Chroniques d’en bas à droite # 1

Non je n’ai pas viré de bord… le titre de ces chroniques se réfère seulement aux coordonnées géographiques de la petite ville de F., où je réside, sur la carte de France telle qu’on la regarde habituellement. Oui, je sais, j’aurais pu mettre « chroniques d’en bas à gauche », me situant ainsi sur un spectre politique qui mérite de plus en plus ce nom, ou encore (comme j’ai pu le faire par le passé) « depuis les collines du sud-est de la France » en paraphrasant les zapatistes. Mais pas plus que la décolonisation, la révolution zapatiste n’est une métaphore[1], et je dois bien avouer qu’ici, en bas à droite, je ne perçois pas encore les prémices d’une insurrection – même si, je le reconnais, je peux tout à fait me tromper (en fait, j’aimerais bien).

Bon alors qu’est-ce qu’y s’passe par ici en ce début d’année ? Bah, pas grand-chose, j’en ai peur. Notre ancien maire fait encore parler de lui dans la presse nationale. Faut dire qu’il est gonflé, quand même : se faire embaucher un géant chinois de la fast fashion, c’est comme ça qu’on dit, paraît-il, pour cette industrie textile qui fournit pour quasiment rien des habits de (très) mauvaise qualité ; se faire embaucher par Shein – c’est le nom de la boîte en question – alors que justement on s’agite dans les enceintes parlementaires françaises afin de taxer ses produits de façon à rétablir, espère-t-on, des conditions « loyales » de concurrence avec les fabricants français et européens… Enfin, « se faire embaucher » est peut-être mal dit : Christophe Castaner, puisqu’il s’agit de lui (oui, oui, le même que le matraqueur/éborgneur en chef de Gilets jaunes et autres manifestants[2] et qui, par ailleurs, défendait voici quelques années le made in France) a, selon ce que je lis dans la presse, « intégré le comité RSE » de l’entreprise chinoise. RSE ? Késaco ? Je l’ai trouvé sur internet : « responsabilité sociale et environnementale ». Autrement dit : du foutage de gueule dans les grandes largeurs.

Responsabilité sociale ? Tu parles, Charles ! Suffit de continuer un peu la promenade sur internet pour voir dans quelles conditions travaillent les ouvriers et ouvrières de Shein :

Une équipe de la BBC s’est rendue dans un district de la ville de Canton pour rencontrer les petites mains derrière les robes et les pulls à moins de vingt euros qui inondent le marché. Le quartier de Panyu est surnommé le « village Shein » : c’est ici que sont implantées plusieurs milliers d’usines qui alimentent le flux continu de vêtements vendus par la plateforme du plus grand détaillant de fast fashion du monde. « Si un mois compte trente et un jours, je travaillerai trente et un jours», explique un ouvrier à la BBC, qui a visité dix usines et rencontré quatre de leurs propriétaires et une vingtaine de travailleurs. La plupart ont expliqué n’avoir qu’un seul jour de congé par mois, avec des semaines de soixante-quinze heures assis derrière leurs machines à coudre. Ces conditions violent les lois chinoises, mais ne sont pas rares dans le pays : on ne devient pas « l’usine du monde » en respectant le code du travail[3].

Responsabilité environnementale ? Shein commercialise ses produits en ligne – première source de pollution.  Il suffit de s’informer un peu pour savoir ce que la soi-disant « dématérialisation »des échanges engloutit comme quantité d’énergie, d’eau (pour refroidir les data-centers), etc. Tiens, d’ailleurs, saviez-vous que notre fière métropole régionale, Marseille, est devenue le septième hub internet mondial – dix-huit câbles sous-marins intercontinentaux  y émergent et on y compte déjà cinq data-centers ? Tout ça à quelques centaines de mètres de la rue d’Aubagne et de ses immeubles effondrés. Marseille, ville de contrastes. On commence à s’y émouvoir à l’annonce de nouveaux projets qui risquent de venir réchauffer encore une ville déjà souvent invivable. Et puis c’est pas le tout de commander et payer en ligne, il faut bien être livré, non ? Et l’on peut se demander s’il est bien raisonnable de transporter sur des dizaines de milliers de kilomètres des vêtements bas-de-gamme qui finiront très vite… où ça ? « L’Afrique, dépotoir de la fast fashion », titre par exemple Greenpeace.

Mais sûrement Christophe Castaner, ce héros du social et de l’environnement, va-t-il mettre fin à ces iniquités. C’est qu’il doit être compétent, le gonze. Il était déjà président du conseil de surveillance du grand port maritime de Marseille (nommé par décret ministériel) et président du conseil d’administration d’Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc (nommé par décret présidentiel, siouplaît). Ceusses qui disent que ce sont des postes de consolation après ses défaites électorales qui l’ont conduit à se retirer de la politique sont rien que des mauvaises langues, là !

Baste. Revenons à notre petite ville. Vraiment petite, hein, pour l’appeler « ville ». Bourg ? Bourgade ? Quoi qu’il en soit on en est fier – le maire actuel, en tout cas, il n’en peut plus de fierté – si bien que lorsqu’il sort régulièrement son bulletin municipal sur papier glacé, on le voit en photo à toutes les pages, parfois même deux ou trois fois par page. Comment ça j’exagère ? À peine – allez, c’est vrai, parfois il n’y a même pas sa photo sur une ou deux pages… Grand communicant, l’édile. Ça marche, semble-t-il. Tenez, il vient de présenter ses vœux dans une cérémonie désormais bien huilée : on m’a dit qu’il y avait 1100 personnes ! Alors que F. ne compte que 5 000 habitants, y compris les enfants et les très vieux qui ne fréquentent guère ce genre de sauteries (sans parler des mauvaises têtes dans mon genre, qui boudent dans leur coin). Ok, il invite chaque fois ses potes d’un peu partout, élus de droite à la Région, au Département, et les potes de ses potes. Mais quand même, il faut bien que nombre de nos concitoyens y aient assisté – attrait du buffet ? Besoin de se sentir au chaud, du bon côté du manche ? Je ne sais pas exactement ce qu’il a dit dans son discours, puisque je n’y étais pas, et que je n’ai encore trouvé personne pour me raconter – juste un qui râlait, au bar, parce qu’ils n’avait pas pu profiter du buffet – « y en a des qui se sont scotchés devant dès le début et qui n’ont plus bougé, c’était inaccessible… » Par contre, il (le maire, pas le râleur) avait « accordé » une interview à La Provence, parue le matin même (guillemets parce qu’il les convoque quand ça lui chante et il accourent, brosse à reluire à la main). Titre : « [Le maire] souhaite « préserver l’âme » de la ville. » Ah. L’âme de la ville. J’en suis resté comme deux ronds de flan. Pour résumer : entreprises (pépinière d’), patrimoine (à transmettre aux petits n’enfants grâce à un musée, hé, hé), spectacles varié(té)s et sport, bien sûr (santé publique, flamme olympique, compétition vélocipédique, etc.) Que d’âme, que d’âme ! Que dalle, oui. Voici bien longtemps déjà (au moins depuis les mandats de Castaner, ce qui ne nous rajeunit pas) que F. se vend au tourisme, principale ressource de la ville. Faut la voir en « saison » : c’est blindé. Heureusement, en ce moment, c’est calme – on sent l’âme qui flotte sur les remparts…

Je n’ai pas trop le temps de prolonger cette chronique aujourd’hui – je pars demain matin dans le Grand Nord (à Paris). Mais je vous donne rendez-vous très bientôt pour (re)parler d’un sujet qui me tient à cœur : Marseille, ses « élites » (Rodolphe Saadé, pour ne pas le nommer et sa Provence (qui appartient désormais au susdit, lequel voit grand pour son journal, comme son pote Macron a vu « Marseille en grand ».

À vite, donc.

franz himmelbauer, ce 19 janvier 2025.

[1] Je fais allusion ici à un excellent petit bouquin dont les auteur·e·s s’insurgent contre l’usage de plus en plus fréquent – et donc galvaudé – du terme « décolonial » : « Cet essai, est-il écrit sur la quatrième de couverture, entend rappeler que la décolonisation, c’est la restitution aux autochtones de leurs vies et de leurs terres. Elle n’est pas la métaphore d’autre chose, quand bien même cette autre chose tendrait à améliorer nos sociétés. » Eve Tuck et K. Wayne Yang, La Décolonisation n’est pas une métaphore, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Naudy, avec en postface un entretien avec Christophe Yanuwana Pierre, cinéaste et militant kali’na, cofondateur et ancien porte-parole de la Jeunesse autochtone de Guyane, éd. rot-bo-krik, Sète, 2022.

[2] Soyons précis : l’ancien sinistre de l’Intérieur n’a matraqué ni éborgné ou estropié personne de ses propres mains. Par contre, il a justifié ces actes en soutenant, à l’unisson avec son chef Macron, qu’il n’existait pas de « violences policières » – juste parfois des actions en légitime défense contre une foule « émeutière ».

[3] Trouvé ici : https://www.msn.com/fr-fr/finance/autres/shein-comment-sont-fabriqu%C3%A9s-les-v%C3%AAtements-du-g%C3%A9ant-chinois-de-la-fast-fashion-et-pourquoi-il-faut-l%C3%A9viter/ar-AA1xo6Nr.

J’ai vu aussi des allusions à l’exploitation du travail forcé des Ouïghours, mais je ne suis pas très documenté là-dessus. Quoi qu’il en soit Castaner a du pain sur la planche en matière de « responsabilité sociale » de Shein…

 

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Ne pas oublier la Palestine

Les ami·e·s de l’école de philosophie ont publié dans Lundi matin #447 « Une bibliographie non-exhaustive pour (re)penser la Palestine » dont je prends ici la suite. En effet, il semble qu’en ce début 2025, il n’est plus temps d’oublier la Palestine (si cela l’a jamais été) – Gaza, mais aussi Jérusalem et la Cisjordanie, où l’entreprise coloniale se fait plus féroce que jamais.

Je commence par deux ouvrages historiques qui sont bien complémentaires : Palestine Israël. Une histoire visuelle, de Philippe Rekacewicz et Dominique Vidal[1], et La Conquête de la Palestine. De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans, par Rachad Antonius[2]. Le premier, comme son titre le suggère, s’est donné pour objet de donner à voir la conquête de la Palestine par Israël en « plus de quatre-vingts documents cartographiques [qui] retracent un siècle et demi d’histoire ».

Philippe Rekacewicz est un des animateurs de l’excellent site visionscarto.net sur lequel on trouvera – entre de très nombreuses autres contributions toutes plus intéressantes les unes que les autres une présentation de Palestine Israël : « Parce que l’histoire ne commence pas le 7 octobre ». Il travaille et réfléchit depuis longtemps aux manières de rendre vivante et accessible la géographie – Visionscarto se veut « un lieu où doivent se sentir à l’aise toutes les personnes qui souhaitent réfléchir sur des concepts originaux de cartographie — comme la cartographie participative, la cartographie radicale ou la cartographie narrative ». Quant à Dominique Vidal, il est bien connu pour son engagement propalestinien et son travail de journaliste et d’intellectuel sur le Proche-Orient en général et Israël-Palestine en particulier. Il est proche d’Alain Gresh, qui anime orientxxi.info, dont je ne recommanderai jamais assez la lecture. Bref, la collaboration entre le journaliste et le cartographe a donné un livre très pédagogique. Il est découpé en six chapitres correspondant aux étapes importantes du sionisme d’abord, puis de la création de l’État d’Israël et des guerres qu’il a menées jusqu’à aujourd’hui. Chacun comprend donc plusieurs cartes et/ou infographies, des encadrés sur telle ou telle question particulière, et une narration qui court tout le long du livre – le tout montrant le déroulement implacable (on a envie d’écrire : le rouleau compresseur) de l’entreprise du « settler colonialism » sioniste. On commence à savoir que ce que nous traduisons en français par « colonialisme de peuplement », et qui correspond, entre autres, à la forme de l’emprise coloniale sur Abya Yala (baptisée Amérique par qui vous savez), est une entreprise structurellement génocidaire. Car il s’agit bien d’éliminer les autochtones afin de voler leurs terres et de s’établir à leur place. Ôte-toi de là que je m’y mette, en somme. Une seule carte, page 33, pourrait suffire à établir l’intention qui a présidé à ce projet criminel. On y voit, délimitée par une ligne rouge, la zone revendiquée par les sionistes pour l’établissement de leur « Foyer national » en Palestine lors de la conférence de paix de Paris en 1919. Rappelons qu’il s’agissait des négociations entre les protagonistes de la Première Guerre mondiale, qui consacrèrent la disparition des « Empires centraux » – allemand et austro-hongrois – et de l’Empire ottoman. Les puissances impérialistes victorieuses obtinrent, elles, des « mandats » de la SDN (société des nations), euphémisme pour « droit de domination coloniale ». Celui de la Palestine fut attribué au Royaume-Uni. On sait par ailleurs que la première reconnaissance officielle par un État du projet sioniste (de « Foyer national juif » en Palestine) était venue de Lord Balfour, secrétaire au Foreign Office, en 1917. Quoi qu’il en soit, les dirigeants israéliens n’ont semble-t-il jamais perdu de vue le tracé de cette « ligne rouge » comme objectif de leur diplomatie – et surtout de leurs entreprises militaires – je ne mentionnerai ici que le Golan (syrien) et le Sud-Liban. Tout récemment, l’armée israélienne a profité de la situation d’interrègne en Syrie pour investir encore un peu plus avant la région du Golan, et a imposé au Hezbollah un retrait d’une trentaine de kilomètres au nord de la frontière – ce qui correspond  (plus ou moins, je ne connais pas précisément les distances) à la ligne de la revendication territoriale de 1919… Le défaut de ce livre tient à ses qualités : il est extrêmement touffu et bourré d’informations – si bien que l’on a parfois un peu de mal à s’y retrouver, et qu’il n’est pas facile à lire d’une traite. Mais toutes ces informations, ces chronologies, ces portraits et surtout ces cartes en font cependant une très bonne boîte à outils que l’on fera bien de garder à portée de main afin de s’y référer pour mettre l’actualité en perspective.

La Conquête de la Palestine vient très utilement en renfort, en quelque sorte, de la lecture du premier. Car il propose une narration beaucoup plus synthétique. « [Ce] n’est pas une histoire du conflit entre Israël et la Palestine, prévient son auteur d’entrée de jeu. Il n’aborde qu’un seul aspect de ce conflit, qui est le plus central : l’histoire de ma mainmise graduelle du mouvement sioniste sur la terre de Palestine. » De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans : le sous-titre est assez éloquent à cet égard. Le livre, qui se lit vite et facilement (160 pages en style alerte et sans jargon), répond d’une autre manière à la même urgence qu’Israël Palestine : défaire la forgerie de la hasbara (la propagande israélienne) qui voudrait faire accroire que « l’histoire [de Gaza] commence le 7 octobre ». Il est ainsi organisé en deux parties : tout d’abord, l’histoire de cette « guerre de cent ans » (jusqu’au 7 octobre), puis « Un autre regard sur le conflit » (après le 7 octobre). Je trouve particulièrement utile la première partie (la seconde est également très intéressante, mais probablement moins originale en ce qu’elle aborde des questions qui ont déjà été soulevées dans plusieurs ouvrages dont j’ai moi-même rendu compte ici[3] ou/et qui sont mentionnés dans la « bibliographie non-exhaustive » de l’école de philo. Le tour de force, si j’ose dire, de cette première partie est de donner une vision d’ensemble claire et précise de la conquête de la Palestine par le mouvement sioniste (et ses premières institutions proto-étatiques) appuyé sur l’Empire britannique d’abord, puis par l’État d’Israël soutenu par l’ensemble de la communauté internationale à ses débuts (vote majoritaire de l’Assemblée générale de l’ONU en 1947), puis par le seul ensemble occidental (Europe-États-Unis), qui a lui aussi tendance à se restreindre mais qui suffit encore largement à assurer la supériorité militaire à son protégé. J’aurais tendance à dire qu’il faudrait le lire avant ou en même temps que Palestine Israël, car sa présentation synthétique de l’histoire et des enjeux actuels rend plus facilement accessible la multitude d’informations détaillées fournies par le premier.

Voici quelques années déjà qu’est paru le livre de Khalil Tafakji (avec Stéphanie Maupas) 31° Nord 35° Est. Chroniques géographiques de la colonisation israélienne[4]. Né après la Nakba, c’est un enfant de Jérusalem. Membre de la délégation palestinienne lors des pourparlers de paix et directeur du département de cartographie de la Société d’études arabes, Khalil Tafakji a sillonné son pays, la Palestine, pendant trente ans et cartographié la colonisation des Territoires occupés. En 1995, au moment des « accords » d’Oslo, il avait été invité à Jéricho par Yasser Arafat qui voulait prendre connaissance de ses recherches sur la l’état de la colonisation israélienne.

Plus je progressais dans ma démonstration, raconte-t-il, plus mes auditeurs se raidissaient. Le futur chef de l’Autorité palestinienne balançait nerveusement ses jambes, et je pouvais percevoir un léger tremblement sur ses lèvres. Il me fusilla du regard lorsque j’annonçai : « Je ne sais pas si quelqu’un vous a promis un État, mais je parle à partir des cartes et, si l’on regarde les cartes, il n’y a pas d’État palestinien… Vous n’avez rien. »

La suite lui a malheureusement donné, et continue de lui donner raison. L’intérêt de son livre est de montrer la mécanique concrète de la colonisation, à ras de terre si l’on peut dire, mais aussi à « ras de murs », dans Jérusalem, entre autres. Il réside aussi dans la découverte d’un « honnête homme », qui ne se paye pas de mots mais accomplit un travail aussi indispensable que discret. Une personnalité attachante dont on apprit l’arrestation et le saccage de ses bureaux – et de ses cartes – par la police israélienne en juillet 2020, peu de temps après la parution de son livre en France – coïncidence ? D’après les dernières déclarations que j’ai pu lire de lui (en juin dernier, sur les plans d’annexion de la Cisjordanie de Smotrich, le ministre des finances fasciste de Netanyahou), il semble qu’il soit « libre » (si l’on peut dire cela d’un Arabe palestinien en Israël aujourd’hui) et toujours actif.

Voici maintenant un petit livre : Palestine. Pour un féminisme de libération[5]. Professeure et militante palestinienne vivant aux États-Unis, son auteure, Nadia Elia, tout en déconstruisant les associations fallacieuses entre antisionisme et antisémitisme, veut ici rappeler la place des femmes et des personnes queers dans la lutte de libération de la Palestine. Extrait :

Sur le plan théorique, il est accepté que l’hypermilitarisme, l’occupation et le colonialisme de peuplement sont inévitablement accompagnés de violence fondée sur le genre. Le langage même que nous utilisons pour désigner les actes d’appropriation des terres reflète cette violence. Pensons à l’expression « pénétrer en terre vierge », assez courante à l’époque de la conquête européenne du continent africain, ou au « viol de Gaza », que nous entendons à chaque assaut israélien sur la région assiégée. Et les hommes dont la terre est conquise sont considérés comme « émasculés », puisque leur incapacité à protéger la terre signifierait qu’ils sont « efféminés ». Il s’agit d’un langage de domination et de violence hautement sexualisé. Bien sûr, nous sommes malheureusement habitué·es aux termes « pillage » et « incendie » qui accompagnent la conquête, et nous savons que les femmes sont des « butins de guerre ». Où que nous regardions, la violence fondée sur le genre est une partie intégrante du colonialisme de peuplement. En tant que puissance d’occupation militaire brutale qui étend illégalement ses colonies, Israël ne fait pas exception à ce constat. Plus précisément, si Israël considère une certaine population – soit une population autochtone  occupée, dépossédée, et privée de ses droits – comme une « menace démographique », alors son attitude est à la fois raciste et genrée.

Le contrôle raciste de la population repose spécifiquement sur la violence contre les femmes. Il n’est donc pas surprenant que Mordechai Kedar, un ancien officier de renseignement militaire israélien devenu universitaire, suggère de manière pragmatique que « violer les femmes et les mères des combattants palestiniens » dissuaderait les militants du Hamas d’attaquer. De même, la députée israélienne Ayelet Shaked a ouvertement appelé au meurtre d’enfants palestiniens, en affirmant que les femmes palestiniennes doivent aussi être tuées, car elles donnent naissance à de « petits serpents ».

Pour autant, Nadia Elia refuse les discours qui parlent de nombres disproportionnés de victimes femmes et enfants :

En réalité, chaque politique israélienne, chaque assaut israélien, chaque massacre peut être nommé « Opération tuez tout le monde » : hommes, femmes, enfants, personnes âgées, hétérosexuelles et LGBT+, chrétiennes et musulmanes. Le féminisme ne devrait pas s’intéresser à un seul segment de la population, et ignorer d’autres communautés opprimées ; l’ensemble des Palestinien·nes sont opprimé·es par Israël. […]

Même si nous nous concentrons sur la manière dont les politiques d’Israël affectent les femmes, les enfants et les personnes queers de la Palestine, nous devons garder à l’esprit que le féminisme intersectionnel ne se limite pas à améliorer les conditions de certaines personnes en particulier. L’ensemble des Palestinien·nes souffrent de l’occupation israélienne, tout comme l’ensemble des Autochtones d’Amérique ont souffert du vol de cette terre par l’Europe, et tout comme l’ensemble des Afro-Américain·es ont souffert de l’esclavage et continuent de souffrir du racisme institutionnel et de la violence structurelle.

J’ai encore dans ma musette le dernier numéro (25, sorti en novembre 2024) de la Revue du Crieur – dernier au deux sens du terme : le dernier en date, mais aussi le dernier tout court, puisque cette revue publiée depuis 2015 par les éditions La Découverte et Mediapart a choisi de tirer sa révérence. Dommage, c’était une revue intéressante qui donnait toujours de quoi penser… Son dernier numéro, donc, ne déroge pas à la règle et consacre un dossier conséquent à « La solitude de Gaza ».

Thomas Vescovi donne un article sur les opposants israéliens à la guerre : traumatisés comme le reste de la société israélienne par l’attaque du 7 octobre 2023, les militants pacifistes, progressistes ou révolutionnaires doivent se positionner face à la guerre – mais comment s’opposer, en Israël, à une opération militaire soutenue par l’ensemble de la société ? Thomas Vescovi enquête ainsi sur un « camp de la paix déboussolé mais toujours existant ». Meryem Belkaïd, elle, décrit le « bras de fer mondial autour de la colonialité d’Israël », qui fait l’objet d’un débat acharné. Invisibilisée par les défenseurs de la politique israélienne, qui taxent d’antisémitisme tout regard critique sur l’histoire d’Israël, elle est au cœur due l’argumentation des militants de la cause palestinienne, qui s’appuient notamment sur l’historiographie du colonialisme de peuplement. Marion Slitine s’intéresse à l’aspect culturel, plus exactement de « culturicide » de la guerre contre Gaza. « Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence » , a osé Yoav Gallant, ministre israélien de la Défense, le 9 octobre 2023. On a encore parlé, à la fin de l’année 2024 et au début 2025, de la destruction ou de la mise hors service des derniers hôpitaux de Gaza. Il faut y ajouter la destruction systématique des universités, des lieux de culte musulmans et chrétiens, des sites patrimoniaux – monuments anciens, musées, archives : c’est le traitement réservé aux « animaux humains ». Marion Slitine conclut ainsi son article :

Ce qui se passe en Palestine – et à Gaza en particulier – est un acte qui va au-delà de la destruction physique et qui s’apparente bel et bien à un génocide culturel. Le musellement des voix créatives palestiniennes s’intègre à une politique générale visant à briser également les Palestiniens sur le plan psychique et émotionnel et s’inscrit dans un processus colonial de destruction qui suppose l’annihilation de l’identité palestinienne. En coupant le peuple palestinien de sa propre culture, en tentant de rompre les liens entre son passé et son présent, Israël cherche à effacer tous ses horizons et à le déposséder de son avenir, tout en créant de nouveaux traumatismes qui perdureront sur des générations.

Ce dossier comprend aussi un article passionnant d’Eyal Weizman : « Génocides en miroir. Une histoire allemande » Au printemps 2024, alors qu’Israël écrasait la bande de Gaza sous les bombes, Weizman enquêtait en Namibie pour son organisation Forensic Architecture sur les traces du génocide perpétré par l’Allemagne en 1904 contre les Ovaherero (plus connus en Europe comme « Herero ») et les Nama, dans sa colonie qu’elle nommait Sud-Ouest africain – la future Namibie. Cent vingt ans après ce qui fut probablement le premier génocide du XXe siècle, le 11 janvier 2024, l’Afrique du Sud attaquait Israël devant la Cour internationale de justice à la Haye pour ses actions de « nature génocidaire » contre les Palestiniens. Les avocats qui présentaient la requête estimaient alors le nombre de morts palestiniens à 23 000[6] et mentionnaient la destruction de toutes les infrastructures de vie, dont les écoles et les hôpitaux, et le déplacement forcé de la quasi-totalité de la population de Gaza. Israël se défendit le lendemain en objectant  que « si actes de génocide il y a[vait], ils [avaie]nt été perpétrés contre Israël ».

Moins de deux heures après qu’Israël eut rendu ses conclusions, écrit Weizman, l’Allemagne se jeta à son secours en annonçant qu’elle intervenait en tant que « tierce partie ». Tout pays signataire de la Convention sur le génocide de 1948 peut en effet présenter des arguments en vue de trancher un contentieux concernant l’interprétation du traité. […]

Un porte-parole de Berlin déclara qu’« à la lumière de l’histoire de l’Allemagne et du crime contre l’humanité – la Shoah –, le gouvernement fédéral se [considérait] comme particulièrement attaché à la Convention de Genève ». En d’autres termes, l’Allemagne estimait détenir une expertise sur ces questions qui lui permettait d’affirmer que les accusations contre Israël n’avaient « strictement aucun fondement » […]

Le 13 janvier 2024 […], le président de la Namibie, Hage Geingob […] rétorqua que l’Allemagne ne pouvait se prévaloir « moralement de son attachement à la Convention de Genève sur le génocide […] dans la mesure où elle apporte son soutien à l’équivalent d’un holocauste et d’un génocide à Gaza ». Il ajouta que l’on attendait toujours du gouvernement allemand qu’il « reconnaisse pleinement le génocide commis sur le sol namibien ».

