Norman Ajari
La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race
Février 2019, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte
« La dignité ou la mort, curieux… » me suis-je dit tout d’abord. Cela me rappelait « La liberté ou la mort », mot d’ordre, slogan, devise souvent lue ou entendue – mais où ça, au fait ? Un rapide coup d’œil sur Internet m’a renseigné : le premier résultat donné par DuckDuckGo pour « La liberté ou la mort » est Elefthería í thánatos, rien moins que la devise nationale de la Grèce, mais aussi de Chypre et (en anglais, of course) du New Hampshire, selon Wikipédia. C’est aussi le titre d’un roman de Nikos Kazantsakis, qui y met en scène un épisode de la lutte séculaire des Crétois contre l’occupant turc.
C’est encore le titre d’un tableau quelque peu emphatique de Jean-Baptiste Regnault, qui date de 1795 et qui montre dans le ciel (on aperçoit en arrière-plan une partie de la rotondité terrestre) une espèce d’ange (couillu) écartant les bras vers, à sa gauche, une représentation de la mort, squelette couvert d’un suaire noir et tenant une faux, assis sur un nuage, et, à sa droite, sur un autre nuage, une représentation de la liberté portant un vêtement tricolore évoquant de loin le drapeau révolutionnaire (adopté en 1790, modifié en 1794), brandissant de la dextre un bonnet phrygien et de la gauche un triangle maçonnique, assise en haut d’une sorte d’escalier (symbolisant le mérite, et donc l’égalité ?), ce qui lui donne une position dominante par rapport au spectre d’en face ; au pied de cette « liberté », un faisceau à la romaine lié par des bandelettes bleu-blanc-rouge. Comme toujours dans l’imaginaire occidental, le noir est réservé à la mort. J’emploie à dessein cette formulation équivoque ou « le noir » désigne aussi bien une teinte qu’un « nègre ». C’est bien ce que dit Norman Ajari (à la suite de Césaire et Fanon, sur lesquels, entre autres, il appuie sa démonstration) : « Selon l’écrivaine franco-camerounaise Léonora Miano, écrit-il, “la capture, la déportation, la mise en escalavage, le colonialisme sont autant de crimes contre l’humanité, qui constituent la matrice d’où ont émergé les Noirs du monde actuels, la racialisation ayant été le corollaire du trafic humain transatlantique et l’une de ses principales particularités.” » (C’est moi qui souligne.) Autrement dit, comme l’avait bien relevé en son temps Colette Guillaumin (voir sur Antiopées, « In memoriam Colette Guillaumin »), c’est l’esclavage et la traite négrière qui ont « fixé » la catégorie « Noir », et non l’inverse. Guillaumin, écrivais-je dans l’article cité, « fut une des premières à affirmer que la race n’existe pas, en tout cas pas comme réalité matérielle. La race n’est rien d’autre qu’un rapport social de domination, lui-même issu de ce rapport de domination absolue – Guillaumin emploie le terme d’appropriation – que fut l’esclavage des débuts de la modernité capitaliste. » Je ne pense pas que Norman Ajari contesterait cet énoncé. Cependant il va plus loin. En effet, sa thèse est que les siècles de crimes contre l’humanité perpétrés par les esclavagistes et les impérialistes ont fini par créer une race noire, sinon du point de vue matériel, au moins du point de vue de l’essence. Oups ! c’est le mot qu’il ne fallait pas prononcer – ce type verserait-il dans un vulgaire essentialisme ? Eh bien oui, il ose. Comment en arrive-t-il à parler d’« essence noire » ? Pour le comprendre, il faut d’abord faire retour sur ce qu’il entend par « dignité » – concept central de tout son exposé, comme l’indique justement son titre.
