Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons. Où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie. Introduction critique et notes par Nicole Jacques-Chaquin

Aubier, coll. Palimpseste, 1982

(Note de septembre 2014)

Sur le fac-similé de la couverture de l’édition originale de ce traité de sorcellerie, on voit la date M. DCXIII, « avec privilege du roy ». Ce qui se lit 1613. Or l’éditrice, dans sa « Bibliographie des œuvres de Pierre de Lancre », donne, elle, 1612… Mais peut-être le fac-similé est-il celui d’une deuxième édition ? Quoi qu’il en soit, je ne regrette pas la lecture de ce « Tableau », tant il m’apprend sur la chasse aux sorcières et l’imaginaire qui l’accompagne.

« Conseiller au parlement de Bordeaux, érudit et homme de cour, Pierre de Lancre, dit la quatrième de couverture, est envoyé au pays de Labourd, province du Pays basque français, pour enquêter sur la sorcellerie ; un an après, il fait le compte rendu de son expérience. Il en résulte un traité de démonologie – mais aussi, mais surtout, un texte, une formidable construction imaginaire qui fait entrer définitivement la sorcellerie en littérature. Sa représentation du sabbat, qui envahit peu à peu le discours comme il envahit fantasmatiquement le Labourd et l’imaginaire du juge, exercera sa fascination sur Hugo et Michelet, et sur ce qui est encore notre vision de la sorcellerie. » Et l’on pourrait ajouter : notre vision des femmes, en tant que la chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles a profondément marqué l’évolution des rapports de genre (cf. notre note sur Caliban et la sorcière, de Silvia Federici. En effet, un mélange trouble de fantasmes voire d’obsession sexuelle et de misogynie caractérise ce texte, par ailleurs plutôt plaisant à lire car, pour la première fois dans l’histoire des traités de sorcellerie et/ou de démonologie, De Lancre soigne son style, « rédige par écrit », veut « faire voir au public », enfin souhaite « contenter son lecteur », soit se comporte en « auteur » au sens moderne du terme, ce qui n’était pas le cas de ses prédécesseurs, héritiers de la tradition juridique et scolastique du Moyen Âge. Par là, il participe au mouvement même de la chasse aux sorcières, qui est l’un des symptômes de l’entrée en modernité et de la fin du Moyen Âge, justement.

On verra aussi, au passage, transparaître les principales obsessions du conseiller au Parlement de Bordeaux, et qui reviennent tout au long de son « Tableau » : le nationalisme (les pires danses, les plus folles et les plus obscènes, sont bien sûr importées de l’Espagne voisine), la sexualité (« Et s’il est vrai ce qu’on dit que jamais femme ni fille ne revint du bal si chaste comme elle y est allée […] »), et bien sûr un fond de misogynie jamais démenti. De Lancre affirme s’appuyer avant tout sur son expérience de juge enquêteur : ainsi, se référant à d’autres chasseurs de sorcières, dit-il que « c’est l’opinion de Boguet et autres qui ont fait le procès à une infinité de sorcières, lesquels je crois plus volontiers que ceux qui parlent par livres, et par ouï-dire simplement ». Son propre savoir vient donc de ce qu’il a conduit au bûcher plusieurs dizaines de « sorcières », sans parler des quelques centaines de « témoignages » obtenus sous la torture, et il peut affirmer sans crainte d’être contredit que le diable « gagne plus de femmes que d’hommes, comme d’une nature plus imbécile [c’est moi qui souligne]. Et voit-on qu’au nombre des prévenus de la Sorcellerie qu’on amène aux Parlements, il y a dix fois plus de femmes que d’hommes. »

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce texte, et je recommande la lecture de l’excellente introduction de Nicole-Jacques-Chaquin qui en tire les leçons essentielles. Je me concentrerai ici sur trois aspects seulement, celui, déjà évoqué, de la misogynie, celui de la criminalisation des pratiques populaires de sociabilité, de magie et de soin et celui de la disciplinarisation des corps qu’il annonce. Je laisse donc de côté l’aspect nationaliste et colonial – ne pas oublier que la « mission » d’enquête et de répression confiée à De Lancre se déroule au Pays basque et qu’en cela elle est emblématique de la guerre aux peuples qu’a été la chasse aux sorcières partout en Europe. Et comme cela a déjà été fait par Carlo Ginzburg dans Le Juge et l’historien, je conclurai sur le parallèle frappant que l’on peut établir entre chasse aux sorcières et antiterrorisme.

 Misogynie

Le début du Livre premier du Tableau rappelle comment Behemoth, soit le diable ainsi nommé par Dieu dans son dialogue avec Job, peut se transformer et prendre l’aspect de « plusieurs et diverses bêtes ensemble […] Le premier corps que je trouve qu’il a emprunté, et la première des bêtes dont il a pris la forme a été le serpent : lorsque remuant au-dedans sa langue trop mobile il charma la première des femmes et la mère de notre malheur, à la faveur de ce rusé serpent. » (C’est moi qui souligne, ici comme par la suite.)

Cependant, Dieu n’a pas permis que le démon fût aussi puissant que lui, et c’est pourquoi toujours il est trahi par quelque imperfection : «  Ayant été très bien remarqué par ceux qui ont voulu donner connaissance et distinguer les apparitions des bons Anges de celles des mauvais, que les bons Anges contents en la grâce de Dieu ne prennent jamais une figure brutale lorsqu’ils veulent apparaître aux hommes, ni celle d’une femme, mais perpétuellement d’un homme et les mauvais anges au contraire. »

De Lancre aborde ensuite directement le sujet dans le troisième « Discours » du Livre premier, ainsi intitulé : « Pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes […] » Je reproduis en annexe tout ce discours, dont voici quelques extraits :

« […] la femme a plus d’inclinations naturelles à la sorcellerie que l’homme. C’est pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et bien que paraventure c’est un secret de Dieu, si est-ce qu’on en peut rendre quelque raison probable. Bodin dit très bien que ce n’est pas pour la faiblesse et la fragilité du sexe, puisqu’on voit qu’elle souffrent la torture plus constamment que les hommes. […] Ce serait donc plutôt la force de la cupidité bestiale qui pousse et réduit la femme à des extrémités, esquelles elle se jette volontiers pour jouir de ses appétits, pour se venger, ou pour autres nouveautés et curiosités qui se voient esdites assemblées. Qui a mu aucuns Philosophes de mettre la femme entre l’homme et la bête brute. »

Les femmes sont de toute façon responsables de tous les péchés possibles et imaginables. Ainsi, l’une des rares fois où De Lancre s’exprime à la première personne du pluriel, c’est encore pour rejeter la faute sur les femmes :

