Les morts incomplets

Carolina Kobelinsky et Filippo Furri, Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée, La Découverte, 2024

« En effet – et je pense que c’est là le message des auteurs de l’Encyclopédie – rien ne se répète jamais dans l’histoire des hommes, tout ce qui paraît à première vue identique est à peine semblable ; chaque homme est en lui-même un astre à part, tout se passe toujours et jamais, tout se répète indéfiniment et jamais plus. (C’est pourquoi les auteurs de l’Encyclopédie des morts, ce grandiose monument à la différence, insistent sur le particulier, pourquoi chaque créature humaine est pour eux chose sacrée.) »

« L’Encyclopédie des morts », c’est le titre d’une nouvelle assez borgésienne de Danilo Kiš[1], qui figure au panthéon de mes auteurs préférés. La narratrice, invitée de marque en Suède par l’Institut de la Recherche Théâtrale, se voit proposer par son cicerone, entre autres activités réservées aux VIP, une nuit, non pas à l’Opéra, mais dans la Bibliothèque Royale. Elle y découvre assez vite que chaque salle correspond à une lettre de l’alphabet, lesquelles lettres sont les initiales de noms propres : « J’avais compris, me rappelant sûrement avoir lu quelque chose à ce sujet, qu’il s’agissait de la célèbre Encyclopédie des morts. » La narratrice se précipite sur un des milliers de volumes consacrés à la lettre M, dans lequel elle va retrouver la biographie complète et détaillée de son père, mort « moins de deux mois avant [s]on séjour en Suède ».

Appuyée aux étagères de bois branlantes, le livre dans les bras, je lus sa biographie, en perdant toute notion du temps. Les livres, comme dans les bibliothèques médiévales, étaient attachés par une lourde chaîne à des anneaux métalliques fixés aux étagères. Je le compris en essayant d’emporter le lourd volume pour le rapprocher de la lumière. […]

[C]e qui rend cette encyclopédie unique en son genre – outre qu’il s’agit du seul exemplaire existant –, c’est la façon dont sont décrits les rapports humains, les rencontres, les paysages ; cette multitude de détails qui font une vie humaine. La mention (par exemple) de son lieu de naissance, exacte et complète (« Kraljevčani, commune de Glina, canton de Sisak, district de Banija »), est accompagnée de renseignements géographiques et historiques car là-bas, tout est noté. Absolument tout. Les paysages de sa région natale sont rendus de façon tellement vivante qu’en lisant, ou plutôt en survolant les lignes et les paragraphes, j’avais l’impression d’être là-bas, en plein cœur de cette région : la neige sur les sommets lointains, les arbres nus, la rivière gelée sur laquelle, comme dans un paysage de Bruegel, patinent des enfants parmi lesquels je le vois, lui, mon père, bien qu’il ne soit pas encore mon père, mais seulement celui qui sera mon père, celui qui fut mon père. Puis le décor s’habille brusquement de verdure, des fleurs, roses et blanches, s’épanouissent aux branches, sous mes yeux fleurissent les buissons d’aubépine, le soleil passe au-dessus du village de Kraljevčani, les cloches sonnent à la petite église, les vaches meuglent dans les étables et les vitres des maisons étincellent sous les rayons pourpres du soleil matinal qui fait fondre les stalactites aux gouttières[2].

Changeons de lieu et d’époque.

Chaque année la mer dépose sur l’île nombre de cadavres. Il y a une trentaine d’années, Vincenzo, le gardien du cimetière, situé près de Cala Pisana, a commencé à prendre soin de ces corps égarés et inconnus. Après les avoir inhumés, il disposait des croix rudimentaires sur leurs tombes. Dans ce cas […], ce symbole était un signe de respect, et non pas une manière de christianiser des morts dont la religion demeurait, de fait, inconnue. […] ces croix réunissaient dans le même hommage tous les naufragés[3].

