Barbara Glowczewski, Les Rêveurs du désert et Rêves en colère

Éditions Actes-Sud (Babel) et Pocket (Terre humaine poche) ; Arles, 1996 [1989] et Paris 2006 [2004]

NB : Les références aux deux livres seront notées respectivement Rêveurs et Rêves.

« Au cœur de l’Australie, sur les terres rouges et craquelantes, parsemées d’herbes jaunes et piquantes, de buissons décharnés et de cours d’eau à sec, des centaines de pistes invisibles s’entremêlent. L’une d’elles parcourt plus de mille kilomètres, balisée du nord au sud par quelques collines, rochers et arbres isolés, les sites sacrés de cet itinéraire que les Aborigènes du Centre appellent Rêve Homme Initié ou Rêve Étoiles. Toutes ces formes du paysage surgirent au passage d’un peuple ancestral qui, dans l’espace-temps du Rêve, traversa le désert avant de se transformer en étoiles.

« Lorsque la terre était encore plate, un immense auvent flottait dans le ciel. Il se posa au sol et devint une longue colline de roches rouges qu’on appelle depuis Kulungalinpa. Au même moment, un corps sidéral qui n’était pas une étoile filante mais quelque chose de plus grand, plus lumineux et plus long, pareil à une comète, tomba du firmament. Sa chute en plein jour provoqua une nuit qui recouvrit toute la terre. De cette nuit émergea le peuple Homme Initié.

« Le soleil se leva à nouveau et les enfants des étoiles se mirent à danser, agitant leurs bras et frappant leurs cuisses. Alors des branches poussèrent à leurs pieds, formant des perches de plusieurs mètres qui bruissaient au-dessus de leurs têtes. Ils virent dans le ciel Orion et ses filles les Pléiades. Eux aussi avaient parcouru la terre, imprimant un itinéraire balisé de marques topographiques : le Rêve Invincible, nom d’Orion qui sur terre épousait ses filles à l’infini, leur ordonnant de tuer les fils qu’elles enfantaient de lui.

« Les hommes-arbres du Rêve Étoiles n’avaient ni filles ni épouses. Ils marchaient en chantant, et les mots qui racontaient leur épopée passée et à venir ensemençaient la terre. Ils semaient ainsi des Images qui se transformaient en eucalyptus ou en esprits-enfants.

« Ils campèrent au pied de la colline tombée du ciel et rêvèrent au voyage qu’ils allaient entreprendre vers les lointaines contrées du Sud. En songe ils rencontrèrent les femmes du Rêve Bâton à Fouir, le peuple célibataire de danseuses. Elles sillonnaient aussi la terre, semant des Images à esprits-enfants et faisant pousser des acacias partout où elles plantaient leurs bâtons.

« Un jour, ayant laissé les hommes du Rêve Étoiles pour aller chasser, elles trouvèrent en rentrant une corde et un bandeau faits de cheveux filés. Un héros du Rêve Varan les avait fabriqués en coupant les cheveux des hommes. Les femmes Bâton à Fouir, séduites par ces nouveaux objets, acceptèrent pour les posséder de dévoiler leur savoir. Elles firent l’amour avec eux, leur abandonnèrent les prérogatives de la chasse à la lance et des initiations.

Il n’y avait pas de règles de mariage à l’époque, aussi se disputèrent-elles sur la manière dont elles se répartiraient les hommes. Certaines voulaient les mettre en commun, d’autres réussirent à imposer l’idée que chacune aurait le sien. Par couples donc, hommes et femmes firent un bout de chemin jusqu’à Janyingki, où elles accouchèrent de garçons et de filles. Alors dansant et tournant elles formèrent la grotte qui s’y trouve.

« Les enfants grandirent. Coiffées des bandeaux reçus de Varan, les mères dansèrent la cérémonie Bouclier pour que leurs fils deviennent des hommes et reçoivent des épouses. Puis elles tendirent les bras et en sautillant s’éloignèrent vers les contrées de l’Est. Ayant traversé de grandes plaines désertes, elles disparurent sous terre en chantant : “Le pouvoir de la Voix des Nuits, l’Ocre Jaune, le Bâton à Fouir a cessé de respirer, il s’est éteint à bout de souffle…”

« Sous terre ou au ciel, les êtres de l’espace-temps du Rêve continuent à rêver. Ils rêvent l’existence des hommes et des femmes à la peau noire qui depuis des millénaires parcourent le désert. En nommant les sites sacrés qu’ils avaient modelés, les ancêtres fabuleux léguèrent aux hommes une Loi faite de danses, de chants et de peintures. Depuis ce temps, les Aborigènes dansent, chantent et se peignent le corps avec les Images sacrées.

« Les esprits-enfants semés par le Rêve Homme Initié, le Rêve Bâton à Fouir, le Rêve Varan, le Rêve Invincible et tous les autres Rêves, résident encore près des trous d’eau, des rochers ou des arbres. Ils attrapent les femmes qui s’approchent d’eux et, génération après génération, les pénètrent pour donner naissance aux filles et aux garçons gardiens de cette terre. Ainsi chaque Aborigène du désert incarne-t-il un nom et un chant de Rêve qui lui donnent la mémoire de la terre. » (Prélude de Rêveurs)

En 1979, une jeune anthropologue française d’origine polonaise, Barbara Glowczewski débarque chez les Aborigènes australiens pour y « faire son terrain », comme on dit dans le jargon. Ce sera le début d’une longue histoire d’amitié, d’abord, d’amour ensuite, puisqu’elle s’est mariée avec Wayne Barker Jowandi, cinéaste et compositeur aborigène, après de nombreux séjours en Australie où elle habite désormais, en alternance avec la France. « En fait, dit-elle, certains [Aborigènes] m’ont perçue alors plus clairement que je ne m’en rendais compte moi-même : en quête d’une identité. Née à Varsovie, j’étais arrivée à Paris à cinq ans sans parler un mot de français. Ironie, à cause de la “guerre froide”, les enfants me traitèrent de sale Polack communiste. Passant des vacances en Pologne, on me traita de capitaliste ! À cette époque, mes parents envisagèrent d’émigrer une deuxième fois en Australie, mais ce projet qui m’excitait fut abandonné. Étudiante, alors que je m’apprêtais à faire un stage à l’école de cinéma de Lodz, mon père fut arrêté à Varsovie, et je décidai de partir chez les Aborigènes d’Australie. Pourquoi ce peuple du bout du monde ? À cause de notre émigration manquée ou de celle de ma mère qui, à la fin de la guerre qu’elle avait passée dans un camp de réfugiés en Algérie, hésita entre partir en Australie ou rentrer en Pologne ? Je ne sais pas : les Aborigènes m’apparaissaient étrangement familiers. Leur rapport à l’espace et au temps m’évoquaient des dérives imaginaires qui m’habitaient. » (Rêveurs, p. 70)

« Étrange retour aux sources, dit-elle encore. Élevée en bonne catholique polonaise, j’en étais venue à faire de l’ethnologie précisément parce que je n’étais pas satisfaite de cette religion. Discutant à quinze ans avec un aumônier, j’avais réalisé que mon goût du sacré n’avait pas grand-chose à voir avec le christianisme. Je commençai dès lors à dévorer tout ce que je pouvais trouver sur les croyances des autres peuples. Tombant sur les Aborigènes, je fus aussitôt séduite. Leur religion ne séparait pas l’homme du reste du monde, chaque homme, chaque femme était liée au cosmos par une légende, un peuple d’ancêtres fantastiques, un Rêve. En vivant, par la suite, à Lajamanu, j’observai que toute la vie des Walpiri était imprégnée de sacré car tout ce qui constituait leur environnement était signe de Rêve. Leurs peintures, leurs chants et leur danses les plongeaient dans une dimension parallèle. » (Rêveurs, p. 138-139)

Les premiers séjours (qui se sont étalés sur une bonne dizaine d’années) de Barbara Glowczewski en Australie se sont déroulés essentiellement chez les Warlpiri, un peuple du désert (quelque part au centre de l’Australie, plutôt vers le nord-ouest, la grande ville la plus « proche », soit à des centaines de kilomètres au sud, étant Alice Springs).

Elle y a été cooptée par les femmes, vivant avec elles leur vie quotidienne, y compris la part rituelle de celle-ci – le business, comme on dit là-bas : soit les cérémonies qui marquent par exemple des initiations de jeunes hommes, des deuils, des naissances, ou des « actualisations » de parcours traditionnels jalonnés de lieux sacrés. C’est ainsi qu’elle découvre ce qu’elle rapporte dans ces deux livres, c’est-à-dire un système social tramé d’une mythologie, d’une cosmologie et d’une géographie aussi complexes que poétiques.

« J’adorais, dit-elle, ces étranges histoires de Rêve qui constituent pour les Warlpiri et [les autres Aborigènes] à la fois une religion et une Loi, un mode de connaissance les attachant émotionnellement et charnellement au cosmos, et des règles régissant leur société. Certes, aujourd’hui, ils vivent avec tous les acquis de notre technologie, mais ils continuent à célébrer par leur rites ces fameux Rêves qui les habitent et nourrissent leur sommeil. Tout phénomène naturel ou culturel est d’une manière ou d’une autre rapporté à un Rêve. Les Warlpiri disent que leur tribu n’existerait pas si les héros des Rêves n’avaient pas rêvé la langue warlpiri, et l’eau ne serait pas s’il n’y avait pas le Rêve Pluie. Les itinéraires de ce Rêve suivent tout particulièrement les drainages souterrains. » (Rêveurs, p. 29) Ou, autrement formulé : « L’interprétation dynamique de traces visuelles et la projection de savoirs spéculatifs dans l’espace sont la clef de la pensée aborigène. Ce système cognitif spatialisé repose sur une vision de l’univers qui pourrait être qualifiée de “connexionniste”, car tout y est virtuellement connectable et interdépendant : toute connexion entre deux éléments a des effets sur d’autres éléments de ce réseau. Que ce soit les hommes et les femmes, le règne animal, végétal ou minéral, la terre, le souterrain ou le ciel, l’infiniment petit et l’infiniment grand, la vie actualisée et les rêves, tout interagit. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, les rêves, et par le lien sprituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement, lien qu’on a coutume en anthropologie de qualifier de “totémique”. » (Rêves, p. 49-50) Le terme de réseau est employé ici à dessein, car on ne peut pas parler non plus d’une sorte de Panthéon onirique, avec sa hiérarchie de créatures divines, comme on en connaît dans les cultures de l’Antiquité européenne et proche-orientale : « En effet, la plupart des récits de Rêve sont autoréférentiels. Les héros mythiques et tout ce qui existe sont issus de leurs noms respectifs, eux-même issus des Rêves de ces noms. Pas d’origine ou de finalité. Pas de Rêve générateur de tous les autres. Chaque être ancestral et éternel se génère lui-même. En outre, par les liens de parenté qui le lient aux autres Rêves, chacun peut être vu comme le générateur des autres. » (Rêveurs, p. 295-296)

Cette notion de Rêve est difficile à appréhender pour qui a grandi en occident. Selon Héraclite d’Éphèse, « les hommes éveillés ont un monde unique et commun, mais chaque dormeur se détourne dans son monde particulier » (fragment Diels 89, trad. Kostas Axelos) ; ce qui fonde l’opposition, dans laquelle nous vivons, entre veille et sommeil comme entre lucidité, raison, réalité et rêve, irrationnel, chimères. Chez les Aborigènes, par contre, la « réalité » est celle des Rêves, mais il ne faudrait pas croire qu’elle serait immuable – un grand récit mythique donné une fois pour toutes. En effet, Barbara Glowczewski donne à plusieurs reprises des exemples de « nouveaux » récits, qui intègrent en général des événements historiques comme l’arrivée des pêcheurs de Macassar (Indonésie) sur la côte Nord de l’Australie et leur rencontre, puis leur alliance, avec les Aborigènes de la région. Je mets « nouveaux » entre guillemets, car, selon les Aborigènes, les innovations dans les récits mythiques, qui se traduisent par de nouveaux rituels généralement révélés… en rêve à des personnes d’expérience, ne sont rien d’autre que des « remémorations » d’histoires qui avaient toujours été déjà présentes dans le temps du Rêve, mais qui avaient été oubliées, ou simplement insues des hommes et des femmes Aborigènes. Au passage, notons que les femmes, au même titre que les hommes, possèdent leurs propres rituels, leurs propres cérémonies interdites aux hommes. « L’extrême complexité des rituels […] et leur circulation nomade les érigent comme de véritables machines à penser consistant à retravailler sans cesse l’ancestralité fondatrice des groupes qui s’allient en réseaux. » (Rêves, p. 136. C’est moi qui souligne.) Machines à penser ou machines de pensée, c’est encore ce que suggèrent les systèmes de parenté et d’alliances très codifiés, mais qui n’en sont pas moins souvent transgressés, ou encore les tabous qui frappent le nom des personnes récemment décédées : « Bien que l’origine en soit souvent perdue, il est dit que les prénoms warlpiri correspondent à des vers de chant condensés, forme sous laquelle les héros des Rêves auraient semé les “esprits-enfants” qui s’incarnent dans les hommes. Traditionnellement, chacun personnifiait des mots chantés générés par un nom de Rêve, son totem de conception. Les vers symboliquement ou homophoniquement liés aux défunts devenaient donc également tabous. Souvent, j’allais observer les femmes s’interrompre au cours d’un chant et, par quelques signes du langage gestuel, signaler ce qu’il fallait sauter pour reprendre le cycle de l’itinéraire du Rêve. Merveilleux travail du deuil qui inscrit les morts dans la mémoire par des trous dans le langage parlé et chanté. » (Rêveurs, p. 113) Le tabou s’applique d’ailleurs aussi dans l’espace, puisque les lieux habités par le défunt doivent être absolument évités durant la période de deuil. Et, ainsi que l’a découvert Barbara Glowczewski à ses dépens, lorsqu’elle présenta aux Warlpiri les premières images qu’elle avait tournées chez eux, toute représentation visuelle du défunt est également interdite. C’est ainsi qu’elle a « dû trouver un moyen de respecter ce tabou […] dans le nouveau contexte d’un programme multimédia de restitution des images que j’avais collectées […]. Afin que le programme puisse être utilisé par les enfants et les adultes à l’école de Lajamanu, il a fallu imaginer un outil informatique permettant de masquer temporairement l’image des morts. Ces images sont ainsi remplacées par une icône, en l’occurrence un petit drapeau aborigène, qui indique que la photo est cachée. Ainsi, de la même manière que la langue est trouée par l’expression kumanjayi [désignant ce “qui n’a pas de nom”, adjectif qualificatif des noms ou mots “de remplacement” des noms (ou des mots homophones) des morts récents], ces icônes rappellent qu’il y a un deuil dans tel ou tel sujet traité sur le CD-Rom Dream Trackers. » (Rêves, p. 377)

Bien sûr, toutes ces traditions ont été heurtées de plein fouet par l’avancée de la civilisation. Les Blancs ont conduit, là comme ailleurs, un véritable ethnocide – dont l’un des moyens principaux a été de parquer les Aborigènes dans des réserves étriquées, eux qui avaient toujours parcouru le désert sur des centaines de kilomètres, y trouvant leur subsistance, mais aussi, suivant les itinéraires du Rêve, leurs noms, leurs alliances, leur pensée du monde. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur les récits hérités de la tradition qu’ils ont pu, depuis quelques décennies, commencer à récupérer de vastes portions de ce que furent, non leurs territoires, au sens d’une surface de terrain délimitée par des frontières, mais leurs aires de parcours – et les lieux sacrés qui les jalonnent. Après ces premières victoires, acquises grâce au recul de la violence nue de l’ère coloniale, ils ont eu affaire, comme nous tous, à la « mondialisation », c’est-à-dire à l’avancée de la « pensée du marchand », comme dit Georges Lapierre. Les Blancs tentent de les diviser, et y réussissent parfois, en offrant à certains beaucoup d’argent afin d’ouvrir des mines sur des sites sacrés. Les deux ouvrages dont nous avons traité ici, en montrant qu’il existe d’autres façons d’être au monde et de le penser, représentent dans ce contexte une contribution très importante à la résistance des Aborigènes et donc aussi à la contestation du capitalisme. J’ajouterai pour conclure que l’on peut lire l’un ou l’autre indépendamment, sachant que le premier (Rêveurs), plus qu’un « simple » travail d’anthropologue (si tant est que ce travail puisse être simple), est de plus en quelque sorte un roman d’apprentissage de la chercheuse elle-même, et qu’en cela, il est aussi très touchant. Quant au second, on sent qu’il est le fait d’une femme plus expérimentée, désormais enracinée chez les Aborigènes, et qui n’a plus besoin de « faire ses preuves » académiques. Celui-là prend la forme d’un exposé plus systématique – et n’en n’est pas moins intéressant, bien au contraire.

 

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Ilan Halevi, Islamophobie et judéophobie. L’Effet miroir

Préface d’Alain Gresh. Éditions Syllepse, Paris, 2015.

Cet essai inachevé d’Ilan Halevi (décédé en 2013) est préfacé par Alain Gresh dont on peut retrouver régulièrement les analyses en ligne sur le blog Nouvelles d’Orient du Monde Diplomatique, ou sur les excellents sites Orient XXI et Contre-Attaque(s), entre autres (ce dernier site, d’ailleurs, a publié le premier chapitre de L’Effet miroir). « Ayant fait des choix improbables toute sa vie, écrit Gresh, ayant assumé des ruptures avec ses attaches “tribales”, ayant choisi la cause palestinienne et rejoint le Fatah, l’organisation de Yasser Arafat, lui qui était né juif, Ilan Halevi peut encore nous surprendre. » En effet, il « ose », comme le dit encore Alain Gresh, « dresser un parallèle entre l’antisémitisme, dont il avait eu personnellement à souffrir à sa naissance sous l’Occupation, et l’islamophobie dont le cancer s’étend au sein de la classe politique, des intellectuels, qu’ils soient de gauche comme de droite. » Ou, pour reprendre les termes de l’auteur lui-même : « Nous avons fermement l’intention de montrer que l’islamophobie, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à sa tante maternelle, la judéophobie (“l’antisémitisme”), fonctionne de la même façon, joue un rôle comparable, et qu’elle en est une excroissance et un développement. Mieux, que toute tentative de se mesurer à l’une sans prendre l’autre à bras-le-corps est par définition futile, car l’islamophobie, sous-catégorie du racisme en général, apparaît dans la nature sociale comme une métastase de l’antisémitisme. » « Ainsi, poursuit Halevi, il crève les yeux de tout observateur dépassionné – un cas de figure, il faut l’admettre, rare dès qu’il s’agit des uns (les juifs) comme des autres (les musulmans) – que l’islamophobie joue dans la société actuelle un rôle comparable à celui que l’antisémitisme a joué en Europe avant la Seconde Guerre mondiale. Elle fournit le terreau idéologique, le ciment discursif interclassiste sur lequel peuvent croître les nouvelles formes de fascisme. »

Comme on l’a dit, Ilan Halevi n’a pas pu achever ce livre, « rédigé principalement en 2006 […] et enrichi de quelques éléments jusqu’en 2012 », comme le précise l’éditeur en son Avertissement. C’est pourquoi il peut paraître quelque peu déséquilibré : ainsi, d’importants développements sont consacrés au « Parti de Dieu » , le Hezbollah libanais, et au Mouvement de la Résistance islamique, autrement dit le Hamas palestinien, tandis que d’autres sujets, en particulier les événements plus récents comme l’apparition de Daesh ou, plus largement, les bouleversements que connaissent le Proche-Orient depuis les dits « printemps arabes », sont très peu traités. Il s’agit cependant d’une lecture très instructive – j’ai personnellement appris beaucoup de choses sur l’histoire de ces deux mouvements, loin des clichés qu’en proposent généralement les médias mainstream. Et, au-delà de ces imperfections, l’ouvrage reste très solide sur ses bases, constituées par l’examen du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie.