« Mais pourquoi est-ce que les Démons au sabbat pour nous attraire et piper, usent de la chair, et dressent si magnifiquement leurs tables, nous présentant ce double aiguillon de la chair, nous perdant par festins et par femmes, par chair de charognes et femmes corrompues ? C’est dit quelqu’un parce qu’étant en perpétuel désir de nous perdre, il tâche à nous opposer le plus fort ennemi que nous ayons, et nous présente de la chair déguisée en tant de façons, si abondamment, et avec une telle licence, que la diversité et multiplicité nous engraisse et nous tient perpétuellement en cette convoitise, jusqu’à ce qu’il nous a du tout perdus. Il nous engage au sortilège par une fausse joie et douceur, par faux plaisirs, la danse, les festins et les femmes. Satan nous sert donc bien souvent d’Incube et de Succube, mais parfois il donne moyen à des femmes de nous jeter en des amours si sales et si abominables, qu’elles semblent être pire et presque plus exécrables, que celles que Satan nous fait traiter avec lui. Car il nous fait rencontrer des femmes qui nous charment tellement, empoisonnent et altèrent les sens, que nous sommes non amoureux et amants simples, comme des hommes communs, mais bien des animaux voraces et acharnés après des charognes. »

Dans Caliban et la sorcière, Federici fait remarquer que Montaigne, contemporain et collègue de De Lancre au Parlement de Bordeaux, constatait – avec regret – que l’homme ne perdait sa maîtrise de soi, sa contenance, son prestige en somme, que dans l’acte d’amour…

Criminalisation des pratiques populaires

Il semble bien que la description et la dénonciation du sabbat, outre leur côté fantastique, soient aussi basées sur la volonté de criminaliser des pratiques réelles de réunions nocturnes, de fêtes parfois licencieuses, de carnavals, peut-être aussi de vieux cultes agraires (c’est la thèse de Ginzburg dans Les Batailles nocturnes). On verra en annexe la reproduction du discours sur la « danse des Sorciers au Sabbat ». On peut aussi se demander de quoi exactement parlent ces « filles et femmes de Labourd » qui, au grand dam du conseiller De Lancre, non seulement ne regrettent, encore moins n’éprouvent la moindre honte de s’être accouplées avec des incubes, mais « qu’au lieu de taire ce damnable accouplement, d’en rougir et d’en pleurer, elles en content les circonstances et les traits les plus sales et les plus impudiques, avec une telle liberté et gaieté, qu’elles font gloire de le dire, et prennent un singulier plaisir de le raconter [d’ailleurs, je me demande si De Lancre lui-même n’a pas pris un certain plaisir à les écouter] : prenant les amours de ce sale Démon pour plus dignes, que celles du plus juste mari qu’elles pourraient jamais rencontrer. »

Reviennent également très souvent des accusations de « maléfices » réalisés grâce à des herbes, des poisons, ou pire, des corps de petits enfants. Évidemment, il n’est jamais fait état des connaissances populaires en matière d’herboristerie et autres ressources naturelles – et/ou magiques – du soin. Et quand il y est fait allusion, elles sont toujours suspectes : « Il y a toujours quelque chose qui va de travers, en la guérison que font les magiciens et sorciers, dont Médecin, Philosophe ni homme du monde ne saurait rendre raison. Jeûner tant de jours, tant de chandelles, tant de Patenôtres, tant de chapelets, l’aumône à tant de pauvres, tant de signes de croix : tout cela et choses semblables, réduit et restreint à certains nombres, montre qu’outre la superstition et l’abus, il y a certain maître qui leur a prescrit cette règle. Ainsi si on veut user de ces choses qui semblent pieuses, il faut les accompagner toujours d’une bonne et saine intention, et pour les dépouiller de tout soupçon de superstition, il faut les faire et en user, sine fiducia, in materia, forma et numero, et regarder bien à qui on s’adresse et de qui on les reçoit. [Ce qui ne signifie rien d’autre que l’affirmation du monopole absolu de l’Église en matière spirituelle et des médecins en matière de santé.]

« Quant à ces caractères conçus en Hiéroglyphes non entendus, gravés en lettres inconnues, et billebarrées en formes étranges : tous ces brevets composés de noms sauvages, et mots nouveaux peu intelligibles : toutes ces recettes éloignées des remèdes communs et naturels, comme des os de taupe, des ailes de chauve-souris, des pierres tirées de la tête des crapauds, du bois d’une potence, une aiguille qui a touché la robe d’un mort, de la poudre tirée du crâne d’un larron qu’on aura pendu tout fraîchement, des yeux de taupe qu’on dit ne paraître jamais qu’après sa mort, le premier denier qu’on donne à l’Église le Jeudi saint (jour qui est sans offrande), des plantes qui ne se trouvent dans le pays qu’on les cherche, et s’il s’en trouve, cueillies la veille de la Saint-Jean par une fille vierge, la nuit obscure, avec une chandelle faite de quelque drogue et composition, dans laquelle il entre une infinité d’ingrédients : Toutes ces superstitions difficiles à exécuter, et la plupart impossibles, nous tirent à des curiosités diaboliques, qui fait que bien souvent ne les pouvant trouver, parce que la plupart ne sont point, le Diable supplée au défaut, et nous fournissant, se paie de notre curiosité, au péril de notre âme. »

Le raisonnement est imparable : les remèdes populaires – ici évidemment caricaturés à l’extrême – « ne sont point » : ils n’existent pas ; donc, s’ils existent (ou font semblant d’exister), ils ne peuvent être que des ruses du diable.

Disciplinarisation des corps

On a déjà vu, à travers les exemples de l’amour physique et de la danse, que le Conseiller De Lancre voudrait promouvoir au pays de Labourd une certaine discrétion, un maintien digne et réservé qui n’est autre que celui des maîtres bourgeois et de leurs serviteurs dociles. Las, il a fort à faire. Tout d’abord, il s’agit d’une nation de marins, de « gens rustiques, rudes et mal policés desquels l’esprit volage est tout ainsi que leur fortune et moyens attaché à des cordages et banderolles mouvantes comme le vent, qui n’ont d’autres champs que les montagnes et la Mer, autres vivres et gains, que du millet et du poisson, ne les mangent sous autre couvert que celui du Ciel, ne sur autre nappes que leurs voiles. Bref leur contrée est si infertile qu’ils sont contraints de se jeter dans cet élément inquiet, lequel ils ont tellement accoutumé de voir orageux, et plein de bourrasques, qu’ils n’abhorrent et n’appréhendent rien tant que sa tranquillité et bonace : logeant toute leur bonne fortune et conduite sur les flots qui les agitent nuit et jour : qui fait que leur commerce, leur conversation et leur foi est du tout maritime : traitant toutes choses quand ils ont mis pied à terre, tout de même que quand ils sont sur les ondes et en ondoyant, toujours hâtés et précipités, et gens qui pour la moindre grotesque qui leur passe devant les yeux, vous courent sus, et vous portent le poignard à la gorge. […]

