Folio/Gallimard 1998, 170 pages (avec une postface inédite de l’auteur)
(Note rédigée en 1999)
Prof à la Sorbonne, auteur de plusieurs études critiques sur Céline, Henri Godard est aussi l’éditeur de ses romans dans la Pléiade. Il aborde ici la question irritante et dérangeante de la double personnalité de Céline : auteur d’une œuvre exceptionnelle qui a révolutionné la littérature française et antisémite notoire qui a produit des pamphlets dont la seule lecture révulse tout honnête homme de cette fin de siècle. On souligne le « et » de liaison entre ces deux aspects de Louis-Ferdinand Destouches, car Henri Godard, et c’est là tout son mérite, l’a choisi délibérément envers et contre les adeptes du « mais » : Céline fut un écrivain génial, mais il fut, hélas, antisémite ; ou bien : Céline fut un exécrable antisémite, mais il faut bien lui reconnaître quelque talent littéraire… On n’en sort pas. Certains voient dans l’œuvre romanesque une manière déguisée de servir l’antisémitisme, d’autres y trouvent un pessimisme qui ne pouvait que déboucher sur ses déplorables positions politiques, d’autres enfin minimisent l’abomination des pamphlets. En seize petits chapitres qui témoignent d’une connaissance parfaite des écrits de Céline, Henri Godard démontre sans doute possible qu’on ne peut pas s’en tenir là. Les deux Céline ont réellement existé, et il ne sert à rien de vouloir passer l’un sous silence au profit (ou au détriment) de l’autre. Au passage, disons tout de suite qu’il vaut mieux avoir lu au moins deux ou trois des romans pour tirer profit de cet essai. Car son auteur a voulu, cette fois-ci, se passer de l’appareillage critique qui est celui de La Pléiade, par exemple, et cela au profit d’une réflexion qui, dit-il, suppose une distance par rapport à son objet. On ne trouvera donc pas, ou très peu, de citations de Céline dans ce texte. Mais ce travail évoque suffisamment l’œuvre de Céline à ceux qui l’ont lue et, comme le souhaite Godard dans sa préface, réservera le plaisir du texte à ceux qu’il incitera à le découvrir.
Quant au critique de ce Céline scandale, il est un peu perplexe : comment parler d’un livre qui parle de livres ? La première raison qui me semble justifier de recommander chaudement cette lecture, c’est que Godard explique très clairement pourquoi l’écriture célinienne nous fascine tant, comme, dit-il, le « récit d’une chasse à courre racontée par le gibier ». Pour résumer, Céline est le premier qui prend en charge la condition de l’homme moderne, celui d’après 14-18, et d’après les positivismes philosophiques, scientifiques et techniques. Avant lui, bien sûr, des doutes s’étaient élevés sur l’optimisme béat des Lumières. Personne cependant ne les avait exprimés dans le langage de la littérature. Une littérature qu’il va chambouler de fond en comble, justement, en y introduisant la langue populaire, celle qui ne craint pas les images du corps, par exemple, même si ces corps souffrent plus souvent qu’à leur tour. Il va aussi détruire le bel ordonnancement des phrases bien balancées pour lui substituer, avec, entre autres, ses fameux « trois-points », des ruptures et des associations plus proches d’une « allure naturelle de la pensée », comme dit Godard. Une pensée réconciliée avec sa vérité émotive. Les lecteurs de Céline savent, ou au moins ont déjà ressenti cela. Mais cela va mieux en le disant, et Godard le dit très bien.
Mais alors, les pamphlets ? Pour tenter de rapporter ce qu’en dit Godard, je prendrai un exemple qui n’est pas le sien. Lors du procès de Maurice Papon, la défense a produit des documents tendant à prouver sa participation active à la Résistance. Fort bien, a-t-on justement répondu, mais qu’est-ce que ça change ? Papon est jugé pour avoir fait déporter des juifs, et ce délit demeure, quoi qu’il ait fait par ailleurs. Les pamphlets sont criminels et le demeurent, aussi beaux et importants que puissent être les romans. En fait, ces derniers appartiennent à la littérature, tandis que les autres relèvent d’une entreprise idéologique dont on sait de reste les dégâts qu’elle a entraîné en Europe. Mais nous avons du mal à penser cette séparation. « Le seul vrai scandale auquel nous confronte Céline, écrit Godard, est celui du plaisir que nous prenons aux œuvres d’un auteur qui a exprimé des idées que nous condamnons. Mais il se pourrait qu’en cela Céline ne fasse que pousser à bout une situation qui est potentiellement celle de toute œuvre. […] Céline pose à neuf dans toute son acuité l’éternelle question de la littérature et de la morale. » C’est ainsi, comme dit l’adage : « Nul n’est parfait », à quoi l’on pourrait ajouter : pas plus dans l’abjection que dans la création artistique. Nous regretterons encore longtemps que l’écrivain qui nous émerveille et nous fait éprouver des sentiments qui n’ont rien de répréhensible à travers son œuvre romanesque ait aussi trempé sa plume dans les encriers venimeux de la collaboration. Reste que l’on peut donner les romans à n’importe quel jeune lecteur, il n’en ressortira pas antisémite, xénophobe ou fasciste. Céline a sans doute écrit certaines des plus belles pages de la littérature contre la guerre, mais aussi d’autres pleines de compassion pour les petites gens, ceux dont les joies, les peines et les souffrances attirent rarement l’attention de tant de littérateurs politiquement corrects. L’humanisme de Céline n’est pas celui des Lumières. Il est sombre et pessimiste, mais ce pessimisme pourrait bien venir d’une idée de l’humain plus haute que ce qu’il lui fut donné de voir autour de lui. Car Céline a beau se gausser des idées – les idéâââs ! – et prétendre s’en tenir au style et à sa fameuse « petite musique », on n’écrira jamais un roman sans aucune idée. Ce qui est curieux, c’est de vouloir mettre le roman au service de ses idées. Mais justement, et pour notre plus grand bonheur, Céline n’a jamais asservi son écriture romanesque aux idées obscènes qu’il défendit dans ses pamphlets. Parions qu’on trouvera bien des experts pour nous prouver le contraire. Contre eux, une seule parade : aller aux textes ! Ce qui est aussi la leçon que nous laissèrent les premiers humanistes européens, comme Erasme et Rabelais. De Rabelais, justement, il n’est pas question dans ce livre de Henri Godard, qui s’appuie pourtant sur de solides connaissances d’histoire littéraire. Dommage. Ce sera le seul (léger) reproche que je lui adresserai : car, à mon sens, c’est avec l’auteur de Gargantua que celui de Bardamu a le plus d’affinités. Développer cette idée pourrait remplir un autre livre… Mais c’est une autre histoire. En attendant, je ne peux que recommander encore une fois la lecture de ce Céline scandale, et souhaiter avec son auteur qu’il incite ses lecteurs à découvrir ou redécouvrir Céline.