Il commence par une généalogie de cette notion, en partant de la période républicaine de la Rome antique. Alors, la dignitas, selon Agamben, « indique le rang et l’autorité qui reviennent aux charges publiques et, par extension, ces charges elles-mêmes ». Le dignitaire est ainsi porteur d’une fonction qui ne lui appartient pas en propre mais dont il hérite – qu’il reçoit après qu’elle ait été portée par un autre : « Le roi est mort, vive le roi ! » Continuité de la dignitas impliquant un dédoublement de l’individu qui la porte, en tant que, précisément, il est un simple mortel mais qu’il est aussi le (haut) dignitaire. J’ajoute la parenthèse à dessein : en effet, la troisième caractéristique de la dignitas est d’exprimer la hiérarchie entre citoyens : chez les « prémodernes », comme dit Ajari, il y a les dignes et donc les indignes. Et comme on s’en doutait un peu, cette dernière caractéristique n’a pas vraiment disparu avec le passage à la modernité…
La dignité « moderne », justement, s’annonce à la Renaissance, précisément vers la fin du Quattrocento, avec la parution de De la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole (Picco della Mirandola), dont « l’idée centrale […] est la suivante : l’humain a été créé par Dieu comme un être d’exception par rapport au reste du monde animal ». Toutefois, Pic n’abandonne pas complètement l’ancienne conception, car il établit lui aussi une hiérarchie, non plus seulement citoyenne, « urbi » (dans la cité) mais aussi mondaine, « orbi » (hors la cité), qui accorde une valeur maximum à la divinité, et donc aux bienheureux humains qui s’en approchent le plus, tandis que les « créatures » privées de raison, elles, ne valent rien. L’homme (selon la formule de Descartes), est « maître et possesseur de la nature », à condition toutefois qu’il sache aussi faire respecter la hiérarchie en lui-même : ainsi, selon Pic, l’âme humaine est divisée entre « deux natures : l’une tournée vers les cieux, […] l’autre […] vers les enfers ». L’humain disparaît quasiment dans cette représentation, écartelé qu’il est entre bestialité et divinité. On voit à quoi va servir cette conception dans le contexte de la Conquista puis de la traite négrière.
Arrive Kant, lequel, dans son essai Qu’est-ce que les lumières ?, prolonge, nous dit Ajari, la réflexion de Pic, mais en la délestant de son attirail religieux : « Sa conception des progrès de l’esprit n’oppose plus le démonique au divin, mais l’état de minorité à celui de majorité – c’est-à-dire la situation de dépendance de l’humain à sa parfaite indépendance. » Selon Kant, la dignité, c’est la parfaite autonomie de l’individu humain qui « n’est astreint à aucune autre législation que celle de sa propre raison ». Cela aboutit à une conception juridique et abstraite de l’être humain, coupé de toute attache concrète, ne se définissant que par sa « dignité », elle-même renvoyant à sa condition d’« être moral ». Le problème, c’est que les humains qui ne se conforment pas à cette définition sont « affreux, sales et méchants » (selon le titre du film d’Ettore Scola) – tels ces « Nègres d’Afrique […] qui n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus de la niaiserie ». Il est vrai, écrit Ajari, que « Kant fut un adversaire de l’esclavagisme : un homme ou une femme, admettait-il, ne saurait être à vendre. Mais la scission […] entre la “personne” juridico-morale et l’individu réel [le poussait] à se ranger du côté de l’abolitionnisme en dépit des Noirs. À ses yeux, ces derniers [étaient] des humains malgré tout, des êtres de raison nonobstant leur abjection intrinsèque ».
Ainsi, depuis Rome, la dignité est-elle en quelque sorte toujours « détachée » de son porteur. Puis, avec la modernité, elle est concue comme une « propriété abstraite, détachée de l’expérience et des temps », anhistorique et non située. De nos jours, c’est Jürgen Habermas qui a prolongé cette réflexion, avec sa notion d’espace public de discussion garanti par l’État de droit, cadre démocratique dans lequel il faudrait absolument s’inscrire si l’on prétend faire reconnaître une injustice – une indignité – subie : il faudrait parler, et poliment s’il vous plaît, la langue du pouvoir[1].
