Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, par Roberto Esposito

Traduit de l’italien par Bernard Chamayou. Préface de Frédéric Neyrat. Éd. Les Prairies ordinaires, Paris, 2010 [2008]

Selon Roberto Esposito, le terme communauté, contrairement à une idée trop répandue, ne renvoie pas à un groupement humain défini par une langue, un territoire, une appartenance, bref une identité commune. Bien au contraire : se basant sur l’étymologie latine du mot, il définit la communauté comme ce qui est toujours incomplet, comme ce qui manque, ce qui fait défaut. Cum : avec, et munus : don, au sens d’obligation (et non pas don réciproque, échange). Ainsi, « les membres de la communauté ne sont tels que parce qu’ils sont liés par une loi commune » (p. 27), par ce munus, que l’on pourrait traduire par « tâche », « devoir », ou « loi ». Comme le jeu n’existe que par sa règle, la communauté n’existe que par sa loi, laquelle n’est rien d’autre que l’exigence, la nécessité… de la communauté. Nous sommes des êtres de la communauté : « depuis toujours nous existons en commun » (p. 28). La communauté nous est donc nécessaire. Elle est pourtant en même temps impossible à réaliser, car sa réalisation signerait sa mort : il n’y aurait plus de cum possible dans un ensemble d’êtres parfaitement identiques (une communauté de clones ?).

Par opposition, immunité signifie exonération du munus, de l’obligation qui fait communauté. Il s’agit d’une réaction de protection, par séparation, auto-enfermement, voire agression contre un « extérieur » potentiellement dangereux. Le terme est évidemment très utilisé en médecine – il désigne la capacité de l’organisme à se défendre contre des agressions – virus, bactéries… Il est aussi utilisé en matière juridique ou/et diplomatique : garantir l’immunité à une personne, c’est l’exonérer des obligations et des sanctions auxquelles tout un chacun reste exposé. Bien sûr, on ne peut pas s’empêcher de penser à d’autres phénomènes que l’on peut qualifier d’immunitaires : ainsi des gated-communities, ces ghettos dans lesquels s’enferment des riches afin d’éviter l’exposition – la communauté – aux autres, c’est-à-dire aux pauvres ; ainsi également des constructions de murs et autres barrières qui se multiplient à travers notre monde globalisé ; ainsi enfin des politiques anti-immigrants et antiterroristes, qui ont tendance à se confondre ces derniers temps (le président de la République française parlant des passeurs comme de « terroristes »).