C’est précisément ce dernier génocide, et la façon dont on en a effacé les traces, que Weizman a été documenter en Namibie. Forensic Architecture s’est en effet engagée depuis plusieurs années à assister les représentants des Ovaherero et des Nama dans leurs recherches pour localiser les anciens villages détruits lors du génocide, de même que les camps de concentration et les charniers, dans le but de pouvoir présenter une demande de préservation de ces sites, de réparations et de restitution des terres. En effet, il faut savoir que bien souvent, ce sont des descendants de la « Schutztruppe », soit la milice qui perpétra les massacres, qui possèdent les fermes et les terres agricoles installées sur ces sites…

On ne peut qu’être frappé, écrit encore Weizman, par les « préoccupantes similitudes entre ce qui s’est joué dans le Sud-Ouest et ce qui se joue aujourd’hui à Gaza », ainsi que Didier Fassin l’a noté quelques semaines après l’attaque du 7 octobre 2023.

C’est une autre de ces similitudes entre les génocides que souligne Mona Chollet dans le « Petit traité de déshumanisation des Palestiniens » qui ouvre ce dossier du Crieur : « Commettre un génocide, dit-elle, implique toujours de commencer par dénigrer la population dont on veut se débarrasser, de la présenter comme une nuisance, comme une menace. » Et de passer en revue les discours haineux et racistes diffusés par la propagande israélienne et complaisamment repris par les médias et les dirigeants politiques occidentaux. Discours qui ont bien souvent atteint leur but : déréaliser la violence déchaînée par l’armée israélienne contre les Palestiniens de Gaza (et de Cisjordanie). Ainsi, dit-elle,

Face à ceux qui expriment leur épouvante devant les crimes perpétrés à Gaza, le premier réflexe de beaucoup de gens est de les soupçonner d’antisémitisme. Cela dit bien l’inconsistance désespérante à laquelle ces crimes restent confinés dans leur esprit, et leur incapacité à percevoir les Palestiniens comme des êtres humains à part entière, avec une individualité, une sensibilité, une valeur, des droits élémentaires ; comme des gens qui aiment, réfléchissent, souffrent, rêvent, et qui méritent la considération, la protection, la liberté, la justice.

Afin de prendre conscience de cette réalité, il n’est rien de plus efficace que de lire deux livres récemment parus dans la collection dirigée par Orient XXI chez les amis de Libertalia : le Journal de bord de Gaza de Rami Abou Jamous et Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza[7].

Journaliste palestinien de 46 ans vivant à Gaza, Rami Abou Jamous tient depuis février 2024 ce « journal de bord » publié chaque semaine sur Orient XXI.

[L]e génocide, mot prononcé sans hésitation[8], écrit Pierre Prier[9] dans sa présentation, Rami l’illustre […] en racontant sa propre histoire et celle de sa famille, son épouse Sabah, leur fils Walid, âgé de 3 ans, et les trois fils de Sabah, Moaz, Sajid et Anas, nés d’un premier mariage. Après le 7 octobre, ils entament un itinéraire sans but  qui les conduit dans des « cages », selon sa propre expression, de plus en plus exiguës : expulsés sous les balles de leur appartement de Gaza en même temps que des dizaines de milliers de Gazaouis, ils trouvent refuge dans une seule pièce à Rafah, la ville frontière avec l’Égypte, au sud, qu’ils doivent quitter en catastrophe sous la menace des chars israéliens pour planter une tente à Deir El-Balah, dans le centre de la bande, sur le terrain appartenant à un ami. Leur espace se rétrécit encore avec l’arrivée de nouveaux déplacés.

Rami Abou Jamous décrit sans détour la « non-vie » qui est devenue la sienne, où le mot « humiliation » revient comme un leitmotiv. L’humiliation de ne pouvoir acheter du poulet à un enfant qui a faim, l’humiliation de vivre sous une tente[10] avec les mouches et les serpents, l’humiliation de vivre de plus en plus en haillons, avec un seul pantalon qui se déchire. Il est à la fois l’observateur et le sujet. Il fait partie de la catastrophe, et il a décidé qu’il ne pouvait plus la décrire de l’extérieur, comme si elle ne lui arrivait pas à lui aussi. Avec l’obsession de garder malgré tout la dignité, vertu enseignée par son père. Même si pour cela Rami a dû, comme il le dit « sacrifier sa vie privée ». le prix à payer est élevé quand on appartient à une société conservatrice qui place très haut la pudeur et le respect de l’intimité familiale. […]

Au-delà du témoignage, la langue de Rami Abou Jamous ajoute un chapitre à l’histoire de l’anéantissement, auprès de Primo Levi ou d’Imre Kertész.

Et Pierre Prier cite un passage du Journal qui m’avait moi-même frappé lorsque je l’avais lu en ligne sur Orient XXI[11] :

Cette guerre, c’est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne… Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu’un est éjecté du mixeur parce qu’il est mort. Mais nous on reste là, dans le mixeur. Il nous mixe dans la misère et la peur, dans l’inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n’arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent.

Il faut absolument lire ces chroniques poignantes, pleines de colère, d’angoisse et de tendresse, qui restituent « aux Palestiniens leur identité, leur humanité, leurs souffrances et leurs cauchemars , mais aussi leurs rêves et leur attachement à la vie[12] ».

Le Journal de bord de Gaza a remporté deux récompenses au prix Bayeux des correspondants de guerre le 12 octobre 2024 : le prix de la presse écrite et le prix du quotidien Ouest-France.

Les Poèmes de Gaza sont une lecture tout aussi indispensable, me semble-t-il. Voici un extrait de la préface de la traductrice Nada Yafi, qui peut d’ailleurs aussi bien s’appliquer au journal de bord de Rami Abou Jamous, même s’il peut paraître plus prosaïque au premier abord.

Dans la langue arabe, le même mot chahada signifie à la fois « martyre » et « témoignage[13] ». Face à une offensive qui s’en prend aux forces de l’esprit autant qu’aux moyens de subsistance, en visant tant les habitations, les hôpitaux, les services sociaux que les lieux de culte et de culture, écoles, universités, théâtres, archives et musées, et jusqu’aux cimetières, lieux de mémoire, en ciblant pareillement, parmi les civils, médecins, intellectuels et journalistes, eh bien face à une telle entreprise éradicatrice, la pensée poétique est à sa manière un acte de résistance, qui s’oppose à la volonté d’annihiler un peuple, une patrie. La poésie est alors un message qui transcende la mort.

La mort a emporté Refaat Alareer le 6 décembre 2023 lors d’un bombardement israélien sur Gaza. Si vous avez tant soit peu suivi l’actualité de Gaza, vous avez probablement déjà lu ce poème, écrit en novembre 2023. Nous terminerons cette revue d’écrits de et sur la Palestine avec lui.

S’il est écrit que je dois mourir
Il vous appartiendra alors de vivre
Pour raconter mon histoire
Pour vendre ces choses qui m’appartiennent
Et acheter une toile et des ficelles
Faites en sorte qu’elle soit bien blanche
Avec une longue traîne
Afin qu’un enfant quelque part à Gaza
Fixant le paradis dans les yeux
Dans l’attente de son père
Parti subitement
Sans avoir fait d’adieux
À personne
Pas même à sa chair
Pas même à son âme
Pour qu’un enfant quelque part à Gaza
Puisse voir ce cerf-volant
Mon cerf-volant à moi
Que vous aurez façonné
Qui volera là-haut
Bien haut
Et que l’enfant puisse un instant penser
Qu’il s’agit là d’un ange
Revenu lui apporter de l’amour

S’il était écrit que je dois mourir
Alors que ma mort apporte l’espoir
Que ma mort devienne une histoire

Le 11 janvier 2025, franz himmelbauer, pour Antiopées

[1] Philippe Rekacewicz & Dominique Vidal, Palestine Israël. Une histoire visuelle, Le Seuil, 2024.

[2] Rachad Antonius, La Conquête de la Palestine. De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans, éd. Écosociété (Montréal, Québec), 2024.

[3] Voir, entre autres : https://antiopees.noblogs.org/post/2024/10/06/if-not-now-when/

[4] Khalil Tafakji (avec Stéphanie Maupas), 31° Nord 35° Est. Chroniques géographiques de la colonisation israélienne, éd. La Découverte, 2020.

[5] Nadia Elia, Palestine. Pour un féminisme de libération, éd. du Remue-ménage, (Montréal, Québec), 2024.

[6] Aujourd’hui (début janvier 2025) ce nombre s’élève à 46 000 selon les autorités de Gaza, et de nombreux observateurs disent que la mortalité directe et indirecte (maladies, malnutrition, fausses couches et mortalité infantile) peut être plutôt estimée à 300 000, soit 10 à 12% de la population de Gaza. Voir « Un projet génocidaire », interview du Dr Ghassan Abu Sittah, sur le site de l’Agence médias Palestine.

[7] Rami Abou Jamous, Journal de bord de Gaza, éd. Libertalia, coll. Orient XXI, 2024, et Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza, édition bilingue arabe-français, textes sélectionnés et traduits par Nada Yafi, Libertalia, coll. Orient XXI, 2024.

[8] Rami utilise aussi le mot « Gazacide ». Voir le titre de sa chronique du 26 septembre 2024 : « Pour qualifier ce qui se passe, je ne trouve que “Gazacide”. »

[9] Ancien correspondant en Israël-Palestine, membre du comité de rédaction d’Orient XXI.

[10] Encore la tente est-elle presque un luxe par rapport aux pauvres morceaux de plastique sous lesquels beaucoup d’autres sont contraints de « s’abriter » – les guillemets sont de rigueur, comme l’hiver qui est arrivé à Gaza. Il ne faut pas chercher très longtemps sur le web pour trouver des images d’abris inondés par la pluie au milieu de « camps » envahis par la boue. Rami décrit aussi le manque d’habits – et le froid qui fait grelotter tout le monde, hommes, femmes et enfants qui subissent aussi la malnutrition.

[11] Extrait du Journal daté du 1er juin 2024 : « Une tornade qui tourne, qui tourne, qui nous emporte. »

[12] Extrait de la préface de Leïla Shahid (déléguée générale de Palestine en France 1993-2005).

[13] Même origine du mot français – même si le sens a désormais changé. Le mot vient du latin ecclésiastique martyr : « qui a souffert de la torture et est mort pour attester la vérité de la religion chrétienne ».  Il s’agit, selon le Dictionnaire historique de la langue française (Robert), « d’un emprunt au grec martur, forme tardive pour martus, marturos « témoin » (dans la langue juridique), puis, chez les auteurs chrétiens, “celui qui témoigne de la vérité par son sacrifice”. »

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… et la santé, surtout !

Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence que l’Antiquité grecque a complètement méconnues, écartant la foi jurée où elle voyait une vertu fort rare et négligeable, et rangeant l’espérance au nombre des illusions pernicieuses de la boîte de Pandore. C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur « bonne nouvelle » : « Un enfant nous est né. » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne[1])

2024 s’est mal terminée, et 2025 s’annonce pire. Grosse chute de moral ces jours-ci, entre fêtes[2] et mauvaises nouvelles. Mauvaises au sens fort. L’enfant qui nous est né est mort aussitôt après, de froid à Gaza[3] ou noyé au large de Lampedusa[4]. Enfants assassinés par les murs, les mots et les bombes. Assassinés une deuxième fois par le silence des médias, qui ont préféré se focaliser autour 1) du « miracle » syrien (ou la chute d’un dictateur complaisamment toléré depuis des décennies par le concert des nations) 2) d’une tuerie à Magdebourg (perpétrée par un islamophobe proche des néonazis de l’AFD, laquelle a aussitôt transformé la signification de l’événement en charge contre les réfugiés et le soi-disant laxisme des autorités à leur égard) et 3) d’une autre (tuerie) dans le « Vieux Carré » (ou « Quartier français ») à la Nouvelle-Orléans (même tentative de l’innommable Président américain, de transformer la signification de l’événement en menace contre les migrants, et aussi, même « mode opératoire », pour parler comme un flic : en grosse bagnole bien lourde pour écraser un max de gens).

Le moral ne s’arrange pas quand j’entends ces jours-ci la radio me débiter la même litanie : des dizaines de morts à Gaza[5] (et/ou en Cisjordanie), les derniers hôpitaux mis hors d’usage par l’armée israélienne, mais « on n’a jamais été aussi proche d’un accord de cessez-le-feu » – si, si, je vous jure que c’est vrai – enfin, que c’est bien ce que j’ai entendu. Pendant ce temps, l’innommable Premier ministre d’Israël a bénéficié, lui, de tous les soins médicaux nécessaires pour se faire enlever la prostate. Et comme j’ai l’esprit chagrin en ce début d’année, j’ai un peu de mal avec les « Meilleurs vœux » et autres « Et la santé, surtout ! » que l’on m’adresse au détour des rues de la petite ville où j’habite. Je réponds de même, mais n’en pense pas moins… Quoi ? Hé bien, que nous sommes mal barrés, toustes autant que nous sommes. J’en entends qui protestent : « Ah non, pas moi, pas nous, je fais, on fait ceci et cela ! » Ok, je veux bien me contenter de m’adresser des reproches à moi-même, et d’en rajouter sur le thème – « Tu emm… tout le monde avec tes jérémiades, tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même et à te bouger le cul pour te sortir de ta spirale dépressive. »

La difficulté à laquelle je fais face, et que je cherche à contourner, c’est que je ne vois guère de « bonne nouvelle » poindre à l’horizon… Je ne peux tout de même pas me contenter de suivre la course « haletante » (ou « passionnante », dixit France Info, ou peut-être France Inter, ou les deux, va savoir) à laquelle se livrent les deux marins en tête de cette compétition dont je veux oublier le nom – si vous le tapez sur un moteur de recherche, vous tombez sur le logo du département de la Vendée, longtemps coaché par l’innommable Philippe de Villiers, auquel succéda un tout aussi innommable : Bruno Retailleau ! Hé oui, une vraie pépinière de fachos, ce bled. Même plus qu’on ne se l’imagine : ce logo, donc, est inspiré de l’emblème du sacré cœur de Jésus, ou du Christ-Roi, soit un double cœur surmonté d’une croix (plus de couronne pour le moment, ce serait anachronique en temps d’« arc républicain », lequel, comme chacun sait, comprend tous les partis politiques sauf la France insoumise. Bref. Ce logo, disais-je, était déjà celui des chouans en guerre contre… la République, justement, et il fut adopté par le dit département de la Vendée le 20 octobre 1943. Avec la couronne. En 1943. Pardon, j’ai roté.

2025… C’était le titre sur cinq colonnes à la une de La Provence du 1er janvier : 2025, sur un vague fond de feu d’artifice. De la pure info, quoi. Accompagnée d’un édito audacieusement titré : « En mouvement » par l’inénarrable Olivier Biscaye, « directeur de la rédaction ». « 2025, enfin ! Tourner la page n’aura jamais autant été espéré. » Ça commence comme ça. Quelle page ? Jusqu’ici, comme dit plus haut, on ne voit guère ce qui pourrait justifier l’emploi de cette expression. Ou alors, il y a la même chose sur chaque page – ce qui est d’ailleurs un peu le cas de ce quotidien régional que la France entière nous envie : si l’on prenait un numéro de l’an passé et un de cette année, en occultant les dates, on n’aurait peut-être du mal à deviner lequel est de quand. Suite de l’édito : « Malgré la parenthèse enchantée des Jeux olympiques… », alors celle-là, de parenthèse enchantée, c’est devenu le pont aux ânes obligé de tous les marronniers de la fin 2024 – les « rétrospectives », hein, comme s’il s’était passé quelque chose qui valait la peine qu’on y revienne oups pardon c’est la spirale dépressive qui se repointe. Ici , elle est complétée (la parenthèse) par : « … et ses jours de fierté collective » – hé, ho ! on n’a pas gardé les cochons ensemble, hein ! De qui se prétend-il porte-parole, çui-là ? je t’en foutrai, de la fierté ! alors que se profilent d’abracadabrantesques jeux olympiques d’hiver à nous fourgués par les innommables Wauquiez et Muselier, respectivement présidents de la région Auvergne Rhône-Alpes et Provence Côte d’Azur (oui, je sais, il aimerait bien qu’on dise Région Sud, mais le Sud vaut tellement mieux que ça !). Biscaye persévère en évoquant une année 2024 cauchemardesque « pour la France ». Et c’est quoi le cauchemar ? C’est « le monde politique » et ses « jeux » qui « ont écarté des radars l’essentiel, les Français et leurs préoccupations, les Français et leurs attentes de solution concrètes pour leur quotidien, les Français et leur désir d’une nouvelle voie cohérente et utile. » Ô Bonne Mère, quel charabia[6] ! Le Rodolphe Saadé[7], là, qui a nommé cette figure d’anchois à la tête de son canard, il ferait bien de lui dire de ranger son stylo (il pond des éditos tous les jours !), vu qu’il l’a nommé pour faire remonter les recettes publicitaires – et faire plus de blé donc et donc pas pour assommer les lecteurs avec cette espèce de langue de bois sans couleur et sans saveur qui envahit tous les espaces médiatiques. « Les Français » – tu sais ce qu’ils te disent, les Français, et aussi, et surtout les pas-Français ? Bon je vous passe le reste, c’est du même tonneau… Par contre, je ne vais pas vous épargner un aperçu des pages 2 et 3  du même numéro de La Provence : « Dans le viseur 2025. 10 rendez-vous à ne pas manquer ». Sur ces trucs « à ne pas manquer », sept relèvent assez directement de ce que l’on pourrait appeler la mise en spectacle réglé (comme on dit la mise en coupe réglée) de la région, avec deux événements de « patrimonialisation », élément indispensable à l’industrie touristique : une expo Cézanne à Aix-en-Provence et l’espérée obtention du label « Grand site de France » pour les gorges du Verdon ; un événement sportif (c’est pas beaucoup, mais on a eu la « parenthèse enchantée », hein, et puis on ne sait jamais ce que va faire l’OM) :  le Tour de la Provence, dont on nous nous dit qu’il se terminera à Arles et « passera une nouvelle fois devant [la très capitalisto-artistique tour] Luma », photo de vélocipédistes devant la chose à l’appui ; le procès pour blanchiment du « Petit bar » – une histoire de bandits corses, c’est bon pour le tirage, ça, coco !; dans le même genre, le tournage de Pax Massilia saison 2 – genre flics contre/et dealers ; justement, à propos de deals en tous genres, les « rencontres économiques d’Aix », dont j’apprends à l’occasion que la vingt-quatrième édition a réuni l’an passé plus de 7 000 participants et 360 intervenants de 45 pays « sans oublier le million de connexions à distance », et tout ça au mois de juillet, quand on pouvait se prélasser à l’ombre d’un tilleul en sirotant un pastis – ces gens sont vraiment dingos ; l’extension des lignes de tramway marseillaises qui sera inaugurée en septembre ; et enfin, le spectacle dit « vivant » (hum…) : la trentième édition des Suds à Arles (« musiques du monde »), le doublé d’Ed Sheeran au Vel’, il n’y était pas encore venu, pensez donc !, et Will Smith au théâtre d’Orange, dont on nous dit que la billetterie ayant été prise d’assaut dès son ouverture début décembre [pour le 31 juillet], une seconde date a été rapidement rajoutée [le 1er août].

En somme, que demande le peuple (selon La Provence) ? Et j’aurais le front de me plaindre, après ça ? Ingrat que je suis !

Baste. Finissons-en, au moins pour ce début d’année, avec ces lamentations. Je viens justement, pendant que j’écrivais ces lignes, de recevoir la lettre d’information de l’Association des Ami·e·s de Maurice Rajsfus[8]. Attention pub !

C’est la lettre n° 22, ce qui ne peut manquer de faire sourire quand on sait que Maurice consacra toute son énergie militante à dénoncer les agissements de la police… Au sommaire : le rappel de la réédition en numérique, déjà téléchargeable gratuitement, du livre Le Pen en gros et en détail. Mais aussi, à partir du 15 janvier, celle du recueil de textes de Maurice Rajsfus et Jean-Luc Einaudi : Les Silences de la police, initialement paru à l’Esprit Frappeur en octobre 2001. Voici comment Maurice le présentait lors de sa sortie[9] :

Au début de l’année, la Préfecture de police de Paris a eu le bon goût de publier un livre intitulé La Préfecture de police au service des Parisiens 1800-2000. Il se trouve que dans cet ouvrage confidentiel, distribué comme cadeau aux entreprises, on a fait ressortir les hauts faits de la police et non les zones d’ombre, et notamment la rafle du 16 juillet 1942 au cours de laquelle 7 000 policiers parisiens ont arrêté 7 000 juifs et le massacre des Algériens le 17 octobre 1961 où plus de 200 Algériens furent tués. Je ne crois pas que l’on puisse raisonner en terme d’échelle : c’était plus grave en 1942 qu’en 1961 ; le problème c’est de savoir si la police est attachée à un service de maintien de l’ordre, de sécurisation ou des tâches de recherche criminelle. Je crois même qu’il y a des circonstances aggravantes en 1961. En 1942, les policiers français ont livré des milliers de juifs à la Gestapo alors qu’en 1961, ils ont été directement les assassins.

On trouve aussi dans cette lettre d’information deux textes de Maurice, extraits de son ouvrage publié en 1987 , Retours d’Israël. « Rédigés il y a maintenant presque 40 ans, ces lignes continuent de résonner avec force, alors que la situation en Israël-Palestine n’a jamais été aussi dramatique depuis la Nakba » dit la Lettre d’information dans sa présentation. Quant à Maurice, en 1984, de retour d’un séjour en Israël, voici ce qu’il écrivait – entre autres : « Oui, décidément, en Israël, les Juifs sont devenus un peuple comme les autres : leurs fascistes sont désormais institutionnalisés. Il ne sera plus possible de les montrer du doigt en plaisantant sur leur originalité.  En Israël, la banalisation a été conduite à son terme. » Et aujourd’hui, j’ajouterai que cette banalisation – cette fascisation – est devenue extrêmement virulente et contagieuse. Car Israël n’est pas pour rien dans la montée des nouveaux fascismes un peu partout en Europe et ailleurs.

D’autre part, après le décès intervenu le 29 décembre de Marcel-Francis Kahn, la lettre d’infos republie, comme l’a fait également Mediapart, une tribune intitulée « En tant que juifs… » publiée dans Le Monde en 2000 et signée par plusieurs dizaines de personnalités dont Maurice Rajsfus et Marcel-Francis Kahn pour protester, une fois de plus, contre la politique israélienne, après la provocation d’Ariel Sharon sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem, qui avait allumé la mèche de la seconde Intifada. Il me semble qu’il vaut la peine de relire ce texte :

CITOYENS du pays dans lequel nous vivons et citoyens de la planète, nous n’avons pas de raisons ni pour habitude de nous exprimer en qualité de juifs.

Nous combattons le racisme, dont, bien sûr, l’antisémitisme sous toutes ses formes. Nous condamnons les attentats contre les synagogues et les écoles juives qui visent une communauté en tant que telle et ses lieux de culte. Nous refusons l’internationalisation d’une logique communautaire qui se traduit, ici même, par des affrontements entre jeunes d’une même école ou d’un même quartier.

Mais, en prétendant parler au nom de tous les juifs du monde, en s’appropriant la mémoire commune, en s’érigeant en représentants de toutes les victimes juives passées, les dirigeants de l’État d’Israël s’arrogent aussi le droit de parler, malgré nous, en notre nom. Personne n’a le monopole du judéocide nazi. Nos familles ont eu leur part de déportés, de disparus, de résistants. Aussi le chantage à la solidarité communautaire, servant à légitimer la politique d’union sacrée des gouvernants israéliens, nous est-il intolérable.

Dans l’escalade de la violence, des actes inadmissibles sont commis des deux côtés. C’est hélas le lot de toute logique de guerre. Mais les responsabilités politiques ne sont pas également partagées. L’État d’Israël dispose d’un territoire et d’une armée. Les Palestiniens des territoires occupés et des camps de réfugiés sont condamnés à vivre sous tutelle, avec une économie mutilée et dépendante, dans une société estropiée, sur un territoire en lambeaux, lacéré de routes stratégiques et semé de colonies israéliennes.

Si la provocation calculée d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées, avec le soutien d’Ehud Barak, a pu mettre le feu aux poudres, c’est que la situation était déjà explosive du fait des manœuvres dilatoires dans l’application des accords d’Oslo, de la poursuite de la colonisation israélienne des territoires, du refus de reconnaître un État palestinien dont la proclamation est sans cesse différée. Il n’est pas surprenant que ces humiliations et ces frustrations accumulées aboutissent à la révolte d’un peuple. Un pas peut-être irréversible est en train d’être franchi. La provocation symbolique d’Ariel Sharon, en accentuant le caractère confessionnel des affrontements au détriment de leur contenu politique, favorise la montée en puissance de forces religieuses extrêmes au détriment des partisans de la paix et d’une Palestine et d’un Israël laïques. Une course au désastre est engagée. Une guerre civile se profile en Israël même entre juifs et arabes israéliens.

Ce n’est pas bien que juifs, mais parce que juifs que nous nous opposons à cette logique suicidaire des paniques identitaires. Nous refusons la spirale mortelle de l’ethnicisation du conflit et sa transformation en guerre de religions. Nous refusons d’être cloués au mur des appartenances communautaires.

Partisans de la fraternité judéo-arabe, nous réclamons la relance d’un processus de paix qui passe nécessairement par l’application des résolutions de l’ONU, par la reconnaissance d’un État palestinien souverain et du droit au retour des Palestiniens chassés de leur terre. C’est par là que la coexistence pacifiée de différentes communautés culturelles et linguistiques sur un même territoire peut devenir possible.

