que nous n’ayons des fusils et des chevaux, et la vie du chasseur était dure et hasardeuse. Parmi les Sioux, les Itazipcho – la tribu des Sans Arcs – n’avaient pas mangé de viande depuis longtemps. Il décidèrent de dépêcher deux éclaireurs, espérant qu’ils rencontreraient des bisons.

Les deux hommes cherchèrent longuement du gibier, mais en vain. Il parvinrent enfin au sommet d’une colline d’où l’on avait une bonne vue, et là ils distinguèrent une silhouette qui s’avançait dans leur direction. Tout d’abord ils crurent à un bison, mais bientôt il s’aperçurent qu’il s’agissait d’une belle jeune femme, la plus belle qu’ils aient jamais vue. Elle portait une tunique de peau de daim si délicatement cousue et décorée qu’elle ne pouvait être l’œuvre d’une main humaine. Sa chevelure flottait, sauf sur la gauche où elle était retenue par un bandeau fait avec la crinière du bison. Elle portait un sac sur le dos tenait à la main un éventail de feuilles de sauge.

Cette belle femme adressa la parole aux deux chasseurs : « N’ayez nulle peur. Je suis venue de la nation bison avec un message pour votre peuple, un message heureux. » Levant les yeux sur elle, l’aîné des deux chasseurs fut pris du désir ardent de la posséder. Il avança la main dans sa direction, mais la Femme Bison Blanc était lila wakan plus qu’humaine – et nullement venue pour satisfaire la concupiscence d’un homme. On raconte à ce sujet qu’au moment même où le chasseur voulut l’approcher, un nuage descendit et le recouvrit. Quand le nuage se fut dissipé, il ne resta plus de lui qu’un tas d’os desséchés. Ce n’est pas là l’unique version du conte, et ce n’est pas tout à fait celle-là que je tiens des esprits. Quand le moment propice sera venu et si je m’en sens capable, je m’exprimerai plus longuement là-dessus. Mais une chose est certaine – le désir tua cet homme, comme il en a tué d’autres avant et après lui. Si jamais cette terre doit être détruite, elle le sera par le désir, par la convoitise qu’il entraîne, par un besoin d’assouvissement, par l’avidité de peaux de grenouilles vertes, par de pauvres hommes soucieux exclusivement de leur propre intérêt, oublieux des besoins d’autrui.

Ainsi il ne restait qu’un chasseur, et la Femme Bison Blanc lui dit de retourner chez les siens et de les préparer à sa venue. Elle expliqua ce qu’elle attendait d’eux. Ils auraient à mettre en place un grand tipi et à dresser à l’intérieur un owanka wakan, un autel de terre. Elle désirait aussi qu’ils disposent à l’intérieur du tipi un crâne de bison et un support fait de trois bâtons.

Le jeune homme retourna chez les siens et raconta ce qui lui était arrivé à son compagnon et à lui-même. Il leur dit qu’une sainte femme viendrait le matin suivant avec un message de la nation bison. Il leur fit part de ce qu’elle souhaitait qu’ils fassent, et on agit suivant ses instructions.

Le jour suivant, le crieur appela les présents à s’assembler dans le tipi sacré, et comme le soleil se levait, ils virent la Femme Bison Blanc avancer vers eux de sa démarche sainte. Au lieu de l’éventail de sauge, elle avait en mains la pipe sacrée. Elle tenait le tuyau de la main droite et le fourneau de la gauche, et c’est ainsi que nous avons tenu le calumet jusqu’à aujourd’hui.

La Femme Bison Blanc pénétra dans le tipi où l’attendaient les sages de la tribu. Ils dirent : « Sœur, nous sommes heureux que tu sois venue. Nous n’avons pas eu de viande depuis un certain temps et nous n’avons que de l’eau à t’offrir. » Ils trempèrent dans une gourde quelques poignées de wacanga, de glycérie, et les lui présentèrent, et aujourd’hui encore nous trempons de la glycérie ou une plume d’aigle dans l’eau pour asperger ceux qu’au cours d’une cérémonie nous voulons purifier ou guérir. La plupart de nos rites prennent fin quand nous buvons de l’eau, et cela nous remet constamment à l’esprit la Femme Bison Blanc.

Ensuite elle instruisit les Anciens, leur montrant comment se servir de la pipe. Elle la bourra de tabac d’écorce de saule rouge. Puis elle fit le tour de l’autel dans le sens du soleil, ou des aiguilles d’une montre. Elle figurait de cette façon le cercle sans fin, la route de l’homme, de la jeunesse à l’âge serein, de l’ignorance au savoir. C’est là le symbole de la vie. Aussi quand maintenant nous célébrons une cérémonie, nous marchons en cercle de cette même façon avant de nous mettre à fumer. La Femme Bison Blanc alluma ensuite un morceau de viande sèche de bison – pendant de nombreuses générations, ce fut la seule manière convenable de s’y prendre, mais de nos jours, nous nous servons évidemment d’allumettes la plupart du temps.

