Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire, Édition Amsterdam, 2024
La presse, ces derniers temps, a beaucoup glosé autour de la notion d’« arc républicain » : selon le Premier ministre, il s’agirait tout simplement de l’hémicycle (soit l’Assemblée nationale – je précise au cas où vous avez suffisamment d’esprit pour ne pas lire, écouter ou regarder cette presse), tandis que son n + 1 (soit le Président, si vous avez aussi l’esprit suffisamment dégagé pour ignorer le vocabulaire de l’entreprise néolibérale, vous êtes fiché S ou quoi ?), lui, en exclut un parti qui prétend pourtant au « rassemblement ». Il est vrai que ce noble objectif est accommodé d’un adjectif tricolore, ce qui lui donne un fumet plutôt nauséabond… mais ne chatouille guère les narines des cuistots renaissants, lesquels n’ont pas craché dans la soupe lorsque le dit parti a récemment, sinon soutenu ouvertement, du moins permis le vote d’une énième loi scélérate sur l’immigration, s’esbaudissant d’une victoire idéologique puisque ce texte infame reprenait le principe de la préférence nationale, lequel est un de ceux qui avaient présidé à la fondation de certain front, parrain tout aussi tricolore et nauséabond du rassemblement. Nul besoin d’insister là-dessus en dénonçant l’opération de basse com (comme on dit de basse police) qu’a représenté, quelques semaines seulement après cette ignominie, la panthéonisation de Mélinée et Missak Manouchian, accompagné·e·s de vingt-trois de leurs camarades des FTP-MOI (Franc-tireurs et partisans – Main d’œuvre immigrée, faut-il encore souligner ce dernier terme ?). L’État français de Vichy (comme on dit lorsque l’on veut en faire une exception, un accident – une « divine surprise », disait Maurras – entre IIIe et IVe République) les avait traqués et assassinés, celui d’aujourd’hui « s’honore » de les reconnaître enfin pour ce qu’ielles firent, soit sauver l’honneur, justement. Mais d’autres en ont déjà mieux parlé que je ne saurais le faire[1].
Il ne fait pas de doute que l’« État français de Vichy » était un État raciste. On sait moins, parce qu’on le dit moins, que la IIIe République lui avait bien préparé le terrain[2]. Et même le Front populaire. Voici ce qu’en dit Olivier Le Cour Grandmaison :
« Les audaces réformatrices de ses dirigeants [du Front populaire] n’ont jamais atteint les “indigènes” de l’empire. “Sujets français” ils étaient avant juin 1936, “sujets français” ils sont demeurés après. Pis encore, le Parti communiste […] dénonce une prétendue collusion de l’Étoile nord-africaine (ENA) dirigée par Messali Hadj avec des éléments […] fascistes d’Algérie ». Fort de cette accusation abracadabrante, digne des procès de Moscou, le PCF soutient, le 26 janvier 1937, la dissolution de cette organisation également souhaitée par la SFIO et son prestigieux dirigeant alors président du Conseil, Léon Blum. » (p. 88-89)
Pourtant, il ne s’agit pas de tout fourrer dans le même sac. C’est bien le sujet de ce livre, comme le précise son auteur en introduction :
« Racisme d’État, xénophobie institutionnelle ou de même nature, discriminations systémiques engendrées par des politiques publiques ou favorisées par l’absence de prise en compte de leur gravité par les autorités et nombre de formations progressistes, ce sont là nos objets. Il faut y ajouter le concept distinct d’État raciste souvent rabattu sur celui de racisme d’État par de nombreux maîtres-censeurs. La fonction de cette confusion, parfois entretenue à dessein, est claire : poursuivre la disqualification des universitaires, chercheur·es et militant·es en leur imputant des aveuglements majeurs qui ont pour conséquence de mettre sur le même plan la France, l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid et les États-Unis avant l’abolition, entre 1954 et 1967, de la ségrégation imposée aux Noirs et aux peuples autochtones. » (p. 18-19)
C’est probablement par prudence qu’Olivier Le Cour Grandmaison n’inclut pas dans cette liste l’État d’Israël. Crainte de voir son propos déformé par des citations tronquées – suivant le même procédé rhétorique que celui qu’il vient de dénoncer – et de se voir attribuer l’étiquette infamante d’antisémite ? Quoi qu’il en soit, il consacre cependant une vingtaine de pages du dernier chapitre de son livre (écrit avant l’attaque et les crimes de guerre commis par les organisations de résistance palestiniennes le 7 octobre et la réplique génocidaire d’Israël contre les Gazaoui·e·s) à la question : « En Israël : un nouvel apartheid[3] ? »
Mais revenons au plan général du livre. Il est composé en trois parties : 1) Racisme d’État. Origine et usage d’un concept ; 2) Racismes d’État à la française. Une autre histoire des Républiques ; et 3) Sur quelques États racistes. La première partie s’appuie, d’une part, sur les thèses de Foucault quant à la biopolitique, le racisme d’État et l’État raciste, telles qu’il les a exposées essentiellement dans ses cours de 1976 au Collège de France (Il faut défendre la société)[4], d’autre part sur les interventions de Pierre Bourdieu, d’abord, pendant la mobilisation des « sans-papiers » en 1996 (occupation de l’église Saint-Bernard à Paris, puis expulsion violente par la police) et d’Achille Mbembe, ensuite, au moment des « émeutes » des quartiers populaires en 2005.
