Le Seuil, collection « La couleur des idées », Paris, 1997
Note rédigée en 1997 : Paul Ricœur, ici évoqué au présent de l’indicatif, est décédé en 2005.
Paul Ricœur est un philosophe français internationalement reconnu. Ceci explique le curieux paradoxe qui veut que ce livre soit en fait une traduction de l’anglais. Il s’agit en effet du recueil d’une série de cours donné par l’auteur dans des universités des États-Unis. Né en 1913, le professeur de philosophie qu’est Paul Ricoeur a déjà une longue carrière derrière lui, et une toute aussi longue série de publications. Qu’on se rassure cependant, point n’est besoin de connaître l’ensemble de son œuvre pour aborder la lecture de L’idéologie et l’utopie. Il ne s’agit pas pour autant d’un texte facile, à lire le soir avant de s’endormir. Il reste cependant accessible. Sa structure, celle d’un recueil de cours, en facilite d’ailleurs l’approche puisque très souvent, l’orateur fait le point de la situation où l’ont amené ses cours précédents et rappelle son plan d’ensemble. Ce qui permet de ne pas se perdre au fil de l’exposé, et même, si on le veut, de s’épargner, comme je l’ai fait, la lecture de certains chapitres par trop fastidieux. Non qu’ils soient mauvais ou plus difficiles que les autres, mais parce qu’ils abordent des questions très pointues, que je qualifierai à la limite de « techniques », et dont j’ai pensé pouvoir me passer sans dommage pour la compréhension de l’ensemble de l’ouvrage. Je pense en particulier aux nombreux chapitres consacrés à Marx puis Althusser, que je n’ai pas cru devoir lire jusqu’au bout. Une fois émise cette réserve, je dois dire que j’ai appris beaucoup de cette lecture sur l’idéologie et l’utopie, et c’est ce que je vais essayer de retranscrire ici.
D’après ce qu’il dit dans sa leçon d’introduction, Paul Ricœur part, entre autres, d’un travail de Karl Mannheim, intellectuel allemand qui publia un livre intitulé : Idéologie et utopie : « Ce livre, auquel je ferai fréquemment référence », dit Ricœur, « a été publié dans sa version originale en 1929. Je crois que Mannheim est la seule personne, au moins jusqu’à un passé récent, à avoir essayé de penser ensemble idéologie et utopie. Il le fit en les considérant toutes deux comme des attitudes déviantes par rapport à la réalité. C’est au sein d’un même décalage, d’une même distorsion par rapport à la réalité effective qu’elles divergent. C’est ce que Mannheim nomma la « non-congruence avec la réalité ». » Mais, comme le fait justement remarquer Ricœur, cette distorsion, ou non-congruence, ne fait-elle pas elle-même partie de la réalité sociale ? « Toutes les figures de la non-congruence doivent être partie prenante de notre appartenance à la société. Il me semble que c’est à tel point vrai que l’imagination sociale est constitutive de la réalité sociale. Ainsi tout se passe comme si l’imagination sociale, ou l’imagination culturelle, opérant à la fois de manière constructrice et de manière destructrice, était à la fois une confirmation et une contestation de la situation présente. »
Ricoeur considère donc que l’idéologie et l’utopie sont deux fonctions quasiment symétriques, comme deux versants d’une même montagne qui est l’imagination sociale. L’idéologie peut elle-même se décomposer en trois fonctionnalités :
1. la distorsion, ou l’idéologie comme « fausse conscience ».C’est la conception de Marx, inventeur de l’idéologie, et qui est étudiée ici en plusieurs chapitres.
2. La légitimation, ou combler le fossé entre les attentes des gouvernés et les prétentions des gouvernants. Ici, c’est Max Weber qui est l’objet de l’étude.
3. L’intégration, ou construire l’imagerie sociale correspondant à un ordre donné existant et contribuer ainsi à répondre au besoin d’identité de toute collectivité. Cette dernière fonctionnalité est étudiée à travers les travaux de Clifford Geertz, anthropologue américain contemporain qui l’a mise en évidence.
En ce sens , on peut dire que l’idéologie est toujours tournée vers le passé. Elle partage avec l’utopie une certaine « non-congruence » avec le présent, qu’elle regarde tournée vers, ou à partir du passé. Elle est un écart d’avec la réalité, le réel. Son pathos est de conforter ce réel, ce qui existe déjà. En ce sens, elle est toujours légitimation du pouvoir. Mais attention cependant : elle demeure indispensable à la construction de l’identité sociale sans laquelle il n’est point de groupe, collectivité, enfin de société possible… Or si l’on admet que l’espèce humaine est caractérisée par la socialité, justement, on comprend facilement que là où il y a des hommes, il y a de l’idéologie.
Ricœur propose trois fonctionnalités de l’utopie, en symétrie inversée, si l’on peut dire, de celles de l’idéologie :
1. la fuite, la fantasmagorie hors de la réalité et impuissante au sens propre du terme.
2. La contestation, ou délégitimation du pouvoir, en transformant par sa seule présence une situation à sens unique en une alternative. Saint-Simon sert d’exemple dans ce cas là, sans oublier toutefois que ses visions utopistes ont fini par être recyclées, en partie du moins, par la Révolution industrielle pour devenir, finalement, partie intégrante de l’idéologie d’une certaine fraction de la bourgeoisie entrepreneuriale.
3. La mise en cause, ou mise en mouvement de l’identité de la collectivité, ce qui est aussi un besoin vital (la seule parfaite identité à soi étant la mort). Là, Ricoeur aborde Fourier, que l’on pourrait appeler le « prince des utopistes », tellement ses projets subversifs s’en prenaient aux bases mêmes de l’ordre établi, remettant en cause toutes les relations en commençant par la famille sacro-sainte et les rapports sexuels.
Au total, un livre très intéressant. Je regrette cependant que l’idéologie, à l’image peut-être de ce qui se passe dans l’histoire réelle, s’y taille la part du lion, trois petits chapitres seulement étant consacrés à l’utopie. Mais au fond, ce n’est pas très grave : rien ne nous interdit de continuer la recherche par nous-mêmes. Et ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre que de nous y inciter.