« La mer est un chemin sans chemin, il s’enfile parfois encore qu’il semble n’être aucunement tracé, beaucoup plus aisément que la terre. Néanmoins c’est une grande inconstance et légèreté de se jeter ainsi à tous moments et à toutes occasions, comme le font les gens de ce pays, à la merci d’un élément si muable, et de tant d’inconstantes créatures à la fois : Car ce grand Océan n’a accoutumé de nous traîner si les vents ne nous poussent. Ainsi les mers nous portent, et les vents nous transportent, nous soufflent et resoufflent dans leur flux et leur reflux, l’air qu’on y prend et les vapeurs qu’on y reçoit nous mouillent, nous brouillent, et nous détrempent dans l’humidité de tant d’eau, et dessus et dessous qu’enfin on ne peut dire, que la navigation ne soit avec tant d’orages, un vrai et téméraire désespoir, causé par le vent de l’inconstance, sous la convoitise que l’avarice insatiable, et quelque humeur volage leur donne de trouver des trésors. »

On voit bien dans ce passage la dénonciation de cette inconstance qui apparaît déjà dans le titre du « Tableau » : De Lancre y exprime sa préférence pour tout ce qui est fixe, solide, tangible, certain… et qu’est-ce que la torture, sinon le moyen de soumettre ce qui est mouvant, ce qui bouge, les corps enfin, à une rigidité cadavérique ? Mais on voit bien aussi le paradoxe d’une écriture chatoyante – « les mers nous portent, et les vents nous transportent, nous soufflent et resoufflent dans leur flux et leur reflux, l’air qu’on y prend et les vapeurs qu’on y reçoit nous mouillent, nous brouillent… » –, et jouant donc d’effets de simulacres et de séduction, au service d’une défense et apologie de l’ordre et de la décence.

Plus loin, le juge dénonce encore une autre habitude des gens du Labourd : « Et comme les Indiens en l’île Espagnole prenant la fumée d’une certaine herbe appelée Cohoba, ont l’esprit troublé, et mettant les mains entres deux genoux et la tête baissée, ayant ainsi demeuré quelques temps en extase, se lèvent tout éperdus et affolés contant merveilles de leurs faux Dieux qu’ils appellent Cemis, tout ainsi font nos Sorcières qui reviennent du Sabbat. De même ceux-ci usent du Petun ou Nicotiane en ayant chacun une planche en leurs jardins pour petits qu’ils soient, la fumée de laquelle ils prennent pour se décharger le cerveau, et se soutenir aucunement contre la faim. Or je ne sais si cette fumée les étourdit comme cette autre herbe les Indiens : Mais je sais bien et est certain qu’elle leur rend l’haleine et le corps si puant, qu’il n’y a créature qui ne l’ait accoutumé qui le puisse souffrir, et en usent trois ou quatre fois par jour. Ainsi elles les sentent au sauvage, et les tiennent pour puants, et leurs enfants pour avortons, maléficiés et bâtards qu’elles font mourir, et qu’elles présentent au Diable comme faits la plupart à demi-carte. Et voyant que la puanteur et cette forte odeur de marine leur plaît, elles se jettent encore à une plus abominable puanteur, et aiment plus à baiser le Diable en forme de Bouc puant, en cette partie sale de derrière où elles font leur adoration que leurs maris en la bouche. »

« D’ailleurs, poursuit De Lancre, cette nation a une merveilleuse inclination au sortilège ; les personnes sont légères et mouvantes de corps et d’esprit, promptes et hâtées en toutes leurs actions, ayant toujours un pied en l’air, et comme on dit, la tête près du bonnet. Aussi haïssent-ils en quelque façon, et je ne sais pourquoi les chapeaux. Il sont plus enclins à l’homicide et à la vengeance qu’au larçin et au pardon : Ils vont volontiers la nuit comme les chats-huans, aiment les veilles et la danse aussi bien de nuit que de jour : Et non la danse reposée et grave, ainsi découpée et turbulente : Celle qui plus leur tourmente et agite le corps, et la plus pénible leur semble la plus noble et la mieux séante. […] Enfin c’est la plus délibérée nation qui soit point ; et puis dire avoir vu des filles et des enfants tellement précipités en tout ce qu’on leur commandait, qu’ils se heurtaient à tous coups aux portes et fenêtres de rencontre jusques à se blesser, tant ils allaient vite. »

Les femmes encore vierges « portent la perruque entière » (gardent leurs cheveux longs) : « Elles sont dans cette belle chevelure, tellement à leur avantage, et si fortement armées que le soleil jetant ses rayons sur cette touffe de cheveux comme dans une nuée, l’éclat en est aussi violent et forme d’aussi brillants éclairs qu’il fait dans le ciel, lorsqu’on voit naître Iris, d’où vient leur fascination des yeux, aussi dangereuse en amour qu’en sortilège […]. » On sent ici que le Conseiller au Parlement de Bordeaux n’a pas toujours été insensible aux charmes dangereux des femmes basques… Il dénonce d’autres travers encore de ces dernières, comme leurs coiffes indécentes, « d’une forme si peu séante, qu’on dirait que c’est […] l’arme de Priape […]. » Et encore, « en Labourd les femmes montrent leur derrière tellement que tout l’ornement de leurs cotillons plissés est derrière, et afin qu’il soit vu elles retroussent leur robe et la mettent sur la tête et se couvrent jusqu’aux yeux. Enfin c’est un pays de pommes, elles ne mangent que pommes, ne boivent que jus de pommes, qui est occasion qu’elles mordent si volontiers à cette pomme de transgression, qui fit outrepasser le commandement de Dieu, et franchir la prohibition à notre premier père. »

Comme il a déjà été dit, le Labourd est un pays de mer, « Mer laquelle de son écume jadis engendra Vénus qui renaît si souvent parmi ces gens maritimes, par la seule vue du sperme de la Baleine qu’ils prennent chaque année, d’où on dit aussi que Vénus a pris sa naissance : ce mélange de grandes filles et jeunes pêcheurs qu’on voit à la côte d’Anglet en mantille, et tout nus au-dessous, se pêle-mêlant dans les ondes, fait que l’Amour les tient à l’attache, les prend par le filet, les convie à pêcher en cette eau trouble, et leur donne autant de désir qu’elles ont de liberté, et de commodité, s’étant mouillées par tout, de s’aller sécher dans la chambre d’amour voisine, que Vénus semble avoir planté pour cette seule occasion tout exprès sur le bord de la mer. »