Dans son troisième chapitre, « Du racisme », Ilan Halevi revient sur le racisme et sa modernité : « [Il] part évidemment de l’idée de race, de la volonté de diviser l’espèce humaine en sous-espèces douées de qualités ou de carences propres. C’est une forme pernicieuse de naturalisme appliquée au règne humain, baignant dans les illusions scientistes qui ont accompagné la révolution industrielle. On peu même dire que c’est cette prétention à la scientificité, l’inscription du discours de la haine et du mépris dans le pseudo-matérialisme de la biologie et de la génétique, qui transmue les vieilles haines enracinées dans l’effet cumulatif des conflits et des rivalités en racisme. » Halevi s’intéresse ensuite à l’histoire du racisme en France – de l’antisémitisme de la fin du XIXe, avec l’affaire Dreyfus et les « penseurs » comme Drumont (La France juive) qui furent l’une des sources du nazisme, au racisme esclavagiste lié à la traite des Noirs, puis colonial, lié à l’établissement de l’« Empire français » et enfin décolonial, lié à l’exploitation des immigrés et à la stigmatisation des nouvelles « classes dangereuses » issues de cette même immigration. C’est à ce point qu’apparaît l’islamophobie, laquelle, « au contraire de l’arabophobie, qui évoque les formes “classiques” du racisme, c’est-à-dire l’insistance sur la détermination prétendue génétique des caractères physiques ou psychiques du groupe visé, […] ne fait référence qu’à des traits “culturels”, mais [qui] sont présentés comme faisant partie d’un programme de conditionnement des individus et des sociétés non moins définitif que l’hérédité. » Ici, on voit bien la parenté avec l’antisémitisme, lequel, même s’il a voulu se présenter sous une forme scientifique, en particulier dans l’idéologie nationale-socialiste, s’appuyait d’abord et avant tout sur des énoncés d’ordre socio-culturels – les juifs et l’argent, les juifs et positions de pouvoir intellectuel, les juifs et les médias, les juifs responsables de tous les maux et en premier lieu de la guerre, etc. : ce n’est qu’une fois la « différence » ainsi créée que la méthode scientifique pouvait s’appliquer dans l’extermination des juifs. Mais cette dernière nécessitait encore une autre condition, celle de l’hégémonie de l’idéologie raciste dans la société, soit son implantation dans toutes les couches de celle-ci, ce que Halevi appelle sa « dimension interclassiste ». Cette hégémonie suppose que le racisme pénètre aussi les classes laborieuses et donc leurs organisations (le « mouvement ouvrier », comme on disait alors). Halevi en voit une « illustration éclatante » dans le « sionisme travailliste » : « c’est ce [qu’il] appelle le social-colonialisme et ce que l’historiographie sioniste elle-même appelle la “colonisation ouvrière” (hahitiashvouth ha-ovedet). Contrairement à la colonisation industrielle des tsars sur les terres des Bachkirs ou des Kalmouks, lorsque Catherine II installait là, à des fins de russification, des “serfs d’usine”, ou à la déportation des communards en Algérie, la colonisation ouvrière sioniste est un mouvement colonial dirigé par les organisations ouvrières : le capital de l’État colon israélien appartient, depuis sa fondation, à la centrale syndicale, la Hisradouth, qui possède plusieurs trusts, dont l’entreprise de construction Solel Boneh, et la compagnie de production et de distribution de produits laitiers, Tnuva. La centrale gère aussi l’équivalent de la Sécurité sociale, la Kupat Holim. C’est également, jusqu’à ce jour, le plus gros employeur du pays. »

Halevi insiste encore un peu plus loin sur « l’importance et la virulence » de la dimension interclassiste du phénomène raciste. Car, dit-il, « c’est elle qui donne au phantasme exterminateur son espace social, mais aussi ses jambes, sa piétaille, sa chair à canon, ses exécutants, ses sections d’assaut et ses héros de première ligne. » Et il avertit : « Que l’on considère un instant la bonne conscience qui baigne l’islamophobie contemporaine et l’importance de sa composante “éclairée”, “progressiste” et “émancipatrice”, pour prendre la mesure de cette troublante ressemblance [avec l’antisémitisme], paroxysme de l’effet miroir […] »

On trouvera encore beaucoup d’autres choses dans ce livre, par exemple l’histoire troublante de la résolution 799 de l’Assemblée générale de l’ONU, adoptée en 1975, et qui affirme que le sionisme est « une forme de racisme et de discrimination raciale ». À l’époque, c’était l’alliance entre les pays du bloc soviétique et les non-alignés qui avait permis ce vote. Mais, nous dit Halevi, « ce que peu savent, c’est que cette résolution avait été présentée par le président égyptien Anouar el-Sadate au sein du Groupe arabe pour faire échec à un projet irakien de résolution demandant l’exclusion d’Israël de l’organisation internationale. » Ce même Sadate qui signerait un peu plus tard une paix séparée avec Israël. Depuis, le vent a tourné : l’Urss a disparu, et aussi le camp des non-alignés. L’Assemblée générale de l’ONU a voté en 1993 l’abrogation pure et simple de la résolution 799 et « aujourd’hui [Halevi écrit ces lignes en 2006], dans le discours public dominant en Europe et aux États-Unis, accuser le sionisme de constituer une forme de racisme est considéré comme une forme d’antisémitisme ».

En somme, L’Effet miroir, outre une mise au point vigoureuse sur ce que sont le racisme, l’antisémitisme et l’islamophobie, est un ouvrage qui fourmille d’informations et d’éclairages historiques aussi intéressants qu’importants. Je ne peux que recommander chaudement la lecture de ce livre, y compris d’ailleurs de son Avant-propos, texte touchant et éclairant à la fois sur la personnalité de l’auteur par sa fille Mariam A., et de sa préface (qu’on peut lire en ligne ici) signée par le toujours lucide et pertinent Alain Gresh.

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William Blanc & Christophe Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire

Éditions Libertalia, Paris, 2015.

Les deux auteurs de ce livre avaient déjà coécrit (avec Aurore Chéry) Les Historiens de garde, publié chez Inculte en 2013, et dont le titre paraphrasait le célèbre Les Chiens de garde, de Paul Nizan (essai paru en 1932 ; Nizan, jeune philosophe marxiste, y dénonçait l’« idéalisme » des philosophes de l’époque, qualifiés de « chiens de garde » de la classe dominante, la bourgeoisie). On peut retrouver leurs analyses de la mythologie identitaire, ou du « roman national » sur le site éponyme. Dans Charles Martel et la bataille de Poitiers, ils exposent avec brio les heurs et malheurs d’un récit qui, à partir d’un fait historique à peu près avéré, connaît des éclipses durables dans la mémoire collective avant de se manifester plus ou moins discrètement à certaines périodes, jusqu’à sa réapparition tonitruante au début du xxie siècle.

Vers 732 (les historiens ne sont pas vraiment fixés sur la date), soit environ un siècle et demi après l’Hégire et les débuts de l’expansion de l’Islam, Charles Martel, maire du palais de plusieurs rois mérovingiens, « arrête les Arabes à Poitiers », selon ce que les écoliers de ma génération apprenaient à l’école primaire vers 1965. Cependant, dans cette formule à peu près aussi bien mémorisée (toujours à l’école primaire des années 1960) que « Marignan 1515 » ou « La Loire prend sa source au mont Gerbier de Jonc », presque tous les termes sont, sinon faux, du moins approximatifs : ainsi, on ne sait pas exactement pourquoi ce Karolus (Charles en latin) fut surnommé Martel – surnom probablement nécessaire pour le distinguer des autres Charles, « le grand » (Charlemagne) et le Chauve, qui lui succédèrent dans le siècle qui suivit. Quant aux Arabes, il faut rappeler qu’il s’agit d’une troupe venue d’al-Andalus, soit l’Espagne musulmane et qui comprenait très certainement des Berbères, alliés remuants des Arabes dans la conquête récente de la péninsule ibérique, et peut-être aussi quelques wisigoths ibères et aquitains – on a beaucoup glosé sur l’attitude de Eudes, duc d’Aquitaine, qui avait pactisé avec les « Sarrasins » avant de se rallier à Charles lors de la razzia qui se termina sur la rive sud de la Loire. Il faudrait aussi rappeler que « les Arabes » ne sont pas un bloc monolithique, pour preuve la guerre civile qui va éclater dans les années 740 et qui aboutira à la fondation du califat abbasside de Bagdad, les derniers des Omeyyades régnant pour leur part sur al-Andalus, justement. Poitiers enfin : rien n’est moins sûr ! Les historiens anglo-saxons ont pris l’habitude de parler de « the battle of Tours ». Comme pour la date, rien n’est certain : Wikipédia nous apprend que « pas moins de trente-huit sites revendiquent être le lieu exact de l’affrontement. » Toutefois, la question a été tranchée après l’étude de Roy et Deviosse publiée chez Gallimard en 1966 – la bataille étant nommée « du pavé des martyrs » dans les sources arabes, ces historiens l’ont située à l’emplacement d’une voie romaine, entre Tours et Poitiers, autour d’un hameau nommé Moussais et rebaptisé depuis «Moussais-la-Bataille ».

Pour comprendre les péripéties que connaîtra le personnage Charles Martel dans l’historiographie et la mémoire collective de ce qui est devenu la France, il faut donc tenir compte du contexte dans lequel a lieu l’affrontement, aussi bien chez les Arabes que chez les Francs (et les Aquitains), mais aussi des autres agissements du maire du palais. Les auteurs du livre restituent en détail tous ces éléments. Dans le cadre limité de cette note, on ne retiendra ici que deux choses : tout d’abord, ce Karolus, s’il n’a jamais été formellement couronné, a bel et bien pris le pouvoir aux rois mérovingiens qu’il était censé servir – tant et si bien que son fils Pépin le Bref, lui, mit fin à la dynastie mérovingienne et inaugura celle des Carolingiens en se faisant reconnaître roi à Soissons en 751, avant que son fils Charlemagne soit lui-même sacré empereur par le pape Léon III en 800. Par la suite, selon les époques et leurs luttes idéologiques, Charles Martel fut ainsi considéré comme fondateur d’une dynastie ou comme un vulgaire putchiste. D’autre part, il est établi qu’il distribua beaucoup de biens de l’Église à ses partisans, ce qui contribua à ce que, malgré son image de « sauveur de la chrétienté », nombre de clercs le vouèrent aux gémonies. Ils pouvaient s’appuyer pour ce faire sur la « vision de saint-Eucher » : cet évêque d’Orléans avait eu la mauvaise idée de s’opposer à la mainmise de Charles sur des trésors ecclésiastiques, après la fameuse bataille, précisément, en conséquence de quoi le maire du palais le destitua et l’exila. Après la mort de Charles, une vision révéla à Eucher qu’il brûlait en enfer…

Ainsi, tout au long de sa postérité, Charles Martel passera d’une appréciation positive à une appréciation négative, selon les auteurs et leurs intérêts du moment. Mais le point le plus important à retenir est qu’il s’agit, la plupart du temps, de querelles entre lettrés, et qu’à aucun moment jusqu’au xixe siècle, la figure du maire du palais ne sera vraiment présente dans la mémoire collective (rien à voir avec la popularité jamais démentie d’une Jeanne d’Arc, par exemple). De plus, Blanc et Naudin relèvent que la bataille de Poitiers fut moins évoquée dans ces querelles que les autres faits et gestes de Charles Martel (relations avec l’Église, prise du pouvoir royal). L’heure n’était pas encore venue des interprétations en termes de « choc des civilisations » et de « lutte contre l’Islam(isme) conquérant ».

Un premier « revival » se produit avec la naissance de ce que l’on a appelé le « roman national » – soit l’époque romantique, qui coïncide aussi avec le début de la guerre coloniale de la France en Algérie. Mais si la position d’un Chateaubriand préfigure celle de Samuel Huntington (le « choc des civilisations »), celle du grand historien de l’époque, Michelet, est nettement plus en retrait – en effet, ce dernier minimise l’ampleur de la bataille et, de plus, dit que les invasions germaniques étaient bien plus à craindre pour les Francs que celle des Sarrasins. Par la suite, le célèbre énoncé « Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers » sera enseigné à l’école des IIIe, IVe et Ve républiques, sans pour autant que le personnage soit placé au premier plan. Les auteurs étayent leur constat du peu de place tenu par Charles Martel dans la mémoire collective par différents coups de sonde dans les programmes scolaires et les manuels, mais aussi tout ce qui constitue de fait la mémoire collective : littérature, peinture, sculpture, arts populaires comme la chanson, et encore, plus près de nous, grâce à des études sociologiques et des sondages sur les personnalités historiques plus ou moins connues des Français – le maire du palais est loin de figurer parmi les premiers cités. Pourtant, quelque chose s’est produit au tournant du siècle xx, et qui va aboutir à la réhabilitation, ou plus exactement à la récupération de la figure de Charles Martel par l’extrême-droite – c’est ainsi que, par exemple, on a pu entendre Jean-Marie Le Pen déclarer, après les attentats de janvier 2015 à Paris : « Je déplore la disparition de douze Français. Mais je ne suis pas Charlie du tout, je suis Charlie Martel, si vous voyez ce que je veux dire ! » Effectivement, on voit assez bien, même si la position du vieux fasciste a sensiblement évolué en une quinzaine d’années, pour ne pas dire qu’elle s’est carrément inversée. En effet, au moment des guerres du Golfe (1999 et 2003), Le Pen était un des rares leaders politiques français à soutenir Saddam Hussein et, plus globalement, à affirmer sa sympathie pour les régimes arabes autoritaires. Il est vrai que jusqu’alors, le fonds de commerce traditionnel des fascistes français était l’antisémitisme. Mais attention : comme l’a relevé Ilan Halevi dans son excellent Islamophobie et judéophobie. L’Effet miroir (éd. Syllepse, Paris, 2015), il est en France un lieu commun qui consiste à assimiler Juifs et Arabes sous le terme de « sémites » – alors qu’il s’agit d’une catégorie plus que suspecte, issue de la généalogie biblique, laquelle peut être à bon droit qualifiée de fantastique (c’est l’histoire de Cham, Sem et Japhet, les trois fils de Noé…). L’une des sources principales de cette confusion se trouve dans La France juive, d’Édouard Drumont, parrain et inspirateur de l’antisémitisme français. Voici ce qu’il écrivait dans ce pamphlet paru en 1886, et qui fit long feu au cours de l’affaire Dreyfus (sans parler de l’influence qu’il put avoir sur la doctrine hitlérienne quelques années plus tard) : « Le rêve du Sémite, en effet, sa pensée fixe a été constamment de réduire l’Aryen en servage, de le mettre à la glèbe. Il a essayé d’arriver à ce but par la guerre et Littré a montré, avec sa lucidité habituelle, le caractère de ces grandes poussées qui faillirent donner aux Sémites l’hégémonie du monde. Annibal qui campa sous les murs de Rome fut bien près de réussir. Abdérame qui, maître de l’Espagne, arriva jusqu’à Poitiers, put espérer que l’Europe allait être à lui. Les ruines de Carthage, les ossements de Sarrazins que la charrue rencontre parfois dans les champs où triompha Charles Martel, racontent quelle leçon fut donnée à ces présomptueux. » Drumont poursuit en disant que le sémitisme « d’aujourd’hui », soit de la fin du xixe, « c’est le Juif », et qu’il « a remplacé la violence par la ruse ». Ainsi, « à l’invasion bruyante a succédé l’envahissement silencieux, progressif, lent. » Ce discours a été repris quasiment tel quel par les islamophobes des années 2000, autour du thème, lancé par l’écrivain Renaud Camus, du « Grand Remplacement » – soit l’invasion et la prise de pouvoir progressives, insidieuses, des musulmans en France et en Europe ; bien sûr, les musulmans, ou, de préférence, les « islamistes », ont remplacé les juifs. Et, au sein de l’extrême-droite, ou plutôt de la droite extrême et de ce que l’on a pu appeler la « nouvelle droite », le virage s’est amorcé, qui a conduit de l’antisémitisme à l’islamophobie – laquelle s’est affirmée au grand jour avec le mouvement des « Identitaires » qui a revendiqué, entre autres, l’occupation en 2012 du chantier de la mosquée de Poitiers en « commémoration » de la victoire de Charles Martel. Désormais, même l’extrême-droite « officielle » de Marine Le Pen a accompli sa mue islamophobe, avec retard, certes, sur la droite classique, laquelle avait déjà depuis un certain temps enterré la fameuse « politique arabe » du général De Gaulle.

Comme le souligne Philippe Joutard dans sa préface à ce livre utile et intéressant, ses auteurs « nous ont donné une leçon de complexité » : effectivement, ils ne se sont pas contentés de montrer l’instrumentalisation du mythe Charles Martel par l’extrême-droite, mais ils se sont attachés à faire voir comment ce mythe s’est constitué, et comment la figure du maire du palais a été l’objet de manipulations diverses et variées depuis le viiie siècle. Par là, ce livre est aussi une leçon de critique historique. « L’Histoire justifie ce que l’on veut », disait Paul Valéry, cité par le préfacier. Et c’est pourquoi il faut saluer le travail des historien·ne·s qui ne se laissent pas « embarquer », comme on l’a dit des journalistes à l’occasion des guerres du Golfe.

 

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De mémoire indienne, par Tahca Ushte & Richard Erdoes

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Jean Queval. Éd. Plon (collection Terre humaine), 1977 [1972] (Les ouvrages de la collection Terre humaine sont réédités régulièrement en poche chez Pocket).

Écrire aujourd’hui (en septembre 2015) une recension de ce livre (que l’on trouve désormais en édition de poche chez Pocket) ne me rajeunit guère : en effet, j’en avais lu le texte sous forme d’un feuilleton radiophonique en vingt-quatre épisodes diffusés sur Radio Zinzine (quelque part dans les collines du Sud-Est de la France) en septembre-octobre 1982. Depuis, il dormait dans ma bibliothèque. Et voilà que j’ai lu (et recensé ici) la trilogie de Georges Lapierre : Être ouragans, parue au printemps 2015. Et j’ai ressenti un pincement au cœur lorsque j’y ai découvert cet exergue au premier livre : « Les danseurs-fantômes ont été massacrés à Wounded Knee et leurs rêves balayés par les fusils mitrailleurs. Les rêves constituent un danger pour le monde de la peau de grenouille qui s’efforce de les tenir à distance par les canons. » (extrait du chapitre 3 de De mémoire indienne, « La peau de grenouille verte » – le nom donné au dollar par Tahca Ushte.) Après avoir terminé la lecture de Georges, je me suis replongé dans celle des propos de Cerf Boiteux (traduction française du sioux Tahca Ushte).

Cerf Boiteux, né au début du siècle passé, reçut son nom au cours d’une hanblechia, une ascèse de voyance : « J’étais seul au sommet de la colline. J’étais assis dans la fosse de voyance, un trou creusé dans le sol, les genoux entre les mains, à regarder le voyant-guérisseur qui m’avait conduit en ce lieu, le vieil homme Le Torse, disparaître vers le fond de la vallée. […] J’avais alors seize ans, je portais encore mon nom de garçon, et, j’aime autant vous le dire, j’avais très peur ; je tremblais et pas seulement en raison du froid. L’être humain le plus proche était à des kilomètres de là, et quatre jours et quatre nuits, c’est bien long. Pour sûr, quand ce serait fini, je ne serais plus un jeune garçon, mais un adulte. La vision serait venue à moi. On me donnerait mon nom d’homme. » Au cours de sa hanblechia, le jeune homme apprit du peuple des oiseaux qu’il deviendrait bien voyant-guérisseur, comme il l’avait souhaité, et il vit s’approcher de lui son arrière-grand-père, Tahca Ushte, Cerf Boiteux, le vieux chef des Minneconju. « Je pouvais voir le sang s’écouler de sa poitrine, là où un soldat blanc l’avait tué. Je compris que mon arrière-grand-père souhaitait que je prenne son nom. J’en conçus une joie indicible. »

Avant cela, l’enfant qui allait devenir Cerf Boiteux avait grandi dans une réserve et, comme ses congénères, avait dû fréquenter l’école de la réserve de Rosebud, dans le Sud-Dakota : « Tous nos enseignants, dit-il, étaient chargés des trois premières années du cours élémentaire. La troisième année était le couronnement des études. J’ai passé six ans dans cette foutue classe de troisième année. Il n’y en avait pas d’autre. Les Indiens de ma génération vous diront qu’il en était ainsi dans toutes les écoles des réserves. La même classe était faite année après année. Si l’on s’enfuyait, la police vous ramenait. Ça n’avit de toute façon aucune importance. Là, je n’ai jamais appris l’anglais, jamais appris à lire et à écrire. C’est bien des années plus tard que je devais apprendre tout cela dans les saloons, à l’armée et en prison. » Ainsi, même si Tahca Ushte acquit un grand savoir de voyant guérisseur par la suite, il n’avait pas la culture livresque qui lui aurait permis d’écrire ses Mémoires. Aussi bien, ce livre n’aurait jamais vu le jour sans Richard Erdoes dont l’itinéraire singulier, qui avait commencé « dans des villes de style baroque, à l’ombre des gargouilles des cathédrales, dans des rues aux maisons à colombages » des pays d’Europe centrale, l’avait conduit, suite à l’exil en Amérique en 1940, jusque dans une réserve indienne : « En 1952, l’un de mes rédacteurs en chef, un fanatique du rail, me demanda d’évoquer les chemins de fer des villes minières du xixe. Au cours de ce reportage, nous nous trouvâmes par hasard dans une réserve indienne. Ses habitants nous accueillirent avec une méfiance hostile, une femme en particulier qui, de toute évidence, ne voulait pas entendre parler des Blancs. Devant la misère dans laquelle vivent les Indiens, et sachant comment ils ont été traités, je trouvais leur attitude à mon égard compréhensible, mais personnellement pénible à supporter. Nous avions passé là une journée et nous apprêtions à plier bagage, quand cette même femme qui nous avait traités jusque-là comme des pestiférés s’approcha soudain en souriant, nous prit par le bras et nous pria d’entrer chez elle pour partager le dîner de sa famille. » Richard Erdoes n’a jamais su pourquoi s’était produit ce revirement. Par contre, il sait qu’il fut à l’origine d’une grande histoire d’amitié entre lui et les Indiens du Sud-Dakota, dont Tahca Ushte.