Une fois retracé cet itinéraire de la dignité dans la philosophie morale, qui reste à « décoloniser » selon Ajari, ce dernier pose que cette notion « ne se laisse rigoureusement penser que dans la perpective des humains les plus vulnérabilisés d’une société donnée : les opprimés. » Soit les… indignes, ou ceux auxquels est infligée l’indignité. Le paradigme de cette dernière nous est fourni par l’esclavage et la traite négrière. Aussi bien, ce sont les témoignages des esclaves eux-mêmes qui permettent de jeter les bases de la pensée décoloniale dont se réclame Ajari. Il ne s’agit évidemment pas, comme s’en défendait Fanon dans Peau noire, masques blancs, « de se laisser engluer par les déterminations du passé » : « Je ne suis pas esclave, ajoutait-il, de l’esclavage qui déshumanisa mes pères » Mais il ne faut pas interpréter cela comme une invitation à l’oubli des souffrances passées : il s’agit au contraire de connaître l’histoire de l’esclavage, « de se rendre familier de ses machinations infernales et de ses rouages sanglants », car seule la « conscience de cette mémoire et de ce qu’elle lègue au présent » (je souligne) pourra frayer la voie vers la libération de l’esclavage. Or, « un trait caractéristique de la condition d’esclave réside dans le fait de disposer d’un passé, mais sans aucun droit à la mémoire, à la communauté, à l’héritage ». Et, comme le note encore Ajari, cette « mutilation de la mémoire » a survécu aux abolitions, et on en trouve la trace aujourd’hui encore dans « l’injonction à l’assimilation ou à l’intégration caractéristique de la France contemporaine, toujours adressée aux populations étrangères, voire d’ascendance extra-européenne. » Mais au-delà de cette politique assimilationniste « qui fait écho au désir esclavagiste de destruction de l’altérité », d’autres courants, y compris ceux des « théories critiques européennes, de Horkheimer à Agamben », ont contribué à occulter cette mémoire de l’indigne au nom d’une autre indignité, celle de l’extermination des juifs d’Europe par les nazis. En effet, « l’idée de l’absolue spécificité d’Auschwitz privilégie de facto la thèse d’un effondrement tardif de la culture politique moderne contre celle de sa brutalité native », qui remonte à 1492 et à la « découverte » des Amériques. Cela aboutit, selon Ajari, à « proposer des conceptions trop restreintes de l’indigne, c’est-à-dire une vision insensible, notamment, à l’histoire, aux souvenirs et aux tourments des Amérindiens et des Africains déportés comme constitutifs de la genèse du monde moderne ». Je souligne « insensible » car Ajari poursuit en observant que depuis les récits d’esclaves jusqu’aux textes d’Aimé Césaire, on repère cette conception de l’insensibilité des Blancs. Il s’agit en fait d’une véritable catégorie politique : « L’insensibilité est la capacité à infliger des souffrances à un autre humain, ou à en être témoin, sans éprouver le moindre désir de les faire cesser ou de les diminuer. Il s’agit, au sein de n’importe quelle organisation sociale raciste, d’une qualité prisée pour ne pas dire indispensable. » Ici, difficile de ne pas penser à ce qui se passe sous nos yeux aux frontières maritimes de l’Europe, soit aux dizaines de milliers de morts et de vies indignes produites par les politiques de nos gouvernements. Le problème que soulève Ajari, c’est que ces politiques s’appliquent « au quotidien », et qu’elles sont moins spectaculaires, moins directement terrifiantes que le sont les camps d’extermination et leurs chambres à gaz. Pourtant, elles produisent de l’indigne, au sens de « vies qui ne [valent] plus, ou presque plus, la peine d’être vécue[s] ». C’est pourquoi Ajari introduit pour en parler la notion de « nécropolitique de l’indigne ». Reprenant la distinction d’Agamben entre « le bios, ou la forme-de-vie, c’est-à-dire l’existence politique, immanente aux normes qui la régissent » et « la zoé ou vie nue : la vie capturable par le droit, tuable sans représailles », il la déplace sur le couple thanatos et nécros. Thanathos, c’est, mettons, la mort « ordinaire », celle qui est promise à tout le monde et, comme telle, « assurée, donc rassurante ». « Au contraire, nécros désigne l’interstice entre la mort et la vie qui abrite les esclaves, les enterrés vivants, les gladiateurs ou les héros tragiques. C’est une vie sous forme-de-mort. » C’est cela l’indigne : des vies sinistrées, rendues inhabitables. Plus encore, la nécropolitique ne se contente pas d’« ôter la vie ou de discriminer entre les vies vivables et celles qui ne le sont pas. Elle opère surtout d’incessants déplacements de la frontière même qui sépare la mort de la vie. » Ce que cherche à montrer Norman Ajari, c’est que pour appréhender la condition noire d’aujourd’hui, il ne suffit pas d’opposer la biopolitique normalisée et normalisante et la thanatopolitique génocidaire, mais il faut explorer la zone qui se déploie entre les deux et où règnent des « conditions d’existence qui relèvent de l’indistinction ou de l’hybridation entre la mort et la vie », soit « l’espace nécropolitique de l’indigne ».
C’est ici que nous trouvons la dignité : elle « est d’abord ce qui s’oppose à l’indigne ». En ce sens, c’est-à-dire celui de la lutte des opprimés contre l’oppression, elle prend tout de suite un contenu très concret, tangible. Elle se distingue en cela de concepts tels que l’égalité ou la liberté qui ne sont pensables qu’en terme de relations entre des individus, des groupes sociaux, ou à des institutions dont on voudrait limiter le pouvoir. « Dans la revendication de la dignité, au contraire, les opprimés n’ont d’autre point de référence que leur propre être collectif. » Et qu’est-ce qui pourrait bien constituer l’être collectif des Africains et des diasporas africaines sinon les luttes contre l’esclavage – avec la révolution haïtienne pour « point d’ancrage », dit Ajari – et contre le colonialisme ? Ainsi, la notion de dignité « ne désigne pas seulement les efforts des opprimés pour mener une vie vivable mais également l’histoire de ces efforts ». Ce qui entraîne « une conséquence théorique et politique importante […], à savoir que la prise en compte de la dignité de l’opprimé ne saurait être effective, c’est-à-dire pleine et entière, sans la prise en compte de ce [qu’Ajari] appelle son historicité profonde. » Cette notion désigne la « combinaison et la concaténation de trois phénomènes » : tout d’abord l’expérience vécue et la rémanence des différentes formes de l’oppression (esclavage, ségrégation, exploitation, aliénation) ; puis l’existence et la transmission d’un passé de luttes contre cette oppression ; enfin, « la présence d’un habitus et/ou de marqueurs physiques qui trahissent l’appartenance à un groupe subalterne, auquel on est dès lors renvoyé malgré soi par l’ordre social […] et qui interdisent de tenir l’appartenance au groupe opprimé pour une simple affaire de choix ». La « négritude » césairienne offre un exemple de reconnaissance de cette historicité profonde. « C’est pourquoi, écrit Ajari, elle aboutit à un engagement éthique que je me risque à qualifier d’essentialiste ». Il poursuit ainsi : « Par essentialisme, j’entendrai la politique de l’essence. » Et pour bien mettre les points sur les i, il précise qu’« il ne suffira pas, pour critiquer cet essentialisme-là, d’insister paresseusement sur le caractère “historiquement construit” des identités sociales. Car, à bien y réfléchir, absolument tout au monde est “historiquement construit”, à par les entités mathématiques et, peut-être, Dieu. Ce qui importe pour établir une nouvelle définition de l’essence, ce sont les attachements : non pas un chimérique substrat non construit de l’identité, mais ce dont est née une communauté et ce dont elle refuse, politiquement, la destruction ou la déconstruction. » En conséquence de quoi Ajari « oppose la notion d’une essence noire à celle d’une nature noire, qui suppose qu’il existerait des caractéristiques intellectuelles, physiques ou mentales biologiquement spécifiques à une “race nègre”, qui la prédisposeraient à certaines fonctions sociales plutôt qu’à d’autres ».