Chasse aux sorcières et antiterrorisme

« Nos pères n’avaient jamais franchi la barrière, dit De Lancre, et donné Arrêt absolu de condamnation à mort contre les sorciers sur le simple crime de sorcellerie, sans qu’il y eût quelque maléfice […]. » Pareillement, avant les années 1980, il n’y avait pas en Europe de lois permettant de condamner quelqu’un pour terrorisme sans qu’aucun délit concret ne puisse lui être imputé. Pourtant, De Lancre justifie la persécution des sorciers par le seul fait qu’ils sont sorciers, comme on justifie aujourd’hui la répression par le seul fait d’être terroriste, ou « en relation avec une entreprise terroriste ». Ainsi contre les prêtres compromis avec Satan : « Le Sacrifice de la Messe veut être offert à Dieu d’un cœur sincère et entier, d’un cœur simple, clair, pur et net, et non d’un cœur basané, ténébreux, profane, tout usé, frelaté, mortifié, et quasi convaincu par le simple aspect de l’exécrable prostitution d’une conscience impure. »

Le dernier Discours du « Tableau » s’intitule ainsi : « Qu’il faut faire mourir les sorciers pour avoir été simplement au sabbat et fait paction avec le Diable, bien qu’ils ne soient prévenus d’aucun maléfice : pourvu qu’il y ait preuve contre eux qu’ils ont fait audit lieu tout ce qu’ordinairement les autres sorciers ont accoutumé d’y faire ». Le sabbat étant une construction imaginaire des inquisiteurs, et les « preuves » étant le plus souvent constituées par des aveux ou des témoignages obtenus sous la torture ou la menace de la torture, on voit qu’il est bien difficile d’échapper au bûcher dès lors qu’on est accusé. D’ailleurs, si parfois des sorcières, qui ont « confessé » par deux ou trois fois leurs crimes, s’avisent de se dédire au supplice, « c’est que le diable leur a jeté le sort de silence et taciturnité, de sorte qu’elles ne peuvent rien découvrir, quand même elles en seraient en bonne volonté. » Aujourd’hui, hormis la torture remise à l’honneur par l’armée et les services secrets américains (pour ne parler que des cas les plus voyants comme Guantanamo), on a aussi recours à des témoignages anonymes invérifiables, parfois même à des témoignages anonymes et rémunérés… Soit : on décide que quelqu’un est suspect, puis on s’occupe de réunir les éléments susceptibles d’étayer cette suspicion (Voir un bon exemple de cette méthode décrit par le blog du journaliste du Monde Laurent Borredon, http://tarnac.blog.lemonde.fr/2014/06/10/episode-1-des-anarcho-autonomes-si-discrets-quon-ne-voit-queux/.)

Annexe 1

Pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et d’une certaine sorte de femmes qu’on tient au pays de Labourd pour Marguillières, qu’on appelle Bénédicte