Nous sommes ici à Lampedusa, à la frontière méridionale de l’Europe. Nous aurions pu aller encore plus au sud : à Zarzis, par exemple, en Tunisie, où un bénévole du Croissant rouge a ouvert depuis des années déjà un « cimetière des inconnus[4] »… On sait assez les naufrages et les personnes assassinées par cette frontière, voulue et entretenue à grands frais par une majorité d’Européens (majorité qui a menacé ces jours-ci de se faire « absolue » dans l’hexagone)[5]. On sait moins le dévouement, le travail acharné de celles et ceux qui se mobilisent en solidarité avec ces voyageurs et voyageuses précaires que l’on nomme migrant·e·s, qu’ils aient accosté morts ou vifs. C’est tout le mérite de Carolina Kobelinsky et Filippo Furi, anthropologues, que d’avoir voulu raconter, dans leur livre Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée[6], la vie quotidienne d’une petite équipe (qu’ils nomment la squadra) de bénévoles de la Croix-Rouge de Catane, en Sicile, qui se sont de plus en plus consacrés, ces dernières années, au travail d’identification de morts arrivés à Catane sur des bateaux de migrants, ou dont les corps ont été repêchés en mer.

À l’origine de cette quête souvent désespérée, il y a donc cette squadra : Silvia, Riccardo et Davide. Ils font partie du comité local de la Croix-Rouge de Catane, dont une des missions est le programme Restoring Family Links (RFL). Ce programme « est né en 1959 afin d’aider les familles à retrouver leurs proches disparus dans le cadre de conflits armés ou de catastrophes naturelles ».

Aujourd’hui, le dispositif est de plus en plus déployé pour rétablir le contact familial perdu par des migrantes et des migrants, en raison des conditions extrêmes de la traversée des frontières lorsque ces personnes, venant pour la plupart de pays du Sud, d’anciennes colonies françaises, anglaises ou italiennes, se déplacent sans avoir pu obtenir les autorisations demandées par les différents États-nations européens. […] Une part significative du travail des bénévoles est consacrée à la recherche des disparus. […]

Entre 2015 et 1018, les membres de la squadra passent seulement une petite partie du temps dans les bureaux. Ils sont surtout au port, où plus de quatre-vingt-dix débarquements se sont succédé à raison d’un toutes les deux semaines, avec des pics de débarquements hebdomadaires lors de la période estivale. La Croix-Rouge locale est alertée par les autorités lorsqu’une embarcation est sur le point d’accoster sur le port catanais. Une équipe de médecins secondée par des bénévoles assure alors les premiers secours, la distribution d’eau, de biscuits, d’un kit d’hygiène et d’habits. Au cours de cette action, la squadra distribue des cartes présentant le service RFL.