De mémoire indienne, dont la version française fut d’abord publiée dans la célèbre collection Terre humaine dirigée par Jean Malaurie, raconte donc la vie de Cerf Boiteux et, à travers lui, celle des Sioux des réserves du Sud-Dakota. Il nous fait comprendre que la tentative d’ethnocide implacablement poursuivie par les Blancs n’a heureusement pas complètement réussi, même si elle a produit des ravages considérables. La vague de contestation anticapitaliste qui a secoué le monde entier autour de 1968 s’est manifestée aussi chez les Indiens d’Amérique, entre autres par un regain des rituels et cérémonies traditionnelles comme la danse du soleil, pour ne citer que l’un des plus importants. Tahca Ushte présente ici quelques-unes de ces cérémonies, ainsi que les croyances, mythes et récits qui les sous-tendent. Il nous fait ainsi découvrir un monde fascinant, peuplé d’esprits, gorgé de vie et de sens. C’est pourquoi cette lecture est passionnante et peut être recommandée largement : elle nous pose des questions existentielles dans un langage tout à fait accessible. Et nous avons beaucoup à apprendre de cette sagesse.

Pour en donner un aperçu, voici un extrait des dires de Tahca Ushte à propos du « calumet saint ».

Notre calumet saint – j’ai ajourné son évocation jusqu’à la fin, pour deux motifs. Il est ce que nous avons de plus sacré. Notre religion se fonde sur lui. Le calumet saint est au centre de nos rites, si différents soient-ils les uns des autres. Les pleurs du voyant, les souffrances de la danse du soleil, celles du yuwipi dans sa nuit de vigile, la hutte de l’étuve – le calumet est sans cesse présent, au cœur même de notre vie. Nous le vénérons autant que les Cheyennes vénèrent leurs faisceaux de flèches. Plus même, parce que les flèches ne concernent que les Cheyennes, alors que nous fumons aussi le calumet dans la pensée des autres tribus de ce continent, et de toute existence sur la terre.

C’est en raison de ce caractère sacré qu’on ne doit parler du calumet qu’à la fin, tout le reste étant dit. Mais il y a une autre raison qui m’a fait attendre si longtemps pour l’évoquer ; le calumet me fait peur. Si un Indien essaie d’en parler, il s’égare facilement. Nous n’avons pas un cerveau fait pour comprendre tout ce qui s’y rapporte. Il est si vénérable que je me trouve comme retenu pour vous confier ce que j’en sais. Malgré l’âge que j’ai atteint, le temps consacré à méditer à son sujet, et ce que j’ai appris, je ne me sens jamais vraiment prêt à l’évoquer. Parfois je rêve à la possibilité d’écrire notre livre uniquement sur le calumet, parce qu’en lui réside toute la sagesse indienne. Mais, comme je disais, il me fait peur et m’accable de sa majesté.

Nos grands-parents nous ont dit comment le calumet saint est parvenu à nos tribus. Un été, il y a de cela un grand nombre de vies d’hommes, nos différentes bandes s’étaient réunies comme chaque année. La terre était belle, couverte de hautes herbes et de fleurs, mais le peuple avait faim. Cela se passait longtemps avant que nous n’ayons des fusils et des chevaux, et la vie du chasseur était dure et hasardeuse. Parmi les Sioux, les Itazipcho – la tribu des Sans Arcs – n’avaient pas mangé de viande depuis longtemps. Il décidèrent de dépêcher deux éclaireurs, espérant qu’ils rencontreraient des bisons.

Les deux hommes cherchèrent longuement du gibier, mais en vain. Il parvinrent enfin au sommet d’une colline d’où l’on avait une bonne vue, et là ils distinguèrent une silhouette qui s’avançait dans leur direction. Tout d’abord ils crurent à un bison, mais bientôt il s’aperçurent qu’il s’agissait d’une belle jeune femme, la plus belle qu’ils aient jamais vue. Elle portait une tunique de peau de daim si délicatement cousue et décorée qu’elle ne pouvait être l’œuvre d’une main humaine. Sa chevelure flottait, sauf sur la gauche où elle était retenue par un bandeau fait avec la crinière du bison. Elle portait un sac sur le dos tenait à la main un éventail de feuilles de sauge.

Cette belle femme adressa la parole aux deux chasseurs : « N’ayez nulle peur. Je suis venue de la nation bison avec un message pour votre peuple, un message heureux. » Levant les yeux sur elle, l’aîné des deux chasseurs fut pris du désir ardent de la posséder. Il avança la main dans sa direction, mais la Femme Bison Blanc était lila wakan plus qu’humaine – et nullement venue pour satisfaire la concupiscence d’un homme. On raconte à ce sujet qu’au moment même où le chasseur voulut l’approcher, un nuage descendit et le recouvrit. Quand le nuage se fut dissipé, il ne resta plus de lui qu’un tas d’os desséchés. Ce n’est pas là l’unique version du conte, et ce n’est pas tout à fait celle-là que je tiens des esprits. Quand le moment propice sera venu et si je m’en sens capable, je m’exprimerai plus longuement là-dessus. Mais une chose est certaine – le désir tua cet homme, comme il en a tué d’autres avant et après lui. Si jamais cette terre doit être détruite, elle le sera par le désir, par la convoitise qu’il entraîne, par un besoin d’assouvissement, par l’avidité de peaux de grenouilles vertes, par de pauvres hommes soucieux exclusivement de leur propre intérêt, oublieux des besoins d’autrui.

Ainsi il ne restait qu’un chasseur, et la Femme Bison Blanc lui dit de retourner chez les siens et de les préparer à sa venue. Elle expliqua ce qu’elle attendait d’eux. Ils auraient à mettre en place un grand tipi et à dresser à l’intérieur un owanka wakan, un autel de terre. Elle désirait aussi qu’ils disposent à l’intérieur du tipi un crâne de bison et un support fait de trois bâtons.

Le jeune homme retourna chez les siens et raconta ce qui lui était arrivé à son compagnon et à lui-même. Il leur dit qu’une sainte femme viendrait le matin suivant avec un message de la nation bison. Il leur fit part de ce qu’elle souhaitait qu’ils fassent, et on agit suivant ses instructions.

Le jour suivant, le crieur appela les présents à s’assembler dans le tipi sacré, et comme le soleil se levait, ils virent la Femme Bison Blanc avancer vers eux de sa démarche sainte. Au lieu de l’éventail de sauge, elle avait en mains la pipe sacrée. Elle tenait le tuyau de la main droite et le fourneau de la gauche, et c’est ainsi que nous avons tenu le calumet jusqu’à aujourd’hui.

La Femme Bison Blanc pénétra dans le tipi où l’attendaient les sages de la tribu. Ils dirent : « Sœur, nous sommes heureux que tu sois venue. Nous n’avons pas eu de viande depuis un certain temps et nous n’avons que de l’eau à t’offrir. » Ils trempèrent dans une gourde quelques poignées de wacanga, de glycérie, et les lui présentèrent, et aujourd’hui encore nous trempons de la glycérie ou une plume d’aigle dans l’eau pour asperger ceux qu’au cours d’une cérémonie nous voulons purifier ou guérir. La plupart de nos rites prennent fin quand nous buvons de l’eau, et cela nous remet constamment à l’esprit la Femme Bison Blanc.

Ensuite elle instruisit les Anciens, leur montrant comment se servir de la pipe. Elle la bourra de tabac d’écorce de saule rouge. Puis elle fit le tour de l’autel dans le sens du soleil, ou des aiguilles d’une montre. Elle figurait de cette façon le cercle sans fin, la route de l’homme, de la jeunesse à l’âge serein, de l’ignorance au savoir. C’est là le symbole de la vie. Aussi quand maintenant nous célébrons une cérémonie, nous marchons en cercle de cette même façon avant de nous mettre à fumer. La Femme Bison Blanc alluma ensuite un morceau de viande sèche de bison – pendant de nombreuses générations, ce fut la seule manière convenable de s’y prendre, mais de nos jours, nous nous servons évidemment d’allumettes la plupart du temps.

Après cela, la Femme Bison Blanc enseigna à prier avec le calumet, en l’élevant vers le ciel, puis en le pointant vers la terre, et ensuite dans les quatre directions d’où le vent souffle. Dresser le calumet vers le ciel, c’est ce que nous appelons hupa gluza. La Femme Bison Blanc déclara : « Avec cette pipe sacrée vous marcherez comme une prière vivante, vos pieds reposant sur la grand-mère, le tuyau de la pipe accomplissant tout le trajet jusqu’au ciel où se tient le grand-père, votre corps joignant le sacré d’En bas au sacré d’En haut. Le sourire de Wakan Tanka est sur nous parce qu’en ce moment nous sommes tous en un – la terre, le ciel, toutes les créatures vivantes, et les ikse wicasa – les êtres humains. En ce moment, nous formons une grande famille. Le calumet nous unit. C’est un pacificateur. Quelque part existe une nappe de sang, c’est le lieu de votre origine. Vous verrez que ce sang s’est pétrifié et qu’il est rouge. Il provient d’un point sacré que tous les hommes ont en commun, par lequel les ennemis sont changés en amis et en parents. » Et c’est sans doute de ce moment que date chez le peuple sioux la coutume de clore le cérémonies importantes par les mots mitakuye oyasin – tous les miens – les plantes, les animaux, les humains, une même grande famille universelle.

La Femme Bison Blanc se tourna alors vers les femmes, leur disant que le travail de leurs mains et le fruit de leurs entrailles sont bien ce qui garde la tribu en vie. « Vous êtes de la terre mère », leur dit-elle. « La tâche qui vous a été donnée est aussi importante que celle du guerrier et du chasseur. » Ainsi le calumet sacré est aussi ce qui lie les hommes et les femmes dans un cercle d’affection. Il est le seul objet rituel qui soit l’œuvre commune de l’homme et de la femme : de l’homme pour sont tuyau et son fourneau, de la femme pour sa décoration de plumes d’oiseaux. Pendant une cérémonie de mariage indienne, l’époux et l’épouse se saisissent du calumet en même temps, et on leur passe aux mains le lien d’étoffe rouge qui les unit pour la vie.

La Femme Bison Blanc s’adressa ensuite aux enfants, parce que les petits Indiens sont en avance pour leur âge, et parce que chez nous, ils ont droit au même respect que les adultes. Elle dit aux enfants que les hommes et les femme œuvrent pour eux. Qu’ils sont ce qu’il y a de plus précieux dan la nation, parce qu’ils représentent le générations à venir, la vie du peuple indien, le cercle sans fin. « Souvenez-vous-en et grandissez à votre tour, et enseignez vos enfants le moment venu », leur dit-elle.

Quand la Femme Bison Blanc eut fini de parler, elle déposa le calumet dans le sac qu’elle portait sur son dos et le remit au vieux chef des Sans Arcs pour qu’il le garde avec grand soin. Quelquefois, on appelle cet homme Corne Creuse Debout, quelquefois Bison Debout. En même temps que le calumet, la Femme Bison Blanc donna au peuple une pierre ronde couleur de sang. Sur cette pierre étaient inscrits sept cercles, symbolisant les sept feux de camp des Lakotas, ou les sept cérémonies auxquelles le calumet est associé. Ainsi une fois de plus la pierre représentait, pour ceux qui savaient lire ses signes, l’univers entier.

Ayant rempli sa mission, la Femme Bison Blanc se retira, remettant ses pas dans ses pas ; elle chantait, Niya taniya mawani ye, ce qui fut traduit par : « Avec mon haleine visible, je marche. » Si l’on s’y arrête un peu, le sens est plus profond que cette traduction ne le dit. Tout d’abord, niya taniya ne signifie pas seulement haleine et respiration, mais aussi être en vie et la vie même. Cela sous-entend qu’aussi longtemps que nous honorerons le calumet, nous vivrons, demeurons nous-mêmes. Et l’idée « d’haleine visible » peut être traduite par la fumée du calumet, laquelle est l’haleine de notre peuple. Elle rappelle aussi l’haleine du bison telle qu’elle apparaît par un jour de grand froid. Elle souligne le fait qu’à nos yeux le calumet, l’homme et le bison ne font qu’un.

Alors que tous la regardaient s’éloigner, la belle femme fut changée en bison blanc. En bison blanc, elle poursuivit sa route vers l’horizon où elle s’évanouit. Cela aussi mérite réflexion et semble aisé à comprendre. Le bison est partie de nous, sa chair et son sang étant absorbés par nous jusqu’à ce qu’ils deviennent notre chair et notre sang. Nos vêtements, nos tipis, tout ce dont nous avions besoin pour vivre provenait du corps du bison. Il est difficile de dire où finissait le corps de l’animal et où commençait celui de l’homme. Depuis les origines, la peau du bison blanc a été ce qu’une tribu peut posséder de plus rare et de plus précieux. Une tribu aurait donné tous ses biens en échange d’une telle dépouille de fourrure blanche. Quand le bison disparut, l’Indien traditionnel et sauvage disparut aussi. Il existe des réserves où sont préservées les quelques troupeaux de bisons qui survivent – Dans le Nord-Dakota, le Sud-Dakota, le Wyoming et le Montana. Ils y sont surveillés par des gardes forestiers et les touristes leur jettent un regard vide. Si frère bison pouvait parler, il dirait : « Comme les Indiens, ils m’ont mis dans une réserve. » Dans la vie et dans la mort, nous et le bison avons toujours partagé le même destin.

 

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Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, par Roberto Esposito

Traduit de l’italien par Bernard Chamayou. Préface de Frédéric Neyrat. Éd. Les Prairies ordinaires, Paris, 2010 [2008]

Selon Roberto Esposito, le terme communauté, contrairement à une idée trop répandue, ne renvoie pas à un groupement humain défini par une langue, un territoire, une appartenance, bref une identité commune. Bien au contraire : se basant sur l’étymologie latine du mot, il définit la communauté comme ce qui est toujours incomplet, comme ce qui manque, ce qui fait défaut. Cum : avec, et munus : don, au sens d’obligation (et non pas don réciproque, échange). Ainsi, « les membres de la communauté ne sont tels que parce qu’ils sont liés par une loi commune » (p. 27), par ce munus, que l’on pourrait traduire par « tâche », « devoir », ou « loi ». Comme le jeu n’existe que par sa règle, la communauté n’existe que par sa loi, laquelle n’est rien d’autre que l’exigence, la nécessité… de la communauté. Nous sommes des êtres de la communauté : « depuis toujours nous existons en commun » (p. 28). La communauté nous est donc nécessaire. Elle est pourtant en même temps impossible à réaliser, car sa réalisation signerait sa mort : il n’y aurait plus de cum possible dans un ensemble d’êtres parfaitement identiques (une communauté de clones ?).

Par opposition, immunité signifie exonération du munus, de l’obligation qui fait communauté. Il s’agit d’une réaction de protection, par séparation, auto-enfermement, voire agression contre un « extérieur » potentiellement dangereux. Le terme est évidemment très utilisé en médecine – il désigne la capacité de l’organisme à se défendre contre des agressions – virus, bactéries… Il est aussi utilisé en matière juridique ou/et diplomatique : garantir l’immunité à une personne, c’est l’exonérer des obligations et des sanctions auxquelles tout un chacun reste exposé. Bien sûr, on ne peut pas s’empêcher de penser à d’autres phénomènes que l’on peut qualifier d’immunitaires : ainsi des gated-communities, ces ghettos dans lesquels s’enferment des riches afin d’éviter l’exposition – la communauté – aux autres, c’est-à-dire aux pauvres ; ainsi également des constructions de murs et autres barrières qui se multiplient à travers notre monde globalisé ; ainsi enfin des politiques anti-immigrants et antiterroristes, qui ont tendance à se confondre ces derniers temps (le président de la République française parlant des passeurs comme de « terroristes »).

Comme il existe des maladies qui affectent le système immunitaire, lequel finit par s’attaquer au corps lui-même qu’il était censé défendre, les biopolitiques actuelles ont tendance à se retourner en thanatopolitiques : de politiques de (ou plutôt sur) la vie, elles deviennent des politiques mortifères. L’exemple extrême de ces politiques est le nazisme qui, afin de préserver la « santé » du peuple aryen de la dégénérescence juive (et autres : handicapés, tziganes, slaves, tout ce dont les juifs étaient devenus l’emblème), ne pouvait faire autrement que d’exterminer les porteurs de virus, puis les aryens contaminés, puis finalement l’Allemagne elle-même, lorsque la défaite fut consommée (Hitler donna l’ordre depuis son bunker de détruire toutes les infrastructures nécessaires à la vie des Allemands, puisqu’ils ne méritaient plus d’être défendus). Cependant, ce serait une erreur que de s’en tenir à cet exemple extrême et de ne pas chercher à comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans les termes proposés par Esposito. Pour s’en tenir à l’actualité (j’écris ces lignes en septembre 2015), comment interpréter la dite « crise des migrants » à laquelle (ne) fait (pas) face l’Europe ? Tout nous suggère que la soi-disant « communauté européenne » met tout en œuvre afin de s’immuniser contre le risque migratoire : agence Frontex dédiée à la surveillance des frontières extérieures afin d’empêcher les migrants de pénétrer en Europe, murs, barrières à Ceuta et Melilla, entre Grèce et Turquie, Bulgarie et Turquie, Hongrie et Serbie, pour ne citer que ceux qui ont été en lumière ces dernières semaines. Et les milliers de morts de ces dernières années en Méditerranée nous autorisent aussi à parler de thanatopolitique. La biopolitique européenne, dans sa recherche d’amélioration de la vie des Européens, se traduit directement par la mort de milliers d’arrivants, provoquée par les obstacles dressés devant eux contre leur arrivée, précisément. Foucault le disait : pour qu’une biopolitique se retourne en son contraire, en thanatopolitique, elle a besoin d’un opérateur de discrimination entre ceux qu’on laisse vivre et ceux qu’on veut éliminer (que l’on veut tuer, que ce soit physiquement ou socialement). Contrairement aux pouvoirs souverains d’Ancien Régime, les États régulateurs d’aujourd’hui ont besoin de justifications pour déroger à leur politique du « faire vivre et laisser mourir », soit pour « faire mourir » les indésirables (au propre, tels les nazis, ou au figuré, tels les États européens d’aujourd’hui – leurs politiques provoquent beaucoup de morts, mais indirectement, ce qui permet de les ignorer). Cet opérateur, c’est le racisme. Il se présente massivement aujourd’hui avec les traits de l’islamophobie, mais pas seulement. Effectivement, comment expliquer autrement le refus d’hospitalité pratiqué par les pays riches ? Il faut bien que ces migrants soient dangereux, qu’ils menacent l’intégrité de nos sociétés d’une manière ou d’une autre… (Au moment où j’écris ces lignes, l’ancien Président Sarkozy vient de déclarer que l’afflux de migrants menace la société française de « désintégration ».) Comment laisserions-nous mourir à nos portes, dans l’indifférence la plus totale, des dizaines de milliers d’êtres humains si, justement, nous ne les considérions pas comme radicalement « autres » ? D’une altérité dangereuse, qui viendrait mettre en danger notre mode de vie, nos « valeurs » ? Et il est difficile, voire impossible, de ne pas éprouver d’empathie pour un « autre » en détresse sans produire en même temps, d’abord inconsciemment, un discours d’autojustification : non seulement ils ne sont pas comme nous, mais finalement, ils « valent » moins que nous, que notre propre sécurité, notre propre immunité. Le racisme s’installe, y compris, souvent, dans les têtes des personnes de bonne volonté qui souhaitent « aider » les migrants, oubliant au passage pourquoi et comment ces migrants le sont devenus, et aussi comment les pays « d’accueil » les ont réduits au statut de migrants par leur arsenal de lois et de barbelés. Dans ce cas-là, on pourrait dire que la communauté, au sens d’Esposito, c’est l’obligation d’hospitalité que nous avons envers les migrants – quels qu’ils soient. L’immunité, ou l’immunisation, ce sont toutes les stratégies que « nous » (les États, les citoyens, les partis politiques) mettons en œuvre pour ne pas assumer le munus hospitalier. La biopolitique est cette politique qui a mis la vie au centre de ses préoccupations, mais qui en vient à se retourner en thanatopolitique lorsqu’elle veut immuniser une population contre les dangers représentés par les « autres » (en l’occurrence, les migrants).