  • On a observé de tout temps qu’il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes. Ce qui se voit clairement dans les Poètes Grecs, Latins, Italiens, et Français, chacun desquels a célébré quelque femme pour excellente Magicienne et Sorcière.
  • Ronsard n’a pas oublié la Magicienne Hécate à laquelle parlant français il lui dit :
  • ici je te promets
  • Par ton Hécate, et par ses triples têtes.
  • A quoi il faut ajouter tous ces noms, Sagae, Strigae, Lamiae, Laricae, Fatidicae, Furiae, Harpiae. Et ce que les Italiens appellent Fate, Nimphe, Sybi1le, Bianche, Donne, Buone, auxquelles elles donnent pour Reine Habondia[1] tous noms d’appellation féminine, qui montre que la femme a plus d’inclination naturelle à la sorcellerie que l’homme. C’est pourquoi il y a plus de femmes Sorcières que d’hommes, et bien que paravanture c’est un secret de Dieu, si est-ce qu’on en peut rendre quelque raison probable.
  • Bodin dit très bien que ce n’est pas pour la faiblesse et fragilité du sexe, puisqu’on voit qu’elles souffrent la torture plus constamment que les hommes. Et avons vu des Sorcières à Bayonne la souffrir si virilement et avec tant de joie, qu’après avoir un peu sommeillé dans les tourments comme dans quelque douceur et délice, elles disaient qu’elles venaient de leur Paradis, et qu’elles avaient parlé à leur Monsieur. Ce serait donc plutôt la force de la cupidité bestiale qui pousse et réduit la femme à des extrémités, esquelles elle se jette volontiers pour
  • jouir de ses appétits, pour se venger, ou pour autres nouveautés et curiosités qui se voient esdites assemblées. Qui a mu aucuns Philosophes de mettre la femme entre l’homme et la bête brute.
  • Mais afin que nous ne les blâmions de si grands défauts sans autorité. Plutarque au livre de la tranquillité de l’esprit, Strabon au premier livre de sa Géographie, Diodore au cinquième livre des gestes des anciens, et Saint Augustin au troisième livre de la Cité de Dieu témoignent que la femme à cette mauvaise inclination d’être plus opiniâtre que l’homme, ce qu’ils disent procéder de ce que l’infidélité, l’ambition, la superbe, et la luxure, règnent plus ès femmes qu’ès hommes.
  • Il est donc très vrai, que le malin esprit tire plus facilement l’esprit volage des femmes à la superstition et idolâtrie, que celui des hommes : d’où vient qu’on lit dans ce grand livre de la Genèse, que la doctrine diabolique fut dès le commencement du monde plutôt enseignée à Eve qu’à Adam, et elle plutôt séduite par Satan en forme de serpent que lui. Outre que nous avons vu par une infinité d’expériences, que le Diable voulant mener une femme mariée au Sabbat, met bien quelque Démon auprès du mari, lui voulant ravir sa femme, et contrefait le corps de la femme jusques à servir au mari de succube, s’il est besoin, mais non guère jamais qu’il contrefasse le mari, ni qu’il suppose un corps au lieu du sien, faisant l’incube. Je ne dis pas qu’il ne puisse supposer aussi bien l’un que l’autre, et y a plusieurs exemples des incubes dans les livres aussi bien que des succubes. Mais nous n’avons jamais vu l’expérience de ce point là, savoir que le Diable voulant mener le mari Sorcier au Sabbat, ait fait l’incube, et supposé le corps du mari pour tromper la femme qui n’était Sorcière. Aussi est-il vrai, suivant ce premier exemple d’Eve, que la femme fait toujours plutôt Sorcier son mari, que le mari la femme.
  • Davantage Dieu a voulu affaiblir Satan, ce qu’il a fait notoirement lui constituant premièrement son règne, et lui donnant pouvoir sur des créatures moins dignes, comme sur les serpents, et sur les plus faibles, comme sur les insectes, puis sur les autres bêtes brutes, plutôt que sur le genre humain, puis sur les femmes, puis sur les hommes qui vivent en bêtes, plutôt que sur les autres qui vivent en hommes.
  • Satan qui a eu de tout temps quelque Mégère pour abuser le monde, s’est avisé d’une ruse en ce pays de Labourd, car pour prendre pied dans les Églises qui soulaient autrefois servir d’Asiles contre lui et contre tous malins esprits, voulant mettre le nez partout, ou pour le moins polluer les saints temples, et y semer toute la confusion et désordre qu’il pourrait, il a trouvé moyen d’introduire certaines femmes pour demander les offrandes et autres petites choses qu’on a accoutumé de donner à l’Église. Je vis en un certain village des plus fameux dix femmes à suite l’une de l’autre, portant les bassins, avec lesquels on va quêter dans l’Église cette aumône des âmes dévotes et charitables. Puis je vis une certaine femme qu’ils appellent la Bénédicte faisant la Marguillière[2], s’approcher des autels, y porter des aubes, du luminaire et autres choses semblables. Je m’étonnai que cet office fut donné à ces dix premières et non à des hommes et aux plus notables personnes de la paroisse, comme on les donne ès bonnes villes de France aux plus honorables bourgeois, et encore plus de ce qu’elles allaient de galerie en galerie (car toutes les belles et grandes Églises sont composées de deux ou trois étages de galeries) et là elles allaient prendre les hommes par la cape, parce qu’étant appuyés sur l’accoudoir de la galerie ils leur tournent le dos, où parfois il y avait plus de cent degrés à monter, et là leur demander l’offrande.
  • Quant à la Marguillière elle avait beaucoup plus de commerce avec les Prêtres : Car dès l’aube du jour il fallait qu’elle fût la première à l’Église pour mettre les nappes blanches et autres ornements sur l’autel : où il y a parfois de si mauvaises rencontres qu’il n’est pas possible que le Diable ne s’y mêle, lequel ne cherche qu’à polluer le sanctuaire de Dieu, et en corrompre les ministres ; et de fait il ne faut pas douter que plusieurs de ces femmes ne
  • soient Sorcières, ou pour le moins que aucuns de leur famille ne le soient. Quant aux Marguillères ou Bénédictes nous en trouvâmes deux Sorcières, comme elles furent déférées en Justice par devant nous, ce qu’il ne faut trouver étrange, puisque la plus grande partie des Prêtres sont Sorciers, et que nous avons trouvé deux Églises ou chapelles où le Diable tient le Sabbat.
  • Et quand bien les femmes seraient capables en quelque sorte de faire le service divin, et qu’il se trouve des religieuses d’aussi bonne vie que sauraient être les plus saints ermites qui aient jamais été, si est-ce que l’Église même a toujours fait cette différence, que les femmes ou filles, pour vierges et chastes qu’elles soient, ne peuvent célébrer la Messe, toucher le Saint sacrement de l’Eucharistie, ni même s’approcher des autels : on leur en permet la vue à l’élévation ou on leur donne licence de tirer le voile et le rideau, et leur a-t-on aussi concédé les réponses.
  • Il est honteux à une femme de s’enfermer dans une Église avec un Prêtre, ce que la Bénédicte peut faire en toute liberté ; et le matin à l’obscur, et sur le midi qui est l’heure du silence des Églises, et sur le soir lorsque l’Esprit ténébreux commence à tirer les rideaux pour faire évanouir la clarté : outre que l’Église a certaines prières qui se font la nuit, lesquelles étant parachevées, c’est à la Bénédicte et aux Prêtres qui doivent serrer les ornements et tuer le luminaire, de demeurer les derniers dans l’Église pour y faire les derniers offices. Si bien que le champ leur demeure à eux seuls sans vergogne ni scandale, et demeurent en toute commodité et liberté de dire et faire ce qu’ils voudront, ou de prendre telles assignations et commodités que le Diable leur dictera, soit d’aller au Sabbat ensemblement, s’ils sont tous deux Sorciers comme nous en avons vus, soit de faire et commettre mille autres abominations indignes du lieu et de leurs qualités. Le prétexte de faire les affaires de l’Église lui sert de manteau pour couvrir la brèche qu’elle fait à son honneur. Et puisque la loi civile enjoint à la femme de s’abstenir de toutes charges civiles et publiques, combien serait-il plus séant qu’elle s’abstint de s’approcher des ornements de nos Églises, de la personne de nos Prêtres, et de la sainteté de nos autels.
  • N’obste qu’il y avait anciennement des femmes qui avaient l’administration de l’Église qu’on appelait Diaconissas, car elles n’avaient charge simplement que de garder la porte, et encore seulement celle par où les femmes seules entraient dans l’Église, comme on fait en Italie aux stations, où de deux portes qu’il y a aux Églises, par l’une entrent seulement les hommes, et par l’autre les femmes, sans se mêler ensemble, de peur de cent mille malheurs qui adviennent en Italie à la première vue que les femmes rencontrent les hommes avec lesquels elles ont ou désirent avoir quelque mauvais dessein.
  • Et bien qu’il semble que cela se doive entendre seulement des femmes mariées, et que l’arrêt de la Cour de parlement de Paris du 24 juillet 1600, l’entende et l’explique ainsi, trouvant injuste qu’une femme mariée puisse en dépit de son mari être élue marguillière dans une Église. Si est-ce que je le trouverais aussi périlleux, voire davantage, pour une fille que pour une femme mariée. Car la femme mariée a pour surveillant le mari qui l’accompagne partout, et ayant toujours l’œil sur elle, la peut empêcher de faire du mal.
  • Mais une fille et une veuve, comme sont ordinairement ces Bénédictes, (car elles sont ou filles surannées ou jeunes veuves) il n’est pas possible dans un pays si libertin que le pays de Labourd, et où les Prêtres sont tenus pour Demi-dieux, que la seule sainteté du temple les tienne pudiques : ainsi au contraire cela servirait plutôt de couverture pour étouffer et couvrir leurs fautes et impudicités.
  • Qui me fait conclure qu’il ne faut souffrir en ce pays, là ni ailleurs, fille ni femme de quelque condition, âge et qualité qu’elle soit pour Bénédicte ou Marguillière, de peur que faisant semblant de bailler le Dimanche une chemise et fraise blanche, suivant la coutume, aux petits saints qui sont sur les autels, elles ne portent la leur à salir aux Prêtres, et ne fassent une infinité d’autres méchancetés, esquelles le pays et l’humeur volage de ce peuple a tant d’inclination : bien que paraventure tous ces bons offices qu’elles font à l’Église serait chose tolérable en autre part moins sujette à corruption, s’il était fait à bonne intention, et par une âme aussi pure et nette que la sainteté du lieu le requiert.