Cette présence sur le port à l’arrivée des (sur)vivants… et des morts a conduit la petite équipe à varier ses approches : il s’agissait désormais, non seulement de rechercher des disparus à la demande de leur famille, mais aussi de rechercher l’histoire, la famille et donc le nom des morts, avec les rares indices disponibles – des signes physiques particuliers, des objets ou des papiers et aussi, parfois, un prénom ou le nom d’un pays, d’une région, voire d’un village d’origine donné par leurs compagnes et compagnons de traversée. Ce reverse tracing, selon la terminologie de la Croix-Rouge, requiert un travail très ardu, d’autant plus qu’il est souvent compliqué par la dispersion des rares informations recueillies par différents services administratifs dont la préoccupation première n’est évidemment pas l’accueil – des vivants pas plus que des morts – mais l’identification et le tri des étrangers plus ou moins désirables – il vaudrait mieux dire indésirables. Ainsi, la squadra a-t-elle dû mettre au point une base de données alimentée par les diverses sources d’informations (services administratifs, police des frontières, ONG, etc.) et permettant de les recouper – quand l’information a-t-elle été obtenue (au moment du débarquement, après ?), par qui (un compagnon de voyage, un membre de la famille ?) et par quel moyen (reconnaissance directe du corps, sur photo, à travers des documents trouvés dans les vêtements ?). Elle a dû parfois aussi faire face à des absurdités kafkaïennes – dues au peu d’empathie dont font preuve les autorités politiques (malheureusement suivies par la soi-disant « opinion publique ») à l’égard des personnes qui débarquent et aussi à l’organisation bureaucratique de ce que l’on n’ose plus nommer « accueil ». Ainsi, au détour d’un entretien de travail avec un inspecteur de police de Catane, la squadra (accompagnée de Carolina et Filippo, dont on voit au fil des pages s’approfondir l’engagement dans leur « objet » d’étude, et c’est fort sympathique, de mon point de vue en tout cas) apprend qu’il existe dans le jargon juridico-administratif plusieurs vocables représentant différents stades de l’identification des personnes mortes : « Une chose est l’identification [identificazione], leur déclare l’inspecteur, et une autre la reconnaissance [riconoscimento]. Une chose est la mention [notizia] et une autre le riconoscimento, qui est plus qu’une indication [indicazione] ou un indice [indizio]. » La notizia, parfois appelée aussi indizio ou indicazione, correspond au niveau d’information le moins fiable aux yeux de la police et de ce fait, elle ne pourra pas conduire à une identification en bonne et due forme, laquelle doit être sanctionnée par un tribunal… Ainsi, par exemple, lors d’un débarquement qui a avait eu lieu le 13 juin 2018, plusieurs rescapés avaient donné les noms et la ville en Somalie d’où étaient d’après eux originaires un jeune homme et une femme décédés (apparemment de maladie et de malnutrition) durant la traversée. Pour les gens de la squadra et les autres personnes présentes ce jour-là, les deux défunts étaient immédiatement devenus les ragazzi somali. Mais comme les témoins n’avaient pas de lien de parenté avec eux, leurs dires furent considérés comme des notizie. Résultat : plus de trois ans après leur arrivée à Catane (faute de personnel, de dispositions légales, de volonté de contacter la famille en Somalie ?), les ragazzi somali n’avaient toujours pas reçu de sépulture décente et leurs cadavres se trouvaient encore à la morgue… Bien sûr, cette attitude des « accueillants » entraîne des répercussions directes sur les premiers concernés, comme dans cette autre situation décrite par Riccardo dans son journal, qu’il a bien voulu confier à Carolina et Filippo :

Neuf corps ont été débarqués, mais qui sait combien d’autres nous ne connaîtrons jamais. De loin, je vois un bénévole, visiblement en difficulté, qui parle à une fille. Je l’approche. Ils pleuraient tous les deux, la jeune fille racontait comment elle avait perdu sa sœur en mer. Mais, me dit la fille, elle n’est pas parmi les neuf corps à bord ; elle l’a vue s’enfoncer dans les vagues. Elle ne voulait pas le signaler, de peur qu’on lui montre des corps dont elle savait qu’ils n’étaient pas celui de sa sœur, elle en était sûre. Et ainsi, pour nous, du côté chanceux de la Méditerranée, cette fille n’est même pas morte, elle n’a jamais existé. Mais ce n’est pas le cas. Sa sœur le sait et je le sais aussi, il y a une fille sur ce radeau qui n’a pas réussi la traversée. Je connais aussi son nom, il est écrit dans mon carnet de la main de sa sœur. Mais je ne veux pas être le seul à le savoir, j’aimerais que tout le monde le sache pour pouvoir la pleurer. Elle avait 20 ans, elle venait du Nigéria et s’appelait Juliet[7].