Roberto Esposito ne dit pas comment nous pourrions privilégier une politique – ou des engagements, des pratiques – en faveur de la communauté et contre les théories et pratiques de l’immunisation. Cependant, son dernier chapitre, « Pour une philosophie de l’impersonnel », ouvre une piste. Il commence par une critique de la notion de « personne » en tant qu’elle « constitue la référence incontournable de tous les discours – philosophiques, politiques et juridiques – qui entendent défendre la valeur de la vie humaine en tant que telle. » À l’image de ce qu’il a fait pour la communauté, Roberto Esposito expose une notion de l’être humain inachevé, incomplet, un être, en somme, qui n’existe qu’à travers ses rapports à autrui. Or, la personne n’est pas, selon lui, « un simple concept, mais […] un véritable dispositif performatif, concernant […] une longue ou une très longue période, qui a d’abord comme résultat d’effacer sa généalogie, et du même coup, ses véritables effets. » Tout d’abord, la notion a une double origine, chrétienne et romaine, et « c’est précisément à leur point d’intersection que l’on peut situer ce pouvoir de séparation et de sélection qui constitue l’effet le plus important de son dispositif. » (p.234) Il y a d’abord « l’idée de masque – le signifié étymologique du grec prosopon et du latin persona – qui, bien qu’il adhère, “collé”, au visage de l’acteur chargé de représenter le personnage, ne coïncide jamais avec lui. Cette différence demeure y compris dans le rituel du masque mortuaire, où pourtant la vraie nature spirituelle de l’homme, que le masque recouvre, devrait transparaître. C’est dans ce cas précis que cette scission originelle, typique de la conception chrétienne, est mise au contraire au premier plan, et c’est précisément à partir de cette non-coïncidence de la personne et du corps vivant qui pourtant la contient, que le passage à la vie dans l’autre monde est possible. […] En somme, l’unité interne de la personne – entre une nature humaine et une nature divine, ou entre le corps et l’âme – passe toujours par une séparation insurmontable. » (p. 234-235) C’est cette conception qui a permis – et réciproquement a été permise par – l’esclavage. Chez les Grecs de la polis, les citoyens ne le sont qu’à la condition de la non-existence politique des esclaves, des femmes, des enfants et des métèques. Pareillement, chez les Romains, « seule une petite partie des hommes étaient définis comme des personnes à part entière – les patres, c’est-à-dire les mâles adultes et libres – à la différence des esclaves, réduits à l’état de choses [soit de corps sans âme], et d’autres catégories, situées entre la chose et la personne. » Esposito en conclut qu’il existe un « effet de dépersonnalisation – c’est-à-dire de réduction à la chose – implicite dans le concept de personne : sa définition elle-même se fonde en négatif sur la différence présupposée de ces hommes, et de ces femmes, qui ne sont pas des personnes ou qui ne le sont que partiellement et momentanément – et qui sont en permanence exposés au risque d’être ramenés au rang des choses. » (p. 235) Ainsi des fils, même nés libres, qui étaient soumis au pouvoir de vie et de mort du père : « Nul ne naît personne, certains peuvent le devenir, mais, justement, en ramenant ceux qui les entourent au rang de choses. » (p. 236)

Esposito poursuit en disant que ce dispositif de la personne, avec ses effets de sélection et d’exclusion, s’est transmis du droit romain aux systèmes juridiques modernes. « Non seulement personne ne coïncide pas avec homme (qui lui, est le terme par lequel la langue latine identifie surtout l’esclave), mais elle se définit par ce qui la rend différente de lui. » Ce « noyau archaïque [fiché] dans notre contemporanéité » nous empêche de penser un droit « proprement humain ». « La personne est le terme technique qui sépare la capacité juridique du caractère naturel de l’être humain, et donc qui sépare chacun de son mode d’être même – c’est la non-coïncidence, ou même la divergence, dans l’homme, de l’être par rapport à sa modalité. » (p. 237) C’est la source d’une double séparation : la première est « interne à l’être humain lui-même », elle sépare la « vie personnelle et une autre, qui lui est soumise, de type animal » ; quant à la seconde, elle divise les êtres humains entre ceux qui sont « des personnes – parce qu’ils sont capables de maîtriser leur part irrationnelle » et les autres, « incapables d’une telle maîtrise de soi et donc situés au-dessous de la personne » (p. 238). Pour conclure : « Le dispositif de la personne, en somme, est celui qui superpose, ou juxtapose simultanément hommes-humains et hommes-animaux. Ou qui sépare aussi une part de l’homme qui est vraiment humaine, d’une autre qui est bestiale, esclave de la première. Mais, en séparant la vie d’elle-même, le dispositif de la personne est aussi l’outil conceptuel par lequel on peut en vouer une partie à la mort […] » (p. 240)

Contre « ce mécanisme de séparation et d’exclusion exercé au nom de la personne » Roberto Esposito veut « opposer une pensée, qui n’est pas encore une pratique, de l’impersonnel » (p. 240). Il situe son discours « à l’intérieur de trois horizons de sens, de trois domaines sémantiques » : la justice, l’écriture et la vie, « que l’on peut ramener à trois noms de la culture philosophique du XXe siècle » – Simone Weil, Maurice Blanchot et Gilles Deleuze.

Simone Weil, qui a développé la notion d’obligation (qui nous ramène au munus cher à Esposito) contre celle de droit, s’en explique ainsi : « La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. » C’est pourquoi elle privilégie l’impersonnel : « Ce qui est sacré, dit-elle, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel. » On peut donc apparenter justice et impersonnel comme droit et personne. « Chacun de ceux, dit encore Simone Weil, qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les être humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel. » Ainsi, commente Esposito, loin de « renier la personne », ou de « faire de l’impersonnel son contraire – sa simple négation », Simone Weil considère ce dernier comme « ce qui, à l’intérieur de la personne, en bloque le mécanisme de discrimination et de séparation par rapport à tous ceux qui ne sont pas encore, qui ne sont plus ou qui n’ont jamais été déclarés des personnes. » (p. 242-243)

Esposito passe ensuite au régime de l’écriture : pour Maurice Blanchot, dit-il, « seule l’écriture, en brisant la relation interlocutoire qui dans la parole dialogique relie la première et la seconde personne, ouvre un passage à l’impersonnel. » Blanchot affirme ainsi qu’écrire, « c’est passer du je au il ». Et cela entraîne un « décentrement de la voix narrative elle-même […] par lequel l’impersonnel pénètre dans la structure même de l’œuvre […] » Ce qui induit deux effets : « d’un côté l’affaiblissement, l’aphonie pure et simple, de la voix narrative, couverte par le fourmillement anonyme des événements ; de l’autre, la perte d’identité des sujets de l’action dans leur relation à eux-mêmes. » Il s’agit d’un « processus de dépersonnalisation qui investit toute la surface du texte, en la soulevant hors de ses limites et en la faisant vertigineusement tourner sur elle-même. » (p.243-244)

Troisième horizon de sens, celui de la vie. Deleuze écrivait : « […] la troisième personne, c’est elle qu’il faut analyser. On parle, on voit, on meurt. Oui, il y a des sujets : ce sont des grains dansant dans la poussière du visible, et des places mobiles dans un murmure anonyme. » Ce que Deleuze appelle la vie, ou plutôt une vie « puisque la vie, bien que commune à tous ceux qui vivent, fait observer Esposito, n’est jamais générique, c’est toujours la vie de quelqu’un. De quelqu’un qui, pourtant, ne prend pas la forme excluante de la personne car, contrairement à la coupure qu’elle introduit par son dispositif de division, il ne fait qu’un avec lui-même. […] En ce sens, la vie, si elle est assumée dans sa puissance impersonnelle, est ce qui contredit radicalement la séparation hiérarchique du genre humain, et de l’homme lui-même, en deux substances superposées, ou subordonnées, la première de caractère rationnel et la seconde de type animal. » Et Esposito fait remarquer pour conclure que ce n’est pas par hasard qu’« au terme de la déconstruction de l’idée de personne […], Deleuze place la figure énigmatique du “devenir animal” ». « Contre le dédoublement présupposé du dispositif de la personne, l’animal dans l’homme, dans chaque homme et dans tous les hommes, signifie multiplicité, pluralité, métamorphose : “ Nous ne devenons pas animal – affirme Deleuze – sans une fascination pour la meute, pour la multiplicité. Fascination du dehors ? Ou bien la multiplicité est-elle déjà en rapport avec une multiplicité qui nous habite du dedans ?” » (p.245-247)

Défaire « le nœud métaphysique formé par l’idée de personne et sa pratique » c’est la piste ouverte par Esposito. Voilà qui mérite, au minimum, d’y penser, et, mieux, d’en tenter la réalisation.

 

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Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, par Wendy Brown

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Vieillescazes. Éd. Les Prairies ordinaires, Paris, 2009 [2009]

J’écris ce compte-rendu en pleine « crise des migrants » (septembre 2015), comme disent les médias. J’avais lu ce livre au moment de sa publication en français, et je l’avais trouvé très intéressant, comme d’ailleurs le précédent opus de la même Wendy Brown, paru en 2007, déjà aux Prairies ordinaires : Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme. J’y ai repensé ces dernières semaines, alors que tous les médias sont pleins d’articles et de photos sur l’afflux massif de réfugiés vers l’Europe de Schengen. Un certain nombre de ces articles portent sur les moyens mis en œuvre par les États de la frontière de Schengen pour endiguer cet afflux – je renvoie en particulier à l’excellent site Visions carto. On y parle de nouveaux murs, de nouvelles barrières mises en place entre Bulgarie et Turquie, entre Grèce et Turquie, et, vedette de ces derniers jours, entre Hongrie et Serbie. Tous ces murs et les discours qui les légitiment – ou les critiquent, mais sans vraiment aller aller au fond des choses –, n’empêchent nullement les hommes, les femmes et les enfants qui arrivent d’arriver. Ils leur compliquent gravement la tâche, comme le montre en un raccourci tragique la photo de cet enfant syrien noyé et renvoyé par la mer sur une plage turque. Et ils sont faits pour ça, assurément. Wendy Brown observe ainsi, à propos de la barrière « antimigrants » élevée par les États-Unis le long de leur frontière avec le Mexique, que « À cause de ces spectaculaires fortifications, les migrants doivent dorénavant faire un voyage plus long, plus coûteux et plus fatigant – à travers les montagnes et le désert – qu’avant la construction des murs. (Au cours des treize dernières années [texte écrit en 2009], au moins 5 000 migrants sont morts le long de la frontière États-Unis/Mexique.) » On peut, on doit observer le même phénomène aux frontières de la forteresse Europe : avant le petit garçon syrien, ce sont des milliers de personnes qui sont mortes en tentant de traverser la Méditerranée sur des rafiots pourris. Des rafiots affrêtés par les fameux « passeurs ». Ah, les passeurs! heureusement qu’ils sont là, ceux-là – s’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer. Le président de la République française les a même traités de terroristes. D’eux viendrait donc tout le mal ? Las, des chiffres jettent un éclairage très différent sur la sinistre réalité : ainsi, l’Union européenne avait-elle déjà débloqué, au moment où Wendy Brown rédigeait son ouvrage, « plus de quarante millions d’euros pour fortifier les murs de Ceuta et Mellilla au Maroc ». Et une rapide recherche internet permet de confirmer la pérennité de cette politique, qui consiste à essayer de bloquer les migrants plutôt qu’à les accueillir dans les meilleures conditions possibles. Ainsi, selon un reportage du Monde, la Bulgarie, qui a érigé une barrière de barbelés de 30 kilomètres à sa fontière avec la Turquie, a été aidée par l’Union Européenne à hauteur de 15 millions d’euros pour la protection des frontières (soit pour acheter et poser du barbelé…). Mais l’UE ne s’est pas contentée de cela : elle a en effet accordé à la Bulgarie 15 millions d’euros supplémentaires, pour la période 2014-2020, « pour les réfugiés » (soit : pour les parquer dans des centres en attendant de pouvoir les réexpédier vers des pays plus riches de l’Europe ou de les expulser). Bref, on voit bien qu’au moins en termes comptables (qui expriment la vérité des politiques des pays riches), la priorité n’est pas donnée à l’accueil, c’est le moins qu’on puisse dire.

Bien au contraire, les murs, qui ont tendance à se mutiplier à travers le monde « globalisé », affirment, même si leur efficacité est douteuse, une volonté de repli, de fermeture, d’exclusion des autres, de tout autre. (Étant entendu que l’étranger riche, le capitaliste, est « des nôtres », lui.) Et ce faisant, ils produisent des effets non seulement à l’extérieur de la zone qu’ils « protègent » (peur, dissuasion, mais aussi développement de toute une série de techniques – tunnels, etc. – pour les contourner, renforcement du pouvoir des « passeurs », parfois carrément mafieux comme à la frontière Mexique/USA, etc.), mais aussi à l’intérieur, fait remarquer Wendy Brown : « les murs […], et particulièrement ceux qui sont érigés autour des démocraties, produisent nécessairement des effets intérieurs : leur dehors devient leur dedans. S’ils ont officiellement pour but de protéger d’éventuelles violations, abus ou agressions des sociétés prétendument fondées sur la liberté, l’ouverture, le droit et la laïcité, ils s’édifient sur une mise en suspens du droit, et produisent à leur insu un éthos de type défensif, replié sur soi, nationaliste et militarisé. Ils encouragent l’avènement d’une société toujours plus fermée et surveillée, en lieu et place de la société ouverte qu’ils prétendent défendre. » Ce n’est que l’un des nombreux paradoxes relevés par Wendy Brown dans son ouvrage, à commencer celui qui figure dès son sous-titre : Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique. On aurait pu imaginer, au contraire, que les murs, attributs d’un État fort, et même fortifié, affirment à la face du monde une souveraineté encore plus… souveraine, intouchable, inviolable. Or il n’en est rien. C’est plutôt l’inverse qui est vrai, selon Wendy Brown : « souveraineté poreuse, démocratie emmurée », c’est le titre de son premier chapitre dans lequel elle expose les thèses qu’elle développera ensuite. Elle sont au nombre de sept.

  1. Tout d’abord, dit-elle, et « contrairement à ce que certains prétendent », les murs ne sont rien d’autre que des « icônes de [l’]érosion » de la souveraineté de l’État-nation à l’ère de la modernité tardive.
  2. « Ces murs entourent des constellations post-nationales, et séparent les zones riches des parties pauvres de la planète. » Zones qui passent aussi bien à l’intérieur des États-nations (ex. des gated-communities). « Considérés conjointement, les flux et les barrières qui constituent ce nouveau paysage signalent que le droit et la politique sont dans l’incapacité de gouverner les multiples puissances libérées par la globalisation et la colonisation [en Palestine, entre autres] caractéristiques de la modernité tardive ; le recours au contrôle et au blocage vise à remédier à cette situation d’ingouvernabilité. »
  3. Les nouveaux murs frontaliers « s’articulent sur d’autres barrières et d’autres formes de surveillance, privées et publiques » – ainsi, par exemple des initiatives françaises de « voisins vigilants », associations de citoyens branchés en direct sur la police (je ne résiste pas au plaisir de citer ce graffiti aperçu récemment sur une muraille rurale : Voisins Vichylants). Ce faisant, « ils signalent l’effondrement de la distinction entre contrôle interne et contrôle externe, mais également entre police et armée. Effondrement qui à son tour suggère un brouillage croissant de la distinction entre le dedans et le dehors de la nation, et pas seulement entre criminels intérieurs et ennemis extérieurs. »
  4. Les nouveaux murs fonctionnent sur un mode spectaculaire – affirmant une souveraineté qu’ils contribuent en fait à affaiblir. « Ils consacrent la corruption, la contestation ou la violation des frontières qu’ils fortifient. […] ils mettent en scène les pouvoirs de protection attachés à la souveraineté, ces pouvoirs que viennent radicalement limiter les nouvelles technologies, les possibilités d’infiltration, et la dépendance des “économies nationales” à l’égard de ce que les murs prétendent proscrire de leur enceinte, tout particulièrement la main-d’œuvre bon marché. »
  5. Les murs mettent en relief « les vestiges théologiques sur lesquels repose la souveraineté de l’État-nation. […] ils mettent en scène la juridiction souveraine, l’aura du pouvoir souverain et l’effroi qu’il suscite. »
  6. Malgré toutes ces caractéristiques, et surtout envers et contre leur inefficacité patente, il existe un « désir de murs ». Ce désir, « si répandu aujourd’hui, peut s’expliquer par une identification au pouvoir et par une angoisse liée à l’impuissance du souverain. Ce désir recèle une aspiration aux pouvoirs promis par la souveraineté : protection, contention et intégration. » La fiction de la souveraineté nationale a sécularisé la fiction du pouvoir de droit divin. Mais en s’affaiblissant à son tour, « elle génère une inquiétude compréhensible, à laquelle l’édification de murs […] s’efforce d’apporter une réponse. »
  7. « La dissociation des pouvoirs souverains vis-à-vis des États-nations [constructions supra-nationales comme l’Europe, et surtout, souveraineté réelle du capital « apatride »] menace non seulement la souveraineté et la sécurité des sujets, mais aussi un imaginaire de l’identité individuelle et nationale qui repose sur les notions d’horizons et de limitation. Les murs offrent ce que Heidegger appelait un “tableau du monde rassurant” à une époque où s’effacent progressivement les horizons, les limites et la sécurité grâce auxquels s’est historiquement effectuée l’intégration socio-psychique des êtres humains. »

Sur ce dernier point en particulier, et parce qu’il parle des « êtres humains », je dirais qu’il y a là un abus de langage, car tous les êtres humains ne se sont pas donné les mêmes horizons, limites et sécurités comme bases de leur intégration socio-psychique. Pensons par exemple aux sociétés sans États, ou aux peuples indigènes qui résistent encore au rouleau compresseur capitaliste. À cette réserve près, je ne peux que recommander la lecture de ce livre qui donne une vraie perspective critique par rapport aux pantalonnades dont nous gratifient les politiques et les médias mainstream européens à propos des migrants.

PS – J’y reviendrai probablement à une autre occasion, mais la dispute qui s’est étalée ces derniers jours dans les médias autour du terme « migrants » – faut-il le conserver, ou plutôt utiliser « réfugiés », mais alors, quel distinction convient-il d’opérer entre immigrés (économiques) et réfugiés (politiques)? – est aussi ridicule qu’indécente. Son seul mérite est de signaler l’indigence intellectuelle et morale de celles et ceux qui s’y livrent.

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Georges Lapierre, Être ouragans. Écrits de la dissidence.

Georges Lapierre, Être ouragans. Écrits de la dissidence, L’Insomniaque, Paris, avril 2015.

Drôle de titre. Deux déclarations semblent l’avoir inspiré. D’abord celle-ci, rapportée dans la préface : « Soyons un tourbillon de vents dans le monde pour qu’ils nous rendent en vie nos disparus. Soyons une vague et emportons ces monstres, noyons-les, ces scélérats qui nous ont fait tant de mal. » (p. 15) Ces mots sont ceux d’un parent de disparu d’Ayotzinapa (massacre des étudiants d’une école normale rurale perpétré par les « forces de l’ordre » dans l’État du Guerrero, au Mexique, fin septembre 2014). Puis celle-là, qui provient d’une intervention de Kiko, délégué du peuple taïno, de l’île de Borikén, ancien nom de Porto-Rico, lors de la rencontre des peuples du continent dit américain initiée par les zapatistes, à Vicam (État de Sonora, Mexique) en 2007 : « L’homme blanc ne s’est jamais confronté à toutes les nations indiennes unies. Durant des années, chaque peuple s’est affronté à lui séparément et, même ainsi, nous lui avons fait subir des dommages considérables. Ce furent des batailles individuelles, mais la guerre à venir est celle où tous nos guerriers seront unis du nord au sud, d’est en ouest… Nous croyons que nous devons nous aligner sur les ouragans, les inondations, les blizzards, tornades et tsunamis. » (p.529)

Contre le rouleau compresseur du capitalisme, ces deux déclarations invoquent les forces de la terre, de la mer et du ciel. Elles émanent de personnes appartenant à des peuples dont l’être ne se pense pas séparé de celui des autres peuples, pas plus que des autres êtres vivants, ni de l’eau, de la terre ou du feu. C’est bien ce que cherchent à montrer ces « écrits de la dissidence » : que les résistances au capitalisme désormais hégémonique sur la planète viennent principalement de son dehors, des peuples et des zones non encore complètement colonisées par la « peau de grenouille verte » (le dollar, comme l’appelait le Sioux Tahca Ushte (De mémoire indienne, Tahca Ushte, Richard Erdoes, Pocket éditions).

