Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection

Françoise Vergès, Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection, La fabrique éditions, 2020

Françoise Vergès avait déjà publié chez le même éditeur : Un féminisme décolonial. Elle poursuit ici le même sillon. Rappelant – répétant inlassablement, car il le faut, tant est massive la montagne de préjugés à déplacer – que « l’esclavage colonial est la matrice des binarismes qui fondent la domination entre genres et à l’intérieur d’un genre » (p. 139-140, c’est moi qui souligne), elle revendique une politique antiraciste de la protection car elle, et nous avec elle, ne pouvons croire une seconde que le féminisme blanc (fémo-nationalisme, voire fémo-impérialisme) puisse contribuer en quoi que ce soit à l’émancipation du genre… humain, comme on disait dans le temps. De ce petit livre (185 pages, notes comprises) très accessible, il y a peu à dire, sinon : lisez-le, et faites-le lire, surtout, à celles et ceux qui n’auraient pas encore bien saisi les enjeux du féminisme décolonial.

Merci à La fabrique de nous autoriser à en publier quelques extraits (NB : nous n’avons pas reproduit les notes, très nombreuses) :

Extrait 1. Pages 55 à 62 (chap. 2 : L’approche civilisatrice de la protection des femmes)

 Fémo-impérialisme et protection des femmes du Sud global

Le féminisme universaliste civilisateur a contribué à intégrer la protection des femmes à la « mission civilisatrice », en France et dans les postcolonies françaises. En témoigne encore combien les affaires d’agressions sexuelles s’avèrent autant d’opportunités pour ces « féministes » de rattacher ces épisodes à un storytelling raciste. Ainsi, en 2011, tandis qu’elle caractérisait le viol de Nafissatou Diallo par Dominique Strauss-Kahn comme une affaire politique, l’ancienne ministre socialiste des Droits des femmes (de 1981 à 1986) Yvette Roudy ne pouvait s’empêcher de conclure : « Ce n’est pas un hasard si le viol collectif est une arme de guerre, une façon pour les jeunes voyous des quartiers de s’affirmer lâchement dans les “tournantes”. » Dans ce qui se présentait comme une dénonciation du machisme en politique, pourquoi faire cet amalgame entre un homme puissant, directeur du FMI, totalement certain de son impunité, et des jeunes de quartiers populaires, sinon pour accréditer une fois de plus l’idée que le plus grand danger vient des jeunes hommes des quartiers populaires ? Et ce au moment même où une femme noire immigrée était violée par un homme blanc puissant que ses pairs défendaient aussitôt en parlant de « troussage de domestique » ? Dans une interview plus récente, à la question « Il y a 30 ans vous compariez les partis politiques français aux clubs anglais du xixe : masculins, élitistes et fermés. C’est toujours le cas ? », Yvette Roudy répondait : « Non ça a changé, mais c’est un fait : on a beaucoup de retard en France. On doit faire avec le poids des traditions des pays d’origine de notre population immigrée. » Une nouvelle fois, les communautés racisées portaient le fardeau des attaques machistes et misogynes dans la société française. Le retard dans les droits des femmes était attribué à des communautés supposément étrangères à la Nation. Il faut savoir en tirer les conclusions qui s’imposent : selon cette vision (des plus légitime), devenir une femme française suppose de s’appuyer sur l’exclusion de femmes et d’hommes citoyen·nes français·es mais condamné·es à demeurer étranger·ères. Ces glissements qui associent la dénonciation d’un abus, d’un viol, avec la présence de racisé·es en France renforcent l’idée que les hommes racisés seraient une menace pour la liberté des femmes.