Signataires : Raymond Aubrac, Nurith Aviv, Eliane Benarrosh, Miguel Benassayag, Daniel Bensaïd, Haby Bonomo, Irène Borten, Rony Brauman, Suzanne de Brunhoff, Gérard Chaouat, Bernard Chapnik, Jimmy Cohen, Alain Cyroulnik, Philippe Cyroulnik, Sonia Dayan-Herszbrun, Régine Dhoquois-Cohen, Ruy Fausto, Arie Finkelstein, Jean-François Godchau, Jean Harari, Isaac Johsua, Samuel Johsua, Esther Joly, Janette Habel, Gisèle Halimi, Norbert Holcblat, Marcel-Francis Kahn, Pierre Khalfa, Hubert Krivine, Daniel Liebman, Michaël Löwy, Henri Maler, Sheila Malouany, David Mandel, Marie-Pierre Mazeas, Christophe Otzenberger, Maurice Rajsfus, Jean-Marc Rosenfled, André Rosvègue, Suzanne Saltiel, Catherine Samary, Laurent Schwartz, Michèle Sibony, Corinne Sibony, Daniel Singer, Stanislas Tomkiewicz, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Voloch, Richard Wagman, Michèle Zemor, Patrick Zylberstein.

Et pour finir, toujours dans la lettre d’infos, on peut aussi entendre Maurice témoigner dans le film de Daniel Kupferstein, Pas en mon nom ! La voix des personnes d’origine juive contre la politique d’Israël.

J’ai beaucoup aimé/admiré Maurice Rajsfus de son vivant et je chéris sa mémoire : le (re)lire et réentendre sa voix ont réussi à me remonter le moral. Je vais de ce pas renouveler mon adhésion à l’association – et je vous conseille d’en faire autant. Cela me tiendra lieu de vœu pour 2025.

Ce dimanche 5 janvier 2025, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Page 314 de l’édition Pocket, coll. Agora, de 1994, avec une préface de Paul Ricœur.

[2] Je ne vous raconte pas le mauvais goût des « décorations » qui enlaidissent notre bourgade sans parler des chants de Noël et des Mickeys grotesques qui l’ont envahie pendant le désormais incontournable marché  éponyme…

[3] Selon l’Agence Médias Palestine, depuis le début de cet hiver à Gaza, huit bébés sont mort·es de froid, les conditions de dénuement tragique de la vie des déplacé·es dans les camps de fortune et l’absence d’électricité ne permettant pas de les réchauffer ou de les réanimer. Le 31 décembre, plusieurs médias palestiniens publiaient ce triste chiffre : plus de 800 nourissons gazaouis ont été tués par Israël avant d’atteindre leur premier anniversaire, depuis le 7 octobre 2023.

[4] Le 31 décembre, vingt migrants ont été portés disparus au large de Lampedusa, dont trois enfants. Selon l’organisation internationale des migrations (OIM), près de 1700 migrants sont morts ou disparus dans cette zone de Méditerranée centrale (cf. infomigrants.net).

[5] D’après le docteur Ghassan Abu-Sittah, médecin chirurgien britannico-palestinien qui a travaillé à Gaza plus d’un mois (après le 7 octobre), le nombre total de morts à Gaza, estimé à près de 46 000 à ce jour par les autorités de Gaza, s’élèverait plutôt à 300 000 (cf. « Un projet génocidaire », Agence médias Palestine, 3 janvier 2005.

[6] Et aussi, comme me le fait remarquer une qui lit par-dessus mon épaule : « Mais c’est du Le Pen dans le texte ! En gros c’est : tous pourris et les Français, les Français, les Français (trois fois dans la même phrase, hein !) » Bah oui, elle n’a pas tort.

[7] Çui-là, on en reparle un de ces quatre, promis juré.

[8] Lisible par ici : https://www.mauricerajsfus.org/2025/01/05/lettre-dinformation-22-janvier-fevrier-2025/

[9] Extrait d’une interview disponible ici : http://1libertaire.free.fr/MRajsfus35.html

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Visit Beautiful Vietnam

Günther Anders, Visit Beautiful Vietnam. Chronique des agressions contemporaines, trad. française (depuis l’allemand) et présentation par Nicolas Briand, Les Belles Lettres, 2024.

En 2025 (le 30 avril précisément), on fêtera – ou l’on commémorera tristement – le « jour de la réunification » selon les autorités de la RDV, République démocratique du Vietnam (jusque-là dénommée par les médias occidentaux « Nord-Vietnam ») – ou « le jour où nous avons perdu le pays », selon les Vietnamiens expatriés à ce moment-là. Un demi-siècle déjà, une paille pour le jeune homme de dix-neuf ans que j’étais alors et qui exultait en voyant les images du dernier hélicoptère décollant péniblement du toit de l’ambassade américaine à Saïgon, tachant de décrocher de ses patins les candidats fugitifs qui s’y étaient accrochés, faute de place à l’intérieur déjà bondé, je suppose. Je n’étais pas très porté sur la compassion envers les complices des régimes « fantoches », comme on disait alors, ceux que nous autres gauchistes de l’époque appelions les « laquais » de l’impérialisme américain (qui avait succédé à l’impérialisme français, hein, ne l’oublions pas dans nos prières, çui-là).

Autant dire que la traduction française, qui n’existait pas encore à ce jour, de ce recueil de textes de Günther Anders tombe bien. Son auteur, Nicolas Briand, nous explique en présentation de l’ouvrage[1] qu’elle intervient après une longue éclipse du texte en Allemagne même – il vient seulement d’y être réédité pour la première fois en 2023. Il faut dire que son auteur n’y allait pas avec le dos de la cuiller, comme on dit par ici, n’hésitant pas à comparer les alliés Américains d’alors (Anders publie ces textes en 1968, soit en pleine guerre froide) aux nazis et concluant que ceux-ci étaient « moins pires » que ceux-là… Scandaleux. Et pas seulement en 1968. Probablement qu’aujourd’hui encore, pas mal de gens seront choqués par cette comparaison… À ceux-là, on ne pourra que conseiller de se calmer d’abord, et de lire Anders ensuite, cela leur donnera peut-être à penser (c’est en tout cas tout le mal que je leur souhaite, en cette période des vœux).

Précisons tout d’abord que l’auteur, plus connu pour son célèbre L’Obsolescence de l’homme[2] (1956) fit partie du « Tribunal Russel », réuni en 1966 à l’initiative de Bertrand Russel et Jean-Paul Sartre pour dénoncer les crimes de guerre perpétrés par les États-Unis au Vietnam. « Lord Russel jugeait […] inutile [d’enquêter sur les crimes de guerre présumés commis par le Viet-Cong, comme s’il s’agissait de traîner en justice les Juifs du ghetto de Varsovie pour leur soulèvement contre les nazis », expliquait Ralph Schoenman[3]. Le tribunal tint deux séances en 1967 avant de rendre son verdict – condamnant les nombreux crimes de guerre américains et la guerre en elle-même, crime contre la paix en en tant que guerre d’agression. Anders assista aux deux sessions. Il « avait donc, dit Nicolas Briand, une connaissance de première main des événements du Vietnam, et Visit Beautiful Vietnam constitue en quelque sorte la retombée littéraire du procès ».

Un petit mot sur la forme de l’ouvrage : il s’agit d’un abécédaire – le sous-titre original est : ABC der Aggressionen (damals wie heute), ce que l’on pourrait traduire littéralement par : « ABC des agressions (hier[4] comme aujourd’hui) ». Les textes qui le composent sont classés suivant l’ordre alphabétique de leurs titres. On comprend que le titre de l’édition française n’ait pas cru bon de reprendre la notion d’abécédaire, puisque de facto, il était quasi impossible de reproduire le même ordre alphabétique, sauf à inventer des traductions par trop tordues. Par contre, je m’étonne un peu de ces agressions « contemporaines » – on aurait peut-être pu rester plus proche d’ « hier comme aujourd’hui ». Il me semble que cela peut induire un léger malentendu, ou du moins sous-estimer un des axes critiques suivis ici par Anders, soit la comparaison qui revient très souvent entre faits, discours, crimes de guerre nazis et américains. Nicolas Briand souligne à juste titre que l’intention du philosophe est, entre autres, de caractériser l’agression américaine contre le Vietnam comme inaugurant « une série de guerres d’un type nouveau, qu’il ne faut surtout pas confondre avec les précédentes, par exemple la Seconde Guerre mondiale. » Et de poursuivre : « Quelque cinq décennies après la fin de cette guerre [du Vietnam], [n]ous en avons compté quatre : Union soviétique vs Afghanistan, Usa vs Irak I, Usa vs Irak II, USA vs Afghanistan. Quant à l’actuelle guerre Russie vs Ukraine, elle est bien partie pour s’inscrire dans cette série. » À la différence des guerres de la France en Algérie et au Vietnam, par exemple, il ne s’agit plus de maintenir l’intégrité un Empire colonial. « La souveraineté formelle du vassal doit être maintenue. » Mais précisément, la guerre a pour but de maintenir cette souveraineté « creuse » et d’obliger le vassal à (re)faire allégeance au suzerain. En quoi les États-Unis comme l’URSS, malgré toute leur puissance militaire, ont échoué à peu près partout – sauf, dit Nicolas Briand, à l’issue de la première guerre du Golfe – mais, ajouterais-je, à court terme.

Cela dit, la comparaison avec la conduite de la guerre par les nazis est aussi un des axes structurants de l’ouvrage. Elle se développe sur plusieurs aspects. D’une part, l’industrialisation de la guerre – et du massacre. Lisez plutôt ce texte, intitulé « Les pauvres » (en allemand, Die Ärmsten – soit, littéralement : « Les plus pauvres ») :

Qui accuse ?

Nous ? Nous, le tribunal Russel ?

Cela ne nous est pas nécessaire. Nous rassemblons, vérifions et publions des documents.

Nous laissons aux Américains eux-mêmes le soin de s’accuser.

Car il n’est pas d’accusation plus terrible que ce rapport officiel sur les 77 000 tonnes de bombes du mois de mars 1967, au moyen desquelles l’armée de Johnson [le Président américain] a tenté d’exterminer le Vietnam, le cas échéant de sauver la liberté du monde libre. Aucun réquisitoire ne serait plus irréfutable que celui des Américains contre eux-mêmes.

77 000 tonnes. Que signifie ce chiffre ?

Que la Corée, qui dut subir le largage de seulement 17 000 tonnes par mois, dans ses jours les plus sombres, devait être un pays heureux.

Et que même l’Angleterre, pendant les jours effroyables du Blitz, fut sans doute une terre bénie, puisque la quantité de bombes qui s’est abattue sur le pays pendant toute la durée des cinq années de la Seconde Guerre mondiale est inférieure à celle larguée désormais mensuellement sur le Vietnam.

Non, aucun tribunal ne saurait proférer d’accusation plus accablante contre les Américains que celle qu’ils produisent eux-mêmes.

Empli d’angoisse et de pitié, on s’interroge : pour l’amour du ciel, comment les pauvres Johnson, Rusk [secrétaire d’État de 1961 à 1969], McNamara [secrétaire à la Défense de 1961 à 1968] et Westmoreland [général commandant des opérations au Vietnam entre 1964 et 1968] comptent-ils donc se défendre contre ce réquisitoire ?

Autre caractéristique de la guerre américaine, l’enrôlement des personnes de couleur contre d’autres personnes de couleur, dont Anders parle dans plusieurs textes, entre autres celui-ci : « Traité des couleurs[5] d’aujourd’hui : noir devant jaune devient blanc ». Ainsi :

Le droit des GI de couleur de se battre pour leur patrie, le cas échéant pour le « monde libre », et de tuer des Vietnamiens est trois à quatre fois plus élevé que celui de leurs concitoyens blancs. Tout au moins la population noire, qui ne constitue chez elle que 10% de la population totale, peut se vanter de représenter environ 20% de la puissance armée engagée au Vietnam. […]

Puisqu’il importe à la majorité de la population non noire de freiner pour le moins la lutte pour les droits civiques, c’est-à-dire de maintenir l’inégalité en l’état actuel le plus longtemps possible, il est opportun

1) de garder en dehors du pays le plus grand pourcentage possible des meilleures classes d’âge, susceptible d’accroître la force de frappe du mouvement des droits civiques ;

2) d’offrir aux sans-droits d’agir à leur tour en peuple de maîtres et de priver de droits d’autres gens. Dans le jeu des races mis en œuvre pour des raisons de classes se produisent les miracles les plus kaléidoscopiques de la métamorphose des couleurs : dans la lutte contre les Jaunes, les Noirs peuvent soudain se sentir Blancs. […]

La méthode consistant à consoler les sans-droits en leur accordant le droit d’ôter à leur tour le droit des autres, et d’en faire même un devoir national, correspond très exactement à celle introduite par le national-socialisme il y a trente-cinq ans[6]. De la même façon que Hitler offrit aux prolétaires, qu’il n’avait jamais eu l’intention, même en rêve, de libérer, les Juifs, soit un groupe de population face auquel les prolétaires obtenaient la chance de se sentir supérieurs et qu’ils avaient pour devoir national de maltraiter et de liquider ; de même aujourd’hui le gouvernement américain offre aux Nègres de son pays les peuples sous-développés hors de l’Amérique, en ce moment les Vietnamiens. Inversement ceux-ci, bombardés au napalm et carbonisés dans leurs villages, correspondent aux Juifs brûlés à Auschwitz. Comme on voit, les crimes d’aujourd’hui et leurs fonctions sociale et psychologique ressemblent beaucoup plus à ceux d’hier et à leur fonctions que supposé habituellement.

Mais ce qui compte ici est non seulement que la liberté de tuer au Vietnam, accordée aux hommes de couleur, est plus grande que toutes les libertés dont ils jouissent back home dans l’Amérique pacifique, mais aussi que celle de mourir s’est extraordinairement étendue pour eux sur le théâtre de guerre asiatique. Il serait certes exagéré d’affirmer que la dame blanche Amérique, qui proportionnellement envoie au Vietnam beaucoup plus de fils noirs que de fils blancs, vise directement à se débarrasser d’un grand nombre de ses enfants noirs. Mais la conséquence, à savoir que là où trois à quatre fois plus de gens se battent, trois à quatre fois plus tombent, ne lui est sûrement pas uniquement désagréable, même si elle s’en lave les mains sans arrêt. À l’ancienne devise, forgée à l’origine pour les autochtones : « The only good indian is a dead indian », s’est certainement substituée depuis longtemps la maxime, il est vrai sans qu’elle soit jamais prononcée à voix haute : « The only good nigger is a dead nigger ». […]

Autre texte qui développe la comparaison des méthodes américaines au Vietnam avec celles des nazis durant la Seconde Guerre mondiale – mais plutôt sur le plan de la communication, et surtout pour souligner cette fois la nouveauté radicale de la conduite des opérations au plan du discours. Il est titré : « La guerre consommée ».

Il m’apparaît aujourd’hui que les nazis n’étaient pas du tout d’une nouveauté aussi ahurissante que nous, naïfs, le pensions il y a trente-cinq ans. Car ils considéraient comme nécessaire, ou pour le moins comme opportun, de cacher leurs meurtres de masse et les méthodes qu’ils appliquaient. La réelle, l’historique nouveauté commence seulement avec les hommes d’aujourd’hui, avec ceux qui planifient la guerre au Vietnam, ou qui y prennent part , ou qui l’acceptent comme allant de soi, ou qui l’intègrent à leur industrie du divertissement. Car ces contemporains qui sont les nôtres ne se donnent plus la moindre peine de cacher ce qu’ils font ni les mesures qu’ils mettent en œuvre. Des expressions telles que le mot d’un général « to bomb them back into the stone age » [les renvoyer à l’âge de pierre à coups de bombes] ou le mot d’un comédien « the best slum clearing they ever had » [la plus belle rénovation de bidonvilles qu’ils aient jamais eue] ne passent absolument pas pour scandaleuses mais soit pour hawky [de hawk, faucon, soit intransigeant avec l’ennemi] – et ceci est, en toutes circonstances, patriotique –, soit pour funny. Comme il ne vient plus à l’idée de quiconque qu’il pourrait y avoir des instances devant lesquelles on pourrait avoir honte, ou plutôt puisqu’effectivement de telles instances n’existent plus, ils nous clouent le bec par ces mots qu’ils ne se lassent jamais de répéter : « We have nothing to hide. » [Nous n’avons rien à cacher.] Il est assez indifférent de les traduire par ceux-ci : « Of course, we are burning down villages » [Évidemment, nous brûlons des villages], ou par : « Of course, we are torturing people » [Évidemment, nous torturons des gens], ou par : « Of course, we are supposed to do it » [Évidemment, nous sommes censés le faire], aucune de ces traductions n’est moins bonne que les autres, chacune est tout aussi correcte qu’une autre. Car les journaux américains, et pas uniquement les organes d’opposition sans impact par leur faible tirage, mais, cela va de soi, ceux qui tirent à des millions d’exemplaires (et même les quatre ou cinq plus « raffinés » ne sont pas en reste), publient tous les jours des récits et des images des horreurs commises par « our boys ».[…]

Non, la morale n’est plus celle d’il y a un quart de siècle. Entre la situation de l’Allemagne nazie et celle des USA aujourd’hui, il existe une différence fondamentale, qui n’est absolument pas en faveur de ceux-ci. Quelque incontestable puisse être le fait qu’à l’époque des millions de gens en Allemagne étaient au courant, savaient telle ou telle chose des horreur commises dans les camps – malgré tout, celles-ci n’auraient jamais pu être reproduites ni leurs reproductions diffusées et projetées par millions, comme le sont aujourd’hui pour le public les horreurs américaines au Vietnam. Naturellement, ceci est devenu possible uniquement par le fait que les groupes économiquement dominants traitent la population exclusivement comme un public de consommateurs, et avec un tel succès que celle ci n’est déjà plus capable de se comporter autrement. Ce qu’on ne peut même pas lui reprocher. Ou bien est-on en droit d’attendre de millions de gens, à qui, bon an mal an, on a présenté tout et n’importe quoi (que ce soit des mariages de stars, des quartiers en feu à Watts [émeutes à Los Angeles en 1965], des inaugurations d’expositions universelles, des villages vietnamiens partant en fumée ou des feuilletons policiers) dans un état de totale déréalisation, à savoir sous forme de films ou de téléfilms, peut-on exiger de tels consommateurs de pictures que face à une sorte, une unique sorte spéciale d’images, ils adoptent soudain une attitude tout à fait nouvelle et inhabituelle, à savoir une attitude morale ?

Voici qui nous rappelle les thèses d’un contemporain d’Anders sur la société du spectacle. J’ai cru comprendre par des bribes de lecture à droite à gauche qu’il y avait eu – ou qu’il y avait encore – dispute sur le fait de savoir qui, du philosophe allemand ou de Guy Debord, avait influencé l’autre… Je ne suis pas assez savant pour en parler plus, mais quoi qu’il en soit, on peut constater certaines proximités entre les deux. Voyez ainsi ce début du texte titré « L’obsolescence du mensonge », qui semble faire écho à la thèse 9 de La Société du Spectacle[7] (à moins que ce ne soit l’inverse, encore une fois, je n’en sais rien, et je ne suis pas sûr que ce soit si important de le savoir), « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » :

Affirmer que Johnson ment serait inexact. Johnson ne ment plus. Par quoi il ne faut évidemment pas comprendre qu’il était auparavant un imposteur et qu’il aurait pris goût désormais à la véracité. Bien plutôt que dans le monde auquel il appartient en tant qu’acteur et facteur, distinguer entre la vérité et le mensonge est déjà devenu futile et faux. Être constitué de mensonges fait partie de l’être ou du non-être de ce monde, le sien et le nôtre, d’une façon si évidente qu’en son sein mentir de surcroît devient superflu.

Ici, et sans vouloir en aucune manière faire assaut de pédanterie, on ne peut pas manquer de relever une autre proximité, au moins par la thématique traitée, soit la guerre du Vietnam et le mensonge pratiqué au plus haut niveau de l’État américain, avec Hannah Arendt (par ailleurs ex-épouse d’Anders) qui écrivit, à peu près à la même période qu’Anders, un essai sur le mensonge en politique[8] basé sur ce que l’on a appelé les « The Pentagon Papers » – soit 7 000 pages classées secret-défense, rédigées par trente-six officiers supérieurs et experts civils sur la conduite de la politique américaine au Vietnam de 1945 à 1967. Arendt analyse dans cet essai le décalage entre les informations précises et détaillées fournies par les services de renseignement et autres analystes militaires et spécialistes de l’Asie du Sud-Est et des relations internationales et les décisions prises par les dirigeants politiques, lesquels se souciaient moins de la situation réelle sur le terrain que – pour résumer brutalement – des élections et donc du conditionnement de l’opinion publique états-uniennne. « Aux nombreuses formes de l’art de mentir élaborées dans le passé, il nous faut désormais ajouter deux variétés plus récentes », écrit-elle. Les deux groupes à l’origine de ces innovations sont 1) les « responsables des relations publiques dans l’administration, dont les talents procèdent en droite ligne des inventions de Madison Avenue » – c’est-à-dire de l’industrie de la publicité, et 2) « les spécialistes de la résolution des problèmes ; ils sortaient des universités et de divers instituts de recherche pour entrer dans l’administration, certains solidement armés de l’analyse des systèmes et de la théorie des jeux, et prêts, pensaient-ils, à résoudre n’importe quel “problème” de politique étrangère. »

Et voici par où elle se rapproche plus particulièrement de Günther Anders dans son analyse du traitement de la guerre du Vietnam par les autorités états-uniennes :

Faire de la présentation d’une certaine image la base de toute une politique – chercher, non pas la conquête du monde, mais à l’emporter dans une bataille dont l’enjeu est « l’esprit des gens » – voilà bien quelque chose de nouveau dans cet immense amas de folies humaines enregistrées par l’histoire. […]

Ce qui surprend, c’est l’ardeur avec laquelle des douzaines d’« intellectuels » apportèrent leur soutien enthousiaste à cette entreprise axée sur l’imaginaire, peut-être parce qu’ils étaient fascinés par l’ampleur des exercices intellectuels qu’elle paraissait exiger. Répétons-le, pour ces spécialistes de la solution des problèmes, accoutumés à transcrire, partout où cela est possible, les éléments de la réalité dans le froid langage des chiffres et des pourcentages, il peut être tout aussi naturel de ne pas avoir conscience de l’effroyable et silencieuse misère que leurs « solutions » – la pacification et les transferts de populations, la défoliation, l’emploi du napalm et des projectiles antipersonnels – réservaient à un peuple « ami » qu’il leur fallait « sauver », et à un « ennemi » qui, avant que nous l’attaquions, n’avait ni l’intention ni le pouvoir de nous être hostile.

Sur ce , je m’arrête, car je crains de dériver encore longtemps parmi les écrits des opposants, trop rares bien sûr, mais néanmoins incontournables, à cette guerre. Je suppose que les écrits d’Arendt (pour ne pas parler de ceux de Debord) sont déjà largement connus. Une partie de ceux de Günther Anders l’étaient déjà aussi. Mais cette dernière publication vaut vraiment le détour. J’ai omis volontairement de reprendre les comparaisons – les échos – qu’a provoqués chez moi cette lecture avec le génocide toujours en cours à Gaza. Mais si vous lisez ce livre, ce que je vous recommande chaudement, vous en jugerez par vous-même.

Ce 29 décembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.


[1] Bonne présentation du contexte et du contenu de l’ouvrage, si ce n’est que son auteur se laisse peut-être un peu emporter lorsque, après avoir souligner comment Anders cherche à gagner l’adhésion de ses lecteurs en utilisant « l’ironie, la satire, l’humour noir , l’art “karl krausien” du persiflage et l’allégorie littéraire comme autant de loupes grossissantes », observation tout à fait pertinente, il conclut ainsi son texte : « Günther Anders cultivait le même humour désespéré que Stanley Kubrick, celui de Docteur Folamour et de Full Metal Jacket. » Je ne trouve pas que ce soit le même humour dans les deux films je trouve même le second plutôt sinistre. Et c’est pourquoi je ne peux pas adhérer à la dernière phrase de Briand : « Si vous avez souri à la vision de Full Metal Jacket [non, en fait], alors vous allez rire aux éclats [de bombes ?] à la lecture de Visit beautiful Vietnam ». Hum… Je crains de ne pas partager le sens de l’humour qi s’exprime ici. Mais bon, ça ne change rien à la qualité de la traduction et du reste de la présentation.

[2] Je ne présente pas plus longuement Günther Anders, dont on trouvera facilement, si nécessaire, une biographie sur Wikipédia. Intellectuel allemand, premier mari d’Hannah Arendt et cousin de Walter Benjamin, il fuit le nazisme et rentre des États-Unis après-guerre, mais ne voudra pas retourner en Allemagne, où le philosophe Ernst Bloch lui proposait une chaire de philosophie à Halle, en RDA (Allemagne de l’Est), préférant s’établir en Autriche.

[3] Ralph Schoenman était le secrétaire personnel de Bertrand Russel. J’ai trouvé cette citation dans l’article de Wikipédia sur le Tribunal Russel. Je me demande ce qu’aurait dit Lord Russel sur les crimes de guerre du Hamas et le génocide commis par Israël à Gaza.

[4] J’avoue que je m’éloigne moi-même un peu de la littéralité : « damals » n’est pas littéralement « hier », mais plus tôt « alors », au sens de « à l’époque ».

[5] Allusion Traité des couleurs de Goethe.

[6] Pour mémoire, Hitler accède au pouvoir début 1933. Ce texte date donc probablement de 1968, année de la publication de l’abécédaire dont les textes ne sont pas datés, mais seulement, comme on l’a vu, classés par ordre alphabétique des titres – celui-ci figure au début du volume, ce qui indique au passage qu’Anders ne s’est pas contenté d’une sorte de « journal », mais a bien « composé » son ouvrage.

[7] Page 19 de l’édition en Folio à laquelle je me réfère (Gallimard 1992).

[8] Hannah Arendt, « Du mensonge en politique », in Du mensonge à la violence, Pocket Agora, 1994 [Calmann-Lévy 1972], p. 7-51.

 

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Massacres racistes : d’une convergence franco-allemande

Éva Doumbia, Chasselay et autres massacres, suivi de Le Camp Philip Morris, Oratorio aux soldats méconnus

Deux histoires de soldats méconnus. Non pas inconnus : méconnus. Méconnus parce que connus seulement par leur couleur de peau – noire. Deux histoires écrites pour le théâtre : la première a été créée au Théâtre du Nord (à Tourcoing) du 8 au 11 octobre derniers et sera présentée de nouveau au théâtre Le Volcan, scène nationale du Havre, les 22 et 23 janvier 2025 – et probablement ailleurs plus tard (c’est en tout cas ce que je suppose et espère) ; Le Camp Philip Morris sera créé en 2025, le calendrier de tournée est à venir, nous dit la fiche du service de com d’Actes Sud. En attendant, on peut les lire dans la collection Papiers de la même maison. Quand je dis on peut, je dis peu… Vraiment, je les recommande vivement.

