Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse

Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, La fabrique éditions, 2021

Drôle de titre, me suis-je dit tout d’abord… pourquoi « populaire » ? En même temps, comme dit l’autre, ça m’a intrigué. Je ne suis pas sûr que j’aurais lu une histoire de la psychanalyse sans autre qualificatif, et probablement encore moins chez un autre éditeur. Mais populaire, et à La fabrique, je m’y suis lancé. Et je n’ai pas été déçu, au point que je suis prêt à la recommander chaudement aux personnes qui, comme moi, ne sont pas très férues de la chose, qui savent plus ou moins ce qu’est la psychanalyse et d’où elle vient, sans toutefois s’estimer vraiment bien informées sur la question. Quant à moi, j’ai eu l’impression à cette lecture d’apprendre beaucoup de choses et aussi de découvrir un sens, ou de donner une certaine cohérence à des éléments dont j’avais jusque-là eu connaissance, mais que je n’avais pas jusqu’ici mis en perspective les uns avec les autres.

Tout d’abord, je dois remercier l’auteur de proposer ici un essai assez synthétique, concis, précis et écrit en évitant presque tout au long du texte le jargon de sa profession (il est psychanalyste et psychologue), sauf dans un ou deux développements où il doit aborder des questions théoriques – mais l’ensemble demeure très accessible, tout en réussissant à présenter les principaux enjeux de la discipline. Le terme « discipline » étant d’ailleurs mal choisi, puisque l’un de ces enjeux cruciaux porte sur précisément sur le fait de figer (de « réifier ») la théorie et la pratique psychanalytiques au sein d’une doctrine immuable – que l’auteur nomme « psychanalysme » – et d’institutions corporatistes tout aussi rigides ou, au contraire, de mettre ces outils au service d’une émancipation « populaire », pour reprendre le titre.

Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je ne résiste pas au plaisir de rapporter ce qui peut paraître une anecdote insignifiante, mais qui donne tout de même à réfléchir, me semble-t-il. Hier matin, comme très souvent, j’ai été prendre un café dans mon bar préféré, avec le bouquin sous le bras, me disant que j’avancerais dans sa lecture une fois installé en terrasse. Il y avait un habitué devant le zinc, avec lequel j’ai déjà échangé une ou deux à fois à propos de mes lectures (ce n’était pas la première fois que je venais lire en terrasse autre chose que le journal local). « Alors, tu lis quoi, cette fois-ci ? » Je lui montre le titre, et il fait la moue en disant quelque chose genre « Houlala, ça a l’air prise de tête » (bon, je ne sais plus précisément, il a peut-être seulement signifié cela par une onomatopée) et puis il se ravise, prend une pose d’animateur télé de cNews ou BFM TV et me lance : « Alors ? Freud, charlatan ou pas ? » Texto. Interloqué, je réponds « Mais ce n’est pas possible de parler comme ça ! On peut critiquer, ceci, cela », etc., bref je m’embrouille, dans le souci de lui montrer que je ne suis pas d’accord avec sa question sans pour autant lui faire penser que je le prends pour un con, ce que je ne suis pourtant pas loin de penser, enfin, non, ce n’est pas vrai, disons que je pense qu’il a sorti une grosse connerie et surtout qu’il a singé sans même y penser les imbéciles qui « font l’opinion » en réduisant toute question un peu complexe à une alternative binaire – et débile. Et ce faisant, il est con, sans aucun doute. J’espère que ce moment de connerie sera éphémère…