Après cela, la Femme Bison Blanc enseigna à prier avec le calumet, en l’élevant vers le ciel, puis en le pointant vers la terre, et ensuite dans les quatre directions d’où le vent souffle. Dresser le calumet vers le ciel, c’est ce que nous appelons hupa gluza. La Femme Bison Blanc déclara : « Avec cette pipe sacrée vous marcherez comme une prière vivante, vos pieds reposant sur la grand-mère, le tuyau de la pipe accomplissant tout le trajet jusqu’au ciel où se tient le grand-père, votre corps joignant le sacré d’En bas au sacré d’En haut. Le sourire de Wakan Tanka est sur nous parce qu’en ce moment nous sommes tous en un – la terre, le ciel, toutes les créatures vivantes, et les ikse wicasa – les êtres humains. En ce moment, nous formons une grande famille. Le calumet nous unit. C’est un pacificateur. Quelque part existe une nappe de sang, c’est le lieu de votre origine. Vous verrez que ce sang s’est pétrifié et qu’il est rouge. Il provient d’un point sacré que tous les hommes ont en commun, par lequel les ennemis sont changés en amis et en parents. » Et c’est sans doute de ce moment que date chez le peuple sioux la coutume de clore le cérémonies importantes par les mots mitakuye oyasin – tous les miens – les plantes, les animaux, les humains, une même grande famille universelle.

La Femme Bison Blanc se tourna alors vers les femmes, leur disant que le travail de leurs mains et le fruit de leurs entrailles sont bien ce qui garde la tribu en vie. « Vous êtes de la terre mère », leur dit-elle. « La tâche qui vous a été donnée est aussi importante que celle du guerrier et du chasseur. » Ainsi le calumet sacré est aussi ce qui lie les hommes et les femmes dans un cercle d’affection. Il est le seul objet rituel qui soit l’œuvre commune de l’homme et de la femme : de l’homme pour sont tuyau et son fourneau, de la femme pour sa décoration de plumes d’oiseaux. Pendant une cérémonie de mariage indienne, l’époux et l’épouse se saisissent du calumet en même temps, et on leur passe aux mains le lien d’étoffe rouge qui les unit pour la vie.

La Femme Bison Blanc s’adressa ensuite aux enfants, parce que les petits Indiens sont en avance pour leur âge, et parce que chez nous, ils ont droit au même respect que les adultes. Elle dit aux enfants que les hommes et les femme œuvrent pour eux. Qu’ils sont ce qu’il y a de plus précieux dan la nation, parce qu’ils représentent le générations à venir, la vie du peuple indien, le cercle sans fin. « Souvenez-vous-en et grandissez à votre tour, et enseignez vos enfants le moment venu », leur dit-elle.

Quand la Femme Bison Blanc eut fini de parler, elle déposa le calumet dans le sac qu’elle portait sur son dos et le remit au vieux chef des Sans Arcs pour qu’il le garde avec grand soin. Quelquefois, on appelle cet homme Corne Creuse Debout, quelquefois Bison Debout. En même temps que le calumet, la Femme Bison Blanc donna au peuple une pierre ronde couleur de sang. Sur cette pierre étaient inscrits sept cercles, symbolisant les sept feux de camp des Lakotas, ou les sept cérémonies auxquelles le calumet est associé. Ainsi une fois de plus la pierre représentait, pour ceux qui savaient lire ses signes, l’univers entier.

Ayant rempli sa mission, la Femme Bison Blanc se retira, remettant ses pas dans ses pas ; elle chantait, Niya taniya mawani ye, ce qui fut traduit par : « Avec mon haleine visible, je marche. » Si l’on s’y arrête un peu, le sens est plus profond que cette traduction ne le dit. Tout d’abord, niya taniya ne signifie pas seulement haleine et respiration, mais aussi être en vie et la vie même. Cela sous-entend qu’aussi longtemps que nous honorerons le calumet, nous vivrons, demeurons nous-mêmes. Et l’idée « d’haleine visible » peut être traduite par la fumée du calumet, laquelle est l’haleine de notre peuple. Elle rappelle aussi l’haleine du bison telle qu’elle apparaît par un jour de grand froid. Elle souligne le fait qu’à nos yeux le calumet, l’homme et le bison ne font qu’un.

Alors que tous la regardaient s’éloigner, la belle femme fut changée en bison blanc. En bison blanc, elle poursuivit sa route vers l’horizon où elle s’évanouit. Cela aussi mérite réflexion et semble aisé à comprendre. Le bison est partie de nous, sa chair et son sang étant absorbés par nous jusqu’à ce qu’ils deviennent notre chair et notre sang. Nos vêtements, nos tipis, tout ce dont nous avions besoin pour vivre provenait du corps du bison. Il est difficile de dire où finissait le corps de l’animal et où commençait celui de l’homme. Depuis les origines, la peau du bison blanc a été ce qu’une tribu peut posséder de plus rare et de plus précieux. Une tribu aurait donné tous ses biens en échange d’une telle dépouille de fourrure blanche. Quand le bison disparut, l’Indien traditionnel et sauvage disparut aussi. Il existe des réserves où sont préservées les quelques troupeaux de bisons qui survivent – Dans le Nord-Dakota, le Sud-Dakota, le Wyoming et le Montana. Ils y sont surveillés par des gardes forestiers et les touristes leur jettent un regard vide. Si frère bison pouvait parler, il dirait : « Comme les Indiens, ils m’ont mis dans une réserve. » Dans la vie et dans la mort, nous et le bison avons toujours partagé le même destin.

 

Publié dans Anthropologie, Mémoires | Marqué avec | Commentaires fermés sur De mémoire indienne, par Tahca Ushte & Richard Erdoes