[1] Déesse dont le culte était en rapport étroit avec celui de Diane.

[2] La bénédicte ou benoite est une fille ou une veuve engagée par contrat à servir l’Église sa vie durant, moyennant un logement, certaines redevances en nature, et quelques menues rétributions à l’occasion des mariages, baptêmes et enterrements.

Annexe 2

De la danse des Sorciers au Sabbat

  • Les modernes qui ont recherché l’origine de la Danse, ont dit, qu’ayant pris son commencement d’une bonne source, elle s’est depuis relâchée en des mouvements si sales, que c’est vergogne de les vouloir raconter. Car la vérité est que la fougue et allégresse de la guerre inventa premièrement quelque saltation, ou forme de pas réglés, desquels les gens de guerre usaient à l’entrée des batailles et combats.
  • Si bien que les danses dont on usait pour lors, étaient fort honnêtes décentes, sérieuses et graves, comme faites à l’imitation de celles de la guerre.
  • Mais comme les esprits des hommes ont volontiers inclination et leur pente au mal, on tourna aussitôt toutes les danses et saltations en délices. De là a pris son origine cette danse, de laquelle s’aident nos bateleurs, qui dansent à cadence, et font quelque forme de combat, faisant semblant de se choquer, s’entreheurtant à plusieurs tours et retours : ores avec des épées courtes, ores avec des boucliers, ores avec des javelots et houlettes. Ce que j’ai vu merveilleusement exprimer aux Juifs à Rome, ès jours de Carnaval en pleine rue. Comment aussi ai-je vu une sorte de danse à Naple tirée fort gentiment de la guerre : car c’étaient des gens de cheval armés d’écus et de javelots qui couraient aux carrousels, deux poursuivant, et jetant certaines boulettes de terre, contre deux fuyant, lesquels les recevaient sur leurs écus ou boucliers de bois, peints, dorés et bien accommodés, avec un bruit et rencontre si à propos : et outre ce accompagnés d’un chant si mélodieux de quelques hauts-bois, que c’était un merveilleux plaisir d’en entendre le bruit. Puis ils dansèrent un ballet à cheval si ingénieusement, que jamais les livrées ne se confondirent.
  • Et comme les batailles et les assauts, ne se livrent sans instruments qui poussent et animent le monde, et encouragent les plus lâches : de même la danse est monstrueuse sans quelque son et harmonie, et ressent tout à fait la
  • Ces saints et religieux commencements de la danse, s’étant relâchés à toute sorte de turpitude et indécence, ont été violés et corrompus, par la licence de nos derniers siècles : et cette virile et robuste sévérité a affaibli et dépravé la vigueur de ces cœurs martiaux. Ce ne sont plus pas de guerre qui vont virilement et droitement vers l’ennemi, ce sont pas pusillanimes, pas de surprise et de vanité délicieuse, qui vont vers l’ami pour l’attirer au combat. Ce n’est plus un saut pour donner terreur aux hommes, c’est un saut impudique pour attirer des femmes : si bien que Mars n’a maintenant plus de honte d’avoir été surpris avec Vénus : on ne saute plus pour lui, ains seulement que pour elle et pour sa suite.
  • Et encore plus salement et vilainement ès Sabbats, et les mouvements des danses qui se font en ces malencontreuses assemblées, et ces ords et sales désirs, que le Diable engendre ès cœurs, d’une infinité de jeunes vierges qui y sont : tout au-devant desquelles et le Diable, et une infinité de Sorcières font ouvertement leurs accouplements diaboliques.
  • Ce ne sont point jeux et danses, ce sont incestes et autres crimes et forfaits, lesquels nous pouvons dire à la vérité être venus à nous de ce mauvais et pernicieux voisinage d’Espagne : d’où les Basques et ceux du pays de Labourd sont voisins. Aussi n’ont-ils pas une danse noble comme ceux qui sont plus avant dans la France : ains toutes les danses les plus découpées, et celles qui agitent et tourmentent plus le corps, celles qui plus le défigurent, et toutes les plus indécentes sont venues de là. Toutes les Pyrrhiques, les Morisques, les sauts périlleux, les danses sur les cordes, la Cascade du haut des échelles, le voler avec des ailes postiches, les Pirouettes, la danse sur les demi-piques, l’Escarpolette, les Rontades, les forces d’Hercules sur la femme renversée sans toucher du dos à terre, les Canaries des pieds et des mains, tous ces batelages sont presque venus de l’Espagne. Et naguères elle nous a encore donné de nouvelle invention la Chacone ou Sarabande.
  • C’est la danse la plus lubrique et la plus effrontée qui se puisse voir, laquelle des courtisanes Espagnoles s’étant depuis rendues comédiennes, ont tellement mise en vogue sur nos théâtres, que maintenant nos plus petites filles font profession de la danser parfaitement. D’ailleurs c’est la danse la plus violente, la plus animée, la plus passionnée, et dont les gestes, quoique muets, semblent plus demander avec silence, ce que l’homme lubrique désire de la femme, que tout autre. Car l’homme et la femme passant et repassant plusieurs fois à certains pas mesurés l’un près de l’autre, on dirait que chaque membre et petite partie du corps cherche et prend sa mesure pour se joindre et s’associer l’un l’autre en temps et lieu. La seule Bergamasque est venue d’Italie, qui est aucunement accompagnée de gestes déshonnètes, mais fort peu au respect de l’autre.
  • Or toutes ces danses se font encore avec beaucoup plus de liberté et plus effrontément au Sabbat : car les plus sages et modérées croient ne faillir, de commettre inceste toutes les nuits avec leurs pères, frères et autres plus proches, voire en présence de leurs maris. Et tiennent même à titre de Royauté comme Reines du Sabbat, d’être connues publiquement devant tout le monde, de ce malheureux Démon : quoique son accouplement soit accompagné d’un merveilleux et horrible tourment, comme nous dirons en son lieu.
  • Les danses des Sorciers rendent presque les hommes furieux, et font avorter le plus souvent les femmes.
