Veganwashing. L’instrumentalisation politique du veganisme

Jérôme Segal, Veganwashing. L’instrumentalisation politique du veganisme, Lux Éditeur, 2024

« À vrai dire, les raisons de promouvoir le véganisme sont nombreuses : que ce soit pour favoriser la protection de l’environnement, pour promouvoir la santé publique, ou tout simplement pour répondre à des questions d’ordre éthique. » Ce sont des thèmes auxquels les opinions publiques se montrent sensibles, même si la plupart des gens sont encore loin de suivre un régime vegan ou un régime végétarien. Mais ces enjeux sont instrumentalisés par les discours d’un certain nombre de responsables politiques et/ou économiques à travers le monde, afin de recouvrir des pratiques souvent beaucoup moins vertueuses : c’est cela, le « veganwashing ». Vous avez aimé le « greenwashing », le « purplewashing » ou encore le « pinkwashing » ? Vous adorerez le « veganwashing » !

Et pour commencer, savez-vous quand et où est apparu pour la première fois ce terme ? Je vous le donne en mille : en 2013 et en Israël, « en réaction à une campagne en soutien au Premier ministre Benyamin Netanyaou [vantant] la propagation du véganisme dans le pays, avec un taux d’adeptes variant de 3 à 5% de la population[1] » ! J’avais déjà rendu compte ici-même du livre de Jean Stern, Mirage gay à Tel Aviv, qui décrit le pinkwashing (soit la présentation du pays comme un paradis pour les gays du monde entier – sauf les Palestiniens, ça va sans dire) déployé à grande échelle par Israël. Décidément…

Mais le sujet de Jérôme Segal ne se limite pas à dénoncer le veganwashing israélien, comme c’était le cas du livre de Stern sur le pinkwashing – et cela même s’il y consacre une bonne partie de son chapitre 2, sur laquelle on reviendra. Il commence par un rapide « état des lieux » du véganisme, qui brosse d’abord un bref historique du mouvement. Le végétarisme apparaît et se développe sous formes d’associations de protection des animaux, en Angleterre puis dans d’autres pays européens dont la France au cours du XIXe siècle. C’est un mouvement plutôt conservateur, souvent animé par des aristocrates. La corrida et les combats de coqs, divertissements populaires, sont criminalisés – mais on ne touche pas à la chasse à courre. Il s’agit donc de « protéger », de façon très anthropocentrée. Un peu plus tard, vers la fin du siècle, naissent des associations de « défense » des animaux, souvent animées par des femmes dont certaines proches des milieux anarchistes, qui protestent en particulier contre la vivisection. Vers le milieu du XXe siècle « un troisième temps se dessine, celui de la lutte visant à accorder des “droits” aux animaux ». C’est à ce moment-là qu’apparaît le nom anglais : vegan, forgé à partir de la contraction du nom vegetarian. La motivation des fondateurs de la Vegan Society est d’abord éthique :

Nous voyons bien que notre civilisation actuelle est bâtie sur l’exploitation des animaux, comme les civilisations passées étaient bâties sur l’exploitation des esclaves, et nous croyons que le destin spirituel de l’homme est tel qu’un jour il considérera avec horreur l’idée selon laquelle les hommes se sont nourris autrefois des produits du corps des animaux[2].

Au-delà des motivations éthiques, toujours présentes aujourd’hui, et qui s’expriment dans ce que l’on nomme désormais l’« antispécisme », le véganisme ne manque pas d’autres arguments sur lesquels appuyer sa cause. En premier lieu la crise climatique :

Selon une étude publiée par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’élevage produit 14,5% des émissions de gaz à effet de serre (GES) largement responsables des bouleversements climatiques […] cette part est supérieure à celle des GES émis par tous les moyens de transport réunis (14,1%).

Ces GES sont principalement produits par la production et la transformation du fourrage, la digestion des bovins et la décomposition du fumier. Selon une étude parue dans la revue Nature, « la production d’une kilocalorie de viande de ruminant (bœuf ou mouton) émet 280 fois plus de GES que [celle] d’une kilocalorie de légume ». Pour la volaille, le rapport est « seulement » de 65… Autre crise : celle de l’accès à la terre.

Plus de trois quarts des terres utilisées par les humains sont consacrées à l’élevage (70% pour les pâturages et 13% pour la culture de céréales destinées à l’alimentation des animaux). En comptant l’alimentation des animaux de rente et les pâturages, une kilocalorie issue de la viande de bœuf a nécessité 100 fois plus de surface agricole qu’une kilocalorie de pomme de terre. Si l’on compare la surface requise pour la production de 100 grammes de protéines issues de viande ovine et celle requise pour 100 grammes de protéines de tofu, le rapport est de 1 contre 84 en défaveur de la viande.

Et l’eau ? un rapport de l’Unesco nous apprend qu’il en faut « 15 400 litres pour un kilo de viande de bœuf et seulement 237 litres pour un kilo de chou, 287 litres pour un kilo de pommes de terre et 353 litres pour le même poids de concombres ».

On sait aussi qu’il existe un lien entre maladies cardiovasculaires, cancer colorectal et diabète de type 2 et consommation de viande (et encore plus de viandes transformées, genre charcuterie ou plats cuisinés industriels). L’OMS alerte aussi sur les antibiorésistances et autres risques de maladies zoonotiques » induits par l’élevage industriel. Les trois quarts des antibiotiques produits dans le monde sont administrés aux animaux d ‘élevage, tandis que les épidémiologistes sont tous d’accord pour dire que « les grands élevages intensifs sont des bombes à retardement pour la transmission de zoonoses aux humains ». Fermez le ban.

Mais. Une fois mal digérée cette batterie de chiffres, que penser (pour quoi faire) ? C’est ici qu’intervient le veganwashing. Il nous propose diverses solutions, dont toutes ont en commun de ne pas remettre en cause le productivisme engendré par la quête du profit (d’autres diront : la circulation accélérée du capital) et les structures de domination de classe, de genre, de race. Ces solutions ne sont jamais collectives (sociales) mais bien individuelles : à chacun·e de faire un effort, et tout ira mieux dans le brave new world. Consommer c’est voter, nous dit-on : ça s’appelle buycott (terme forgé à partir de boycott). Donc cessez d’acheter de de la viande, ou plutôt, mieux encore, achetez de la « viande de culture », que commencent à produire plusieurs firmes agro-industrielles multinationales… Au pire devenez « flexitarien », c’est-à-dire renommez le régime alimentaire que vous suivez déjà, avec une part « raisonnable » de viande ou autres produits à base d’animaux morts et hop ! plus de problème… Bref, ce n’est pas gagné.

Bien sûr, il est compliqué d’aborder ces questions sereinement dans le contexte actuel de désastre in progress. Pourtant, on n’en sortira pas sans tenter de nommer les choses et de porter un regard lucide sur les rapports de force. C’est pourquoi le chapitre 2 de Veganwashing : « Naissance d’un concept », est particulièrement intéressant. Il commence par retracer la genèse du concept de greenwashing, qui a servi de matrice, en quelque sorte, à ceux qui ont suivi – bluewashing, purplewashing, pinkwashing et veganwashing.

En 1986, un militant nommé Jay Westerveld utilise pour la première fois le terme « greenwashing » pour critiquer les hôteliers qui se donnent bonne conscience en demandant aux clients d’accrocher les serviettes qu’ils comptent réutiliser et de laisser par terre celles qui doivent être lavées. L’expression est popularisée par Greenpeace en 1992, en amont du sommet de la Terre de Rio de Janeiro, dans un Guide du greenwashing qui dénonce l’intrusion des multinationales dans cette rencontre. L’avantage de l’anglicisme greenwashing […] est qu’il rappelle le brainwashing (lavage de cerveau) et ainsi la manipulation sournoise inhérente au procédé.

Les multinationales, donc, cherchant à se verdir. Mais, poursuit Segal, « l’accusation de greenwashing peut également être portée contre des États […] Le cas d’Israël est emblématique […] » Il cite ainsi le « quotidien de centre gauche Haaretz » qui, en juillet 2022, a consacré un article au « joli visage du greenwashing du Fonds national juif (FNJ) », lequel venait de lancer une campagne « contre le réchauffement climatique ». Or il faut savoir que le FNJ, « dont l’appellation en hébreu signifie “fonds pour la création d’Israël” » est un outil de colonisation qui date de la création de l’État. Voici ce qu’en dit l’historien Ilan Pappé dans son ouvrage Le Nettoyage ethnique de la Palestine[3] :

En tant que propriétaire global des terres au côté d’autres administrations qui possédaient des terres publiques en Israël, comme l’Autorité foncière israélienne, l’armée et l’État, le Fonds national juif a aussi participé à la création de nouvelles implantations juives sur les terres des villages palestiniens détruits.

Pappé décrit ensuite la manière dont ces lieux ont été renommés, en sorte d’effacer complètement les traces des précédents habitants. Le FNJ ne s’en est pas tenu là. Il a continué jusqu’à aujourd’hui à confisquer des terres et, aussi, à les reboiser avec des essences européennes, histoire de bien montrer à qui appartient le pays, et aussi d’enterrer sous les forêts dont il s’enorgueillit la mémoire des anciens villages palestiniens – et bien sûr, de supprimer la possibilité même d’un retour des expulsés. Aujourd’hui, Le FNJ possède 13% du territoire national. Greenwashing : sous la direction éclairée du FNJ, en 2007 le pays avait ainsi déjà créé 69 parcs nationaux et 190 réserves naturelles (Jérôme Segal précise que le nombre de ces dernières avait doublé en seulement huit ans).

Le « bluewashing », poursuit Segal, « désigne le fait de participer à des manifestations placées sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (l’ONU, dont le drapeau est bleu) pour s’arroger les valeurs positives qui y sont associées et ainsi redorer son image ». On imagine qu’au vu de ce qui s’est passé à Gaza, le bluewashing d’Israël a dû en prendre un coup.

Le « purplewashing », quant à lui, « consiste à tenir un discours qui pourrait être qualifié de féministe », par exemple en mettant l’accent sur le fait qu’en Israël, les femmes aussi font le service militaire… Drôle de féminisme que celui-là, mais on sait que certaines, par chez nous, s’en contentent.

Je ne reviens pas sur le pinkwashing, bien démonté par Jean Stern et auquel j’ai déjà fait allusion. Fort de ces expériences, Israël s’est lancé dans le veganwashing. Jérôme Segal qualifie même cette instrumentalisation du véganisme de « cas d’école ». Le gouvernement israélien a ainsi lancé « une véritable campagne de propagande pour célébrer la diffusion du véganisme dans le pays ». Extrait d’une vidéo publiée le 1er novembre 2019 (soit quelques mois après l’opération « Plomb durci », qui avait fait plus d’un millier de morts à Gaza) sur les réseaux sociaux :

Aujourd’hui, c’est la journée mondiale du véganisme. Je vais vous montrer l’armée la plus végane du monde. Dans l’armée israélienne, il y a plus de 10 000 soldats véganes. Cela représente un soldat sur 18 ! Chaque soldat a la liberté de choisir des bottes véganes plutôt que d’autres, des bérets véganes plutôt que d’autres, et des options alimentaires végétaliennes pour chaque repas. Voici Miri [il présente une soldate].

Bonjour, je m’appelle Miri et je suis végane depuis cinq ans. Lorsque j’ai rejoint les Forces de défense israéliennes, je savais qu’il était important pour moi de conserver un mode de vie végane. Venez avec moi, je vais vous monter ce qu’il y a pour le déjeuner. Nous avons des salades, du riz, des lentilles et même un sauté de légumes ! Pour moi, être végane est une question de santé et de droits des animaux, et je suis fière de pouvoir continuer à faire ma part pour les hommes et les animaux. Bonne journée mondiale du véganisme !

Jérôme Segal donne encore pas mal de détails sur l’encouragement du véganisme par le discours officiel israélien. Pourtant, l’image des rapports aux animaux dessinée par les dirigeants israéliens n’est pas toujours aussi irénique. Chacun·e se rappellera des déclarations du ministre de la Défense Yoav Gallant, peu après le 7 octobre 2023 :

J’ai ordonné un siège complet de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.

Il y a eu bien d’autres déclarations animalisant les Palestiniens (comme les nazis, qui animalisaient les juifs en les traitant de poux, de vermine, etc., et tous les colonisateurs, qui ont toujours animalisé les colonisés), par exemple celle-ci, d’Ayelet Shaked, qui venait d’être nommée ministre de la Justice par Netanyaou en 2015 :

Derrière chaque terroriste se trouvent des dizaines d’hommes et de femmes sans lesquels il ne pourrait pas s’engager dans le terrorisme. […] Ils sont tous des combattants ennemis, et le sang sera sur toutes leurs têtes. Cela inclut également les mères des martyrs, qui les envoient en enfer avec des fleurs et des baisers. Elles devraient suivre leurs fils, rien ne serait plus juste. Elles doivent partir, tout comme les foyers dans lesquels elles ont élevé les serpents. Sinon, d’autres petits serpents y seront élevés.

Il y a encore pas mal de choses intéressantes dans ce livre. Il est vrai que je n’en ai pas retenu l’aspect le plus, disons… optimiste. Tout de même, et pour être honnête, je dois ajouter qu’il a la vertu de bien exposer les enjeux du véganisme et ainsi de nous pousser à réfléchir. La conclusion est titrée : « Du veganwashing à l’utopie végane ? » Même si le point d’interrogation s’impose, c’est bien dans cette direction qu’il faut penser. Et c’est pourquoi il faut lire ce livre percutant et stimulant.

Le 22 septembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Sauf autre précision, toutes les citations sont issues de Veganwashing.

[2] The Vegan News, premier numéro, novembre 1944, cité par Jérôme Segal.

[3] Réédité par La Fabrique fin 2023. J’en ai rendu compte ici.

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Le foisonnement du confusionnisme

La deuxième édition du festival Les Foisonnantes aura lieu les 12 et 13 octobre prochains à Sisteron, dans les Alpes de haute Provence (04)

Le nom est bien trouvé – si je m’en réfère à mon dico préféré, les synonymes de « foisonnantes » sont : « abondantes, riches, florissantes, prospères ». Ce que l’on préfère évidemment à ses contraires : « pauvres, minces, maigres, misérables, insuffisantes, réduites ». Cela ne souffre pas la discussion. On pourrait objecter cependant qu’il faudrait savoir ce que qualifie cet adjectif substantivé pour la circonstance : les journées de ce « festival » (foisonnantes d’idées, de propositions, d’initiatives…) ? les personnes qui l’organisent (idem) ? celles qui y participent ?

En fait, « sous une affiche au ton “alternatif-écolo” et un joli site internet coloré se cache un foisonnement d’idées et de personnages confusionnistes et conspirationnistes aux accointances sérieuses avec l’extrême droite », alertait l’an passé, à l’annonce de la première édition de rencontres qui se présentaient comme « évolutionnaires » – oui, typo, sans r ! – un « collectif de militant·e·s du 04 engagé·e·s dans les luttes antifascistes »[1]. Je ne suis pas entièrement d’accord avec mes camarades : comme vous pourrez en juger par vous-mêmes, le site n’est pas « joli », il est kitsch.

Curieusement, ses concepteurices ont placé sur toutes ses pages, accompagnés de buissons fleuris assez gnan-gnan, des personnages ailés qui rappelleront immanquablement, à qui est tant soit peu familier des mythologies grecque et romaine, les funestes Harpyes, divinités mi-femmes mi-oiseaux « de la dévastation et de la vengeance divine » – dixit Wikipédia, qui cite également ce passage de l’Énéide de Virgile[2] :

Leurs traits sont d’une vierge ; un instinct dévorant/ De leur rapace essaim conduit le vol errant ;/ Une horrible maigreur creuse leurs flancs avides,/ Qui, toujours s’emplissant, demeurant toujours vides,/ Surchargés d’aliments, sans en être nourris,/ En un fluide infect en rendent les débris,/ Et de l’écoulement de cette lie impure/ Empoisonnent les airs, et souillent la verdure.

Ça ne donne pas envie… Mais bon, ce n’était certainement pas l’intention des initiatrices des Foisonnantes que de se référer à ces dégoutants personnages. Je digresse, là. Quoique… peut-être pas tant que ça. Voyons ce que nous disaient les camarades antifas dans leur texte de l’an passé :

Les Foisonnantes nous donnent un très bon exemple d’une des formes que peut prendre le confusionnisme. Derrière une multitude d’ateliers bien-être et de spectacles, sont proposées des réflexions politiques sur la santé, l’instruction et l’économie soi-disant pour un autre monde mais qui font intervenir en grande majorité des personnalités réactionnaires et proches de l’extrême droite. Ces intervenant·e·s portent en général un discours confus empreint d’ésotérisme et proposant des solutions individualistes, iels mêlent à leurs paroles des éléments de langage et des références de gauche qui participent à brouiller leur appartenance politique lorsqu’iels font la promotion d’idées conservatrices, antisémites, antiféministes, lgbtphobes, souverainistes et nationalistes.

Je crois pouvoir avancer que ce confusionnisme se traduit aussi (d’abord, puisque c’est ce que nous découvrons pour commencer en ouvrant leur site) dans leur esthétique – ce qui démontre une fois de plus que l’esthétique a quelque chose à voir avec la politique. Ce mélange de tradition mal régurgitée et de New Age, c’est déjà du confusionnisme. Ce qui foisonne là-dedans, ce sont des idées, des discours, des personnages douteux. Et des images, donc.

Quant à la proposition de cette année, elle semble un peu plus modeste que l’an passé : moins de thèmes, deux jours au lieu de trois, pour un peu moins d’intervenant·e·s annoncé·e·s (17 contre 19). Le lieu a changé : Les Foisonnantes sont désormais accueillies à Sisteron. À l’attention de celles et ceux qui ignoreraient, peuchère, les arcanes de la géopolitique bas-alpine, il faut souligner que cette bourgade est le fief d’un cacique de la droite locale : Daniel Spagnou, l’inamovible maire – il occupe cette fonction depuis 1989. L’an passé, le festival avait eu lieu aux Mées, bastion communiste s’il en est (avec des municipalités dirigées par les communistes depuis au moins 1971). Le maire s’était quelque peu ému en découvrant, un peu tard, les biographies de certains intervenants de la fachosphère et des milieux complotistes, lesquelles faisaient tache dans cette bourgade « rouge » qui leur avait sans barguigner ouvert plusieurs salles et espaces municipaux… Cette année, interpellé par des journalistes quant à la tenue des Foisonnantes, là encore, dans des locaux et lieux gérés par la mairie, l’édile de Sisteron a répondu « par voie de communiqué », rapporte le site de BFM DICI : « Domiciliée dans la commune depuis mars 2024, l’association Les Foisonnantes, dûment enregistrée en préfecture, est une association comme les autres et peut donc organiser des événements à condition, naturellement, que ces derniers ne troublent pas l’ordre public. » Et il confirme que les rencontres auront bien lieu « dans différents lieux du centre-ville [et] ont fait l’objet de demandes de locations et d’occupation du domaine public en bonne et due forme. » Demandes accordées, cela va sans dire.

Un peu moins… foisonnantes, si j’ose dire, sont aussi les thématiques de cette année, axées principalement autour des enfants, qui  sont, selon la page d’accueil du site, « les graines du monde nouveau dans lequel nous voulons vivre ». Va falloir vous dépêcher de grandir, hein, les mômes, parce que c’est pas tout ça, mais nous autres, on veut vivre dans un monde nouveau… « Alertez les bébés ! », chantait Jacques Higelin. Alors, qui sont les « jardiniers de la vie […], conscients des conditions de leur épanouissement [qui vont créer] l’humus [dont] la jeunesse [a] besoin pour croître et s’enraciner en humanité ? » Hein, qui donc ?

Hé bien, comme d’hab’ – enfin, pardon, comme l’an passé : un savant dosage de savants plus ou moins perchés égarés dans leurs cogitations quantiques (un terme très à la mode dans ces milieux, ils le mettent à toutes les sauces, comme le relève justement l’essayiste Thierry Jobard dans son livre Je crois donc je suis. Le grand bazar des croyances contemporaines[3]), de pédagogues qui veulent du bien à vos enfants et vendre leurs bouquins ou leurs « masterclass » – si, si, ça aussi c’est très couru, plus besoin de se déplacer, tout se passe par internet –, de thérapeutes de toute sorte, de maîtres de la « conscience », de théoriciens de l’univers, de l’esprit et de la permaculture… Bref, développement personnel et « zozotérisme » (joli néologisme inventé par Thierry Jobard), le tout mâtiné de yoga, d’hypothèses extraterrestres et d’exotismes à tendance orientaliste. On est dans la ouate.

Et puis, comme l’an passé également, quelques personnalités vraiment très impliquées dans les cercles complotistes et la fachosphère. Entre autres : Valérie Bugault[4], Étienne Chouard[5], Fabien Moine[6], Marie Grenet[7], Philippe Guillemant[8], Senta Depuydt[9], Sonia Delahaigue[10]. D’autres sont apparemment moins directement familiers de ces cercles, mais lorsque l’on va faire un tour sur leurs sites internet, après avoir passé leur premiers baratins plus ou moins foutraques – et leurs boutiques: ils ont tous quelque chose à vendre, des bouquins, des vidéos, des formations à distance ou sur site… –, et que l’on clique sur les liens vers des sites amis, il est bien rare que l’on ne retombe pas très vite sur des sites du style RéinfoCovid, du désormais bien identifié facho qui fâche : Louis Fouché. Ça réseaute dur chez ces gens-là.

Bon, si vous avez pris la peine de lire les notes ci-dessous (qui concernent quand même dix intervenant·e·s sur dix-sept), vous aurez pigé qu’il y a un problème. Ce qui justifie le titre du premier article (de BFM DICI) sorti cette année sur ces rencontres : « la deuxième édition du festival “les Foisonnantes” inquiète à Sisteron ». On a déjà rapporté plus haut la position (plutôt favorable) du maire. Mais que répondent (également à BFM DICI) les organisateurices à ces « inquiétudes » ?

On est totalement en dehors de la politisation des débats. Aujourd’hui, on veut rassurer le public et être le plus transparent possible. Ce qui est important pour nous ce n’est pas le messager, mais bien le message. Le festival a été créé pour redonner des outils de compréhension, pour élargir les débats et les consciences sans aucune discrimination ou censure de paroles. La parole des intervenants est libre et elle leur appartient. Nous sensibilisons les personnes au fait qu’il est important de se forger des idées en autonomie. Nous n’acceptons aucune dérive sectaire ou propos offensants. Nous n’avons aucune affinité avec des personnes qui affichent ouvertement leur appartenance avec des courants extrémistes de droite comme de gauche.

(C’est moi qui souligne.) Bizarre, bizarre, ça me rappelle quelque chose, on dirait du Macron dans le texte : ça commence par le ni-LFI-ni-RN et ça finit dans les bras de Marine…

Les Foisonnantes nous prennent vraiment pour des imbéciles. L’an passé, on aurait pu, avec un très gros effort de volonté, croire que les organisatrices étaient un peu naïves, qu’elles s’étaient fait avoir par l’entrisme de Fouché et des autres, sous couvert de belles paroles. Pourtant, quand on (les camarades cités plus haut) les avait informées – elles n’avaient pas voulu en démordre, se déclarant « agressées » par de méchants antifascistes dogmatiques. Mais on connaît l’adage : errare humanum est, perseverare diabolicum. C’est bien le cas ici.

Las, le confusionnisme a la vie dure. J’en veux pour preuve la présence d’un autre zozotérique, Charles-Maxence Layet, parmi les conférenciers de cette année. « Charles-Maxence Layet, dit sa présentation par Les Foisonnantes, est journaliste scientifique, conférencier et auteur de livres, d’articles et de documentaires spécialisés dans l’innovation, les alternatives, la cyberculture, les médecines douces, les nouvelles technologies de l’énergie et l’environnement électromagnétique. » Il est fondateur de la revue Orbs[11].

OVNI, Extraterrestres, Contactés ? Orbs Spécial Contact, le nouveau numéro thématique de la revue ORBS, propose un voyage collectif autour de ces questions qui nous intriguent. […] Hors norme, inclassable, intemporel, ce numéro de ORBS conjugue Art brut, Carl Gustav Jung, Rosswell, Ummites, Droit cosmique, Drones, Xénolinguistique, Nucléaire, Astrobiologie et Communications médiumniques… Attention « zone sensible » ! (Extrait de la présentation du n° dont la couv. figure ci-dessus sur la page d’accueil du site).

Layet présente sa revue comme « l’autre Planète » – jeu de mots pour parler d’une planète que nous croyions connaître mais qui resterait à découvrir tout en invoquant sa filiation avec une revue éponyme des années 1960 :  « revue bimestrielle française éditée entre 1961 et 1971 qui reprenait les différents thèmes abordés dans l’ouvrage de Jacques Bergier et Louis Pauwels, Le Matin des magiciens, et qui se présentait comme l’organe du mouvement du réalisme fantastique » (Wikipédia).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À propos de cette filiation, je recommande chaleureusement l’excellent papier de Pierre Lagrange dans la Revue du Crieur n°5 (accessible en ligne[12]) qui rappelle, entre autres, que Louis Pauwels s’est rapproché de la Nouvelle Droite (le Grece d’Alain de Benoist, caution intello de l’extrême droite) dans les années 1970 et qu’il a ensuite fondé et dirigé le Figaro Magazine, organe de combat idéologique de la droite et de son extrême avant l’ère Bolloré[13]. Extrait de l’article de Pierre Lagrange :

Le Matin des magiciens et la revue Planète ont contribué à construire une grille de lecture qui a influencé notre interprétation de certains événements, notamment à la suite d’attentats comme ceux du 11 Septembre, et qui a été reprise et étendue dans certains livres ou séries télévisées comme X-Files ou le Da Vinci Code. Nous sommes bien, à certains égards, les héritiers du monde construit par Le Matin des magiciens et Planète. Un monde où la critique ne s’exerce plus seulement du point de vue des savoirs scientifiques, considérés par beaucoup comme désormais trop dogmatiques, mais vers ces savoirs scientifiques.

Pour rire un peu, voici ce qu’en disaient des camarades de l’époque. Dans Internationale situationniste, no 7 – avril 1962, p. 46, on trouve cette forme de parodie d’encart publicitaire :

Si vous lisez « Planète » à haute voix vous sentirez mauvais de la bouche !

La revue du Matin des Magiciens. – Le contact avec des Intelligences dans le cosmos, et avec Pauwels ici-bas. – Teilhard de Chardin oui, oui, oui : l’essayer, c’est l’adopter ! – La monteras-tu la côte de l’évolution ? – La parole est aux marsouins; et à Pauwels. – Et s’il le faut, mutons ensemble ! – Le fantastique à tempérament. – Un nouveau beurre : Planta ! Une nouvelle pensée : Pauwels ! Une nouvelle élite : Planète ! – La revue magique qui enlève les rides et les points noirs des vieilles idées. – Vers la Nouvelle Renaissance de l’Algérie Française. C’est dès aujourd’hui que s’élabore la religion de nos enfants. – Planète, la galaxie vue en auvergnat. – Des Forces Inconnues au service de l’édition.

30.000 lecteurs ! 300 Nouveaux Lecteurs ![14]

 

Tout ça pourrait prêter à rire si cela ne s’inscrivait dans le contexte politique que vous savez… À suivre.

franz himmelbauer, le 15 septembre 2024

[1] Voir leur texte intégral sur le site Vallées en luttes : https://valleesenlutte.org/spip.php?article603

[2] Au chant III. Wikipédia cite la traduction de Jacques Delille (1738-1813), un peu vieillotte, certes, mais pas dénuée de charme.