L’approche civilisatrice de la protection des femmes sert aussi d’argument à la politique étrangère de la France. Lors d’une intervention à l’ONU en 2019, le président de la République française, Emmanuel Macron, en donne les « éléments de langage » : « Les femmes et les filles sont les premières touchées par la pauvreté, les conflits, les conséquences du réchauffement climatique, elles sont les premières victimes des violences sexistes et sexuelles qui les empêchent trop souvent de circuler librement, de travailler, de disposer de leur corps selon leur choix. Il est temps que notre monde cesse de faire des femmes des victimes et leur construise enfin la place qu’elles méritent, celle d’être aussi des leaders ! » « La France », ajoute-t-il, mène une « diplomatie féministe active et résolue », et pour cela son gouvernement s’engage à affecter « 50 % de l’aide publique au développement à des mesures genrées ». Ces programmes, précise-t-il, visent à la fois « l’émancipation des femmes africaines », la « lutte contre l’excision », le cyber-harcèlement et l’éducation des femmes. La lutte contre l’excision est une des obsessions du féminisme occidental, car à leurs yeux les mutilations sexuelles sont le signe même de l’arriération et de la cruauté envers les femmes. Cette obsession ne tient pas compte des combats des femmes africaines sur le terrain ni du fait signalé par Fati N’Zi Hassane : « Presque partout en Afrique, les mutilations génitales féminines sont en baisse. Le déclin est particulièrement marqué en Afrique de l’Est, où le taux de mutilées de moins de 15 ans est passé de 71 % à 8 % entre 1995 et 2016, selon l’Unicef. Le recul est malheureusement bien moins visible en Afrique de l’Ouest et dans la Corne de l’Afrique, les deux régions les plus concernées par cette pratique inhumaine répandue dans toute la bande sahélienne, de la Mauritanie à la Somalie. Pourtant, là aussi, les chiffres du bureau régional du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale indiquent un changement drastique au fil des générations. » Pour les militantes africaines, l’intervention des ONG et des gouverne- ments occidentaux est contre-productive car leurs pratiques, leur vocabulaire, leur manière d’intervenir ont des résultats contraires à ceux qui sont souhaités – mais il est vrai que la référence aux mutilations sexuelles assure un effet médiatique. La politique « féministe, active et résolue » de la France vise à éduquer les femmes africaines à devenir des leaders, des « premières de cordée » en somme. Pour mieux servir sa politique féministe, l’État français décide, à la suite de fondations nord-américaines, de se doter d’un fonds d’investissement dans des projets genrés. En août 2019 à Biarritz, lors du G7, Emmanuel Macron annonce la création de ce fonds d’investissement en compagnie de Akinwumi Adesina, président de la Banque africaine de développement, et de l’artiste Angélique Kidjo. « Au fond un vrai défi pour l’Afrique c’est qu’il y a deux moteurs démographiquement, les femmes et les hommes, il n’y a qu’un moteur qu’on aide, les hommes […]. L’autre moteur est à l’arrêt parce que dans beaucoup de pays africains les femmes n’ont pas le droit d’accéder au foncier, ce qui est un défi fondamental, et donc ça veut dire qu’elles n’ont pas le droit d’accéder au crédit, elles ne peuvent pas développer une activité, et dans beaucoup de pays africains les femmes ne peuvent pas accéder en effet au crédit, à l’emprunt (hors le microcrédit), et donc développer de l’entrepreneuriat. » En juillet 2017, lors d’un G20, le même Macron avait déclaré : « quand des pays ont encore aujourd’hui sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien ». Par ces remarques, « Emmanuel Macron a donné le ton : son discours sera féministe, ou plutôt fémocolonialiste », écrit Elsa Dorlin, « parce que, dans la défense du choix des femmes africaines quant à leurs droits et choix reproductifs, le président français se place en chevalier blanc ». Le fémo-impérialisme a définitivement adopté la notion de genre (désignant ici exclusivement les femmes, prises comme un tout) et des formules féministes (liberté de circuler, de disposer de son corps) pour porter une politique d’intégration des femmes africaines à un système bancaire et économique dominé par l’Occident, tout en continuant à rendre les femmes africaines responsables de l’état du continent. Le vocabulaire du féminisme colonial du xxie siècle se met en place, empruntant au fémocolonialisme et à l’idéologie de l’entreprenariat néolibéral : les femmes africaines sont économes et industrieuses ; elles sont plus éduquées que les hommes ; elles agissent en bons « chefs de famille », elles investissent dans des champs qui bénéficient à toute la société (santé et éducation) contrairement aux hommes africains qui n’y investissent qu’« entre 30 et 40 % ». Les qualités perçues par le patriarcat comme féminines – être frugales, sérieuses, économes – et qui ont justifié la position inférieure des femmes sont ici traduites en termes économiques. Les femmes africaines sont chargées de colmater les effets négatifs des crises que les programmes d’ajustement structurel ont produites. Pas de politique de réparation qui faciliterait l’autonomie des femmes, mais la proposition de devenir débitrices du système bancaire. Une dette est ajoutée à la dette que les peuples du Sud doivent payer aux États qui les ont appauvris. Avant Macron, ce fait n’avait pas échappé à des fondations et à des fonds d’investissement nord-américains. Ainsi, le 4 avril 2019, les médias nous apprenaient qu’Ivanka Trump planifiait un voyage en Afrique pour promouvoir, au nom de l’Overseas Private Investment Corporation (OPIC), le programme « Invest in Women, Invest in the World ». Dans son étude, l’OPIC signale que les « femmes des pays en voie de développement » sont devenues le facteur principal de la hausse de la consommation au niveau mondial. Il est donc temps de s’intéresser à ce phénomène, d’autant que, en ciblant les femmes, la prospérité économique et la stabilité dans le monde seraient garanties. L’Afrique subsaharienne – qui regroupe plus de femmes éduquées et entrepreneures que n’importe quel autre continent – est naturellement devenue une priorité pour l’OPIC. Le « monde », déclare le fonds d’investissement, ne peut négliger l’opportunité générative de multimilliards que représentent les femmes du Sud global. Réduire le gender gap (les inégalités de genre) ajouterait 28 trillions de dollars au produit global dès 2025, l’économie féminine représentant bientôt un marché deux fois plus important que l’Inde et la Chine réunies. Les femmes du Sud global constituant 73 % de la clientèle des institutions de microcrédit, on peut comprendre l’intérêt des banques et des fonds d’investissement. Pour répondre à la perspective selon laquelle, d’ici 2028, les consommatrices contrôleraient environ 15 milliards de dollars de dépenses de la consommation mondiale, l’OPIC a créé une grille de lecture genrée pour juger tous les projets concernant les femmes. Comment comprendre la relation entre ces politiques néolibérales qui disent défendre et promouvoir l’avenir des femmes noires, et la nécroéconomie qui fragilise cet avenir ? Le fait que ces deux présent/futur –un monde où les femmes racisées seraient libres, entrepreneuses et autonomes, et un monde fragmenté, violent, dévastateur, destructeur, en d’autres termes ancré dans les héritages du colonialisme – coexistent fait apparaître le voile qui masque les objectifs du capitalisme néolibéral : faire porter aux femmes et aux hommes le poids des privations, discriminations et vulnérabilités en faisant la promotion de l’individualisme. Le but de la politique Invest in Women, Invest in the World, une politique d’intégration des femmes racisées et du Sud global comme valeur ajoutée, comme objet d’investissement par le monde de la finance, est la pacification. Le genre « femmes » tel qu’il est conçu par l’Occident – un groupe essentialisé, marqué par la différence biologique – est utilisé contre le « genre » racisé homme, la aussi un groupe essentialisé et marqué par la différence biologique et la race.