  • Non pas que je sois de l’avis de Bodin, lequel dit que la volte, laquelle outre les mouvements violents et impudiques, a cela de mauvais, qu’une infinité d’homicides et avortements en adviennent, a été portée en France par des Sorciers Italiens. Car la vérité est qu’il ne s’en danse en nul lieu d’Italie, sauf en Piémont, et fort peu en quelque coin de Lombardie : et l’ont empruntée du voisinage de nos Provençaux : et Nice étant à nous, qui est en la côte de Provence, nous la leur avons apprise, ou bien lorsque nous avions tant de bonnes villes en Piémont : et de fait par tout ce pays-là, l’appellent la Nissarde, et est la danse la plus commune en Piémont qui se danse au bal, soit èsvilles, soit ès fêtes des villages : si bien qu’on emploie la plus grande partie du temps que le bal se tient, sans danser autre chose, tant cette grande agitation leur plait.
  • De manière qu’il me souvient que Dom Pietro de Médicis passant à Bordeaux lorsque la feu Reine mère et la Reine Marguerite étaient à Nerac, il y séjourna plus de six semaines, pendant lequel séjour venant tout fraîchement d’Italie, j’avais l’honneur (la langue Italienne me donnant ce privilège) de l’entretenir à toute heure. Et comme le sieur de Sansac pour lors gouverneur de la ville de Bordeaux, avait reçu commandement de la Reine mère, de l’honorer et caresser comme son parent, il eut un jour envie de voir les dames et le bal, pour voir danser à la Française, si bien que me voyant danser la volte avec une très belle demoiselle, il la trouva si étrange qu’il me pria de lui en donner quelque air sur le luth pour l’emporter à Florence : surtout il trouvait rude, parce qu’il était Italien, qu’on se joignit de si près, et qu’après quelques tours de salle on vint aux prises, portant la main au busc, qui va un peu bien bas, pour plus aisément aller amont, et rehausser la femme, comme on faisait en ce temps-là.
  • On commence à la laisser en France, ayant fort à propos reconnu que c’est aux furieux et forcenés seuls à user de telles danses et sauts violents. Que si elle eût continué guère davantage, il eût fallu faire comme on fait en Allemagne et traiter les Français en malades, contraignant les grands sauteurs et danseurs de danses violentes, à danser posément et en cadence grave et pesante.
  • Je ne voudrais pas pour cela sauter à l’autre extrémité, et faire comme ceux de Genève, qui haïssent, toute sorte de danses. Car le Diable leur en apprend parfois de plus rudes qu’aux autres, et les fait souvent danser avec la verge et le bâton, comme on fait les animaux.
  • Je dirai donc volontiers et donnerai pour avis aux sorciers ou sorcières, et surtout aux jeunes fillettes qui se laissent débaucher et ensorceler à ce vieux Bouc de Satan, ne sautez point jeunes fillettes, et ne vous agitez, afin que ce malheureux Bouc ne coure après vous. Le Diable qui se représente en bouc au sabbat, fait tous exercices sous la figure et forme de cet animal : animal si désagréable, si immonde et puant, qu’il n’en pouvait choisir aucun autre qui le fut tant que celui-là.
  • Il est assis comme un bouc en sa chaire dorée, il danse au sabbat avec les filles et femmes, et avec les plus belles, ores menant la danse, ores se mettant à la main de celles qui lui sont plus à gré ; et s’accouple en cette forme avec elles. Et comme il a la faculté et permission de Dieu, de se transformer en tel animal qu’il veut, il est en degré supérieur plus laid que le plus horrible bouc que nature ait jamais produit. Tellement que je m’émerveille, qu’il se trouve femme quelconque si vilaine, qui veuille baiser cet animal en nulle partie du corps : à plus forte raison qui n’ait horreur de l’adorer et le baiser ès plus sales, et parfois ès plus vergogneuses parties d’icelui.
  • Mais c’est merveille, que pensant faire quelque grande horreur à des filles et des femmes belles et jeunes, qui semblaient en apparence être très délicates et douillettes, je leur ai bien souvent demandé, quel plaisir elles pouvaient prendre au sabbat, vu qu’elles y étaient transportées en l’air avec violence et péril, elles y étaient forcées de renoncer et renier leur Sauveur, la sainte Vierge, leurs pères et mères, les douceurs du ciel et de la terre, pour adorer un Diable en forme de bouc hideux, et le baiser encore et caresser ès plus sales parties, souffrir son accouplement avec douleur pareil à celui d’une femme qui est en mal d’enfant : garder, baiser et allaiter, écorcher et manger, les crapauds : danser en derrière, si salement que les yeux en devraient tomber de honte aux plus effrontées : manger aux festins de la chair de pendus, charognes, cœurs d’enfants non baptisés : voir profaner les plus précieux Sacrements de l’Église, et autres exécrations, si abominables : que les ouir seulement raconter, fait dresser les cheveux, hérisser et frissonner toutes les parties du corps : et néanmoins elles disaient franchement, qu’elles y allaient et voyaient toutes ces exécrations avec une volupté admirable, et un désir enragé d’y aller et d’y être, trouvant les jours trop reculés de la nuit pour faire le voyage si désiré, et le point ou les heures pour y aller trop lentes, et y étant, trop courtes pour un si agréable séjour et délicieux amusement. Que toutes ces abominations, toutes ces horreurs, ces ombres n’étaient que choses si soudaines, et qui s’évanouissaient si vite, que nulle douleur, ni déplaisir ne se pouvait accrocher en leur corps ni en leur esprit : si bien qu’il ne leur restait que toute nouveauté, tout assouvissement de leur curiosité, et accomplissement entier et libre de leurs désirs, et amoureux et vindicatifs, qui sont délices des Dieux et non des hommes mortels.
  • Et parce que de tous ces exercices qu’elles font au sabbat, il n’y en a pas un qui soit si approchant des exercices règles et communs parmi les hommes, et moins en reproche que celui de la Danse, elles s’excusent aucunement sur celui-là, et disent qu’elles ne sont allées au sabbat que pour danser, comme ils font perpétuellement en ce pays de Labourd, allant en ces lieux, comme en une fête de paroisse.
  • Et s’il est vrai ce qu’on dit que jamais femme ni fille ne revint du bal si chaste comme elle y est allée, combien immonde revient celle qui s’est abandonnée, et a pris ce malheureux dessein d’aller au bal des Démons et mauvais Esprits, qui a dansé à leur main, qui les a si salement baisés, qui s’est donnée à eux en proie, les a adorés, et s’est même accouplée avec eux ? C’est être à bon escient inconstante et volage : c’est être non seulement impudique voire putain effrontée ; mais bien folle enragée, indigne des grâces que Dieu lui avait faites et versées sur elle, lorqu’il la mit au monde, et la fit naître Chrétienne.