[3] Aux éditions Rue de l’Échiquier, 2023 : p. 62, Thierry Jobard évoque, entre autres méthodes du « zozotérisme » (l’ésotérisme commercial façon post-New Age) « le recours sans vergogne à des termes ou à des théories scientifiques complexes. Champion toutes catégories : le mot “quantique”. Thérapies quantiques, médecine quantique, massage quantique, astrologie quantique et autres billevesées quantiques ont rempli bien des rayons de librairies. » Et pas que : l’un des conférenciers des Foisonnantes, déjà présent en 2023, propose régulièrement des « déambulations quantiques » à quelques centaines d’euros par personne… Au cas où ça vous intéresse: https://www.guillemant.net/ateliers/Estachon.htm

[4] Ancienne proche de François Asselineau, elle était coordinatrice de son parti l’UPR en 2014. Elle a participé plusieurs fois à la Fête du Pays Réel organisée par Civitas (organisation catholique intégriste d’extrême droite) et contribue au média soralien antisémite Égalité & Réconciliation dont elle est l’ex-numéro 2. Elle est également membre de l’association BonSens au côté d’autres figures d’extrême droite. Intervient dans le film Hold Up. Elle vient présenter cette année (elle avait déjà participé à la première édition) son projet « Révoludroit » : https://revoludroit.fr/reforme-des-institutions/, projet de réforme constitutionnelle qui vise à « préparer les fondations de ce qui sera le renouveau civilisationnel de la France » : société fondée sur la famille (père, mère, enfants), corps inaliénable (embryon compris), loi naturelle… Voir la « charte des valeurs » notamment.

[5] On trouvera une première (bonne) mise au point sur Chouard par ici : https://blogs.mediapart.fr/luttonscontrelefn/blog/290115/qui-est-vraiment-etienne-chouard. L’article souligne non seulement ses accointances coupables avec des personnalités de la fachosphère, mais aussi une citation où il défend le Front National comme n’étant pas d’extrême droite, et surtout une analyse de ses thématiques politiques qui trahissent une vision politique d’extrême droite. Autre référence sur le bonhomme : son entretien sur le plateau du Media avec Denis Robert et Mathias Enthoven qui l’interrogent sur ses complaisances avec l’extrême droite. https://www.lemediatv.fr/emissions/2019/cartes-sur-table-etienne-chouard-hbTjk3qkQzCgqNRO-EUfnQ Voir en particulier à partir de 40 mn, lorsque Denis Robert lui demande s’il a « un doute sur l’existence des chambres à gaz ». Chouard répond : « Mais j’y connais rien moi ! » Et quand ses interlocuteurs se montrent choqués par cette réponse, il invoque 1984 et la police de la pensée (dont il serait la victime, évidemment). Denis Robert lui reproche de donner dans le confusionnisme et de faire des ponts entre milieux de gauche et fachos sous couvert d’un discours « alternatif » – une bonne métonymie des Foisonnantes…

[6] Fabien Moine est « naturopathe hygiéniste ». Il a participé au collectif de Louis Fouché Ré-info Covid qui a sévi durant la pandémie en pratiquant une désinformation acharnée sur le Covid, le danger des masques et bien entendu de la vaccination. Il a fondé en 2019 une maison d’édition qui publie des livres et des documentaires, traitant principalement de naturopathie, de santé, mais aussi d’actualité internationale. Elle assure la promotion de personnages tels que Louis Fouché, Eric Raoult, et lui-même. Sa maison d’édition : Euvie ( https://exuvie.fr/) Fabien Moine a écrit plusieurs livres et réalisé un documentaire sur le jeûne qui est sa principale marotte. Une enquête diffusée sur RTL indique qu’il organise des stages de jeûne à plus de 800€ euros la semaine, type de pratique épinglé par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Il assure également avec sa maison d’édition et ses chaînes Youtube et Odyssée, la promotion de la guérison de cancers « incurables, stade 4 » par la pratique du jeûne. Il côtoie et co-intervient régulièrement sur des médias ou avec des personnalités complotistes et elles-mêmes d’extrême droite. Il est par exemple promu par les médias d’extrême droite soraliens « Égalité et réconciliation » et « le média en 442 ». Il co-intervient avec la généticienne Henrion Caude, complotiste très active durant et depuis la pandémie, elle-même proche de l’extrême droite. Il affirme sur sa propre chaîne en cohérence qu’« il n’y a pas de vérités, il n’y a que des histoires ». Il se défend aussi dans une vidéo de ses nombreuses proximités avec des médias ou des personnalités d’extrême droite en prétendant qu’il ne fait pas de politique et qu’il est avant tout pour la liberté d’expression. Quelques liens (mais on peut facilement en trouver d’autres): Égalité et Réconciliation : Comprendre le Jeûne avec Fabien Moine https://egaliteetreconciliation.fr/Comprendre-le-jeune-avec-Fabien-Moine-67465.html

Le Media en 442 : Les documentaires de Fabien Moine (https://lemediaen442.fr/les-documentaires-de-fabien-moine-succes-public-difficultes-de-programmation/)

Chaîne Odyssée : Alexandra Henrion Caude (https://odysee.com/@FabienMoineExuvieTV:9/alexandra-henrion-caude-au-del%C3%A0-des:2)

Il est le réalisateur du film documentaire « Suspendus, des soignants entre deux mondes » (2022) qui est régulièrement projeté sur le territoire parfois avec lui-même et Louis Fouché, qui est avec sa femme un des principaux témoins du film. Le film propose en cohérence avec tout son discours une vision complotiste de la pandémie et des restrictions sanitaires.

[7] Voir https://www.kairospresse.be/interview-de-marie-grenet-porte-parole-du-collectif-de-sante-pediatrique-france/ Présentation de l’interview par Kairos : « Marie Grenet est pédiatre en France, porte-parole du collectif de santé pédiatrique, pensionnée avant l’heure car ne trouvant plus de sens à son métier dans le contexte covid. Elle nous explique pourquoi elle ne croit pas au narratif officiel sur la crise, le développement d’un enfant et les risques du masque pour celui-ci, les dangers de l’expérimentation en cours avec ce qu’ils appellent vaccins. » NB : le site Kairos dégage lui aussi une forte odeur de complotisme et d’idéologie facho (articles, entre autres, contre les orientations de l’éducation sexuelle à l’école, ou contre le bataillon Azov, non parce qu’ils sont fachos, mais parce qu’ils sont antirusses). Par ailleurs, leurs vidéos sont diffusées sur la chaîne odysee. La chaîne odysee, « lancée en septembre 2020 par le libertarien américain Jeremy Kauffman » (Wikipédia), est un site qui « attire les complotistes français », selon le magazine web Numerama, qui a publié un article très détaillé sur cette « plateforme de vidéos où le film complotiste Hold Up a été très partagé »… À lire ici : https://www.numerama.com/politique/665449-odysee-le-youtube-libre-qui-attire-les-complotistes-francais.html Et si vous n’êtes pas convaincu·e, tapez « chaîne odysee » dans votre moteur de recherche – les résultats sont édifiants. Sur DuckDuckGo (que je recommande, loin de Google et consorts), le premier résultat affiche, entre autres, un lien sur une série de vidéos d’Alan Soral. Autre lien : https://collectifdesantepediatrique.fr/ On y trouve un post sur une réunion du Conseil scientifique indépendant (organisation de la sphère antivax) avec Sonia Delahaigue (autre intervenante des Foisonnantes) et l’inévitable lien vers le site de Réinfo covid.

[8] Ce proche de Pierre Barnérias (réalisateur du documentaire Hold Up), ancien chercheur désavoué du CNRS, s’est converti au développement personnel et au conspirationnisme spécialisé dans les prophéties annonçant « une ère transhumaniste ». L’an passé, il avait réalisé une vidéo promotionnelle pour la première édition des Foisonnantes avec deux organisatrices. Il est le créateur, nous dit-on, de la théorie de la « double causalité »… Son blog https://doublecause.net est un bon exemple, me semble-t-il, de ce que l’on peut appeler confusionnisme. Essayez d’en lire quelques posts, vous comprendrez ce que je veux dire. On peut voir aussi sur https://www.youtube.com/watch?v=GavEJRcquYA un échange entre lui et Louis Fouché intitulé « Science et fictions : intrication quantique ». C’est lui qui vend (cher) ses « déambulations quantiques » (voir plus haut, note 3).

[9] La présentation des Foisonnantes devrait suffire à la situer : « Senta Depuydt est une journaliste et conférencière belge engagée dans la protection de la santé et les droits des enfants. Son parcours l’a menée à aborder des approches alternatives de l’autisme (Congrès sortir de l’autisme avec le Dr Soulier), à collaborer avec l’association Children’s Health Defense (présidée par Robert F. Kennedy Jr) et à dénoncer les dérives totalitaires sur l’enfance, notamment sur les questions de la vaccination et de l’éducation à la sexualité. Elle s’occupe actuellement du média en ligne Essentiel.news, et publie aussi dans des magazines santé, ainsi que sur La Lettre de Senta. » « Robert Francis Kennedy Jr., also known by his initials RFK Jr., is an American politician, environmental lawyer, anti-vaccine activist, and conspiracy theorist. » (Wikipedia) Candidat aux primaires républicaines, il s’est désisté au profit de Donald Trump, qui s’en est félicité en disant que « c’est un bon gars ». Et si on a encore des doutes sur la ligne politique de Mme Depuydt, on pourra aller voir la page d’accueil d’Essentiel.news ou le blog La lettre de Senta, où pas mal de posts font penser au complotisme de QAnon…

[10] Psychologue au centre Chrysalide. Autrice d’un livre aux éditions de Fabien Moine, Exuvie : Ils n’en sont pas morts, regard d’une psychologue sur la maltraitance invisible des enfants. Lorsque l’on tape son nom sur Internet, on tombe sur une séance du CSI, « Conseil scientifique indépendant » qui réunit des scientifiques, comme son nom l’indique, de la sphère antivax, comme son nom ne l’indique pas. Elle a aussi participé au « Rencontres d’Exuvie 2023 », où l’on retrouvait, entre autres, Louis Fouché, Fabien Moine, Vincent Pavan (président de Réinfo Liberté) – tous trois présents lors de la première édition des Foisonnantes en 2023. La plupart des membres du CSI ont appelé à voter Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en 2022 (https://x.com/antifouchiste/status/1514901184380817409).

[11] Voir comment il la présente lui-même ici : https://www.youtube.com/watch?v=1QgFJYCpxek.

[12] https://shs.cairn.info/revue-du-crieur-2016-3-page-120?lang=fr

[13] Le rôle du Figaro Magazine et son impact sur la politique française dans les années 1980-1990 est peut-être un peu oublié aujourd’hui, mais il faut souligner qu’il fut vraiment très important dans le processus de lepenisation des esprits. Pour mémoire, on se contentera de rappeler ici une seule Une, celle du 26 octobre 1985, qui affichait en gros plan le « portrait » d’une Marianne voilée, avec le titre : « Serons-nous encore français dans 30 ans ? » L’année précédente avait vu la réémergence de l’extrême droite sur le plan électoral, la première depuis l’Occupation, avec le FN de Jean-Marie Le Pen obtenant 17% des votes au premier tour de l’élection municipale de Dreux après une campagne entièrement consacrée à la haine anti-immigrés, puis 10,95% des suffrages exprimés aux élections européennes (soit 2,2 millions de voix), envoyant dix députés à Strasbourg et manquant de peu de dépasser le score du PCF (11,2%)… Dans ce contexte, le Fig-Mag, comme on disait alors, n’hésitait pas à renouer avec les pires tradition racistes et xénophobes de la droite française. Louis Pauwels, qui l’avait fondé en 1978, l’avait déjà quitté (en 1993), mais il y avait imprimé sa marque. Un seul exemple parmi tant d’autres : il avait dans un article de 1986 (6 décembre) qualifié les étudiants manifestant contre le projet de loi Devaquet sur la sélection à l’entrée à l’université de « jeunesse atteinte de sida mental ». (On se souviendra au passage que c’est en marge de ces manifestations que les ancêtres de la Brav-M, alors appelés « voltigeurs motocyclistes », avaient assassiné Malik Oussekine, la nuit du 5 au 6 décembre, dans un hall d’immeuble de la rue Monsieur-le-Prince, ce qui avait entraîné la dissolution de l’unité, ressuscitée tout récemment par un sinistre de l’intérieur macronien.)

[14] Je ne prétends pas capter vraiment toutes les allusions contenues dans ce petit texte dont chaque mot est pesé, me semble-t-il. Il me faudrait plus de temps et de connaissances sur l’époque. Mais tout de même, notons « le contact avec les Intelligences du Cosmos », que certain·e·s des participant·e·s aux Foisonnantes revendiquent sans rire… (Là-dessus, je ne peux que vous recommander la lecture du très bon roman de Wu Ming, OVNI 78, paru cette année chez les camarades de Libertalia, traduit et postfacé par un autre camarade, Serge Quadruppani. Il donne à la fois à penser et à rire, ce qui n’est pas si fréquent pour un polar.) Teilhard de Chardin : j’ai trouvé des références à la pensée de ce prêtre jésuite dans les interventions de conférenciers des Foisonnantes, par exemple une interview de Jacques Besson, psy suisse, par la chaîne youtube d’Antithèse, un site qui réalise de longs entretiens avec diverses personnalités, dont, aussi, pas mal de complotistes… Voici un extrait de la bio de Teilhard de Chardin sur Wikipédia : « Dans Le Phénomène humain, il trace une histoire de l’Univers, depuis la pré-vie jusqu’à la Terre finale, en intégrant les connaissances de son époque, notamment en mécanique quantique et en thermodynamique. Il ajoute aux deux axes vers l’infiniment petit et l’infiniment grand la flèche d’un temps interne, celui de la complexité en organisation croissante, et constate l’émergence de la spiritualité humaine à son plus haut degré d’organisation, celle du système nerveux humain : pour Teilhard, matière et esprit sont deux faces d’une même réalité. » Sans prétendre critiquer ou analyser l’œuvre de ce prêtre, je me contente de remarquer qu’il y a là une excellente base pour le baratin zozotérique… Ensuite, je crois comprendre que les situs disent que la pensée de Pauwels est à la pensée ce que Planta (marque de margarine, peut-être nouvelle à l’époque) est au beurre… un ersatz, en quelque sorte. « La Nouvelle renaissance de l’Algérie française » : Pauwels avait signé le « Manifeste des intellectuels français pour la résistance à l’abandon », qui s’opposait au Manifeste des 121 titré : « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Enfin, « la religion de nos enfants » résonne curieusement avec le thème des Foisonnantes de cette année, puis qu’il y sera beaucoup question d’éducation et de spiritualité…

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Les morts incomplets

Carolina Kobelinsky et Filippo Furri, Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée, La Découverte, 2024

« En effet – et je pense que c’est là le message des auteurs de l’Encyclopédie – rien ne se répète jamais dans l’histoire des hommes, tout ce qui paraît à première vue identique est à peine semblable ; chaque homme est en lui-même un astre à part, tout se passe toujours et jamais, tout se répète indéfiniment et jamais plus. (C’est pourquoi les auteurs de l’Encyclopédie des morts, ce grandiose monument à la différence, insistent sur le particulier, pourquoi chaque créature humaine est pour eux chose sacrée.) »

« L’Encyclopédie des morts », c’est le titre d’une nouvelle assez borgésienne de Danilo Kiš[1], qui figure au panthéon de mes auteurs préférés. La narratrice, invitée de marque en Suède par l’Institut de la Recherche Théâtrale, se voit proposer par son cicerone, entre autres activités réservées aux VIP, une nuit, non pas à l’Opéra, mais dans la Bibliothèque Royale. Elle y découvre assez vite que chaque salle correspond à une lettre de l’alphabet, lesquelles lettres sont les initiales de noms propres : « J’avais compris, me rappelant sûrement avoir lu quelque chose à ce sujet, qu’il s’agissait de la célèbre Encyclopédie des morts. » La narratrice se précipite sur un des milliers de volumes consacrés à la lettre M, dans lequel elle va retrouver la biographie complète et détaillée de son père, mort « moins de deux mois avant [s]on séjour en Suède ».

Appuyée aux étagères de bois branlantes, le livre dans les bras, je lus sa biographie, en perdant toute notion du temps. Les livres, comme dans les bibliothèques médiévales, étaient attachés par une lourde chaîne à des anneaux métalliques fixés aux étagères. Je le compris en essayant d’emporter le lourd volume pour le rapprocher de la lumière. […]

[C]e qui rend cette encyclopédie unique en son genre – outre qu’il s’agit du seul exemplaire existant –, c’est la façon dont sont décrits les rapports humains, les rencontres, les paysages ; cette multitude de détails qui font une vie humaine. La mention (par exemple) de son lieu de naissance, exacte et complète (« Kraljevčani, commune de Glina, canton de Sisak, district de Banija »), est accompagnée de renseignements géographiques et historiques car là-bas, tout est noté. Absolument tout. Les paysages de sa région natale sont rendus de façon tellement vivante qu’en lisant, ou plutôt en survolant les lignes et les paragraphes, j’avais l’impression d’être là-bas, en plein cœur de cette région : la neige sur les sommets lointains, les arbres nus, la rivière gelée sur laquelle, comme dans un paysage de Bruegel, patinent des enfants parmi lesquels je le vois, lui, mon père, bien qu’il ne soit pas encore mon père, mais seulement celui qui sera mon père, celui qui fut mon père. Puis le décor s’habille brusquement de verdure, des fleurs, roses et blanches, s’épanouissent aux branches, sous mes yeux fleurissent les buissons d’aubépine, le soleil passe au-dessus du village de Kraljevčani, les cloches sonnent à la petite église, les vaches meuglent dans les étables et les vitres des maisons étincellent sous les rayons pourpres du soleil matinal qui fait fondre les stalactites aux gouttières[2].

Changeons de lieu et d’époque.

Chaque année la mer dépose sur l’île nombre de cadavres. Il y a une trentaine d’années, Vincenzo, le gardien du cimetière, situé près de Cala Pisana, a commencé à prendre soin de ces corps égarés et inconnus. Après les avoir inhumés, il disposait des croix rudimentaires sur leurs tombes. Dans ce cas […], ce symbole était un signe de respect, et non pas une manière de christianiser des morts dont la religion demeurait, de fait, inconnue. […] ces croix réunissaient dans le même hommage tous les naufragés[3].

Nous sommes ici à Lampedusa, à la frontière méridionale de l’Europe. Nous aurions pu aller encore plus au sud : à Zarzis, par exemple, en Tunisie, où un bénévole du Croissant rouge a ouvert depuis des années déjà un « cimetière des inconnus[4] »… On sait assez les naufrages et les personnes assassinées par cette frontière, voulue et entretenue à grands frais par une majorité d’Européens (majorité qui a menacé ces jours-ci de se faire « absolue » dans l’hexagone)[5]. On sait moins le dévouement, le travail acharné de celles et ceux qui se mobilisent en solidarité avec ces voyageurs et voyageuses précaires que l’on nomme migrant·e·s, qu’ils aient accosté morts ou vifs. C’est tout le mérite de Carolina Kobelinsky et Filippo Furi, anthropologues, que d’avoir voulu raconter, dans leur livre Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée[6], la vie quotidienne d’une petite équipe (qu’ils nomment la squadra) de bénévoles de la Croix-Rouge de Catane, en Sicile, qui se sont de plus en plus consacrés, ces dernières années, au travail d’identification de morts arrivés à Catane sur des bateaux de migrants, ou dont les corps ont été repêchés en mer.

À l’origine de cette quête souvent désespérée, il y a donc cette squadra : Silvia, Riccardo et Davide. Ils font partie du comité local de la Croix-Rouge de Catane, dont une des missions est le programme Restoring Family Links (RFL). Ce programme « est né en 1959 afin d’aider les familles à retrouver leurs proches disparus dans le cadre de conflits armés ou de catastrophes naturelles ».

Aujourd’hui, le dispositif est de plus en plus déployé pour rétablir le contact familial perdu par des migrantes et des migrants, en raison des conditions extrêmes de la traversée des frontières lorsque ces personnes, venant pour la plupart de pays du Sud, d’anciennes colonies françaises, anglaises ou italiennes, se déplacent sans avoir pu obtenir les autorisations demandées par les différents États-nations européens. […] Une part significative du travail des bénévoles est consacrée à la recherche des disparus. […]

Entre 2015 et 1018, les membres de la squadra passent seulement une petite partie du temps dans les bureaux. Ils sont surtout au port, où plus de quatre-vingt-dix débarquements se sont succédé à raison d’un toutes les deux semaines, avec des pics de débarquements hebdomadaires lors de la période estivale. La Croix-Rouge locale est alertée par les autorités lorsqu’une embarcation est sur le point d’accoster sur le port catanais. Une équipe de médecins secondée par des bénévoles assure alors les premiers secours, la distribution d’eau, de biscuits, d’un kit d’hygiène et d’habits. Au cours de cette action, la squadra distribue des cartes présentant le service RFL.

Cette présence sur le port à l’arrivée des (sur)vivants… et des morts a conduit la petite équipe à varier ses approches : il s’agissait désormais, non seulement de rechercher des disparus à la demande de leur famille, mais aussi de rechercher l’histoire, la famille et donc le nom des morts, avec les rares indices disponibles – des signes physiques particuliers, des objets ou des papiers et aussi, parfois, un prénom ou le nom d’un pays, d’une région, voire d’un village d’origine donné par leurs compagnes et compagnons de traversée. Ce reverse tracing, selon la terminologie de la Croix-Rouge, requiert un travail très ardu, d’autant plus qu’il est souvent compliqué par la dispersion des rares informations recueillies par différents services administratifs dont la préoccupation première n’est évidemment pas l’accueil – des vivants pas plus que des morts – mais l’identification et le tri des étrangers plus ou moins désirables – il vaudrait mieux dire indésirables. Ainsi, la squadra a-t-elle dû mettre au point une base de données alimentée par les diverses sources d’informations (services administratifs, police des frontières, ONG, etc.) et permettant de les recouper – quand l’information a-t-elle été obtenue (au moment du débarquement, après ?), par qui (un compagnon de voyage, un membre de la famille ?) et par quel moyen (reconnaissance directe du corps, sur photo, à travers des documents trouvés dans les vêtements ?). Elle a dû parfois aussi faire face à des absurdités kafkaïennes – dues au peu d’empathie dont font preuve les autorités politiques (malheureusement suivies par la soi-disant « opinion publique ») à l’égard des personnes qui débarquent et aussi à l’organisation bureaucratique de ce que l’on n’ose plus nommer « accueil ». Ainsi, au détour d’un entretien de travail avec un inspecteur de police de Catane, la squadra (accompagnée de Carolina et Filippo, dont on voit au fil des pages s’approfondir l’engagement dans leur « objet » d’étude, et c’est fort sympathique, de mon point de vue en tout cas) apprend qu’il existe dans le jargon juridico-administratif plusieurs vocables représentant différents stades de l’identification des personnes mortes : « Une chose est l’identification [identificazione], leur déclare l’inspecteur, et une autre la reconnaissance [riconoscimento]. Une chose est la mention [notizia] et une autre le riconoscimento, qui est plus qu’une indication [indicazione] ou un indice [indizio]. » La notizia, parfois appelée aussi indizio ou indicazione, correspond au niveau d’information le moins fiable aux yeux de la police et de ce fait, elle ne pourra pas conduire à une identification en bonne et due forme, laquelle doit être sanctionnée par un tribunal… Ainsi, par exemple, lors d’un débarquement qui a avait eu lieu le 13 juin 2018, plusieurs rescapés avaient donné les noms et la ville en Somalie d’où étaient d’après eux originaires un jeune homme et une femme décédés (apparemment de maladie et de malnutrition) durant la traversée. Pour les gens de la squadra et les autres personnes présentes ce jour-là, les deux défunts étaient immédiatement devenus les ragazzi somali. Mais comme les témoins n’avaient pas de lien de parenté avec eux, leurs dires furent considérés comme des notizie. Résultat : plus de trois ans après leur arrivée à Catane (faute de personnel, de dispositions légales, de volonté de contacter la famille en Somalie ?), les ragazzi somali n’avaient toujours pas reçu de sépulture décente et leurs cadavres se trouvaient encore à la morgue… Bien sûr, cette attitude des « accueillants » entraîne des répercussions directes sur les premiers concernés, comme dans cette autre situation décrite par Riccardo dans son journal, qu’il a bien voulu confier à Carolina et Filippo :

Neuf corps ont été débarqués, mais qui sait combien d’autres nous ne connaîtrons jamais. De loin, je vois un bénévole, visiblement en difficulté, qui parle à une fille. Je l’approche. Ils pleuraient tous les deux, la jeune fille racontait comment elle avait perdu sa sœur en mer. Mais, me dit la fille, elle n’est pas parmi les neuf corps à bord ; elle l’a vue s’enfoncer dans les vagues. Elle ne voulait pas le signaler, de peur qu’on lui montre des corps dont elle savait qu’ils n’étaient pas celui de sa sœur, elle en était sûre. Et ainsi, pour nous, du côté chanceux de la Méditerranée, cette fille n’est même pas morte, elle n’a jamais existé. Mais ce n’est pas le cas. Sa sœur le sait et je le sais aussi, il y a une fille sur ce radeau qui n’a pas réussi la traversée. Je connais aussi son nom, il est écrit dans mon carnet de la main de sa sœur. Mais je ne veux pas être le seul à le savoir, j’aimerais que tout le monde le sache pour pouvoir la pleurer. Elle avait 20 ans, elle venait du Nigéria et s’appelait Juliet[7].

Cet extrait expose assez bien, je trouve, tout l’enjeu de l’engagement des membres de la squadra (et bien sûr de toutes les autres personnes qui accomplissent le même type de travail ailleurs, partout où les frontières dévorent des êtres humains[8]). Voici encore un extrait du journal de Riccardo :

L’enjeu est double : la personne elle-même qui est décédée, et sa famille, qui ne le sait pas. Le corps d’une personne décédée signifie un rêve brisé : elle est partie pour essayer d’arriver jusqu’ici et elle n’a pas réussi. Il y a donc une charge émotionnelle qui concerne spécifiquement cette personne-là, qui a perdu sa vie en poursuivant un rêve. Puis il y a la famille, dont la question est plus évidente […] Et enfin il y a quelque chose qui réunit ces deux aspects, et qu’a exprimé ce garçon érythréen qui est mort à l’hôpital après avoir écrit quelques poèmes. Dans l’un de ces poèmes, il écrit : « Il n’y a aucun honneur à oublier un frère. » Une personne décédée et enterrée [anonymement, dans le « carré migrant » du cimetière de Catane, avec une plaque portant un nom de code type CT48 qui correspond à une classification obscure de l’administration] n’est pas une personne oubliée. Sa famille ne l’a pas oubliée mais ne sait pas où elle est ; elle devient presque une unité abstraite. Moi, je le sais ici, il est là, même si je ne connais pas son nom […]. Il y a ceux qui n’oublient pas. Nous savons, nous savons que tu es ici même si ton nom n’est pas là, tu es comme un frère, qui est mort et enterré ici. Je suis une mémoire potentielle pour que cette personne ne soit pas seule, car il y a quelqu’un qui sait qu’elle est là.

« Morte completa. » Ces mots ont été prononcés par une fonctionnaire de l’état civil alors que l’on avait réussi à identifier « officiellement » une personne défunte. Mais les auteurs tiennent à préciser aussitôt qu’il ne s’agissait pas simplement d’une formule bureaucratique exprimant la satisfaction d’avoir « bouclé » un dossier, que l’on pourrait dès lors archiver. Tous les interlocuteurs rencontrés pendant l’enquête qui a donné ce livre, « qu’il s’agisse des agentes de la police scientifique, des employés des pompes funèbres, des médecins légistes ou des fonctionnaires de l’état civil », se sont montrés très disponibles, très ouverts aux demandes d’explications sur des questions un peu pointues concernant leur pratique professionnelle.