Ce qui me paraît le plus intéressant dans ce que retient Le Cour Grandmaison des cours de Foucault, c’est la réfutation des « analyses communes qui réduisent le racisme à une “opération idéologique” de diversion ayant pour but de détourner les “hostilités qui travailleraient le corps social” vers un “adversaire mythique” construit pour les besoins de cette mauvaise cause ». Soit la théorie du bouc émissaire, une théorie « incapable de rendre compte de la profondeur et de la permanence structurelle du racisme dans les sociétés contemporaines où s’exerce un bio-pouvoir ». Foucault s’élève aussi contre « le simplisme d’interprétations psychologisantes qui tiennent le racisme pour l’expression du “mépris” ou de la “haine” des différences », ouvrant la voie à un « antiracisme moral dont les adeptes confondent les causes et les effets ». Car, « si les racisé·es sont en effet souvent craint·es, parfois haï·es et désigné·es à la vindicte populaire, ce n’est pas d’abord et avant tout en raison de leurs différences réelles ou imputées mais parce qu’ils ont été identifiés par l’État et diverses institutions publiques comme des menaces susceptibles de nuire gravement à la société et aux membres du groupe dominant[5] » (p. 37-38). Leonora Miano ne dit pas autre chose dans L’Opposé de la blancheur, dont j’ai récemment rendu compte ici-même[6] : « Pour que plus d’un milliard et demi d’êtres humains – pour aller vite – soient encore de nos jours incarcérés dans une condition symbolique et politique due à la racialisation négative qui frappa leurs ascendants il y a de cela plusieurs siècles, il faut que se soit mis en place un système particulier. Il faut que l’on veille, de façon plus ou moins consciente, à ce qu’il se maintienne. » On, selon Foucault lu par Le Cour Grandmaison, c’est un « “pouvoir souverain” qui, ayant désormais pour mission de défendre la vie des populations qu’il organise, fabrique en quelque sorte des races, des étrangers, parfois même des nationaux racisés, et les hiérarchise ». D’où ensuite « l’exécration et la peur, […] conséquences de cette politique et non les causes de la situation » (p. 38-39). Foucault analyse ainsi comment on passe de pratiques de racisme d’État à des États racistes, jusqu’au paroxysme de la thanatopolitique nazie.
Lorsque Pierre Bourdieu intervient en faveur des sans-papiers de Saint-Bernard, il ne s’agit pas, d’après ses propres termes, de s’opposer à un État raciste, mais bien à une « xénophobie d’État » qui, après la domination directe sur des populations entières et de vastes territoires qui était celle de l’empire colonial, se contente désormais d’usiner du « clandestin » à tour de bras, faisant d’une pierre deux coups : désigner à la vindicte populaire les responsables de la crise, du chômage, etc. et disposer d’un volant de main-d’œuvre taillable et corvéable à merci. Un peu plus tard, dénonçant les discriminations induites par la construction de l’Union européenne entre les étrangers « européens » et les autres[7], Bourdieu parlera carrément de racisme d’État.