Extrait 2. Pages 72 à 75 (chap. 2)

L’interdit de faire communauté

La reproduction, écrit Arlette Gautier, n’a pas assuré aux femmes noires une amélioration de leur sort. Sur les plantations de Saint-Domingue, « le travail et la malnutrition des femmes ont de terribles répercussions sur leur fécondité. Or, dans le dernier tiers du xviiie siècle, face à la hausse rapide du prix des esclaves de traite et contrairement aux décennies passées où l’on préférait acheter des esclaves, la tendance sur les grandes sucreries est plutôt de pousser à avoir un maximum d’enfants par femme esclave. La grossesse est toujours délicate : fausses couches, avortements et infanticides sont fréquents. Si les sources écrites ne nous permettent aucunement de savoir si ces pratiques baissent ou augmentent au fil des ans, les mesures prises pour les contrer et les réprimer semblent de plus en plus fréquentes ». En 1763, selon un rapport du gouverneur de la Martinique, les colons font travailler les femmes jusqu’au dernier moment de leur grossesse, les rouent de coups parce qu’elles sont trop lentes, et les renvoient travailler aussitôt après leur accouchement, laissant les nourris- sons périr. En 1838, alors qu’ils ne peuvent plus compter sur la traite, les planteurs de l’île s’opposent à un projet instituant des congés pour les femmes enceintes et les jeunes accouchées car cela porterait atteinte à leur droit de propriété. Les esclavagistes nient les différences entre femmes et hommes esclavagisé·es et les instrumentalisent – soumis eux aussi à l’exploitation sexuelle comme reproducteurs, les hommes peuvent occuper des postes techniques ou de commandement sur la plantation, les femmes sont en charge du soin, de la cuisine, de la reproduction, et objets de l’exploitation sexuelle. Les esclavagisé·es, qui ont souffert de l’absence de différenciation sexuelle dans le travail, cherchent à la recréer en dehors du monde dominé par les esclavagistes. Des historien·nes nord-américain·es et brésilien·nes ont démontré, grâce aux récits d’esclaves ou à des études longitudinales, « que les esclaves accordaient une signification très importante à leurs familles et qu’ils ont dépensé beaucoup d’énergie à maintenir leurs liens malgré les séparations pendant l’esclavage, puis à se retrouver après l’abolition ». Conscient·es non seulement de l’absence de protection dans le système plantationnaire, mais aussi de la volonté d’entraver toute stratégie et pratique de protection communautaire, femmes et hommes noir·es ont développé leurs propres systèmes de protection, et à tous les niveaux.