Et dans ces échanges se glissait chaque fois, à travers une phrase, une anecdote, un silence particulier, l’espoir d’apporter un élément manquant : si ce n’est un nom, un bout d’histoire. « Compléter les morts », c’est leur donner une épaisseur, conjurer leur disparition, créer un lien avec eux.

Cela jure quelque peu avec des mots que j’ai écrits ci-dessus (manque d’empathie, bureaucratie, situations kafkaïennes…). Peut-être pas tant que ça – en fait, ça me rappelle cette anecdote souvent répétée : « Moi, les Arabes, je ne les aime pas ! — Et lui, là ? — Ah mais lui, il n’est pas comme les autres, il est gentil, je le connais, c’est mon voisin… » D’après ce que je lis dans Relier les rives, celles et ceux qui ont directement affaire aux personnes mortes débarquées à Catane semblent particulièrement touché·e·s par elles. Paradoxalement, il semblerait que les « gardes-côtes de l’ordre racial[9] » n’habitent pas forcément sur les côtes…

Quoi qu’il en soit, je voudrais recommander vivement la lecture de ce livre. Tout d’abord, il est vraiment très touchant. Carolina Kobelinsky et Filippo Furri réussissent à faire éprouver au lecteur (au moins au lecteur que je suis, en tout cas) l’émotion qui est la leur et celle des membres de la squadra avec lesquels iels ont travaillé, face à ces corps inanimés qui sont débarqués sur le port de Catane. Ils soulignent aussi l’importance politique de leur engagement, face à une « société anesthésiée » (c’est le titre d’un de leurs « interludes », brefs textes réflexifs qui prennent place entre les chapitres à teneur plus factuelle).

Des personnes entassées dans un bateau de fortune, des policiers patrouillant le long de barbelés, des gardes-côtes surveillant la mer. Les frontières contemporaines sont aujourd’hui le lieu de la mise en scène du maintien de l’ordre face à des étrangers et des étrangères dont l’« illégalité » est exposée au grand jour. Ce spectacle repose sur des représentations et des discours qui affirment la nécessité de protéger le territoire de la menace de la migration.

Ce que l’on voit moins ou pas du tout, c’est que ce spectacle est produit, non seulement par des médias bolloresques, mais aussi et avant tout par les politiques matérialisées en barbelés, en murs, réseaux de surveillance et par la police (Frontex) de la forteresse Europe. Pourtant, les « indésirables » arrivent, en « flux », « flots » en « vagues », en « déferlements ». Et l’on file les métaphores aquatiques pour dire les lieux frontières « submergés, emportés, débordés »…

Lorsque des images de personnes migrantes traversant la Méditerranée circulent dans la presse et sur les réseaux sociaux, elles montrent des embarcations – de fortune ou de sauvetage – remplies de corps affaiblis, affamés, blessés ou morts, qu’il est parfois difficile de distinguer. Peu de détails accompagnent […] les commentaires ; aucun nom, aucune biographie n’individualisent les morts, pas plus que les survivants. La dépersonnalisation généralisée et une corporalité anonyme font des migrants une masse anonyme.

Ici, comment ne pas penser à la traite atlantique et aux autres routes de l’esclavage : en effet, la caractéristique première des esclaves, c’est de se voir dépouillés de leur nom, de voir brisés tous les liens qui les rattachaient à leur société, à leur culture. La servitude les réduit à une pure force de travail à la disposition des maîtres[10]. Certes, les migrant·e·s d’aujourd’hui ne sont pas des esclaves. Mais. Outre la perte de leurs liens sociaux, il y a aussi la perte de leur identité – au sens de la carte d’identité, des papiers. Or nous savons depuis longtemps que nombre de petits employeurs qui, par ailleurs souvent ne cachent pas, en période électorale, leur préférence pour l’extrême droite, sont fort aises d’exploiter le travail clandestin, faute de quoi ils auraient du mal à poursuivre leur activité (je ne mentionnerai ici que l’agriculture, particulièrement les producteurs de fruits et légumes, les petites entreprises du bâtiment qui se retrouvent souvent en bout de chaîne de sous-traitance, y compris sur des commandes publiques comme… des camps de rétention ! ou la petite hôtellerie-restauration, elle aussi toujours à la limite de la survie économique) : une politique restrictive en matière d’immigration leur fournit la main d’œuvre bon marché dont ils ont besoin[11].

Le régime spectaculaire qui se nourrit de la détresse des migrant·e·s (on se souviendra par exemple de la diffusion mondiale de la photo du petit Alan Kurdi, enfant kurde syrien de trois ans retrouvé mort sur une plage turque) entraîne une autre conséquence, du côté des privilégiés, cette fois, soit les citoyens blancs avec papiers et droit de vote : la récurrence des récits et images dramatiques en provenance des rives sud de l’Europe « provoque une sorte de routinisation de l’affect. L’émotion est émoussée, voire anesthésiée. L’indifférence qui en résulte ne peut être dissociée de l’existence d’une hiérarchie des vies. » On voit bien ce que produit cette hiérarchisation à travers la montée des extrêmes droites un peu partout en Europe – et particulièrement en France, où l’on mesurera ce soir l’ampleur des dégâts en termes électoraux, mais où l’on savait déjà à quel point le racisme y est enraciné. Aujourd’hui, comme hier et comme demain, nous avons besoin de livres comme celui-ci qui nous rappellent cette simple vérité : « Il n’y a aucun honneur à oublier un frère. »

franz himmelbauer, ce dimanche 7 juillet 2024, pour Antiopées.

[1] Danilo Kiš (1935-1989) était un écrivain yougoslave (et non pas un écrivain serbe, comme le prétend Wikipédia) qui vécut à Paris les dix dernières années de sa vie trop brève. Il nous a laissé quelques chefs-d’œuvre dont, évidemment, le recueil de nouvelles L’Encyclopédie des morts (Gallimard, NRF, 1985). Je recommande aussi chaleureusement Le Cirque de famille, « Bildungsroman » à teneur autobiographique composé en trilogie : Chagrins précoces ; Jardin, cendre et Sablier (Gallimard, l’Imaginaire, 1989) et aussi Un tombeau pour Boris Davidovitch, qui est une sorte de « roman par nouvelles » – il est sous-titré Sept chapitres pour une même histoire (Gallimard, NRF, 1979). Tous ont été traduits du serbo-croate par sa compagne, Pascale Delpech. Celle-ci a publié plusieurs autres traductions de théâtre, nouvelles et écrits de critique littéraire et politique aux éditions Fayard. Puisque le contexte nauséabond (j’écris entre les deux tours des élections législatives de juin 2024), hélas, s’y prête, je citerai ici le début de l’« Extrait de naissance (courte autobiographie), qui parut en ouverture du dossier que consacra la revue Sud à Danilo Kiš (Marseille, n°66, 1986) : « Mon père a vu le jour dans l’ouest de la Hongrie et fit ses études commerciales dans la bourgade où naquit un certain Monsieur Virág qui, par la grâce de Monsieur Joyce, allait devenir le célèbre Léopold Bloom. Je suppose que c’est la politique plutôt libérale de François-Joseph II en même temps que le désir de s’intégrer qui poussèrent mon grand-père à donner à son fils encore mineur un nom hongrois ; de nombreux éléments de la chronique familiale resteront cependant à jamais obscurs : mon père, avec tous les membres de sa famille, fut amené à Auschwitz d’où presque aucun d’eux ne revint. »

[2] Ce passage me rappelle immanquablement la description du bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade. Hector, le héros troyen, a tué Patrocle, et l’a dépouillé de ses armes, celles d’Achille, qu’il lui avait prêtées afin qu’il aille se mêler aux rangs des Achéens afin de semer l’effroi dans le cœur des Troyens. Le Péléide se décide enfin à entrer dans la bataille – avant tout pour venger son ami/amant Patrocle. Mais il lui faut de nouvelles armes. Sa mère, la nymphe Téthis, s’en va supplier Héphæstos, le Boiteux, de lui en forger : « Il commence par fabriquer un bouclier, grand et fort. Il l’ouvre adroitement de tous les côtés. […] Héphæstos y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers. » (Trad. Paul Mazon.) Il y figure le cosmos, les astres, la terre et l’Océan – et des cités ennemies qui se font la guerre mais aussi les travaux quotidiens… « Il y met aussi une jachère meuble, un champ fertile, étendu et exigeant trois façons. De nombreux laboureurs y font aller et venir leurs bêtes, en les poussant dans un sens après l’autre. Lorsqu’ils font demi-tour, en arrivant au bout du champ, un homme s’approche et leur met dans les mains une coupe de doux vin ; et ils vont ainsi, faisant demi-tour à chaque sillon : ils veulent à tout prix arriver au bout de la jachère profonde. » Héphaestos figure encore sur ce merveilleux bouclier des moissons, des vendanges et des scènes d’élevage de vaches et de brebis… Même profusion de détails qui rendent les descriptions tout aussi vivantes que celles des biographies de l’Encyclopédie des morts.

[3] Dionigi Albera, Lampedusa. Une histoire méditerranéenne, Seuil, 2023, p. 238.

[4] https://blogs.letemps.ch/jasmine-caye/2019/03/22/a-zarzis-en-tunisie-chamseddine-marzoug-offre-une-tombe-aux-migrants-noyes-en-mediterranee/

[5] Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 28 808 personnes sont décédées ou disparues en Méditerranée entre janvier 2014 et janvier 2024. Chiffre rapporté par Carolina Kobelinsky et Filippo Furi dans Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée, La Découverte, 2024. Iels ajoutent : « Contrairement aux associations [de soutien aux migrant·e·s], l’OIM n’établit aucun lien entre ces morts aux frontières et les politiques migratoires. » (p. 12) Sur la politique de l’OIM, on lira avec profit Raphaël Krafft : « Contrôle des frontières, contrôle des âmes. Le soft power de l’OIM en Afrique » dans la Revue du Crieur n°15, La Découverte/Médiapart, février 2020, p. 30-39. Loin d’incriminer les politiques de durcissement des frontières qui rendent leur franchissement toujours plus dangereux, l’OIM collabore avec les États responsables de ces politiques (ici, l’Union européenne) en essayant de « prévenir » les migrations au moyen d’actions financées… par ces mêmes États. « En Afrique, écrit Krafft, l’UE et l’OIM mènent des campagnes de propagande sur les dangers de la route alors même qu’elles sont les principales responsables de cette insécurité croissante. » Pour ce qui est de la politique de l’UE en matière de migrations, on pourra consulter (parmi beaucoup d’autres) ces publications récentes : Frontières et domination, par Harsha Walia et Forteresse Europe, par Émilien Bernard (ma recension par ici) ou Les Damnées de la mer. Femmes et Frontières en Méditerranée, par Camille Schmoll (voir aussi ma recension par ici). On ne perd jamais son temps non plus à consulter le site du réseau Migreurop : https://migreurop.org/, ou la rubrique Migrations de l’excellent site https://www.visionscarto.net/.

[6] La Découverte, 2024.

[7] Cristina Kobelinsky et Filippo Furri se réfèrent par ailleurs à Judith Butler qui, « [d]ans sa réflexion sur la violence et la guerre contemporaine, […] distingue les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. Les premières méritent le deuil ; les autres sont soumises à une forme de précarité et de vulnérabilité perpétuelle. Le deuil constitue ainsi l’élément central de cette distinction : la possibilité du deuil est un présupposé pour que la vie importe. Une vie inaccessible au deuil est dévaluée et n’est pas digne d’être soutenue ou protégée en tant que vie. Sa perte ne sera pas pleurée, aucun deuil public ne sera porté. » Quant à moi, je me permets de renvoyer à une de mes précédentes notes de lecture sur Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale, de Mathias Delori, éd. Amsterdam, 2021.

[8] Voir par exemple l’ouvrage, cité par les auteurs, de Cristina Cattaneo, médecin légiste et directrice du Laboratoire d’anthropologie et d’odontologie légale de l’université de Milan : Naufragés sans visage. Donner un nom aux victimes de la Méditerranée, Albin Michel 2919. Cristina Cataneo s’était vu confier la responsabilité du traitement des dépouilles après le naufrage d’un chalutier chargé de migrants qui avait eu lieu dans la nuit du 18 au 19 avril 2015 au large de la Sicile et qui avait fait environ un millier de morts.

[9] Pour reprendre le titre d’un « lundi soir » que les amis de lundi matin viennent juste de mettre en ligne, pendant que j’écris ces lignes…

[10] Voir par exemple Aurelia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Essais, 2020, particulièrement « L’esclavage comme institution, p. 34-41.

[11] C’est ainsi que l’on a vu, il y a peu (en décembre 2023) le député RHaine du Vaucluse (terre de maraîchers et de producteurs de fruits s’il en fut !) déposer un amendement au projet de loi immigration tendant à exonérer de toute sanction les petites entreprises employant moins de 11 salariés prises en flagrant délit de violation des règles du droit du travail sur le travail « dissimulé », comme on dit par euphémisme pour l’emploi de travailleurs au noir. À ce propos, voir Le Travail migrant. L’autre délocalisation, par Daniel Veron (ma recension se trouve par ici).

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Gilles Deleuze et Félix Guattari. Une philosophie des devenirs révolutionnaires

Igor Krtolica, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Une philosophie des devenirs révolutionnaires, Éditions Amsterdam, 2024

« On pourrait simplement dire ceci. Deleuze et Guattari se sont rencontrés après Mai 68 et ils ont écrit en vingt ans une œuvre de philosophie politique qui n’a guère d’équivalent depuis Marx et Engels. Parce que cette œuvre est une analyse en prise étroite sur la conjoncture, mesurant l’importance des nouvelles subjectivités qui émergent après-guerre, des mouvements révolutionnaires qu’elles forment à la fin des années 1960 et des réactions contre-révolutionnaires qui les répriment. Mais aussi parce que cette œuvre est une philosophie qui a une prétention universelle, dont les concepts remplissent une fonction inactuelle, celle de saisir dans chaque présent historique ce qui recèle une puissance d’avenir et de devenir. »

 Ce sont les premières lignes de l’excellent petit bouquin d’Igor Krtolica[1]. Excellent en ce qu’il synthétise très bien, et sait mettre à la portée de tout un chacun[2] l’essentiel des résultats de la collaboration si féconde entre Deleuze et Guattari. Ils ont écrit quatre livres ensemble : les deux volumes de Capitalisme et Schizophrénie : L’Anti-Œdipe (1972, rééd. 1973) et Mille Plateaux (1980), Kafka. Pour une littérature mineure (1975) et Qu’est-ce que la philosophie ? (1991)[3]. L’auteur s’appuie également sur les œuvres de Deleuze seul « en lien avec Guattari », et vice versa, listées dans une brève bibliographie commentée en fin d’ouvrage.

Cette œuvre commune, dit-il dans son introduction, n’aurait sans doute pas été possible si tous deux n’avaient pas vécu Mai 68 comme un événement décisif, et n’avaient conçu l’activité philosophique comme une clinique. La clinique désigne la médecine qui se fait au chevet du malade. Elle est un art qui consiste moins en l’application de règles scientifiques générales qu’en une analyse de symptômes chaque fois singuliers. On peut en distinguer trois aspects complémentaires : le diagnostic (repérage des symptômes), le pronostic (estimation des évolutions possibles) et la cure (thérapie visant la guérison et la plus grande santé possible). La philosophie de Deleuze et Guattari se présente comme une clinique universelle des devenirs, attentive à la vitalité et aux devenirs singuliers d’un groupe, d’une société, d’un individu ou d’un événement, aux symptômes de maladie comme aux signes de santé, avec une vigilance particulière pour ces moments critiques où les choses risquent de mal tourner.

En l’occurrence, le diagnostic porte sur la « suite de Mai » – c’est ainsi que Guattari présentait L’Anti-Œdipe. Il comporte deux aspects. Tout d’abord l’émergence de « nouvelles subjectivités » : la classe ouvrière n’est plus le « sujet de l’histoire », « désormais irrémédiablement fragmenté en un archipel de “minorités actives” : étudiants, ouvriers, femmes, paysans, immigrés, colonisés, prisonniers, etc. » D’où la remise en cause du modèle léniniste d’organisation centralisée et hiérarchisée. Cependant, le mouvement de Mai 68 a échoué à construire une nouvelle « machine révolutionnaire » qui aurait pu mettre en lien ses composantes « sociales » (mouvement ouvrier) et « désirantes » (étudiants)[4].

Dès lors, le pronostic quant à l’évolution de la situation est ambivalent.

D’une part, Deleuze et Guattari estiment dès 1972 que, depuis la Libération et sa « mythologie conjuratoire du fascisme », et a fortiori après cette « révolution avortée que fut Mai 68 », l’évolution de la situation à l’échelle nationale comme internationale laisse craindre l’émergence d’un « fascisme nouvelle mouture, à vous faire regretter celui du bon vieux temps », c’est-à-dire d’une nouvelle forme de détournement du désir révolutionnaire des masses au profit d’une machine sociale autoritaire. La contre-révolution mondiale amorcée en 1973 ne fera qu’aggraver cette crainte.

Au moment où j’écris, difficile de ne pas penser à la situation actuelle…

Pour autant, Deleuze et Guattari estiment que tout n’est pas joué. Car d’autre part, si Mai 68 n’a pas débouché sur la transformation sociale espérée, la micro-rupture initiée par l’événement se poursuit encore « sous forme d’infiltration dans toutes sortes de milieux ». En témoignent la permanence et la vitalité des mouvements minoritaires, d’organisations politiques révolutionnaires, de mouvements intellectuels, artistiques et littéraires, qui attestent l’irréductibilité et l’inventivité des modes de résistance aux nouvelles formes de répression.

Même remarque.

Je ne vais pas m’aventurer ici à présenter les différents concepts inventés et mis en œuvre par Deleuze et Guattari dans leur œuvre foisonnante. J’ai plutôt envie de sauter directement au quatrième et dernier chapitre de ce livre : « Micropolitique minoritaire et créations de la pensée ». L’auteur y revient d’abord sur une certaine lecture de leur œuvre qui faisait son miel, entre autres, des créations d’écrivains (que l’on songe à Kafka), d’artistes et de philosophes. Cela a pu accréditer l’idée, écrit Krtolica, que leur pensée politique « relevait d’une “critique artiste” luttant contre l’aliénation de la subjectivité plutôt que d’une critique sociale” dirigée contre l’exploitation économique des travailleurs ».

En réalité, au lieu d’opposer critique artiste et critique sociale, on distinguera plutôt deux stratégies d’émancipation, deux manières distinctes de sortir de l’état de minorité : la conquête de la majorité et les devenirs-minoritaires. Suivant la stratégie majoritaire, qui a prévalu dans l’histoire des théories de l’émancipation depuis les Lumières, il s’agit pour les minorités de « conquérir la majorité », tantôt en s’emparant du pouvoir au moyen d’un parti organisé sur le modèle de l’appareil d’État, tantôt en formant un bloc hégémonique où s’articulent et s’allient différentes composantes de la société civile, tantôt en obtenant des formes de représentation institutionnelles et de reconnaissance symbolique. Suivant la stratégie minoritaire, en revanche, typique de la politique deleuzo-guattarienne, la sortie hors de l’état de minorité implique un devenir-minoritaire, c’est-à-dire des modes d’individuation non personnelle et de subjectivation collective qui excèdent les mécanismes de la domination, et dont la connexion échappe à la forme de l’État-nation moderne (machine de guerre révolutionnaire).

Alors évidemment, ces jours-ci, nous nous trouvons quelque peu « pris en otages[5] » par la voie « majoritaire »… On se sent obligé (du moins c’est mon cas) d’aller moutonner aux urnes, ne serait-ce que pour éviter que les « minorités » justement (avant tout les minorités « visibles », mais pas seulement), ne soient encore plus exposées à la violence de la police et à l’arbitraire de l’institution judiciaire. Cela dit on sait bien que, même si cette « stratégie[6] » électoraliste réussit ce qu’elle peut, soit empêcher la prise du pouvoir exécutif par qui vous savez, nous n’en serons guère plus avancés pour autant. On entend ici et là des références au premier Front populaire et au fait que ce furent les mobilisations de masse (grèves) qui arrachèrent quelques conquêtes sociales importantes (non des moindres, hein : congés payés, semaine de 40 heures, conventions collectives, etc.). Ainsi faudrait-il se préparer à des luttes dont la pression pourrait assurer une sorte de « minimum syndical » de réformes sociales en cas de victoire du Nouveau Front populaire. Hum… Je suis sceptique (même si je trouverais ça chouette qu’on reparte dans un cycle de grèves de masses, de manifs, etc.). Mais quoi qu’il en soit, cela n’évacue pas la question des « devenirs-minoritaires ». Toujours aussi pertinente (et l’on ne remerciera jamais assez Deleuze et Guattari de l’avoir énoncée), il me semble qu’elle ne se pose plus tout à fait de la même manière aujourd’hui qu’au moment de sa formulation (les années 1970). Plus précisément, elle ne se pose plus dans le même contexte. Pour ne m’en tenir qu’à un seul paramètre, celui du changement climatique, quel devenir-minoritaire défendre à l’heure des sécheresses à répétition interrompues par des épisodes d’inondations catastrophiques ? J’avoue que je me sens un peu perdu face à cette question[7], et j’imagine ne pas être le seul.

Cela dit, pour ne pas terminer sur cette note un peu pessimiste, et pour vous inciter à lire ce petit bouquin[8] qui, personnellement, m’a plutôt remonté le moral (et c’est bien, par les temps qui courent) et donné envie de retourner aux textes dont il parle, je lui emprunte sa conclusion, comme je lui ai emprunté son introduction tout à l’heure.

Au-delà de Mai 68 et de ses suites, la distinction entre l’avenir des révolutions dans l’histoire et le devenir-révolutionnaire des gens, entre la manière dont une révolution s’actualise et retombe dans l’histoire et le devenir-autre qu’elle constitue en elle-même et indépendamment de ses suites, est donc également décisive pour lutter contre tous les pouvoirs qui empêchent les gens de devenir révolutionnaires, d’inventer des modes d’existence qui luttent contre les possibilités de vie qui leur sont faites. La philosophie doit y prendre sa part, puisqu’elle « n’a pas pour objet de contempler l’éternel, ni de réfléchir l’histoire, mais de diagnostiquer nos devenirs actuels. » Et si la philosophie de Deleuze et Guattari constitue elle-même une médecine de la civilisation, une clinique universelle des devenirs ou une clinique de la terre, c’est que leur œuvre commune n’a pas eu au fond d’autre fonction que de contribuer à faire lever les devenirs, à accompagner les soulèvements de la terre, afin d’y conquérir collectivement la plus grande santé possible.

Le 23 juin 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Igor Krtolica est maître de conférences en philosophie à l’université Picardie Jules Verne et directeur de programme au Collège international de philosophie. Il a déjà publié en 2015 un « Que sais-je ? » sur Deleuze. Ce livre-ci s’inscrit dans la collection L’Émancipation en question des éditions Amsterdam, qui propose des ouvrages d’introduction à des philosophes – déjà parus, des livres sur Judith Butler, W.E.B. Du Bois, Antonio Negri et Adorno.

[2] C’est-à-dire moi aussi, quelque peu béotien en ces matières…

[3] Tous aux Éditions de Minuit.

[4] Je résume, évidemment… Il faudrait ajouter tous les mouvements de « minorités » qui se sont développés dans l’après-Mai, entre autres le féminisme, , l’écologie, les luttes homosexuelles, celles des paysans, des immigrés, des prisonniers, etc.

[5] Avec des guillemets tant je déteste cette expression généralement employée par des gens qui ne sont pas nos amis, pour dire le moins.

[6] Encore des guillemets, décidément… Car il ne s’agit évidemment pas d’une stratégie, juste d’un pis-aller.

[7] Cela même si, bien sûr, j’admire et soutiens l’action des Soulèvements de la terre – dont j’ai l’impression qu’elle allie une stratégie « majoritaire » (obtenir des changements de politiques publiques) et devenirs-minoritaires (des activistes, ou du moins d’une partie d’entre elleux).

[8] « Petit bouquin » : ce n’est pas péjoratif de ma part, bien au contraire. Je suis plutôt admiratif de la manière dont l’auteur parvient à présenter la philosophie et la politique deleuzo-guattariennes de manière si claire et concise (140 pages petit format), et ce alors même que l’on ne peut pas dire que L’Anti-Œdipe, Mille Plateaux ou Qu’est-ce que la philosophie soient des ouvrages « faciles » à lire (Kafka, je ne sais pas, je n’ai encore jamais mis le nez dedans).

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Devenir animal. Une cosmologie terrestre

David Abram, Devenir animal. Une cosmologie terrestre, traduction de l’anglais (États-Unis) et postface de Stefan Kristensen, Éditions Dehors, 2024 [2010].

Le 12 avril dernier, David Abram était l’invité de l’émission « Avec philosophie » sur France Culture. L’animatrice Géraldine Muhlmann avait également convié Pierre Guenancia, philosophe français spécialiste (entre autres) de Descartes, chargé de porter la contradiction au philosophe américain, et Anne Simon, chercheuse en littérature et philosophie, et spécialisée (entre autres également) sur la « zoopoétique » – et chargée de « défendre » les thèses de David Abram. Personnellement, j’ai trouvé cette émission assez consternante, car Pierre Guenancia, soutenu en cela par Géraldine Mulhmann, s’y est contenté d’une profession de foi cartésienne « primaire », si j’ose dire – comme on disait à l’époque « anticommunisme primaire » – repoussant en bloc toutes les hypothèses de David Abram en les taxant d’anthropomorphisme. L’entreprise de celui-ci n’est certes pas simple, en ce qu’elle remet en cause la toute-puissance signifiante du langage humain et l’unicité du sujet cartésien, justement. Mais c’est un philosophe suffisamment original et, de plus, rare (par le rythme de de ses publications, et donc de ses apparitions sur la scène médiatique hexagonale), pour mériter qu’on lui consacre un peu plus de temps afin d’exposer ses idées. Au lieu de quoi, cette émission avait tout l’air d’un traquenard[1].

En effet, sans être quelque peu prévenu, par exemple sans avoir lu le livre précédent de David Abram[2], dont la traduction française a paru en 2013 à La Découverte, on pouvait sortir de cette écoute avec la conviction qu’il s’agissait d’un type un peu perché avançant des hypothèses sur la base d’une vie de voyages auprès de peuples indigènes et d’échanges avec des magiciens, chamanes, guérisseurs, sans solide étai philosophique. Ainsi, par exemple, était donné vers la fin de l’émission, donc sans qu’il soit vraiment possible d’y revenir longuement, un extrait du livre traitant d’une métamorphose d’un chamane népalais en corbeau, à laquelle avait assisté le philosophe, extrait qui laissait planer le doute sur le fait qu’il avait été victime, ou non, d’une hallucination. Comme ça, ça paraissait bien barré. De fait, un chapitre entier du livre[3] est consacré au séjour de son auteur auprès de ce magicien, Sonam, quelque part dans les montagnes de l’Himalaya, et je défie quiconque voudra bien le lire de bonne foi de ne pas être troublé par ce qu’il rapporte… Mais finalement, cette émission était tout de même instructive en ce qu’elle démontrait – par l’absurde – ce que dit David Abram, soit : que les hommes « civilisés » que nous sommes se sont abstraits dès longtemps de la terre et de ses racontars – ne prenez pas ce terme au sens péjoratif, je l’utilise à dessein. Pour le dire avec les mots d’Isabelle Stengers et Didier Demorcy :

Pour David Abram, quelque chose s’est bel et bien produit, une mutation dans l’écologie de la perception et du langage, une mutation qui nous a progressivement engagés dans ce qu’on peut bien appeler une « monoculture » – une culture pour laquelle seule la subjectivité humaine compte, livrant « tout le reste » à des savoirs réputés objectifs, traquant toutes formes de participation réciproque comme manifestations d’« anthropomorphisme ».