Cet extrait expose assez bien, je trouve, tout l’enjeu de l’engagement des membres de la squadra (et bien sûr de toutes les autres personnes qui accomplissent le même type de travail ailleurs, partout où les frontières dévorent des êtres humains[8]). Voici encore un extrait du journal de Riccardo :

L’enjeu est double : la personne elle-même qui est décédée, et sa famille, qui ne le sait pas. Le corps d’une personne décédée signifie un rêve brisé : elle est partie pour essayer d’arriver jusqu’ici et elle n’a pas réussi. Il y a donc une charge émotionnelle qui concerne spécifiquement cette personne-là, qui a perdu sa vie en poursuivant un rêve. Puis il y a la famille, dont la question est plus évidente […] Et enfin il y a quelque chose qui réunit ces deux aspects, et qu’a exprimé ce garçon érythréen qui est mort à l’hôpital après avoir écrit quelques poèmes. Dans l’un de ces poèmes, il écrit : « Il n’y a aucun honneur à oublier un frère. » Une personne décédée et enterrée [anonymement, dans le « carré migrant » du cimetière de Catane, avec une plaque portant un nom de code type CT48 qui correspond à une classification obscure de l’administration] n’est pas une personne oubliée. Sa famille ne l’a pas oubliée mais ne sait pas où elle est ; elle devient presque une unité abstraite. Moi, je le sais ici, il est là, même si je ne connais pas son nom […]. Il y a ceux qui n’oublient pas. Nous savons, nous savons que tu es ici même si ton nom n’est pas là, tu es comme un frère, qui est mort et enterré ici. Je suis une mémoire potentielle pour que cette personne ne soit pas seule, car il y a quelqu’un qui sait qu’elle est là.

« Morte completa. » Ces mots ont été prononcés par une fonctionnaire de l’état civil alors que l’on avait réussi à identifier « officiellement » une personne défunte. Mais les auteurs tiennent à préciser aussitôt qu’il ne s’agissait pas simplement d’une formule bureaucratique exprimant la satisfaction d’avoir « bouclé » un dossier, que l’on pourrait dès lors archiver. Tous les interlocuteurs rencontrés pendant l’enquête qui a donné ce livre, « qu’il s’agisse des agentes de la police scientifique, des employés des pompes funèbres, des médecins légistes ou des fonctionnaires de l’état civil », se sont montrés très disponibles, très ouverts aux demandes d’explications sur des questions un peu pointues concernant leur pratique professionnelle.

Et dans ces échanges se glissait chaque fois, à travers une phrase, une anecdote, un silence particulier, l’espoir d’apporter un élément manquant : si ce n’est un nom, un bout d’histoire. « Compléter les morts », c’est leur donner une épaisseur, conjurer leur disparition, créer un lien avec eux.

Cela jure quelque peu avec des mots que j’ai écrits ci-dessus (manque d’empathie, bureaucratie, situations kafkaïennes…). Peut-être pas tant que ça – en fait, ça me rappelle cette anecdote souvent répétée : « Moi, les Arabes, je ne les aime pas ! — Et lui, là ? — Ah mais lui, il n’est pas comme les autres, il est gentil, je le connais, c’est mon voisin… » D’après ce que je lis dans Relier les rives, celles et ceux qui ont directement affaire aux personnes mortes débarquées à Catane semblent particulièrement touché·e·s par elles. Paradoxalement, il semblerait que les « gardes-côtes de l’ordre racial[9] » n’habitent pas forcément sur les côtes…

Quoi qu’il en soit, je voudrais recommander vivement la lecture de ce livre. Tout d’abord, il est vraiment très touchant. Carolina Kobelinsky et Filippo Furri réussissent à faire éprouver au lecteur (au moins au lecteur que je suis, en tout cas) l’émotion qui est la leur et celle des membres de la squadra avec lesquels iels ont travaillé, face à ces corps inanimés qui sont débarqués sur le port de Catane. Ils soulignent aussi l’importance politique de leur engagement, face à une « société anesthésiée » (c’est le titre d’un de leurs « interludes », brefs textes réflexifs qui prennent place entre les chapitres à teneur plus factuelle).