Comme il existe des maladies qui affectent le système immunitaire, lequel finit par s’attaquer au corps lui-même qu’il était censé défendre, les biopolitiques actuelles ont tendance à se retourner en thanatopolitiques : de politiques de (ou plutôt sur) la vie, elles deviennent des politiques mortifères. L’exemple extrême de ces politiques est le nazisme qui, afin de préserver la « santé » du peuple aryen de la dégénérescence juive (et autres : handicapés, tziganes, slaves, tout ce dont les juifs étaient devenus l’emblème), ne pouvait faire autrement que d’exterminer les porteurs de virus, puis les aryens contaminés, puis finalement l’Allemagne elle-même, lorsque la défaite fut consommée (Hitler donna l’ordre depuis son bunker de détruire toutes les infrastructures nécessaires à la vie des Allemands, puisqu’ils ne méritaient plus d’être défendus). Cependant, ce serait une erreur que de s’en tenir à cet exemple extrême et de ne pas chercher à comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans les termes proposés par Esposito. Pour s’en tenir à l’actualité (j’écris ces lignes en septembre 2015), comment interpréter la dite « crise des migrants » à laquelle (ne) fait (pas) face l’Europe ? Tout nous suggère que la soi-disant « communauté européenne » met tout en œuvre afin de s’immuniser contre le risque migratoire : agence Frontex dédiée à la surveillance des frontières extérieures afin d’empêcher les migrants de pénétrer en Europe, murs, barrières à Ceuta et Melilla, entre Grèce et Turquie, Bulgarie et Turquie, Hongrie et Serbie, pour ne citer que ceux qui ont été en lumière ces dernières semaines. Et les milliers de morts de ces dernières années en Méditerranée nous autorisent aussi à parler de thanatopolitique. La biopolitique européenne, dans sa recherche d’amélioration de la vie des Européens, se traduit directement par la mort de milliers d’arrivants, provoquée par les obstacles dressés devant eux contre leur arrivée, précisément. Foucault le disait : pour qu’une biopolitique se retourne en son contraire, en thanatopolitique, elle a besoin d’un opérateur de discrimination entre ceux qu’on laisse vivre et ceux qu’on veut éliminer (que l’on veut tuer, que ce soit physiquement ou socialement). Contrairement aux pouvoirs souverains d’Ancien Régime, les États régulateurs d’aujourd’hui ont besoin de justifications pour déroger à leur politique du « faire vivre et laisser mourir », soit pour « faire mourir » les indésirables (au propre, tels les nazis, ou au figuré, tels les États européens d’aujourd’hui – leurs politiques provoquent beaucoup de morts, mais indirectement, ce qui permet de les ignorer). Cet opérateur, c’est le racisme. Il se présente massivement aujourd’hui avec les traits de l’islamophobie, mais pas seulement. Effectivement, comment expliquer autrement le refus d’hospitalité pratiqué par les pays riches ? Il faut bien que ces migrants soient dangereux, qu’ils menacent l’intégrité de nos sociétés d’une manière ou d’une autre… (Au moment où j’écris ces lignes, l’ancien Président Sarkozy vient de déclarer que l’afflux de migrants menace la société française de « désintégration ».) Comment laisserions-nous mourir à nos portes, dans l’indifférence la plus totale, des dizaines de milliers d’êtres humains si, justement, nous ne les considérions pas comme radicalement « autres » ? D’une altérité dangereuse, qui viendrait mettre en danger notre mode de vie, nos « valeurs » ? Et il est difficile, voire impossible, de ne pas éprouver d’empathie pour un « autre » en détresse sans produire en même temps, d’abord inconsciemment, un discours d’autojustification : non seulement ils ne sont pas comme nous, mais finalement, ils « valent » moins que nous, que notre propre sécurité, notre propre immunité. Le racisme s’installe, y compris, souvent, dans les têtes des personnes de bonne volonté qui souhaitent « aider » les migrants, oubliant au passage pourquoi et comment ces migrants le sont devenus, et aussi comment les pays « d’accueil » les ont réduits au statut de migrants par leur arsenal de lois et de barbelés. Dans ce cas-là, on pourrait dire que la communauté, au sens d’Esposito, c’est l’obligation d’hospitalité que nous avons envers les migrants – quels qu’ils soient. L’immunité, ou l’immunisation, ce sont toutes les stratégies que « nous » (les États, les citoyens, les partis politiques) mettons en œuvre pour ne pas assumer le munus hospitalier. La biopolitique est cette politique qui a mis la vie au centre de ses préoccupations, mais qui en vient à se retourner en thanatopolitique lorsqu’elle veut immuniser une population contre les dangers représentés par les « autres » (en l’occurrence, les migrants).