Selon Ajari, « l’essence n’est pas une contrainte, mais la simple reconnaissance du fait qu’il existe des attachements vécus, du fait que la mémoire humaine est finie. » Pour autant, il n’admet pas l’existence d’une « historicité profonde » des Européens ou des Blancs. L’idée paraîtra peut-être choquante à des Français, par exemple. Mais il suffit pour la comprendre de dire que du point de vue de la totalité historique et sociale, « l’Occident moderne n’est pas un lieu parmi d’autres, une culture parmi d’autres : il est un principe de destruction, de mise en esclavage et de ravage de l’altérité dans l’histoire. » Il faut également rappeler que cette destruction, cette mise en esclavage, ce ravage de l’altérité se sont exercés en Europe même – ou en Occident – contre des cultures, par exemple la culture occitane écrasée par la croisade des Albigeois (relire Simone Weil), ou contre les femmes, à travers les grandes chasses aux sorcières contemporaines de l’entreprise de « civilisation » du monde par les Conquistadors (relire Sylvia Federici).
Je ne suis pas certain de suivre tout à fait Norman Ajari sur sa critique des philosophes de la « déconstruction » qui conclut la première partie de ce livre – je ne suis pas assez érudit pour bien connaître ces théories, et par ailleurs, il me semble qu’il va un peu vite en besogne. Cela ne m’empêche pas de penser comprendre sa dernière phrase : « Notre dignité est la part indéconstructible de nous-mêmes. » On aura compris, j’espère, à la lecture de ce qui est dit plus haut, que cette dignité n’est pas un signifiant vide mais renvoie à une historicité profonde consistante. Cette consistance, ce contenu sont l’objet de la deuxième partie du livre. Ajari y traite tout d’abord de la théologie qui « a constitué tout au long de la modernité, et malgré d’innombrables conflits et contradictions, un véhicule privilégié de l’affirmation d’une dignité noire ». Voici qui pourra heurter encore une fois un lecteur français de gauche attaché à la laïcité. Mais il est question ici d’une théologie critique, « c’est-à-dire prophétique » qui rompt avec la tradition de l’Église telle qu’elle est issue de la conversion de l’empereur Constantin, en 312 après J.-C., dont le résultat fut de mettre le christianisme « au service de l’impérialisme et du pouvoir de l’État ». L’autre conséquence de cette identification de l’Église à l’Empire fut la disparition – la répression, puis le refoulement vers les « ténèbres extérieures » – des cultes païens, désormais qualifiés de barbares, archaïques et aussi de « particularistes », par antithèse avec l’universalisme qui venait de triompher avec le catholicisme romain. Je passe sur les aventures de cet « universel » (blanc, mâle, hétéro etc.) qui se retouve aussi bien dans la « laïcité à la française ». Sa « valorisation positive est en quelque sorte la philosophie spontanée de la critique sociale contemporaine », nous dit Ajari. Critique qui n’a guère tenu compte, ajoute-t-il, de celle d’Adorno, qui reprochait à la « philosophie de l’identité » son présupposé « selon lequel “rien de particulier n’est vrai” » et la tendance qui en découlait à « vouloir réaliser violemment la Vérité à travers l’abolition de toute singularité ». Or, « l’histoire de la pensée de la dignité noire est en grande partie celle des efforts de politisation du particulier ». Pour autant, il ne s’agit pas non plus de faire comme si la question de l’universel ne se posait pas, car « nul ne peut jamais être certain qu’il n’est pas en train de tenir un discours à portée universelle, ou a minima, universalisable ». C’est pourquoi Ajari propose la notion d’universel par accident : l’universel est ce qui arrive en plus, « à qui lutte dans la