Les violences contre les femmes esclavagisées ne sont ni un épisode malheureux d’une histoire malheureuse ni le seul exemple des violences coloniales. Les négliger perpétue l’illusion que l’histoire des racialisations sous l’esclavage serait déconnectée de ces violences genrées – d’autant que l’abolitionnisme n’a pas cherché à y mettre fin. La doctrine abolitionniste française a donné une justification morale à la conquête coloniale postesclavagiste – qu’il s’agisse d’aller sauver des populations asservies par une monarchie féodale et esclavagiste (comme à Madagascar), soumises au despotisme oriental (comme en Algérie), ou abandonnées à la barbarie (comme en Afrique). Une fois confirmé dans ses fonctions, le gouvernement provisoire de la République, qui décrète l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848, proclame que l’Algérie est désormais, constitutionnellement, partie intégrante de la France. Entre 1842 et 1848, l’Institut de l’Afrique, où siègent des abolitionnistes, prône la colonisation du continent et l’abolition de l’esclavage et de la traite, susceptibles de favoriser la régénération du peuple africain. En mai 1846, Victor Schœlcher en personne propose à la Société française pour l’abolition de l’esclavage, dont il est l’un des fondateurs, de lancer une pétition en faveur de la libération des esclaves en Algérie, alors même que la France a entrepris la conquête coloniale de ce pays. Le musulman devient la figure même du barbare, l’opposé de l’Européen civilisé, donc abolitionniste. Aux Comores, à Zanzibar et à Madagascar, anciennes plaques tournantes de la traite dans l’océan Indien, des esclaves capturé·es en Afrique sont vendu·es comme « engagé·es libres » et envoyé·es aux Amériques ou dans les colonies de l’océan Indien. Dans la colonie sévissait un régime où l’esclavagiste se comportait en patriarche sadique, violent et tyrannique. Pour que puisse s’accomplir la colonisation républicaine, cette figure négative doit être effacée et supplantée par celle du patriarche républicain sévère mais bon et celle de la mère patrie, bienveillante. À La Réunion, ce processus se résume ainsi : La sène fini kasé, zesclav touzour amaré (proverbe créole réunionnais) : « Les chaînes de l’esclavage sont rompues, mais les esclaves toujours enchaînés. »

Extrait 3. Pages 89 à 94 (chap. 3 : L’impasse du féminisme punitif)