Des personnes entassées dans un bateau de fortune, des policiers patrouillant le long de barbelés, des gardes-côtes surveillant la mer. Les frontières contemporaines sont aujourd’hui le lieu de la mise en scène du maintien de l’ordre face à des étrangers et des étrangères dont l’« illégalité » est exposée au grand jour. Ce spectacle repose sur des représentations et des discours qui affirment la nécessité de protéger le territoire de la menace de la migration.

Ce que l’on voit moins ou pas du tout, c’est que ce spectacle est produit, non seulement par des médias bolloresques, mais aussi et avant tout par les politiques matérialisées en barbelés, en murs, réseaux de surveillance et par la police (Frontex) de la forteresse Europe. Pourtant, les « indésirables » arrivent, en « flux », « flots » en « vagues », en « déferlements ». Et l’on file les métaphores aquatiques pour dire les lieux frontières « submergés, emportés, débordés »…

Lorsque des images de personnes migrantes traversant la Méditerranée circulent dans la presse et sur les réseaux sociaux, elles montrent des embarcations – de fortune ou de sauvetage – remplies de corps affaiblis, affamés, blessés ou morts, qu’il est parfois difficile de distinguer. Peu de détails accompagnent […] les commentaires ; aucun nom, aucune biographie n’individualisent les morts, pas plus que les survivants. La dépersonnalisation généralisée et une corporalité anonyme font des migrants une masse anonyme.

Ici, comment ne pas penser à la traite atlantique et aux autres routes de l’esclavage : en effet, la caractéristique première des esclaves, c’est de se voir dépouillés de leur nom, de voir brisés tous les liens qui les rattachaient à leur société, à leur culture. La servitude les réduit à une pure force de travail à la disposition des maîtres[10]. Certes, les migrant·e·s d’aujourd’hui ne sont pas des esclaves. Mais. Outre la perte de leurs liens sociaux, il y a aussi la perte de leur identité – au sens de la carte d’identité, des papiers. Or nous savons depuis longtemps que nombre de petits employeurs qui, par ailleurs souvent ne cachent pas, en période électorale, leur préférence pour l’extrême droite, sont fort aises d’exploiter le travail clandestin, faute de quoi ils auraient du mal à poursuivre leur activité (je ne mentionnerai ici que l’agriculture, particulièrement les producteurs de fruits et légumes, les petites entreprises du bâtiment qui se retrouvent souvent en bout de chaîne de sous-traitance, y compris sur des commandes publiques comme… des camps de rétention ! ou la petite hôtellerie-restauration, elle aussi toujours à la limite de la survie économique) : une politique restrictive en matière d’immigration leur fournit la main d’œuvre bon marché dont ils ont besoin[11].

Le régime spectaculaire qui se nourrit de la détresse des migrant·e·s (on se souviendra par exemple de la diffusion mondiale de la photo du petit Alan Kurdi, enfant kurde syrien de trois ans retrouvé mort sur une plage turque) entraîne une autre conséquence, du côté des privilégiés, cette fois, soit les citoyens blancs avec papiers et droit de vote : la récurrence des récits et images dramatiques en provenance des rives sud de l’Europe « provoque une sorte de routinisation de l’affect. L’émotion est émoussée, voire anesthésiée. L’indifférence qui en résulte ne peut être dissociée de l’existence d’une hiérarchie des vies. » On voit bien ce que produit cette hiérarchisation à travers la montée des extrêmes droites un peu partout en Europe – et particulièrement en France, où l’on mesurera ce soir l’ampleur des dégâts en termes électoraux, mais où l’on savait déjà à quel point le racisme y est enraciné. Aujourd’hui, comme hier et comme demain, nous avons besoin de livres comme celui-ci qui nous rappellent cette simple vérité : « Il n’y a aucun honneur à oublier un frère. »

franz himmelbauer, ce dimanche 7 juillet 2024, pour Antiopées.