La première histoire est celle de cent quatre-vingt-huit tirailleurs sénégalais « morts pour la patrie » à Chasselay, village du Lyonnais, le 19 juin 1940. Je vous vois tiquer : le 19 juin ? Pourtant, comme le précise l’autrice – qui se met en scène en tant que telle en prologue de la pièce – le maréchal Pétain, devenu chef du gouvernement le 16 juin à la faveur de l’« étrange défaite », avait dès le lendemain « prononcé cette phrase : “C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat.” » L’autrice poursuit ainsi :

Le lendemain, de Londres, le général de Gaulle appelait à poursuivre la lutte.

Ce même 18 juin, le maire de Lyon a obtenu du maréchal Pétain que la ville soit déclarée ouverte.

Les troupes françaises chargées de la protéger devaient se replier sans combattre.

Le 19 juin après-midi, les Allemands ont pénétré dans Lyon.

Mais les responsables militaires français décidèrent de poursuivre le combat.

Pour l’honneur.

Le 19 juin vers 9h30, le régiment Grossdeutschland, unité d’élite de la Wehrmacht, s’est présenté au premier barrage devant le couvent de Montluzin, proche du village de Chasselay.

À l’avant-poste, un officier allemand a agité un drapeau blanc.

Les ordres ayant été donnés aux soldats français de continuer à se défendre, il a été abattu par un adjudant français.

Les réactions des militaires allemands furent immédiates et sanglantes.

Un massacre en rouge et en noir.

Le lendemain, ce massacre a continué au château du Plantin, sur les hauteurs du village.

Les villageois de Chasselay n’ont pas tous été évacués.

À 15h30, ce 20 juin 1940, le capitaine a demandé à l’officiel allemand : « Qu’allez-vous faire de mes noirs ? »

Ce qu’ils en ont fait ?

Un temps.

Les soldats allemands ont séparé les soldats français blancs des soldats d’Afrique noirs. Les soldats noirs regroupés, déshabillés, bras levés. Il leur a été ordonné de marcher en colonne sur un chemin entre Chasselay et le village voisin, Les Chères.

Sur la route des Chères se trouvait le lieu-dit Vide-Sac.

C’est un terrain vague je crois.

Les tirailleurs dits sénégalais y furent dispersés.

Les soldats allemands leur ont intimé l’ordre de courir.

Puis ils les ont mitraillés.

Comme on chasse le gibier.

Avec leurs tanks, ils ont roulés sur les corps décédés. Avec leurs tanks, ils ont roulé sur les vivants[1].

Plus loin, Éva Doumbia raconte sa visite au « tata » de Chasselay, où sont enterrés les corps. Ou ce qu’il en restait, après le traitement que leur avaient fait subir les Allemands avec leurs chars. Ils étaient 188, « tirailleurs sénégalais » qui n’étaient pas tous sénégalais – tous noirs, ça oui. L’autrice énumère leurs noms – tels qu’inscrits sur les tombes, souvent mal orthographiés, déformés par les registres de l’armée française. Sa visite de la nécropole date de 2021. Alors, elle a « vu en pensée la poussière rouge importée du Sahel jusqu’au tata de Chasselay. [Elle a] vu en pensée les visages-fétiches qui protègent ces esprits éloignés de leurs terres d’origine » :

50 soldats noirs et inconnus.

56 corps identifiés.

50 corps inconnus

90 restes importés.

Que nous venons de nommer.

Nommer c’est ré-appeler. Nommer pour ré-incarner.

Mais nommer laisse un goût d’inachevé. Car je ne sais pas qui ont été ceux que nous venons de nommer.

Et comme elle l’a dit auparavant, elle ne veut « pas faire beauté de la souffrance de ces hommes noirs sacrifiés. [Elle ne veut] pas poétiser l’atroce mort qui leur fut donnée, en réalité. »

Alors elle a écrit une pièce, ou elle imagine « leurs caractères et des situations les mettant en scène ». Et comme il n’est pas question de montrer le massacre – dont la seule évocation montre assez l’obscénité – elle noue une intrigue toute simple et très réussie (à mon avis) qui se déroule juste à côté – comme pour apercevoir certaines étoiles il faut regarder juste à côté, sinon on ne les voit pas. Juste à côté, il y a le village dont quelques habitants entrent en scène, en particulier un paysan et sa sœur. En deux jours vont se nouer quelques relations – envers et contre le paysan tout d’abord, raciste et qui prétend régenter sa sœur et la marier comme il l’entend. Car, comme cela se voit encore mieux dans la pièce suivante, une forte critique de genre est présente dans les écrits de Doumbia. Il y a aussi des questions de filiations, de fratries et de sororités, de métissage. De quoi finalement en apprendre beaucoup sur le racisme et la façon dont l’histoire (n’)est (pas) racontée.

Ici, je me sens un peu démuni pour vous dire la beauté de ces textes, une beauté qui ne réside pas dans une « manière » particulière, mais dans la capacité d’Éva Doumbia à nous faire partager son imaginaire – tel son prologue qui nous entraîne petit à petit sur les lieux et au temps de l’action, et nous y sommes déjà avec elle, quand elle marque un temps. Puis :

En vérité, nous ne pouvons pas savoir précisément ce qui s’est passé cette nuit-là, cette nuit d’avant le début du massacre . ces jours de 1940 appartiennent à un passé lointain.

Un temps.

Je cligne les paupières et le paysage a disparu.

Je suis le présent.

Nous sommes le présent.

Si moi qui suis au présent, moi qui suis présente, je parviens à écrire, à imaginer la vie de ces hommes et de ces femmes, de ces villageois, celle des habitants de Chasselay, celle des soldats venus de terres africaines et de villages sahéliens, si mon imagination arrive à créer, ici et maintenant, ces moments-là, alors peut-être que je pourrais comprendre.

Ce qui n’a pas été raconté n’est pas su. Et puisqu’on ne l’a pas su, cela ne peut même pas être oublié.

J’inscris au présent ce qui peut-être aura été. La vie d’avant qui irriguait ces corps dont je sais seulement qu’ils furent éparpillés et ensanglantés.

C’est le plus important, je crois.

C’est ce que je crois aussi, après avoir lu ces deux pièces. Je vous conseille d’en faire autant.

Intermède d’automne

Dans son édition du dimanche 6 octobre 2024, La Provence (le journal) consacrait une page entière à l’« Automne 1944 » qui vit s’opérer « le “blanchiment” des libérateurs de la Provence » (la région). « [Les soldats de l’armée dite “d’Afrique”] représentaient la moitié des troupes ayant débarqué en Provence en août 1944 », explique au journal « l’universitaire Emmanuel Blanchard ». Et de poursuivre :

Au fur et à mesure de son avancée, l’Armée d’Afrique fut toutefois « blanchie » : de Gaulle privilégiant l’intégration des résistants, il choisit, face à la pénurie de moyens, de désarmer des bataillons de tirailleurs afin d’équiper ces nouveaux combattants.

C’est ce que l’on a appelé « l’amalgame », soit l’incorporation des combattants « irréguliers » de la Résistance dans les troupes « régulières ». L’opération dégageait de forts relents nauséabonds. Écoutez, par exemple, comment la défendait le général de Lattre de Tassigny :

Rien ne pourra être fait dans l’avenir, la France nouvelle ne pourra pas se sculpter sans avoir dans sa propre matière cette glaise faite de toutes les douleurs, de cette instinct de conservation de la race française.

En quoi, sans vouloir offenser la mémoire de ce général, on ne voit guère la différence idéologique avec le discours pétainiste. Mais il est vrai que de Lattre n’était pas le seul à être imprégné de l’idéologie raciste dominante dans ce qui était encore, on le rappelle, un empire colonial – le parti communiste lui-même n’avait-il pas nommé l’une des organisations de « rassemblement » dont il avait le secret du doux nom de Front national ?

Là où l’article de La Provence dérape, c’est en procédant à un second amalgame : entre les troupes de couleur démobilisées afin de donner leur armement aux soldats (blancs) « régularisés » et les combattants africains qui avaient été faits prisonniers au cours de la guerre et enfermés par les Allemands dans ce qu’ils appelaient des Frontstalags (des « camps sur le front »). Lisez plutôt :

[…] dès octobre [1944] des Sénégalais qui ont libéré Marseille ou se sont illustrés à Toulon sont rassemblés dans des casernes, en Bretagne (Morlaix) et dans le Var (Hyères). Sont notamment concernés 15 000 tirailleurs de la 9e division d’infanterie coloniale et de la 1ère DMI[2]. Privés de leurs uniformes alors que le froid se fait de plus en plus vif, ils ne touchent qu’une partie de leur solde, ce qui provoque leur colère. [Attention, l’amalgame arrive.] Avec eux, les autorités placent d’autres anciens combattants africains : faits prisonniers, ils ont été obligés de travailler durant quatre ans pour les Allemands [A][3]. En novembre, il est décidé de les renvoyer à Dakar. Ceux du Var embarquent à Marseille, où la population les fête [B].

« Ils sont quelques 1 300 à rentrer au pays et à rejoindre le camp militaire de Thiaroye, deux semaines plus tard », raconte Cheikh Faty Faye, historien à l’université de Dakar. « Là, ils finissent par se révolter contre le retard du paiement de leurs arriérés de soldes. » [C] Le 28 novembre 1944, ils séquestrent pendant plusieurs heures un haut responsable militaire français. La réaction des responsables du camp, des officiers longtemps proches de Vichy, est terrible : irrités par les comportements « arrogants » et « inadmissibles » de ceux qui sont désormais des prisonniers, ils font ouvrir le feu le 1er décembre. [D]

En peu de lignes, Fred Guilledoux, qui signe l’article, nous assène un certain nombre de contre-vérités. Peut-on lui en vouloir ? Probablement pas. Ou plutôt si. Je n’en sais trop rien. Faut-il accuser les conditions de travail dans la presse (pas le temps, consultation de dossiers de presse mal renseignés, vérités « officielles » qui arrangent tout le monde) ou un manque de curiosité ? Ou tout ça à la fois[4] ? Quoi qu’il en soit, revenons sur ces erreurs à la lumière de ce que nous apprend le second livre traité dans cette note de lecture.

Armelle Mabon, Le Massacre de Thiaroye, 1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’État. Préface de Boubacar Boris Diop, éd. le passager clandestin, 2024.

Voici tout d’abord un petit résumé des faits, tels que les présente Armelle Mabon.

Après la défaite de juin 1940, les combattants « indigènes » faits prisonniers par les Allemands sont, pour le plus grand nombre, internés non en Allemagne, mais en France, dans des Frontstalags. Ils sont estimés à près de 70 000 en 1941. Les Allemands ne veulent pas les garder sur leur sol, effrayés par la perspective d’une « contamination raciale » et d’importation de maladies tropicales, alors que le souvenir de la « honte noire », l’occupation de la Rhénanie en 1919, reste gravé dans les esprits comme une blessure nationale[5]. Ces quatre années de détention sur le sol français (1940-1944) donnent un aspect singulier à la captivité de ces hommes du fait de la mise en place d’un « monde colonial » au sein même de l’Hexagone : le travail forcé, encore d’actualité dans les colonies, est en effet étendu en métropole. Dans de nombreux Arbeitskommandos, les sentinelles allemandes ont été remplacées, à partir de janvier 1943, par des officiers et des fonctionnaires civils français. Cette collaboration d’État est vécue par les prisonniers de guerre « indigènes » comme une trahison. […]

Rappelons-nous l’article de La Provence, note [A] : « […] ils ont été obligés de travailler durant quatre ans pour les Allemands » – sous la surveillance de collabos français, aurait-il fallu ajouter.

En octobre 1944, le général Ingold, directeur des troupes coloniales, demande au ministre des Prisonniers que les « indigènes » soient soumis à une stricte discipline, qu’ils ne puissent être démobilisés avant leur retour dans les colonies et qu’ils soient réunis, pendant leur séjour sur le sol métropolitain, dans des camps spéciaux appelés « centres de transit des troupes indigènes coloniales » (CTTIC) et séparés par « races ». Près de 8 000 tirailleurs dits « sénégalais[6] » sont ainsi encasernés dans des conditions sanitaires déplorables [et pas, ou trop peu payés].

Article de La Provence, note [B] : « En novembre, il est décidé de les renvoyer à Dakar. » J’ai souligné le les parce dans le contexte de l’article, on doit comprendre sous ce pronom à la fois les troupes démobilisées par l’« amalgame » (remplacées par des résistants) et d’anciens prisonniers. Or on ne parle ici que des prisonniers.

Les « indigènes » ne sont pas contents – on les comprend… La presse s’en fait l’écho. Il faut les « rapatrier » au plus vite et si possible empêcher le plus possible, une fois de retour en Afrique, qu’ils continuent à répandre leur mauvaise humeur, à Dakar en particulier, siège du gouvernorat de l’Afrique Occidentale française (AOF)[7]. L’idée est donc de les regrouper en camps militaires avant de les disperser dans leurs « cercles » d’origine. Pour réussir cette opération, on a prévu un moyen simple : en France, on leur promet qu’ils toucheront leurs arriérés de soldes une fois de retour en Afrique, et en Afrique, dans les camps de regroupement, on leur promettra la même chose, mais une fois qu’il seront rentrés « chacun chez soi » (et la colonie sera bien gardée).

Le ministre Pleven annonce le prochain embarquement de 2 000 anciens prisonniers tirailleurs sénégalais sur un navire britannique, le Circassia, devant appareiller au large de Morlaix, dans le Finistère, début novembre 1944. Mais 315 d’entre eux refusent de monter à bord tant que leur situation administrative ne sera pas réglée. Grâce à cet acte, ils ont échappé au pire.

Ce qui donne un total d’un peu moins de 1700 rapatriés. Or, dans le passage noté [C] de La Provence, il est question de 1 300 soldats seulement : c’est un des points de la version officielle de l’histoire qui a retenu l’attention d’Armelle Mabon. Car si les documents d’embarquement parlent bien de 1700 hommes, la narration officielle, après le massacre, en comptera seulement 1300 : les autres ont dû se volatiliser, si l’on en croit cette même narration, qui annonce « seulement » 35 morts à Thiaroye…

Le premier contingent d’ex-prisonniers de guerre originaires de l’Afrique Occidentale française arrive à Dakar le 21 novembre 1944, pour être démobilisé au camp de Thiaroye, à quelques kilomètres de là. C’est dans ce camp qu’a eu lieu le massacre.

Ici se place un mensonge propagé par l’armée, et donc l’État français, et malheureusement sinon repris, du moins toléré par les États africains « sous influence » de l’ancienne puissance coloniale, au premier chef le Sénégal, le lieu du crime, mais aussi les autres États dont étaient ressortissants les victimes de Thiaroye. Il est colporté – au moins en partie, par l’universitaire sénégalais – note [C] dans l’article de La Provence : il parle de « révolte ». Mais que signifie-t-il exactement par là ? Il est certain que les tirailleurs étaient révoltés – encore une fois, on le serait à moins. Mais Guilledoux enchaîne en disant que qu’« ils » [les révoltés, qui deviendront vite les « mutins » de la version officielle] ont séquestré un chef militaire français… Faux, dit Armelle Mabon. Il n’y a eu aucune chose de ce genre, aucune provocation des soldats démobilisés qui aurait pu faire croire à une mise en danger de leurs gardiens, puisqu’il faut bien les appeler ainsi. On ne saura probablement jamais ce qui s’est passé ce 1er décembre 1944 dans le camp de Thiaroye, comme on ne connaît toujours pas le nombre de victimes que cela provoqua. Mais si l’on doit se contenter d’approximations, alors il faut reconnaître que celles d’Armelle Mabon, qui travaille depuis déjà près de trente ans sur la question, examinant toutes les archives accessibles (dont certaines accessibles seulement après des procès intentés par l’historienne à l’administration française qui refusait de les ouvrir), rencontrant les quelques rares témoins directs, épluchant les minutes du procès qui fut intenté aux prétendus « mutins » après le massacre, alors il faut reconnaître, dis-je, que les approximations (au sens d’approches) d’Armelle Mabon sont, et de loin, les plus proches de la vérité. Et cette vérité est une fois de plus accablante pour l’armée française et l’Empire qu’elle s’imaginait « protéger ». Note [D] : « La réaction des responsables du camp, des officiers longtemps proches de Vichy, est terrible : irrités par les comportements “arrogants” et “inadmissibles” de ceux qui sont désormais des prisonniers, ils font ouvrir le feu le 1er décembre. » Passons sur l’« irritation » des officiers : on ne tire pas sur une foule parce qu’on est « irrité ». Il y faut des motifs plus puissants. Voici ce qu’en dit Armelle Mabon :

Tous les rapports circonstanciés font état des même causes pour expliquer l’état d’insubordination de ces combattants d’outre-mer, qualifiés de « désaxés[8] » après quatre longues années de captivité. La propagande nationaliste allemande dénonçant la colonisation est, aux yeux des officiers et de l’administration coloniale, une des causes de la mutinerie parce qu’à la base du dénigrement de l’Armée française et de ses cadres[9]. La mutinerie est présentée comme la « résistance des Noirs aux cadres européens sans prestige désormais[10] ». Aucun n’aurait participé à la Résistance[11], incapable d’en comprendre les enjeux du fait de leur « sens psychologique encore rudimentaire ». L’enquête menée par le général de Périer nous donne un aperçu de la mentalité ambiante dans les rangs de la hiérarchie militaire : « Au contact avec la civilisation européenne et avec le relâchement de la vie en campagne [militaire] l’évolution se fait à un rythme accéléré et le tirailleur, qui est en général un jeune noir de 22 à 25 ans, crédule et assimilant mal, se gâte facilement : mauvaise tenue, récriminations, usage du vin et de la femme blanche[12]. »

J’ai déjà parlé de la nécessité de préserver l’Empire, je n’y reviens pas. Dans le même passage noté [D], le journaliste de La Provence parle d’une « réaction » terrible des officiers vichystes – ce dernier on ne le contestera pas : on sait que les cadres des colonies ont mis un certain temps, c’est le moins que l’on puisse dire, à se rallier à la « France libre ». C’est le terme de « réaction » qui fâche : parce qu’il est faux, archifaux. Se basant sur son étude minutieuse, Amelle Mabon a reconstitué le massacre, montrant que non seulement il n’y a pas eu « réaction », comme l’a prétendu la version officielle, mais bien préméditation.

De nombreux rapports mentionnent que, le 28 novembre 1944, le général Dagnan s’est rendu à la caserne de Thiaroye accompagné du lieutenant-colonel Siméoni et du chef d’état-major Le Masle, alors que 500 ex-prisonniers de guerre ont refusé de partir pour Bamako tant qu’ils ne seraient pas payés. Selon le rapport Dagnan, un groupe de rapatriés a bloqué sa voiture. Le général dit leur avoir promis d’étudier la possibilité de leur donner satisfaction après consultation des chefs de service et des textes. Les tirailleurs ont alors dégagé la route. À ses yeux, le détachement est en état de rébellion et la persuasion ne peut suffire au rétablissement de la discipline. Il mentionne alors sa décision d’organiser une démonstration de force[13].

Informé oralement par le général Dagnan, le général commandant supérieur de Boisboissel a donné son accord pour une intervention le 1er décembre au matin à l’aide de trois compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks[14], trois automitrailleuses, deux bataillons d’infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupe français[15].

Le matin du 1er décembre 1944, les rapatriés reçoivent ordre de se rassembler sur l’esplanade.

À ce point, la version officielle (de la hiérarchie militaire) parle d’insubordination, d’agression d’un des half-tracks par les tirailleurs, puis de tirs venus des baraquements. « Craignant d’être dépassé, le lieutenant-colonel Le Berre, qui commande le détachement d’intervention et de police, donne l’ordre de tirer aux armes automatiques à 9h30 après sommation. » Toujours selon la même version, la répression fait 35 morts et 35 blessés. Quarante-huit « meneurs » sont arrêtés et 34 finalement jugés (par un tribunal militaire composé des mêmes officiers qui ont conduit la répression) et condamnés jusqu’à 10 ans de prison. Ils seront amnistiés en 1946 et 1947, sauf trois, décédés en prison.

Ce bilan était déjà assez énorme. Il s’avérera plus tard, grâce, entre autres, aux travaux d’Armelle Mabon, qu’il se monte plutôt à 300 morts qu’à 35, sans parler des blessés… Il faut absolument lire Le Massacre de Thiaroye pour comprendre jusqu’où ont été la cruauté, puis, ensuite, la duplicité et le mensonge de l’armée française, qui produisent encore leurs effets aujourd’hui, comme nous avons pu le constater à travers les erreurs de l’article de La Provence. Pour découvrir aussi la longue et difficile lutte menée par l’historienne afin d’obtenir accès aux divers fonds d’archives où est encore ensevelie une part de la vérité. Une lutte qui rappelle celle, évoquée dans le livre, menée par Jean-Luc Einaudi afin de mettre au jour les rouages de l’opération commandée par Papon, préfet de police de la Seine et ancien collabo, et qui aboutit au massacre du 17 octobre 1961, quand la police parisienne noya des Algériens dans la Seine[16]… Une lutte pour la vérité qui n’est pas encore terminée – c’est ce que l’on risque de voir ce 1er décembre.

Un début de reconnaissance par l’État français a bien eu lieu en 2014, lors de ce que l’historienne nomme la « mascarade » du 70e anniversaire :

Lors de son discours du 30 novembre 2014 au cimetière militaire de Thiaroye, si le président Hollande a reconnu que ces hommes n’avaient pas perçu leur dû, il a indiqué qu’ils s’étaient rassemblés d’eux-mêmes pour crier leur indignation. [On a vu que cette version était toujours reprise par des historiens, tel l’universitaire sénégalais cité par La Provence.] Non, ces hommes ont été rassemblés sur ordre devant les automitrailleuses pour être exécutés. Ils avaient osé réclamer les rappels de solde que l’administration ne voulait pas leur verser. Le discours du président Hollande a souvent été considéré comme une reconnaissance du massacre. Il n’en est rien. La seule avancée se situe dans l’aveu du non-versement des sommes dues. [Aveu qui sert toujours à “expliquer” la prétendue mutinerie et donc aussi la “réaction” des gardes-chiourmes galonnés…]

Et à ce propos des « reconnaissances » officielles et des commémorations de massacres, ajoutons qu’Armelle Mabon consacre également un chapitre de son livre à « Une imposture mémorielle : l’opération des plaques du “Tata” de Chasselay ». Car l’État français, en 2019 (discours du président de la République) et 2020 (annonces de Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès du ministre des Armées), n’a pas hésité à inventer de toutes pièces des recherches génétiques ayant soi-disant permis d’identifier vingt-cinq des combattants portés disparus à Chasselay – rappelez-vous, les Allemands les avaient consciencieusement écrasé avec leurs chars, rendant impossible l’identification des corps. On a donc inauguré en grande pompe une nouvelle plaque commémorative portant vingt-cinq noms de tirailleurs à Chasselay. Or il s’avère qu’il n’y eut pas plus de recherches génétiques que de beurre en broche… Pourquoi donc cette sollicitude envers les disparus, bien différente du mépris et de l’indifférence dans lesquels sont tenus les disparus de Thiaroye ? Armelle Arbon propose une explication qui semble plausible :

La grosse différence entre les deux drames ? Dans le cas du massacre de Chasselay, les coupables sont allemands et non français. » Et donc, « Entre Chasselay et Thiaroye, nous sommes confrontés à un douloureux paradoxe avec d’un côté la volonté de nommer illégalement des disparus et, de l’autre, d’effacer illégalement ceux tués par l’armée française. Cette escroquerie mémorielle n’est pas due à une paresse ou un laisser-aller. Il s’agit bien d’un acte fondé sur une volonté de s’affranchir de toute morale politique.

Boubacar Boris Diop, grand écrivain sénégalais, connaît bien cette lutte pour la vérité sur le massacre de Thiaroye et celle qui la mène : « Notre première rencontre à Dakar en 1995, écrit-il, était déjà placée sous le signe de cette tragédie […] » C’est pourquoi il a donné une belle préface, une préface en colère, au livre de l’historienne. « Ce qui m’a toujours frappé au cours de nos conversations, dit-il, c’est à quel point les victimes de Thiaroye sont pour elles des êtres réels et non des numéros de matricule ou de simples noms dans des registres poussiéreux. » Ici résonnent encore une fois les paroles d’Éva Doumbia :

J’inscris au présent ce qui peut-être aura été. La vie d’avant qui irriguait ces corps dont je sais seulement qu’ils furent éparpillés et ensanglantés.

C’est le plus important, je crois.

Ce 25 novembre 2024, franz himmelbauer, pour Antiopées.

[1] Il s’agit d’un monologue destiné à être dit. J’en ai respecté la forme (les renvois à la ligne). La mention en romain est une didascalie.

[2] 1ère division des forces françaises libres – DFL– devenue 1ère division de marche d’infanterie, dissoute le 15 août 1945.

[3] Je reviens sur ces passages signalés d’une capitale entre crochets dans la recension qui suit.

[4] J’avoue que mon irritation provient aussi du fait que, lorsque j’ai lu ce papier, je n’avais qu’une vague idée de ce qu’avait été le massacre de Thiaroye. Aussi bien n’ai-je point sursauté en le lisant, et ma vague idée se serait transformée en idée fausse si je n’avais lu Armelle Mabon. À la décharge du journaliste, il faut noter que le livre dont je vais rendre compte ici est paru le 22 novembre seulement (en prévision du 80e anniversaire du massacre, le 1er décembre prochain), donc après le papier de Guilledoux daté du 6 octobre. À sa charge, il faut ajouter qu’Estelle Mabon avait déjà beaucoup publié sur le massacre et le mensonge d’État(s) qui s’en est suivi, sans parler d’autres auteurs et aussi de plusieurs films documentaires dont on trouve la liste dans sa bibliographie.