Roberto Esposito ne dit pas comment nous pourrions privilégier une politique – ou des engagements, des pratiques – en faveur de la communauté et contre les théories et pratiques de l’immunisation. Cependant, son dernier chapitre, « Pour une philosophie de l’impersonnel », ouvre une piste. Il commence par une critique de la notion de « personne » en tant qu’elle « constitue la référence incontournable de tous les discours – philosophiques, politiques et juridiques – qui entendent défendre la valeur de la vie humaine en tant que telle. » À l’image de ce qu’il a fait pour la communauté, Roberto Esposito expose une notion de l’être humain inachevé, incomplet, un être, en somme, qui n’existe qu’à travers ses rapports à autrui. Or, la personne n’est pas, selon lui, « un simple concept, mais […] un véritable dispositif performatif, concernant […] une longue ou une très longue période, qui a d’abord comme résultat d’effacer sa généalogie, et du même coup, ses véritables effets. » Tout d’abord, la notion a une double origine, chrétienne et romaine, et « c’est précisément à leur point d’intersection que l’on peut situer ce pouvoir de séparation et de sélection qui constitue l’effet le plus important de son dispositif. » (p.234) Il y a d’abord « l’idée de masque – le signifié étymologique du grec prosopon et du latin persona – qui, bien qu’il adhère, “collé”, au visage de l’acteur chargé de représenter le personnage, ne coïncide jamais avec lui. Cette différence demeure y compris dans le rituel du masque mortuaire, où pourtant la vraie nature spirituelle de l’homme, que le masque recouvre, devrait transparaître. C’est dans ce cas précis que cette scission originelle, typique de la conception chrétienne, est mise au contraire au premier plan, et c’est précisément à partir de cette non-coïncidence de la personne et du corps vivant qui pourtant la contient, que le passage à la vie dans l’autre monde est possible. […] En somme, l’unité interne de la personne – entre une nature humaine et une nature divine, ou entre le corps et l’âme – passe toujours par une séparation insurmontable. » (p. 234-235) C’est cette conception qui a permis – et réciproquement a été permise par – l’esclavage. Chez les Grecs de la polis, les citoyens ne le sont qu’à la condition de la non-existence politique des esclaves, des femmes, des enfants et des métèques. Pareillement, chez les Romains, « seule une petite partie des hommes étaient définis comme des personnes à part entière – les patres, c’est-à-dire les mâles adultes et libres – à la différence des esclaves, réduits à l’état de choses [soit de corps sans âme], et d’autres catégories, situées entre la chose et la personne. » Esposito en conclut qu’il existe un « effet de dépersonnalisation – c’est-à-dire de réduction à la chose – implicite dans le concept de personne : sa définition elle-même se fonde en négatif sur la différence présupposée de ces hommes, et de ces femmes, qui ne sont pas des personnes ou qui ne le sont que partiellement et momentanément – et qui sont en permanence exposés au risque d’être ramenés au rang des choses. » (p. 235) Ainsi des fils, même nés libres, qui étaient soumis au pouvoir de vie et de mort du père : « Nul ne naît personne, certains peuvent le devenir, mais, justement, en ramenant ceux qui les entourent au rang de choses. » (p. 236)

Esposito poursuit en disant que ce dispositif de la personne, avec ses effets de sélection et d’exclusion, s’est transmis du droit romain aux systèmes juridiques modernes. « Non seulement personne ne coïncide pas avec homme (qui lui, est le terme par lequel la langue latine identifie surtout l’esclave), mais elle se définit par ce qui la rend différente de lui. » Ce « noyau archaïque [fiché] dans notre contemporanéité » nous empêche de penser un droit « proprement humain ». « La personne est le terme technique qui sépare la capacité juridique du caractère naturel de l’être humain, et donc qui sépare chacun de son mode d’être même – c’est la non-coïncidence, ou même la divergence, dans l’homme, de l’être par rapport à sa modalité. » (p. 237) C’est la source d’une double séparation : la première est « interne à l’être humain lui-même », elle sépare la « vie personnelle et une autre, qui lui est soumise, de type animal » ; quant à la seconde, elle divise les êtres humains entre ceux qui sont « des personnes – parce qu’ils sont capables de maîtriser leur part irrationnelle » et les autres, « incapables d’une telle maîtrise de soi et donc situés au-dessous de la personne » (p. 238). Pour conclure : « Le dispositif de la personne, en somme, est celui qui superpose, ou juxtapose simultanément hommes-humains et hommes-animaux. Ou qui sépare aussi une part de l’homme qui est vraiment humaine, d’une autre qui est bestiale, esclave de la première. Mais, en séparant la vie d’elle-même, le dispositif de la personne est aussi l’outil conceptuel par lequel on peut en vouer une partie à la mort […] » (p. 240)

Contre « ce mécanisme de séparation et d’exclusion exercé au nom de la personne » Roberto Esposito veut « opposer une pensée, qui n’est pas encore une pratique, de l’impersonnel » (p. 240). Il situe son discours « à l’intérieur de trois horizons de sens, de trois domaines sémantiques » : la justice, l’écriture et la vie, « que l’on peut ramener à trois noms de la culture philosophique du XXe siècle » – Simone Weil, Maurice Blanchot et Gilles Deleuze.