Mais comment faire pour sortir de ce piège de la « monoculture » ? Voici ce qu’en dit (entre autres), dans sa postface à ce nouveau livre, Stefan Kristensen, auteur de la traduction (magnifique, il faut le souligner) :

Sous la notion très merleau-pontienne de réciprocité, [David Abram] propose un certain nombre de descriptions des différentes manières dont le monde sensible nous met en mouvement : marcher à pieds nus pour faire l’expérience du contact intime du corps et de la terre, la sensation de l’air pour faire l’expérience de la forme de notre corps, les odeurs qui flottent et le moustique qui pique et suce mon sang. Tout cela indique que ma perception du monde sensible est une ouverture à ses sollicitations, et non pas une identification d’objets existants indépendamment : « Lorsque nous parlons sans recul de la nature matérielle comme d’un ensemble d’objets inertes, ou encore comme un faisceau de processus déterminés et mécaniques, nous bloquons notre interaction perceptive avec nos alentours. » [citation extraite du livre, p. 75] La démonstration d’Abram, qui rejoint […] les conceptions indigènes, consiste à montrer que toute forme d’objectivation au sens d’une conversion du perçu en objet inerte et déterminé (toute forme de positivisme si l’on veut) revient à une trahison de la manière dont le monde se présente à nous en vérité. Ainsi, si l’on cherche à connaître le monde tel qu’il est, il est nécessaire de préserver le caractère vivant et agissant des choses elles-mêmes.

Dans Devenir animal, David Abram reprend les thèses déjà exposées dans Comment la terre s’est tue mais, dirais-je, d’une façon plus incarnée (à travers ses propres expériences) et poétique – ce qui ne l’empêche pas de poursuivre également ses développements philosophiques, ici essentiellement basés sur Spinoza et Merleau-Ponty. Pour aller très vite (une fois de plus, je rappelle qu’une note de lecture – enfin, telle que je la conçois – n’est pas là pour montrer à quel point je suis intelligent et ai tout compris mieux que l’auteur, ce qui est bien loin d’être le cas, mais plutôt d’attirer l’attention de qui la lira, de l’intriguer suffisamment lui donner envie d’aller directement au texte – c’est pourquoi, la plupart du temps, je n’écris pas de recension de livres que je n’ai pas aimés, ou dont j’ai l’impression de n’avoir rien compris…) pour aller vite, donc, je dirai que de Spinoza, Abram retient essentiellement son deus sive natura, soit « dieu ou la nature » – le « ou » marquant ici l’équivalence des deux termes – on traduirait mieux, peut-être par « dieu, c’est-à-dire la nature ». Ce qui suggère qu’il y a du divin partout et en tout ou, dit autrement, que tout est « animé » – tout ce qui est vivant comme toutes les choses – montagnes, rivières, vagues de la mer… – généralement considérées comme objets « inertes » par notre regard occidental. À la suite de Spinoza (et donc contre Descartes), Abram considère qu’il n’y a pas de séparation entre « esprit » et « matière », mais qu’il y a une seule substance qui se décline sous une infinité de modes[4]. Il s’agit donc d’un matérialisme, comment dire, « spirituel » ? Ce que les anthropologues qualifient d’« animisme ». De Merleau-Ponty, Abram reprend ce qui est, je dirais, un corollaire obligé de la conception spinoziste du monde résumée ci-dessus, soit que l’on ne peut pas séparer sujet et objet de la perception (Spinoza d’ailleurs refusait les conceptions de l’homme comme « empire dans l’empire », un sujet séparé du monde qui l’englobe). Nous sommes faits de la même chair que le monde dont nous participons (verbe très important dans cette conception du monde) et quand je regarde la montagne, elle me « regarde » aussi… je vais donner ici une citation un peu plus longue de l’introduction du livre (de ses premiers mots, en fait), introduction autrement appelée : « Entre le corps et la terre vivante ».

Admettre qu’on est un animal, une créature de terre. Ajuster ses sens animaux au terrain sensible : mêler sa peau à la surface de la rivière ridée par la pluie, ses oreilles au tonnerre et au bruit sourd des grenouilles et ses yeux au ciel en fusion. Sentir les pulsations polyrythmiques de ce lieu – de cette immense étendue d’eau et de pierre exposée à tous les vents. Cet être contrarié dont la chair nous enveloppe.

Devenir terre. Devenir animal. Devenir, de cette manière, pleinement humain.

Ce livre raconte comment devenir un animal bipède, faisant partie intégrante du monde animé dont la vie enfle en nous et se déploie tout autour de nous. Il cherche une nouvelle façon de parler, une langue qui met en acte notre être-en-commun avec la terre plutôt que de nous aveugler à son égard. Un langage qui suscite une nouvelle humilité en relation avec les autres êtres nés de la terre, araignées, affleurements d’obsidienne, branches d’épicéas courbées sous le poids de la neige. Un style de parole qui ouvre nos sens au sensible dans toute son étrangeté multiforme.

Les chapitres qui suivent s’efforcent de discerner et peut-être de pratiquer une sorte de pensée curieuse, une manière attentive de réfléchir qui nous rattache toujours plus profondément à son épaisseur. Une pensée mise en œuvre autant par le corps que par l’esprit, façonnée par l’air humide, le sol et la qualité de notre respiration, par l’intensité de notre contact avec les autres corps qui nous entourent.

Pourtant, les mots ne sont-ils pas des artéfacts humains ? Sans doute, parler, ou penser avec des mots, n’implique-t-il pas de s’écarter de la présence du monde et de s’isoler dans une sphère de réflexion purement humaine ? Tel a été, précisément, le préjugé de notre civilisation. Mais qu’en serait-il si la parole signifiante n’était pas une propriété exclusivement humaine. Et si la langue que nous parlons aujourd’hui était née en réponse à un monde animé, expressif – une réponse bégayante non seulement aux membres de notre propre espèce, mais aussi à un cosmos énigmatique qui nous parlait déjà dans une myriade de langues ? Et si la pensée n’était pas née dans le crâne humain ? Et si elle était une créativité du corps comme totalité, émergeant spontanément du glissement entre un organisme et le terrain vallonné qu’il parcourt ? Et si la curieuse courbe de la pensée était engendrée par le désir et la tension difficiles entre notre chair et la chair de la terre ?

On peut répondre à ces questions par une autre question : comment se fait-il que nous en soyons là, à nous poser ces questions ? Si David Abram revient dans ce livre au processus qui nous a amenés à nous couper du monde, à nous recroqueviller dans une sorte d’autisme spécifique qui se veut infiniment supérieur aux « autres » que nous reléguons dans un arrière-monde sans âme, il s’était déjà appliqué à le décrire dans son précédent opus. En gros, ce processus a suivi deux voies principales, dont la caractéristique commune est l’abstraction. Abstraction du langage, qui a évolué, avec sa mise en écriture, depuis des formes analogiques – des pictogrammes ou des idéogrammes qui s’inspiraient de formes existantes dans le monde (silhouettes stylisées, formes d’animaux, etc.) – vers des formes quasi numériques avec l’invention de l’alphabet. Puis les monothéismes, qui ont déplacé la divinité de la terre et de tous ses aspects (vivants et autres), avec lesquels échangent les animismes, vers un ciel théorique peu enclin à considérer la diversité mondaine comme source de l’éthique. On voit bien ce que cela a donné.

À première vue, il pourrait sembler étrange, voir douteux, de suivre Abram dans ses expériences de reconnexion « avec la communauté plus large, plus-qu’humaine, qui entoure et nourrit l’agitation humaine ». Alors que nous en sommes, en France, à nous mobiliser contre l’arrivée au pouvoir d’un parti néofasciste, et depuis des semaines et des mois, à essayer de manifester notre solidarité avec les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, n’aurions-nous pas affaire ici à une énième proposition de « développement personnel », de fuite devant nos responsabilités politiques et sociales ? On aura bien compris que ce n’est pas mon avis. Mais Abram le dit mieux que je ne saurais le faire :

S’éveiller à une citoyenneté dans cette communauté plus large implique […] des répercussions réelles sur les relations entre nous, humains. Cela entraîne des conséquences substantielles sur la manière dont une véritable démocratie se forme – sur la façon dont notre corps politique respire.

Pourquoi alors consacrer si peu de place dans [c]es pages […] aux sphères sociales et politiques ? Parce qu’il est nécessaire d’effectuer (au moins de l’initier et de l’entamer) un travail de réhabilitation avant que ces sphères puissent être à nouveau dévoilées, et ce livre est engagé dans un tel travail.

Même s’il précise ensuite que les engagements pour la justice et « le travail souvent exaspérant de la politique » composent « une part vitale » de sa propre pratique, il ajoute qu’ils ne constituent pas le thème central de son livre. Je persiste à penser qu’on aurait tort de s’en désintéresser au nom de questions ou de problèmes plus « urgents ». Car ce qu’il explore ici nous donne des clés, non seulement pour comprendre comment nous en sommes arrivés à de pareils désastres sociaux, écologiques et politiques, mais aussi pour nous frayer des issues de secours non pas individuelles – même si cela passe aussi par des pratiques individuelles – mais collectives.

Comment la terre s’est tue était déjà un très beau livre qui, je crois, a marqué durablement celles et ceux qui l’ont lu. À mon sens, Devenir animal[5] est encore plus réussi, parce qu’il combine harmonieusement une expérience personnelle tissée, précisément, de réelles expériences de rencontres et de pensée et une méditation philosophique tout à fait accessible aux non-spécialistes dans mon genre. Et, ce qui ne gâte rien, il est superbement écrit et plein de poésie. À ce propos, et comme je l’ai déjà dit dans une parenthèse, il faut vraiment féliciter le traducteur – et remercier les éditions Dehors pour ce beau livre.

franz himmelbauer pour Antiopées, le 16 juin 2024.

 

[1] On peut l’écouter sur le site de France Culture.

[2] Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens. Traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Didier Demorcy et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2013 [1996].

[3] Chapitre « Métamorphose. (Magie II) », p. 227-253.

[4] Voir là-dessus Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Les Éditions de Minuit, 1968.

[5] Je reproduis ici une note de bas de page de David Abram consacrée à ce titre : « L’expression qui donne son titre à ce livre, “devenir animal”, comporte plusieurs significations possibles. Dans cet ouvrage, elle concerne avant tout le fait de devenir plus profondément humain en reconnaissant, en affirmant et en faisant grandir notre animalité. D’autres significations apparaîtront progressivement à différents lecteurs. L’expression est parfois associée aux écrits du philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995) et de son collaborateur, le psychanalyste Félix Guattari (1930-1992). À l’instar de beaucoup d’autres philosophes, j’ai eu un grand plaisir à fréquenter les écrits infiniment féconds de Deleuze, qui débordent de trajectoires de pensée inédites. Nous partageons plusieurs buts, y compris un souhait de rompre avec un certain nombre de présuppositions tacites qui structurent une part importante de la pensée contemporaine, ainsi qu’une adhésion à une sorte d’immanence radicale – voire à un matérialisme (ou ce que j’appellerais un “matière-réalisme”), dans une acception complètement remaniée de ce terme. Mon travail comporte aussi, comme le sien, une résistance résolue à l’égard de ce qui entrave inutilement la créativité désirante de la matière. Cependant, malgré ces quelques visées communes, nos stratégies diffèrent drastiquement. (Tel de mes détours dans l’arrière-pays croisera l’une des lignes de fuite deleuziennes, mais nos trajectoires improvisées sont rarement, sinon jamais, parallèles.) En tant que phénoménologue, je suis bien trop embarqué dans l’expérience vécue – dans la rencontre sentie de notre corps sensible et de la terre animée – pour convenir à son goût philosophique. En tant que métaphysicien, Deleuze est bien trop enclin à la production de concepts abstraits pour convenir au mien. En choisissant pour mon titre une expression parfois associée aux écrits de Deleuze, je rends cependant hommage à la créativité bourgeonnante de son œuvre tout en espérant ouvrir cette expression à de nouvelles significations et associations. » (p. 23)

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Le Nettoyage ethnique de la Palestine

Ilan Pappé, Le Nettoyage ethnique de la Palestine, La Fabrique éditions, 2023

« Saviez-vous qu’un professeur d’histoire âgé de 70 ans pouvait constituer une menace pour la sécurité nationale américaine ?

« J’ai atterri lundi à l’aéroport de Detroit et j’ai été soumis à un interrogatoire de deux heures mené par le FBI, qui a également pris mon téléphone. Je dois dire que les deux enquêteurs n’ont pas été trop rudes ou impolis mais leurs questions étaient invraisemblables ! Suis-je un partisan du Hamas ? Est-ce que je considère les actions israéliennes à Gaza comme un génocide ? Quelle est la solution au “conflit” ? (Sérieusement, c’est ce qu’ils m’ont demandé !) Qui sont mes amis arabes et musulmans aux États-Unis ? Depuis combien de temps je les connais, quel type de relation ai-je avec eux. Dans certains cas, je les ai renvoyés à mes livres, et dans d’autres, j’ai répondu laconiquement par oui ou par non… (j’étais assez épuisé après un vol de 8 heures, mais j’imagine que cela fait partie du jeu). Ils ont eu une longue conversation téléphonique avec quelqu’un… les Israéliens ? Et après avoir copié l’intégralité du contenu de mon téléphone, ils m’ont autorisé à entrer aux États-Unis. Je sais que beaucoup d’entre vous ont vécu des expériences pires encore […] Après que la France et l’Allemagne ont refusé l’entrée au recteur de l’université de Glasgow parce qu’il était Palestinien… Dieu seul sait ce qui peut encore se produire. La bonne nouvelle c’est que les actions de ce type menées par les États-Unis ou les pays européens sous la pression du lobby pro-israélien ou d’Israël rendent palpables la grande panique et le profond désarroi devant le fait qu’Israël est sur le point de devenir un État paria, avec tout ce qu’implique un tel statut. » Ilan Pappé, le 15 mai 2024 (sur Facebook, cité par son éditeur français, La Fabrique[1]).

[…] il y a deux mouvements très différents dans le capitalisme. Tantôt il s’agit de tenir un peuple sur son territoire, et de le faire travailler, de l’exploiter, pour accumuler un surplus : c’est ce qu’on appelle d’ordinaire une colonie. Tantôt au contraire, il s’agit de vider un territoire de son peuple, pour faire un bond en avant, quitte à faire venir une main-d’œuvre d’ailleurs. L’histoire du sionisme et d’Israël comme celle de l’Amérique est passée par là : comment faire le vide, comment vider un peuple ? Gilles Deleuze[2]

Tous ceux qui, à ce jour, ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui gisent à terre. Walter Benjamin[3]

— Qu’est-ce qu’un réfugié, mon Père ? — Rien, rien, tu ne comprendrais pas. — Que signifie être un réfugié grand-père, je voudrais savoir ? — Être un réfugié signifie que tu ne seras plus un enfant désormais. Mahmoud Darwich[4]

Né le 13 mars 1941[5], Mahmoud Darwich disait encore :

J’avais six ans lorsque je suis parti vers ce que je ne connaissais pas. […] Je ne suis plus un enfant. Depuis peu. Depuis que j’ai appris à distinguer la réalité du rêve, à faire la différence entre ce que je vis et ce que je vivais il y a quelques heures. Le temps se brise-t-il comme le verre ? Je ne suis plus un enfant depuis que je sais que les camps de réfugiés au Liban sont la réalité et que la Palestine habitera désormais le rêve[6].

Ilan Pappé retrace l’histoire de cet exode ponctué de massacres et d’exactions dignes de celles perpétrées par d’autres armées moins d’une décennie plus tôt et que l’on a pris l’habitude de nommer la « Nakba[7] ». Même s’il utilise lui aussi ce terme, il lui préfère, me semble-t-il, celui de « nettoyage ethnique ». D’abord parce que Nakba, que l’on traduit communément par « catastrophe », porte une connotation quelque peu fataliste, imprévisible et quasi surnaturelle – telle une apocalypse.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les premiers utilisateurs du terme « Nakba » (catastrophe) en référence au désastre palestinien sont les militaires israéliens. En juillet 1948, l’armée israélienne s’adresse, par tract, aux habitants arabes de Tirat Haifa qui résistaient à l’occupation. Dans un arabe excellent, elle les exhorte à se rendre en ces termes : « Si vous voulez échapper à la Nakba, éviter un désastre, une inévitable extermination, rendez-vous[8]. »

Et puis, Nakba ne correspond à aucune catégorie juridique qualifiant les crimes qu’elle a recouverts. Or, il existe un crime reconnu comme tel par la communauté internationale (à travers ses instances judiciaires) et qui correspond à ce qui a été perpétré entre 1947 et 1949 par les forces armées israéliennes et leurs supplétifs : c’est le nettoyage ethnique. Cette appellation est apparue au grand jour au moment de la guerre de désintégration de la Yougoslavie.

L’aspect le plus brutal du conflit dans l’ex-Yougoslavie a été le « nettoyage ethnique », dont l’objectif est d’expulser des minorités, par la force, de régions occupées par une majorité différente. Auparavant, des populations différentes vivaient ensemble dans le même village, et il n’y avait aucune division en groupes ethniques et aucun nettoyage ethnique. Les causes de la situation sont donc clairement politiques[9].

On note cependant une différence, et de taille, avec la situation en Palestine au moment de sa partition en deux États et de la reconnaissance de l’État d’Israël par les Nations unies (résolution 181 de L’Assemblée générale en date du 29 novembre 1947).

Il est clair qu’en votant la résolution de la partition, écrit Ilan Pappé, les Nations unies ont totalement ignoré la composition ethnique de la Palestine. Si elles avaient décidé que la superficie du futur État juif correspondrait au territoire où s’étaient installés les Juifs, ces derniers auraient eu droit à 10% du pays, pas davantage. Mais les Nations unies ont admis la revendication nationaliste du mouvement sioniste sur la Palestine ; et elles ont aussi cherché à indemniser les Juifs pour l’Holocauste nazi en Europe. Voilà pourquoi le mouvement sioniste s’est vu « donner » un État qui recouvrait plus de la moitié du territoire[10] (p. 63).

Or, ce territoire était essentiellement habité par des Palestiniens… Il faut ajouter à cela que les Palestiniens eux-mêmes, ou plus exactement les « notables » qui les « représentaient », ainsi que leurs alliés arabes (la Ligue arabe, organisation régionale des États arabes, et le « Haut comité arabe » que Pappé qualifie d’« embryon de gouvernement palestinien ») refusèrent tout net de participer aux négociations préparatoires sur la partition puis, lorsque celle-ci fut approuvée par l’Assemblée générale, à toute concertation sur les modalités de son application sur le terrain. En quoi on peut les comprendre, puisqu’il ne s’agissait de rien de moins que de créer un nouvel État souverain ex nihilo sans tenir compte des populations ni des structures politiques déjà existantes. Un vrai « grand remplacement », en quelque sorte. Cette « politique de la chaise vide » fut mise à profit par les dirigeants du jeune État israélien qui se retrouvèrent ainsi dans un tête-à-tête plutôt confortable avec les représentants de la « communauté internationale », soit les héritiers des puissances blanches coloniales. De plus, Ben Gourion (une sorte de « père fondateur » d’Israël) comprit immédiatement tout le profit qu’il pourrait tirer de la situation. En effet, d’une part, le refus par les « Arabes » du plan de l’Onu lui permettait de considérer que les frontières du pays, que le mouvement sioniste considérait comme trop étriquées (elles correspondaient alors à 56% du territoire), n’étaient pas définitivement fixées, puisqu’une des deux parties les refusait. Et, comble du cynisme, la partie israélienne en profita par la suite pour prétendre que si les choses ne s’étaient pas tout à fait bien passées après la partition, c’était de la faute de ces méchants Arabes qui n’avaient pas voulu discuter raisonnablement… (Cynisme renouvelé par la suite à chaque grande étape de négociations israélo-palestiniennes, particulièrement au moment du refus par Arafat du soi-disant plan de paix présenté en 2000 à Camp David par Ehoud Barak, alors Premier ministre pour la partie israélienne, fortement appuyé par le Président Clinton – Arafat et les Palestiniens, pour avoir refusé d’approuver un accord léonin, furent l’objet de l’opprobre unanimes des politiques et des médias du camp occidental[11].)

Bref, restait à se mettre « au travail » afin de disposer d’un « État juif », non seulement sur le papier, mais en réalité, sur le terrain. Et cela tout en niant la réalité précédente, soit que ce pays était habité par des gens qui s’appelaient les Palestiniens, et la réalité de ce qui fut entrepris pour le « purifier », le « nettoyer » de ces habitants que la propagande sioniste considérait comme des squatteurs, des occupants sans droit ni titre qui s’étaient installés là sans aucune légitimité à le faire après l’exode des Juifs consécutif à la destruction du Temple par les Romains. Vu ainsi, les Juifs, en s’installant en Palestine, ne faisaient rien d’autre que rentrer chez eux. Et si vous revenez chez vous et que vous trouvez votre maison occupée par des étrangers, vous avez le droit de les chasser, n’est-ce pas ? C’est ce qu’ils firent. Cependant, l’affaire n’était pas si simple, et il fallut s’organiser. C’est cette histoire que raconte en détail Ilan Pappé. Une histoire violente, mieux vaut en prévenir les âmes sensibles. On sait qu’elle avait commencé bien avant la date fatidique du 29 novembre 1947.

Dès l’instant où Lord Balfour, secrétaire au Foreign Office britannique, a promis au mouvement sioniste, en 1917, de créer un foyer national pour les Juifs en Palestine, il a ouvert la porte au conflit sans fin qui finirait par engloutir le pays et sa population, écrit Ilan Pappé (p. 43)

Par la suite, les plans proposés par l’administration britannique étaient si scandaleusement favorables aux colonies sionistes[12] qu’ils provoquèrent au moins deux insurrections palestiniennes, en 1929 et 1936.

[…] en 1936, les rebelles se battirent avec une telle détermination qu’ils obligèrent la Grande-Bretagne à cantonner davantage de troupes en Palestine que dans le sous-continent indien. Au bout de trois ans d’attaques d’une implacable brutalité contre la Palestine rurale, l’armée britannique brisa la révolte. La direction palestinienne fut exilée. Les unités paramilitaires qui avaient animé la guérilla contre les forces du Mandat furent dissoutes. Au cours de ces événements, beaucoup de villageois engagés furent arrêtés, blessés ou tués. L’absence de la plupart des dirigeants palestiniens et de groupes de combat palestiniens viables allait beaucoup faciliter les choses en 1947 dans les campagnes de Palestine (IP, p. 43).

On voit bien, ici, qu’il y a eu transmission du flambeau colonial des Britanniques aux Israéliens. Et cela est illustré très concrètement par le rôle qu’a joué dans cette transmission un officier britannique, Orde Charles Wingate.

[Celui-ci] a contribué à faire pleinement comprendre aux dirigeants sionistes que l’idée d’un État juif devait être étroitement liée au militarisme et à une armée, d’abord pour protéger les enclaves et colonies juives qui se multipliaient dans la Palestine intérieure, mais aussi – c’est le point crucial – parce que les actes d’agression armée étaient un moyen de dissuasion efficace contre une possible résistance des Palestiniens locaux. À partir de là, le cheminement vers le projet de transfert forcé de toute la population indigène allait se révéler très court. […]

Wingate a transformé la principale organisation paramilitaire de la communauté juive de Palestine, la Haganah. Elle avait été créée en 1920, et son nom en hébreu signifie littéralement « Défense », ce qui indiquait clairement son objectif principal : protéger les communautés juives. Sous l’influence de Wingate et de l’esprit belliqueux qu’il a inspiré à ses chefs, la Haganah est vite devenue le bras armé de l’Agence juive, l’organisation dirigeante du sionisme en Palestine, qui a fini par élaborer puis mettre en œuvre des plans pour la conquête militaire de l’ensemble de la Palestine et le nettoyage ethnique de sa population. (IP, p. 44-45)

De plus, Wingate a permis aux troupes de la Haganah de commencer à se former sur le terrain en les faisant accepter comme auxiliaires des forces britanniques pendant la révolte arabe de 1936.

Mais il y avait encore d’autres conditions à réunir avant de commencer réellement les opérations. Tout d’abord, et en parallèle de l’armée, créer un début de corps diplomatique qui allait être chargé de maintenir de bonnes relations avec les pays occidentaux dont l’appui en termes financiers, d’armement et d’image était décisif. Cette mission fut réussie au-delà de toute espérance – c’est seulement aujourd’hui que la campagne génocidaire à Gaza et la « Nakba continuée » en Cisjordanie commencent à susciter quelques doutes dans l’opinion publique mondiale…

Autre domaine dans lequel Israël devait se montrer extrêmement efficace : le renseignement. En effet, avant de lâcher ses miliciens sur les villes et villages palestiniens, la direction sioniste devait disposer d’un certain nombre d’informations, à la fois sur le potentiel économique de ces quartiers et villages, mais aussi sur les opposants à leur politique, ceux qui avaient résisté en 1929 et 1936, et recruter à cette fin tout un réseau de collaborateurs.

Enfin, il fallait une direction centralisée et une planification minutieuse des opérations. L’architecte de cette organisation fut David Ben Gourion.

[Il] a dirigé le mouvement sioniste des années 1920 jusque tard dans les années 1960. […] S’il a joué un rôle central dans la décision quant au sort des Palestiniens, c’est à cause du contrôle complet qu’il exerçait sur toutes les questions de sécurité et de défense dans la communauté juive en Palestine. Il avait accédé au pouvoir en tant que dirigeant syndical, mais il œuvra vite fiévreusement à construire les mécanismes de l’État juif en gestation. […] il aspirait à la souveraineté juive sur la plus grande partie possible du territoire palestinien. […] il amena la direction sioniste à accepter à la fois son autorité suprême et une idée fondamentale : la future création d’un État signifierait une domination juive absolue. Comment concrétiser ce type d’État purement juif ? On en discuta aussi sous son égide vers 1937 [date de la proposition britannique de partition]. Deux mots magiques émergèrent alors : Force et Moment propice. L’État juif ne pourrait être obtenu que par la force, mais il fallait attendre une conjoncture historique favorable pour pouvoir traiter « militairement » la réalité démographique du terrain : la présence d’une population indigène majoritaire non juive. (IP, p 52-53)

Le « Moment propice » intervint fin 1947, avec la résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations unies. Tout de suite après commencèrent les agressions contre des villages palestiniens, et ce alors même que les soldats britanniques étaient encore présents en Palestine, puisque leur départ définitif était fixé au 15 mai 1948 (on a vu plus haut que la famille de Mahmoud Darwich, par exemple, fut chassée de chez elle au tout début de l’année 1948 – il n’avait pas encore sept ans, alors qu’il était né en mars 1942). D’ailleurs, que ce soient les Britanniques ou les observateurs de l’Onu chargés de surveiller l’application de la résolution 181, nul ne trouva rien à redire sur l’énorme opération de nettoyage ethnique qui s’enclencha alors. Cela dit, il faut relever que des plans organisant ce nettoyage avaient déjà été mis au point depuis quelques années. Celui qui fut finalement appliqué se nommait le plan « Daleth » (le nom de la lettre D en hébreu). Il succédait aux plans A (élaboré en 1937), B (1946) et C (fusion de A et B, fin 1946). Ce dernier

visait à préparer les forces militaires de la communauté juive de Palestine aux campagnes offensives qu’elles allaient mener contre la Palestine rurale et urbaine sitôt les Anglais partis. L’objectif de ces actions serait de « dissuader » la population palestinienne d’attaquer les implantations juives et de riposter à toute agression contre des routes, des véhicules et des lieux d’habitation juifs. Le plan C énumérait clairement les composantes de ce type d’actions punitives :

Tuer les dirigeants politiques palestiniens. Tuer les agitateurs palestiniens et leurs soutiens financiers. Tuer les Palestiniens qui ont agi contre des Juifs. Tuer les officiers et fonctionnaires palestiniens haut placés [dans l’administration du Mandat]. S’en prendre aux moyens de transport palestiniens. S’en prendre aux moyens de subsistance palestiniens : puits, moulins, etc. Attaquer les villages palestiniens proches qui pourraient aider de futures agressions. Attaquer les lieux de réunion palestiniens, clubs, cafés, etc.