[5] Dans Chasselay et autres massacres, Éva Doumbia met en scène, entre autres personnages, Harald, né justement au cours de l’occupation de la Rhénanie d’un soldat français des troupes coloniales et d’une mère allemande. Son père est reparti avec l’armée française alors qu’Harald était encore enfant . Il raconte à son demi-frère, qu’il vient de retrouver parmi les soldats qui défendent Chasselay : « J’ai oublié, dit-il. Je me suis moi-même oublié, je veux dire, j’ai oublié ce que j’étais, je croyais que j’étais des leurs. Deutsch. L’école, les jeux, les amis. Nous poursuivions les enfants de la boutique d’à côté : “Tod den Juden, Tod für Juden !” Nous criions en riant. Et puis… (Il ne peut pas continuer, baisse la tête. Un long silence.) Ce qui est arrivé est arrivé. Cela ne vient pas en un jour. Cela ne nous rattrape pas, non, cela ne nous rattrape pas, parce que c’est là depuis toujours. On ne le voit pas, mais c’est bien là. Ça attend. Ce moment de la laideur nous attendait. Patiemment. Ça rampe, gronde, déborde, ça avale tout et recouvre la douceur du printemps, détruit l’amour, nos sourires enneigés. (Un temps.) Ce jour, comme à mon habitude, je suis allé à l’école. Et ma joie enfantine s’est brutalement cognée contre un mur. Il s’était édifié dans leurs regards bleus un mur qui avait toujours été là, mais que je n’avais pas remarqué. Fertig la piscine, fertig les jeux de ballon. Les mères blondes de mes amis blonds leur interdisaient subitement de me parler. Les enfants ne bravaient pas ces ordres, non, ils me crachaient au visage alors même que j’avais crié avec eux : “Tod den Juden, Tod für Juden !” Le maître de la classe a fermé sa porte. Sans me regarder il m’a dit : “Rends-nous tes livres.” Ce n’est pas à cause de la honte qu’il ne posait pas ses yeux sur mon visage. Il n’avait pas honte, j’étais sa honte. Il est soulagé de ne plus avoir à m’enseigner ce que ma peau ne mérite pas. Au début je me suis posté derrière les grilles pour les regarder dans la cour. J’ai vu Herr Lehrer brûler les livres que mes mains bâtardes avaient souillés. » Par la suite Harald subit une vasectomie – il est stérilisé, de force, afin de préserver la « pureté » de la race aryenne. Sa mère est licenciée de son travail. Il part. On le retrouve à Chasselay. Là-dessus, il faut ajouter que l’autre pièce publiée dans le même volume d’Éva Doumbia, Le Camp Philip Morris, est toute entière construite autour du racisme dont firent preuve certains Français (ici des Normands) à l’égard des soldats noirs américains débarqués en juin 1944. Comme on sait, le racisme n’était pas, et n’est toujours pas, l’apanage exclusif des dits « Boches ».

[6] [Note d’Armelle Mabon] Terme générique qui désigne l’ensemble des soldats africains [d’Afrique subsaharienne, autrement dit, « noirs », NdFH] qui se battent sous le drapeau français.

[7] L’AOF regroupait la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan français (désormais le Mali), la Guinée, la Côte d’ivoire, le Togo, le Niger, la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) et le Dahomey (aujourd’hui le Bénin). Il faut savoir que de Gaulle et les « élites » françaises (dont un certain François Mitterrand – cf. Thomas Deltombe, L’Afrique d’abord ! Quand Mitterrand voulait sauver l’Empire français, La Découverte, 2024) comptaient bien sur les possessions coloniales pour se « refaire », après avoir été admis du bout des lèvres dans le club des « vainqueurs » de la Seconde Guerre mondiale, aux côtés des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’URSS… Pas question alors d’envisager une quelconque indépendance, ni quelque revendication que ce soit des indigènes à une pleine et entière citoyenneté.

[8] [Note d’Armelle Mabon] Lettre du ministre des colonies (signée Giacobbi) à Monsieur le président du Conseil de la défense nationale, 22 décembre 1944 (Archives nationales d’outre-mer – Anom, DAM 664).

[9] Ce qui n’est pas sans rappeler le thème du « sentiment antifrançais » entretenu par les Russes, entre autres, dans les pays du Sahel ces dernières années, et qui expliquerait les déboires de la Françafrique dans la région.

[10] [Note d’Armelle Mabon] Anom, 3Ecol/53/9, Paul Ladhuie, « État d’esprit des troupes noires consécutif à la guerre 39-45 », 1945-1946.

[11] Ce qui est faux. Armelle Mabon cite plusieurs cas de prisonniers s’étant évadés durant la guerre et ayant rejoint le maquis.

[12] [Note d’Armelle Mabon] Rapport inspecteur des troupes coloniales, 6 février 1945 (Anom, DAM 3). [NdFH : ajoutons à cela que le type (Périer), qui a une biographie dans Wikipédia, a une liste de décorations longue comme le bras et a terminé sa vie – il est décédé en 1968 – comme grand officier de la Légion d’honneur. Avec ça, bon camarade – de ses collègues blancs, bien entendu.

[13] [Note d’Armelle Mabon] Rapport Dagnan (Service historique de la Défense, SHD/T, 5H16). Les rapports des officiers se trouvent également aux Anom, DAM, 74.

[14] [Note d’Armelle Mabon] Les half-tracks sont des véhicules militaires blindés équipés de roues à l’avant et de chenilles à l’arrière.

[15] Ibid.

[16] Lire Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi, également publié par le passager clandestin, 2021.

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Polluer, c’est coloniser

Max Liboiron, Polluer, c’est coloniser. Traduit de l’anglais par Valentine Leÿs. Préface d’Isabelle Stengers et Alexis Zimmer. Éditions Amsterdam, 2024.

À mon avis, c’est un grand livre. Je dis « grand », j’aurais pu dire « très bon », « excellent » – le mieux serait peut-être de dire que c’est un livre qui fera référence[1] dans les domaines qu’il aborde, soit la pollution et son rapport avec la colonisation, mais aussi (surtout ?) en épistémologie. Pardon d’utiliser les grands mots ; disons plutôt, comme me le suggère mon dictionnaire à l’entrée « épistémologie » : 1. (Philo.) Étude des sciences (la connaissance), de leurs principes, de leur validité et de leur portée, et 2. (Méd.) Science des rapports entre des méthodes scientifiques et la philosophie de la connaissance. En l’occurrence, j’opterais d’abord pour la seconde définition, même si Max Liboiron ne parle pas spécifiquement de médecine – sauf peut-être si l’on considère qu’il vise une médecine de la T/terre (oui, T/terre, j’insiste, voyez plutôt cette note de bas de page[2]).

 

C’est aussi un livre singulier, en ce qu’il se présente comme un essai scientifique et un manuel anticolonial (ou l’inverse : manuel scientifique et essai anticolonial). Il faudrait tout un abécédaire pour expliquer de quoi il traite. Plus que jamais, c’est le cas de le dire, les mots sont importants[3]. Les mots sont importants non seulement par leur signification « propre », si je puis dire, mais aussi par la façon dont ils sont utilisés, dont ils participent à un récit, dont ils accueillent le lecteur. Voici pour commencer un extrait des remerciements placés en tête du texte de Liboiron (après l’« Avertissement » qui sert de préface, rédigé par Isabelle Stengers et Alexis Zimmer – et qui, je le dis au passage, présente le livre de façon synthétique bien mieux que je ne saurais le faire) :

Le territoire sur lequel ce texte a été écrit est la patrie ancestrale des Beothuk. L’île de Terre-Neuve est la patrie ancestrale des Mi’kmaq et des Beothuk. Je souhaite aussi reconnaître les Inuits de Nunatsiavut et NunatuKavut et les Innu de Nitassinan, ainsi que leurs ancêtres, comme population originelle du Labrador. Nous nous efforçons d’entretenir des relations respectueuses avec toutes les populations de cette province, dans notre ambition d’accéder à une guérison collective et à la réconciliation véritable, et d’honorer ensemble cette belle terre[4].

Taanishi. Max Liboiron dishinihkaashoon. Lac La Biche, Treaty siz, d’ooshiin. Métis naasyoon, niiya ni : nutr faamii Woodman, Turner, pi Umperville awa. Ni papaa (kii ootinikaatew) Jerome Liboiron, pi ni mamaa (kii ootinikaatew) Lori Thompson. Ma paraan et Richard Chavolla (Kumeyaay). Je viens de Lac La Biche, territoire du traité 6 dans le nord de l’Alberta, Canada. Les parents qui m’ont élevé·e sont Jerome Liboiron et Lori Thompson. Je suis en lien avec ma famille métis à travers une lignée de Woodman, Turner et Umperville qui remonte à la Rivière Rouge. Rick Chavolla de la Nation Kumeyaay est mon parrain. Telles sont les relations qui me guident[5]. […]

On comprend de suite que l’on est pas en train de lire un texte académique comme les autres… Mais suivons le fil de ces remerciements (un peu plus loin) :

« Beaucoup de personnes ont contribué à construire ce livre. Nombre d’entre elles sont identifiées ici et au fil du texte dans les notes de bas de page, afin que les lecteurs·rices puissent identifier les personnes sur les épaules desquelles je me tiens. »

Oui, me direz-vous, c’est la moindre des choses, pour un·e intellectuel·le, que de reconnaître ses dettes envers ses prédécesseur·euses. Sauf que, précisément, Liboiron évite soigneusement ce terme de « dette » (peut-être d’ailleurs ne lui est-il jamais venu à l’esprit…) :

Je considère ces notes comme la mise en action d’une éthique reposant sur la gratitude, la reconnaissance de leur travail et la réciprocité. Tout cela fait qu’il est difficile de considérer que ces mots ne sont que les miens, qu’il s’agit d’un monologue ininterrompu. Ces notes ne sont pas compilées à la fin du livre : elles interrompent physiquement le texte pour appuyer et montrer mes relations[6]. Ces notes bâtissent un monde fait de penseurs et de penseuses que je respecte. En insérant les notes sur la page, je veux refléter le fait que les citations sont « des techniques de filtrage : comment certains corps occupent certains espaces en filtrant/excluant les autres », mais aussi des « technologies de reproduction : une manière de reproduire le monde autour de certains corps[7] ». Citer les savoirs de penseurs et penseuses noir·es autochtones, de couleur, de genre féminin, LGBTQAI+, bispirituel·les ou jeunes n’est qu’un aspect parmi d’autres d’une méthodologie anticoloniale qui refuse de reproduire le mythe selon lequel les savoirs, et plus particulièrement les sciences, sont le domaine réservé des hommes d’un certain âge à visage pâle. […]

Écrire un livre d’une manière queer et bispirituelle, c’est (je le pense et je le sens) un acte de coming in : une progression par cercles concentriques vers un sentiment d’appartenance, de partage, en gardant à l’esprit les comptes que l’on a à rendre – ce que j’opère en grande partie par le biais de mes notes de bas de page. »

Un peu plus loin Liboiron revient encore sur le rôle des notes de bas de page… dans la première note de bas de page de son Introduction :

Ami·e lecteur·rice, merci de lire ce livre. Ces notes de bas de page sont un espace pour accueillir la nuance et la politique. Je les utiliserai pour déployer des protocoles de gratitude et de reconnaissance (que l’on pourrait aussi appeler des citations), pour communiquer des avertissements, pour prendre soin de mes lecteur·rices (notamment en les prenant à l’écart pour bavarder ou échanger quelques blagues), mais aussi pour contextualiser, élaborer et situer mon travail. Les notes de bas de page soutiennent le texte au-dessous duquel elles sont placées, elles incarnent à la fois les épaules sur lesquelles je m’élève et les liens que je veux construire. Elles participent d’une volonté d’établir de bonne relations dans le texte et par le texte. L’un des principaux objectifs de Polluer, c’est coloniser est de montrer que la méthode est une manière d’être dans le monde, et que de telles manières sont intimement liées à des obligations : ces notes de bas de page sont une mise en action de cette idée. Merci à Duke University Press pour ces notes.

Vous aurez probablement compris que c’est moi qui souligne. Je trouve assez renversante cette façon d’exposer « l’un des principaux objectifs » du livre ainsi, au détour de cette première note de bas de page. Ce que Liboiron (j’ai déjà envie de l’appeler Max tout court tant iel nous accueille simplement et chaleureusement dans son livre, mais je ne sais pas s’il apprécierait, aussi je m’en abstiendrai) nous dit là, c’est que faire de la science comme iel l’entend, ce n’est pas se contenter de travailler au sein d’un laboratoire, d’un centre de recherche, d’une université ou même d’un « terrain » (terme qu’il récuse fortement – et justement ! – un peu plus loin dans le livre), mais c’est aussi prendre en compte toutes les relations qui forment le monde des chercheurs et chercheuses – autrement dit, ne pas considérer ce monde comme une collection d’objets à étudier/mesurer – ne pas « objectiver » ce que l’on étudie, sans souci des conséquences de pareille réification – mais nouer des rapports de coopération avec lui, ou mieux, peut-être, le « faire exister » et exister avec lui. Ne pas considérer qu’il était là, qu’il reposait là, voire qu’il gisait là de toute éternité, mais qui est vivant, qu’il bouge et que nous (y compris les chercheur·euses) bougeons avec lui. « World matters », en quelque sorte.

Or la question de la pollution, ou plus exactement, la question des études sur la pollution et de leurs conséquences – principalement, ici, la colonisation – fournit un exemple flagrant de la perspective mortifère des sciences dominantes. Je vous vois sinon sursauter, du moins froncer les sourcils : comment ça, la colonisation serait une conséquence de la pollution ? Bon, d’accord, cela mérite d’être précisé – disons que ce livre nous enseigne que pollution et colonisation sont intimement associées. Son auteur·e le démontre dès l’introduction. Iel s’appuie à cette fin sur la théorie des « seuils de pollution » apparue dans les années 1930 aux États-Unis :

[…] c’est sur les rives de l’Ohio que fut élaborée la conception dominante de la pollution environnementale aujourd’hui considérée comme un standard. Deux ingénieurs œuvrant dans le domaine [alors] tout récent du génie sanitaire, Earle B. Phelps et H. W. Streeter, (tous deux d’appartenance non marquée[8]), créèrent un modèle mathématique et scientifique pour décrire les conditions et les niveaux en deçà desquels l’eau (ou du moins, l’eau de cette partie de l’Ohio) serait capable de s’épurer par elle-même des polluants organiques qu’elle contenait[9]. Après avoir effectué des tests sous diverses conditions de température, de débit, de concentration de polluants et autres variables, les auteurs définirent l’autoépuration comme « un phénomène mesurable gouverné par des lois spécifiques et fonctionnant selon certaines réactions physiques et biochimiques fondamentales. Du fait du caractère fondamental de ces réactions et de ces lois, il [était] évident que les principes qui sous-tend[ai]ent le phénomène [de l’autoépuration] dans son ensemble [étaient] applicables virtuellement à toutes les masses d’eau polluées[10] ».

En plus de fournir une référence dans l’étude et la régulation des pollutions de l’eau, l’équation de Streeter-Phelps, comme on la désigne aujourd’hui, porte en elle-même une théorie de la pollution : il existerait un moment à partir duquel l’eau ne peut plus s’épurer par elle-même, et ce moment peut être mesuré, prédit et désigné sous le terme de pollution. La notion d’épuration sera plus tard remplacée par celle de « capacité d’assimilation », qui deviendra le terme consacré à la fois en sciences environnementales et dans les politiques publiques : on l’utilise pour désigner « la quantité d’effluents pouvant être déversée dans une masse d’eau sans occasionner d’effets écologiques délétères[11] ». Depuis les années 1930, les réglementations fixées par les États du monde entier en matière d’environnement reposent sur cette logique de la capacité d’assimilation, selon laquelle une masse – d’eau, d’humains ou autre – est capable d’assimiler une certaine quantité de contaminants avant que ne se produisent des dommages scientifiquement détectables. C’est ce que j’appelle la théorie du seuil de pollution.

Il est peut-être temps ici de dire que Max Liboiron et ses collègues (et ami·es, si je comprends bien) mènent des recherches sur le plastique ingéré par les oiseaux et les poissons dans la province canadienne de Terre-Neuve-et-Labrador.

Les plastiques, eux, ne peuvent être assimilés dans l’Ohio à la manière des polluants organiques décrite par le modèle de Streeter et Phelps. Au moment où j’extrais de petits morceaux de plastique brûlé du gésier d’un mergule nain[12] dans mon laboratoire de sciences de la mer, le Laboratoire civique pour la recherche sur les mesures environnementales (CLEAR), la théorie du seuil de pollution tout autant que la pensée selon laquelle l’avenir du plastique réside dans les déchets m’apparaissent comme la manifestation de mauvaises relations. Je ne veux pas parler des mauvaises relations qui sont à l’œuvre quand une personne prise individuellement jette ses détritus dans la nature (pratique qui ne génère qu’une faible quantité de déchets en comparaison des autres flux de plastiques dans les océans, surtout ici, à Terre-Neuve-et-Labrador, un territoire pollué par le matériel de pêche et les eaux usées non traitées). Je ne parle pas non plus des mauvaises relations sur lesquelles repose le capitalisme, qui fait passer la croissance et le profit avant les coûts environnementaux (même s’il s’agit évidemment de relations déplorables). Je pense plutôt aux mauvaises relations à l’œuvre dans une théorie scientifique qui tolère l’existence d’une certaine quantité de pollution, et qui prend pour acquis l’accès aux Terres nécessaires à l’assimilation de cette pollution. Je parle donc de colonialisme.

Les structures qui rendent possible la distribution mondiale des plastiques et leur complète intégration dans les écosystèmes et le quotidien des humains reposent sur une relation coloniale au territoire – c’est-à-dire sur le présupposé que les colons et les projets coloniaux ont accès aux terres autochtones pour mener à bien leurs objectifs coloniaux et d’occupation.

C’est moi qui souligne. Ici est formulé l’argument essentiel du livre, résumé dans son titre. Et sans aucun doute (selon moi), il faut étendre ces « mauvaises relations à l’œuvre » non seulement aux terres colonisées au sens historique et politique du terme, mais aussi, à l’évidence, aux terres des pays colonisateurs – ainsi, si les îles antillaises ont été empoisonnées au chlordécone, il est tout aussi avéré qu’un certain nombre de cours d’eau, de nappes phréatiques, de terres sont empoisonnées en France « métropolitaine » – preuve menace d’en être donnée de nouveau ces jours-ci, si j’en crois les annonces de mobilisations tractorisées par les syndicats agricoles dominants (et dominés par l’industrie agroalimentaire) qui ne cessent de réclamer – et d’obtenir ! – des ajournements de mesures antipesticides, insecticides, fongicides et j’en passe, bref qui veulent continuer à empoisonner en rond.

Les lecteur·rices attentif·ves auront peut-être sursauté en découvrant que l’auteur travaille dans un « laboratoire des sciences de la mer ». J’avais pourtant dit du mal auparavant des milieux fermés où s’exerce l’activité des sciences dominantes. Ce à quoi Max Liboiron répond que ses collègues et lui, au sein de CLEAR, s’efforcent « de pratiquer les sciences différemment en privilégiant une relation anticoloniale au territoire ». « Anti » (souligné dans le texte) plutôt que . Ce qui mériterait toute une explication. Elle vient au chapitre 3 de Polluer, c’est coloniser, auquel je vous renvoie. Je pense que ce serait trop long de m’aventurer encore dans ce développement-là. J’en donnerai seulement un aperçu à travers une citation qui vous donnera, j’espère, envie d’aller découvrir le reste de l’argumentation :

À la différence de l’anticolonialisme, qui peut revêtir diverses formes, « la décolonisation implique spécifiquement la restitution aux autochtones de leurs terres et de leurs vies. La décolonisation n’est pas une métonymie de la justice sociale[13][…]. Est-ce que CLEAR fait un travail décolonial ? Est-ce que nous restituons des Terres et des Vies ? Parfois/peut-être, mais ce n’est pas la version que j’adresserais au grand public. Pour ce que j’en comprends, la majeure partie de l’action de CLEAR n’est pas décoloniale.

Effectivement, les travaux de CLEAR, même s’ils présentent différents aspects anticoloniaux (bien décrits dans le chapitre 3), comme, entre autres exemples, le fait de soumettre les projets de recherche, puis de publications, aux communautés concernées par ces projets à travers leurs relations avec les animaux visés par ces recherches (ainsi des pêcheurs et des poissons) et surtout de respecter leur avis, leur consentement ou leur refus, explicite ou non, ces travaux donc s’inscrivent aussi dans un cadre institutionnel – universitaire, académique. Il s’agit de poser les bonnes questions et de chercher à soigner les relations dans leur milieu, et cela est déjà de l’anticolonialisme. Quant à décoloniser, c’est encore une autre paire de manches…

Vous aurez compris, en tout cas, que j’ai été enthousiasmé par ce « discours de la méthode » qui m’en a plus appris, je crois, sur ce que c’est que la pollution, la science (ou les pratiques scientifiques) et encore plus sur les relations coloniales que bien d’autres livres savants. J’ajoute qu’il est écrit simplement, dans un langage très accessible et qu’il est plein d’humour. On ne s’ennuie pas une seconde en le lisant. Un grand merci à Max Liboiron ! (Iel dit souvent : « maarci ! » à celles et ceux qui l’inspirent et/ou avec qui iel travaille[14]) C’est pourquoi je vous le recommande chaudement.

franz himmelbauer, pour Antiopées, ce 10 novembre 2024.

[1] J’ai parlé au futur mais, de fait, le livre ou les articles précédents de Max Liboiron font déjà référence – je les ai vus cités dans plusieurs bouquins excellents eux aussi comme Exploiter les vivants, de Paul Guillibert (Amsterdam 2023), Nous ne sommes pas seuls, de Léna Balaud et Antoine Chopot (Seuil, 2021), La Malédiction de la muscade, d’Amitav Gosh (Wildproject, 2023 [2021])…

[2] [Note de Max Liboiron, dans l’Introduction] Vous remarquerez à travers ce livre que le mot « Terre » (Land, en anglais, NdlT) reçoit certaines fois une capitale, et d’autres fois non. Je suis en cela le modèle de Styres et Zinga (respectivement autochtone et colon [pour comprendre cette caractérisation, allez ci-dessous à la note 8]) qui « capitalisent le mot Terre lorsqu’il est utilisé comme un nom propre indiquant une relation primaire, et non lorsque le mot est utilisé en un sens plus général. Pour nous, la terre au sens général désigne les paysages comme espaces géographiques et physiques fixes qui comprennent le sol, les roches et les masses d’eau ; tandis que le nom propre “Terre” excède dans sa portée l’espace matériel fixe. La Terre est un lieu imprégné de spiritualité, ancré dans des relations d’interconnexion et d’interdépendance, dans un positionnement culturel, et elle est hautement contextualisée » (Sandra Styres et Dawn Zinga, « The Community-First Land-Centred Theoretical Framework », p. 300-301). De même, lorsque j’écris « Terre » avec une capitale, je convoque l’entité unique qui est l’esprit vivant combiné des plantes, des animaux, de l’air, de l’eau, des humains, des histoires et des événements reconnu par de nombreuses communautés autochtones. Lorsque j’utilise « terre », sans capitale, je fais référence à ce concept dans le cadre d’une vision du monde coloniale, dans laquelle les paysages sont communs, universels et présents partout, même avec de grandes variations. Pour la même raison, j’écris aussi « Nature » et « Ressource », et occasionnellement « Science », avec une capitale. Plutôt que d’utiliser un n, un r ou un s minuscules qui pourraient indiquer que ces mots sont communs ou universels, la capitalisation signale qu’il s’agit de noms propres qui sont hautement spécifiques à un lieu, un moment et une culture. Autrement dit, la Nature n’est pas universelle ni commune, mais unique à une vision du monde particulière, qui est apparue à un moment particulier pour des raisons spécifiques. Utiliser des noms propres pour nommer les choses en propre prolonge une tradition dans laquelle le fait d’utiliser le nom d’une personne ou d’une chose permet de la sortir de l’ombre et d’établir avec elle un rapport – de force, de questionnement, de reconnaissance, de parenté. C’est pour cette raison que je ne crains pas de me faire taxer d’universitaire élitiste ou de naïve quand j’utilise des majuscules. […] Sur la politique de la capitalisation dans les sciences féministes, voir Banu Subramaniam et Angela Willey, « Introduction ». Voir aussi Sandra Harding, Science and Social Inequality.

[3] Cher·e lecteur·ice, au cas où tu ne l’aurais pas déjà découvert, rends-toi sur le site Les mots sont importants. Merci à vous, Sylvie Tissot et Pierre Tévanian, pour la qualité de vos analyses et votre ténacité.

[4] [Note de Max Liboiron] Cette formule de reconnaissance de la Terre a été produite collectivement avec les leaders de la majeure partie des organes de gouvernement autochtones de la province. Ces mots ne sont pas de moi : ce sont des mots choisis pour les personnes accueillies sur cette terre. Il ne m’appartient pas de les modifier.

[5] [Note de Max Liboiron] Cher·e lecteur·ice : merci de ta présence. Les présentations sont importantes parce qu’elles montrent d’où provient mon savoir, envers qui j’entretiens des obligations et comment je me suis construit·e. Certaines de ces choses ne sont pas destinées à une consommation publique et volatile, tandis que d’autres le sont. [Suit une adresse « à l’attention des jeunes penseur·euses autochtones sur la façon de se présenter, très intéressante, mais qui ne touchera ici pas beaucoup de monde (même si l’on peut la trouver « touchante »). C’est pourquoi je tronque le texte de cette note.]