Simone Weil, qui a développé la notion d’obligation (qui nous ramène au munus cher à Esposito) contre celle de droit, s’en explique ainsi : « La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. » C’est pourquoi elle privilégie l’impersonnel : « Ce qui est sacré, dit-elle, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel. » On peut donc apparenter justice et impersonnel comme droit et personne. « Chacun de ceux, dit encore Simone Weil, qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les être humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel. » Ainsi, commente Esposito, loin de « renier la personne », ou de « faire de l’impersonnel son contraire – sa simple négation », Simone Weil considère ce dernier comme « ce qui, à l’intérieur de la personne, en bloque le mécanisme de discrimination et de séparation par rapport à tous ceux qui ne sont pas encore, qui ne sont plus ou qui n’ont jamais été déclarés des personnes. » (p. 242-243)

Esposito passe ensuite au régime de l’écriture : pour Maurice Blanchot, dit-il, « seule l’écriture, en brisant la relation interlocutoire qui dans la parole dialogique relie la première et la seconde personne, ouvre un passage à l’impersonnel. » Blanchot affirme ainsi qu’écrire, « c’est passer du je au il ». Et cela entraîne un « décentrement de la voix narrative elle-même […] par lequel l’impersonnel pénètre dans la structure même de l’œuvre […] » Ce qui induit deux effets : « d’un côté l’affaiblissement, l’aphonie pure et simple, de la voix narrative, couverte par le fourmillement anonyme des événements ; de l’autre, la perte d’identité des sujets de l’action dans leur relation à eux-mêmes. » Il s’agit d’un « processus de dépersonnalisation qui investit toute la surface du texte, en la soulevant hors de ses limites et en la faisant vertigineusement tourner sur elle-même. » (p.243-244)

Troisième horizon de sens, celui de la vie. Deleuze écrivait : « […] la troisième personne, c’est elle qu’il faut analyser. On parle, on voit, on meurt. Oui, il y a des sujets : ce sont des grains dansant dans la poussière du visible, et des places mobiles dans un murmure anonyme. » Ce que Deleuze appelle la vie, ou plutôt une vie « puisque la vie, bien que commune à tous ceux qui vivent, fait observer Esposito, n’est jamais générique, c’est toujours la vie de quelqu’un. De quelqu’un qui, pourtant, ne prend pas la forme excluante de la personne car, contrairement à la coupure qu’elle introduit par son dispositif de division, il ne fait qu’un avec lui-même. […] En ce sens, la vie, si elle est assumée dans sa puissance impersonnelle, est ce qui contredit radicalement la séparation hiérarchique du genre humain, et de l’homme lui-même, en deux substances superposées, ou subordonnées, la première de caractère rationnel et la seconde de type animal. » Et Esposito fait remarquer pour conclure que ce n’est pas par hasard qu’« au terme de la déconstruction de l’idée de personne […], Deleuze place la figure énigmatique du “devenir animal” ». « Contre le dédoublement présupposé du dispositif de la personne, l’animal dans l’homme, dans chaque homme et dans tous les hommes, signifie multiplicité, pluralité, métamorphose : “ Nous ne devenons pas animal – affirme Deleuze – sans une fascination pour la meute, pour la multiplicité. Fascination du dehors ? Ou bien la multiplicité est-elle déjà en rapport avec une multiplicité qui nous habite du dedans ?” » (p.245-247)

Défaire « le nœud métaphysique formé par l’idée de personne et sa pratique » c’est la piste ouverte par Esposito. Voilà qui mérite, au minimum, d’y penser, et, mieux, d’en tenter la réalisation.

 

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