[…] quelques mois plus tard, un autre plan fut rédigé […]. C’est lui qui a scellé le destin des Palestiniens sur les territoires que les dirigeants sionistes avaient en vue pour leur futur État juif. Sans distinguer les cas où ces Palestiniens pourraient décider de collaborer avec l’État juif ou le combattre, le plan Daleth prévoyait leur expulsion totale et systématique de leur patrie. (IP, p. 58, c’est moi qui souligne.)

De fait, l’objectif de ce plan D était la destruction de la Palestine rurale et urbaine. Il fut mis en œuvre à partir du 10 mars 1948. Ce jour-là était réunis onze hommes, qui formaient ce qu’Ilan Pappé appelle le Conseil consultatif, sous la direction de Ben Gourion. C’est ce collectif, dont Pappé a réussi à reconstituer la liste des membres, malgré le fait qu’il y a eu très peu de comptes rendus de ses réunions, qui a décidé et supervisé le nettoyage ethnique. Ce 10 mars, donc, les onze mirent la dernière main au plan Daleth et « le soir même, des ordres [furent] envoyés aux unités sur le terrain […] ».

Ces ordres s’accompagnaient d’une description détaillée des méthodes à employer pour évacuer les habitants de force : intimidation massive, siège et pilonnage des villages et des quartiers, incendie des maisons, des biens, des marchandises, expulsion, démolition et pose de mines dans les décombres pour empêcher les expulsés de revenir. Chaque unité [reçut] sa propre liste de villes et de villages et de quartiers cibles, dans le cadre du plan global. […]

Une fois la décision prise, il a fallu six mois pour l’appliquer. Quand tout a été fini, près de 800 000 personnes – plus de la moitié de la population indigène de Palestine – avaient été déracinées, 531 villages détruits, 11 quartiers vidés de leurs habitants. (IP, p. 18-19)

Et comme dans les autres cas de nettoyage ethnique (en ex-Yougoslavie par exemple) ces « méthodes » criminelles n’ont pas été les seules employées : il était probablement difficile de recommander par écrit les massacres, les viols, ou même les cas d’empoisonnement de l’alimentation en eau d’une ville entière par le virus de la typhoïde, comme ce fut le cas à Acre, et c’est pourquoi il n’en existe pas ou peu de traces écrites. Par contre l’histoire orale, naturellement plus du côté palestinien qu’israélien, mais aussi du côté israélien, regorge de ces histoires de massacres et autres. Ces dernières années, l’historiographie a tout de même fait des progrès, envers et contre les efforts de l’État d’Israël pour imposer une chape de silence sur ces crimes. Ainsi, par exemple, on a pu voir récemment sur les écrans un documentaire poignant sur le nettoyage ethnique du bourg de Al-Tantoura – et sur la façon dont les autorités académiques et politiques israéliennes ont lutté contre un historien qui en avait fait son sujet de thèse[13]. Et ce n’est qu’une histoire parmi beaucoup d’autres.

Il faut absolument lire ce livre si l’on veut comprendre ce qui a été infligé aux Palestiniens. Ilan Pappé ne l’a pas écrit dans un esprit de vengeance, loin de là. Mais comme il l’explique parfaitement, il n’y aura jamais de paix, encore moins de réconciliation possible tant que ces crimes n’auront pas été reconnus – sans même parler de « réparations[14] », qui devraient commencer par appliquer le droit au retour des réfugiés. Personne ne prétendra que c’est facile à réaliser, surtout pas après ce que nous avons vu, et voyons encore, ces derniers mois à Gaza et en Cisjordanie. Pourtant, il n’existe pas d’autre solution, à moins de penser, comme ont pu le penser les nazis dans les années 1940, qu’il est possible d’effacer complètement des peuples de la surface de la Terre. Je sais bien qu’à avancer des platitudes pareilles, on peut se voir aujourd’hui, en France, accuser d’« apologie du terrorisme[15] ». Mais il faudra bien que cela finisse un jour. En attendant il faut remercier les éditions de La Fabrique d’avoir réédité ce titre, sauvant ainsi « l’honneur de l’édition française », comme j’ai pu le lire quelque part (je crains qu’il n’y ait encore du boulot…).

franz himmelbauer, pour Antiopées, ce lundi matin 20 mai 2024.

[1] Le Nettoyage ethnique en Palestine avait d’abord été publié par Henry Trubert, éditeur chez Fayard. Or cette maison d’édition a annoncé son retrait de la vente à compter du 7 novembre 2023, soit un mois tout juste après le 7 octobre que vous savez. N’osant pas justifier cette décision par un désaccord soudain avec le contenu de l’ouvrage d’Ilan Pappé, Fayard a avancé une autre raison d’arrêter sa commercialisation, alors même qu’il s’était encore vendu à 203 exemplaires entre le 7 octobre et le 7 novembre (sur 307 au total en 2023) : le contrat d’édition avec l’auteur était caduc, paraît-il, parce qu’arrivé à son terme le 27 février 2022. On appréciera le décalage des dates… Voici ce qu’en dit Henry Trubert, qui a entretemps créé la maison d’édition Les Liens qui Libèrent : « Cette censure est doublement lamentable. D’abord parce qu’elle sanctionne un livre indispensable à la compréhension du conflit israélo-palestinien. Ensuite parce que, au-delà de Fayard, elle révèle la dégradation du débat intellectuel dans notre pays. » (Cité par Dominique Vidal dans Orient XXI). Une dégradation bien facilitée par les grands propriétaires de l’édition française, et particulièrement par un certain Bolloré, dont le groupe Vivendi a finalisé l’acquisition de Hachette Livre (et donc de Fayard, qui en fait partie) le 21 novembre dernier, moins de trois semaines après cette affaire de censure. (Oui, bon, d’accord, je sais bien que la médiocrité et la propagande fascistes ne se limitent pas aux publications bolloréennes, hélas : l’invraisemblable « spécialiste du monde musulman » que le monde nous envie, Gilles Kepel, compte plusieurs de ses bouquins publiés chez Gallimard, soi-disant référence intellectuelle en notre pays héritier des Lumières, comme chacun sait, et en particulier l’inoubliable Le Prophète et la pandémie, sous-titré Du Moyen-Orient au djihadisme d’atmosphère, si, si, je vous assure… Au risque de prolonger indûment cette parenthèse et cette note, je me vois obligé de vous rapporter ce que je viens de lire ce matin dans notre quotidien régional, qui a interviewé ce « politologue de renom » – tu parles ! publiciste islamophobe, ouiche ! – à l’occasion de sa présence au salon du livre local de notre préfecture dont, pour le coup, je veux oublier le nom, comme dirait notre cher Cervantes. Je ne l’aurais peut-être même pas lu si je n’avais vu ce propos reproduit en marge de sa photo occupant trois colonnes du canard en page 6 : « On peut espérer qu’une initiative comme le salon du livre permette dans un département qui est un peu délaissé, de remettre (sic) un débat mieux informé. » J’adore quand des intellos viennent nous enseigner, nous autres ploucs. Et vas-y qu’il insiste : « Dans ce département, il y a une polarisation des deux députés. D’un côté La France insoumise et de l’autre le Rassemblement national. Ces derniers sont l’expression opposée d’un même sentiment, celui du déclassement social et de la marginalisation. Or, dans les milieux conscients et éduqués, le désarroi face au bouleversement de la société, avec notamment l’inquiétude face à la délinquance et la toxicomanie, se traduit par une attirance vers les groupes désireux d’une remise en cause radicale du consensus politique. » Ah là là, Kepel, si tu savais où on se le met, ton « consensus », nous autres déclassés sociaux, marginaux et autres conscients et éduqués !)

[2] Extrait d’un entretien avec Elias Sanbar publié par Libération des 8-9 mai 1982 et titré « Les Indiens de Palestine », recueilli dans Deux Régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Les Éditions de Minuit, 2003.

[3] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire, VII », in Œuvres III, Folio/essais, Gallimard, 2000.

[4] Mahmoud Darwich, « La route n’est pas finie pour que je… », in Geo n°243, mai 1999 – dossier spécial « Palestine. Voyage au cœur d’un peuple ».

[5] Et décédé trop tôt, en 2008.

[6] Geo n°243, loc. cit.

[7] Interviewé par CQFD ce mois-ci, Elias Sanbar, historien et poète palestinien, définit la Nakba comme suit : « Cette expulsion, par la violence et par la guerre, de centaines de milliers de personnes de leur terre natale a eu lieu en 1948 sous un mot d’ordre général des troupes sionistes qu’on pourrait résumer ainsi : “Vous n’existez pas. Votre nom n’existe pas et votre terre n’a pas de nom.” Le déni d’existence commence par le fait d’effacer le nom. [.] cet effacement a servi à l’État d’Israël de deux manières : d’abord, empêcher toute revendication de droits politiques, car quand vous n’existez pas, vous ne pouvez pas dire “en tant que peuple, on a droit à l’autodétermination” ; ensuite, à dire qu’“aucun crime n’a été commis”. »

[8] Eitan Bronstein Aparicio et Éléonore Merza Bronstein, « Israël et la Nakba, de la reconnaissance au déni », Orient XXI, 19 avril 2018.

[9] Compte rendu analytique de la séance du 6 mars 1995 du Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale au sujet de l’ex-Yougoslavie, cité par Ilan Pappé en exergue de son chapitre III, p. 59.

[10] On parle ici du territoire de ce que l’on appelait la « Palestine mandataire ». Il avait été occupé par la Grande-Bretagne en 1918 – soit à la fin de la Première guerre mondiale, lorsque que France et Grande-Bretagne s’étaient partagés les dépouilles de l’Empire ottoman. Ces deux puissances sorties victorieuses de la Grande Guerre avaient « légalisé » leur impérialisme grâce au système des « mandats » qui leur avaient été attribués (on devrait plutôt dire : « qu’ils s’étaient attribués ») lors de la conférence de San Remo en 1920, par la Société des nations (SDN), sorte de préfiguration de l’Onu à l’ère coloniale… La France avait ainsi « hérité » des actuels Liban et Syrie tandis que sa Gracieuse Majesté britannique se voyait attribuer la Palestine, la Jordanie (alors « Transjordanie ») et l’Irak. Cf. Jean-Pierre Filiu, Le Milieu des mondes. Une histoire laïque du Proche-Orient (voir ma recension ici), chap. 8 : « Le temps des mandats (1914-1949).

[11] Voir à ce propos la section « 1948 exclu du processus de paix » du chapitre XI du Nettoyage ethnique…, p. 294 sqq.

[12] « Les Britanniques ont essayé de mettre en place une structure politique où les deux communautés seraient représentées sur un pied d’égalité au Parlement et au gouvernement. [Mais, en pratique] au sein du nouveau Conseil législatif proposé, la balance pencherait en faveur de la communauté juive, qui devait s’allier à des membres nommés par l’administration britannique. » (Ilan Pappé – désormais noté IP –, p. 43.) Et cela alors que les Palestiniens représentaient 80 à 90% de la population…

[13] Tantura, réalisateur : Alon Schwarz Documentaire, 2022. Voir l’histoire de ce film et du massacre qu’il relate sur Orient XXI : « Israël 1948. Le Massacre de Tantoura a bien eu lieu », par Sylvain Cypel.

[14] À propos de réparations, je suis tombé cette semaine sur un discours de la ministre de la Culture prononcé à l’occasion de la restitution d’œuvres d’art à la famille d’un galeriste juif parisien qui en avait été spolié par les occupants allemands avec la complicité de leurs collaborateurs vichystes. Très bien. Lorsque l’on découvre, dans le livre d’Ilan Pappé, non seulement l’étendue des expropriations, mais aussi celles des pillages commis par les soldats d’Israël pendant le nettoyage ethnique, on se dit qu’il y a encore du boulot avant de « réparer » quoi que ce soit…

[15] À lire aussi, cet article de Meriem Laribi paru récemment sur Orient XXI à propos des « pères fouettards des tribunaux qui jouent à faire peur » : « Le nombre de procédures ouvertes pour ce délit [d’apologie du terrorisme] en France explose depuis le 7 octobre 2023. Au 30 janvier 2024, Le Monde rapporte que 626 sont en cours dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Des poursuites sont alors engagées à l’encontre de 80 personnes. Interrogé sur la mise à jour de ces données, le ministère de la Justice n’a pas répondu. Notre enquête permet toutefois d’affirmer que des dizaines de nouvelles convocations ont été émises depuis le 30 janvier. »

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Le Milieu des mondes. Une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours

Jean-Pierre Filiu, Le Milieu des mondes. Une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours, Seuil, 2021

Le traitement de l’actualité internationale, et particulièrement de celle du Moyen-Orient, par les médias mainstream, peut faire croire que les conflits qui déchirent la région relèvent en dernière instance d’antagonismes religieux irréductibles – entre obédiences de l’islam : sunnites et chiites, ou entre juifs et musulmans (sans parler des autres « minorités » comme les Druzes ou les différentes Églises chrétiennes dites « d’Orient », entre autres). Le mérite de du livre de Jean-Pierre Filiu est de nous faire découvrir une histoire autrement complexe où les constructions étatiques et politiques, puis la colonisation et enfin les manœuvres des grandes puissances extérieures à la région tiennent au moins autant de place que les religions. Pour autant, il ne verse pas dans la mythification de cette complexité, trop souvent évoquée à travers cette citation du général de Gaulle : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples[1] ».

Bien au contraire, Jean-Pierre Filiu[2], professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po Paris, propose avec ce livre un travail de vulgarisation au bon sens du terme. Et certes il n’est pas facile d’en rendre compte ici, tant la période couverte est longue et les événements à traiter nombreux.

Le choix d’une histoire politique, y compris dans le domaine religieux, prévient-il dans son texte d’ouverture : « Une histoire laïque », amène à accorder une attention prioritaire aux processus de constitution des pouvoirs et à leurs espaces de domination. C’est pourquoi les frontières et les batailles seront régulièrement évoquées, sans fascination aucune pour les développements militaires, mais parce qu’on se bat beaucoup au Moyen-Orient, et ce jusqu’à aujourd’hui[3]. Cette prégnance de la guerre a d’ailleurs transformé la région en une épouvantable « terre de sang » à au moins quatre reprises, lors des deux vagues d’invasions mongoles de 1256-1261 et de 1393-1404, au cours de la Première Guerre mondiale et depuis la contre-révolution arabe de 2011, voire dès l’invasion de l’Irak en 2003. L’approche ainsi privilégiée ne permet pas de développer une réflexion d’ampleur sur les sociétés concernées. Quant aux acteurs signalés, ils sont pratiquement tous masculins et les femmes ne sont mentionnées qu’en tant qu’épouses, à l’exception de la soufie Rabia al-Adawiyya[4], de la sultane Chajar al-Dour[5] ou des féministes de la Nahda[6]. Nul doute qu’une réflexion de longue durée, menée sous l’angle des sociétés ou du genre, serait passionnante. Tel n’est pas le propos de cet ouvrage (p. 17-18).

Ces réserves prises en compte, reste un excellent « guide-âne », un mémento très complet (380 pages grand format) si vous préférez. Rappelant dans ce même texte introductif qu’il a voulu répondre à « une forte attente […] de mise en perspective dans la très longue durée d’une actualité moyen-orientale qui suscite l’intérêt et les passions, mais aussi le trouble, voire l’angoisse », son auteur revendique l’« esprit didactique », inspiré des cours qu’il a donnés à Science Po, qui préside à l’organisation de l’ouvrage, dont chacun des dix chapitres (correspondant à dix périodes historiques) « est suivi d’une chronologie indicative et de suggestions bibliographiques » ; de plus figurent en fin d’ouvrage deux index très détaillés des noms de personnes et de lieux et, au milieu, « un cahier hors-texte de vingt cartes [qui] met en regard, pour chacun des chapitres, une vision d’ensemble du Moyen-Orient au début de la période concernée et une carte dédiée à une des dimensions de l’histoire régionale, à chaque fois différente », ce qui, au total, fait de ce livre un outil fort utile à qui, comme moi, ignore à peu près tout de l’histoire de ce « milieu des mondes ».

À propos, justement, de cette appellation, Jean-Pierre Filiu en donne la définition suivante :

La mer Noire, les contreforts du Caucase et la mer Caspienne définissent au nord les contours du Moyen-Orient, qui, au sud, se prolonge jusqu’en Haute-Égypte et inclut la péninsule Arabique. Ce sont le Sahara et son immense désert de Libye qui en représentent les limites africaines, forcément imprécises. La région s’étend à l’est jusqu’au Khorassan, le Levant de la Perse, dont les frontières fluctuent au cours des siècles, incorporant parfois une partie de l’Afghanistan et du Turkménistan actuels. […] Le Moyen-Orient, à cheval entre l’Asie et l’Afrique, s’impose en carrefour entre ces deux continents, ainsi qu’entre l’Asie et l’Europe. Il se trouve au centre névralgique de deux routes terrestres appelées à marquer leur temps, la « route de la Soie » vers l’Asie centrale et la Chine, et la « route des Indes » (p. 13)[7].

Quant aux limites temporelles de cet ensemble, Filiu, qui étend son étude jusqu’à nos jours, en a fixé le début en 395. Pourquoi cette date ?

[Ce choix] correspond à la fondation de l’Empire romain d’Orient. Le Moyen-Orient émerge alors en entité spécifique, dégagée d’une domination extérieure, tandis que s’affirme une Chrétienté d’Orient, tournée vers Byzance plutôt que vers Rome. Ce choix répond à la volonté de suivre des dynamiques proprement moyen-orientales, et non la simple projection dans cette région de rivalités de puissances extérieures, même si celles-ci auront toute leur place [dans ce livre], notamment à l’époque contemporaine. La borne de 395 permet aussi de poser le Moyen-Orient en pôle de stabilité étatique et de construction institutionnelle face à un « Occident » alors soumis aux invasions barbares et aux sacs successifs de Rome. Il n’est pas inutile de souligner un tel renversement de perspective, en ces temps où la Chrétienté inventait en Orient, hors de la hiérarchie cléricale, et parfois contre elle, le culte des saints et la vocation monastique, appelés à tant façonner l’« Occident chrétien ». De surcroît, 395 est, en tant qu’année d’établissement d’un ensemble politique, libérée de la charge attachée aux dates fondatrices des calendriers monothéistes que sont 0 et 622. Elle offre ainsi une plus sûre opportunité de s’émanciper de l’emprise symbolique de ces deux années zéro, tout en intégrant l’importance d’un monothéisme disparu, le zoroastrisme, religion d’État de la Perse sassanide.

Ce livre est une véritable mine d’informations historiques, géographiques et géopolitiques. À mon sens, il ne faut pas forcément chercher à le lire d’un bloc, comme je l’ai fait, car forcément, la répétition des guerres, des prises de terres par les uns puis les autres, des ascensions et des chutes des empires, tout cela peut lasser. Par contre, il me semble qu’on devrait toujours l’avoir à portée de main lorsque l’on s’intéresse à la région. Car si l’histoire ne détermine pas fatalement le présent, elle en explique bien des aspects qui nous paraissent obscurs à première vue, et surtout, elle nous permet aussi de décrypter, au moins en partie, les discours et les stratégies des acteurs d’aujourd’hui.

On aura bien compris que je ne vais pas me lancer dans un « résumé » impossible (et insensé) de cette histoire. Toutefois, je voudrais revenir sur au moins un point qu’il me paraît important de souligner, celui de l’« invention du Middle East » – titre d’une section du chapitre 6 : « L’expansion coloniale (1798-1912) » – et je terminerai par là cette brève recension, en recommandant vivement la lecture (même fractionnée, comme je le disais plus haut) de ce livre.

La consolidation de l’empire des Indes [britannique] et de [son] grand dessein africain[8] s’accompagne d’une avancée méthodique sur les rivages de la péninsule Arabique. C’est d’abord le port stratégique d’Aden qui est occupé par les forces britanniques en 1839, avant […] de se retrouver au centre d’un faisceau d’accords de « protection » avec les tribus environnantes. C’est ensuite la très redoutée « côte des Pirates » qui est pacifiée en 1853 en « côte de la Trêve » sur le territoire actuel des Émirats arabes unis. La puissance du sultanat d’Oman est affaiblie, en 1861, par la mainmise britannique sur Zanzibar, source du précieux clou de girofle. Londres arbitre aussi les rivalités entre les familles Al-Thani au Qatar et Al-Khalifa au Bahreïn, celle-ci devant reconnaître l’indépendance de celle-là, en 1868, avant que le Bahreïn ne passe sous protectorat britannique en 1880. Une série de traités accentue progressivement le contrôle de Londres sur la rive méridionale du golfe Persique. Ce dispositif est couronné en 1899 par le basculement de l’émirat du Koweït sous la tutelle de Londres. Le camouflet est cinglant pour l’Empire ottoman, dont la province d’Irak n’a plus accès au golfe Persique que par l’étroite embouchure du Chatt al-Arab, la « rive des Arabes », soit l’estuaire commun au Tigre et à l’Euphrate. La Sublime Porte en nourrit un irrédentisme virulent à l’encontre du Koweït ainsi « protégé ». De telles revendications annexionnistes seront reprises en Irak par le nationalisme arabe, durant la seconde moitié du XXe siècle. [Ici, on se souviendra de la première guerre américaine du Golfe, menée contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991 afin de « libérer » le Koweït de l’occupation irakienne.]

Cet apogée impérial inspire une conceptualisation inédite du Middle East par le futur amiral américain Alfred Mahan. Très influent professeur d’académies militaires [celui-ci] affirme [en 1902] dans la revue des conservateurs britanniques, que la clef de l’hégémonie mondiale réside dans le contrôle du « Moyen-Orient », un terme inventé pour l’occasion. Ce carrefour de trois continents se situe en effet à la croisée du canal de Suez et de la route des Indes, donc des axes terrestre et maritime de communication entre l’Europe et l’Asie. Un tel espace est alors désigné sous le nom générique d’« Orient », en référence à la question du même nom, après avoir été longtemps appelé « Levant » […] Orient et Levant correspondent tous deux à la notion arabe de Machrek, opposé au Maghreb, cet Occident d’Afrique qui n’a jamais été qualifié de « Ponant ». Mahan énonce, depuis l’hémisphère occidental, la centralité géopolitique d’un Orient devenu par la même « Moyen ». Sa vision du Moyen-Orient comme gisement de puissance, bien antérieure à l’exploitation des hydrocarbures, demeure d’une troublante actualité (p. 202-203).

franz himmelbauer, pour Antiopées, le 12 mai 2024.

[1] « Rarement phrase de Charles de Gaulle aura été autant citée hors de son contexte, voire à contre-sens », écrivait par ailleurs Jean-Pierre Filiu (dans un post de retronews.fr), à quoi il ajoutait : « Cette phrase ouvre le chapitre “L’Orient” du premier tome des Mémoires de guerre. Nous sommes en avril 1941 et c’est vers Le Caire que “vole” l’homme de l’appel du 18 juin. Après des premiers succès militaires, surtout sur le continent africain, il veut désormais implanter la France libre au Levant. »

[2] En rédigeant cette note, je réalise que j’avais déjà rendu compte d’un livre de Jean-Pierre Filiu : Algérie, la nouvelle indépendance, paru au Seuil fin 2019. On trouvera par ici la recension de cet ouvrage consacré au « hirak », ce formidable mouvement du peuple algérien de 2019-2020.

[3] Je me permets de rappeler que ce « aujourd’hui » date de l’année de publication de l’ouvrage : 2021 – et ce même si l’on ne se bat pas moins au Moyen-Orient aujourd’hui en 2024…

[4] Rabia al-Adawiyya (713-801). Jean-Pierre Filiu la cite, en même temps qu’un autre ascète de Bassora, comme elle, le prêcheur Hassan al-Basri (642-728), comme l’une des premières inspiratrices du soufisme.

[5] Chajar al-Dour, littéralement « l’Arbre aux joyaux », esclave affranchie et épouse favorite du sultan Salih, souverain de l’Égypte au moment du débarquement de la septième croisade, en 1259, fut proclamée sultane (après la mort de Salih) par les Mamelouks. Ceux-ci, eux-mêmes anciens esclaves (Mamelouk signifie « Possédé » en arabe) recrutés par le sultan afin d’assurer sa garde prétorienne et des fonctions militaires, finirent par exercer la réalité du pouvoir en Égypte – mais avant de se décider à nommer officiellement l’un d’entre eux au sultanat, ils passèrent par la désignation de cette sultane éphémère (son règne ne dura que trois mois).

[6] Nahda (littéralement : « Renaissance ») : il s’agit d’un mouvement d’émancipation arabe du XIXe siècle que l’on a souvent comparé aux Lumières européennes, cette comparaison présentant toutefois le défaut majeur de laisser à penser que ces « Lumières arabes » auraient été importées d’Europe avec les premières entreprises à visée coloniale, particulièrement celle, en 1798, de Bonaparte en Égypte. Cependant, comme l’écrit Jean-Pierre Filiu, « les processus de modernisation qui […] traversent [les sociétés arabes] ont […] leur logique propre, parfois encouragée par la pression extérieure, mais souvent bridée, voire brisée, par l’aveuglement colonial » (p. 213).

[7] À qui s’intéresserait de plus près à l’appellation de « Moyen-Orient », je conseille vivement la lecture de trois articles très instructifs de Vincent Capdepuy, tous trois disponibles en ligne sur Orient XXI : Moyen-Orient, une géographie qui a une histoire, parties 1 et 2, et Comment fut inventé le Moyen-Orient. Comme on peut s’en douter, cette géographie est celle des Occidentaux, et avant tout celle de la colonisation anglaise et française – avant l’américaine, une histoire que raconte aussi en détail Le Milieu des mondes.

[8] Ce « grand dessein africain » s’est matérialisé, entre autres, en 1898, quand « la plus forte résistance militaire africaine fut écrasée » lors de la bataille d’Omdurman, au Soudan. L’armée de Sa Gracieuse Majesté, son artillerie, ses mitrailleuses et ses armes automatiques taillèrent en pièces une armée indigène d’insurgés qui avaient défié l’Empire britannique durant quelques mois. Dans Exterminez toutes ces brutes (éd. française Le Serpent à Plumes, 1998, section 55), Sven Lindqvist cite le récit de Winston Churchill qui participa à cette bataille en tant que jeune officier – il avait alors vingt-quatre ans :

Les drapeaux blancs [de l’armée du Mahdi, soit un prophète venu réhabiliter l’islam face aux envahisseurs étrangers] avaient presque dépassé la crête. Encore une minute, ils seraient pleinement visibles par les batteries. Se rendaient-ils compte de ce qui les attendait ? Ils formaient une masse dense [c’était une armée de 15 000 hommes environ], à 2 800 yards de la 32e batterie de campagne et des canonnières. Les portées étaient connues. C’était une simple question mécanique…

L’esprit était fasciné par l’horreur à venir. Je la voyais déjà. […] Ils franchirent la crête et se trouvèrent pleinement exposés à la vue de toute notre armée. Leurs bannières blanches les mettaient bien en évidence. Lorsqu’ils virent le camp de leurs ennemis, ils déchargèrent leurs fusils dans un grand vacarme et augmentèrent l’allure… Pour un moment, les drapeaux blancs avancèrent en bon ordre, toute la division franchit la crête et fut exposée au feu.