dignité et pour la libération » – ainsi des luttes contre l’esclavage, le colonialisme et l’impérialisme qui s’affrontent à ceux qui luttent… pour réaliser l’universel, autrement dit les porteurs de la « mission civilisatrice ». Les opprimés ne se battent pas au nom d’une certaine idée de l’universel – ou de la dignité, mais leur dignité (porteuse d’universel) apparaît à travers leur lutte. « L’universalité, c’est l’identification par l’opprimé en lutte de sa propre dignité dans celle d’un autre opprimé en lutte. Elle n’existe pas a priori mais toujours a posteriori. »
Ajari nous propose ensuite une présentation de la lutte pour l’émancipation des Noirs américains dont les principaux foyers ont été les églises noires et la théologie de la libération qui s’y est développée, mais aussi le blues. L’un des principaux, sinon le principal théologien noir américain contemporain est James Cone, qu’Ajari cite abondamment : « Nous ne pouvons accepter un Dieu qui inflige ou tolère la souffrance noire. » Puis il consacre un chapitre à la philosophie africaine, retraçant son évolution depuis les premiers textes de missionnaires comme La Philosophie bantoue, publié en 1945 par le Belge Placide Tempels jusqu’à la philosophie de l’« ubuntu ». L’ubuntu « désigne […] la dignité de l’individu et, simultanément, la dignité de la communauté dans son ensemble. » Cette notion a été développée et mise en pratique par Desmond Tutu et Nelson Mandela dans leurs efforts pour une sortie pacifique de l’apartheid. Je ne reviens pas ici sur cette histoire exposée en détails par Ajari. Il faudrait pourtant s’intéresser sérieusement à l’histoire de la Commission vérité et réconciliation (CVR) et à ce qu’elle a tenté en Afrique du Sud, en s’appuyant sur l’ubuntu, lequel considère l’être humain en tant que membre d’une communauté – dans ce cas, une communauté à réparer, et qui a pris le pas sur les individus à punir ou à relaxer, comme ç’aurait été le cas dans le cadre d’une justice punitive. Comme le reconnaît Ajari, il est vrai que pour de nombreuses raisons, qui tiennent aux rapports de forces mondiaux, l’Afrique du Sud demeure pour une bonne part « irréconciliée ». « Toutefois, malgré les indéniables insuffisances de sa mise en application, l’intime fidélité à l’esprit d’ubuntu de la CVR en fait un exemple incontournable d’actualisation d’une philosophie africaine de la dignité. »
Pour terminer, après un bref rappel de la situation actuelle qu’Ajari qualifie d’« apartheid global » (renforcement des frontières des pays riches, multiplication des camps que l’on n’ose plus appeler « de concentration » où l’on parque les « migrants », expéditions militaires néocoloniales, etc.), il critique la théorie de la reconnaissance, en vogue dans la philosophie sociale contemporaine, en se servant des analyses de Fanon, chez lequel il en trouve « trois interprétations successives » : tout d’abord la fixation – dans ce cas, la « reconnaissance n’est autre que celle du statu quo entre le maître et l’esclave ; puis la reconnaissance asymétrique – pour caricaturer : “je te reconnais. Merci qui ?” Et enfin la reconnaissance intégrale. Fanon dit qu’en fait, reconnaître une altérité depuis un « même » qui en sortira inchangé n’est pas vraiment une reconnaissance. Paraphrasant Derrida qui disait qu’il n’y a de pardon que de l’impardonnable, on pourrait résumer la pensée de Fanon en disant qu’il n’est de reconnaissance que du non-reconnaissable. Ce qui entraînerait à « repenser une politique d’accueil non plus à partir de la reconnaissance, mais à partir de la dignité. Ou plus exactement, à partir de la prise en compte des modes spécifiques de reconnaissance qu’implique la prise en compte de la dignité de l’opprimé ».