  • Nous fîmes en plusieurs lieux danser les enfants et filles en la même façon qu’elles dansaient au sabbat, tant pour les déterrer d’une telle saleté, leur faisant reconnaître, combien le plus modeste mouvement était sale, vilain et malséant à une honnête fille : Qu’aussi, parce qu’au confrontement, la plupart des sorcières accusées d’avoir entre autres choses dansé à la main du Diable, et parfois mené la danse, niaient tout, et disaient que les filles étaient abusées, et qu’elles n’eussent su exprimer des formes de danse qu’elles disaient avoir vu au sabbat.
  • C’étaient des enfants et filles de bon âge, et qui étaient déjà en voie de salut avant notre commission. A la vérité aucunes en étaient dehors tout à fait, et n’allaient plus au sabbat il y avait quelque temps : les autres étaient encore à se débattre sur la perche, et attachés par un pied, dormaient dans les Églises, se confessaient et communiaient, pour s’ôter du tout des pattes de Satan. Or on dit qu’on y danse toujours le dos tourné au centre de la danse, qui fait que les filles sont si accoutumées à porter les mains en arrière en cette danse ronde, qu’elles y traînent tout le corps, et lui donnent un pli courbé en arrière, ayant les bras à demi tournés : si bien que la plupart ont le ventre communément grand, enflé et avancé, et un peu penchant sur le devant. Je ne sais si la danse leur cause cela, ou l’ordure et méchantes viandes qu’on leur fait manger. Au reste on y danse fort peu souvent un à un, c’est-à-dire un homme seul avec une femme ou une fille, comme nous faisons en nos gaillardes : ains elles nous ont dit et assuré, qu’on n’y dansait que trois sortes de branles, communément se tournant les épaules l’un l’autre, et le dos d’un chacun visant dans le rond de la danse, et le visage en dehors. La première c’est à la Bohémienne, car aussi les Bohèmes coureurs sont à demi-Diables : je dis ces longs poils sans patrie, qui ne sont ni Égyptiens, ni du Royaume de Bohème, ains ils naissent partout en chemin faisant et passant pays, et dans les champs, et sous les arbres, et font des danses et batelages à demie comme au sabbat. Aussi sont-il fréquents au pays de Labourd, pour l’aisance du passage de Navarre et de l’Espagne.
  • La seconde c’est à sauts, comme nos artisans font ès villes et villages, par les rues et par les champs : et ces deux sont en rond. Et la troisième est aussi le dos tourné, mais se tenant tous en long, et sans se déprendre des mains, ils s’approchent de si près qu’ils se touchent, et se rencontrent dos à dos, un homme avec une femme : et à certaine cadence ils se choquent et frappent impudémment cul contre cul. Mais aussi il nous fut dit, que le Diable bizarre, ne les faisait pas tous mettre rangément le dos tourné vers la couronne de la danse, comme communément dit tout le monde : ains l’un ayant le dos tourné, et l’autre non : et ainsi tout à suite jusqu’à la fin de la danse : De quoi aucuns se sont essayés de vouloir rendre la raison, et ont dit que le Diable les dispose ainsi la face tournée, hors le rondeau, ou parfois l’un tourné et l’autre non, afin que ceux qui dansent ne se voient pas en face, et qu’ils n’aient loisir de se remarquer aisément l’un l’autre : et par ce moyen ne puissent s’entraccuser s’ils étaient pris par justice : raison notoirement fausse, parce qu’ils se voient aussi bien presque, ou peu s’en faut, le dos tourné que face à face : Car ce demi-rond qu’ils font ne les éloigne guère plus loin l’un de l’autre, que s’ils étaient main à main à droite danse. Mais c’est que le Diable, qui n’aime que désordre, veut que toutes choses se fassent à rebours, ne se souciant qu’ils se connaissent, et qu’ils s’entraccusent, mêmement lorsqu’il est assuré, que l’accusation de l’un fera périr l’autre.
  • Or elles dansent au son du petit tambourin et de la flûte, et parfois avec ce long instrument qu’ils posent sur le col, puis l’allongeant jusqu’auprès de la ceinture, ils le battent avec un petit bâton : parfois avec un violon. Mais ce ne sont les seuls instruments du sabbat, car nous avons appris de plusieurs, qu’on y entend toute sorte d’instruments, avec une telle harmonie qu’il n’y a concert au monde qui le puisse égaler.
  • Quant aux boiteux, aux estropiats, aux vieux décrépits et caducs se sont ceux qui dansent plus légèrement, car ce sont fêtes de désordre, où tout paraît déréglé et contre nature.
  • Et est chose notable, que le lieu même et la terre sur laquelle ils tripudient, et trépignent ainsi des pieds, reçoit une telle malédiction, qu’il n’y peut croître ni herbe ni autre chose.
  • Après la danse ils se mettent parfois à sauter, et font à qui fera un plus beau saut, jusques à en faire gageure. Marie de la Parque habitante de Hendaye âgée de 19 à 20 ans, et plusieurs autres déposent, Qu’étant une nuit au sabbat, elles virent que Domingina Maletena sorcière, sur la montagne de la Rhune, si haute, et le pied ou base si large, qu’elle voit et borne trois Royaumes, France, Espagne et Navarre, fit par émulation avec une autre de laquelle elles nous dirent aussi le nom, à qui ferait un plus beau saut, si bien qu’elle sauta du haut de ladite montagne, jusques sur un sable qui est entre Hendaye et Fontarrabie, qui est bien près de deux lieus, et que la seconde s’en approchant aucunement, alla jusqu’à la porte d’un habitant de Hendaye. Qu’elles le voyaient clairement : et que la plupart du sabbat se retirant, allèrent vers elles, et trouvèrent ladite Domingina qui les attendait, pour recueillir le fruit de la victoire et le prix de la gageure.
  • Celles-ci ne dansent donc à la Française, ains étant Basques et en plus belle disposition, elles font des sauts plus grands, et ont des mouvements et agitations plus violentes.

Il faut donc fuir ces lieux, où Satan fait jouer les inconstances les plus préjudiciables, et les plus ennemies de notre salut : et où la seule abomination et horreur devrait retirer les misérables, quand bien leur malheureuse danse n’aurait autre suite que le seul exercice, et le plaisir et contentement que le corps prend à s’ébranler et à sauter.

 

Ce contenu a été publié dans Histoire, avec comme mot(s)-clé(s) . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.