Environ vingt obus les frappèrent dans la première minute. Certains explosèrent en l’air, d’autres au milieu de leurs visages. D’autres, encore, s’enfoncèrent dans le sable et, en explosant, projetèrent des nuages de poussière rouge, des éclats et des balles dans leurs rangs. Les drapeaux blancs pointèrent dans toutes les directions. Pourtant, ils se relevèrent immédiatement, comme d’autres hommes s’avancèrent pour mourir pour la cause sacrée des Mahdis et pour la défense du successeur du Vrai Prophète et du Seul Dieu. […]

À huit cents yards, une ligne inégale d’hommes s’approcha désespérément. Des bannières blanches vacillèrent et tombèrent, des silhouettes blanches s’écroulèrent par douzaines…

Les fantassins tiraient régulièrement et impassiblement, sans hâte ni excitation, car l’ennemi était loin… En outre, les soldats étaient pris par leur tâche et faisaient de leur mieux. Mais, bien vite, cet acte purement mécanique devint monotone.

Les fusils devinrent chauds – si chauds qu’il fallut les changer pour ceux des compagnies de réserve. Les mitrailleuses Maxim épuisèrent toute l’eau contenue dans leurs manchons… Les douilles vides tombaient en tintant sur le sol et formèrent bientôt un tas sans cesse croissant à côté de chaque homme.

Et durant tout ce temps, sur la plaine, les balles fendaient les chairs, brisaient les os en éclats ; le sang giclait de blessures terribles ; des hommes vaillants avançaient dans un enfer de métal sifflant, d’explosions d’obus et de nuées de poussière – ils souffraient, perdaient espoir et mouraient. […] (Le soulignement est de Lindqvist)

La grande armée des Derviches qui avait avancé au lever du soleil, pleine d’espoir et de courage, fuyait désormais dans la plus extrême déroute, poursuivie par le 21e lanciers, et laissait derrière elle plus de neuf mille morts et davantage encore de blessés.

«Ainsi s’acheva la bataille d’Omdurman – la plus éclatante victoire jamais remportée sur les barbares par les armes de la science. En cinq heures, la plus forte armée de sauvages jamais dressée contre une puissance européenne moderne avait été détruite et dispersée, sans guère de difficultés, avec, en comparaison, peu de risques et des pertes insignifiantes pour les vainqueurs. (Ici, c’est moi qui souligne.)

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L’ombre de la traite atlantique

M’hamed Oualdi, L’Esclavage dans les mondes musulmans. Des premières traites aux traumatismes, Éditions Amsterdam, 2024

Voici un livre qui tombe à pic dans mon programme de lecture, puisque je viens juste de traiter de Capital et race, de Sylvie Laurent, lequel démontre par A + B la responsabilité de la dite accumulation primitive du capital dans la création de la « race », à travers, d’une part, l’invention de la plantation comme modèle de surexploitation des humain·e·s de couleur par les Blancs, et, d’autre part, la traite négrière transatlantique[1]. Qu’en est-il alors des autres filières de traite, particulièrement de celles des mondes musulmans ?

Le sujet est réputé « tabou » dans les pays arabes et musulmans. Ce cliché a encore été renforcé récemment lorsque la chaîne de télévision qatarie al-Jazeera choisit, en 2018, de diffuser les Routes de l’esclavage, documentaire produit par Arte, mais… amputé de son premier volet. Celui-ci, intitulé « Derrière le Sahara de 437 à 1375 », « expliquait notamment les débuts de la traite transsaharienne et de l’esclavage dans les mondes musulmans », rappelle M’hamed Oualdi. Gêne et censure entourent la question, pour une raison simple à comprendre, poursuit-il :

Derrière cette gêne et cette censure se cachent […] de nombreuses séquelles et de multiples traumas de l’esclavage, que ces sociétés ont encore du mal à affronter : la difficulté, pour certains, à reconnaître des pratiques d’esclavage dans les demeures de leurs ancêtres, ou à admettre que ces ancêtres furent des esclaves ; et, surtout, parmi les effets les plus importants de cette longue histoire de l’esclavage, le problème majeur du racisme anti-noir, dirigé aussi bien contre les citoyens noirs des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord que contre des migrants qui viennent d’autres régions du continent africain et qui transitent par la Méditerranée pour se rendre en Europe. (Introduction, p. 14)

Ce qui ne l’empêche pas de nous mettre en garde contre le cliché du tabou « entretenu[2] » dans les pays concernés autour de l’esclavage. En réalité, il existe de nombreuses recherches, études de sciences humaines et aussi nombre de publications de fictions autour de la question dans ces pays. Mais :

Répéter et imposer le lieu commun du silence et du tabou, c’est faire de ces sociétés, encore et toujours, des spectatrices apathiques se complaisant dans l’ignorance, qu’il faudrait sauver d’elles-mêmes et sans cesse civiliser. […] Comme si ces sociétés attendaient leurs sauveurs, des justiciers et des justicières venus d’Europe et d’Amérique du Nord, pour révéler en pleine lumière ce qu’elles ne voudraient pas voir : leur long passé d’esclavage, le racisme anti-noir lié à ce passé… (Introduction, p 26-27)

À quoi j’ajouterais, pour ma part : comme si nos sociétés occidentales avaient elles-mêmes déjà réglé leur dette envers les descendants de leurs propres esclaves… Bien au contraire, c’est probablement pour escamoter cette dette, éviter toute remise en question autocritique et encore plus toute question de réparations qu’un certain nombre d’historiens et d’orientalistes conservateurs n’ont pas hésité à « comparer » la traite atlantique avec – au choix – une « traite arabo-musulmane », ou une « traite islamique », voire des « traites orientales ». Ce faisant, ils plaquent une vision monolithique issue de la traite atlantique sur une réalité bien plus diversifiée

de multiples traites régionales, des mouvements forcés et réguliers d’hommes, de femmes et d’enfants, et surtout ceux d’esclaves contraints de quitter des régions aussi diverses que l’Afrique subsaharienne, le sud de l’Europe ou le Caucase, pour être asservis en Afrique du Nord, au Proche-Orient et dans les régions musulmanes d’Asie durant les périodes médiévale et moderne, jusqu’au XIXe siècle (chap. 1, p. 35).

Bien sûr, certains historiens (occidentaux) ont cherché, probablement en toute bonne foi, à comparer l’ensemble de ce qu’ils nommaient les « traites orientales » à la traite atlantique, particulièrement du point de vue du nombre de personnes réduites en esclavage et vendues comme telles[3]. Mais, poursuit M’hamed Oualdi, cette comparaison pouvait

avoir, sous certaines plumes, une finalité plus idéologique : il fallait démontrer que les « Occidentaux » n’avaient pas été les seuls esclavagistes à l’époque moderne et que les « Orientaux » avaient aussi eu leur part de responsabilité dans l’asservissement et la vente de femmes et d’hommes africains, voire que les musulmans s’étaient montrés davantage coupables que les Européens en ce qui concerne les traites d’Africains (chap. 1, p. 36).

Le problème d’une telle comparaison est qu’elle se prête relativement facilement à ce type de récupération idéologique dans la mesure où elle donne l’image de deux phénomènes quasi identiques. M’hamed Oualdi cite quelques-unes de ces tentatives de récupération qui servent aujourd’hui encore de références à l’extrême droite et plus largement à la droite, voire à une grande partie de la gauche de gouvernement des pays occidentaux afin d’étayer leurs politiques islamophobes.

Voyons tout d’abord le cas de l’historien Robert C. Davis. Celui-ci publie la version originale (en anglais) d’Esclaves chrétiens, Maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Méditerranée (1500-1800) – titre de la traduction française de son livre[4] – « au lendemain des attentats terroristes du 11 septembre 2001 ». Le titre à lui seul, qui plus est dans une atmosphère d’islamophobie exacerbée, est assez explicite en lui-même. On comprend tout de suite qu’il s’agit de dénoncer une forme de racisme anti-blanc…

Robert C. Davis affirme, rapporte M’hamed Oualdi, que le sort des esclaves chrétiens au Maghreb aurait jusque-là [jusqu’à lui, of course] peu intéressé les historiens, notamment car les « courants de la pensée postcoloniale et postmoderne étaient en effet plus enclins à considérer, ne serait-ce qu’implicitement, ceux qui y furent esclaves comme des pré-impérialistes et leurs maîtres comme des proto-nationalistes » (chap. 1, p 71).

Jugeant que « l’esclavage dans le monde méditerranéen fut plus important que la traite transatlantique durant le XVIe siècle et une partie du XVIIe siècle », Davis

va même jusqu’à affirmer que l’esclavage transatlantique avait avant tout une visée « commerciale, non passionnelle », tandis que pour les « Barbaresques », existait toujours une « dimension de revanche, presque de jihad ». […]

Tout en niant la grande violence de la traite transatlantique, Robert C. Davis n’hésite pas, en dernier lieu, à chercher les racines de la violence totalitaire non pas dans son foyer d’origine en Europe, mais […] au Maghreb, dans les bagnes où étaient enfermés les captifs et les esclaves chrétiens. Il reprend les termes de Stephen Clissold, selon lequel la « vie de bagne » des esclaves chrétiens au Maghreb « tenait à la fois du camp de concentration nazi, de la prison pour dette anglaise et du camp de travail soviétique » (chap. 1, p. 72).

Excusez du peu… Voilà que ces maudits Arabes ont inventé tous les maux qui nous ont accablés ensuite. Retournement ahurissant. Comme le fait observer M’hamed Oualdi,

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’ouvrage de Robert C. Davis a été promu non seulement dans la presse conservatrice aux États-Unis et en France, mais aussi par des milieux d’extrême droite et des suprémacistes blancs à l’origine de fake news, de vidéos sensationnalistes et mensongères – dont l’une, intitulée « L’esclavage des Blancs : l’histoire taboue et oubliée enfin révélée », a été visionnée plus d’un demi-million de fois l’année de sa publication sur YouTube, en 2021 (chap. 1, p. 73).

Pourtant, certains auteurs vont encore plus loin que Davis. M’hamed Oualdi cite ainsi l’économiste Tidiane N’Diaye qui a publié en 2008, chez Gallimard s’il vous plaît, un ouvrage intitulé Le Génocide voilé[5]. Enquête historique.

[…] non seulement [il] reproche à ceux qu’il appelle les « Arabes » d’avoir fait le « malheur de l’Afrique » en aiguillant « le continent noir vers le patriarcat » et en y « généralisant la polygamie », mais il les accuse aussi d’avoir perpétré un « génocide ». [Ils] auraient selon lui castré « la plupart » des 9 millions de victimes de la traite saharienne […]. Cette « entreprise, ajoute-t-il, ne fut ni plus ni moins qu’un véritable génocide, programmé pour la disparition totale des Noirs du monde arabo-musulman, après qu’ils furent utilisés, usés, assassinés » (chap. 1, p. 73-74).

C’est évidemment faire bon marché des descendant·e·s de ces esclaves qui vivent aujourd’hui encore dans les pays de l’aire musulmane… Comme le dit Oualdi, « la grande violence des traites est incontestable, mais, pour parler de génocide, il faut des preuves étayées de sources précises ». Or, ce n’est absolument pas le cas dans ce livre qui se contente d’évoquer « des hypothèses, des récits de griots, des recoupements et des témoignages directs et indirects » – p. 74-75, les soulignements sont de l’auteur, qui ajoute :

Que les éditions Gallimard aient publié un texte dénué de tout appareil critique et de méthode scientifique en dit long sur un racisme savant et diffus qui peut prendre place dans les maisons d’édition française pourtant perçues comme des institutions culturelles de référence.

Je passe sur une partie de la critique formulée par Oualdi – particulièrement à propos de la reprise du vocabulaire colonial par N’Diaye qui parle en termes essentialistes des « Arabes », des « Berbères » et des « Noirs » sans plus de distinctions – pour en arriver à sa conclusion :

[…] tout [son] propos […] est de minimiser la gravité de la traite atlantique en refusant de voir son extrême violence. Ainsi n’hésite-t-il pas à écrire que, « bien qu’il n’existe pas de degrés dans l’horreur ni de monopole de la cruauté, on peut soutenir sans risque de se tromper que le commerce négrier et les expéditions guerrières provoquées par les Arabo-Musulmans furent, pour l’Afrique noir et tout au long des siècles, bien plus dévastateurs que la traite transatlantique ». Il ose même trouver des avantages et des vertus à cette traite atlantique, dans laquelle « un esclave, même déshumanisé, avait une valeur vénale pour son propriétaire. » (chap 1, p. 76-77)

Tidiane N’Diaye s’accorde ainsi avec Robert C. Davis pour trouver bien des vertus à la traite atlantique, qui relèverait, elle, d’une rationalité commerciale « apaisée », en quelque sorte. Leurs deux livres, dit M’hamed Oualdi, sont « devenus des références dans certains milieux académiques et parmi des cercles militants très variés : conservateurs et extrémistes de droite, suprémacistes blancs pour Davis ; panafricanistes ou soutiens de la cause noire dans le cas de N’Diaye ».

Ces deux livres avaient été précédés de bien d’autres, en particulier ceux de Bernard Lewis, « célèbre néo-orientaliste » qui a soutenu, en gros, « que l’avènement de l’islam a correspondu à une séquence de diffusion d’idées racistes à mesure que l’empire politique des musulmans s’étendait dans le monde » – en plus de l’invention des systèmes totalitaires évoquée plus haut, les musulmans auraient donc inventé le racisme[6].

M’hamed Oualdi conclut son premier chapitre, justement intitulé « L’ombre de la traite atlantique », par la citation d’analyses qui cherchent à décrypter ce que signifient les comparaisons entre traites « islamiques » et « atlantique ».

L’historienne et anthropologue canadienne Ann McDougall a démontré à quel point les cadres de cette comparaison sont problématiques. Les sociétés musulmanes ont pratiqué l’esclavage, c’est incontestable. Mais la « notion d’“esclavage islamique”, écrit-elle, est une création occidentale, à consommation occidentale, par pure distinction de l’esclavage réel du Nouveau Monde ». La notion de « traite islamique » apparaît en effet au XIXe siècle, au temps de l’expansion coloniale européenne et d’un orientalisme savant qui essentialise les mondes musulmans, les transforme en « l’autre », en un ennemi du monde occidental. Cette notion de « traite islamique » induit aussi l’idée que l’Afrique serait extérieure à ces mondes musulmans, que le musulman esclavagiste, le prédateur, c’est l’Arabe. […] Le fait même de concevoir la traite « transsaharienne » comme une traite extérieure à l’Afrique est problématique, alors que le Maghreb et l’Afrique subsaharienne font partie du même continent.

Mohamed Hasan Mohamed a exploré la généalogie de ce paradigme – qui est au cœur de l’ouvrage de Tidiane N’Diaye – qui consiste à penser le nord de l’Afrique comme extérieur au continent. Cette représentation a été construite par des abolitionnistes chrétiens européens au XIXe siècle, qui entendaient distinguer des esclaves noirs à émanciper de leurs maîtres et maîtresses « arabes » musulmans. Ces abolitionnistes ont alors adopté une idée plus ancienne, forgée à l’époque moderne par des missionnaires occidentaux, et qui est centrale dans l’ouvrage de Robert C. Davis : l’idée d’un nord de l’Afrique musulman violent, qui avait été le lieu de captivité de nombreux Européens. (chap 1, p. 80-81)

C’est ainsi que procèdent toujours les Blancs, non ? On commence par se livrer au commerce infâme du « bois d’ébène », auquel on trouve toutes sortes de justifications, à commencer par une hiérarchisation des « races » humaines. Puis, poussés par la nécessité (la révolution en Haïti, entre autres), on décide qu’il n’y a plus lieu d’acheter ni de vendre de la chair humaine – et bientôt, même plus d’en « posséder » au titre de bien meuble comme cela avait été le cas jusque-là. Dès lors, forts de ces belles résolutions et pleins d’un esprit véritablement philanthropique, on va instrumentaliser notre supériorité de civilisés contre ces « barbares » qui osent encore posséder et faire le commerce d’esclaves… Comme aujourd’hui, alors que les femmes blanches ont dès longtemps abandonné les fichus dont elles se couvraient les cheveux pour aller à l’église, on se prévaut de ce « progrès » pour criminaliser les « autres », qui n’ont pas encore compris que le voile, c’est mal.

Une manière plus instructive d’étudier ces traites [« orientales »] consisterait à ne pas seulement les comparer avec la traite atlantique, dit encore M’Hamed Oualdi, mais à les saisir dans leurs contextes pluriels, de la côte atlantique à l’océan Indien […]. Il s’agirait aussi d’articuler les logiques de domination et les discours de racialisation aux processus de production à l’œuvre dans ces différentes régions : quels groupes sont dominés ? selon quelles logiques, quelles pratiques et suivant quels discours ? (chap. 1, p. 82-83)

C’est ce à quoi s’attaque l’auteur dans les chapitres suivants de son livre, après avoir en quelque sorte « déblayé » le terrain en s’attaquant aux lieux communs racistes diffusés par le néo-orientalisme et les discours qui relèvent de la soi-disant « guerre des civilisations. Ces chapitres sont très instructifs – on y apprend quelles étaient les différentes fonctions des esclaves dans les sociétés musulmanes (chap. 2 : « Trois figures d’esclaves : domestiques, concubines et travailleurs de la terre »), puis comment se sont déroulées « Les abolitions du XIXe siècle » (« Fin de l’esclavage ou renouveau du capitalisme ? », chap. 3), quelles traces ont laissé les esclavages dans les mondes musulmans d’aujourd’hui (chap. 4 : « Post-esclavages ») et enfin quelles perspectives de recherches propose l’auteur en conclusion (« Horizons »).

Voici donc un ouvrage indispensable à qui veut aller au-delà des « fantasmes » et autres « instrumentalisations » suscités par ce soi-disant « tabou » de l’esclavage dans les mondes musulmans. Je précise que l’auteur, « prof à Sciences Po Paris et historien du Maghreb moderne et contemporain », s’exprime dans un style clair et précis, de plus très accessible, et ce même si son livre s’appuie manifestement sur une solide documentation. À mettre entre toutes les mains, donc.

franz himmelbauer pour Antiopées, le 6 mai 2024.

[1] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, Seuil, 2024. Voir ma recension par ici.

[2] Entretenu de différentes façons : par la barrière linguistique qui permet à des « journalistes, experts, intellectuels et universitaires occidentaux […] d’écrire des articles et des livres entiers sur l’esclavage et sur bien d’autres sujets qui concernent des pays musulmans sans connaître aucune des langues écrites de la région » ; par « l’affaiblissement constant des lieux de production de savoirs au sein des pays musulmans », dû aux « politiques de restriction budgétaire [préconisées par] la Banque mondiale et le Fonds monétaire international », à « l’imposition aussi d’un ordre néolibéral et de pratiques de népotisme et de corruption » qui ont amené les États de ces régions à cesser d’investir dans les universités publiques, sans parler de la faiblesse des maisons d’éditions locales dont les moyens ne leur permettent pas de rivaliser avec les maisons européennes et états-uniennes (Introduction, p. 25).

[3] Ainsi, M’Hamed Oualdi cite-t-il Ralph Austen et Olivier Pétré-Grenouilleau qui avancent (avec prudence toutefois, évoquant des marges d’erreurs statistiques pouvant aller jusqu’à 25%, ce qui paraît évidemment assez énorme) des chiffres globaux de 17 millions de personnes victimes de la « traite islamique méditerranéenne » (Austen) ou des traites « orientales (Pétré-Grenouilleau) contre 12 millions pour la traite atlantique. Lorsque l’on considère ces chiffres, il faut également considérer les périodes historiques différentes des traites atlantique et « islamique-méditerranéenne » : moins de 4 siècles pour la première (début XVIe-fin XIXe), de 12 à 13 pour la seconde, « des débuts de l’islamisation de l’Afrique du Nord en 667 jusqu’aux années 1920).

[4] Traduction publiée en 2006 chez Jacqueline Chambon.

[5] L’utilisation du qualificatif « voilé » n’est certainement pas innocente (et ce, que l’on attribue la paternité du titre à l’auteur ou à son éditeur) dans un contexte français empoisonné par les campagnes islamophobes, dont on sait de reste à quel point elles ont instrumentalisé (et continuent de le faire) les dites « affaires du voile »…

[6] M’hamed Oualdi cite en particulier l’ouvrage de Bernard Lewis Race and Slavery in the Middle East. An Historical Enquiry, New York, Oxford University Press, 1990.

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Capital et race

Sylvie Laurent, Capital et Race. Histoire d’une hydre moderne, Seuil, 2024

Un peu plus de 500 pages grand format, 70 de notes dont quasiment chacune donne une ou plusieurs références à d’autres ouvrages et/ou articles, voici un livre touffu, c’est le moins que l’on puisse dire. Cela ne devrait pas effrayer les lecteurs/trices : je donne ces chiffres non pour les intimider, encore moins pour me vanter du fait d’avoir surmonté cette difficulté, non, plutôt pour avertir que cette note n’offrira, une fois de plus, qu’un aperçu du texte. On attribuera cette brièveté soit à une certaine insuffisance intellectuelle de ma part, soit tout simplement à la difficulté de l’exercice – quoi qu’il en soit, je recommande d’ores et déjà chaudement la lecture de ce livre, rédigé dans un style clair, précis et très accessible. Il y est question du nouage étroit entre race et capital, bien représenté par la figure de l’hydre. On voit bien qu’il s’agit d’une question toujours brûlante aujourd’hui, ne serait-ce qu’à travers le génocide en cours à Gaza, sans parler bien sûr du racisme qui ravage les sociétés soi-disant postcoloniales, comme on a pu le constater encore cette semaine[1] en France, avec l’escalade de la censure contre LFI, depuis le refus de l’université de Lille d’accueillir une réunion de soutien aux Palestinien·ne·s jusqu’à la convocation par la police judiciaire, au motif « d’apologie du terrorisme », de celle qui devait en être la principale intervenante, en passant par l’oukase de la Préfecture du Nord interdisant carrément cette même réunion au prétexte du risque de « trouble à l’ordre public »…

 

Pas de commerce africain, pas de nègres ; pas de nègres, de sucre d’épices ou d’indigo…Pas d’îles, pas de terres, pas de terres, pas de commerce. Aimé Césaire[2]

 

Le nouage entre race et capital s’effectue en des temps et des lieux bien précis, même si ces temps s’étalent sur de longues durées et si ces lieux tendent à s’étendre tout autour de la planète, en une première mondialisation. C’est à l’évidence une des principales leçons de ce livre : le capital (et le capitalisme), comme la race (et le racisme) sont des phénomènes historiques, dont l’un des points communs a toujours été la prétention à se faire passer pour des donnés « naturels » aussi bien qu’intemporels.

Sylvie Laurent situe leur date de naissance gémellaire en 1492. Comme on sait, Christophe Colomb, un marchand génois mandaté par la Couronne de Castille et Aragon, laquelle vient tout juste d’achever la mal nommée Reconquista – une conquête tout court, évidemment – marquée par la chute, cette même année, de Grenade, dernier bastion aux mains des Maures, Colomb, donc, à la recherche d’une route directe vers les Indes, les « découvre » finalement. Que cherchait-il en vérité ? Des épices et de l’or, surtout de l’or. Moyennant quoi il a abordé les rivages d’une île que ses habitants, les Taïnos, nomment Ayiti. Avant l’arrivée du « découvreur » et de ses sbires, ces aborigènes

se comptaient par centaines de milliers, peut-être-même étaient-ils plus d’un million. En 1514, après vingt-cinq ans de travail forcé, de guerre et de destruction, il [en] demeure à peine plus de 30 000. […] Les Arawaks [groupe ethnique dont faisaient partie les Taïnos, et qui peuplaient les Grandes Antilles] disparaîtront définitivement un siècle plus tard […]. Ces décimations furent causées par les deux logiques structurantes de ce premier capitalisme colonial : l’extraction des ressources de la terre par la dépossession et l’extirpation de l’énergie humaine nécessaire par la violence disciplinaire et la négation de la souveraineté des indigènes sur leurs corps. Ce sont elles, avant la variole ou la rougeole, qui provoquèrent l’extinction des Taïnos.

[…] L’esclavage et l’accaparement des terres s’inscrivent alors comme une nécessité historique de l’Amérique. Inventée par l’Europe, cette terre inaugure une géohistoire inédite fondée sur un commerce total, transatlantique, puis mondial, qui réclame une nouvelle grammaire de la valeur du monde et une nouvelle conception de l’habitation de la terre. Désormais, il faut mettre la terre et ses créatures au travail et ne les envisager qu’au prisme de profits futurs. (R&C p. 32-33)

Naissance du capital (comme rapport « social », si l’on peut dire), donc. On voit bien que dès son apparition celui-ci hiérarchise de fait les humains (entre « civilisés » et « sauvages ») et pratique ainsi ce que nous nommerons plus tard la racialisation et, partant, le racisme. Cependant, si l’on peut dater de cette même annus horribilis[3] la naissance « officielle » de la race (au risque de l’anachronisme car, si je ne le trompe pas, on n’utilisait pas ce mot à ce moment-là), c’est parce que les souverains espagnols, Isabelle et Ferdinand (que leur nom soit maudit pour les siècles des siècles !) expulsent les juifs de leur royaume de Castille et Aragon, inaugurant la sinistre politique de la limpieza de sangre, la « pureté du sang ». On avait donné aux juifs et aux musulmans la possibilité de se convertir au catholicisme faute de quoi, ils étaient déclarés persona non grata dans le royaume. Seulement, toute une politique des « statuts de la pureté de sang » se développa par la suite, soupçonnant les « nouveaux chrétiens » de ne l’être pas vraiment et de continuer à pratiquer leur culte originel en secret. Pire, ces soupçons se reproduisirent contre les générations suivantes… Ainsi les gènes des religions hébraïque et musulmane étaient-ils censés se transmettre de père (et de mère) en fils (et en fille)… Un concept promis à un bel avenir, en Amérique avec la on-drop rule (règle de l’unique goutte de sang – noir évidemment – qui vous ôtait la qualité de Blanc), puis sous le IIIe Reich (Hitler était un grand admirateur des théories suprémacistes blanches des États-Unis), l’Afrique du Sud de l’apartheid et pour finir (mais je n’ai cité ici que les exemples les plus saillants, on aurait aussi bien pu y ajouter la France coloniale, puis celle de Vichy et enfin celle d’aujourd’hui, ses contrôles au faciès et ses violences policières à l’encontre des personnes racisées), l’État d’Israël, qui ne reconnaît que les juifs comme ses citoyens.

Dès avant ces scènes inaugurales (entre péninsule ibérique et « Indes occidentales ») intervient un autre fait capital (si je puis me permettre) : l’invention de la plantation. Ici, je me permets de m’éloigner un peu du livre de Sylvie Laurent (mais aucunement pour exprimer un désaccord) et de convoquer celui d’Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc, dont j’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que j’en pense – mais auquel je n’ai pas encore consacré une « vraie » note de lecture. En 1471, dit-elle, les Portugais (la grande puissance maritime de l’époque) occupent un petit archipel au large du Gabon, qu’ils baptisent São Tomé. Jusqu’alors, ils achetaient des esclaves sur la côte du Gabon, voire plus au sud vers l’actuel Angola, en vue de les revendre aux marchands d’Afrique de l’Ouest en échange d’or qui était l’objet principal de leur convoitise dans la région.

