Défaire la tyrannie du présent et faire front avec la ZAD

Ce matin dès six heures (et probablement avant, mais je dormais encore), la radio crache ses « infos » sur l’expulsion en cours à Notre-Dame des Landes. Il y a une journaliste sur place (une envoyée de cette radio, je veux dire) : les médias, une fois de plus, ont été « embarqués » dans les fourgons de la police. Mais les flics ne les laissent pas approcher de trop près le théâtre des opérations. L’envoyée spéciale se plaint de ne rien voir, dans la brume épaissie par les lacrymos.

Un coup d’œil à zad.nadir.org, le site de la ZAD. Le premier message d’alerte a été émis un peu avant trois heures et demie du matin. Le « flah infos » rapporte ce tweet du bouffon qui sert de sinistre de l’Intérieur : « Ce matin, à partir de 6h, la @Gendarmerie débutera une opération d’expulsion des occupants illégaux des terrains de Notre-Dame-des-Landes. » La « @Gendarmerie »…

Tombé du lit assez tôt, j’avais l’intention d’écrire quelque chose à propos du livre de Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent, récemment paru aux éditions de La Découverte. L’auteur y ferraille contre ce qu’il nomme le « présentisme », autrement dit le rapport au temps imposé par le capitalisme tardif – un « régime d’historicité », soit une manière d’appréhender, de sentir, de faire l’histoire, finalement cannibalisé par un « régime de temporalité » (rapport au temps du quotidien, plus prosaïque) dans lequel le passé n’est plus qu’une chose morte, inerte, tandis que le futur est en quelque sorte « préempté » par le présent, à l’image du trading à haute fréquence : ce qui compte c’est la vitesse toujours plus grande de la rotation du capital, de la valorisation, laquelle n’a que faire des plans à long terme. « Plus précisément, le temps semble constituer, écrit Jérôme Baschet (p. 22), dans le monde moderne, la dimension principale par laquelle s’impose l’oppression, parce que, sur la base du salariat et du calcul du temps de travail, se sont développées des conséquences multiples pour des êtres de plus en plus pressés et stressés, soumis à cette “tyrannie des horloges” et à cette compulsion de connaître l’heure qu’il est […] Une règle fait sentir ses effets sur tous les aspects de la vie : “Le temps, c’est de l’argent.” À l’inverse, on peur soutenir que dans la société médiévale, c’était le rapport à l’espace qui se trouvait au cœur de l’organisation sociale : la condition première du fonctionnement du système féodal était la fixation des hommes au sol, leur intégration dans une entité spatiale locale (à la fois, quoique sans superposition exacte, seigneurie et paroisse), dans laquelle ils devaient être baptisés, s’acquitter des redevances ecclésiales et seigneuriales, et enfin être enterrés pour rejoindre dans la mort la communauté des ancêtres. Dans notre monde délocalisé, où le lieu est en passe de n’être plus une dimension intrinsèque des êtres et des événements, dans lequel toute chose pourrait finalement advenir indifféremment en n’importe quel point du globe, nous avons perdu, heureusement sans doute, mais pour tomber dans une autre forme de soumission – ce sens de la nécessaire localisation. »

C’est bien à cette « nécessaire localisation » que s’attaquent les flics ce matin à Notre-Dame des Landes. Comme l’écrivent ce matin dans Lundi matin des camarades de la ZAD (« Zad-Seconde manche »)  : « Partout dans ce pays, des personnes venues ici un jour se demandent jusqu’où Macron ira pour mettre fin à l’une des plus belles aventures politiques collectives de la décennie passée, et la possibilité d’espaces où se cherchent d’autres formes de vie. » Le sinistre déjà cité dit vouloir en finir avec une « zone de non-droit ». C’est en vérité un autre espace-temps qu’il voudrait liquider, et dont il met en scène l’expulsion afin de caresser dans le sens du poil « la France qui se lève tôt » – docile aux horloges et dont la seule chance de survie de tout gouvernement est de réussir à la dresser contre « les autres », celleux qui ne vivent pas « comme nous », rendez-vous compte, ils n’ont même pas de réveil ! (Sur la question de la « mise en scène », voir les consignes données par les flics ce matin aux « journalistes embarqués » et rapportées par zad.nadir.org : « Les flics ont signalé à des journalistes qu’ils ne les laisseraient pas entrer “dans leur dispositif” pour prendre des images. » Les seules images seront donc celle de la police , si toutefois des camarades n’arrivent pas à en diffuser depuis l’autre côté du front.)