Le désir de vengeance, la soif de punir

Partout dans le monde, les femmes sont frappées de manière disproportionnée par des violences systémiques, sexuées et sexuelles, par l’absence d’accès à la terre, par des discriminations et l’exploitation dans le monde du travail. Chaque jour en moyenne dans le monde 137 femmes sont tuées par un proche, dont plus d’un tiers par un conjoint ou ex-conjoint. Environ 15 millions d’adolescentes (âgées de 15 à 19 ans) dans le monde ont eu à subir des rapports sexuels forcés (pénétration sexuelle ou autres actes sexuels imposés sous la force) à un certain moment de leur vie. Selon ONU-Femmes, « 35 % des femmes dans le monde ont subi des violences physiques et/ou sexuelles de la part d’un partenaire intime ou des violences sexuelles de la part d’une autre personne (sans compter le harcèlement sexuel) à un moment donné dans leur vie ». Les trans et les personnes refusant de s’identifier à un genre déterminé sont les plus visées par les violences mais comme tous les assauts contre les femmes, cis, trans, non binaires, lesbiennes, au cours d’une année dans le monde ne sont pas répertoriés, et que les femmes non blanches sont sous-représentées dans ces chiffres car les violences commises contre elles et leurs meurtres importent moins, il faudrait inclure dans ces estimations les discriminations de race, de classe, de genre, de sexualité pour rendre compte de la violence systémique contre les femmes. En Afrique du Sud, une femme est tuée toutes les trois heures, 150 femmes sont violées chaque jour et des lesbiennes sont victimes de viols dits « correctifs » censés les « soigner ». En Espagne, au cours du seul été 2019, à la suite du viol et du meurtre de 19 femmes par un partenaire ou ex-partenaire, les mouvements féministes déclaraient un état d’urgence. En Argentine, au cours des six premiers mois de 2019, 155 féminicides étaient identifiés, dont six visant des trans, et la majorité des victimes avaient 18 ans ou moins. Au Brésil, « les femmes noires sont souvent vues comme des objets sexuels […]. Dans le monde rural, elles sont souvent les premières victimes de violences, y compris sexuelles ». En France, chaque année, 220 000 femmes adultes sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur partenaire ou ex-partenaire, 43 % des femmes françaises ont déclaré avoir subi des gestes sexuels non consentis. Les femmes voilées sont quotidiennement discriminées et jetées à la vindicte. Aux États-Unis, les femmes noires sont assassinées à un taux supérieur à tous les autres groupes de femmes et les femmes autochtones sont les plus vulnérabilisées, provoquant chez elles un très fort taux de suicide. Une Américaine sur trois vit en deçà ou au niveau du seuil de pauvreté et, à New York City, le taux des femmes noires qui meurent lors de leur accouchement est douze fois plus élevé que celui des femmes blanches. Les filles et garçons racisé·es âgé·es de 12 à 14 ans courent le plus grand risque d’être violé·es et victimes d’agression. Au Canada, les groupes de femmes autochtones estiment à plus de 4 000 le nombre d’entre elles assassinées et disparues dans la plus totale indifférence de la part de la police, et ce pendant des décennies. En Inde, en 2019, quatre viols avaient lieu par heure. En 2012, le viol collectif et l’assassinat d’une étudiante à bord d’un autobus à Delhi ont déclenché un large mouvement de protestation auquel le gouvernement BJP a répondu en proposant de voter la peine de mort pour les violeurs. À la violence contre les femmes répondait la violence d’État contre des hommes, surtout si ce sont des Dalit, comme le montre l’assassinat par la police indienne de quatre suspects dans le viol collectif d’une jeune femme de 27 ans. Au Parlement national, la députée Jaya Bachchan estimait que les coupables devaient être « lynchés en public » et l’un de ses collègues réclamait, outre un registre des criminels sexuels, la castration des violeurs. L’avocate et militante Vrinda Grover dénonce alors cette « violence arbitraire », notamment celle d’une police indienne souvent accusée de meurtres extrajudiciaires quand il s’agit de couvrir des enquêtes bâclées ou de calmer l’opinion publique : « La police doit rendre des comptes. Au lieu de mener une enquête et de rassembler des preuves, l’État commet des meurtres pour satisfaire le public et éviter de devoir rendre des comptes. » Les données montrent également que, chez les femmes qui ont été victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint, les taux de dépression sont plus élevés par rapport aux femmes n’ayant pas eu à subir de telles violences. À ces violences systémiques s’ajoute celle d’une pauvreté organisée et d’une vulnérabilité fabriquée. Ces chiffres ne disent rien des vies singulières et de leur complexité, ils réduisent les expériences vécues à des pourcentages, effacent les réponses et les luttes, mais leur ampleur explique la rage qui peut nous saisir à leur énumération.