Mais la prise de São Tomé fait évoluer ce schéma. Les navires portugais l’utilisent d’abord comme une étape de navigation, notamment pour l’achat d’esclaves, qu’ils revendent ensuite plus au nord. Et ainsi va surgir un « coup de génie » promis à un destin fracassant : les premiers colons venus du Portugal […] y sont sommés de produire du sucre, car le roi souhaite prolonger la bonne expérience de Madère qui pouvait déjà en exporter 2 500 tonnes par an. Pour cela, les Portugais vont utiliser sur les plantations de São Tomé les esclaves qu’ils achètent en Angola et au Gabon. L’entreprise tient très bien ses promesses et la production de sucre à São Tomé, en 1488, égale déjà celle de Madère. Elle la surpasse même rapidement, si bien que le Portugal devient un gros importateur de sucre en Europe[4].

Ce qui vient de s’inventer là est tout simplement l’économie moderne – le capitalisme dans toute sa hideur, qui va s’épanouir ensuite aux Amériques dans les grandes largeurs. On débarque quelque part, on élimine les « naturels », comme on disait à l’époque, et on les remplace par de la main d’œuvre servile importée afin d’extraire et/ou de transformer les matières premières dont on a besoin, naturellement sans aucune considération pour les écosystèmes que l’on dévaste au passage. « On pourrait comparer cette innovation, écrit encore Aurélia Michel, à celle de la délocalisation du travail par les firmes transnationales, telle qu’elle s’est inventée dans le capitalisme de la fin du XXe siècle : la mise en place de quelques conventions internationales et la possibilité de réunir les conditions de production les plus rentables n’importe où dans le monde » (AM, p. 83).

Selon Sylvie Laurent (qui raconte aussi cette histoire de São Tomé, d’une manière un peu différente mais tout aussi intéressante), la plantation est l’une des institutions cardinales du développement siamois du capital et de la race. Elle en mentionne trois autres, en autant de chapitres : l’Académie, la multinationale et le contrat colonial.

L’Académie produit les discours humanistes qui accompagnent et recouvrent l’horreur de la traite et de l’esclavage. Quelqu’un comme Louis Sala-Molins (entre autres) avait déjà étudié le sujet[5]. Mais au fond, le plus intéressant dans ce chapitre, c’est l’image que les intellectuels européens produisent d’eux-mêmes et de l’Europe – de la civilisation, qui se dit à l’époque seulement au singulier –en reflet de ce qu’ils racontent sur les « nègres » et autres « sauvages ». En effet, commence à apparaître ici le discours du progrès et de la civilisation par le « doux commerce », qui s’épanouira un peu plus tard. Le pompon à cette vieille crapule de Voltaire qui, tout en déplorant les « excès » subis par la main d’œuvre servile (célèbre phrase d’un « nègre du Surinam » dans Candide, alors que celui-ci est stupéfié par la violence coloniale néerlandaise – pas française, hein ! : « C’est à ce prix-là que vous mangez du sucre en Europe ») ne manque pas d’investir dans le commerce infâme du « bois d’ébène », et pas qu’un peu. Il travaille avec la Compagnie des Indes orientales, qui détenait alors en France le monopole sur la traite négrière :

En cinq ans, il aurait financé plus de quarante expéditions, un investissement de 400 000 livres qui aurait représenté près de la moitié de ses dépenses totales. On estime que la marge de profit de la Compagnie en ces années dépasse les 15%. Les bénéfices du philosophe sont donc solides (C&R p. 136).

La multinationale, ou plutôt les multinationales de l’époque, ce sont justement ces « compagnies à charte » qui bénéficient d’un monopole exclusif accordé par les autorités royales de leur pays. On pourrait évoquer à leur propos les juteux « partenariats public-privé » d’aujourd’hui : tandis que l’État leur accordait tous les moyens de faire du profit sans restriction (monopole, réglementation de l’esclavage, possibilité de s’armer pour faire la police partout où elles s’implantaient et souvent même, gouvernement des colonies ou des comptoirs), elles levaient des fonds dans le privé (cf. Voltaire ci-dessus) pour financer leurs activités criminelles. Il me semble avoir parlé ici-même il n’y a pas si longtemps des zones franches du Sud global où les transnationales d’aujourd’hui font à peu près ce qu’elles veulent[6] : le savoir-faire du capital s’est bien transmis, merci pour elles !

Le contrat colonial… Pour résumer, je dirai : « Pile je gagne, face tu perds. » Il y a des gens qui habitent sur la terre que je convoite ? Pas très grave, me répond Locke (1632-1704). Le philosophe anglais explique en effet que ce qui compte, pour établir un droit de propriété, c’est l’établissement d’une souveraineté sur la terre par sa mise en valeur.

Résolument partisan de la colonisation anglaise de l’Amérique du Nord, Locke justifie la confiscation des terres amérindiennes en raison de ce qu’il juge être une piètre utilisation du sol (ce qui n’était pas le cas), incapable d’être « profitable » au regard de l’agriculture commerciale anglaise. Tel est le principe d’une mise en valeur, au sens littéral : seule importe la « valeur » produite par le travail de la terre grâce à l’improvement, mesurée par la croissance des rendements. Ainsi, loin d’être condamnable, l’accaparement de toute terre « vacante » participe pour Locke du « bien commun »[7]. (C&R, p 156)

C’est bien sûr la suite logique du développement de la plantation – délocalisation des hommes et des productions. Cela me fait penser aussi au processus, décrit par Émilie Hache, du passage d’un monde de la (ré)génération à un monde de la (re)production[8]. À l’évidence, les Amérindiens prenaient soin de leur terre, mais ils ne la mettaient pas en valeur au sens de Locke. Donc, exit les « Indiens » (rappelons que 95% des populations présentes avant la « découverte » avaient disparu au début du XXe siècle. Quelque 55 millions d’entre eux avaient déjà disparu en 1610, date à laquelle on constate une chute notable de la quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, due au retour de leurs terres à la forêt. C’est la première fois que les humains modifient par leur action la composition chimique de l’atmosphère, raison pour laquelle certains historiens datent de 1610 le début de l’anthropocène)[9]. Ce thème de la terre vacante, voire de la terre sans hommes, fera florès tout au long du déploiement colonial de l’Occident – jusqu’à son dernier avatar, le sionisme, dont l’un des slogans était : « une terre sans hommes pour des hommes sans terre ».

Le contrat colonial, ce sont encore les Codes noirs.

La « réification juridique » de l’esclave est produite par l’établissement d’un statut juridique transmissible par la mère, établissant la doctrine du Partus sequitur ventrem (déjà en vigueur depuis 1662 dans la colonie américaine de Virginie). Ce principe de transmission matrilinéaire permet non seulement l’organisation sociale de la propriété et de la production, mais elle est le fondement de la reproduction forcée de la main d’œuvre. Toute naissance d’une esclave noire étant la propriété du maître, les naissances à répétition sur la plantation même permettent de limiter les coûts d’importation de la main-d’œuvre. Celle-ci est ainsi rationalisée, et […] la qualité juridique de la condition d’esclave est établie. Même les clauses qui limitent les prévarications des planteurs postulent l’esclave comme « objet et non sujet de droit […] ». (R&C p. 168)

Cette « propriété du maître » fonde le développement capitaliste. Elle lui donne même une base si solide que toutes les abolitions de l’esclavage, désormais célébrées comme de grandes victoires du progrès, de la civilisation et des droits de l’homme, seront payées – et combien ! – par l’indemnisation des maîtres. Après tout, on leur devait bien ça, puisqu’on leur retirait leur propriété – on les spoliait, pour tout dire ! On sait que ces indemnités furent à tel point exorbitantes qu’elles ont maintenu Haïti, où l’abolition, camouflet insupportable pour la bourgeoisie blanche, avait été décrétée par les esclaves eux-mêmes, dans un état de misère totale jusqu’à aujourd’hui[10].

La troisième partie de Capital et race s’intitule Récits. Elle s’ouvre sur une très intéressante analyse de Robinson Crusoé, de Daniel Defoe, « parabole du capitalisme racial » aux yeux de Sylvie Laurent. En fait, ce « premier roman moderne » anglais montre et cache à la fois ce que c’est que le capitalisme – ou plutôt un capitaliste à l’œuvre. Marx ne s’y est pas trompé en parlant de « robinsonnades » qui tendraient à faire croire que l’accumulation primitive pourrait se dérouler sans heurts ni graves problèmes. Même Vendredi, ainsi baptisé par son maître Robinson car il lui est apparu un vendredi, est un esclave consentant, heureux de se confier à la protection du maître et de travailler pour lui, et même de l’assister dans ses combats contre quelques sauvages – cannibales, ceux-là, évidemment ! – qui pourraient pénétrer par effraction la sacro-sainte propriété de l’Empire britannique dont le naufragé Robinson est le digne représentant… Une sorte de storytelling avant l’heure, qui a connu par la suite un succès énorme, parce qu’il définissait le projet colonial tout en escamotant ses côtés les plus sombres.

L’autre ensemble de récits analysés par Sylvie Laurent concerne « l’émancipation par le commerce ». Je ne m’y attarde pas, ayant déjà un peu abordé le sujet plus haut. Pour faire court, il s’agit du discours des « économistes politiques », lesquels, à partir de Montesquieu déjà, parlent du « doux commerce » qui adoucit les mœurs en promouvant des interactions pacifiques entre les peuples. Ce qui, dans le contexte de la traite négrière, nous apparaît aussi crédible que les discours que l’on peut entendre de nos jours et qui nous promettent, dans tel ou tel domaine, des échanges « gagnant-gagnant ». Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche, disait ma grand-mère. Cela dit, Sylvie Laurent repère tout de même des nuances entre différents discours. Ainsi, par exemple,

Deux conceptualisations de l’Empire britannique s’opposent : celle de Warren Hastings [premier gouverneur général du Bengale], qui définit la colonisation britannique comme induisant un droit légitime à l’appropriation violente et à la soumission des indigènes, et celle de Hume, qui établit une véritable théorie libérale de l’Empire et la nécessité d’un droit colonial propre. […] Hume demande […] que les indigènes soient reconnus comme des « sujets » de la Couronne, avec statut et droits, plutôt que comme des étrangers sous la tutelle arbitraire de l’entreprise commerciale privée.

Hume oppose ainsi un « Empire du droit » à un domaine du « colonial » régi par la seule loi du plus fort. Et il distingue

les pratiques impériales civiles des « gentlemen capitalistes » de la City, respectueuses du législateur, [de celles des] brutes anglaises des compagnies qui dirigent les colonies aux marges de l’Empire (R&C, p. 226-227).

Good cop, bad cop, capitalisme vertueux et capitalisme sauvage, la distinction fera carrière… Jusqu’à Francis Ford Coppola adaptant à l’écran le roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres, où l’on voit un colon devenu fou fonder sa propre dictature sanglante « aux marges de l’Empire ». Pareillement, Apocalypse now avait le don de nous faire oublier la réalité de la guerre du Vietnam tout en nous la montrant, grâce à l’accent mis sur des personnages monstrueux – et donc exceptionnels – comme le commandant de l’escadron d’hélicos qui charge au son de la chevauchée des Walkyries et qui ne songe qu’à trouver une vague pour faire du surf, et, bien sûr, comme le « marginal de l’Empire », le colonel Kurz.

La dernière partie du livre, intitulée « Praxis », fait le lien entre ces discours et la pratique, comme son nom l’indique, et suit la piste sanglante qui conduira à l’extermination des juifs d’Europe et qui passe (entre autres) par l’Afrique australe ou les Allemands expérimentèrent leurs premiers camps de concentration et la pratique du génocide (contre les Hereros et les Namas, autrement connus sous le nom d’Hottentos[11]).

Il y a encore beaucoup d’autres choses dans cette dernière partie (et dans l’épilogue qui la suit), mais bon, comme je l’avais promis au début de cette note, je n’ai donné qu’un aperçu de ce livre vraiment passionnant, à la fois par la pertinence de ses analyses étayées par une impressionnante documentation et par une belle capacité de synthèse qui, hélas, me fait défaut pour mieux le résumer. J’espère tout de même que cette première mise en bouche vous ouvrira l’appétit… c’est tout le mal que je vous souhaite.

 

Ce 21 avril 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Du 13 au 21 avril 2024.

[2] Cité in Sylvie Laurent, Race et Capital (désormais noté R&C), p. 185.

[3] Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon la décrétèrent au contraire annus mirabilis…

[4] Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Seuil, 2020, p. 80-81.

[5] Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Puf, Quadrige, 2003 [1987].

[6] Voir ma note « Frontières et domination » ici-même, particulièrement la recension du livre d’Harscha Walia.

[7] À ce propos, voir par exemple Roxanne Dunbar-Ortiz, Contre-histoire des États-Unis. Trad. française aux éditions Wildproject. J’en ai parlé dans cette note de lecture.

[8] Ce que la même aussi appelle la logique du remplacement : loin du « grand remplacement » fantasmé par l’extrême droite, il s’agit du corollaire immédiat de la réduction du monde à des quantités mesurables. À partir du moment où tout est comptable avec les mêmes instruments d’abstraction – et avant tout avec la valeur au sens capitaliste du terme –, alors on peut « remplacer » un lieu par un autre, la biodiversité par des monocultures et des sauvages par des esclaves… (Dernier avatar, moins cruel peut-être mais tout aussi catastrophique pour les écosystèmes, la logique de la « compensation » appliquée aux grands chantiers type Notre-Dame des Landes : on détruit une zonz humide ici, pas grave, on en refera une autre ailleurs !) Cf. Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, Les Empêcheurs de penser en rond, 2024. Voir ma recension ici.

[9] Voir ma recension d’Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. À cela, il faut ajouter aussi que ce génocide des Amérindiens et ses conséquences bioclimatiques font dire à certain·e·s essayistes qu’il vaudrait mieux parler de « Capitalocène » ou même de « Plantationocène ». Cf. Donna Haraway, « Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », in Multitude n°65, 2016/4, article repris dans Vivre avec le trouble, Les Éditions des mondes à faire, 2020 [2016].

[10] L’histoire de ce scandale absolu a été racontée récemment par le New York Times dans un dossier accessible en ligne : https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html

[11] Cf. aussi Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes (une réplique tirée de Au cœur des ténèbres), éd. le Serpent à plumes, 1999).

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Le Capitalisme contre la Terre ou la production contre la génération

Ange Pottin, Le Nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans la Terre, éd. La Découverte, 2024

Irénée Régnauld & Arnaud Saint-Martin, Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, éd. La Fabrique, 2024

Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, éd. Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2024.

Du « capitalisme sans la Terre » à l’« astrocapitalisme », on voit bien qu’il n’y a guère de distance. Ces deux cauchemars dystopiques aux effets hélas bien réels sur « nous autres[1] » racontent la même histoire effrayante d’une machine totalitaire dont rien ni personne ne semble pouvoir stopper l’hybris. Machine : le capital et son implacable exigence de reproduction toujours plus « élargie ». Totalitaire : au sens que lui donne Hannah Arendt dans Les Origines du Totalitarisme, soit un « mouvement » qui ne saurait jamais se stabiliser – toujours « plus vite, plus haut, plus fort[2] ». Le « rêve » ultime des ingénieurs nucléaires s’appelle Iter : produire enfin de l’énergie sans qu’il ne soit plus besoin de matière, ou quasiment[3]. Celui d’Elon Musk et des « astrocapitalistes » est de s’arracher enfin aux contingences terrestres afin d’aller trouver de la matière ailleurs… Je mets des guillemets à « astrocapitalisme » car il me semble que la logique de celui-ci ne diffère en rien de la logique du capitalisme tout court, dont Émilie Hache parle en termes de production et de reproduction, qui ont remplacé les anciennes génération et régénération. C’est pourquoi j’ai eu envie de traiter de ces trois livres ensemble : en fin de compte, ils racontent tous trois la même histoire, depuis des points de vue différents, bien sûr.

Fantasmagories nucléaires…

Il est vrai que dans le nucléaire, on parle aussi de « surgénérateurs » – et ce préfixe « sur » dit déjà toute la folie de ce qu’Ange Pottin appelle le « capital fissile » (jeu de mots qui permet de le distinguer du capital fossile basé sur l’exploitation du charbon puis du pétrole ; notons au passage que l’énergie nucléaire est très loin d’avoir remplacé l’exploitation de ces ressources fossiles, laquelle se porte toujours aussi bien, envers et contre les bonnes intentions dont est pavé l’enfer du réchauffement climatique). « La surgénération ou surrégénération est la capacité d’un réacteur nucléaire à produire plus d’isotopes fissiles qu’il n’en consomme, en transmutant des isotopes fertiles en isotopes fissiles », dixit Wikipédia[4]. Cette définition nous projette directement au cœur du paradoxe qu’étudie Ange Pottin : en effet, le « projet du capital fissile », comme il l’appelle, consiste non seulement, depuis les années 1950 et 1960, à remplacer le charbon et le pétrole par l’uranium, mais, bien mieux encore, à construire des réacteurs capables de produire eux-mêmes plus de matière première qu’ils n’en utilisent. Un projet récemment réactualisé à travers la folie Iter. On pense évidemment à l’antique chimère du mouvement perpétuel, voire au baron de Münchhausen, dont on sait qu’il réalisa l’exploit de s’envoler en se tirant lui-même vers le ciel par les cheveux[5]. J’aurais pu aussi évoquer la quête de la pierre philosophale par les alchimistes, mais il me semble qu’ils étaient moins fous que nos ingénieurs nucléaires. Moins fous et probablement plus miséricordieux envers leurs contemporains. Comme le fait remarquer quelque part Ange Pottin, l’enthousiasme pour l’énergie nucléaire pose tout de même sérieusement question quand la première application pratique de la technologie atomique fut le crime de masse perpétré à Hiroshima et Nagasaki. D’aucuns prétendent distinguer nucléaire civil et militaire. Ce n’est pas le moindre des intérêts du livre d’Ange Pottin de démontrer très précisément que cette distinction ne tient pas debout, comme cela apparaît, entre autres, à la lumière de l’entretien qu’il a mené avec un grand « nucléocrate ». Tout d’abord, celui-ci lui confie qu’il a commencé sa carrière en participant au lancement (en 1956) du premier réacteur nucléaire français à Marcoule [sur la rive droite du Rhône, entre Montélimar et Avignon], lequel avait pour objet de produire le « plutonium nécessaire à la bombe atomique de la force de dissuasion nucléaire française[6] ». Bien. Ensuite, le gars est « envoyé sur un autre projet, marqué du sceau du secret : avec d’autres ingénieurs français, il contribue à la bombe atomique israélienne. “J’étais tout à fait opposé aux orientations militaires dans ce domaine [dit-il]. […] Mais j’ai fait un raisonnement qui vaut ce qu’il vaut[7] : s’il y a un pays qui a le droit de se défendre contre ses voisins, c’est celui-là[8].” » (AP, p. 41.) Un peu plus loin dans l’entretien, il ajoute : « Il est certain que le Créateur nous a bien embrouillés […] avec le plutonium : il peut servir à la fois à faire des bombes et de l’électricité. Ça pourrait être incompatible, ça ne l’est pas. » (AP, p. 43.) Pas incompatible : c’est bien ce que l’on avait cru comprendre.

Cependant, au-delà des contorsions autojustificatrices de ce docteur Folamour, le plus intéressant de ce livre reste, je trouve, l’analyse que propose son auteur sur ce qui motive les partisans du nucléaire envers et contre les pénibles réalités que sont, entre autres, les catastrophes de Tchernobyl et Fukushima et, avant tout, venant contredire le discours lisse des ingénieurs, l’invraisemblable et terrifiant amoncellement de déchets radioactifs produits par leur activité[9]. Eux prétendent justement que ces déchets fourniront la matière première du combustible nucléaire. Le hic, c’est que la technologie ultrasophistiquée permettant de réaliser ce tour de passe-passe n’a jamais fonctionné – du moins à un niveau industriel –, et cela malgré les milliards engloutis. Le rêve du capitalisme sans la Terre, ici, c’était (et c’est encore, suivant Macron) celui d’une production d’énergie propre qui non seulement produirait de l’énergie mais encore « regénérerait » ses propres matières premières combustibles…

Ce faisant, le capital fissile accomplit l’un de ces mouvements contradictoires qui fascinaient Karl Marx : se représentant comme une entité indépendante de tout ancrage terrestre, il a au contraire progressivement étendu son empreinte envahissante. La dynamique nucléaire illustre cette tendance : le nucléaire déterrestré a motivé l’expansion de l’infrastructure, laquelle se mue aujourd’hui en un très encombrant héritage radioactif[10]. En cela, il relève en un sens de l’idéologie telle que définie par Castoriadis : « Un ensemble d’idées qui se rapporte à une réalité non pas pour l’éclairer et la transformer, mais pour la voiler et la justifier dans l’imaginaire, qui permet aux gens de dire une chose et d’en faire une autre, de paraître autres qu’ils ne sont. »

Un autre philosophe a proposé un terme encore plus parlant pour définir les entremêlements entre imaginaire et capital comme matérialité que l’on trouve dans le nucléaire comme dans de nombreuses autres industries. Dans son analyse des passages parisiens où l’on exposait des marchandises à la fin du XIXe siècle, Walter Benjamin propose le concept de fantasmagories. Il définit ces dernières comme l’image que la « société productrice de marchandises » forme d’elle-même toutes les fois qu’elle fait abstraction du fait que, précisément, elle produit des marchandises ». La fantasmagorie est le miroir flatteur et déformant que la société capitaliste se tend à elle-même et dans le reflet duquel disparaissent les perturbations écosystémiques et les dominations sociales sur lesquelles reposent les actes matériels qui rendent possible la production de marchandises. La fantasmagorie qui se loge au creux de l’industrie nucléaire ne lui appartient pas en propre : on peut en retrouver des traces dans bien d’autres secteurs[11]. (AP, p. 139-140.)

… et spatiales

On en retrouve plus que des traces dans le domaine de la soi-disant « conquête spatiale ». C’est ce que racontent Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin dans leur livre. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, est-il sous-titré. Comme le nucléaire a son péché originel avec Nagasaki et Hiroshima, l’astronautique a le sien : il s’appelle V2 et a lui aussi tué pas mal de monde pendant la Seconde Guerre mondiale (probablement moins que les deux bombes atomiques mais, à vrai dire, je ne connais pas le nombre de victimes des bombardements par V2, auquel il faut ajouter celui des prisonniers morts au travail forcé pour leur fabrication). Comme le nucléaire, les fusées ont d’abord eu un usage militaire. Les nazis comptaient sur elles afin de renverser une situation militaire plutôt inquiétante dès 1942 (soit au point de bascule du rapport de forces autour de Stalingrad). On le voit, entre autres, à travers les récits de témoins de l’époque en Allemagne, tel Victor Klemperer : il rapporte à plusieurs reprises, dans son journal[12], combien la propagande du IIIe Reich insistait sur les fameuses « armes secrètes » qui allaient permettre à la Wehrmacht de gagner la guerre. Cela se traduisait par des articles dans les journaux ou par les discours de dirigeants diffusés par la radio et, comme l’observait lui-même Klemperer, cela ressortait aussi souvent dans la conversation des gens ordinaires, face aux mauvaises nouvelles des fronts – « oui, mais les armes secrètes… » Effectivement, rapportent Régnauld et Saint-Martin,

C’est […] à Peenemünde, dans un centre de recherche militaire sur les côtes de la mer Baltique, que les progrès de l’ingénierie des missiles balistiques ont été les plus rapidement engrangés, de 1936 jusqu’à 1945[13]. […] La base compte entre 4 000 et 5 000 ingénieurs, 1 300 scientifiques, des techniciens et ouvriers allemands, concentrés dans la mise en œuvre du programme balistique. Mais surtout, les ingénieurs en chef exploitent le travail forcé d’un millier de prisonniers polonais en 1940, puis d’autres travailleurs forcés italiens ou français. Au départ, l’exploitation de cette main-d’œuvre esclavagisée ne concerne pas la production des armes, placée sous le régime strict du secret militaire ; mais la décision d’Hitler d’augmenter la production – il rêve d’en faire fabriquer 2 000 par mois [des missiles balistiques capables de frapper l’Angleterre] – change la donne. Albert Speer, ministre de l’Armement, en contrôle la mise en œuvre fin 1942. En juillet, il invite von Braun et Dornberger dans un quartier général de Hitler pour une présentation du programme. Dans ses mémoires, il note que von Braun s’exécute avec passion et agrémente sa démonstration d’un film en couleurs montrant un décollage du A4 : Hitler est impressionné par les promesses de l’arme autant que par le brio et la précocité du directeur technique de Peenemünde, qu’il compare à Alexandre le Grand et Napoléon. » (p. 20-21)

Von Braun et les autres cadres dirigeants de Pennemünde prétendront par la suite qu’ils ignoraient les conditions de vie – et de mort ![14] – des prisonniers mis à leur disposition afin d’assurer la production. En réalité, disent Régnauld et Saint-Martin, « les officiers chargés de l’administration de ces camps et leurs supplétifs civils en [étaient] parfaitement conscients, à commencer par les ingénieurs de Pennemünde, notamment Rudolph (engagé par Himmler pour superviser les travaux dans les galeries souterraines), von Braun et son frère Magnus – un nazi convaincu. » (p. 22)

On fait souvent référence, aujourd’hui, et d’une manière péjorative, au « point Goodwin », soit le moment où l’un ou l’une des protagonistes d’une conversation y introduira – à tort – une référence au nazisme ou à Hitler. Ici, avec le développement de l’astronautique après-guerre, nous avons une histoire qui n’aboutit pas au point Goodwin, mais qui y prend sa source… Ainsi que le montrent les deux auteurs de ce livre, en effet, ce ne sont pas seulement, comme on le savait déjà (enfin, comme je le savais déjà), von Braun et quelques-uns de ses collaborateurs qui furent « recyclés » aux États-Unis afin d’y poursuivre leurs recherches sur les missiles balistiques – autrement appelés fusées – et finalement diriger le programme spatial de la Nasa, mais bien des dizaines, voire des centaines d’ingénieurs qui avaient travaillé avec eux au service des nazis[15]. Et comme on ne veut pas verser ici dans l’anti-américanisme primaire, on précisera, à la suite de Régnauld et Saint-Martin, que ce ne furent pas seulement les États-Unis qui récupérèrent ces ingénieurs et scientifiques, mais aussi les Soviétiques, et encore d’autres pays, dont la France où leur apport fut semble-t-il déterminant dans l’industrie de l’armement d’abord, spatiale ensuite.

Cela dit, il semble que les anciens de Pennemünde se soient particulièrement bien adaptés aux États-Unis :

[Ils] sont donc mis à contribution par l’US Air Force (USAF) depuis des bases surveillées à Fort Bliss, au Texas. Le transfert en 1950 de 118 d’entre eux à l’Arsenal de Redstone, à proximité de la petite ville de Huntsville, en Alabama, accélère leur américanisation : la greffe prend. […] von Braun et les siens […] sont principalement employés à la conception et au développement de missiles guidés, et plus particulièrement aux missiles balistiques intercontinentaux, au moment même où éclate la guerre de Corée.

[…] La création de la Nasa le 29 juillet 1958 confirme l’émergence d’un programme spatial civil se dotant bientôt de moyens humains et matériels. […] Le Centre de vol spatial Marshall est fondé à Huntsville en septembre 1960 par l’administration Eisenhower et von Braun y est placé à sa tête, accompagné de la centaine de membres du groupe de Peenemünde. (p. 25-26)

Nos deux auteurs consacrent ensuite quelques pages très instructives à expliquer pourquoi la « greffe », comme ils disent, a si bien pris. Ils rappellent le contexte de l’époque aux plans international – la guerre froide et la course à l’espace avec l’URSS – et domestique : l’Alabama, ses champs de coton, sa ségrégation, où, finalement les anciens cadres du parti nazi ne se trouvaient pas tellement dépaysés…

Bref, je ne voudrais pas laisser penser que tout le livre est consacré à cette origine nazie de l’astronautique – je n’ai jusqu’ici donné qu’un aperçu du premier chapitre. L’autre « bout » de cette histoire, si je puis m’exprimer ainsi, eh bien, pour résumer en caricaturant à peine, on dira que c’est Elon Musk, ses fantasmagories martiennes et sa firme Spacelink, bien réelle celle-là, qui s’affaire à placer en orbite des dizaines de milliers de satellites de télécoms, au grand dam des astronomes qui ne parviennent plus à observer correctement le ciel étoilé. Mais ce serait aller un peu vite en besogne que de résumer ce livre en un raccourci von Braun-Elon Musk – même si ce lien existe.