Enfin, Le Cour Grandmaison cite Achille Mbembe pour son analyse de la façon dont l’État français a réagi aux « émeutes » de 2005. Je résumerai en disant que Mbembe souligne les continuités entre l’époque coloniale et les années 2000… Ainsi de l’état d’urgence proclamé par le Premier ministre d’alors, Domnique de Villepin, pour la première fois depuis la guerre d’Algérie. Mais aussi toute la « philosophie « sous-jacente » aux dispositifs discriminatoires coloniaux, tel le code de l’indigénat, philosophie qui prévaut toujours dans les rapports de « la République » avec ses « quartiers perdus », comme disait un essayiste réactionnaire. Il me semble que La Cour Grandmaison aurait pu tout aussi bien s’appuyer sur les analyses du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB[8]), qui fut probablement le premier à dénoncer la « gestion coloniale des quartiers », en toute connaissance de cause, ou encore sur celles de Rachida Brahim, qui a donné une démonstration imparable du double standard appliqué par l’État français à ses administrés selon qu’ils sont « visibles » ou non[9].
Je ne m’étendrai guère sur la deuxième partie du livre, qui propose une synthèse historique tout à fait utile et intéressante sur les « racismes d’État à la française », en trois points : Violences coloniales d’hier et pratiques policières d’aujourd’hui, La France comme terre d’accueil ?, et Trois Républiques contre les nomades et les Roms. C’est ce dernier point qui a le plus retenu mon attention, les deux précédents étant déjà un peu plus explorés par divers auteurs. L’acharnement des trois dernières Républiques (soit un peu plus d’un siècle et demi) est en effet édifiant : les nomades ont été l’objet de dispositifs réglementaires stupéfiants visant à les immobiliser, sinon matériellement (même si ce fut souvent le cas, et de manière encore plus tragique pendant la Seconde Guerre mondiale, où on les enferma dans des camps de concentration dont certain·e·s ne sortirent qu’en… 1946 !), du moins dans les fichiers de la République. Comme, plus tard, la police a expérimenté ses « armes non létales » – flash-balls, etc. contre les « jeunes de banlieue » avant d’en généraliser l’usage contre les zadistes d’abord, les gilets jaunes ensuite, et les manifestants contre la réforme des retraites, de 7 à 77 ans, donc – l’adminstration française a expérimenté les documents d’identité et les plaques d’immatriculation sur les nomades avant de les étendre à tout le monde ensuite. Et même si les dispositions légales les plus discriminatoires ont fini par être abolies en… 2017 !, cela n’a rien changé au racisme institutionnel que subissent encore et toujours les Roms. On sait assez dans quelles conditions indignes (de leurs hôtes) eux et, plus largement, les « gens du voyage » sont « accueillis » entre autoroutes, voies de chemin de fer et usines polluantes, quand ils ne se voient pas tout simplement refuser l’accès à des terrains pourtant vacants. À propos du traitement indigne des travailleurs immigrés, Simone Weil, citée par La Cour Grandmaison, disait : « J’ai honte de ceux dont je me suis toujours sentie le plus proche. J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française. » À lire ce que la république fait aux nomades depuis si longtemps, moi aussi, j’ai honte d’être français[10]. Même si je ne me suis jamais senti proche des Sarko, Valls et consorts.
La troisième partie du livre est donc consacrée à quelques États racistes. Olivier Le Cour Grandmaison y parle des « origines coloniales du régime d’apartheid en Afrique du Sud », de « 180 ans d’État raciste aux États-Unis » (de 1787 à 1967) et du « nouvel apartheid » en Israël (avec un point d’interrogation, comme je l’ai souligné plus haut). Sans entrer dans le détail ici non plus, ce qui me saute aux yeux, c’est que l’on pourrait aussi bien appliquer les mots « origines coloniales » aux trois cas étudiés. Car il s’agit bien de trois entreprises coloniales, même si les modalités en ont été différentes d’un point de vue historique. Par contre, si l’apartheid a été aboli en Afrique du Sud et la ségrégation raciale aux États-Unis[11], il est hélas de plus en plus d’actualité en Israël. On comprend bien que ce pays, ou plus précisément sa composante raciste et belliciste, qui a pu faire inscrire en 2018 des dispositions racistes dans les lois fondamentales qui lui servent de Constitution, n’a peut-être pas comme perspective le maintien d’un apartheid qui maintiendrait les Palestiniens dans des enclaves prisons à ciel ouvert, mais plutôt de se débarrasser de ces derniers par tous les moyens – en les tuant ou en les expulsant par la force. Après tout, d’autres ont bien réussi – ou presque – ce genre d’exploits, comme les États-Unis, qui ont presque réussi à exterminer tous leurs Autochtones – presque seulement, comme l’Australie, qui a presque réussi à exterminer ses Aborigènes.