[1] Danilo Kiš (1935-1989) était un écrivain yougoslave (et non pas un écrivain serbe, comme le prétend Wikipédia) qui vécut à Paris les dix dernières années de sa vie trop brève. Il nous a laissé quelques chefs-d’œuvre dont, évidemment, le recueil de nouvelles L’Encyclopédie des morts (Gallimard, NRF, 1985). Je recommande aussi chaleureusement Le Cirque de famille, « Bildungsroman » à teneur autobiographique composé en trilogie : Chagrins précoces ; Jardin, cendre et Sablier (Gallimard, l’Imaginaire, 1989) et aussi Un tombeau pour Boris Davidovitch, qui est une sorte de « roman par nouvelles » – il est sous-titré Sept chapitres pour une même histoire (Gallimard, NRF, 1979). Tous ont été traduits du serbo-croate par sa compagne, Pascale Delpech. Celle-ci a publié plusieurs autres traductions de théâtre, nouvelles et écrits de critique littéraire et politique aux éditions Fayard. Puisque le contexte nauséabond (j’écris entre les deux tours des élections législatives de juin 2024), hélas, s’y prête, je citerai ici le début de l’« Extrait de naissance (courte autobiographie), qui parut en ouverture du dossier que consacra la revue Sud à Danilo Kiš (Marseille, n°66, 1986) : « Mon père a vu le jour dans l’ouest de la Hongrie et fit ses études commerciales dans la bourgade où naquit un certain Monsieur Virág qui, par la grâce de Monsieur Joyce, allait devenir le célèbre Léopold Bloom. Je suppose que c’est la politique plutôt libérale de François-Joseph II en même temps que le désir de s’intégrer qui poussèrent mon grand-père à donner à son fils encore mineur un nom hongrois ; de nombreux éléments de la chronique familiale resteront cependant à jamais obscurs : mon père, avec tous les membres de sa famille, fut amené à Auschwitz d’où presque aucun d’eux ne revint. »

[2] Ce passage me rappelle immanquablement la description du bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade. Hector, le héros troyen, a tué Patrocle, et l’a dépouillé de ses armes, celles d’Achille, qu’il lui avait prêtées afin qu’il aille se mêler aux rangs des Achéens afin de semer l’effroi dans le cœur des Troyens. Le Péléide se décide enfin à entrer dans la bataille – avant tout pour venger son ami/amant Patrocle. Mais il lui faut de nouvelles armes. Sa mère, la nymphe Téthis, s’en va supplier Héphæstos, le Boiteux, de lui en forger : « Il commence par fabriquer un bouclier, grand et fort. Il l’ouvre adroitement de tous les côtés. […] Héphæstos y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers. » (Trad. Paul Mazon.) Il y figure le cosmos, les astres, la terre et l’Océan – et des cités ennemies qui se font la guerre mais aussi les travaux quotidiens… « Il y met aussi une jachère meuble, un champ fertile, étendu et exigeant trois façons. De nombreux laboureurs y font aller et venir leurs bêtes, en les poussant dans un sens après l’autre. Lorsqu’ils font demi-tour, en arrivant au bout du champ, un homme s’approche et leur met dans les mains une coupe de doux vin ; et ils vont ainsi, faisant demi-tour à chaque sillon : ils veulent à tout prix arriver au bout de la jachère profonde. » Héphaestos figure encore sur ce merveilleux bouclier des moissons, des vendanges et des scènes d’élevage de vaches et de brebis… Même profusion de détails qui rendent les descriptions tout aussi vivantes que celles des biographies de l’Encyclopédie des morts.

[3] Dionigi Albera, Lampedusa. Une histoire méditerranéenne, Seuil, 2023, p. 238.