Ce qui m’a particulièrement frappé est tout d’abord la ressemblance évidente entre l’industrie nucléaire telle que décrite par Ange Pottin et l’astronautique racontée par Régnauld et Saint-Martin. Pour commencer, les deux partagent les mêmes origines militaires. Le nucléaire a été développé d’abord pour les bombes atomiques, tandis que les fusées capables d’aller dans l’espace ont d’abord été des missiles balistiques – d’ailleurs très vite armés de charges nucléaires pendant l’escalade des armements de la guerre froide. Et quand je dis « origines », c’est trop peu dire : à l’évidence, l’une comme l’autre industrie sont toujours aujourd’hui inextricablement liées au secteur de l’armement – concernant les armes nucléaires dont on sait les stocks délirants, capables d’éliminer la majeure partie de la vie sur Terre, accumulés durant la guerre froide, on a commencé depuis un certain temps déjà à parler d’armes nucléaires « tactiques », par opposition aux « stratégiques » – ce qui craint d’autant plus que les militaires – ou leurs chefs politiques – risquent de se sentir plus facilement autorisés à utiliser les premières qui, d’après leurs foutues théories, ne devraient pas entraîner l’apocalypse finale, contrairement aux secondes. Je passe sur les munitions « à uranium appauvri », déjà couramment utilisées, semble-t-il, sur les champs de batailles (guerres du Golfe, Ukraine…). Quant à l’astronautique, elle a mis à profit dès le départ la technologie des missiles balistiques mise au point d’abord pour faire la guerre, comme on l’a bien vu avec le « recyclage » des chercheurs et ingénieurs nazis par les puissances alliées après-guerre. Mais la collaboration avec l’industrie de l’armement ne s’est pas arrêtée là : Régnauld et Saint-Martin lui consacrent leur troisième chapitre, significativement intitulé « Contrôler l’espace : l’inépuisable conquête par les armes ». On se souviendra par exemple du programme de « guerre des étoiles » mis en œuvre à l’époque par le président Reagan. Si les programmes « civils » comme Apollo ou les stations spatiales internationales ont quelque peu éclipsé le côté belliciste du complexe militaro-spatial, il n’en reste pas moins que satellites d’espionnages, boucliers antimissiles, etc., ont continué à prospérer jusqu’à aujourd’hui. C’est d’ailleurs un autre point commun au nucléaire et à l’astronautique : leur capacité à déployer des fantasmagories énormes afin de mieux faire accepter par le public (et les contribuables, surtout !) les centaines (les milliers ?) de milliards nécessaires à leur développement. De ce point de vue, le deuxième chapitre de Régnauld et Saint-Martin, sur « l’astroculture à la conquête des esprits », est tout à fait édifiant. On se contentera ici de rappeler l’exemple récent de Thomas Pesquet, astronaute devenu l’une des personnalités les plus connues (et appréciées, je suppose) des Français·e·s, sorte de super-influenceur mis à toutes les sauces par l’ensemble des médias, nous expliquant par exemple qu’il faut bien trier nos déchets parce que notre planète est trop belle, vue d’en haut… Baste, je m’énerve.

Dernier point commun entre les industries nucléaire et spatiale, elles prétendent l’une et l’autre à une certaine « immatérialité » : l’énergie nuclaire serait une énergie propre, « décarbonée », et elle vise à se passer finalement de matière première puisqu’elle pourrait soi-disant la produire elle-même en retraitant son combustible. On a déjà dit ce qu’elle produit en vérité comme déchets et emprise matérielle et sécuritaire sur l’environnement immédiat de ses sites et finalement sur la société tout entière. Ange Pottin a sous-titré son Nucléaire imaginé : Le Rêve du capitalisme sans la Terre. Or, à écouter les thuriféraires de la « conquête spatiale » (on remarquera au passage que le vocabulaire colonial reste plus que jamais de mise[16]), elle permettra d’échapper à cette Terre, justement, grâce aux nouvelles « découvertes » de minerais et matières premières désormais épuisées ici-bas. L’envers de la médaille, c’est le gigantesque gaspillage de matières premières et d’énergie, justement, provoqué par la course à l’espace. Et cela sans même parler de l’emprise matérielle (à l’égal de celle des centrales nucléaires) des bases de lancement de fusées. Régnauld et Saint-Martin décrivent en détail, entre autres, les ravages entraînés par l’installation de la « Starbase » d’Elon Musk à Boca Chica, à l’extrême sud du Texas : expulsion des habitants, destruction de la faune et de la flore – tout doit disparaître… Bien sûr, cela ne concerne finalement qu’un petit bout de terre et ses habitants. Mais il y a encore la pollution lumineuse engendrée par les dizaines de milliers de satellites de communication mis en orbite par Musk et deux ou trois autres de ses concurrents et aussi l’énorme quantité de débris divers et variés qui circulent en orbite autour de la Terre, au point que les deux auteurs intitulent une section du chapitre IV : « Dans les ruines de l’astrocapitalisme : pollution lumineuse et débris orbitaux ». « La quantité de débris augmente exponentiellement : en mars 2023 on en comptait 36 500 au-delà de 10 cm, 100 000 entre 1 cm et 10 cm et 130 millions en 1 mm et 1 cm. » Et cela risque de poser problème tôt ou tard. En effet, « une bille de métal d’une circonférence de 1 mm de circonférence filant à 14,5 km/s développe une énergie comparable à celle d’une boule de bowling lancée à 100 km/h : [en cas de collision avec un satellite[17]] les dégâts sont irréversibles. » (p. 170-171). Les deux auteurs concluent que même si statistiquement, le risque est faible, cela finira par advenir. À propos du « gigantesque héritage [du nucléaire] impossible à assimiler par les cycles écologiques et les sociétés humaines », Ange Pottin parle de « communs négatifs ». On pourrait en dire tout autant de l’héritage de la « conquête spatiale ».

Du monde de la génération à celui de la production

Comme je le disais en introduction, Émilie Hache raconte la même histoire, mais d’un tout autre point de vue. Son livre est une enquête fouillée sur la généalogie de la modernité dont nous venons de parler à travers deux de ses emblèmes – le nucléaire et l’astronautique. Je vais me risquer à résumer sa thèse, tout en vous recommandant vivement, si, comme je l’espère, mes propos vous en donnent envie, de la découvrir in extenso dans ce livre que je crois important. En gros : qu’est-ce qui a rendu possible le passage du monde de la génération à celui que nous connaissons, soit le monde de la production ? La génération – ou régénération – c’est cette activité incessante de coopération interspécifique et au sein même des espèces (comme l’espèce humaine) qui donne la vie et en prend soin. L’objet de la production, comme on l’a vu avec les V2, les bombes atomiques et la conquête spatiale, n’a que peu à voir avec la préservation de la vie, et beaucoup avec une accumulation de valeur toujours aussi primitive (depuis les débuts du capitalisme) et la réalisation des conditions qui la permettent, soit l’accumulation des moyens de coercition des « producteurs », l’extractivisme effréné, la destruction des écosystèmes et pour finir, le réchauffement climatique.

Émilie Hache a voulu comprendre comment s’était opérée cette « grande transformation[18] ». Elle n’est évidemment pas la première à se lancer dans cette enquête. Elle cite en particulier, dès son introduction, Silvia Federici (Caliban et la sorcière) et Carolyn Merchant (La Mort de la nature)[19] dont

la réécriture […] des origines de la modernité articulée autour de la destruction des sociétés de subsistance, à travers l’exploitation sans limites du monde vivant comme la dévalorisation de tout ce qui était associé au féminin, s’appuyait […] sur un passé très différent, fait de respect et d’interdépendance à l’égard de la nature et des femmes et de leurs puissances génératives. […] Ces travaux invitaient à aller regarder du côté de ce monde vernaculaire disparu.

En effet,

les chercheuses écoféministes ont trouvé dans la chasse aux sorcières l’origine de l’attaque conjointe des femmes et de la nature dont elles étaient encore les témoins trois siècles plus tard. Mais, ce faisant, elles ont ouvert un immense chantier : qu’en était-il de ce monde qui avait pris fin avec la chasse aux sorciers/sorcières ? (p. 29)

Or, poursuit Émilie Hache, ces chercheuses ont semblé « s’arrêt[er] devant cet ancien monde, partagée[s] entre une très grande sympathie et une tout aussi grande distance ». Celle-ci tient au fait qu’aux yeux des féministes critiques, toute revalorisation d’une spécificité féminine, accompagnée de surcroît de la mise en évidence de liens particuliers des femmes avec la « nature », voire de l’assimilation de cette dernière à une « Mère nature bienveillante », encourt nécessairement le reproche d’essentialisme. Et donc,

s’il nous faut faire l’histoire de la destruction croisée du monde vivant et d’une sphère féminine autonome, il nous faut aussi faire celle de ce rapprochement spécifique, aussi spéculative soit-elle, sauf à la naturaliser une seconde fois. (p. 31)

À cette fin, Émilie Hache a voulu « prolonger le geste » de Carolyn Merchant, qui « avait suivi les traces du débat minier [en] Europe ces dix derniers siècles afin d’examiner et de rendre compte de la transformation progressive de la nature en ressource à exploiter comme de la manière dont la dégradation parallèle de la condition féminine [y] avait joué un rôle déterminant ». Elle a cherché des témoignages « de l’analogie entre la fertilité des femmes et de la nature, constituant le cœur de cette proximité autant critiquée que revendiquée » (p. 33-34). Elle les a trouvés en Grèce ancienne, avec le rituel des Thesmophories qui célébraient « la fertilité de la terre et des femmes ». Ce rituel, qui était célébré uniquement par les femmes mariées, n’était pas pour autant une « fête de femmes » : il s’agissait bel et bien de l’une des cérémonies officielles de la cité. Il était « précisément destiné à remercier Démeter de leur avoir apporté [aux Grecs] les lois sacrées (thesmous) de l’agriculture et à renouveler la fertilité de la terre. »

Constituée d’une multitude d’oikoi, c’est à dire de domaines agricoles, la polis dépendait de la fertilité de son territoire pour les récoltes de base en blé et orge, et c’est précisément de cela qu’il [était] question. Comme le résume Marcel Détienne, « les Thesmophories devaient reproduire la cité, le corps politique tout entier, à la fois dans l’espèce humaine, par la génération d’enfants légitimes et, dans l’espace cultivé, par le moyen de semences frugifères ». (p. 44)

Émilie Hache décrit en détail le déroulement du rituel et en conclut qu’il célèbre « devant la société tout entière l’importance des femmes, leur irremplaçabilité concernant le pouvoir de donner la vie » – comme mères, mais aussi comme maîtresses des semailles, veillant sur la croissance des graines comme sur celle des enfants : « l’identification de la terre et des femmes est au cœur de ce rituel » (p. 45). Mais cela même pose problème, lorsque l’on sait que cette identification des femmes à la fécondité s’accompagnait de leur exclusion des autres aspects de la vie de la cité (politiques, financiers, intellectuels). Émilie Hache explique cet apparent paradoxe (paradoxe à nos yeux de Modernes, pas à ceux des Grecs) en convoquant un autre rituel, contemporain des Thesmophories : les Arréphories, qui portaient sur le mythe d’autochtonie. De quoi s’agit-il ?

Les Arréphories sont organisées en l’honneur de l’ancêtre mythique des Athéniens, Érichthonios. Comme tous les descendant·e·s mi-humain·e·s mi-divin·e·s des dieux olympiens, ce dernier est né d’un viol ou, ici, d’une tentative de viol : face aux avances pressantes d’Héphaïstos, Athéna réussit à se dérober et essuie sur un brin de laine qu’elle jette ensuite par terre le sperme du dieu. La terre ainsi fécondée donna naissance à Érichthonios, littéralement né de la terre, autochthôn. (p. 52)

Les Grecs célébraient donc deux mythes de fécondité : la fécondité de Démeter, qui passait par les voies « naturelles », si j’ose dire, et celle d’Héphaïstos, qui se passe de la féminité d’Athéna… Or celle-ci ne concernait que les hommes :

Ce n’est pas l’humanité tout entière qui est issue de la terre, mais seulement les hommes, andres. Cette restriction n’est jamais dite comme telle, mais aucune histoire d’autochtonie ne porte sur les femmes [pas plus à Argos ou à Thèbes qu’à Athènes]. Les femmes, elles, sont issues de Pandore. Le mythe hésiodique en retrace la genèse : elles ne sont pas nées de la terre mais faites de terre, de glaise, fabriquées par ce même Héphaïstos sur ordre de Zeus pour punir les hommes de posséder le feu. Mères de tous les humains, les femmes ne sont ici pas nées, elles ne sont pas engendrées, leur nature est un artifice. La seule véritable humanité, ce sont les hommes, andres, qui doivent malheureusement passer par les femmes pour se perpétuer lorsqu’ils ne font plus partie des premiers hommes. (p. 53)

Ainsi, les deux rituels témoignent-ils « d’une société qui reléguait les femmes et la question de la génération à la périphérie d’un espace politique réservé aux hommes, tout en leur attribuant le rôle fondamental de reproduire la cité » (p. 56).

Il faudrait ici encore parler d’autres rituels, en particulier des rituels dionysiaques, qui associent les morts à la génération. Comme le dit Émilie Hache,

ce qui relie la question de la génération à celle des morts dans un monde engendré concerne de manière bien plus générale la question de sa perpétuation. Un monde non créé ne tient pas tout seul, il n’est pas engendré une fois pour toutes, mais a besoin d’être maintenu dans l’existence par lui-même, c’est-à-dire par tous ceux qui le composent. Les morts ne président pas seulement aux récoltes, mais participent au renouvellement du monde, constituant la matière de ce dernier. (p. 75)

Mais je vois bien que je n’arriverai pas à donner un résumé de ce livre foisonnant : à peine ai-je donné ici un aperçu des deux premiers chapitres… Il faudrait encore parler des suivants, soit de l’histoire de la disparition du « genre vernaculaire », c’est-à-dire, suivant Illich[20] sur lequel Émilie Hache appuie sa démonstration, d’une organisation de la société basée sur des rôles genrés complémentaires et interdépendants (comme on vient de le voir dans le cas grec), disparition au profit d’une société « unisexe-sexiste » : la société de (re)producteurs·trices « remplaçables », ou, pour le dire autrement, d’hommes et de femmes « sans qualités » qui est désormais la nôtre[21]. Cette histoire passe notamment par le christianisme et sa « Création » : évidemment, si le monde est créé, point n’est besoin de le (ré)générer… Encore le « genre vernaculaire » subsista-t-il longtemps (et subsiste encore, bien qu’à l’état de traces seulement) sous l’empire de plus en plus totalitaire de l’économie dont Émilie Hache, s’inspirant cette fois de Giorgio Agamben (Le Règne et la Gloire) montre qu’il n’est rien d’autre que la sécularisation du Royaume. Il faudrait encore parler des derniers chapitres du livre, l’un consacré à « la régénération comme fait cosmologique total », qui mène l’enquête vers (une critique de) l’anthropologie et ses apports sur d’autres types d’organisation sociale que les nôtres, des sociétés « matriarcales » (Émilie Hache met le plus souvent ce terme entre crochets, pour distinguer l’utilisation qu’elle en fait de la plupart  des acceptions masculines, qui se contentent en général d’inverser le rapport de pouvoir du patriarcat), en esquissant aussi quelques pistes sur la manière dont se détruisent ces organisations sociales :

Là où la violence organisée a été introduite, sous la forme de pillages, de rapts, de guerres ou encore d’esclavage généralisé, disparaît potentiellement le souci de régénération (interne) d’une société. Sa perpétuation est désormais alimentée par l’apport extérieur de femmes, de main-d’œuvre pour cultiver les champs, comme de nouvelles terres et de nouvelles richesses. (p. 219)

Il y a enfin ce dernier chapitre, « Mythopoïèses », sur lequel il faudrait aussi s’arrêter plus longuement. J’ai bien conscience de l’insuffisance de ce compte-rendu, qui vient peut-être d’une fausse bonne idée de départ : confronter ces trois livres dont les deux premiers illustrent parfaitement ce qu’est notre monde gouverné par le paradigme de la production quand le troisième fait l’histoire de son avènement. Je devrais insister encore sur la richesse de l’enquête d’Émilie Hache, qui s’appuie sur une impressionnante documentation (dont témoignent les notes de bas de page et la bibliographie en fin d’ouvrage). Je terminerai avec une citation de ce dernier chapitre, où Émilie Hache aborde « l’hypothèse Gaïa », se demandant si, « Gaïa étant un être vivant, terrestre, ne pourrait pas être une divinité ? » Nous serions alors obligés de

repenser, comme l’a montré Amer Meziane[22], ce qu’on appelle religion. Le scandale d’une telle proposition n’existe que du point de vue des religions monothéistes et de leur dieu extérieur à ce monde. De même que nos sexualités, nos sexes et nos genres sont multiples et ne sont pas a priori réductibles à des rapports de domination, il existe une « variété de vérités » religieuses qui ne sont pas hiérarchiques, surplombantes, omnipotentes et omniscientes. Les dieux et les déesses changent aussi.

On ne connaît pas encore bien ses rituels [dédiés à Gaïa], mais on peut espérer que les manières de lui appartenir ne ressembleront pas à celles, punitives et possessives, des dieux monothéistes. Elle nous fait déjà agir en son nom : les paysan·ne·s, chasseurs, pêcheurs, nomades sont tout le temps en lien avec elle, iels la remercient, l’écoutent, apprennent à la connaître dans chacune de leurs relations au monde ; les activistes sont de plus en plus nombreux à se soulever pour la terre, à lutter contre ses extinctions, pour certain·e·s à consacrer une partie de leur vie à la défendre. Pas de conversions ici : la forme de ses rituels prend plutôt celle de formations, de stages, d’ateliers, de chantiers – formations à la désobéissance civile, à la lutte contre les violences sexistes et conjugales, à la permaculture, à l’agriculture paysanne, à la médecine douce, ateliers de discussion autour de comment atterrir, comment vivre dans un monde postindustriel, chantiers de construction ou de reconstruction de cabanes, de maisons en terre crue, d’écoles de la terre, de toxic tours sur les territoires populaires pollués, etc. –, comme autant de transformations, individuelles et collectives, de nos manières d’habiter, de nos désirs, de notre façon de penser l’éternité[23]. (p. 270)

franz himmelbauer pour Antiopées, le 7 avril 2024.

[1] Evgueni Ivanovitch Zamiatine (1884-1937), écrivain russe, puis soviétique et enfin réfugié à Paris où il termina sa vie, est l’auteur de Nous autres (My en russe, Nous, dans les plus récente traductions d’Hélène Henry chez Actes Sud en 2017 et de Véronique Patte chez Gallimard en 2024), qu’il écrivit vers 1920-1921, la première dystopie du XXe siècle, dans laquelle il est question, entre autres, d’une société totalitaire entièrement mobilisée autour d’un grand projet : la « construction de l’Intégral », « formidable appareil électrique en verre et crachant le feu », destiné à « l’intégration des immensités de l’univers ». Eugène Zamiatine, Nous autres, trad. du russe par B. Cauvet-Duhamel (1971), Préface de Jorge Semprun, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 2012 [1979], p. 15.

[2] On aura reconnu la devise de l’olympisme – pour être tout à fait honnête, il faut y ajouter « – ensemble ».

[3] Comme souvent dans ce domaine, c’est mal parti : « Alors, la fusion nucléaire est-elle l’avenir énergétique ? Oui, mais… Iter est un programme international avec toute la dimension géopolitique qu’il faut y intégrer. Mais, Iter est un projet qui découle d’un demi-siècle de recherches qui se poursuivent toujours. Mais, Iter engage des moyens humains, techniques et financiers colossaux. “L’homme a mis 2 000 ans pour voler”, relativise avec une pointe d’humour Alain Becoulet, directeur général adjoint d’Iter Organization. » Avant de reconnaître des problèmes de construction et aussi de corrosion sous contrainte qui empêcheront « de fermer la structure d’ici la fin 2025 comme prévu, et de vérifier le premier plasma d’ici la fin 2035. Aujourd’hui, nous sommes incapables de donner une date. […] On va reséquencer le format. On essaie de rationaliser et de limiter les coûts et on est dans cette phase de réadaptation. » (La Provence, 11 novembre 2023) Merveilles de la langue de bois. Sur ce projet délirant, on fera mieux de lire, par exemple, Isabelle Bourboulon, Soleil trompeur. Iter ou le fantasme de l’énergie illimitée, éd. Les Petits Matins, 2020.

[4] De fait, Ange Pottin parle plutôt de « réacteurs à neutrons rapides » que de « surgénérateurs ».

[5] Je me demande si la locution : « tiré par les cheveux », qui exprime un raisonnement à la limite de la logique, voire un passage en force (intellectuellement s’entend), vient de cet exploit de Münchhausen ou si c’est l’inverse, si la locution a inspiré la fiction… Quoi qu’il en soit, si l’on peut dire que le projet nucléaire en général, et Iter en particulier, sont « tirés par les cheveux », ce n’est qu’au sens figuré car, hélas, trois fois hélas, il coûtent des dizaines de milliards, sans parler des milliers de morts dus aux armes et à l’industrie atomiques…

[6] « […] l’uranium 238 [isotope dont le minerai est nettement plus abondant – 99,3% de l’uranium présent dans les mines – que celui de l’uranium 235, “naturellement fissile” – 0,7%] présente […] une propriété intéressante : lorsqu’il absorbe un neutron, il peut se transformer en plutonium. Le plutonium est lui-même un élément fissile, et même plus fissile que l’uranium. C’est un élément artificiel qui naît dans le combustible nucléaire irradié et qui n’existe pas dans la croûte terrestre. » (Ange Pottin, désormais noté AP, p. 30.) C’est aussi, on l’aura compris, l’élément utilisé dans les premières bombes atomiques.

[7] Soit : rien.

[8] Curieux, ça me rappelle quelque chose, pas vous ?

[9] Il faudrait ajouter à cela les accointances peu reluisantes de l’industrie nucléaire française, particulièrement avec Rosatom, conglomérat russe géant fondé par un certain Vladimir Poutine, et qui est désormais le premier sur le marché mondial de la construction de centrales nucléaires. Rosatom participe évidemment à Iter, mais il existe aussi bien d’autres échanges entre cette firme et les firmes françaises du nucléaire (on peut en savoir plus en consultant le site de Rosatom). Tout récemment, sur fond d’escalade verbale entre Macron et Poutine, l’accord entre Framatome et Rosatom pour établir une entreprise conjointe en Allemagne (le comble, dans un pays qui a officiellement abandonné la production d’énergie nucléaire), afin de fournir des combustibles à des centrales d’Europe de l’Est, a fait quelques vagues, semble-t-il…

[10] Sans chercher à être exhaustif, on ne mentionnera ici que deux de ces chancres hérités de l’industrie nucléaire : La Hague, véritable dépotoir toujours en expansion, et Bure, bien sûr, avec son projet de dépotoir souterrain. Dans ces deux lieux (surtout à Bure), on a pu mesurer la nocivité des résidus du nucléaire, non seulement à cause de leur radioactivité, mais aussi à cause de l’emprise sécuritaire qu’ils établissent sur les habitant·e·s alentour.

[11] À ce propos, on pourra lire le livre de Marc Berdet, Fantasmagories du capital, paru chez Zones en 2013.

[12] Victor Klemperer, Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-1945, Seuil, 2000. Sur le même sujet, on peut aussi consulter Ian Kershaw, La Fin. Allemagne 1944-1945, Seuil, 2012.

[13] Pas tout à fait : les auteurs précisent un peu plus loin qu’à la suite d’un bombardement allié en 1943, l’unité de recherche et l’usine furent transférées à Nordhausen, en Thuringe : « Les bombes volantes A1 (V-1) et les missiles A4 seront fabriqués dans les ateliers souterrains de la compagnie d’État Mittelwerk GmbH (créée pour l’occasion), à proximité du camp de Dora-Mittelbau, à une quarantaine de kilomètres de Buchenwald dont dépend l’usine-camp de Dora au départ. » (p. 21)

[14] « Le complexe de camps de Dora-Nordhausen est un mouroir : 20 000 prisonniers y ont péri, dont au moins la moitié liés à la production des A4-V2. » (p. 22)

[15] « Au service » n’est d’ailleurs peut-être pas la bonne formulation, puisque la plupart des cadres de Peenemünde étaient eux-mêmes adhérents au NSDAP…

[16] Non seulement réapparaît le vocabulaire, mais aussi la jurisprudence de la conquête coloniale : « Deux éléments importants ressortent [des] bouleversements juridiques en cours. Sur le fond d’abord : l’espace a cessé d’être un bien commun. De « res communis » (chose commune, c’est-à-dire n’appartenant à personne, mais utilisable librement par tous), le statut de l’espace est passé à « res nullius » (chose sans maître, c’est-à-dire n’appartenant à personne, jusqu’à ce que quelqu’un s’en empare). […] Le statut de res nullius est aussi celui qui fut traditionnellement attribué aux terres du Nouveau Monde quand les premiers explorateurs, tel Christophe Colomb, y arrivèrent […] » (p. 165)

[17] Voire, pourquoi pas, avec une station orbitale habitée…

[18] C’est moi qui fais cette allusion à La Grande Transformation, de Karl Polanyi (trad. française Gallimard, 1983 [1944]), que son auteur avait sous-titré : Aux origines politiques et économiques de notre temps. Selon moi, même s’il peut apparaître un peu daté parce qu’il ne prend pas en compte un certain nombre de thèmes comme la destruction des écosystèmes, le racisme et le sexisme, cet ouvrage demeure cependant fondamental en tant qu’il montre très clairement comment l’économie s’est « désencastrée » de la société, donnant le jour à au « marché autorégulateur ».

[19] Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, éd. Senonevero & Entremonde, 2014 [1998] ; Carolyn Merchant, La Mort de la nature, Wildproject, 2021 [1980]. Deux livres essentiels – je n’en ai lu qu’un, celui de Federici, dont j’ai rendu compte ici-même.

[20] Ivan Illich, Le Genre vernaculaire, in Œuvres complètes, t. III, Fayard, 2005.

[21] Cela me rappelle ce qu’Hanna Arendt, dans La Condition de l’homme moderne, appelle une société de travailleurs (et de consommateurs).

[22] Émilie Hache se réfère à Mohamad Amer Meziane, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, éd. La Découverte, 2021. On peut en lire un extrait ici :

https://lundi.am/La-race-et-l-inconvertible

Lundi matin a également réalisé un entretien vidéo avec lui :

https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique

[23] « Que l’hymne homérique à Gaïa nous paraisse désuet, ajoute Émilie Hache, doit nous inciter à aller la chercher ailleurs, par exemple dans les “vingt-cinq façons de faire l’amour à la terre” des activistes écosexuel·le·s. Elle est réapparue sous le nom de Gaïa auprès de ceux qui se considèrent comme les descendants de la Grèce antique pour qu’ils la reconnaissent, mais elle possède mille autres noms qui ne demandent qu’à être appris. » (p. 271) En note de bas de page, Émilie Hache indique que cette mention des « mille noms » est une référence au titre d’un colloque organisé par Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « Os mil nomes de Gaïa », qui a donné lieu à un livre éponyme paru en 2022 non encore traduit en français, si je ne me trompe pas.

 

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