Le sous-titre, Écrits de la dissidence, s’explique, je pense, par la position de l’auteur, lui-même issu du monde occidental, mais allié depuis longtemps des peuples indiens du Mexique, où il vit désormais et partage leurs luttes. (On verra plus loin qu’il ne néglige pas pour autant les résistances de « l’intérieur », les dissidences, justement, même si leur existence dépend de leur capacité à créer ou recréer un « dehors », un extérieur du capitalisme, ce qui, on le conçoit, n’est pas facile en son cœur même.) Mais ce terme de dissidence peut qualifier aussi les luttes « du dehors », dans la mesure où, quelque soit leur position d’extériorité par rapport au capitalisme, ce dernier, comme je l’ai déjà dit, règne en maître à peu près partout sur ce que sa pensée pauvre a réduit à un « univers ».

Voici donc un livre que l’on pourrait qualifier de « partisan », si son auteur ne tenait pas à se démarquer nettement de toute politique : « Le monde de la politique est le monde de la “représentation” fictive d’une égalité (l’égalité entre les sujets d’un échange réciproque) à jamais disparue. Les sociétés qui reposent sur une réciprocité génératrice d’égalité sont des sociétés où le politique n’existe tout simplement pas comme sphère séparée de la vie sociale, de l’ensemble des usages réglant les relations entre les gens. » (p. 359, c’est moi qui souligne.) Je dirai cependant qu’il s’agit d’un livre politique au sens où le philosophe Jacques Rancière définit la politique, comme ce qui vient perturber la gestion policière de la société, la soit-disant politique qui n’est rien d’autre qu’une police. (Rancière, La Mésentente, Galilée 1995).

Mais je vais trop vite en besogne : en effet, il ne s’agit pas d’un livre mais de trois « qui forment comme un tryptique. » Ces trois livres, regroupés par l’Insomniaque en un seul fort volume de 688 pages, s’intitulent respectivement : De la réalité et des représentations que nous en avons, Six thèses pour une brève histoire du capitalisme des origines à nos jours augmentée de quelques considérations critiques, et enfin L’Expérience mexicaine. Ils explorent les questions suivantes : « Comment saisir notre présent, cette réalité fuyante, souvent inédite, trop familière pour être connue ? Quelles sont les forces en présence ? Comment définir les résistances qui s’opposent à l’avancée, qui semble inexorable, du monde marchand ? » (p. 7)

« […] dans ces trois livres, prévient l’auteur, je m’attache à faire valoir un point de vue opposé à celui des marchands. C’est le point de vue proposé par les sociétés sans État, par les peuples, les tribus, les clans, les bandes, les pirates, les apaches, les blousons noirs, les voyous et autres voyants. Je dis “voyants” car n’importe quel peuple en résistance, n’importe quelle bande de petits voyous de banlieue, sait très bien à quoi s’en tenir sur le monde dominant et sait très bien qu’il y a incompatibilité – qu’il s’agit d’une situation de guerre et qu’il n’y aura pas de trêve. Toute vie collective qui survit encore de-ci, de-là, ou qui cherche à se maintenir ou à se reconstruire, à s’inventer avec ce qu’elle a sous la main, avec ce qui surnage d’un naufrage, entre en guerre. » (p. 14, c’est moi qui souligne.)

Le premier livre déploie « un discours sur la réalité en tant que soi, en tant que réalité de la pensée se réalisant ; [l’auteur] y critique deux concepts qui sont propres à notre représentation du monde et de l’être : celui de nature et celui d’individu. » Dans le deuxième livre, « il s’agit cette fois d’un discours sur l’apparence comme réalité ». Quant au troisième, « il parle de la résistance que les peuples indiens du Mexique opposent à l’avancée du monde marchand […] et se présente comme une chronique des temps présents. » (p. 15) Dans ces trois livres, Georges Lapierre expose comment une pensée, la pensée marchande, cherche à éliminer toutes les autres pensées de la planète – tout en se nourrissant de leur décomposition. Je dis bien pensées car, pour Georges Lapierre, toute réalité est d’abord pensée. C’est le propre de l’homme : « Nous avançons que la société est la réalité de la pensée ; l’homme, en tant qu’être générique, en tant qu’être généré par la vie sociale, est l’être de la pensée, la pensée réalisée en lui. La pensée n’est pas une faculté de l’individu de l’espèce humaine, elle est le propre de l’homme, c’est-à-dire d’un être issu de la vie en société. » Ceci est arrivé parce que « l’homme a institué une rupture dans l’immédiateté de la relation liant le vivant à son environnement, le vivant puisant dans son environnement ce qui lui est nécessaire, à telle enseigne que la relation est en quelque sorte organique entre les deux, entre la bactérie et sa proie. » (p. 272) Ainsi, « l’homme […] est né d’une discontinuité, d’une rupture dans le flux qui lie le besoin à sa satisfaction. » De cette rupture dans l’immédiateté besoin/satisfaction naît la médiation – et de la médiation, la pensée de la médiation : « l’homme n’obéit pas à l’instinct mais aux règles fondatrices de la vie sociale, il est l’être des obligations réciproques […] » (p. 77) « L’instauration d’une médiation apporte avec elle la réflexion sur soi. La conscience de soi va de pair avec la pratique sociale, elle trouve son origine dans la reconnaissance sociale que nous tirons de cette pratique. La conscience est le ricochet de l’autre et des autres en nous. Cette conscience naît avec le langage (ou le langage naît avec elle) et s’exprime par le langage. La conscience est l’acte de concevoir, avec elle apparaît le concept. C’est le “je suis un être humain” ou le “je suis un homme-chauve-souris” (ce qui revient exactement au même) qui se déclinent dans toutes les langues connues ou secrètes. […] L’être surgit avec le nom, c’est le rêve d’un nom de l’ancêtre de l’homme, l’être humain est celui qui a un ou plusieurs noms et qui entre ainsi avec son nom ou ses noms dans un système de relations. » (p. 81)

C’est pourquoi la pensée existe : comme « réalité de l’agencement des relations entre les gens. Cet agencement des relations entre les gens forme un cosmos, un espace ordonné en sorte que tous communiquent avec tous. Ce cosmos, cet espace où se déploie la communication de tous avec tous, n’est pas ordonné par une pensée qui lui serait préalable, il est la pensée même, il est l’expression de la pensée ; la réalité de l’ordonnancement social (la réalité de la communication entre les humains) est la réalité de la pensée. Nous n’avons pas à chercher plus loin l’origine de la pensée. » (p. 91, c’est moi qui souligne.)

Ceci n’empêche pas Georges Lapierre de se demander comment s’est produit cet événement fondateur, la rupture de l’immédiateté et l’apparition conséquente du langage, de la conscience, etc. Loin des explications tristes de la rencontre hostile avec d’autres primates (la guerre de tous contre tous chère à Hobbes) ou utilitaristes (et tout aussi tristes) de l’invention de l’outil qui aurait entraîné un développement inédit du cerveau et des facultés mentales, il nous propose une hypothèse beaucoup plus réjouissante : « J’imagine plutôt un geste plus incongru, du moins pour nous, plus surprenant, celui du don, un primate qui donnerait une banane à son voisin, suivi, quelque temps plus tard, d’un geste tout aussi incongru sinon plus, celui d’un retour. Nous pouvons aussi supposer (l’imagination n’est-elle pas qualifiée de folle du logis ?) en prenant en compte le facteur temps que l’un et l’autre se soient pris au jeu, entraînant dans cette sarabande, dans ce qui allait être la geste de l’humanité, le reste de la bande. Une grande partie de rigolade, en somme. » (p. 273, c’est moi qui souligne.)

Par la suite, au cours de la préhistoire puis de l’histoire, différents modes de pensée se sont réalisés – et se réalisent encore, en différents modes de médiation, de communication, d’échange : en différentes sociétés. On peut les classer en différents types dans lesquels la pensée est plus ou moins séparée, plus ou moins appropriée par une classe de gens ou, au contraire, plus ou moins partagée par l’ensemble des gens. « Aujourd’hui, nous sommes en présence de trois modes de réalisation de la pensée de la médiation donnant trois types d’être collectif : l’être individualiste, l’être théologique, l’être communaliste. L’être individualiste est athée ou alors chrétien régénéré [les born again des États-Unis et d’ailleurs, à image de George W. Bush], c’est l’être de la séparation. La pensée est son extériorité, comme la pensée de l’espèce est l’extériorité absolue pour l’individu de l’espèce. L’être théologique est l’être religieux, en relation avec une pensée générique confisquée par les clercs. L’être communaliste est celui qui vit au sein d’une communauté de pensée, dans une relation étroite avec l’esprit qui anime la vie collective. » (p. 74) Nous vivons aujourd’hui la siuation dans laquelle la pensée de la peau de grenouille verte, une pensée qui se veut unique – alors qu’elle n’est qu’une pensée parmi d’autres, la pensée de l’Un, ce qui fait d’elle une pensée indigente par rapport aux pensées des multiplicités – a établi sa domination presque absolue et a colonisé la quasi-totalité de la planète. Cette pensée se matérialise dans la marchandise et avant tout dans la marchandise absolue, l’argent. Elle réduit tous les échanges humains (et les « échanges » des humains avec leur environnement, si on peut nommer ainsi le pillage des ressources) à l’échange marchand et soumet chacune et chacun à l’empire de la nécessité (le besoin d’argent). « C’est une erreur de penser, écrit Georges Lapierre dans son deuxième livre, que le capitalisme commence par une accumulation, primitive ou non, de capital, en l’occurrence sous sa forme la plus simple, une accumulation d’argent. Le capitalisme est seulement une idée dans certaines têtes qui s’impose avec de plus en plus de force et de violence pour occuper peu à peu toutes les têtes. Ce que les idéologues appellent l’accumulation de capital n’est qu’une accumulation de force et de puissance, le mouvement d’une pensée en quête d’universalité : le pouvoir pour une pensée, pour une idée, d’être effective, c’est-à-dire de se réaliser. Le capital est seulement la prise d’ascendant d’un point de vue, en l’occurrence celui des marchands, sur d’autres conceptions de l’échange. » (p. 349, c’est moi qui souligne.) Finalement, le capitalisme, ou la pensée du marchand, est le mode de réalisation de la pensée de la médiation qui, en matérialisant cette médiation dans la peau de grenouille verte, et en soumettant l’ensemble des hommes au besoin d’argent et au travail en vue de s’en procurer, a supprimé tout autre médiation et nous ramène au stade de la vie dépourvue de pensée, telle que la vivaient les primates jusqu’à la découverte du don.

Comment en est-on arrivé là, c’est ce que se demande Georges Lapierre dans le deuxième volet de son tryptique, Six Thèses pour une brève hisoire du capitalisme. Ce qui a donné sa force au capitalisme, et qui lui a finalement permis de soumettre presque toute l’humanité à sa dynamique, c’est d’abord cette sorte de bombe atomique mentale qui a désintégré tout le tissu de relations de sujet à sujet qui existait – et existe encore ici et là – dans les sociétés sans État. Comme on l’a déjà vu, les sujets n’étaient pas seulement des hommes ou des femmes, mais aussi tout ce qui les entourait, tout ce qui faisait partie de leur « soi » – plantes, animaux, éléments… Dans la société capitaliste, la dynamique marchande a, depuis le XIIIe siècle environ, progressivement tout transformé en marchandises, c’est-à-dire en objets. Georges Lapierre avance que ce processus trouve sa matrice dans la société grecque antique, où le fameux « miracle » de l’invention de la cité, avec sa politeia, s’est produit sur le fondement de l’esclavage, soit un rapport entre des citoyens-sujets et des esclaves-objets. « Nous sommes trop immergés dans notre civilisation pour prendre la mesure exacte d’un tel bouleversement. Pour la première fois toute une organisation sociale se fonde sur les oppositions sujet/non-sujet, pensée/non-pensée, citoyens/esclaves, humain/non-humain, culture/nature. L’extériorité fait irruption à l’intérieur du soi, dans l’intériorité du soi, dans son intimité, comme partie constitutive du soi. Le concept de nature n’exprime tout compte fait qu’un rapport social. Le seul contenu donné à cette extériorité, qui se trouve à l’intérieur du soi, est l’asservissement. » (p. 363) C’est cette capacité d’objectivation qui a donné l’avantage au capitalisme dans ses confrontations avec les autres mondes. Les sociétés sans État, d’abord : modes de réalisation de la pensée basées sur des relations de sujet à sujet (y compris entre humains et non humains), elles virent les nouveaux arrivants, aussi étranges qu’ils fussent (leur peau était pâle, ils apparaissaient montés sur des animaux inconnus, leur langage était incompréhensible et leur odeur improbable), comme des sujets – et donc comme des êtres dignes de respect, et, en conséquence, leur offrirent cadeaux de bienvenue et hospitalité. On sait comment les traitèrent les colons blancs. « La société marchande, chrétienne et d’origine occidentale sait très bien quel est son ennemi dans son entreprise de colonisation de la planète : “Notre sûreté dépend de l’extermination des Indiens. Nous devrions, afin de protéger notre civilisation, insister encore et débarrasser la Terre de ces créatures indomptées et indomptables.” Ces mots d’un député nord-américain à la fin du XIXe siècle ont été mis en pratique sur tous les continents à mesure que s’étendait le front d’une guerre sociale devenue universelle et exigeant la complète destruction de l’autre, son anéantissement. » (p. 400) Quant aux sociétés théocratiques ou théologiques, où l’État des clercs prétendait encore régir l’activité marchande, elles ont succombé à leur tour sous les coups de boutoir de la marchandise, d’autant plus facilement qu’elles n’offraient guère de perspectives enthousiasmantes à leurs citoyens – telle l’URSS disparue après la chute du mur de Berlin en 1989.

Engagé depuis des années aux côtés des peuples indiens du Mexique qui luttent afin de préserver leurs territoires et leurs modes de vie, Georges Lapierre, malgré un certain « pessimisme de l’intelligence », parle dans son troisième livre de ces luttes avec « l’optimisme de la volonté » (Antonio Gramsci, c’est moi qui introduit cette référence). Il y rend compte aussi de ses précieuses observations sur le « mode de vie actuel » de ces peuples, lequel, défini par le terme de « communalité », constitue déjà en lui-même une forme de résistance. Un chapitre est consacré à cette communalité, traduction en français du terme comunalidad : il s’agit d’un « concept inventé par Floriberto Díaz Gómez et Jaime Martinez Luna pour désigner le mode de vie d’une communauté indienne, pour le premier celle de Tlahuitoltepec, communauté ayuujk (mixe) de la Sierra Norte, pour le second, celle de Guelatao, communauté binnizá (zapotèque), elle aussi de la Sierra Norte. » Georges Lapierre nous adresse ici un avertissement important : les membres de ces communautés ont eux-mêmes des termes pour désigner leur mode vie – comunalidad n’est qu’une tentative de « traduction en espagnol de concepts exprimés en langue vernaculaire. Ce qui est directement vécu, le contenu implicite du mot dans la langue vernaculaire, disparaît dans ce passage dans un autre mot, dans une traduction ; et ce passage dans un autre mot est aussi bien le passage dans un autre monde ou dans une autre réalité, la nôtre, ou réalité du monde occidental, chrétien et capitaliste. Le contenu de ce concept doit alors être explicité et décrit, il n’est plus donné (ou si peu) par l’expérience, mais approché par l’imagination. Ce qui est une réalité dans le monde indien devient une utopie dans le monde occidental, chrétien et capitaliste… ou une nostalgie. » (p. 467-468)

Cette recherche qui a abouti au terme de comunalidad et qui a commencé dans les années 1980 dans la Sierra Norte a été poursuivie jusqu’à aujourd’hui, entre autres par la mise en place en divers lieux du Mexique d’« ateliers de dialogue culturel » : une méthodologie qui vise « à la conscience de soi : il s’agit de prendre conscience des valeurs, des pratiques, des connaissances, des croyances sur lesquelles reposent ce que [Georges Lapierre appelle] une vie sociale en résistance. » Attention : « Il ne s’agit pas d’une conscience de soi en tant qu’individu, comme on pourrait le penser, mais de la conscience de soi en tant que peuple, en tant que société organisée selon un certain mode et dans un certain esprit. » (p.468-469) Finalement, cette recherche et son prolongement dans les ateliers de dialogue culturel ont permis de comprendre et de décrire la communalité, soit « ce qui définit la forme de vie et la raison d’être des peuples indiens ». Selon Floriberto Díaz, elle est composée de « cinq éléments fondamentaux : 1) la Terre comme mère et comme territoire ; 2) le consensus en assemblée pour la prise de décision ; 3) le service gratuit comme exercice de l’autorité ; 4) le travail collectif comme activité de récréation ; 5) les rites et cérémonies comme expression du don communal. » (p. 471). Ce chapitre du troisième livre développe de façon détaillée ces cinq éléments fondamentaux – je ne peux ici que renvoyer au texte.

Bien sûr, ces formes de vie sont menacées. « La pression du monde marchand se fait de plus en plus sentir. Peu à peu les communautés perdent les moyens de leur indépendance, les ressources de leurs territoires sont accaparées avec violence par des entreprises nationales ou internationales. […] Pourtant cette autonomie en péril, moribonde, a encore une réalité, elle n’a pas totalement disparu, dissoute dans le vaste monde du shopping comme chez nous. » (p. 479-480) Ce sont les luttes pour sa préservation et/ou sa renaissance que raconte ce troisième livre, y compris, bien sûr, la lutte zapatiste – du moins quelques aperçus de cette lutte, tels qu’ils ont été vécus par l’auteur. Je n’en parle pas plus longuement ici car les informations sur ces luttes sont facilement disponibles pour qui veut bien se donner la peine de les chercher – un site internet, entre autres : La voix du jaguar, les rapporte régulièrement.

Après ce compte-rendu probablement un peu trop long, il n’est pas nécessaire de préciser que je recommande chaudement la lecture de Être ouragans, lecture indispensable, me semble-t-il, à toutes celles et ceux qui luttent ou veulent lutter contre le monde capitaliste.

Un dernier mot tout de même, pour saluer la posture de l’ami Georges, telle qu’il la précise au tout début de son ouvrage, dans les Remerciements : « Le livre est le résultat d’une dispute où sont convoqués les vivants et les morts et dans lequel l’auteur n’est en fin de compte que le médiateur du moment ; il ne fait, et c’est là son rôle, que donner un sens au débat : il le met en perspective afin qu’il puisse reprendre et se poursuivre dans un futur encore indéterminé. » À mon tour de dire merci.

f. h., le 19 août 2005

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Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons. Où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie. Introduction critique et notes par Nicole Jacques-Chaquin

Aubier, coll. Palimpseste, 1982

(Note de septembre 2014)

Sur le fac-similé de la couverture de l’édition originale de ce traité de sorcellerie, on voit la date M. DCXIII, « avec privilege du roy ». Ce qui se lit 1613. Or l’éditrice, dans sa « Bibliographie des œuvres de Pierre de Lancre », donne, elle, 1612… Mais peut-être le fac-similé est-il celui d’une deuxième édition ? Quoi qu’il en soit, je ne regrette pas la lecture de ce « Tableau », tant il m’apprend sur la chasse aux sorcières et l’imaginaire qui l’accompagne.

« Conseiller au parlement de Bordeaux, érudit et homme de cour, Pierre de Lancre, dit la quatrième de couverture, est envoyé au pays de Labourd, province du Pays basque français, pour enquêter sur la sorcellerie ; un an après, il fait le compte rendu de son expérience. Il en résulte un traité de démonologie – mais aussi, mais surtout, un texte, une formidable construction imaginaire qui fait entrer définitivement la sorcellerie en littérature. Sa représentation du sabbat, qui envahit peu à peu le discours comme il envahit fantasmatiquement le Labourd et l’imaginaire du juge, exercera sa fascination sur Hugo et Michelet, et sur ce qui est encore notre vision de la sorcellerie. » Et l’on pourrait ajouter : notre vision des femmes, en tant que la chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles a profondément marqué l’évolution des rapports de genre (cf. notre note sur Caliban et la sorcière, de Silvia Federici. En effet, un mélange trouble de fantasmes voire d’obsession sexuelle et de misogynie caractérise ce texte, par ailleurs plutôt plaisant à lire car, pour la première fois dans l’histoire des traités de sorcellerie et/ou de démonologie, De Lancre soigne son style, « rédige par écrit », veut « faire voir au public », enfin souhaite « contenter son lecteur », soit se comporte en « auteur » au sens moderne du terme, ce qui n’était pas le cas de ses prédécesseurs, héritiers de la tradition juridique et scolastique du Moyen Âge. Par là, il participe au mouvement même de la chasse aux sorcières, qui est l’un des symptômes de l’entrée en modernité et de la fin du Moyen Âge, justement.