Mais je dois conclure cette note bien trop longue, et qui cependant ne rend pas suffisamment compte, je le crains, du foisonnement des analyses de Norman Ajari – ainsi, je n’ai probablement pas assez insisté que le fait qu’il s’agit bien d’un essai à la fois philosophique et politique – ou plutot de philosophie politique. J’ai évoqué quelques-uns des courants philosophiques qu’il passe en revue, et qui, pour filer la métaphore militaire, en prennent tous pour leur grade. Mais il y en a beaucoup d’autres que je n’ai pas cités. Je voudrais dire aussi que cette lecture m’a beaucoup appris, et en premier lieu qu’il me reste beaucoup à appendre, tout en me surprenant, voire m’irritant parfois, en tout cas en me donnant toujours à réfléchir, ce qui, je pense, est la qualité première d’un bon livre de philosophie. Je vais donc terminer en recommandant chaudement la lecture de La Dignité ou la mort, et en citant un passage de sa conclusion qui, je crois, se passe aisément de commentaire – on dira seulement qu’il a dû être écrit voici déjà quelques mois.
« […] le discours étatique français décrit l’antisémitisme comme qualitativement différent de tout autre forme de racisme. Plus précisément : il en serait la forme la plus virulente et la plus condamnable. […] c’est un délégué interministériel en personne, le préfet Clavreul, qui affirmait sans fard cette doctrine peu de temps après sa prise de fonction : “Tous les racismes sont condamnables, mais le racisme anti-Arabe et anti-Noir n’a pas les mêmes ressorts que l’antisémitisme dans sa violence. Il faut être capable de dire la particularité de l’antisémitisme.” [Rapporté par Libération du 16 avril 2015.] Ainsi un demi-millénaire de conquêtes, d’esclaves transbordés, de colonisés humiliés, de pillage des ressources de l’Afrique, d’échanges inégaux ne suffisent-ils pas à faire admettre la violence historique et présente de la négrophobie. Mais ce discours officiel n’a pas seulement pour fonction de dissimuler la violence du racisme qui s’exerce en France sur les Afro-descendants et les musulmans. Il vise surtout à transformer ces victimes en coupables. La question du racisme est ainsi totalement découplée des problèmes de souveraineté, de pouvoir et de légitimité. Puisque le véritable racisme est l’antisémitisme, et puisque l’antisionisme[2] et même le militantisme pour la reconnaissance publique des crimes coloniaux seront aisément assimilés à cet antisémitisme, les Noirs et les Arabes se voient transfigurés, par la grâce des discours antiracistes étatiques, en racistes par excellence. »
[1] À ce propos, je ne résiste pas à la tentation d’une actualisation à propos de la manière dont Macron et ses acolytes méprisent les Gilets jaunes et leur langage (même si je ne prétends pas comparer la condition des Français « indignes » d’aujourd’hui à celle des Noirs dont Ajari veut exposer le point de vue). Je recommande à ce propos la lecture de « “Les mots d’un boxeur gitan” : petite histoire du mépris de classe par la langue », par Chloé Leprince, à lire sur le site de France Culture : https://www.franceculture.fr/societe/les-mots-dun-boxeur-gitan-petite-histoire-du-mepris-de-classe-par-la-langue
[2] « Le président français Emmanuel Macron déclarait le 16 juillet 2017 […] : Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. », note Ajari. Énoncé dont il a tiré la conséquence logique mardi dernier (19 février) lors du dîner annuel du Crif en annonçant qu’il proposait d’intégrer l’antisionisme à la définition légale de l’antisémitisme.