Ici, puisqu’il est question de temps, de temporalité, d’historicité, j’aimerais avoir une pensée pour les gens qui se battent, encore, contre la gestion par le gouvernement japonais et ses complices – en premier lieu le gouvernement français et la firme que le monde entier nous envie, Areva – des conséquences de la catastrophe nucléaire de Fukushima. L’un des aspects du présentisme dénoncé par Jérôme Baschet est de ne considérer le passé qu’à travers le présent, c’est-à-dire en termes de commémoration, de dates anniversaires, etc. De ce point de vue, j’ai loupé le coche, puisque l’« accident » (qui « n’était pas nucléaire », selon Anne Lauvergeon, alors présidente d’Areva et Sarkozy, alors président de la France) s’est produit le 11 mars 2011. C’est donc en mars qu’il aurait fallu en parler – mais, comme vous l’aurez remarqué, il est des dates moins commémorées que d’autres, et l’on n’a guère parlé de Fukushima le mois dernier. Les « femmes de Fukushima contre le nucléaire », elles, n’ont pas manqué la date aniversaire : elles ont fait paraître le 11 mars un texte intitulé « Message à toutes les personnes dans le monde qui continuent à se préoccuper de Fukushima ». Elles y dénoncent les mesures du gouvernement japonais qui consistent pour l’essentiel à restaurer l’image du pays avant les Jeux Olympiques de Tokyo en 2020, à maquiller les statistiques de mortalité et de maladies dues au nucléaire, à augmenter les normes officielles de tolérance à la radioactivité, et à renvoyer les réfugiés de Fukushima et de sa région… à Fukushima et dans sa région.

J’ai lu récemment un livre sur le tremblement de terre, le tsunami et ce qui s’en est suivi au Japon durant l’année 2011. Il s’intitule Fukushima. Récit d’un désastre (Folio/Gallimard). Son auteur, Michaël Ferrrier, vivait là-bas à ce moment-là et, contrairement à beaucoup d’autres étrangers, il avait décidé d’y rester. Et non seulement d’y rester, mais de se rendre dans la région de Fukushima afin de participer, modestement mais effectivement, à la solidarité avec les habitants de la zone la plus dévastée par le tsunami. Son livre est très beau, poignant, et pas misérabiliste pour un sou. À propos du temps, il parle de la « demi-vie », qui est la période au bout de laquelle un élément radioactif aura perdu la moitié de sa radioactivité. La demi-vie du césium 135, par exemple, est de trois millions d’années. Excusez du peu. Énumérant les différentes restrictions apportées à la vie « normale » par les conséquences de la catastrophe, Michaël Ferrier parle de la « demi-vie » au sens où les situationnistes parlaient de « survie ». Lisez plutôt (p. 2091-292) : « En dehors de son sens strictement scientifique, le mot “demi-vie” me semble surtout exemplaire parce qu’il récapitule, au sens métaphorique cette fois, dans une seule formule, extraordinairement concise et sugestive, l’existence dans laquelle nous sommes entrés désormais, celle que l’on veut nous faire mener. On peut très bien vivre dans des zones contaminées : c’est ce que nous assurent les partisans du nucléaire. Pas tout à fait comme avant, certes. Mais quand même. La demi-vie. Une certaine fraction des élites dirigeantes – avec la complicité ou l’indifférence des autres – est en train d’imposer, de manière si évidente qu’elle en devient aveuglante, une entreprise de domestication comme on en a rarement vu depuis l’avènement de l’humanité. »

Pourtant, nous dit Jérôme Baschet (p. 93-94), « ce qu’on doit […] repousser nettement […], c’est l’idée d’une avancée fatale et irrésistible du désastre, qui ne serait que le triste envers des certitudes optimistes du Progrès. S’il est ici question de fin du monde et de catastrophe, c’est dans la mesure ou celles-ci, pour être hautement plausibles – et, en partie, déjà avérées, ne peuvent en aucun cas être assumées comme des fatalités, contre lesquelles on ne pourrait rien, ou comme de simples facteurs de risques qu’il conviendrait d’accepter. » Les gens qui luttent à Notre-Dame des Landes et ailleurs sont les premiers à refuser la « fatalité » de la catastrophe, comme le dit Jérôme Baschet à la fin de son livre (p. 311) : « Alors que le modèle classique de la Révolution soumettait la possiblité de bâtir un monde désirable à l’avènement du Grand Soir, il paraît désormais envisageable d’engager, ici et maintenant, la construction d’espaces libérés (c’est-à-dire en voie de l’être) qui sont autant de manière de lier concrètement le désir de ce qui n’est pas encore à l’amorce de sa réalisation présente. Ainsi en va-t-il des territoires autonomes zapatistes à la ZAD de Notre-Dame des Landes, en passant par tant d’autres brèches où la capacité à se laisser affecter par ce qui est commun desserre un tant soit peu la pression de la synthèse capitaliste. »

Au moment où je termine cet article, j’apprends par zad.nadir.org que le sinistre de l’Intérieur déclare vouloir expulser cent personnes d’une quarantaine de lieux différents de la ZAD. « Maintenant il nous faut faire front », comme disent les camarades en conclusion de leur texte « Seconde manche » paru ce matin.

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