On verra aussi, au passage, transparaître les principales obsessions du conseiller au Parlement de Bordeaux, et qui reviennent tout au long de son « Tableau » : le nationalisme (les pires danses, les plus folles et les plus obscènes, sont bien sûr importées de l’Espagne voisine), la sexualité (« Et s’il est vrai ce qu’on dit que jamais femme ni fille ne revint du bal si chaste comme elle y est allée […] »), et bien sûr un fond de misogynie jamais démenti. De Lancre affirme s’appuyer avant tout sur son expérience de juge enquêteur : ainsi, se référant à d’autres chasseurs de sorcières, dit-il que « c’est l’opinion de Boguet et autres qui ont fait le procès à une infinité de sorcières, lesquels je crois plus volontiers que ceux qui parlent par livres, et par ouï-dire simplement ». Son propre savoir vient donc de ce qu’il a conduit au bûcher plusieurs dizaines de « sorcières », sans parler des quelques centaines de « témoignages » obtenus sous la torture, et il peut affirmer sans crainte d’être contredit que le diable « gagne plus de femmes que d’hommes, comme d’une nature plus imbécile [c’est moi qui souligne]. Et voit-on qu’au nombre des prévenus de la Sorcellerie qu’on amène aux Parlements, il y a dix fois plus de femmes que d’hommes. »

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce texte, et je recommande la lecture de l’excellente introduction de Nicole-Jacques-Chaquin qui en tire les leçons essentielles. Je me concentrerai ici sur trois aspects seulement, celui, déjà évoqué, de la misogynie, celui de la criminalisation des pratiques populaires de sociabilité, de magie et de soin et celui de la disciplinarisation des corps qu’il annonce. Je laisse donc de côté l’aspect nationaliste et colonial – ne pas oublier que la « mission » d’enquête et de répression confiée à De Lancre se déroule au Pays basque et qu’en cela elle est emblématique de la guerre aux peuples qu’a été la chasse aux sorcières partout en Europe. Et comme cela a déjà été fait par Carlo Ginzburg dans Le Juge et l’historien, je conclurai sur le parallèle frappant que l’on peut établir entre chasse aux sorcières et antiterrorisme.

 Misogynie

Le début du Livre premier du Tableau rappelle comment Behemoth, soit le diable ainsi nommé par Dieu dans son dialogue avec Job, peut se transformer et prendre l’aspect de « plusieurs et diverses bêtes ensemble […] Le premier corps que je trouve qu’il a emprunté, et la première des bêtes dont il a pris la forme a été le serpent : lorsque remuant au-dedans sa langue trop mobile il charma la première des femmes et la mère de notre malheur, à la faveur de ce rusé serpent. » (C’est moi qui souligne, ici comme par la suite.)

Cependant, Dieu n’a pas permis que le démon fût aussi puissant que lui, et c’est pourquoi toujours il est trahi par quelque imperfection : «  Ayant été très bien remarqué par ceux qui ont voulu donner connaissance et distinguer les apparitions des bons Anges de celles des mauvais, que les bons Anges contents en la grâce de Dieu ne prennent jamais une figure brutale lorsqu’ils veulent apparaître aux hommes, ni celle d’une femme, mais perpétuellement d’un homme et les mauvais anges au contraire. »

De Lancre aborde ensuite directement le sujet dans le troisième « Discours » du Livre premier, ainsi intitulé : « Pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes […] » Je reproduis en annexe tout ce discours, dont voici quelques extraits :

« […] la femme a plus d’inclinations naturelles à la sorcellerie que l’homme. C’est pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et bien que paraventure c’est un secret de Dieu, si est-ce qu’on en peut rendre quelque raison probable. Bodin dit très bien que ce n’est pas pour la faiblesse et la fragilité du sexe, puisqu’on voit qu’elle souffrent la torture plus constamment que les hommes. […] Ce serait donc plutôt la force de la cupidité bestiale qui pousse et réduit la femme à des extrémités, esquelles elle se jette volontiers pour jouir de ses appétits, pour se venger, ou pour autres nouveautés et curiosités qui se voient esdites assemblées. Qui a mu aucuns Philosophes de mettre la femme entre l’homme et la bête brute. »

Les femmes sont de toute façon responsables de tous les péchés possibles et imaginables. Ainsi, l’une des rares fois où De Lancre s’exprime à la première personne du pluriel, c’est encore pour rejeter la faute sur les femmes :

« Mais pourquoi est-ce que les Démons au sabbat pour nous attraire et piper, usent de la chair, et dressent si magnifiquement leurs tables, nous présentant ce double aiguillon de la chair, nous perdant par festins et par femmes, par chair de charognes et femmes corrompues ? C’est dit quelqu’un parce qu’étant en perpétuel désir de nous perdre, il tâche à nous opposer le plus fort ennemi que nous ayons, et nous présente de la chair déguisée en tant de façons, si abondamment, et avec une telle licence, que la diversité et multiplicité nous engraisse et nous tient perpétuellement en cette convoitise, jusqu’à ce qu’il nous a du tout perdus. Il nous engage au sortilège par une fausse joie et douceur, par faux plaisirs, la danse, les festins et les femmes. Satan nous sert donc bien souvent d’Incube et de Succube, mais parfois il donne moyen à des femmes de nous jeter en des amours si sales et si abominables, qu’elles semblent être pire et presque plus exécrables, que celles que Satan nous fait traiter avec lui. Car il nous fait rencontrer des femmes qui nous charment tellement, empoisonnent et altèrent les sens, que nous sommes non amoureux et amants simples, comme des hommes communs, mais bien des animaux voraces et acharnés après des charognes. »

Dans Caliban et la sorcière, Federici fait remarquer que Montaigne, contemporain et collègue de De Lancre au Parlement de Bordeaux, constatait – avec regret – que l’homme ne perdait sa maîtrise de soi, sa contenance, son prestige en somme, que dans l’acte d’amour…

Criminalisation des pratiques populaires

Il semble bien que la description et la dénonciation du sabbat, outre leur côté fantastique, soient aussi basées sur la volonté de criminaliser des pratiques réelles de réunions nocturnes, de fêtes parfois licencieuses, de carnavals, peut-être aussi de vieux cultes agraires (c’est la thèse de Ginzburg dans Les Batailles nocturnes). On verra en annexe la reproduction du discours sur la « danse des Sorciers au Sabbat ». On peut aussi se demander de quoi exactement parlent ces « filles et femmes de Labourd » qui, au grand dam du conseiller De Lancre, non seulement ne regrettent, encore moins n’éprouvent la moindre honte de s’être accouplées avec des incubes, mais « qu’au lieu de taire ce damnable accouplement, d’en rougir et d’en pleurer, elles en content les circonstances et les traits les plus sales et les plus impudiques, avec une telle liberté et gaieté, qu’elles font gloire de le dire, et prennent un singulier plaisir de le raconter [d’ailleurs, je me demande si De Lancre lui-même n’a pas pris un certain plaisir à les écouter] : prenant les amours de ce sale Démon pour plus dignes, que celles du plus juste mari qu’elles pourraient jamais rencontrer. »

Reviennent également très souvent des accusations de « maléfices » réalisés grâce à des herbes, des poisons, ou pire, des corps de petits enfants. Évidemment, il n’est jamais fait état des connaissances populaires en matière d’herboristerie et autres ressources naturelles – et/ou magiques – du soin. Et quand il y est fait allusion, elles sont toujours suspectes : « Il y a toujours quelque chose qui va de travers, en la guérison que font les magiciens et sorciers, dont Médecin, Philosophe ni homme du monde ne saurait rendre raison. Jeûner tant de jours, tant de chandelles, tant de Patenôtres, tant de chapelets, l’aumône à tant de pauvres, tant de signes de croix : tout cela et choses semblables, réduit et restreint à certains nombres, montre qu’outre la superstition et l’abus, il y a certain maître qui leur a prescrit cette règle. Ainsi si on veut user de ces choses qui semblent pieuses, il faut les accompagner toujours d’une bonne et saine intention, et pour les dépouiller de tout soupçon de superstition, il faut les faire et en user, sine fiducia, in materia, forma et numero, et regarder bien à qui on s’adresse et de qui on les reçoit. [Ce qui ne signifie rien d’autre que l’affirmation du monopole absolu de l’Église en matière spirituelle et des médecins en matière de santé.]

« Quant à ces caractères conçus en Hiéroglyphes non entendus, gravés en lettres inconnues, et billebarrées en formes étranges : tous ces brevets composés de noms sauvages, et mots nouveaux peu intelligibles : toutes ces recettes éloignées des remèdes communs et naturels, comme des os de taupe, des ailes de chauve-souris, des pierres tirées de la tête des crapauds, du bois d’une potence, une aiguille qui a touché la robe d’un mort, de la poudre tirée du crâne d’un larron qu’on aura pendu tout fraîchement, des yeux de taupe qu’on dit ne paraître jamais qu’après sa mort, le premier denier qu’on donne à l’Église le Jeudi saint (jour qui est sans offrande), des plantes qui ne se trouvent dans le pays qu’on les cherche, et s’il s’en trouve, cueillies la veille de la Saint-Jean par une fille vierge, la nuit obscure, avec une chandelle faite de quelque drogue et composition, dans laquelle il entre une infinité d’ingrédients : Toutes ces superstitions difficiles à exécuter, et la plupart impossibles, nous tirent à des curiosités diaboliques, qui fait que bien souvent ne les pouvant trouver, parce que la plupart ne sont point, le Diable supplée au défaut, et nous fournissant, se paie de notre curiosité, au péril de notre âme. »

Le raisonnement est imparable : les remèdes populaires – ici évidemment caricaturés à l’extrême – « ne sont point » : ils n’existent pas ; donc, s’ils existent (ou font semblant d’exister), ils ne peuvent être que des ruses du diable.

Disciplinarisation des corps

On a déjà vu, à travers les exemples de l’amour physique et de la danse, que le Conseiller De Lancre voudrait promouvoir au pays de Labourd une certaine discrétion, un maintien digne et réservé qui n’est autre que celui des maîtres bourgeois et de leurs serviteurs dociles. Las, il a fort à faire. Tout d’abord, il s’agit d’une nation de marins, de « gens rustiques, rudes et mal policés desquels l’esprit volage est tout ainsi que leur fortune et moyens attaché à des cordages et banderolles mouvantes comme le vent, qui n’ont d’autres champs que les montagnes et la Mer, autres vivres et gains, que du millet et du poisson, ne les mangent sous autre couvert que celui du Ciel, ne sur autre nappes que leurs voiles. Bref leur contrée est si infertile qu’ils sont contraints de se jeter dans cet élément inquiet, lequel ils ont tellement accoutumé de voir orageux, et plein de bourrasques, qu’ils n’abhorrent et n’appréhendent rien tant que sa tranquillité et bonace : logeant toute leur bonne fortune et conduite sur les flots qui les agitent nuit et jour : qui fait que leur commerce, leur conversation et leur foi est du tout maritime : traitant toutes choses quand ils ont mis pied à terre, tout de même que quand ils sont sur les ondes et en ondoyant, toujours hâtés et précipités, et gens qui pour la moindre grotesque qui leur passe devant les yeux, vous courent sus, et vous portent le poignard à la gorge. […]

« La mer est un chemin sans chemin, il s’enfile parfois encore qu’il semble n’être aucunement tracé, beaucoup plus aisément que la terre. Néanmoins c’est une grande inconstance et légèreté de se jeter ainsi à tous moments et à toutes occasions, comme le font les gens de ce pays, à la merci d’un élément si muable, et de tant d’inconstantes créatures à la fois : Car ce grand Océan n’a accoutumé de nous traîner si les vents ne nous poussent. Ainsi les mers nous portent, et les vents nous transportent, nous soufflent et resoufflent dans leur flux et leur reflux, l’air qu’on y prend et les vapeurs qu’on y reçoit nous mouillent, nous brouillent, et nous détrempent dans l’humidité de tant d’eau, et dessus et dessous qu’enfin on ne peut dire, que la navigation ne soit avec tant d’orages, un vrai et téméraire désespoir, causé par le vent de l’inconstance, sous la convoitise que l’avarice insatiable, et quelque humeur volage leur donne de trouver des trésors. »

On voit bien dans ce passage la dénonciation de cette inconstance qui apparaît déjà dans le titre du « Tableau » : De Lancre y exprime sa préférence pour tout ce qui est fixe, solide, tangible, certain… et qu’est-ce que la torture, sinon le moyen de soumettre ce qui est mouvant, ce qui bouge, les corps enfin, à une rigidité cadavérique ? Mais on voit bien aussi le paradoxe d’une écriture chatoyante – « les mers nous portent, et les vents nous transportent, nous soufflent et resoufflent dans leur flux et leur reflux, l’air qu’on y prend et les vapeurs qu’on y reçoit nous mouillent, nous brouillent… » –, et jouant donc d’effets de simulacres et de séduction, au service d’une défense et apologie de l’ordre et de la décence.

Plus loin, le juge dénonce encore une autre habitude des gens du Labourd : « Et comme les Indiens en l’île Espagnole prenant la fumée d’une certaine herbe appelée Cohoba, ont l’esprit troublé, et mettant les mains entres deux genoux et la tête baissée, ayant ainsi demeuré quelques temps en extase, se lèvent tout éperdus et affolés contant merveilles de leurs faux Dieux qu’ils appellent Cemis, tout ainsi font nos Sorcières qui reviennent du Sabbat. De même ceux-ci usent du Petun ou Nicotiane en ayant chacun une planche en leurs jardins pour petits qu’ils soient, la fumée de laquelle ils prennent pour se décharger le cerveau, et se soutenir aucunement contre la faim. Or je ne sais si cette fumée les étourdit comme cette autre herbe les Indiens : Mais je sais bien et est certain qu’elle leur rend l’haleine et le corps si puant, qu’il n’y a créature qui ne l’ait accoutumé qui le puisse souffrir, et en usent trois ou quatre fois par jour. Ainsi elles les sentent au sauvage, et les tiennent pour puants, et leurs enfants pour avortons, maléficiés et bâtards qu’elles font mourir, et qu’elles présentent au Diable comme faits la plupart à demi-carte. Et voyant que la puanteur et cette forte odeur de marine leur plaît, elles se jettent encore à une plus abominable puanteur, et aiment plus à baiser le Diable en forme de Bouc puant, en cette partie sale de derrière où elles font leur adoration que leurs maris en la bouche. »

« D’ailleurs, poursuit De Lancre, cette nation a une merveilleuse inclination au sortilège ; les personnes sont légères et mouvantes de corps et d’esprit, promptes et hâtées en toutes leurs actions, ayant toujours un pied en l’air, et comme on dit, la tête près du bonnet. Aussi haïssent-ils en quelque façon, et je ne sais pourquoi les chapeaux. Il sont plus enclins à l’homicide et à la vengeance qu’au larçin et au pardon : Ils vont volontiers la nuit comme les chats-huans, aiment les veilles et la danse aussi bien de nuit que de jour : Et non la danse reposée et grave, ainsi découpée et turbulente : Celle qui plus leur tourmente et agite le corps, et la plus pénible leur semble la plus noble et la mieux séante. […] Enfin c’est la plus délibérée nation qui soit point ; et puis dire avoir vu des filles et des enfants tellement précipités en tout ce qu’on leur commandait, qu’ils se heurtaient à tous coups aux portes et fenêtres de rencontre jusques à se blesser, tant ils allaient vite. »

Les femmes encore vierges « portent la perruque entière » (gardent leurs cheveux longs) : « Elles sont dans cette belle chevelure, tellement à leur avantage, et si fortement armées que le soleil jetant ses rayons sur cette touffe de cheveux comme dans une nuée, l’éclat en est aussi violent et forme d’aussi brillants éclairs qu’il fait dans le ciel, lorsqu’on voit naître Iris, d’où vient leur fascination des yeux, aussi dangereuse en amour qu’en sortilège […]. » On sent ici que le Conseiller au Parlement de Bordeaux n’a pas toujours été insensible aux charmes dangereux des femmes basques… Il dénonce d’autres travers encore de ces dernières, comme leurs coiffes indécentes, « d’une forme si peu séante, qu’on dirait que c’est […] l’arme de Priape […]. » Et encore, « en Labourd les femmes montrent leur derrière tellement que tout l’ornement de leurs cotillons plissés est derrière, et afin qu’il soit vu elles retroussent leur robe et la mettent sur la tête et se couvrent jusqu’aux yeux. Enfin c’est un pays de pommes, elles ne mangent que pommes, ne boivent que jus de pommes, qui est occasion qu’elles mordent si volontiers à cette pomme de transgression, qui fit outrepasser le commandement de Dieu, et franchir la prohibition à notre premier père. »

Comme il a déjà été dit, le Labourd est un pays de mer, « Mer laquelle de son écume jadis engendra Vénus qui renaît si souvent parmi ces gens maritimes, par la seule vue du sperme de la Baleine qu’ils prennent chaque année, d’où on dit aussi que Vénus a pris sa naissance : ce mélange de grandes filles et jeunes pêcheurs qu’on voit à la côte d’Anglet en mantille, et tout nus au-dessous, se pêle-mêlant dans les ondes, fait que l’Amour les tient à l’attache, les prend par le filet, les convie à pêcher en cette eau trouble, et leur donne autant de désir qu’elles ont de liberté, et de commodité, s’étant mouillées par tout, de s’aller sécher dans la chambre d’amour voisine, que Vénus semble avoir planté pour cette seule occasion tout exprès sur le bord de la mer. »

Chasse aux sorcières et antiterrorisme

« Nos pères n’avaient jamais franchi la barrière, dit De Lancre, et donné Arrêt absolu de condamnation à mort contre les sorciers sur le simple crime de sorcellerie, sans qu’il y eût quelque maléfice […]. » Pareillement, avant les années 1980, il n’y avait pas en Europe de lois permettant de condamner quelqu’un pour terrorisme sans qu’aucun délit concret ne puisse lui être imputé. Pourtant, De Lancre justifie la persécution des sorciers par le seul fait qu’ils sont sorciers, comme on justifie aujourd’hui la répression par le seul fait d’être terroriste, ou « en relation avec une entreprise terroriste ». Ainsi contre les prêtres compromis avec Satan : « Le Sacrifice de la Messe veut être offert à Dieu d’un cœur sincère et entier, d’un cœur simple, clair, pur et net, et non d’un cœur basané, ténébreux, profane, tout usé, frelaté, mortifié, et quasi convaincu par le simple aspect de l’exécrable prostitution d’une conscience impure. »

Le dernier Discours du « Tableau » s’intitule ainsi : « Qu’il faut faire mourir les sorciers pour avoir été simplement au sabbat et fait paction avec le Diable, bien qu’ils ne soient prévenus d’aucun maléfice : pourvu qu’il y ait preuve contre eux qu’ils ont fait audit lieu tout ce qu’ordinairement les autres sorciers ont accoutumé d’y faire ». Le sabbat étant une construction imaginaire des inquisiteurs, et les « preuves » étant le plus souvent constituées par des aveux ou des témoignages obtenus sous la torture ou la menace de la torture, on voit qu’il est bien difficile d’échapper au bûcher dès lors qu’on est accusé. D’ailleurs, si parfois des sorcières, qui ont « confessé » par deux ou trois fois leurs crimes, s’avisent de se dédire au supplice, « c’est que le diable leur a jeté le sort de silence et taciturnité, de sorte qu’elles ne peuvent rien découvrir, quand même elles en seraient en bonne volonté. » Aujourd’hui, hormis la torture remise à l’honneur par l’armée et les services secrets américains (pour ne parler que des cas les plus voyants comme Guantanamo), on a aussi recours à des témoignages anonymes invérifiables, parfois même à des témoignages anonymes et rémunérés… Soit : on décide que quelqu’un est suspect, puis on s’occupe de réunir les éléments susceptibles d’étayer cette suspicion (Voir un bon exemple de cette méthode décrit par le blog du journaliste du Monde Laurent Borredon, http://tarnac.blog.lemonde.fr/2014/06/10/episode-1-des-anarcho-autonomes-si-discrets-quon-ne-voit-queux/.)