Le désir de vengeance et de punition est en conséquence tout à fait compréhensible. Imaginer un renversement des rôles, coincer un homme pour l’humilier, pour lui faire comprendre concrètement, physiquement, ce que ressent une femme à qui un homme impose une violence est un désir tout à fait compréhensible. Dès lors que la violence est associée à une communauté d’hommes tous semblables et tous unis dans leur haine des femmes et leur volonté de les abaisser, de les blesser, de les torturer et de les tuer, le désir de répression s’impose presque spontanément. Cette violence n’a-t-elle pas existé de tout temps ? Et dans toutes les cultures ? L’homme n’est-il pas structurellement violent et la femme toujours sa victime ? Les lois ne sont-elles pas trop douces puisque les violences ne diminuent pas ou à peine ? Jetons les hommes à la vindicte ! Éloignons-les ! Privons-les de leurs droits parentaux ! Qu’ils apprennent ce que c’est que de ressentir de la peur, de la terreur, de paniquer, puis de continuer à être terrorisé, de se vivre faible et victime ! Qu’ils soient les cibles de notre rage ! Emprisonnons-les ! Faisons changer la peur de camp ! Mais si toutes les punitions, la peine de mort, les lynchages, les peines de prison de plus en plus longues, l’impossible réinsertion ne garantissent pas la disparition des violences contre les femmes, si, contraintes un moment, elles resurgissent avec force et cruauté, quelles sont les mesures qui feront changer la peur de camp ? Qu’est-ce qui pousse les hommes à tuer ? Pourquoi les femmes ne sont-elles pas mieux protégées ? Pourquoi, selon une étude en France, ce sont en majorité les hommes quittés qui tuent les femmes qui les ont laissés ? Pourquoi les hommes ne sont-ils pas capables de supporter d’être abandonnés alors qu’ils semblent n’avoir aucune dif- ficulté à abandonner ?

Extrait 4. Pages 123 à 128 (chap. 3)

Enfermer, punir

Avoir recours au système pénal, et donc encourager la détention, c’est maintenir l’idée que les « prisons sont nécessaires à la démocratie et qu’elles sont un élément central de la solution aux problèmes sociaux ». Mais qui est envoyé·e en prison ? Car ce « n’est pas un secret que la prison est utilisée par l’État en particulier pour contrôler les populations non blanches et pauvres, en précarisant les personnes enfermées et leurs proches, en attaquant la santé physique et mentale des prisonnier·es, en les soumettant au bon vouloir et à la violence des matons et de l’administration ». Si les femmes sont beaucoup moins enfermées dans ce qui est officiellement considéré comme des prisons (elles sont environ 4 % dans les lieux d’enfermement gérés par l’administration pénitentiaire), elles sont « sou- mises en priorité à d’autres formes de contrôle social (par la surmédicalisation, la psychiatrisation, la prise en charge par le volet “social” des institutions, par exemple dans des centres d’hébergement du type du Palais de la femme), les femmes non blanches, précaires, sans papiers sont là encore surreprésentées, et notamment des femmes transgenres ». Dans les prisons d’Île-de-France, « les femmes trans sont pour beaucoup des étrangères, enfermées pour des motifs liés à la répression et la pénalisation directe ou indirecte des sans-papiers, du travail du sexe ou du trafic de stupéfiants. Par exemple, les lois qui s’attaquent aux conditions de travail des travailleuses du sexe (loi de pénalisation des clients de 2016, divers arrêtés contre le stationnement visant dans leur application les TDS (travailleuses du sexe), mesures « anti-racolage », future loi contre la cyber-haine, etc.) les précarisent et permettent de les viser à travers divers délits (l’entraide entre TDS notamment peut valoir une condamnation pour proxénétisme de soutien, l’autodéfense peut valoir une condamnation pour violence ou outrage et rébellion, etc.) ». Dans les prisons, les « jeunes femmes Roms sont traitées comme les garçons, voire de façon plus sévère qu’eux. […] Et puis iront aussi en prison ces femmes qui transgressent complètement la loi du genre : les “mauvaises mères”, qui ont pu porter atteinte à leur enfant ». Au 1er janvier 2019, près de 30 % des femmes détenues étaient des étrangères, des femmes illettrées ou qui n’avaient pas dépassé le niveau primaire, souvent plus âgées que leurs homologues masculins, et proportionnellement plus nombreuses en détention provisoire (39 % contre 28 % chez les hommes). Parmi ces détenues, « nombreuses sont les “mules”, ces femmes originaires de Guyane ou d’ailleurs en Amérique du Sud qui, vivant dans une très grande précarité, ont été contraintes à transporter de la drogue, le plus souvent en l’échange d’une rému- nération financière ». Emmurées invisibles, ces femmes sont facilement oubliées car « en tant que femmes, elles sont censées être les garantes de l’ordre moral », poursuit la sociologue. « Les détenues subissent donc en quelque sorte une double stigmatisation : non seulement elles ont enfreint la loi, mais elles ont aussi transgressé les normes liées à leur sexe. Le sentiment de honte est plus fort chez les femmes et leurs proches leur tournent plus souvent le dos. » Les politiques anti-étranger·es, le harcèlement des sans-papiers et plus généralement des personnes non blanches par la police ciblent aussi des femmes trans, par « l’accès impossible à un travail et un logement dans un cadre légal et par les déportations ».