[6] « Éthique », ce terme ne peut que me renvoyer à une lecture dans laquelle je me suis plongé après celle de Polluer, c’est coloniser : celle des cours de notre cher Gilles Deleuze Sur Spinoza. Cours novembre 1980-mars 1981, que vient d’éditer David Lapoujade aux Éditions de Minuit (ils existaient déjà, grâce, essentiellement, aux enregistrements et retranscriptions de Richard Pinhas, « auditeur régulier et proche ami » du philosophe, dixit Lapoujade dans sa présentation – on peut retrouver ce matériel sur https//www.webdeleuze.com et sur YouTube). Or, dans le cours du 2 décembre 1980, Deleuze revient sur un point qu’il avait déjà soulevé dans ses deux ouvrages sur Spinoza (Spinoza et le problème de l’expression et Spinoza – philosophie pratique) et dans Critique et Clinique : soit les différentes « vitesses » du texte, et particulièrement celle des scolies, par rapport à celle de la démonstration more geometrico : « […] il me semble […] qu’il y a, dans L’Éthique, cette chose insolite que Spinoza appelle des scolies, à côté, en plus des propositions, démonstrations, corollaires. Il écrit des scolies, c’est-à-dire des espèces d’accompagnement des démonstrations. Je disais : si vous les lisez à haute voix – il n’y a pas de raison de traiter un philosophe plus mal qu’on ne traite un poète –, vous serez immédiatement sensible à ceci : c’est que les scolies n’ont pas la même tonalité, pas le même timbre, que l’ensemble des propositions et démonstrations et que, là, le timbre se fait, comment dirais-je, pathos, passion. Spinoza y révèle des espèces d’agressivité, de violences auxquelles un philosophe aussi sobre, aussi sage, aussi réservé ne nous avait pas forcément habitués. Il y a une vitesse des scolies qui est vraiment une vitesse de l’affect, par différence avec la lenteur relative des démonstrations, qui est une lenteur du concept. Comme si, dans les scolies, des affects étaient projetés alors que, dans les démonstrations, des concepts sont développés. » Il y a quelque chose comme ça dans une bonne partie des longues notes de Liboiron. Même s’il s’agit plus ici d’affects de reconnaissance et de gratitude, comme il le dit lui-même, on les ressent bien « physiquement », comme il dit aussi. Et c’est probablement un des charmes (au sens fort) de ce livre.

[7] [Note de Max Liboiron] Sarah Ahmed, « Making Feminist Points ». Sur la politique de la citation, voir Carrie Mott et Michael Cockayne, « Citation Matters » ; et Eve Tucks, K. Wayne Yang et Rubén Gaztambide-Fernández, « Citation Practices ».

[8] [Note de Max Liboiron] On a coutume de présenter les auteur·ices autochtones en indiquant leur nation/affiliation, tandis que l’on ne marque jamais celleux qui sont blanc·hes et colons […].Cette absence de marquage est un acte parmi beaucoup d’autres qui placent l’identité de colon blanc comme norme majoritaire, tandis que toute déviation par rapport à cette norme doit être marquée et nommée. C’est cette même positionnalité que Simone de Beauvoir (française) décrit comme constituant « à la fois le positif et le neutre, au point qu’on dit en français “les hommes” pour désigner les êtres humains ». Pas cool. Ce qui m’a conduit·e à un dilemme méthodologique. Me fallait-il marquer ainsi tout le monde ? Personne ? J’ai hésité à laisser la question de côté parce que c’est une décision difficile, voire inconfortable, mais puisque c’est justement de méthode qu’il s’agit dans ce livre, j’ai compris que je devais arrêter de tortiller du cul et prendre une décision. Les théories féministes du point de vue, de même que les processus de paix et de réconciliation, soutiennent que le placement social et les différents collectifs auxquels nous appartenons ont une influence sur nos relations, nos obligations, notre éthique et nos savoirs. Les colons occupent dans la réconciliation une place différente de celle des peuples autochtones ou des Noir·es qui ont été arrachés à leur Terre. Comme l’écrit la paperson (colon racisé issu des diasporas), « “colon” n’est pas une identité ; c’est un espace juridique idéalisé habité par les droits exceptionnels accordés aux citoyen·nes colons conformes à la norme, et un exceptionnalisme idéalisé par lequel l’État colon exerce sa souveraineté. Le “colon” est un espace d’exception duquel émerge la blanchité […]. La norme anthropocentrique est inscrite dans son image. » c’est ce droit « normal » présumé neutre et positif qui se manifeste quand on omet de présenter les colons comme tels, comme si la présence de ces derniers sur une Terre, et plus particulièrement sur une Terre autochtone, représentait la norme stable et ordinaire. C’est le colonialisme de peuplement qui par réflexe dispense les colons de déclarer leur relation à la terre et aux systèmes coloniaux. Voir la paperson, A Third University Is Possible et Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe.

[9] [Note de Max Liboiron] Les polluants organiques peuvent être aussi des polluants industriels. « Organique » n’est pas ici l’équivalent de « d’origine naturelle » : l’arsenic, le radon et le méthylmercure, bien qu’étant des composés « d’origine naturelle », ne se rencontrent pas  dans la « nature » dans des volumes correspondant aux échelles de toxicité sans la présence d’installations industrielles.

[10] [Note de Max Liboiron] H. W. Streeter et E. B. Phelps, « A Study of the Pollution », p. 59.

[11] [Note de Max Liboiron] Parmi les termes savants utilisés pour décrire les seuils de dommages dans des pays et des contextes variés, on rencontre aussi : capacité porteuse (carrying capacity, en anglais, NdlT), charge critique (critical load), seuil acceptable (allowable threshold) et dose maximale permissible (maximum permissible dose). Ces termes ont des déclinaisons variées selon les disciplines scientifiques : dose de référence (reference dose, RfD), dose sans effet négatif observé (no observed adverse effect level, NOAEL), dose minimale avec effet négatif observé (lowest observed adverse effect level, LOAEL), dose létale médiane (lethal dose 50 per cent, LD50), concentration efficace médiane (median effective concentration, EC50), concentration maximale acceptable (maximum acceptable concentration, MAC) et dose dérivée avec effet minimum (derived minimal effect level, DMEL) (une unité de mesure très problématique, qui évalue le niveau d’exposition dans le cadre duquel le niveau de risque associé à une substance cancérigène sans valeur-seuil reste « tolérable », ce qui a pour effet de créer un seuil social quand il n’existe pas de seuil toxicologique). Chacune de ces notions a ses particularités, mais elles reposent toutes sur une même théorie. [Max Liboiron conclut cette note en disant qu’il revient sur cette idée dans son chapitre 1. Si vous voulez creuser, vous savez ce qu’il vous reste à faire…]

[12] [Note de Max Liboiron] Le mergule nain (little auk ou dovekie, en anglais, NdlT), ou Alle alle, selon l’interlocuteur auquel vous avez affaire, ressemble à un macareux moine en miniature, mais sans le bec rigolo. On peut observer ces oiseaux quand ils volent en ligne au-dessus de l’eau. Certaines personnes, à Terre-Neuve-et-Labrador, les mangent, mais l’oiseau a des os minuscules, fins et difficiles à décortiquer.

[13] C’est une citation d’Eve Tuck et K. Wayne Yang, dont Max Liboiron nous recommande chaudement de lire La décolonisation n’est pas une métaphore, « si vous avez déjà revendiqué de décoloniser quelque chose, ou simplement si l’idée vous semble attrayante » (trad. fr. j.-B. Naudy, Sète, Rot-Bo-Krik, 2022).

[14] Ou même à d’autres, comme dans cet extrait de ses remerciements (au passage, je dois dire que je n’ai jamais lu d’aussi beaux – et pertinents – remerciements, bien loin de l’exercice quasi obligatoire et un peu sec que l’on rencontre trop souvent – et plutôt à la fin – des livres de « non-fiction ») : Les leçons concernant les relations s’apprennent dans un lieu précis. Toute ma gratitude à Lac La Biche, Edmonton, New York et la provine de Terre-Neuve-et-Labrador pour avoir partagé leurs leçons et régulièrement corrigé mon ignorance et ma présomption. Maarsi. »

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La diagonale du pire : quand l’extrême droite rencontre l’au-delà de l’extrême

Naomi Klein, Le Double. Voyage dans le Monde miroir, Actes Sud, 2024

« Klein a été attaquée à plusieurs reprises ou, dans d’autres circonstances, félicitée sur les réseaux sociaux pour des déclarations et des positions qui n’étaient pas les siennes, avec lesquelles elle était même en complet désaccord. On la confondait avec une autre auteure, Naomi Wolf, sa doppelgänger. En allemand, ce mot signifie « sosie », mais littéralement il désigne un double vivant. Selon le dictionnaire des frères Grimm, “Le doppelgänger est un être double, à l’apparence identique, capable de se trouver à deux endroits différents”. Quelqu’un qui apparaît à notre place, là où nous ne sommes pas. » Qui suit assidûment Lundi matin aura peut-être reconnu dans cette citation un extrait de « Quelque chose de grave se passe dans le ciel », de Wu Ming 1, publié par notre hebdo préféré le 23 septembre dernier (# 444). Un peu plus loin, après une brève présentation du livre de Naomi Klein, Wu Ming 1 ajoute qu’« il mérite d’être lu ». J’apprécie énormément Wu Ming, (l’1 et les autres : Q comme complot, Ovni 78[1]) : ni une ni deux, j’ai lu le Doppelgänger[2] de Naomi Klein.

Je poursuis la présentation synthétique que donne Wu Ming 1 dans le texte publié sur Lundi matin :

Théoricienne féministe, amie des Clinton et star des salons libéraux de Washington, Wolf a subi une métamorphose au cours des dernières années. Aujourd’hui, elle collabore avec l’agitateur de droite Steve Bannon et propage ardemment des fantasmes de complot, en particulier sur les traînées chimiques [ou chemtrails[3], ces nuées blanches que laissent les avions dans leur sillage], la guerre climatique et les vaccins. Par exemple, elle a plusieurs fois photographié des nuages aux « comportements étranges », concluant qu’ils faisaient partie d’un plan de la NASA pour répandre « de l’aluminium dans le monde entier », afin de provoquer des « épidémies de démence ».

L’hyperactivisme de Wolf pendant la pandémie de Covid-19 a augmenté la fréquence des confusions. Klein ne s’est pas contentée de s’agacer de la situation, mais a décidé d’approfondir, de comprendre pourquoi on la confondait si souvent avec « l’Autre Naomi », comme elle la surnomme dans son livre. Elle s’est rapidement rendu compte que presque chaque prise de position de Wolf semblait être le reflet déformé d’une de ses analyses ou investigations, qu’il s’agisse de « shock economy », de géo-ingénierie, d’abus de l’industrie pharmaceutique ou autre. Puis en élargissant le champ de l’enquête, elle découvrit l’ampleur de ce qu’elle appelle « le monde miroir ».

Autant vous dire tout de suite que ce livre m’a vraiment intéressé. Je vais tâcher ici de vous expliquer pourquoi. Mais commençons par la présentation qu’en donne elle-même Naomi Klein en introduction :

Ce livre n’est pas une biographie de l’autre Naomi , ni une tentative de diagnostic psychanalytique de ses excentricités. J’y utilise ma propre expérience du double – le préjudice subi et les leçons que j’en ai tirées : sur moi, sur elle, sur nous – pour m’orienter au sein de ce que j’en suis venue à appréhender comme notre culture du double. Une culture envahie par diverses formes de (dé)doublement et où tous ceux qui entretiennent en ligne l’existence d’un personnage ou d’un avatar fabriquent leur propre double – une représentation virtuelle d’eux-mêmes à destination des autres. Une culture dans laquelle beaucoup en sont venus à se penser comme des marques, se forgeant une identité cloisonnée, qui leur correspond sans leur correspondre, un double qu’ils interprètent inlassablement dans l’éther numérique, comme un prix à payer pour se faire une place dans l’économie – si vorace – de l’attention. […]

Au début, je n’ai cru voir dans le monde de mon double qu’une escroquerie sans lendemain. Mais, avec le temps, j’ai eu la très nette impression d’assister en direct à la naissance d’une nouvelle et dangereuse formation politique, avec ses alliances, sa vision du monde, ses slogans, ses ennemis, ses mots codés, ses zones interdites et, surtout, son plan de campagne pour prendre le pouvoir.

Il m’est apparu alors que tout cela avait partie liée avec un autre genre de doublement, plus inquiétant encore : la manière dont, tout au long de l’histoire, les concepts de race, d’ethnicité et de sexe n’ont eu de cesse de créer de sombres doubles pour des catégories entières de populations, cataloguées comme « sauvages », « terroristes », « voleurs », « putains », « objets de propriété ». Ce qui nous mène à ma découverte la plus glaçante : il n’y a pas qu’un individu qui peut être affublé d’un sinistre double, il y a aussi les nations et les cultures. Nous sommes d’ailleurs nombreux à ressentir et à craindre l’arrivée d’un basculement décisif : de la démocratie à la tyrannie ; de la laïcité à la théocratie ; du pluralisme au fascisme. Dans certains pays, il a déjà eu lieu. Dans d’autres, il semble aussi proche et familier qu’un reflet altéré dans un miroir.

Naomi Klein a organisé son livre autour des notions de représentation, projection et cloisonnement, avant une conclusion (« Face au réel ») qui traite d’intégration – en gros, que faire, comment se comporter face à la catastrophe décrite dans les trois premières parties.

Représentation : il s’agit de ce qu’elle annonce déjà dans son introduction , que j’ai citée plus haut. Sous le néolibéralisme et son régime d’individualisme exacerbé, chacun·e est invité·e (voire vivement incité·e) à créer sa propre marque, à se créer comme marque – en utilisant internet et les réseaux dits « sociaux »[4]). Là-dessus, Naomi Klein en connaît un rayon, puisqu’elle a commencé sa carrière d’auteure en publiant No Logo, qui s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde. Du moins croyait-elle en connaître un rayon : c’est ce qu’elle raconte dans un chapitre en forme d’autocritique, « Ma marque a échoué : appelez-moi désormais par mon nom ». En fait, si No Logo, sous-titré : La tyrannie des marques, avait connu un tel succès, c’est aussi parce que Naomi Klein l’avait promu comme… une marque, et qu’elle même, en tant qu’auteure de best-seller, était devenue une marque, en quelque sorte. Or on était encore à la fin du siècle passé (le livre parut en anglais en décembre 1999), Facebook n’existait pas encore, pas plus que les smartphones… Il était plus facile de protéger sa marque[5]. Tout a changé avec la nouvelle « économie de l’attention ». Comme l’écrit Klein, elle n’a à peu près rien à voir avec Wolf, sinon qu’elles sont à peu près de la même génération, qu’elle sont toutes les deux présentes dans l’espace public et qu’elles ont souvent traité des mêmes thématiques. Pour n’en retenir qu’un seul exemple – mais pas le moins important dans le contexte où se déroule cette histoire de doppelgänger –, « j’ai été furieuse, dit-elle, lorsque Bill Gates s’est rangé du côté des sociétés pharmaceutiques pour défendre leurs brevets sur les vaccins anti-Covid », en invoquant l’accord léonin de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur la propriété intellectuelle. Cela alors que ces vaccins avaient été développés grâce à des crédits publics et surtout, alors que la privatisation de leur exploitation – et de leurs profits ! – allait priver de vaccination des millions de personnes parmi les plus pauvres sur la planète. Naomi Wolf, elle, menant campagne contre l’obligation vaccinale, a accusé Bill Gates d’utiliser les vaccins « pour traquer les gens et instaurer un nouvel ordre mondial ». Klein pensait ces différences suffisamment importantes pour qu’on ne la confonde pas avec « l’autre Naomi ». Mais.

Un jour, particulièrement noir, quelqu’un a tweeté que je perdais la tête depuis des années et que j’assimilais le fait de devoir se faire vacciner contre le Covid à l’obligation pour les Juifs de l’Allemagne nazie de porter l’étoile jaune. (Il a joint le lien, bien sûr, permettant de lire la déclaration correspondante de Naomi Wolf.) L’analogie avec l’étoile jaune m’a mise hors de moi, et après avoir composé/effacé une série de réponses débordantes d’injures, j’ai opté pour une réponse froide et modérée : « Vous êtes sûr de ça ? » L’auteur de l’erreur a jeté un coup d’œil à son post, a rapidement effacé ce qu’il avait écrit et s’est excusé : « Oh, Jésus, c’est Wolfe [sic] […] fichue autocomplétion de Twitter. Désolé pour ça. »

L’autocomplétion ?!? J’ai senti le sang me monter au visage. […] la confusion entre les deux Naomi était désormais si fréquente que l’algorithme de Twitter incitait à l’erreur, pour faire gagner du temps à ses utilisateurs. C’est ainsi que fonctionne l’apprentissage machine : l’algorithme imite en s’inspirant des habitudes, des tendances, des schémas classiques.

Projection : c’est un des principaux modes de fonctionnement de ce que Naomi Klein nomme le « monde miroir ». Encore une fois, le contexte de la pandémie est ici très important, en ce qu’il a non pas créé, mais donné un formidable coup d’accélérateur aux théories du complot et surtout au développement du « diagonalisme » qui réunit l’extrême droite et l’« au-delà de l’extrême ». Naomi Klein cite « le politologue William Callison, et l’historien Quinn Slobodian, tous deux spécialistes de politique europénne [qui] parlent de “diagonalisme” pour qualifier ces alliances politiques émergentes » :

Nés en partie des transformations techniques et communicationnelles, les diagonalistes ont tendance à contester les appellations conventionnelles de gauche et de droite (tout en virant généralement vers l’extrême droite), à se montrer ambivalents, voire cyniques face à la politique parlementaire, et à mêler des convictions politiques, voire religieuses, à un discours opiniâtre sur les libertés individuelles. À l’extrême, les mouvements diagonaux partagent la conviction que tout pouvoir est de nature conspirationniste.

Ce qualificatif :« diagonaliste », a été inspiré par le mouvement conspirationniste allemand – « qui utilise souvent le terme Querdenken (“pensée latérale, diagonale ou hors des sentiers battus” pour définir sa philosophie politique ». Ce mouvement, écrit Naomi Klein, « a permis des alliances inquiétantes entre les obsédés New Age de la santé, qui s’opposent à l’introduction de toute impureté dans leur corps soigneusement entretenu, et plusieurs partis néofascistes, qui ont repris le cri de guerre antivax pour résister à ce qu’ils estiment être la “dictature hygiéniste” de l’ère Covid. » Voici qui ne peut que nous rappeler l’agitation antivax en France et les ponts établis entre les milieux New Age, de médecines soi-disant naturelles et autres pratiques de soi – généralement dirigées par des coachs (on ne dit plus gourou aujourd’hui) qui ont toujours quelque chose à vendre à leur élèves – compléments alimentaires, cours de méditation quantique et autres « masterclass » vidéo hors de prix… – et des fachos patentés, comme on a pu le voir encore récemment dans la région d’où je vous écris, les collines du sud-est de la France, avec l’inénarrable festival des « Foisonnantes » à Sisteron (Alpes de haute Provence)[6].

Mais c’est dans le monde entier, ou peut-être, devrais-je dire, dans l’ensemble de l’Occident, que cette alliance a vu le jour, et en premier lieu en Amérique du Nord. Ainsi, la doppelgänger de Klein a-t-elle noué une alliance avec les milieux de la « Alt-Right » (droite alternative) aux États-Unis, devenant même une de leurs principales figures de proue – et cheval de Troie auprès d’un public féminin que l’on aurait pourtant pas cru si sensible aux séductions de Trump et consorts… Mais la projection a fonctionné à plein régime : nous autres Blancs et Blanches sommes menacés, non pas par un virus, que diable, nous sommes en bonne santé – nous prenons chaque matin notre cocktail de vitamines avant de sortir faire notre jogging puis de nous rendre au yoga –, mais par ce vaccin que l’on veut nous imposer, envers et contre notre sacro-sainte liberté ! Évidemment, personne n’est menacé (en tout cas pas par un vaccin) parmi ielles, par contre c’est bien leur égoïsme forcené, leur mode de vie et leurs opinions nauséabondes qui menacent les pauvres, les personnes racisées et les pays du Sud global. Projection à l’envers, donc, comme dans un miroir. (Si l’on veut un exemple du dernier avatar de la chose, énorme celui-là, mais non moins partagé par toutes les puissances occidentales : Israël se dit menacé d’une nouvelle Shoah alors que, non content de perpétrer un génocide à Gaza et de planifier une seconde Nakba en Palestine, il agresse tous les pays de la région qui ne sont pas prêts à se soumettre à son hégémonie – ou, version plus soft à destination des opinions occidentales : le slogan From the sea to the river, qui évoque un seul pays de la Méditerranée au Jourdain, serait antisémite car il appellerait à un anéantissement de de l’État d’Israël, alors que c’est précisément le contraire qui est en voie de réalisation : l’expulsion de tous les Palestiniens et l’annexion de tout leur pays par Israël.)

Cloisonnement : ici apparaissent ce que Naomi Klein nomme « les terres d’ombre ». Ce sont toutes ces terres, et surtout leurs populations, dont la surexploitation – et souvent la dévastation pure et simple – assure la prospérité d’une petite minorité blanche des pays du Nord. On pensera évidemment aux ouvrières du textile du Bangladesh ou aux employés de Foxconn, en Chine et bien sûr à tant d’autres. Mais je ne retiendrai ici qu’une seule manifestation – cruelle – de ce cloisonnement, rapportée par Klein. Il s’agit de deux histoires de camionneurs canadiens.

La première commence en mai 2021, lorsque la Première Nation Tk’emlúps te Secwépemc, en Colombie-Britannique, province de l’Ouest canadien – où habite par ailleurs Naomi Klein – annonce « avoir probablement localisé par géoradar les corps de 215 enfants dans le sol de l’ancien pensionnat indien de Kamloops ». On savait déjà que ces pensionnats, où furent placés de force « au moins 150 000 enfants de familles des Premières Nations , des Métis et des Inuits entre les années 1880 et la fin des années 1990 », avaient fait partie de « l’arsenal génocidaire qui avait réduit la population indigène des Amériques de plus de 90 % après l’arrivée des Européens ». Des rapports officiels du gouvernement canadien avaient reconnu un « génocide culturel », qui avait entraîné, aussi, la mort de quelque 4 000 enfants. Mais depuis la découverte des Tk’emlúps te Secwépemc, des dizaines d’autres communautés se sont mises à fouiller les sols des anciens pensionnats au moyen de géoradars, et des milliers de tombes avaient déjà été identifiées au moment où écrivait Naomi Klein (le livre est paru en 2023 dans sa version originale anglaise). De fait, les Premières Nations ont déclaré que ces pensionnats n’était pas voués à l’éducation, mais à l’extinction de l’identité indigène. Il s’agissait de « tuer l’Indien dans l’enfant », et pas seulement au figuré, comme on le constate aujourd’hui.

On attribue parfois entièrement cette histoire au racisme, écrit Naomi Klein, mais il y a l’autre moitié de l’histoire : la suprématie blanche et chrétienne qui sous-tendait le système des pensionnats servait également des intérêts économiques et politiques nationaux. Le Canada, qui était à l’origine un regroupement de sociétés de traite des fourrures et d’autres industries extractives[7], avait besoin de ces écoles pour étancher sa soif de terre : le déracinement et le traumatisme que causait la rupture des liens entre les parents et les enfants, entre la terre et le peuple ont rendu possible l’accaparement des terres indigènes non cédées, leur exploitation et leur colonisation sans entrave.

Comme l’a déclaré une activiste des Premières Nations : « Ils volaient les enfants pour voler la terre. » Cette vague de découvertes de sépultures cachées provoqua une sorte de séisme moral au Canada. Elle venait s’ajouter à la prise de conscience raciale qui avait eu lieu après l’assassinat de George Floyd par la police aux Etats-Unis, et qui avait eu de profondes répercussions aussi au Canada. La fête nationale canadienne, qui a lieu le 1er juillet, soit, en 2021, un mois après l’annonce de la découverte des tombes, fut carrément annulée à Victoria, capitale de la Colombie-Britannique. Et partout ailleurs, on renonça aux feux d’artifices traditionnels et à la célébration du drapeau à feuille d’érable.

C’est dans ce contexte que Mike Otto, un chauffeur routier blanc, eut l’idée de monter une action de solidarité avec les Autochtones pour les soutenir dans leurs efforts en vue d’obtenir justice et réparations du gouvernement, du système judicaire et de l’Église (gestionnaire des pensionnats). À cause de la pandémie et aussi, je suppose, par pudeur, la communauté où les tombes avaient été découvertes ne voulaient pas de rassemblement ni de déambulation sur son territoire. C’est pourquoi Mike Otto proposa un convoi de camions qui défileraient lentement sur les lieux, laissant des dons derrière eux avant de repartir. Le 20 juin 2021, 400 camions défilèrent ainsi, décorés de drapeaux orange Every Chils Matters (emblème du mouvement né de la découverte des tombes) accompagnés de nombreuses motos et de voitures, pour exprimer leur compassion et marquer leur solidarité. Sur la route, ils avaient été accueillis par des acclamations. Dans de nombreux endroits, les gens venaient les féliciter et leur porter de la nourriture.

Lorsque les camions sont arrivés à l’ancien pensionnat, klaxonnant sur leur passage, de nombreux membres de la nation Secwépemc les ont accueillis avec des tambours de cérémonie, des chants guerriers et brûlant de la sauge. Il y avait des poings levés et des visages pleins de larmes.

Mais : qui, hors du Canada, voire de la Colombie-Britannique, a entendu parler, ou se souvient encore de ce convoi de solidarité ? Dites : mouvement de camionneurs au Canada, on vous répondra par cet épisode de l’hiver 2022 quand des chauffeurs routiers bloquèrent avec leurs semi-remorques couverts de pancartes Fuck Trudeau le centre d’Ottawa, la capitale fédérale. Cette mobilisation était d’abord partie de la protestation contre l’obligation de présenter un pass sanitaire afin de franchir la frontière avec les États-Unis, mais elle s’étendit rapidement à un refus en bloc de toutes les obligations sanitaires, comme le port du masque. Ces camionneurs-là furent célébrés un peu partout dans le monde, au premier chef par Donald Trump et Elon Musk, Steve Bannon et Tucker Carlson (autre fasciste médiatique états-unien, genre Cyril Hannouna en beaucoup plus puissant) ; « mon double, écrit Naomi Klein, les a acclamés comme des “combattants de la liberté” des temps modernes ». Et là encore, on retrouvait

les signes indubitables de la grande confusion politique propre à l’univers diagonaliste : ici un grand drapeau nazi orné d’une croix gammée agité avec ferveur ; là des drapeaux confédérés jouxtant des manifestants antivax arborant l’étoile jaune et brandissant des pancartes qui dénonçaient le climat d’apartheid ou de ségrégation Jim Crow dont il se disaient victimes.

Grande confusion, donc. Des partisans plus « modérés » de cette mobilisation ont prétendu que les éléments racistes y étaient isolés, voire même infiltrés pour la déconsidérer. Mais, comme le précise Naomi Klein, ces théories ne tenaient pas la route.