Annexe 1

Pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et d’une certaine sorte de femmes qu’on tient au pays de Labourd pour Marguillières, qu’on appelle Bénédicte

  • On a observé de tout temps qu’il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes. Ce qui se voit clairement dans les Poètes Grecs, Latins, Italiens, et Français, chacun desquels a célébré quelque femme pour excellente Magicienne et Sorcière.
  • Ronsard n’a pas oublié la Magicienne Hécate à laquelle parlant français il lui dit :
  • ici je te promets
  • Par ton Hécate, et par ses triples têtes.
  • A quoi il faut ajouter tous ces noms, Sagae, Strigae, Lamiae, Laricae, Fatidicae, Furiae, Harpiae. Et ce que les Italiens appellent Fate, Nimphe, Sybi1le, Bianche, Donne, Buone, auxquelles elles donnent pour Reine Habondia[1] tous noms d’appellation féminine, qui montre que la femme a plus d’inclination naturelle à la sorcellerie que l’homme. C’est pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et bien que paravanture c’est un secret de Dieu, si est-ce qu’on en peut rendre quelque raison probable.
  • Bodin dit très bien que ce n’est pas pour la faiblesse et fragilité du sexe, puisqu’on voit qu’elles souffrent la torture plus constamment que les hommes. Et avons vu des Sorcières à Bayonne la souffrir si virilement et avec tant de joie, qu’après avoir un peu sommeillé dans les tourments comme dans quelque douceur et délice, elles disaient qu’elles venaient de leur Paradis, et qu’elles avaient parlé à leur Monsieur. Ce serait donc plutôt la force de la cupidité bestiale qui pousse et réduit la femme à des extrémités, esquelles elle se jette volontiers pour
  • jouir de ses appétits, pour se venger, ou pour autres nouveautés et curiosités qui se voient esdites assemblées. Qui a mu aucuns Philosophes de mettre la femme entre l’homme et la bête brute.
  • Mais afin que nous ne les blâmions de si grands défauts sans autorité. Plutarque au livre de la tranquillité de l’esprit, Strabon au premier livre de sa Géographie, Diodore au cinquième livre des gestes des anciens, et Saint Augustin au troisième livre de la Cité de Dieu témoignent que la femme à cette mauvaise inclination d’être plus opiniâtre que l’homme, ce qu’ils disent procéder de ce que l’infidélité, l’ambition, la superbe, et la luxure, règnent plus ès femmes qu’ès hommes.
  • Il est donc très vrai, que le malin esprit tire plus facilement l’esprit volage des femmes à la superstition et idolâtrie, que celui des hommes : d’où vient qu’on lit dans ce grand livre de la Genèse, que la doctrine diabolique fut dès le commencement du monde plutôt enseignée à Eve qu’à Adam, et elle plutôt séduite par Satan en forme de serpent que lui. Outre que nous avons vu par une infinité d’expériences, que le Diable voulant mener une femme mariée au Sabbat, met bien quelque Démon auprès du mari, lui voulant ravir sa femme, et contrefait le corps de la femme jusques à servir au mari de succube, s’il est besoin, mais non guère jamais qu’il contrefasse le mari, ni qu’il suppose un corps au lieu du sien, faisant l’incube. Je ne dis pas qu’il ne puisse supposer aussi bien l’un que l’autre, et y a plusieurs exemples des incubes dans les livres aussi bien que des succubes. Mais nous n’avons jamais vu l’expérience de ce point là, savoir que le Diable voulant mener le mari Sorcier au Sabbat, ait fait l’incube, et supposé le corps du mari pour tromper la femme qui n’était Sorcière. Aussi est-il vrai, suivant ce premier exemple d’Eve, que la femme fait toujours plutôt Sorcier son mari, que le mari la femme.
  • Davantage Dieu a voulu affaiblir Satan, ce qu’il a fait notoirement lui constituant premièrement son règne, et lui donnant pouvoir sur des créatures moins dignes, comme sur les serpents, et sur les plus faibles, comme sur les insectes, puis sur les autres bêtes brutes, plutôt que sur le genre humain, puis sur les femmes, puis sur les hommes qui vivent en bêtes, plutôt que sur les autres qui vivent en hommes.
  • Satan qui a eu de tout temps quelque Mégère pour abuser le monde, s’est avisé d’une ruse en ce pays de Labourd, car pour prendre pied dans les Églises qui soulaient autrefois servir d’Asiles contre lui et contre tous malins esprits, voulant mettre le nez partout, ou pour le moins polluer les saints temples, et y semer toute la confusion et désordre qu’il pourrait, il a trouvé moyen d’introduire certaines femmes pour demander les offrandes et autres petites choses qu’on a accoutumé de donner à l’Église. Je vis en un certain village des plus fameux dix femmes à suite l’une de l’autre, portant les bassins, avec lesquels on va quêter dans l’Église cette aumône des âmes dévotes et charitables. Puis je vis une certaine femme qu’ils appellent la Bénédicte faisant la Marguillière[2], s’approcher des autels, y porter des aubes, du luminaire et autres choses semblables. Je m’étonnai que cet office fut donné à ces dix premières et non à des hommes et aux plus notables personnes de la paroisse, comme on les donne ès bonnes villes de France aux plus honorables bourgeois, et encore plus de ce qu’elles allaient de galerie en galerie (car toutes les belles et grandes Églises sont composées de deux ou trois étages de galeries) et là elles allaient prendre les hommes par la cape, parce qu’étant appuyés sur l’accoudoir de la galerie ils leur tournent le dos, où parfois il y avait plus de cent degrés à monter, et là leur demander l’offrande.
  • Quant à la Marguillière elle avait beaucoup plus de commerce avec les Prêtres : Car dès l’aube du jour il fallait qu’elle fût la première à l’Église pour mettre les nappes blanches et autres ornements sur l’autel : où il y a parfois de si mauvaises rencontres qu’il n’est pas possible que le Diable ne s’y mêle, lequel ne cherche qu’à polluer le sanctuaire de Dieu, et en corrompre les ministres ; et de fait il ne faut pas douter que plusieurs de ces femmes ne
  • soient Sorcières, ou pour le moins que aucuns de leur famille ne le soient. Quant aux Marguillères ou Bénédictes nous en trouvâmes deux Sorcières, comme elles furent déférées en Justice par devant nous, ce qu’il ne faut trouver étrange, puisque la plus grande partie des Prêtres sont Sorciers, et que nous avons trouvé deux Églises ou chapelles où le Diable tient le Sabbat.
  • Et quand bien les femmes seraient capables en quelque sorte de faire le service divin, et qu’il se trouve des religieuses d’aussi bonne vie que sauraient être les plus saints ermites qui aient jamais été, si est-ce que l’Église même a toujours fait cette différence, que les femmes ou filles, pour vierges et chastes qu’elles soient, ne peuvent célébrer la Messe, toucher le Saint sacrement de l’Eucharistie, ni même s’approcher des autels : on leur en permet la vue à l’élévation ou on leur donne licence de tirer le voile et le rideau, et leur a-t-on aussi concédé les réponses.
  • Il est honteux à une femme de s’enfermer dans une Église avec un Prêtre, ce que la Bénédicte peut faire en toute liberté ; et le matin à l’obscur, et sur le midi qui est l’heure du silence des Églises, et sur le soir lorsque l’Esprit ténébreux commence à tirer les rideaux pour faire évanouir la clarté : outre que l’Église a certaines prières qui se font la nuit, lesquelles étant parachevées, c’est à la Bénédicte et aux Prêtres qui doivent serrer les ornements et tuer le luminaire, de demeurer les derniers dans l’Église pour y faire les derniers offices. Si bien que le champ leur demeure à eux seuls sans vergogne ni scandale, et demeurent en toute commodité et liberté de dire et faire ce qu’ils voudront, ou de prendre telles assignations et commodités que le Diable leur dictera, soit d’aller au Sabbat ensemblement, s’ils sont tous deux Sorciers comme nous en avons vus, soit de faire et commettre mille autres abominations indignes du lieu et de leurs qualités. Le prétexte de faire les affaires de l’Église lui sert de manteau pour couvrir la brèche qu’elle fait à son honneur. Et puisque la loi civile enjoint à la femme de s’abstenir de toutes charges civiles et publiques, combien serait-il plus séant qu’elle s’abstint de s’approcher des ornements de nos Églises, de la personne de nos Prêtres, et de la sainteté de nos autels.
  • N’obste qu’il y avait anciennement des femmes qui avaient l’administration de l’Église qu’on appelait Diaconissas, car elles n’avaient charge simplement que de garder la porte, et encore seulement celle par où les femmes seules entraient dans l’Église, comme on fait en Italie aux stations, où de deux portes qu’il y a aux Églises, par l’une entrent seulement les hommes, et par l’autre les femmes, sans se mêler ensemble, de peur de cent mille malheurs qui adviennent en Italie à la première vue que les femmes rencontrent les hommes avec lesquels elles ont ou désirent avoir quelque mauvais dessein.
  • Et bien qu’il semble que cela se doive entendre seulement des femmes mariées, et que l’arrêt de la Cour de parlement de Paris du 24 juillet 1600, l’entende et l’explique ainsi, trouvant injuste qu’une femme mariée puisse en dépit de son mari être élue marguillière dans une Église. Si est-ce que je le trouverais aussi périlleux, voire davantage, pour une fille que pour une femme mariée. Car la femme mariée a pour surveillant le mari qui l’accompagne partout, et ayant toujours l’œil sur elle, la peut empêcher de faire du mal.
  • Mais une fille et une veuve, comme sont ordinairement ces Bénédictes, (car elles sont ou filles surannées ou jeunes veuves) il n’est pas possible dans un pays si libertin que le pays de Labourd, et où les Prêtres sont tenus pour Demi-dieux, que la seule sainteté du temple les tienne pudiques : ainsi au contraire cela servirait plutôt de couverture pour étouffer et couvrir leurs fautes et impudicités.
  • Qui me fait conclure qu’il ne faut souffrir en ce pays, là ni ailleurs, fille ni femme de quelque condition, âge et qualité qu’elle soit pour Bénédicte ou Marguillière, de peur que faisant semblant de bailler le Dimanche une chemise et fraise blanche, suivant la coutume, aux petits saints qui sont sur les autels, elles ne portent la leur à salir aux Prêtres, et ne fassent une infinité d’autres méchancetés, esquelles le pays et l’humeur volage de ce peuple a tant d’inclination : bien que paraventure tous ces bons offices qu’elles font à l’Église serait chose tolérable en autre part moins sujette à corruption, s’il était fait à bonne intention, et par une âme aussi pure et nette que la sainteté du lieu le requiert.

[1] Déesse dont le culte était en rapport étroit avec celui de Diane.

[2] La bénédicte ou benoite est une fille ou une veuve engagée par contrat à servir l’Église sa vie durant, moyennant un logement, certaines redevances en nature, et quelques menues rétributions à l’occasion des mariages, baptêmes et enterrements.

Annexe 2

De la danse des Sorciers au Sabbat

  • Les modernes qui ont recherché l’origine de la Danse, ont dit, qu’ayant pris son commencement d’une bonne source, elle s’est depuis relâchée en des mouvements si sales, que c’est vergogne de les vouloir raconter. Car la vérité est que la fougue et allégresse de la guerre inventa premièrement quelque saltation, ou forme de pas réglés, desquels les gens de guerre usaient à l’entrée des batailles et combats.
  • Si bien que les danses dont on usait pour lors, étaient fort honnêtes décentes, sérieuses et graves, comme faites à l’imitation de celles de la guerre.
  • Mais comme les esprits des hommes ont volontiers inclination et leur pente au mal, on tourna aussitôt toutes les danses et saltations en délices. De là a pris son origine cette danse, de laquelle s’aident nos bateleurs, qui dansent à cadence, et font quelque forme de combat, faisant semblant de se choquer, s’entreheurtant à plusieurs tours et retours : ores avec des épées courtes, ores avec des boucliers, ores avec des javelots et houlettes. Ce que j’ai vu merveilleusement exprimer aux Juifs à Rome, ès jours de Carnaval en pleine rue. Comment aussi ai-je vu une sorte de danse à Naple tirée fort gentiment de la guerre : car c’étaient des gens de cheval armés d’écus et de javelots qui couraient aux carrousels, deux poursuivant, et jetant certaines boulettes de terre, contre deux fuyant, lesquels les recevaient sur leurs écus ou boucliers de bois, peints, dorés et bien accommodés, avec un bruit et rencontre si à propos : et outre ce accompagnés d’un chant si mélodieux de quelques hauts-bois, que c’était un merveilleux plaisir d’en entendre le bruit. Puis ils dansèrent un ballet à cheval si ingénieusement, que jamais les livrées ne se confondirent.
  • Et comme les batailles et les assauts, ne se livrent sans instruments qui poussent et animent le monde, et encouragent les plus lâches : de même la danse est monstrueuse sans quelque son et harmonie, et ressent tout à fait la
  • Ces saints et religieux commencements de la danse, s’étant relâchés à toute sorte de turpitude et indécence, ont été violés et corrompus, par la licence de nos derniers siècles : et cette virile et robuste sévérité a affaibli et dépravé la vigueur de ces cœurs martiaux. Ce ne sont plus pas de guerre qui vont virilement et droitement vers l’ennemi, ce sont pas pusillanimes, pas de surprise et de vanité délicieuse, qui vont vers l’ami pour l’attirer au combat. Ce n’est plus un saut pour donner terreur aux hommes, c’est un saut impudique pour attirer des femmes : si bien que Mars n’a maintenant plus de honte d’avoir été surpris avec Vénus : on ne saute plus pour lui, ains seulement que pour elle et pour sa suite.
  • Et encore plus salement et vilainement ès Sabbats, et les mouvements des danses qui se font en ces malencontreuses assemblées, et ces ords et sales désirs, que le Diable engendre ès cœurs, d’une infinité de jeunes vierges qui y sont : tout au-devant desquelles et le Diable, et une infinité de Sorcières font ouvertement leurs accouplements diaboliques.
  • Ce ne sont point jeux et danses, ce sont incestes et autres crimes et forfaits, lesquels nous pouvons dire à la vérité être venus à nous de ce mauvais et pernicieux voisinage d’Espagne : d’où les Basques et ceux du pays de Labourd sont voisins. Aussi n’ont-ils pas une danse noble comme ceux qui sont plus avant dans la France : ains toutes les danses les plus découpées, et celles qui agitent et tourmentent plus le corps, celles qui plus le défigurent, et toutes les plus indécentes sont venues de là. Toutes les Pyrrhiques, les Morisques, les sauts périlleux, les danses sur les cordes, la Cascade du haut des échelles, le voler avec des ailes postiches, les Pirouettes, la danse sur les demi-piques, l’Escarpolette, les Rontades, les forces d’Hercules sur la femme renversée sans toucher du dos à terre, les Canaries des pieds et des mains, tous ces batelages sont presque venus de l’Espagne. Et naguères elle nous a encore donné de nouvelle invention la Chacone ou Sarabande.
  • C’est la danse la plus lubrique et la plus effrontée qui se puisse voir, laquelle des courtisanes Espagnoles s’étant depuis rendues comédiennes, ont tellement mise en vogue sur nos théâtres, que maintenant nos plus petites filles font profession de la danser parfaitement. D’ailleurs c’est la danse la plus violente, la plus animée, la plus passionnée, et dont les gestes, quoique muets, semblent plus demander avec silence, ce que l’homme lubrique désire de la femme, que tout autre. Car l’homme et la femme passant et repassant plusieurs fois à certains pas mesurés l’un près de l’autre, on dirait que chaque membre et petite partie du corps cherche et prend sa mesure pour se joindre et s’associer l’un l’autre en temps et lieu. La seule Bergamasque est venue d’Italie, qui est aucunement accompagnée de gestes déshonnètes, mais fort peu au respect de l’autre.
  • Or toutes ces danses se font encore avec beaucoup plus de liberté et plus effrontément au Sabbat : car les plus sages et modérées croient ne faillir, de commettre inceste toutes les nuits avec leurs pères, frères et autres plus proches, voire en présence de leurs maris. Et tiennent même à titre de Royauté comme Reines du Sabbat, d’être connues publiquement devant tout le monde, de ce malheureux Démon : quoique son accouplement soit accompagné d’un merveilleux et horrible tourment, comme nous dirons en son lieu.
  • Les danses des Sorciers rendent presque les hommes furieux, et font avorter le plus souvent les femmes.
  • Non pas que je sois de l’avis de Bodin, lequel dit que la volte, laquelle outre les mouvements violents et impudiques, a cela de mauvais, qu’une infinité d’homicides et avortements en adviennent, a été portée en France par des Sorciers Italiens. Car la vérité est qu’il ne s’en danse en nul lieu d’Italie, sauf en Piémont, et fort peu en quelque coin de Lombardie : et l’ont empruntée du voisinage de nos Provençaux : et Nice étant à nous, qui est en la côte de Provence, nous la leur avons apprise, ou bien lorsque nous avions tant de bonnes villes en Piémont : et de fait par tout ce pays-là, l’appellent la Nissarde, et est la danse la plus commune en Piémont qui se danse au bal, soit èsvilles, soit ès fêtes des villages : si bien qu’on emploie la plus grande partie du temps que le bal se tient, sans danser autre chose, tant cette grande agitation leur plait.
  • De manière qu’il me souvient que Dom Pietro de Médicis passant à Bordeaux lorsque la feu Reine mère et la Reine Marguerite étaient à Nerac, il y séjourna plus de six semaines, pendant lequel séjour venant tout fraîchement d’Italie, j’avais l’honneur (la langue Italienne me donnant ce privilège) de l’entretenir à toute heure. Et comme le sieur de Sansac pour lors gouverneur de la ville de Bordeaux, avait reçu commandement de la Reine mère, de l’honorer et caresser comme son parent, il eut un jour envie de voir les dames et le bal, pour voir danser à la Française, si bien que me voyant danser la volte avec une très belle demoiselle, il la trouva si étrange qu’il me pria de lui en donner quelque air sur le luth pour l’emporter à Florence : surtout il trouvait rude, parce qu’il était Italien, qu’on se joignit de si près, et qu’après quelques tours de salle on vint aux prises, portant la main au busc, qui va un peu bien bas, pour plus aisément aller amont, et rehausser la femme, comme on faisait en ce temps-là.
  • On commence à la laisser en France, ayant fort à propos reconnu que c’est aux furieux et forcenés seuls à user de telles danses et sauts violents. Que si elle eût continué guère davantage, il eût fallu faire comme on fait en Allemagne et traiter les Français en malades, contraignant les grands sauteurs et danseurs de danses violentes, à danser posément et en cadence grave et pesante.
  • Je ne voudrais pas pour cela sauter à l’autre extrémité, et faire comme ceux de Genève, qui haïssent, toute sorte de danses. Car le Diable leur en apprend parfois de plus rudes qu’aux autres, et les fait souvent danser avec la verge et le bâton, comme on fait les animaux.
  • Je dirai donc volontiers et donnerai pour avis aux sorciers ou sorcières, et surtout aux jeunes fillettes qui se laissent débaucher et ensorceler à ce vieux Bouc de Satan, ne sautez point jeunes fillettes, et ne vous agitez, afin que ce malheureux Bouc ne coure après vous. Le Diable qui se représente en bouc au sabbat, fait tous exercices sous la figure et forme de cet animal : animal si désagréable, si immonde et puant, qu’il n’en pouvait choisir aucun autre qui le fut tant que celui-là.
  • Il est assis comme un bouc en sa chaire dorée, il danse au sabbat avec les filles et femmes, et avec les plus belles, ores menant la danse, ores se mettant à la main de celles qui lui sont plus à gré ; et s’accouple en cette forme avec elles. Et comme il a la faculté et permission de Dieu, de se transformer en tel animal qu’il veut, il est en degré supérieur plus laid que le plus horrible bouc que nature ait jamais produit. Tellement que je m’émerveille, qu’il se trouve femme quelconque si vilaine, qui veuille baiser cet animal en nulle partie du corps : à plus forte raison qui n’ait horreur de l’adorer et le baiser ès plus sales, et parfois ès plus vergogneuses parties d’icelui.
  • Mais c’est merveille, que pensant faire quelque grande horreur à des filles et des femmes belles et jeunes, qui semblaient en apparence être très délicates et douillettes, je leur ai bien souvent demandé, quel plaisir elles pouvaient prendre au sabbat, vu qu’elles y étaient transportées en l’air avec violence et péril, elles y étaient forcées de renoncer et renier leur Sauveur, la sainte Vierge, leurs pères et mères, les douceurs du ciel et de la terre, pour adorer un Diable en forme de bouc hideux, et le baiser encore et caresser ès plus sales parties, souffrir son accouplement avec douleur pareil à celui d’une femme qui est en mal d’enfant : garder, baiser et allaiter, écorcher et manger, les crapauds : danser en derrière, si salement que les yeux en devraient tomber de honte aux plus effrontées : manger aux festins de la chair de pendus, charognes, cœurs d’enfants non baptisés : voir profaner les plus précieux Sacrements de l’Église, et autres exécrations, si abominables : que les ouir seulement raconter, fait dresser les cheveux, hérisser et frissonner toutes les parties du corps : et néanmoins elles disaient franchement, qu’elles y allaient et voyaient toutes ces exécrations avec une volupté admirable, et un désir enragé d’y aller et d’y être, trouvant les jours trop reculés de la nuit pour faire le voyage si désiré, et le point ou les heures pour y aller trop lentes, et y étant, trop courtes pour un si agréable séjour et délicieux amusement. Que toutes ces abominations, toutes ces horreurs, ces ombres n’étaient que choses si soudaines, et qui s’évanouissaient si vite, que nulle douleur, ni déplaisir ne se pouvait accrocher en leur corps ni en leur esprit : si bien qu’il ne leur restait que toute nouveauté, tout assouvissement de leur curiosité, et accomplissement entier et libre de leurs désirs, et amoureux et vindicatifs, qui sont délices des Dieux et non des hommes mortels.
  • Et parce que de tous ces exercices qu’elles font au sabbat, il n’y en a pas un qui soit si approchant des exercices règles et communs parmi les hommes, et moins en reproche que celui de la Danse, elles s’excusent aucunement sur celui-là, et disent qu’elles ne sont allées au sabbat que pour danser, comme ils font perpétuellement en ce pays de Labourd, allant en ces lieux, comme en une fête de paroisse.
  • Et s’il est vrai ce qu’on dit que jamais femme ni fille ne revint du bal si chaste comme elle y est allée, combien immonde revient celle qui s’est abandonnée, et a pris ce malheureux dessein d’aller au bal des Démons et mauvais Esprits, qui a dansé à leur main, qui les a si salement baisés, qui s’est donnée à eux en proie, les a adorés, et s’est même accouplée avec eux ? C’est être à bon escient inconstante et volage : c’est être non seulement impudique voire putain effrontée ; mais bien folle enragée, indigne des grâces que Dieu lui avait faites et versées sur elle, lorqu’il la mit au monde, et la fit naître Chrétienne.
  • Nous fîmes en plusieurs lieux danser les enfants et filles en la même façon qu’elles dansaient au sabbat, tant pour les déterrer d’une telle saleté, leur faisant reconnaître, combien le plus modeste mouvement était sale, vilain et malséant à une honnête fille : Qu’aussi, parce qu’au confrontement, la plupart des sorcières accusées d’avoir entre autres choses dansé à la main du Diable, et parfois mené la danse, niaient tout, et disaient que les filles étaient abusées, et qu’elles n’eussent su exprimer des formes de danse qu’elles disaient avoir vu au sabbat.
  • C’étaient des enfants et filles de bon âge, et qui étaient déjà en voie de salut avant notre commission. A la vérité aucunes en étaient dehors tout à fait, et n’allaient plus au sabbat il y avait quelque temps : les autres étaient encore à se débattre sur la perche, et attachés par un pied, dormaient dans les Églises, se confessaient et communiaient, pour s’ôter du tout des pattes de Satan. Or on dit qu’on y danse toujours le dos tourné au centre de la danse, qui fait que les filles sont si accoutumées à porter les mains en arrière en cette danse ronde, qu’elles y traînent tout le corps, et lui donnent un pli courbé en arrière, ayant les bras à demi tournés : si bien que la plupart ont le ventre communément grand, enflé et avancé, et un peu penchant sur le devant. Je ne sais si la danse leur cause cela, ou l’ordure et méchantes viandes qu’on leur fait manger. Au reste on y danse fort peu souvent un à un, c’est-à-dire un homme seul avec une femme ou une fille, comme nous faisons en nos gaillardes : ains elles nous ont dit et assuré, qu’on n’y dansait que trois sortes de branles, communément se tournant les épaules l’un l’autre, et le dos d’un chacun visant dans le rond de la danse, et le visage en dehors. La première c’est à la Bohémienne, car aussi les Bohèmes coureurs sont à demi-Diables : je dis ces longs poils sans patrie, qui ne sont ni Égyptiens, ni du Royaume de Bohème, ains ils naissent partout en chemin faisant et passant pays, et dans les champs, et sous les arbres, et font des danses et batelages à demie comme au sabbat. Aussi sont-il fréquents au pays de Labourd, pour l’aisance du passage de Navarre et de l’Espagne.
  • La seconde c’est à sauts, comme nos artisans font ès villes et villages, par les rues et par les champs : et ces deux sont en rond. Et la troisième est aussi le dos tourné, mais se tenant tous en long, et sans se déprendre des mains, ils s’approchent de si près qu’ils se touchent, et se rencontrent dos à dos, un homme avec une femme : et à certaine cadence ils se choquent et frappent impudémment cul contre cul. Mais aussi il nous fut dit, que le Diable bizarre, ne les faisait pas tous mettre rangément le dos tourné vers la couronne de la danse, comme communément dit tout le monde : ains l’un ayant le dos tourné, et l’autre non : et ainsi tout à suite jusqu’à la fin de la danse : De quoi aucuns se sont essayés de vouloir rendre la raison, et ont dit que le Diable les dispose ainsi la face tournée, hors le rondeau, ou parfois l’un tourné et l’autre non, afin que ceux qui dansent ne se voient pas en face, et qu’ils n’aient loisir de se remarquer aisément l’un l’autre : et par ce moyen ne puissent s’entraccuser s’ils étaient pris par justice : raison notoirement fausse, parce qu’ils se voient aussi bien presque, ou peu s’en faut, le dos tourné que face à face : Car ce demi-rond qu’ils font ne les éloigne guère plus loin l’un de l’autre, que s’ils étaient main à main à droite danse. Mais c’est que le Diable, qui n’aime que désordre, veut que toutes choses se fassent à rebours, ne se souciant qu’ils se connaissent, et qu’ils s’entraccusent, mêmement lorsqu’il est assuré, que l’accusation de l’un fera périr l’autre.
  • Or elles dansent au son du petit tambourin et de la flûte, et parfois avec ce long instrument qu’ils posent sur le col, puis l’allongeant jusqu’auprès de la ceinture, ils le battent avec un petit bâton : parfois avec un violon. Mais ce ne sont les seuls instruments du sabbat, car nous avons appris de plusieurs, qu’on y entend toute sorte d’instruments, avec une telle harmonie qu’il n’y a concert au monde qui le puisse égaler.
  • Quant aux boiteux, aux estropiats, aux vieux décrépits et caducs se sont ceux qui dansent plus légèrement, car ce sont fêtes de désordre, où tout paraît déréglé et contre nature.
  • Et est chose notable, que le lieu même et la terre sur laquelle ils tripudient, et trépignent ainsi des pieds, reçoit une telle malédiction, qu’il n’y peut croître ni herbe ni autre chose.
  • Après la danse ils se mettent parfois à sauter, et font à qui fera un plus beau saut, jusques à en faire gageure. Marie de la Parque habitante de Hendaye âgée de 19 à 20 ans, et plusieurs autres déposent, Qu’étant une nuit au sabbat, elles virent que Domingina Maletena sorcière, sur la montagne de la Rhune, si haute, et le pied ou base si large, qu’elle voit et borne trois Royaumes, France, Espagne et Navarre, fit par émulation avec une autre de laquelle elles nous dirent aussi le nom, à qui ferait un plus beau saut, si bien qu’elle sauta du haut de ladite montagne, jusques sur un sable qui est entre Hendaye et Fontarrabie, qui est bien près de deux lieus, et que la seconde s’en approchant aucunement, alla jusqu’à la porte d’un habitant de Hendaye. Qu’elles le voyaient clairement : et que la plupart du sabbat se retirant, allèrent vers elles, et trouvèrent ladite Domingina qui les attendait, pour recueillir le fruit de la victoire et le prix de la gageure.
  • Celles-ci ne dansent donc à la Française, ains étant Basques et en plus belle disposition, elles font des sauts plus grands, et ont des mouvements et agitations plus violentes.