En fait, mon anecdote n’est pas complètement hors-sujet. En effet, si les disciples de Freud ne se sont jamais posé la question, je pense, de savoir s’il était un charlatan ou pas, par contre, ils se sont parfois aussi laissé piéger dans des alternatives guère plus intelligentes, et qui ont joué un rôle très important dans l’histoire de la psychanalyse. Florent Gabarron-Garcia explique ainsi qu’il n’y a pas une pensée freudienne immuable, mais que celle-ci a évolué au cours de la vie du maître viennois, et qu’elle fut bien évidemment influencée par le contexte social et politique de son époque. Cette évolution se retrouve aussi bien dans les textes de Freud que dans ses prises de position politiques. Or la doxa ou, si l’on préfère, le courant mainstream de la psychanalyse, n’a retenu que le terme de cette évolution, telle qu’elle s’exprime dans un de ses derniers ouvrages, Malaise dans la culture, qui date de 1930. « [Freud y] condamne sans équivoque le communisme ; reprenant la maxime hobbesienne selon laquelle “l’homme est un loup pour l’homme”, il y présente la répression de la culture comme un mal nécessaire et inévitable pour maîtriser les forces pulsionnelles de l’individu ». « Forts de cette référence, poursuit Gabarron-Garcia, certains analystes vont jusqu’à prétendre que la voie est sans issue : le “Mal” serait dans l’Homme. » Ce qui rend évidemment caduc tout engagement politique et social. Sans aller jusqu’à cette formulation caricaturale, de nombreux psychanalystes en reprennent cependant les conséquences : leur pratique devrait s’en tenir, selon eux, à la cure individuelle sans tenir compte des dimensions sociales, historiques et politiques des souffrances psychiques. Malheureusement, cette position fut celle de l’héritier présomptif de Freud, Ernest Jones, qui fut son biographe (ou plutôt hagiographe, dit Gabarron-Garcia) et aussi le président de l’association psychanalytique internationale (IPA), et dont les choix politiques (soutenus par Freud, semble-t-il) entraînèrent de très graves conséquences pour les psychanalystes dans l’Allemagne nazie. Selon ce courant majoritaire, « le psychanalyste est tenu d’adopter une attitude de neutralité politique » (c’est l’auteur qui souligne). Or nous savons bien où conduit la « neutralité politique » dans un contexte de domination : bien évidemment à renforcer le parti dominant (ou tout simplement l’État). C’est ainsi que, sous prétexte de « sauver » la psychanalyse et son association nationale, les partisans de la « neutralité » se plièrent, en Allemagne, au diktat nazi : exclusion des praticiens juifs et/ou soupçonnés de sympathies communistes ou sociales-démocrates et interdiction de soigner des patients affectés des mêmes tares… C’était un calcul de Gribouille : la Société psychanalytique allemande, pourtant Judenrein (purgée de ses juifs), fut d’abord intégrée à l’Institut allemand de science des âmes et de psychothérapie, dirigé par un certain Göring – mais pas le maréchal, hein, un cousin à lui –, lequel Institut, par le bais de cette intégration, devint membre de l’IPA jusqu’en 1938 sans que Jones ni personne, apparemment, n’y trouve à redire ! Finalement, la Société allemande fut carrément dissoute, ce qui entraîna la fin de l’adhésion de l’Institut Göring à l’IPA (mais toujours sans aucune discussion). La stratégie de sauvetage de la psychanalyse allemande par sa « neutralité » (antisémite et anticommuniste) avait fini par son autodestruction.

Cette histoire-là mériterait d’être mieux connue, me semble-t-il, car, loin de s’arrêter avec la fin du Troisième Reich, elle se poursuivit après-guerre. En Allemagne d’abord, dont on sait désormais que la dénazification y fut plus que superficielle, dans les hôpitaux psychiatriques comme ailleurs. C’est ce que montre le dernier chapitre du livre de Gabarron-Garcia, consacré au SPK, le « Collectif socialiste de patients de Heidelberg » créé à la fin des années soixante et qui développa une critique radicale du système médical en mobilisant les acquis théoriques de Wilhelm Reich, Frantz Fanon ou Félix Guattari afin de revisiter la notion marxiste d’aliénation, tout en mettant en œuvre une pratique de soin égalitaire entre « patients » et « soignants ». Cette tentative, qui connut de premiers succès fulgurants, fut traitée tel un groupe terroriste par l’État allemand. Le local du SPK fut investi par trois cents flics lourdement armés et, malgré les pressions internationales, le docteur Huber, à l’origine du groupe, et un de ses proches, furent condamnés à quatre ans et demi de prison pour participation à une organisation criminelle.

Je n’ai donné ici qu’un aperçu de ce livre, particulièrement de son côté « enragé », à juste titre, contre le psychanalysme et son histoire officielle, telle qu’elle sévit encore aujourd’hui. Mais il serait profondément injuste de s’en tenir là. En effet, Florent Gabarron-Garcia parle aussi (et même, peut-être, surtout) de l’autre versant du mouvement psychanalytique : ça commence avec Freud lui-même, qui a « regardé vers l’est » au moment de la révolution soviétique, durant la brève période où tout était encore possible avant la glaciation stalinienne, avec une véritable libération sexuelle, des avancées énormes des droits des femmes (émancipation, divorce, avortement, etc.) et des expériences très avancées de homes d’enfants ; puis ça passe par Wilhelm Reich et son action à Vienne et ensuite en Allemagne, où il organisa un mouvement de masse autour des aspirations à la révolution sexuelle avant d’être contraint à l’exil par les nazis (qui bénéficièrent de la fameuse « neutralité » évoquée plus haut) ; on suit ensuite l’engagement de Marie Langer en Argentine, puis l’histoire de François Tosquelles entre la révolution espagnole et la clinique de Saint-Alban en Lozère, où passèrent, entre autres, Frantz Fanon et Jean Oury, plus tard fondateur de la célèbre clinique de La Borde, assidûment fréquentée par Félix Guattari… C’est ainsi que je comprends, finalement, le « populaire » du titre. On pourrait aussi parler de l’histoire « en mouvement(s) » de la psychanalyse.

Quoi qu’il en soit, c’est un livre absolument passionnant : on y apprend plein de choses et il est tonique – ce qui est une grande qualité par les temps qui se traînent… À lire d’urgence !

franz himmelbauer

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