Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Vieillescazes. Éd. Les Prairies ordinaires, Paris, 2009 [2009]
J’écris ce compte-rendu en pleine « crise des migrants » (septembre 2015), comme disent les médias. J’avais lu ce livre au moment de sa publication en français, et je l’avais trouvé très intéressant, comme d’ailleurs le précédent opus de la même Wendy Brown, paru en 2007, déjà aux Prairies ordinaires : Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme. J’y ai repensé ces dernières semaines, alors que tous les médias sont pleins d’articles et de photos sur l’afflux massif de réfugiés vers l’Europe de Schengen. Un certain nombre de ces articles portent sur les moyens mis en œuvre par les États de la frontière de Schengen pour endiguer cet afflux – je renvoie en particulier à l’excellent site Visions carto. On y parle de nouveaux murs, de nouvelles barrières mises en place entre Bulgarie et Turquie, entre Grèce et Turquie, et, vedette de ces derniers jours, entre Hongrie et Serbie. Tous ces murs et les discours qui les légitiment – ou les critiquent, mais sans vraiment aller aller au fond des choses –, n’empêchent nullement les hommes, les femmes et les enfants qui arrivent d’arriver. Ils leur compliquent gravement la tâche, comme le montre en un raccourci tragique la photo de cet enfant syrien noyé et renvoyé par la mer sur une plage turque. Et ils sont faits pour ça, assurément. Wendy Brown observe ainsi, à propos de la barrière « antimigrants » élevée par les États-Unis le long de leur frontière avec le Mexique, que « À cause de ces spectaculaires fortifications, les migrants doivent dorénavant faire un voyage plus long, plus coûteux et plus fatigant – à travers les montagnes et le désert – qu’avant la construction des murs. (Au cours des treize dernières années [texte écrit en 2009], au moins 5 000 migrants sont morts le long de la frontière États-Unis/Mexique.) » On peut, on doit observer le même phénomène aux frontières de la forteresse Europe : avant le petit garçon syrien, ce sont des milliers de personnes qui sont mortes en tentant de traverser la Méditerranée sur des rafiots pourris. Des rafiots affrêtés par les fameux « passeurs ». Ah, les passeurs! heureusement qu’ils sont là, ceux-là – s’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer. Le président de la République française les a même traités de terroristes. D’eux viendrait donc tout le mal ? Las, des chiffres jettent un éclairage très différent sur la sinistre réalité : ainsi, l’Union européenne avait-elle déjà débloqué, au moment où Wendy Brown rédigeait son ouvrage, « plus de quarante millions d’euros pour fortifier les murs de Ceuta et Mellilla au Maroc ». Et une rapide recherche internet permet de confirmer la pérennité de cette politique, qui consiste à essayer de bloquer les migrants plutôt qu’à les accueillir dans les meilleures conditions possibles. Ainsi, selon un reportage du Monde, la Bulgarie, qui a érigé une barrière de barbelés de 30 kilomètres à sa fontière avec la Turquie, a été aidée par l’Union Européenne à hauteur de 15 millions d’euros pour la protection des frontières (soit pour acheter et poser du barbelé…). Mais l’UE ne s’est pas contentée de cela : elle a en effet accordé à la Bulgarie 15 millions d’euros supplémentaires, pour la période 2014-2020, « pour les réfugiés » (soit : pour les parquer dans des centres en attendant de pouvoir les réexpédier vers des pays plus riches de l’Europe ou de les expulser). Bref, on voit bien qu’au moins en termes comptables (qui expriment la vérité des politiques des pays riches), la priorité n’est pas donnée à l’accueil, c’est le moins qu’on puisse dire.
Bien au contraire, les murs, qui ont tendance à se mutiplier à travers le monde « globalisé », affirment, même si leur efficacité est douteuse, une volonté de repli, de fermeture, d’exclusion des autres, de tout autre. (Étant entendu que l’étranger riche, le capitaliste, est « des nôtres », lui.) Et ce faisant, ils produisent des effets non seulement à l’extérieur de la zone qu’ils « protègent » (peur, dissuasion, mais aussi développement de toute une série de techniques – tunnels, etc. – pour les contourner, renforcement du pouvoir des « passeurs », parfois carrément mafieux comme à la frontière Mexique/USA, etc.), mais aussi à l’intérieur, fait remarquer Wendy Brown : « les murs […], et particulièrement ceux qui sont érigés autour des démocraties, produisent nécessairement des effets intérieurs : leur dehors devient leur dedans. S’ils ont officiellement pour but de protéger d’éventuelles violations, abus ou agressions des sociétés prétendument fondées sur la liberté, l’ouverture, le droit et la laïcité, ils s’édifient sur une mise en suspens du droit, et produisent à leur insu un éthos de type défensif, replié sur soi, nationaliste et militarisé. Ils encouragent l’avènement d’une société toujours plus fermée et surveillée, en lieu et place de la société ouverte qu’ils prétendent défendre. » Ce n’est que l’un des nombreux paradoxes relevés par Wendy Brown dans son ouvrage, à commencer celui qui figure dès son sous-titre : Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique. On aurait pu imaginer, au contraire, que les murs, attributs d’un État fort, et même fortifié, affirment à la face du monde une souveraineté encore plus… souveraine, intouchable, inviolable. Or il n’en est rien. C’est plutôt l’inverse qui est vrai, selon Wendy Brown : « souveraineté poreuse, démocratie emmurée », c’est le titre de son premier chapitre dans lequel elle expose les thèses qu’elle développera ensuite. Elle sont au nombre de sept.