La conclusion de Le Cour Grandmaison n’est guère plus optimiste que la mienne. Il compare cette question du racisme et celle du climat : nous disposons, dit-il, d’une masse d’informations qui ne laissent aucun doute sur ce qu’il risque de se produire si nous continuons dans la voie où nous sommes engagés. Et pourtant nous ne cessons d’accélérer. Ce qui se passe à Gaza aujourd’hui, avec l’approbation tacite des gouvernements occidentaux (et quelques protestations pour la bonne forme) et l’approbation explicite des États-Unis, qui viennent encore d’opposer leur veto au Conseil de sécurité contre une résolution demandant un cessez-le-feu, en est une sinistre illustration.
franz himmelbauer, pour Antiopées, le 25 février 2024.
[1] Voir Lundi matin # 416, 21 février 2024, et aussi ce communiqué de l’association Les Ami·e·s de Maurice Rajsfus, justement intitulé « Les fossoyeurs de la mémoire ». C’est l’une des rares associations dont je fais partie et, par les temps mauvais que nous traversons, j’en suis plutôt content. J’en profite pour faire un peu de prosélytisme : adhérez !
[2] À ce propos, on peut lire, entre autres, du même Olivier Le Cour Grandmaison : Coloniser, exterminer. Sur la guerre et L’État colonial, éd. Fayard, 2005 ; La République impériale. Politique et racisme d’État, éd. Fayard, 2009 ; De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, éd. Zones/La Découverte, 2010.
[3] Je note ici aussi la prudence de cette formulation, alors que la notion d’apartheid israélien est désormais assez largement reconnue non seulement par des ONG israéliennes et internationales, mais aussi par des instances de l’ONU. Sur cette question, il est facile de s’informer en allant voir quelques-uns des nombreux articles que lui ont consacrés les sites de l’Agence media Palestine ou Orient XXI.
[4] Je crois qu’il vaut la peine de citer le début du chapitre consacré à Foucault : « [En 1976 au Collège de France, il] s’engage dans une voie ambitieuse et complexe : analyser l’émergence et les conséquences multiples d’un bio-pouvoir qui a pour fonction essentielle de “défendre la société contre tous les périls biologiques » liés, entre autres, à l’existence de races diverses. C’est ainsi qu’apparaissent un “racisme d’État”, destiné à préserver l’intégrité et la supériorité raciale de la population sur laquelle les autorités publiques exercent leur puissance souveraine, et des guerres des races notamment menées dans les colonies soumises à des violences extrêmes. » Et de faire une remarque au passage, « sur le contexte politique de l’époque, puisqu’aucun responsable ne s’est élevé contre le philosophe et le contenu de ses enseignements, ni la secrétaire d’État aux Universités, Alice Saunier-Seïté, ni le très puissant ministre de l’intérieur, pourtant peu suspect de laxisme. Leurs lointains successeurs d’aujourd’hui, qui se disent si modernes et libéraux, n’ont ni ces prudences, ni ces pudeurs […] » (p. 31-32). Effectivement, il suffit de songer à la chasse aux sorcières « islamo-gauchistes » ou, plus récemment encore, à la dénonciation des horreurs « wokistes ».
[5] À ce propos, voir aussi Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019. (Ma recension par ici.)
[6] Antiopées. L’Opposé de la blancheur.
[7] J’ai déjà entendu des représentants britanniques, qui s’y connaissent en understatement, dire dans le cadre de débats au sein d’institutions internationales : « minorités visibles » pour « non européennes »…
[8] On ne trouve malheureusement plus grand-chose du MIB sur le net – on en trouve plus sur le MIB. J’ai seulement déniché ce texte de 2007 sur le Forum social des quartiers, qui donne tout de même un aperçu de ce qu’a été ce mouvement. La notice Wikipédia donne une petite bibliographie avec quelques entretiens et articles de presse quotidienne et de revues.
[9] Dans son excellent La Race tue deux fois, dont j’ai rendu compte ici.
[10] À lire absolument là-dessus : Lise Foisneau, Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo, Wildproject, 2023 (celui-là aussi, j’en ai parlé ici).
[11] Avec toutes les réserves qu’il convient de faire quant au racisme quotidien – et très souvent mortel – qui sévit toujours aux États-Unis. Sur l’Afrique du Sud, je n’ai guère d’informations, donc je n’en dirai rien.