Un féminisme décolonial antiraciste ne peut défendre la prison qui « jette dans l’ombre le jeu des puissants avec les règles qui n’en est pas moins massif et permanent mais y gagne ainsi l’impunité ou du moins une tolérance sélective ». La prison n’affecte pas seulement la ou le détenu·e, mais aussi la famille et la communauté, la « véritable visée idéologique de l’appareil pénal » étant « plutôt les familles que les individus ». Pour les détenu·es, les fouilles vaginales et rectales, la déshumanisation, l’isolement, l’ennui, le sentiment d’être à jamais emmuré·es, de perdre tout contact avec la vie sociale entraînent un nombre élevé de suicides et d’automutilations, la prise constante de psychotropes abrutissants, et la difficile réinsertion dans la vie intime et sociale ; pour les familles, la difficulté des transports, l’éloignement et l’isolement des prisons, les parloirs sales, bruyants, interdisant toute intimité, ajoutent au stress et à la douleur. La prison, « mangeuse d’hommes et de femmes », ne peut être réformée. La prison modèle, historiquement liée au « premier dispositif d’éducation et de normalisation de la masse », correspond aujourd’hui à une plus grande intrication entre néoconservatisme et néolibéralisme. Angela Davis, porte-voix de l’abolition des prisons, explique pourquoi ces réformes ne vont jamais assez loin : « Et ceux d’entre nous qui s’identifient comme abolitionnistes des prisons, par opposition aux réformateurs de prisons, font valoir que les réformes créent souvent des situations où l’incarcération de masse devient encore plus enracinée ; et donc, nous devons penser à ce qui, à long terme, produira la décarcération, moins de personnes derrière les barreaux et, espérons-le, à terme, à l’avenir, la possibilité d’imaginer un paysage sans prisons, où d’autres moyens sont utilisés pour résoudre les problèmes de préjudices, où les problèmes sociaux, tels que l’analphabétisme et la pauvreté, ne conduisent pas un grand nombre de personnes le long d’une trajectoire qui mène à la prison. » La prison

« humanisée » est surtout censée conduire, dit un de ses architectes, « le détenu à accepter sa condition sans révolte ». Critiquer la prison ne peut être une politique, c’est « se fatiguer sur un combat qui d’une certaine façon n’est plus le nôtre », dit Gwenola Ricordeau. « Lorsqu’un tort est commis, comment va-t-on collectivement mettre face à leurs responsabilités les personnes qui ont commis ce tort et comment réparer ce tort pour celles qui l’ont subi ? Comment va-t-on fournir des solutions pour que les personnes  n’aient pas à appeler la police dans une situation où elles sont ou se sentent en danger? Réfléchir à trouver des solutions pour ne pas appeler la police ou devoir aller porter plainte me semble bien plus intéressant que de critiquer la prison ou d’être dans des démarches d’obtenir une forme de reconnaissance par l’État. » En confiant à l’État le monopole de la résolution des conflits, le féminisme carcéral sauve les femmes en « judiciarisant les hommes », en s’appuyant « sur la violence de l’État pour limiter la violence domestique, [il] finit seulement par nuire aux femmes les plus marginalisées », écrit Victoria Law. Il faut cesser de faire appel à un système – qui prétend nous sauver – organisé pour exclure, enfermer, tuer. L’équilibre à trouver entre le refus de toute participation et l’engagement dans la lutte sociale antiraciste est à négocier et trouver chaque fois, car il n’existe pas de chemin déjà tracé.