- Tout d’abord, dit-elle, et « contrairement à ce que certains prétendent », les murs ne sont rien d’autre que des « icônes de [l’]érosion » de la souveraineté de l’État-nation à l’ère de la modernité tardive.
- « Ces murs entourent des constellations post-nationales, et séparent les zones riches des parties pauvres de la planète. » Zones qui passent aussi bien à l’intérieur des États-nations (ex. des gated-communities). « Considérés conjointement, les flux et les barrières qui constituent ce nouveau paysage signalent que le droit et la politique sont dans l’incapacité de gouverner les multiples puissances libérées par la globalisation et la colonisation [en Palestine, entre autres] caractéristiques de la modernité tardive ; le recours au contrôle et au blocage vise à remédier à cette situation d’ingouvernabilité. »
- Les nouveaux murs frontaliers « s’articulent sur d’autres barrières et d’autres formes de surveillance, privées et publiques » – ainsi, par exemple des initiatives françaises de « voisins vigilants », associations de citoyens branchés en direct sur la police (je ne résiste pas au plaisir de citer ce graffiti aperçu récemment sur une muraille rurale : Voisins Vichylants). Ce faisant, « ils signalent l’effondrement de la distinction entre contrôle interne et contrôle externe, mais également entre police et armée. Effondrement qui à son tour suggère un brouillage croissant de la distinction entre le dedans et le dehors de la nation, et pas seulement entre criminels intérieurs et ennemis extérieurs. »
- Les nouveaux murs fonctionnent sur un mode spectaculaire – affirmant une souveraineté qu’ils contribuent en fait à affaiblir. « Ils consacrent la corruption, la contestation ou la violation des frontières qu’ils fortifient. […] ils mettent en scène les pouvoirs de protection attachés à la souveraineté, ces pouvoirs que viennent radicalement limiter les nouvelles technologies, les possibilités d’infiltration, et la dépendance des “économies nationales” à l’égard de ce que les murs prétendent proscrire de leur enceinte, tout particulièrement la main-d’œuvre bon marché. »
- Les murs mettent en relief « les vestiges théologiques sur lesquels repose la souveraineté de l’État-nation. […] ils mettent en scène la juridiction souveraine, l’aura du pouvoir souverain et l’effroi qu’il suscite. »
- Malgré toutes ces caractéristiques, et surtout envers et contre leur inefficacité patente, il existe un « désir de murs ». Ce désir, « si répandu aujourd’hui, peut s’expliquer par une identification au pouvoir et par une angoisse liée à l’impuissance du souverain. Ce désir recèle une aspiration aux pouvoirs promis par la souveraineté : protection, contention et intégration. » La fiction de la souveraineté nationale a sécularisé la fiction du pouvoir de droit divin. Mais en s’affaiblissant à son tour, « elle génère une inquiétude compréhensible, à laquelle l’édification de murs […] s’efforce d’apporter une réponse. »
- « La dissociation des pouvoirs souverains vis-à-vis des États-nations [constructions supra-nationales comme l’Europe, et surtout, souveraineté réelle du capital « apatride »] menace non seulement la souveraineté et la sécurité des sujets, mais aussi un imaginaire de l’identité individuelle et nationale qui repose sur les notions d’horizons et de limitation. Les murs offrent ce que Heidegger appelait un “tableau du monde rassurant” à une époque où s’effacent progressivement les horizons, les limites et la sécurité grâce auxquels s’est historiquement effectuée l’intégration socio-psychique des êtres humains. »
Sur ce dernier point en particulier, et parce qu’il parle des « êtres humains », je dirais qu’il y a là un abus de langage, car tous les êtres humains ne se sont pas donné les mêmes horizons, limites et sécurités comme bases de leur intégration socio-psychique. Pensons par exemple aux sociétés sans États, ou aux peuples indigènes qui résistent encore au rouleau compresseur capitaliste. À cette réserve près, je ne peux que recommander la lecture de ce livre qui donne une vraie perspective critique par rapport aux pantalonnades dont nous gratifient les politiques et les médias mainstream européens à propos des migrants.
PS – J’y reviendrai probablement à une autre occasion, mais la dispute qui s’est étalée ces derniers jours dans les médias autour du terme « migrants » – faut-il le conserver, ou plutôt utiliser « réfugiés », mais alors, quel distinction convient-il d’opérer entre immigrés (économiques) et réfugiés (politiques)? – est aussi ridicule qu’indécente. Son seul mérite est de signaler l’indigence intellectuelle et morale de celles et ceux qui s’y livrent.