Il faut donc fuir ces lieux, où Satan fait jouer les inconstances les plus préjudiciables, et les plus ennemies de notre salut : et où la seule abomination et horreur devrait retirer les misérables, quand bien leur malheureuse danse n’aurait autre suite que le seul exercice, et le plaisir et contentement que le corps prend à s’ébranler et à sauter.

 

Publié dans Histoire | Marqué avec | Commentaires fermés sur Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons. Où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie. Introduction critique et notes par Nicole Jacques-Chaquin

Céline scandale, par Henri Godard

Folio/Gallimard 1998, 170 pages (avec une postface inédite de l’auteur)

(Note rédigée en 1999)

Prof à la Sorbonne, auteur de plusieurs études critiques sur Céline, Henri Godard est aussi l’éditeur de ses romans dans la Pléiade. Il aborde ici la question irritante et dérangeante de la double personnalité de Céline : auteur d’une œuvre exceptionnelle qui a révolutionné la littérature française et antisémite notoire qui a produit des pamphlets dont la seule lecture révulse tout honnête homme de cette fin de siècle. On souligne le « et » de liaison entre ces deux aspects de Louis-Ferdinand Destouches, car Henri Godard, et c’est là tout son mérite, l’a choisi délibérément envers et contre les adeptes du « mais » : Céline fut un écrivain génial, mais il fut, hélas, antisémite ; ou bien : Céline fut un exécrable antisémite, mais il faut bien lui reconnaître quelque talent littéraire… On n’en sort pas. Certains voient dans l’œuvre romanesque une manière déguisée de servir l’antisémitisme, d’autres y trouvent un pessimisme qui ne pouvait que déboucher sur ses déplorables positions politiques, d’autres enfin minimisent l’abomination des pamphlets. En seize petits chapitres qui témoignent d’une connaissance parfaite des écrits de Céline, Henri Godard démontre sans doute possible qu’on ne peut pas s’en tenir là. Les deux Céline ont réellement existé, et il ne sert à rien de vouloir passer l’un sous silence au profit (ou au détriment) de l’autre. Au passage, disons tout de suite qu’il vaut mieux avoir lu au moins deux ou trois des romans pour tirer profit de cet essai. Car son auteur a voulu, cette fois-ci, se passer de l’appareillage critique qui est celui de La Pléiade, par exemple, et cela au profit d’une réflexion qui, dit-il, suppose une distance par rapport à son objet. On ne trouvera donc pas, ou très peu, de citations de Céline dans ce texte. Mais ce travail évoque suffisamment l’œuvre de Céline à ceux qui l’ont lue et, comme le souhaite Godard dans sa préface, réservera le plaisir du texte à ceux qu’il incitera à le découvrir.
Quant au critique de ce Céline scandale, il est un peu perplexe : comment parler d’un livre qui parle de livres ? La première raison qui me semble justifier de recommander chaudement cette lecture, c’est que Godard explique très clairement pourquoi l’écriture célinienne nous fascine tant, comme, dit-il, le « récit d’une chasse à courre racontée par le gibier ». Pour résumer, Céline est le premier qui prend en charge la condition de l’homme moderne, celui d’après 14-18, et d’après les positivismes philosophiques, scientifiques et techniques. Avant lui, bien sûr, des doutes s’étaient élevés sur l’optimisme béat des Lumières. Personne cependant ne les avait exprimés dans le langage de la littérature. Une littérature qu’il va chambouler de fond en comble, justement, en y introduisant la langue populaire, celle qui ne craint pas les images du corps, par exemple, même si ces corps souffrent plus souvent qu’à leur tour. Il va aussi détruire le bel ordonnancement des phrases bien balancées pour lui substituer, avec, entre autres, ses fameux « trois-points », des ruptures et des associations plus proches d’une « allure naturelle de la pensée », comme dit Godard. Une pensée réconciliée avec sa vérité émotive. Les lecteurs de Céline savent, ou au moins ont déjà ressenti cela. Mais cela va mieux en le disant, et Godard le dit très bien.
Mais alors, les pamphlets ? Pour tenter de rapporter ce qu’en dit Godard, je prendrai un exemple qui n’est pas le sien. Lors du procès de Maurice Papon, la défense a produit des documents tendant à prouver sa participation active à la Résistance. Fort bien, a-t-on justement répondu, mais qu’est-ce que ça change ? Papon est jugé pour avoir fait déporter des juifs, et ce délit demeure, quoi qu’il ait fait par ailleurs. Les pamphlets sont criminels et le demeurent, aussi beaux et importants que puissent être les romans. En fait, ces derniers appartiennent à la littérature, tandis que les autres relèvent d’une entreprise idéologique dont on sait de reste les dégâts qu’elle a entraîné en Europe. Mais nous avons du mal à penser cette séparation. « Le seul vrai scandale auquel nous confronte Céline, écrit Godard, est celui du plaisir que nous prenons aux œuvres d’un auteur qui a exprimé des idées que nous condamnons. Mais il se pourrait qu’en cela Céline ne fasse que pousser à bout une situation qui est potentiellement celle de toute œuvre. […] Céline pose à neuf dans toute son acuité l’éternelle question de la littérature et de la morale. » C’est ainsi, comme dit l’adage : « Nul n’est parfait », à quoi l’on pourrait ajouter : pas plus dans l’abjection que dans la création artistique. Nous regretterons encore longtemps que l’écrivain qui nous émerveille et nous fait éprouver des sentiments qui n’ont rien de répréhensible à travers son œuvre romanesque ait aussi trempé sa plume dans les encriers venimeux de la collaboration. Reste que l’on peut donner les romans à n’importe quel jeune lecteur, il n’en ressortira pas antisémite, xénophobe ou fasciste. Céline a sans doute écrit certaines des plus belles pages de la littérature contre la guerre, mais aussi d’autres pleines de compassion pour les petites gens, ceux dont les joies, les peines et les souffrances attirent rarement l’attention de tant de littérateurs politiquement corrects. L’humanisme de Céline n’est pas celui des Lumières. Il est sombre et pessimiste, mais ce pessimisme pourrait bien venir d’une idée de l’humain plus haute que ce qu’il lui fut donné de voir autour de lui. Car Céline a beau se gausser des idées – les idéâââs ! – et prétendre s’en tenir au style et à sa fameuse « petite musique », on n’écrira jamais un roman sans aucune idée. Ce qui est curieux, c’est de vouloir mettre le roman au service de ses idées. Mais justement, et pour notre plus grand bonheur, Céline n’a jamais asservi son écriture romanesque aux idées obscènes qu’il défendit dans ses pamphlets. Parions qu’on trouvera bien des experts pour nous prouver le contraire. Contre eux, une seule parade : aller aux textes ! Ce qui est aussi la leçon que nous laissèrent les premiers humanistes européens, comme Erasme et Rabelais. De Rabelais, justement, il n’est pas question dans ce livre de Henri Godard, qui s’appuie pourtant sur de solides connaissances d’histoire littéraire. Dommage. Ce sera le seul (léger) reproche que je lui adresserai : car, à mon sens, c’est avec l’auteur de Gargantua que celui de Bardamu a le plus d’affinités. Développer cette idée pourrait remplir un autre livre… Mais c’est une autre histoire. En attendant, je ne peux que recommander encore une fois la lecture de ce Céline scandale, et souhaiter avec son auteur qu’il incite ses lecteurs à découvrir ou redécouvrir Céline.

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Borgès, une biographie de l’éternité, par Jean-Clet Martin

Paris, éditions de l’Éclat, 2006.

Cette note a été rédigée par René Schérer en 2006 (Schérer René, « Le bibliothécaire aveugle. », Chimères 3/2006 (N° 62) , p. 193-194, en accès libre sur Cairn.info). Le responsable de ce blog ne pouvait qu’y être sensible, nourrissant une certaine tendresse pour Schérer et Borgès, sans parler de Jean-Clet Martin, philosophe qui a travaillé sur Deleuze ni de Chimères, revue longtemps animée, entre autres, par Félix Guattari.

Le bibliothécaire aveugle

Michel Foucault disait, au cours d’un entretien, en 1976, à propos de «  la tendance expérimentée par Borgès », que «  tout en décrivant les savoirs ou les civilisations ( il faut dire que la civilisation moderne est précisément fondée sur ces savoirs), il met en relief le poids de l’inquiétude et de l’angoisse qui résident dans la civilisation moderne constituée autour de ces savoirs ». Ajoutant: « c’est là, me semble-t-il que réside la force critique que possède la littérature borgésienne ».

Sans réduire à cette appréciation la pensée de Foucault sur Borgès qui fut, on le sait, une de ses références littéraires privilégiées, et que Les Mots et les choses mettent à l’honneur en citant sa célèbre taxinomie à la chinoise, il est certain que ce qui a attiré Foucault est cette critique chargée d’inquiétude, mais aussi d’ironie subtile, du savoir, d’une logique prise souvent à ses propres pièges et plus à même d’embrouiller l’écheveau du monde que de nous en dépêtrer.

Et Foucault, sans aucun doute, dans cette attitude d’humour hautain qu’il affectionne, pouvait s’y reconnaître, du moins s’y retrouver aisément.

Avec l’étude considérable que Jean-Clet Martin a consacrée à l’écrivain argentin, sans qu’il y ait incompatibilité, il y a divergence de lecture et d’accent. Lecture empathique et passionnée ; accent mis sur les proliférations de l’imaginaire, le déploiement du monde et son écriture quand on le fait échapper à l’étau de la connaissance. Quand on le livre à la liberté de ses reflets et de ses replis, hors des contraintes des protocoles de la science objectivante. Le Borgès qui se découvre alors, qui se délivre, est celui des contes, des rêves, des «  tigres bleus », des milongas. Le maître incontesté de ces « puissances du faux » sous le signe desquelles Nietzsche, puis Deleuze après lui et à partir de lui, ont placé, pour nous, la littérature et toute créativité contemporaine.

Le plus bel éloge que l’on puisse, je crois, faire de ce livre, est d’être la meilleure et la plus claire des introductions à une œuvre généralement peu connue du lecteur français, rangée, en général, parmi les œuvres «  difficiles ». Très pédagogiquement, très utilement, Jean-Clet Martin a fait suivre d’un index la série des entrées qu’il propose dans les labyrinthes borgésiens, ces chemins qui bifurquent en tous sens. « Bifurcation » étant, d’ailleurs, leur dénomination générique, qui, à quelque niveau et à quelque moment qu’on les prennent, débouchent toutes sur une rupture avec la clarté prétendue de l’évidence cartésienne, sur la mise en question de toute idée d’origine, sur l’indécidabilité du vrai, d’un référentiel absolu. Tout n’étant que reflet et reflet de reflet, jeu de miroirs. L’écriture se substitue partout à la vue. La vue, ce sens dit le plus noble et le plus indispensable à la connaissance, dont l’écrivain sera progressivement privé. Mais aussi la vue, maîtresse de cette illusion indéracinable, à la fois classique et moderne (le classicisme du moderne) que le monde pourrait être tenu sous un regard. Qu’il y aurait un point de vue exact, un unique point de vue vrai.

Non, il n’y a que l’écriture du monde, et la clarté analytique n’est que leurre, ainsi que l’opposition de la réalité au rêve.

On pensera à Genet, à ses jeux de miroirs, au « rêve des Black Panthers » s’élevant au-dessus du rêve de l’Amérique, aux feintes et aux « trahisons » affirmées du « spontané simulateur ». Et aussi à la suspicion jetée par Borgès, d’une manière si éclatante et décisive pour notre époque contemporaine, sur la « fonction auteur », cette fiction d’un romantisme attardé. L’auteur s’efface pour faire place à l’envahissement des images ; hors de la maîtrise du « faiseur » (hacedor) sur sa « propre » création. Au lieu de cela, on ne trouve que prolifération des lignes de fuite, bifurcations dans le labyrinthe ; que dépossession et déroute du cogito.

« Il n’y a pas de sujet, écrit Jean-Clet Martin, à propos d’une des nouvelles de Le livre de sable, sans supposer l’infinité des relations qui le dissolvent dans toutes les directions et le font communiquer avec d’autres personnalités. Il n’y a que des séquences, une périodisation d’événements congruents qui peuvent se dissoudre sur d’autres portées » (Bifurcation 15, p. 187)

Coexistence de tous les possibles, et même, et de ceux qui paraissaient ne pouvoir l’être entre eux, les « incompossibles », comme disait Leibniz ; «  étoilement de sentiers » (p.222). Telle restera fixée pour nous, dans notre mémoire, la signature musicale de Borgès, par la forte et convaincante écriture de Jean-Clet Martin.

René Schérer, 30 octobre 2006

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