[4] https://blogs.letemps.ch/jasmine-caye/2019/03/22/a-zarzis-en-tunisie-chamseddine-marzoug-offre-une-tombe-aux-migrants-noyes-en-mediterranee/

[5] Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 28 808 personnes sont décédées ou disparues en Méditerranée entre janvier 2014 et janvier 2024. Chiffre rapporté par Carolina Kobelinsky et Filippo Furi dans Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée, La Découverte, 2024. Iels ajoutent : « Contrairement aux associations [de soutien aux migrant·e·s], l’OIM n’établit aucun lien entre ces morts aux frontières et les politiques migratoires. » (p. 12) Sur la politique de l’OIM, on lira avec profit Raphaël Krafft : « Contrôle des frontières, contrôle des âmes. Le soft power de l’OIM en Afrique » dans la Revue du Crieur n°15, La Découverte/Médiapart, février 2020, p. 30-39. Loin d’incriminer les politiques de durcissement des frontières qui rendent leur franchissement toujours plus dangereux, l’OIM collabore avec les États responsables de ces politiques (ici, l’Union européenne) en essayant de « prévenir » les migrations au moyen d’actions financées… par ces mêmes États. « En Afrique, écrit Krafft, l’UE et l’OIM mènent des campagnes de propagande sur les dangers de la route alors même qu’elles sont les principales responsables de cette insécurité croissante. » Pour ce qui est de la politique de l’UE en matière de migrations, on pourra consulter (parmi beaucoup d’autres) ces publications récentes : Frontières et domination, par Harsha Walia et Forteresse Europe, par Émilien Bernard (ma recension par ici) ou Les Damnées de la mer. Femmes et Frontières en Méditerranée, par Camille Schmoll (voir aussi ma recension par ici). On ne perd jamais son temps non plus à consulter le site du réseau Migreurop : https://migreurop.org/, ou la rubrique Migrations de l’excellent site https://www.visionscarto.net/.

[6] La Découverte, 2024.

[7] Cristina Kobelinsky et Filippo Furri se réfèrent par ailleurs à Judith Butler qui, « [d]ans sa réflexion sur la violence et la guerre contemporaine, […] distingue les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. Les premières méritent le deuil ; les autres sont soumises à une forme de précarité et de vulnérabilité perpétuelle. Le deuil constitue ainsi l’élément central de cette distinction : la possibilité du deuil est un présupposé pour que la vie importe. Une vie inaccessible au deuil est dévaluée et n’est pas digne d’être soutenue ou protégée en tant que vie. Sa perte ne sera pas pleurée, aucun deuil public ne sera porté. » Quant à moi, je me permets de renvoyer à une de mes précédentes notes de lecture sur Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale, de Mathias Delori, éd. Amsterdam, 2021.

[8] Voir par exemple l’ouvrage, cité par les auteurs, de Cristina Cattaneo, médecin légiste et directrice du Laboratoire d’anthropologie et d’odontologie légale de l’université de Milan : Naufragés sans visage. Donner un nom aux victimes de la Méditerranée, Albin Michel 2919. Cristina Cataneo s’était vu confier la responsabilité du traitement des dépouilles après le naufrage d’un chalutier chargé de migrants qui avait eu lieu dans la nuit du 18 au 19 avril 2015 au large de la Sicile et qui avait fait environ un millier de morts.

[9] Pour reprendre le titre d’un « lundi soir » que les amis de lundi matin viennent juste de mettre en ligne, pendant que j’écris ces lignes…

[10] Voir par exemple Aurelia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Essais, 2020, particulièrement « L’esclavage comme institution, p. 34-41.

[11] C’est ainsi que l’on a vu, il y a peu (en décembre 2023) le député RHaine du Vaucluse (terre de maraîchers et de producteurs de fruits s’il en fut !) déposer un amendement au projet de loi immigration tendant à exonérer de toute sanction les petites entreprises employant moins de 11 salariés prises en flagrant délit de violation des règles du droit du travail sur le travail « dissimulé », comme on dit par euphémisme pour l’emploi de travailleurs au noir. À ce propos, voir Le Travail migrant. L’autre délocalisation, par Daniel Veron (ma recension se trouve par ici).

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