Extrait 5. Pages 139 à 142 (Conclusion : Le féminisme décolonial comme utopie)

Des vies blessées

La culture dominante propose tous les jours, de manière directe ou subliminale, l’image de ce qu’est « être une femme » et « être un homme », et cet homme, cette femme sont des personnes de classe aisée, blanche ou blanchie, et en pleine santé. Analyser la violence, c’est tenir compte du fait que la domination masculine s’exerce sur des femmes et sur des hommes. L’esclavage colonial est la matrice des binarismes qui fondent la domination entre genres et à l’intérieur d’un genre. Inséparable de la modernité occidentale, de l’essor du capitalisme, de la militarisation des mers et des océans par des pays occidentaux, l’esclavage colonial a régulé le droit international moderne de propriété sur la terre, les plantes, les animaux et les corps. L’homme blanc devient un pionnier, un défricheur de terres, un explorateur de territoires qui ne sont « vierges » que pour lui. La femme blanche devient fragile et délicate, à l’opposé de l’homme blanc, mais aussi de la femme noire. L’esclavage transforme les corps de femmes et d’hommes noir·es en objets sexuels, en corps à trafiquer et massacrer, violer, humilier et exploiter jusqu’à la mort. Ils sont le terrain de manœuvres culturelles et politiques, objets de laboratoire, disséqués, défigurés. Mais si l’esclavage colonial fixe le genre, il le « trouble » aussi. Il racialise le genre et est « aveugle » au genre (comme peut l’être le capitalisme). Les femmes noires sont construites comme dures à la peine, incapables de sentiment maternel, d’amour et d’affection, et comme capables de nourrir et de prendre soin des Blanc·hes. Elles sont les nourrices des enfants blancs, postes pour lesquels les Blanches leur demandent d’être douces et aimantes. Une femme noire esclavagisée est un corps-objet de sexe féminin et un corps sans genre et sans sexe à exploiter comme celui d’un homme esclavagisé. Elle est la cible de viols répé- tés comme « femme » et comme « esclave », elle est torturée de la même manière qu’un homme noir. Elle est assignée aux travaux les plus durs dans les champs et aux travaux de cuisinière et de servante. Les hommes noirs sont construits comme des brutes sexualisées, comme des êtres sans capacité de compréhension des techniques et comme des personnes à qui les esclavagistes confient le fonctionnement de leurs moulins, le poste hautement qualifié de cocher ou de commandeur. L’invention d’une virilité blanche repose sur la criminalisation des corps masculins racisés, la misogynie, la négrophobie et l’orientalisme. La capacité des hommes racisés d’aimer et de tenir des discours complexes est mise en doute. Un linguiste peut dire en toute légitimité : « La tendance commune chez les jeunes des quartiers est dans l’utilisation de phrases courtes […]. La phrase complexe, avec propositions principale et subordonnée, n’est jamais employée, ce qui peut donner l’apparence d’une rythmique unique. La pauvreté du lexique et l’absence de maîtrise de la syntaxe poussent également à recourir aux mêmes formes de fragments de discours figés. » Le fait même que les circonstances des meurtres de jeunes racisés ne soient jamais totalement élucidées, que les enquêtes n’aboutissent pas, que les expertises soient refusées, que les meurtriers restent impunis ajoute à la violence. Aux yeux de la suprématie blanche, le genre des non-Blancs est à la fois fixe et fluide, car le binarisme des genres est un attribut de la blanchité. Les femmes racisées ne sont pas tout à fait des « femmes » et les hommes racisés pas tout à fait des « hommes », selon les normes héritées de l’esclavagisme et du colonialisme. C’est ce qu’explicite la notion de misogynoir, cette misogynie spécifique à l’égard des femmes noires, dénigrées par des attaques sexistes, racistes et/ ou coloristes. À ces remarques s’ajoutent les analyses des féministes du Sud global contre le machisme et le sexisme, reposant sur leur critique de la « priorité des luttes ». Tenir compte de cette organisation racialisée des genres et des corps, de l’existence de masculinités et de féminités et de genres non binaires, c’est aussi prendre connaissance de témoignages par des hommes racisés sur leur refus de la violence comme preuve de leur « masculinité », c’est adopter une méthode multidirectionnelle d’analyse. En maintenant la division binaire femme/homme, le féminisme punitif carcéral épargne le racisme structurel qui sous-tend ce binarisme. Tant que les luttes contre les violences sexuées et sexuelles reposent sur les catégories « femmes » et « hommes » forgées et nourries par le racisme et le sexisme, telles qu’elles sont entretenues par l’État, elles ne peuvent être des luttes de libération.

 

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