L’un des meneurs les plus virulents du convoi était un certain Pat King, qui offrait un soutien logistique aux manifestants via sa page Facebook, forte à l’époque d’environ 350 000 abonnés. King est un raciste notoire, qui a qualifié la culture indigène de « honte » et qui, en 2019, avait organisé un convoi similaire, quoique plus petit, pour s’opposer à l’immigration et à l’action climatique, deux menaces identiques, selon lui, pour le mode de vie canadien : « Ça s’appelle le dépeuplement de la race caucasienne, ou anglo-saxonne. C’est ça le but, de dépeupler la race anglo-saxonne, qui possède les lignées les plus fortes. »

Et King n’était pas le seul à encourager les camionneurs d’Ottawa : le Réseau canadien anti-haine signalait lui aussi que « tous les groupes qu’il surveill[ait] y jouaient un rôle de premier plan ».

Tout cela mérite qu’on s’y arrête, poursuit Klein. La découverte des tombes anonymes moins d’un an plus tôt avait encouragé le débat en révélant que ces écoles pour indigènes avaient été le fruit d’une politique gouvernementale visant à dissoudre les nations, les langues et les cultures autochtones dans une culture chrétienne anglophone et francophone. Les pensionnats étaient des machines explicitement conçues pour éradiquer les cosmologies qui considéraient le monde naturel comme sacré, vivant et source d’interdépendance – enseignements particulièrement pertinents en ces temps de crise planétaire. Et tout à coup surgissait un convoi qui, par la voix de son leader, affirmait que c’était la culture chrétienne caucasienne qui était menacée de se voir remplacée par d’autres, « basanées » et « inférieures », dans le cadre de ce qui est appelé le Grand Remplacement. Pour Jesse Wente, éminent écrivain ojibwé et président du Conseil des arts du Canada, l’effet miroir était flagrant : « Ce n’est pas une coïncidence si cela se produit au moment où éclatent de nouvelles vérités historiques », a-t-il écrit, voyant dans le convoi « un désir de réaffirmer la domination coloniale face à l’obligation d’affronter [ces vérités] et de faire naître un sentiment de communauté là où la pandémie a montré qu’il n’y en avait guère ».

Pour conclure, je dirai que la lecture de ce livre m’a fait penser sans cesse à la situation que nous vivons aujourd’hui en France et en Europe. Ici aussi, le confusionnisme favorise les « diagonales du pire », et ça menace d’empirer. C’est pourquoi je ne peux qu’encourager vivement sa lecture, qui donne des outils pour penser notre propre situation.

Dimanche 20 octobre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Wu Ming 1, Q comme complot. Comment les fantasmes de complot défendent le système, Lux éditeur 2022 [2021], traduit de l’italien par Anne Echenoz et Serge Quadruppani. C’est un livre d’utilité publique. Je pense que nous devrions tous et toutes le lire. Lundi matin en avait donné des bonnes feuilles et avait interviewé son auteur dans le cadre de ses « Lundi soir ». « Il se passe quelque chose de grave dans le ciel » peut lui servir d’introduction.

Wu ming, Ovni 78, éditions Libertalia, 2024 [2022], traduit de l’italien et postfacé par Serge Quadruppani est un roman « où l’on retrouve la passion du collectif bolognais Wu Ming pour les cultures populaires, les angles morts de l’histoire, la naissance et la fonction des mythes contemporains » (extrait de la quatrième de couverture). C’est vraiment un excellent bouquin dont on a du mal à s’arracher avant d’en avoir terminé la lecture. Attention, risque de nuits blanches…

[2] C’est le titre original du livre : Doppelgänger : A Trip Into the Mirror World. Je trouve ce nom Doppelgänger bien plus évocateur que le Double français – gänger, en allemand, c’est quelqu’un qui va quelque part, donc un être actif, et pas seulement un reflet passif comme on peut l’entendre dans « double » (ça me fait penser à Victor Hugo : « Je suis une force qui va ! » (Hernani, acte III scène 4). Je profite de l’occasion pour mentionner le traducteur du livre : Cédric Weis. Même si je regrette le choix du titre (enfin, c’est mon avis perso), je sais qu’il relève plutôt de l’éditeur que du traducteur, qui nous donne un texte français de très bonne facture.

[3] « Selon les fantasmes de complot sur les “chemtrails”, chaque jour, des milliers d’avions, suivant les lignes d’une conspiration planétaire, répandent dans l’atmosphère des mélanges de substances toxiques, de métaux lourds, de sulfates et qui sait quoi d’autre encore. Nos conceptions, nos humeurs et nos sentiments, des acouphènes jusqu’à cette patine blanche qui recouvre parfois la langue seraient causés par ces substances répandues dans le ciel, en plein jour. L’intention diverge selon la version de l’histoire : mener des expériences sur la population, la maintenir constamment malade et affaiblie, créer une “ceinture chimique psychoactive” au-dessus de nos têtes pour contrôler nos esprits, etc. » (Wu Ming 1, dans Lundi matin # 444)

[4] Comme on dit de certains animaux, telles les abeilles, fourmis et autres termites, qu’ils sont « sociaux ». Réseaux sociaux : considérant qu’ils sont une expression caractéristique du régime médiatique néolibéral, l’appellation apparaît pour le moins paradoxale si l’on veut bien se souvenir que Margaret Thatcher, combattante et propagandiste de l’individualisme néolibéral s’il en était (avec son compère Ronald Reagan) reste l’auteure la maxime mémorable « There is no such thing as society : there are individual men and women, and there are families », prononcée au cours d’une interview accordée au magazine britannique Woman’s Own pour son édition du 31 octobre 1987.

[5] Je n’insiste pas ici sur l’analyse très pertinente que propose Naomi Klein de ce phénomène de marque, qui remonte, nous rappelle-t-elle, au « marquage » des esclaves au fer rouge… et qui a abouti, aujourd’hui à la multiplications de doubles numériques des « vraies » personnes, doubles qu’elle nomme aussi des « golems numériques ». Avec pour conséquence, entre autres, l’apparition du « trouble de la personnalité unique » – car la mise au point et la défense d’une marque personnelle imposent « fixité, passivité, unicité du moi », loin du dédoublement qui, selon Hannah Arendt, est la condition du processus de réflexion : le « dialogue entre moi et moi-même ».

[6] J’en ai parlé par ici.

[7] Le Canada reste aujourd’hui encore l’un des principaux pays miniers – par son exploitation « à domicile », mais aussi par les très nombreuses sociétés canadiennes opérant à l’étranger. On peut lire à ce propos cette interview d’Alain Deneault, prof de l’université de Montréal et coauteur de Paradis sous terre. Comment le Canada est devenu une plaque tournante de l’industrie minière mondiale, éd. de l’Échiquier.

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If not now, when ?

Enzo Traverso, Gaza devant l’histoire, Lux Éditeur, 2024

Didier Fassin, Une Étrange Défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, Éditions La Découverte, 2024

Historien, Enzo Traverso essaie de « démêler le nœud d’histoire et de mémoire » qui étreint la « crise de Gaza ». « Il s’agit, dit-il dans son Avant-Propos, d’une réflexion critique sur le présent et les façons dont l’histoire a été convoquée pour l’interpréter. La question est vaste et mériterait un ouvrage beaucoup plus approfondi que ces notes rédigées à la hâte, mais il y a urgence. » Didier Fassin, titulaire au Collège de France de la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines », abonde dans le même sens au début de son essai en citant le philosophe britannique Brian Klug qui, deux mois après le 7 octobre, disait que devant la difficulté de mettre des mots sur « la brutale réalité humaine de la souffrance, du chagrin, de la perte et du désespoir […] il y a des moments où nous devons cesser de parler pour commencer à penser – à penser politiquement ». « À cette prudente injonction, poursuit Didier Fassin, Talal Asad[1] répondait : “Certes. Mais dans la situation présente, où des actes d’une cruauté délibérée sont commis et niés de façon éhontée, peut-être est-il nécessaire non seulement de penser, mais aussi de parler et d’agir moralement. [Cependant,] déterminer de quelle manière le faire est plus difficile qu’il n’y paraît.” Cette difficulté ne rend que plus crucial de s’y efforcer. If not now, when[2] ? Si ce n’est pas maintenant, ce sera quand ? »

Il y a en effet urgence à sortir de la sidération dans laquelle nous plonge le génocide[3] qui s’accomplit en direct sous nos yeux à Gaza depuis un an, et le déferlement de commentaires racistes et de discours haineux qui l’accompagnent, proférés aussi bien par nos médias à la botte que par des dirigeants politiques oscillant entre cynisme et hypocrisie « humanitaire ». Je viens de dire « nous » – je ne prétends pas représenter qui que ce soit, mais j’ai cru comprendre que je n’étais pas seul à éprouver des sentiments mêlés de colère et d’impuissance – par exemple en lisant, semaine après semaine, le « Journal de bord de Gaza », de Rami Abou Jamous, que publie Orient XXI (merci à elleux, qui sont parmi les rares à donner la parole à un Gazaoui). Extrait de son journal du 1er juin dernier :

Cette guerre, c’est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne. Dans cette tornade, il y a des gens qui sont ballotés en tous sens et qui ont peur. Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu’un est éjecté du mixeur parce qu’il est mort. Mais nous, on reste là, dans le mixeur, dans cet appareil qui n’arrête pas de tourner. Il nous mixe dans la misère ou dans la peur, dans l’inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n’arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent. Je ne sais pas comment bien le dire, mais on ne donne pas leur valeur aux personnes qui ont été tuées. C’est à dire qu’on n’est pas triste comme il faut pour les gens qu’on aimait, parce qu’il y a tellement de massacres autour de nous. Nous n’avons pas perdu la tristesse, mais nous avons perdu la valeur de la tristesse.

Sa dernière chronique, datée du 2 octobre, est titrée « Israël est en train de nous faire détester l’endroit où on vit ». Parce que tous les lieux de la vie quotidienne ont été la cible des bombardements. Parce que partout on a risqué de perdre la vie, on a été blessé grièvement, on a perdu des proches, des voisins, des ami·e·s…

Au final, on va finir par quitter Gaza. Et c’est ça le vrai but de cette guerre. Netanyahou et l’armée disent qu’ils veulent éradiquer le Hamas, libérer les prisonniers israéliens, c’est n’importe quoi. Leur véritable objectif, c’est de faire sortir les 2,3 millions d’habitants de la bande de Gaza[4].

On ne se laissera pas briser! 9 octobre 2023 : Un père hurle sur les décombres de sa maison, le corps de sa fillette dans les bras. (Extrait de 30 secondes à Gaza, par Mohammad Sabaaneh)

Il y a bien urgence. On peut même se demander s’il n’est pas déjà trop tard[5]… Mais c’est le genre de question qui ne nous avancera guère. C’est pourquoi il faut saluer les deux parutions auxquelles je reviens après cette digression – qui n’en était pas tout à fait une, cela dit.

Le premier chapitre d’Enzo Traverso commence par une histoire allemande, et ce n’est certainement pas un hasard – ici se situe l’un des principaux « nœuds d’histoire et de mémoire » – un nœud particulièrement vénéneux, si j’ose l’allitération. On connaît les bombardements massifs sur les grandes villes allemandes – Dresde et Hambourg en sont des cas emblématiques. On sait aussi (peut-être moins) que des millions d’Allemands « ethniques » furent expulsés immédiatement après la guerre des pays d’Europe centrale vers le « leur », alors en ruines, où erraient déjà des millions de leurs compatriotes qui avaient tout perdu. Martin Heidegger évoqua ces souffrances « pour renverser les rôles et présenter l’Allemagne comme ayant été victime d’une agression extérieure », écrit Enzo Traverso, qui commente ainsi, rapportant ces propos à la situation actuelle :

[…] j’ai l’impression qu’aujourd’hui la grande majorité de nos chroniqueurs et commentateurs [des événements à Gaza] sont devenus « heideggeriens », enclins à interchanger les agresseurs et les victimes, à la différence près que les agresseurs actuels ne sont plus les vaincus mais les vainqueurs.

Il m’est arrivé, par le passé, d’être agacé par les trop fréquentes références au texte orwellien 1984, dont l’invocation à tout bout de champ finissait, me semblait-il, par édulcorer le sens. Je ne peux cependant m’empêcher d’y penser en lisant ce chapitre de Traverso intitulé « Exécuteurs et victimes », et où il montre comment la propagande israélienne, complaisamment reprise par les médias occidentaux, présente Israël comme la victime du « plus grand pogrom de l’histoire après l’Holocauste »… Ce que Netanyahou, s’exprimant voici quelques jours à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, formulait ainsi : « Israël est accusé de génocide de manière mensongère alors que nous nous défendons actuellement contre des ennemis qui tentent de commettre un génocide à notre encontre[6]. » Inversion proprement monstrueuse que l’on dirait directement sortie des bureaux du Miniver – le ministère de la Vérité, en novlangue – et digne des trois slogans de l’Angsoc (le parti unique dirigé par Big Brother) : « la Guerre c’est la Paix, la Liberté c’est l’Esclavage, l’Ignorance c’est la Force ».

On sait que sous Big Brother, le Miniver est chargé de réécrire l’histoire en permanence : « Qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle le passé. » Didier Fassin cite à juste titre cette phrase du roman d’Orwell. Ce sont aujourd’hui les médias mainstream qui se chargent de cette besogne. « […] la malédiction du 7 octobre a commencé quand le Hamas a envahi Israël depuis Gaza », a éructé, entre autres énormités, le Premier ministre israélien pendant son discours à New York. Et si l’on prend la peine de se retourner sur un an de récits médiatiques, on voit bien que l’histoire qu’ils mettent en scène semble toujours commencer en ce fameux jour « maudit ». Didier Fassin :

Leur point de départ [de ceux qui considèrent le 7 octobre comme un acte antisémite] se situe dans l’incursion meurtrière du Hamas. Il n’y a pas de passé. Plus même : l’évocation de celui-ci est suspecte et répréhensible, car paraissant apporter une justification à l’opération menée contre les civils et les militaires israéliens. […]

Pour les autres [qui considèrent l’attaque du Hamas, y compris les crimes de guerre commis pendant cette attaque, comme un acte de résistance], l’événement s’inscrit dans une histoire longue, qui commence en 1917, avec la Déclaration Balfour par laquelle le colonisateur britannique se dit « favorable à l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, comme le rappelle l’historien palestinien états-unien Rashid Khalidi en parlant d’une « guerre de cent ans[7] ».[…] C’est dans ce souci de mise en perspective historique qu’à la fin du mois d’octobre, alors que les bombardements avaient déjà causé la destruction du quart des bâtiments du nord de Gaza et la mort de plusieurs milliers de civils, le secrétaire général des Nations unies déclarait que, si « rien ne peut justifier que des civils soient délibérément tués, blessés ou enlevés », l’attaque du Hamas « ne vient pas de nulle part », mais « de cinquante-six années d’occupation israélienne ».

Fichu antisémite (d’ailleurs, Antonio Guterres vient d’être déclaré persona non grata en Israël pour avoir déclaré, après le tir d’environ 200 missiles iraniens sur Israël, que l’escalade doit cesser et qu’« il nous faut absolument un cessez-le-feu »).

Pour battre en brèche cette fable du 7 octobre comme « point zéro », Traverso cite ces propos d’Edward Saïd datant de 2002, au moment de la répression de la seconde Intifada :

Gaza est entouré sur trois côtés d’une barrière électrifiée. Parqués comme des bêtes, les Gazéens ne peuvent plus se déplacer, travailler, vendre leurs fruits et légumes, aller à l’école. Ils sont exposés aux frappes aériennes des avions et hélicoptères israéliens, et aux tirs terrestres des tanks et des mitrailleuses qui les fauchent. Appauvri, affamé, Gaza est un cauchemar humain […] où chaque petit incident […] se solde par la participation de milliers de soldats à l’humiliation, la punition, l’affaiblissement intolérable de chaque Palestinien sans distinction d’âge, de sexe ou d’état de santé. On retient les fournitures médicales à la frontière, on tire sur les ambulances ou on les arrête, des centaines de maisons sont démolies et des centaines de milliers d’arbres et de terres agricoles sont détruits dans des actes systématiques de châtiment collectif contre des civils qui, pour la plupart, sont déjà des réfugiés de la destruction par Israël de leur société en 1948[8].

Et autour de ce grand camp de concentration,

À quelques kilomètres de là, juste au-delà de la barrière électronique, protégés par le bouclier antimissile Dôme de fer qui intercepte les roquettes, les Israéliens vivent comme en Europe. Tel-Aviv est aussi cosmopolite, moderne, féministe et gay friendly que Berlin. Son industrie culturelle exporte des séries télévisées dans le monde entier et, depuis quelques années, sa gastronomie est également très appréciée. Voilà l’arrière-plan du 7-Octobre[9].

Fassin et Traverso parlent tous deux de la position très particulière de l’Allemagne par rapport à Israël (ce qui ne les empêche pas de pointer aussi l’attitude de la plupart des autres pays occidentaux, à commencer par la France[10]). Sur ce point, j’essaierai de résumer ce qu’en dit Enzo Traverso, qui lui donne une certaine profondeur historique.

Angela Merkel et Olaf Scholz, dit-il, ont tous deux affirmé à plusieurs reprises que le soutien inconditionnel à Israël a la force d’une « raison d’État » (Staatsraison) pour la République fédérale d’Allemagne (RFA). Dès le 7 octobre, le gouvernement du chancelier Scholz, largement épaulé par les médias, a instauré dans le pays une atmosphère de chasse aux sorcières contre toute forme de solidarité avec la Palestine.

Une référence bien curieuse, lorsque l’on sait que le concept de raison d’État renvoie à « la transgression inavouée de la loi au nom d’un impératif supérieur de sécurité » (de l’État, bien sûr…]. Traverso cite ensuite l’historien de la pensée politique Norberto Bobbio, lequel explique que la raison d’État est cet « ensemble de principes et de maximes » qui justifient que le prince puisse se permettre des actions qui seraient répréhensibles si elles étaient commises par un simple particulier. Bobbio appuie son analyse sur Gabriel Naudé[11], lequel, dans un essai de 1639, n’hésitait pas à louer les bienfaits du massacre de la Saint-Barthélemy[12] au nom de la raison d’État.

Une telle apologie du massacre, poursuit Traverso, ne vise qu’à illustrer la théorie selon laquelle la fin justifie les moyens. […] Ainsi, lorsque la RFA invoque sa propre Staatsraison pour justifier son soutien absolu à Israël, elle admet implicitement le caractère moralement douteux de sa politique. Nous avons bien qu’Israël est en train de perpétrer des crimes, dit en substance Scholz à Netanyahou, mais ces moyens moralement répréhensibles sont « justes et nécessaires », car ils consolident votre pouvoir, un but que nous partageons inconditionnellement.

Mais il ne s’agit évidemment pas que de discrètes conversations entre hommes d’État… On a déjà mentionné la chasse aux sorcières déclenchée en RFA depuis le 7 octobre. Entre autres censures, refus de visas, annulation d’événements (ce qui a eu lieu aussi en France[13]) l’une des plus spectaculaires manifestations du soutien gouvernemental à l’entreprise génocidaire israélienne s’est produite à l’occasion de la remise du prix du meilleur documentaire aux cinéastes Basel Adra et Yuval Abraham à la Berlinale, le 25 février dernier. C’est Didier Fassin qui le rapporte :

Lors de leur discours de réception du prix, les deux réalisateurs ont fait référence à la guerre à Gaza. « Il m’est très difficile de célébrer cette récompense quand des dizaines de milliers de membres de mon peuple sont en train d’être massacrés », a reconnu le Palestinien Basel Adra, appelant l’Allemagne à cesser ses exportations d’armes vers Israël. « Dans deux jours nous serons de retour sur une terre où nous ne sommes pas égaux, où moi je vis sous une loi civile et lui sous une loi martiale », a expliqué de son côté l’Israélien Yuval Abraham à propos de son collègue en qualifiant cette situation d’apartheid. Dans les heures qui ont suivi ces déclarations, le maire de Berlin les a condamnées comme « inacceptables » et « antisémites » et la déléguée du gouvernement fédéral pour la Culture et les Médias a évoqué des propos « caractérisés par une profonde haine d’Israël ». En réponse à ces critiques, le réalisateur israélien s’est dit troublé que, « dévaluant ainsi le terme “antisémitisme”, des politiciens allemands osent ainsi diaboliser un Israélien dont toute la famille a été victime de l’Holocauste », ajoutant que ces commentaires le mettaient en danger lui et ses proches. En effet, à la suite des attaques des autorités allemandes, il a reçu des menaces de mort chez lui et a renoncé à rentrer dans son pays, sa famille ayant d’ailleurs dû être évacuée de son domicile en Israël[14].

C’est évidemment une des conséquences de l’inversion monstrueuse dont nous avons déjà parlé, qui assimile les membres du Hamas à des nazis. Didier Fassin relève aussi qu’on a pu voir, après le 7 octobre, l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis se montrer en public avec une étoile jaune sur sa veste… Tandis qu’Enzo Traverso, lui, décrit cette scène étrange :

Le 9 novembre dernier, pour marquer une date fatidique de l’histoire allemande, date de la chute de l’Empire wilhelminien, de la chute du Mur mais aussi des pogroms de la Nuit de cristal en 1938, les autorités berlinoises ont décidé de projeter une étoile de David avec le slogan Nie wieder ist jetzt ! (Plus jamais, c’est maintenant !) sur la porte de Brandebourg. Cette étoile de David, utilisée comme jadis les croix gammées qui ornaient les bâtiments et les monuments des villes allemandes à l’époque d’Hitler, ne pouvait que surprendre. Ce grotesque pastiche de la propagande nazie, au moment même où Israël déclenchait sa campagne contre Gaza, a éclairé d’une lueur inquiétante l’inconscient national allemand.

Et Traverso de citer une « plaisanterie cruelle [qui] circule actuellement […] : l’Allemagne ne pouvait pas rater cette occasion : quand il y a un génocide, elle est toujours du côté du bourreau ». C’est de l’humour très noir, mais pas complètement dénué de vérité. Ainsi, dans « Three genocides » un article paru dans la London Review of Books[15], Eyal Weizman (architecte israélien fondateur de Forensic Architecture[16]), rendant compte des recherches qu’il a conduites, « visant à reconstituer les lieux des massacres dans les fermes aujourd’hui possédées par des descendants des militaires allemands, note la curieuse coïncidence historique entre la date de la seconde audition de l’Allemagne contestant l’existence d’un génocide perpétré par les Israéliens à Gaza devant la Cour internationale de justice, le 12 janvier 2024, et la commémoration du cent vingtième anniversaire des événements qui ont déclenché le génocide perpétré par les Allemands contre les Héréros et les Namas, le 12 janvier 1904 »…

Ce que nous montrent ces deux livres – dont je n’ai encore une fois donné qu’un aperçu –, c’est que nous autres, Occidentaux, ne nous sortirons pas sans dommages de cette affaire, quoi que l’on veuille penser – ou plutôt quoi que l’on veuille bien se raconter pour écarter les preuves évidentes de notre « consentement à l’écrasement de Gaza », comme le dit le sous-titre de Didier Fassin. Il précise bien sûr qu’il y a deux versants dans le consentement : le passif et l’actif. Mais le second a bien besoin du premier pour s’exercer efficacement. À la fin de son article que j’ai déjà cité (en note 9), Naomi Klein s’effrayait de ce que « le génocide s’estompe à l’arrière-plan de notre culture » – ce que l’on pourrait aussi nommer la « banalisation du mal », pour paraphraser Hannah Arendt[17]. Elle disait craindre que certaines personnes deviennent trop désespérées – et rappelait le cas d’Aaron Bushnell, un membre de l’armée de l’air américaine âgé de 25 ans, qui s’était auto-immolé par le feu le 25 février 2024 devant l’ambassade d’Israël à Washington, afin de protester contre le génocide perpétré à Gaza avec le soutien des États-Unis.

Je ne veux pas, écrivait-elle, que quelqu’un d’autre déploie cette horrible tactique de protestation ; il y a déjà eu beaucoup trop de morts. Mais nous devrions prendre le temps de digérer la déclaration que Bushnell a laissée, des mots que j’en suis venue à considérer comme une hantise contemporaine et obsédante […] : « Beaucoup d’entre nous aiment à se demander : “Que ferais-je si j’étais encore en vie à l’époque de l’esclavage ? Ou du temps de Jim Crow dans le Sud ? Ou de l’apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ?” La réponse est que vous êtes en train de le faire. En ce moment même. »

Ce dimanche 6 octobre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Talal Asad est un anthropologue américain – d’origine saoudienne, précise Didier Fassin. De lui, on peut lire deux livres qui ont été traduits en français, l’un en 2018 aux éditions Zones sensibles (Bruxelles) : Attentats suicides. Questions anthropologiques et l’autre en 2023 aux éditions Vues de l’esprit (Bruxelles également) : Tradition critique. Après la rencontre coloniale.

[2] [Note de Didier Fassin] Cette formule célèbre provient d’un aphorisme attribué à Hillel l’Ancien, figure de la tradition rabbinique et fondateur d’une école d’interprétation de la religion juive à la fin du Ier siècle avant notre ère : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis moi, que suis-je ? Si pas maintenant, quand ? » Elle a été reprise par Primo Levi pour le titre de l’un de ses romans : Se non ora, quando ? (traduit en français par Roland Stragliati sous le titre Maintenant ou jamais, Paris, Julliard, 1983). Ifnotnow est aussi le nom d’un mouvement juif états-unien qui lutte pour l’égalité des Palestiniens et des Israéliens.

[3] Je ne reviens pas sur le terme génocide. Qui aurait un doute sur la légitimité de son emploi pourra consulter – outre les deux livres dont je parle ici – l’article paru le 4 septembre dernier sur le site de l’Agence Médias Palestine : « Caractérisation du génocide en cours à Gaza : chronologie d’un tabou ».

[4] À lire sur Orient XXI. On pourra aussi se reporter au très beau – et très dur – recueil de dessins de Mohammad Sabaaneh, dont j’ai parlé la semaine passée, et dont je rappelle qu’il ne sera en librairie que le 11 octobre, mais que l’on pourra se le procurer lors de la tournée de Mohammad en France à partir de ce lundi 7 octobre (voir les lieux, horaires et dates dans ma recension de 30 secondes à Gaza, par ici).

[5] Comme pourraient le faire penser ces quelques chiffres, tirés d’un article de Mostafa Barghouti publié sur Orient XXI le 2 octobre 2024 , « Le droit d’être un peuple comme un autre » : « Au cours de la première année de cette guerre dévastatrice qui s’est étendue – comme on s’y attendait – au Liban voisin, l’armée israélienne a bombardé les 2,2 millions d’habitants de Gaza, vivant sur moins de 360 km2, avec plus de 83 000 tonnes d’explosifs. Cela représente 32 kg d’explosifs par homme, femme ou enfant. Pour mettre ce chiffre en perspective, 83 000 tonnes représentent quatre fois la puissance explosive de chacune des bombes nucléaires lancées sur Hiroshima et Nagasaki pendant la Seconde Guerre mondiale. Près de 80 % des habitations ont été partiellement ou totalement détruites. En Allemagne, seules 10 % des maisons avaient été détruites à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La machine de guerre israélienne a intentionnellement démoli toutes les universités, plus de 70 % des écoles, 34 des 36 hôpitaux qui y existent, 165 établissements de santé, 80 centres de soins, 137 ambulances, 178 abris, 611 mosquées et les 3 églises de Gaza. Les bombardements ont tué jusque-là plus de 41 595 Palestiniens, auxquels s’ajoutent plus de 10 000 disparus, qui sont encore sous les décombres. Parmi ces victimes, 70 % étaient des enfants, des femmes et des personnes âgées. Près de 17 000 enfants ont été tués, dont 115 qui sont nés après le 7 octobre. […] Il faut ajouter à ce bilan les 96 251 Palestiniens, pour la plupart des civils, qui ont été blessés. Ce chiffre inclut 4 000 amputations, dont 1 300 enfants. […] Fin septembre 2024, l’armée israélienne avait tué ou blessé 6,5 % de la population de Gaza. Si cela s’était produit aux États-Unis, cela signifierait proportionnellement que plus de 20 millions d’Américains ont été tués ou blessés en moins d’un an. »

[6] Ghassan Salhab a publié l’intégralité de ce discours sur Lundi matin. J’ai d’abord rechigné à le lire – pourquoi perdre mon temps à lire ces propos orduriers ? J’ai pourtant fait confiance à Ghassan Salhab : il devait bien avoir une raison de les reproduire. Et oui, je crois qu’il faut effectivement les lire, quitte à se laver les yeux ensuite, faute de quoi, ne nous trouvant pas à la place de celleux qui subissent les conséquences de ces déclarations, nous risquons d’avoir du mal à comprendre à quel point elles sont immondes, à quel point elles annoncent des offenses encore plus graves faites aux peuples de la région. D’ailleurs, ça n’a pas manqué : Netanyahou annonçait, entre autres, dans ce discours qu’« Israël doit également [après le Hamas à Gaza et en Cisjordanie] vaincre le Hezbollah au Liban. Le Hezbollah est l’organisation terroriste par excellence dans le monde d’aujourd’hui. » Il a donné l’ordre depuis New York d’assassiner le leader chiite libanais Hassan Nasrallah et on sait ce qu’il s’est passé depuis au Liban – « plus de 2 000 morts, des milliers de blessés et près de 1,2 millions de déplacés, selon les autorités libanaises » (dixit France 24). Tel est le bilan de l’agression d’Israël par le Hezbollah, « organisation terroriste par excellence ».

[7] [Note de Didier Fassin] L’histoire longue du conflit en Palestine fait l’objet du livre du professeur de l’université Columbia Rashid Khalidi, The Hundred Years’ War on Palestine : A History of Settler Colonialism and Resistance 1917-2017, New York, Picador, 2020.

[8] [Note d’Enzo Traverso] Edward Saïd, D’Oslo à l’Irak, Fayard 2005 [2004], p. 226-227.

[9] Cette juxtaposition de conditions de vie confortables et de conditions qui ne laissent guère d’autre possibilité que la survie, c’est ce contraste insoutenable qu’a voulu aussi montrer Jonathan Glazer dans son film La Zone d’intérêt. Si le film montre la vie confortable du commandant d’Auschwitz-Birkenau à deux pas de l’enceinte d’un camp de concentration, lorsqu’il a obtenu cette année l’Oscar du meilleur film étranger son réalisateur n’a pas caché qu’il avait voulu aussi parler du présent. Et si le film avait été tourné avant le 7 octobre, Glazer n’a pas hésité à déclarer que « dans ce film, tous les choix ont été faits pour nous confronter au présent. Le film montre où nous mène la déshumanisation. Nous sommes ici en tant quhommes qui réfutent le fait que la judéité et lHolocauste soient détournés par une occupation qui a conduit à des conflits pour tant dinnocents. Les victimes du 7 octobre, les victimes des raids de Gaza sont des victimes de deshumanisation ». Ne suivant guère ce genre d’événement (les Oscars, je veux dire), j’ai eu connaissance de cette prise de position par un article de Naomi Klein traduit sur le site de l’Agence Médias Palestine.

[10] À ce propos, le titre de l’article signé par Alain Gresh et Sarra Grira dans Orient XXI du 30 septembre dernier en dit assez long : « Gaza-Liban : une guerre occidentale ».

[11] [Notes de Traverso] Voir Norberto Bobbio, Teoria generale della politica, Turin, Einaudi, 1999 et Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, Gallimard, 2004 [1639].

[12] Sur ce massacre, voir par ici ma recension de Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du Massacres de la Saint-Barthélemy.

[13] Où l’on a pu voir, entre autres, la mairie de Paris interdire un événement prévu le 6 décembre 2023 au Cirque d’Hiver et intitulé « Contre l’antisémitisme, son instrumentalisation, et pour la paix révolutionnaire en Palestine », auquel devaient prendre part, excusez du peu Judith Butler, de passage à Paris à ce moment-là, et Angela Davis, en visioconférence depuis les États-Unis…

[14] Je réalise trop tard que cette histoire avait déjà été racontée dans Lundi matin du 19 mars dernier par Sophia Deeg… Tant pis : bis repetita placent.

[15] Dont la traduction française sera publiée prochainement dans le n°25 de la Revue du Crieur, à paraître le 7 novembre prochain, et qui contiendra un gros dossier sur la Palestine.

[16] Et auteur de À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine (La Fabrique, 2008), qui parle des tactiques de l’armée d’occupation israélienne.

[17] Hannah Arendt qui, en 1948, au lendemain de la première guerre israélo-arabe, écrivait ce qui suit et qui est justement rappelé par Enzo Traverso : « Et même si les Juifs devaient gagner la guerre, la fin du conflit verrait la destruction des possibilités uniques et des succès uniques du sionisme en Palestine. Le pays qui naîtrait alors serait quelque chose de tout à fait différent du rêve des Juifs du monde entier, sionistes et non sionistes. Les Juifs “victorieux” vivraient environnés par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur autodéfense physique au point d’y perdre tous leurs autres intérêts et toutes leurs autres activités. Le développement d’une culture juive cesserait d’être le souci du peuple entier ; l’expérimentation sociale serait écartée comme un luxe inutile ; la pensée politique serait centrée sur la stratégie militaire ; le développement économique serait exclusivement déterminé par les besoins de la guerre. Et tout cela serait le destin d’une nation qui – quel que soit le nombre d’immigrants qu’elle absorberait et si loin qu’elle étendrait ses frontières (la revendication absurde des révisionnistes inclut l’ensemble de la Palestine et la Transjordanie) – resterait néanmoins un tout petit peuple, largement supplanté en nombre par des voisins hostiles. » (Extrait de « Pour sauver le foyer national juif », 1948, dans Écrits juifs, Fayard, 2011.) « Cette perspective, que Arendt envisageait comme un cauchemar, est aujourd’hui sous nos yeux », commente Traverso.

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30 Secondes à Gaza

Je compte bien rendre compte durant les semaines qui viennent de deux livres au moins qui donnent un point de vue tout à la fois bien documenté, engagé et critique sur le génocide en cours à Gaza[1] : Gaza devant l’histoire, d’Enzo Traverso[2], qui dit avoir « voulu porter un regard critique sur le débat politique et intellectuel que la crise de Gaza a suscité, en essayant de démêler le nœud d’histoire et de mémoire qui l’étreint […] une réflexion critique sur le présent et les façons dont l’histoire a été convoquée pour l’interpréter » (extrait de l’introduction) ; et Une Étrange Défaite, de Didier Fassin, qui « livre une analyse urgente et essentielle des interprétations auxquelles l’attaque du Hamas et la guerre menée par Israël ont donné lieu dans les sociétés occidentales pour appréhender les causes et les conséquences du consentement passif ou actif à la destruction de Gaza et au massacre de sa population » (présentation de l’éditeur). Mais pour l’heure, je voudrais vous parler d’un livre qui ne vient pas non plus directement de Gaza : en effet, Mohammad Sabaaneh est un artiste palestinien qui vit à Ramallah[3]. Ses livres sont composés d’images plus que de textes et publiés par l’excellente et encore trop méconnue maison d’édition Alifbata. Depuis 2015, Alifbata[4] s’est lancée dans l’exploration du roman graphique et de la bande dessinée en langue arabe. Après Je ne partirai pas, l’an passé, Alifbata publie aujourd’hui 30 Secondes à Gaza.

30 secondes. C’est le temps que durent les vidéos postées depuis Gaza sur les réseaux sociaux. Trente secondes pour un bref aperçu de l’enfer que vivent les Gazaouis. Trente secondes de l’horreur subie par des êtres ni plus ni moins humains que nous. Trente secondes d’images au « contenu sensible » nous dit parfois l’avertissement, contenu insoutenable pour beaucoup d’entre nous. Que dire alors de ce qu’éprouvent les hommes et les femmes qui les prennent et nous les transmettent…

C’est le début de l’avant-propos de Sabaaneh. Voici la suite :

Depuis deux ans maintenant, Jénine, ma ville[5], vit elle aussi un enfer. Parce que j’ai publié ce qui s’y passait, mes comptes sur les réseaux sociaux ont été supprimés et, avec eux, plus de quinze années de travail d’information suivi par des centaines de milliers d’abonnés. Cette censure m’a mené à m’interroger sur la valeur documentaire et historique des vidéos et photos diffusées depuis Gaza, sachant qu’elles risquent à tout moment de se voir elles aussi interdites par les plateformes qui « modèrent » ces réseaux (ce qui a déjà été le cas de bon nombre d’entre elles depuis le début de la guerre). La connaissance de l’histoire et les documents qui la renseignent sont aujourd’hui laissés au pouvoir discrétionnaire de quelques firmes.

En mettant ces vidéos en dessins, je veux contribuer à prévenir la destruction des preuves des crimes commis contre mon peuple à Gaza. Depuis le Guernica peint par Picasso pour témoigner de l’anéantissement de la ville par les fascistes, on sait que le cubisme peut être un langage puissant pour raconter la démolition de la vie. C’est pourquoi j’y recours pour dessiner Gaza aujourd’hui. J’utilise par ailleurs l’encre de Chine, parce qu’aucune solution liquide ne peut l’effacer. Elle est indélébile comme l’est le sang qui coule dans les rues de Gaza, dans ses hôpitaux et sur les visages de ses enfants que rien, jamais, ne pourra effacer de nos mémoires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans un centre d’aide, un enfant serre un petit oiseau contre lui. (14/10/2023)

Cela donne un album à la fois très beau et à la limite du supportable – à ne pas mettre entre les mains de personnes trop sensibles. Alifbata s’est associée à deux autres maisons d’éditions, italienne et espagnole, et le livre vient de sortir simultanément dans les trois pays. Les bénéfices de la publication, s’il y en a, seront reversés à des associations palestiniennes des territoires occcupés. Il faut aussi mentionner les deux préfaces données au livre par Ilan Pappé[6] et Nadia Naser Najjab[7].

Voici tout d’abord celle de Nadia Naser Najjab :

30 Secondes est un récit puissant, à l’état brut, qui propose des images vivantes de la souffrance et de la mort des Palestiniens que les médias occidentaux censurent invariablement. Ici, les portraits et les paroles de personnes aujourd’hui décédées ou ayant perdu des êtres chers sont rapportés en dessins et en mots qui expriment toute l’horreur de la vie et de la mort sous les bombardements aveugles, dépeignant en détail la désolation et les traumatismes engendrés par la guerre, sans rien cacher de l’atroce réalité.

Les dessins présentés ici, réalisés à partir de brèves vidéos postées sur les réseaux sociaux et souvent très vite censurées par les plateformes, parlent encore de bien d’autres choses : de ce que dissimule le prétexte d’« autodéfense » d’Israël, ainsi que de l’hypocrisie et du « deux poids deux mesures » de l’Occident, qui n’a cessé d’ignorer les droits de l’homme des Palestiniens, dont celui, premier, à l’existence.

L’art de Sabaaneh amplifie les voix et les récits palestiniens et documente ce que d’autres s’évertuent à dissimuler, voire à supprimer, en préservant des images, des expériences et des traumatismes qui, autrement, seraient ignorés ou négligés, condamnés à l’invisibilité et, finalement, à s’évanouir dans les limbes de l’Histoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« J’étais en train de faire dodo » Un enfant en état de choc à l’hôpital (18/10/2023)

Et un extrait (la conclusion, en fait) de la préface d’Ilan Pappé :

Les dessins de ce livre parlent d’eux-mêmes, mais ils doivent être inscrits dans leur contexte, à la fois historique et moral. Précisément comme les événements qu’ils décrivent et qui, depuis octobre 2023, nécessitent plus que jamais de pareilles mises en perspective afin de contrer la propagande israélienne et ses soutiens dans le monde entier, qui refusent de situer l’attaque du Hamas dans son contexte. Cette propagande n’a cessé de répéter que cette attaque était un chapitre de l’histoire de l’antisémitisme, et même du nazisme. Absurdité totale qui ne peut être démentie que par une connaissance correcte de l’histoire de la lutte palestinienne et par une position morale ferme qui fait la distinction entre des actes condamnables et leur lien avec un combat justifié pour la libération.

Alors, quand vous regarderez ces images qui immortalisent des instantanés, gardez en mémoire quelques points.

Tout d’abord, il s’agit d’un épisode d’une longue histoire d’infanticides, de perte de parents et de traumatismes dont les enfants palestiniens, et en particulier ceux de Gaza, font l’expérience depuis très longtemps.

Ensuite, au cours de cette histoire, certains de ces enfants ont grandi et se sont retrouvés, des années plus tard, en première ligne de la résistance palestinienne. Je me rappelle toujours une photo de Zecharia Zbedi, un garçon assis devant les ruines de sa maison, dans le camp de réfugiés de Jénine en 2002, après le massacre (dont Sabaaneh fut également témoin) perpétré par Israël. Des années plus tard, j’ai vu sa photo en tant que commandant des forces de libération dans le même camp. Le lien est clair et évident.

Enfin, ces visages juvéniles nous rappellent que nous soutenons tous la cause palestinienne, en premier lieu en tant qu’êtres humains incapables de se taire lorsque d’autres, et en particulier des enfants, se voient refuser une vie normale et que leur existence est constamment en danger. Ceux d’entre eux qui survivront à la brutalité israélienne formeront la prochaine génération de la résistance et continueront à mener le combat pour la libération de la Palestine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Sois fort! » Un père réconforte son fils en pleurs devant leur maison en ruines. (23/10/2023)

Une tournée de présentation de 30 secondes à Gaza par son auteur est prévue en Italie, Espagne, et France. Elle devrait passer par Paris, Albertville, Forcalquier et Marseille entre le 7 et le 12 octobre[8] – si toutefois la guerre qui s’étend désormais au Liban n’empêche pas le départ de Mohammad. On pourra se procurer le livre à ce moment-là – il sera en librairies le 11 octobre.

Dimanche 29 septembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Aujourd’hui, on n’entend guère de voix contre l’utilisation du terme « génocide » quant à ce que fait Israël à Gaza. Cela dit, et si l’on veut avoir une vue générale de l’état des débats à ce sujet dans la « communauté internationale », on pourra se reporter utilement à la synthèse publiée par l’Agence Media Palestine, à lire par ici. Pour un point de vue moins « distancé », on pourra lire aussi la dernière livraison, sur Orient XXI, du « Journal de bord de Gaza », écrit par Rami Abou Jamous, fondateur de GazaPress, qui se trouve toujours sur place avec sa famille, mais sous un abri de toile désormais : « Pour qualifier ce qui se passe, je ne trouve que “Gazacide” »

[2] Qui vient de paraître chez Lux Éditeur.

[3] Voir une présentation plus complète de Mohammad sur le site d’Alifbata.

[4] Alif, ba et ta sont les trois premières lettres de l’alphabet arabe. « Comme l’évoque son nom, l’association Alifbata naît d’une passion pour le monde arabe et de la volonté de creuser les liens qui existent entre nord, sud, est et ouest de la Méditerranée. » (Extrait de la présentation de la maison d’édition.)

[5] Jénine est la ville natale de Sabaaneh, mais il vit aujourd’hui à Ramallah.

[6] Auteur (entre autres) de Le Nettoyage ethnique de la Palestine, un ouvrage fondamental pour comprendre les origines de qui se passe aujourd’hui à Gaza et en Cisjordanie, récemment réédité par La Fabrique (ma recension à lire par ici)

[7] Respectivement professeur au Collège des sciences sociales et des études internationales de l’université d’Exeter au Royaume-Uni et directeur du Centre d’études européen sur la Palestine (ECPS), et maître de conférences en études palestiniennes et codirectrice du Centre européen d’études palestiniennes (ECPS) de l’université d’Exeter.

[8] Voici le programme de la tournée de Mohammad, accompagné de Simona, son éditrice d’Alifbata :

– 7 octobre, 18h30 : interview PDH Youtube.com/@parolesdhonneur

– 8 octobre, 19h00, Paris : rencontre à La maison de la vie associative et citoyenne, 11 rue Caillaux, Paris 13e, métro Maison-Blanche

– 9 octobre, 18h30, Albertville : rencontre à la salle Atrium, 168 rue de la Bévière, Gilly-sur-Isère

– 10 octobre, 17h30, Forcalquier : rencontre au Local, 2, place du Palais, Forcalquier

– 11 octobre, 12h30-13h30 : interview Radio Zinzine /radiozinzine.org

– 12 octobre, 17h00, Marseille : rencontre à la librairie Maupetit, 142 La Canebière, Marseille ; 19h00 : soirée à la Casa Consolat, 1 rue Consolat, avec expo des dessins de Mohammad.

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La haine des fonctionnaires

Julie Gervais, Claire Lemercier & Willy Pelletier, La Haine des fonctionnaires, Éditions Amsterdam, 2024

Il s’agit bien de la haine contre les fonctionnaires, pas de celle de ceux-ci contre je ne sais qui. Même s’ils ont des raisons de haïr – et probablement certain·e·s haïssent –  les cabinets de conseils genre McKinsey qui se font payer très cher des boulots que les serviteurs de l’État accomplissent gratos, la « très haute » fonction publique, passée de « noblesse d’État » (Bourdieu, c’était une autre époque) à « noblesse managériale (selon les auteur·e·s du livre), les think tanks à la française (genre cette fondation à dormir debout, l’Ifrap « pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques », dirigée par des patrons de grandes entreprises… privées, cela va de soi) qui refilent des études bidonnées aux médias, lesquels en font leurs choux bien gras – « il faut être réaliste, le public sera toujours moins efficace que le privé ». Tous phénomènes qui, si l’on y ajoute les restrictions budgétaires (les « dépenses publiques » à diminuer, sujet d’actualité s’il en est) et la « dématérialisation » des services publics, valent aux fonctionnaires, qui n’en peuvent mais, une animosité de plus en plus affirmée de la part… du public, justement.

Or il ne vous aura pas échappé que les récriminations contre les fonctionnaires, les caricatures qui circulent à leur propos – genre ces types de l’Équipement, au bord de la route, qui sont toujours plusieurs à glander pendant qu’il n’y en a qu’un qui bosse, ces infirmières qui papotent autour d’un café au lieu de s’occuper de vous, ces gens dans les bureaux dont on ne sait pas ce qu’ils foutent, à part vous faire perdre votre temps – à vous qui pourtant n’en avez pas de reste, « Je bosse, moi, Monsieur ! », il ne vous aura pas échappé, donc, que ce concert ininterrompu de médisances (passez donc un moment au zinc d’un bistrot, pour voir, ou plutôt entendre cette basse continue) embrunit nos atmosphères… Quoi que l’on pense des fonctionnaires et du service public (donc de l’État, même si certains fonctionnaires bossent dans le privé et si nombre de services publics sont « délégués » au privé), il faut s’interroger sur les effets de ce dénigrement et de ces mensonges, sur qui les entretient et à qui il profitent – et on voit bien que ce n’est pas à la gauche plus ou moins sociale-démocrate. Il est d’ailleurs assez significatif que cette même gauche ait tout récemment proposé, comme prétendante au poste de Premier ministre, Lucie Castets, une haute fonctionnaire cofondatrice, en 2021, du collectif Nos services publics.

Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier s’attachent donc, dans ce livre (très) utile qui vient de paraître chez Amsterdam, à démonter les fakes, décortiquer les ragots/rumeurs qui courent sur les fonctionnaires et à comprendre quelle logique politique les sous-tend pour quels résultats, politiques eux aussi, dont on constate la traduction en termes électoraux, entre autres. Ils n’en sont pas à leur coup d’essai : « Le livre que vous avez dans les mains, écrivent-ils (p. 233) résulte de nos rencontres, depuis trois ans, autour d’un premier livre, La Valeur du service public. »

Un gros travail de 450 pages ainsi présenté par l’éditeur (La Découverte) :

Des décennies de casse sans relâche : les dernières crises sanitaire et économique en montrent l’ampleur et les dangers. Mais qui veut la peau du service public ? Pourquoi, et au détriment de qui ? Qui sont les commanditaires et les exécuteurs du massacre en cours au nom de la modernisation ? Quels sont leurs certitudes, leur langage, leurs bonheurs et leurs tourments ? Comment s’en tirent les agents du service public quand leurs métiers deviennent missions impossibles ? Comment s’en sortent les usagers quand l’hôpital est managérialisé, quand les transports publics sont dégradés ? Ce livre raconte les services publics : ceux qui ont fait vivre des villages et ceux qui ont enrichi des entreprises, les guichets où on dit « non » et ceux qui donnent accès à des droits. Il combat les fausses évidences qui dévalorisent pour mieux détruire – les fonctionnaires trop nombreux, privilégiés, paresseux. Il mène l’enquête pour dévoiler les motifs des crimes et leurs modes opératoires, des projets de réforme à leurs applications. On entre dans les Ehpad, aux côtés des résidents et du personnel soignant, on pousse la porte des urgences, on se glisse dans les files d’attente de la CAF ; on s’aventure dans les grandes écoles, on s’infiltre dans les clubs des élites, au gré de récits et d’images qui présentent les recherches universitaires les plus récentes.

Oh, direz-vous, « massacre », le mot est un peu fort, non ? Voici pourtant ce qu’en disaient les auteur·e·s dans ce premier livre :

Nous utilisons les mots au sens propre. Les « modernisations » entreprises dans les services publics sont, de fait, des massacres. Des violences de masse. Les mots utilisés pour en parler sont trop calmes, impuissants à dire la brutalité. Et c’est à froid, tranquillement, qu’on les lit. Nous restons, quelque effort que l’on fasse, à l’extérieur des peines telles qu’elles sont vécues. Nous qui les écrivons, et qui les traduisons, nous les trahissons[1].

Trahison assez bien ressentie par les premiers et les premières concernées, pour qu’ielles en « rajoutent une couche », comme on dit, lors de rencontres autour du livre.

Souvent des agents publics, en activité ou en retraite, des fils ou nièces de fonctionnaires et de précaires du public aussi, marqués par la souffrance, le dévouement ou le ras-le-bol de leur mère ou de leur oncle. Des gens qui nous ont raconté ce qui s’était passé depuis l’écriture de ce premier livre, le raz-de-marée de la dématérialisation en particulier, emportant pour certains le dernier espoir d’un service public humain.

Donc nos auteur·e·s ont remis l’ouvrage sur le métier. Cela donne un livre plus bref (250 pages), probablement plus « nerveux » (je dis probablement car je n’ai pas lu le premier, qui pourtant semble valoir le détour si j’en juge par l’extrait publié sur Contretemps), et toujours d’une grande actualité : j’ai déjà évoqué la question de la soi-disant indispensable « réduction des dépenses publiques » qui est un des mantras du gouvernement actuel comme de son prédécesseur – dans ce contexte, parions que les « massacres à la modernisation » des services publics, vont se poursuivre et, les accompagnant et les justifiant, le bashing systématiquement organisé contre les fonctionnaires. Celui-ci « procède, pour une large part, d’une rencontre de trois mouvements de longue durée, qui se renforcent mutuellement ». Tout d’abord, poursuivent Gervais, Lemercier et Pelletier dans une heureuse formule : « la réévaluation des idées du marché sur le marché des idées, à l’œuvre depuis quarante ans ». Des pseudo-intellos se sont bâtis des carrières en assénant des lieux communs du genre « l’argent va aux salaires de la fonction publique au lieu d’aller aux entreprises ». Il fallait de la « flexibilité », du risque, de l’initiative, des privatisations, en somme.

Cet éloge du privé, sans cesse appuyé sur la caricature des fonctionnaires, s’est, depuis les années 1980, diffusé au fur et à mesure de l’expansion et des transformations d’un journalisme économique, de plus en plus dépendant des recettes publicitaires, recrutant en section « éco-fi » (avec formation à la finance) de Sciences Po ou en écoles de commerce. Et propageant le « réalisme économique » et ses « critères d’efficacité » […] Ensuite se sont ajoutés à cela, activant en permanence les mêmes caricatures, une série de fondations financées par des entreprises (comme l’Ifrap ou l’Institut Montaigne) et des professionnels de la politiques liés aux entreprises. De sorte que ces caricatures sont devenues, en certains milieux, comme l’air que l’on respire (pour reprendre ce que le sociologue Émile Durkheim disait des lieux communs).

Deuxième mouvement, l’arrivée d’une vague de managers « réformateurs » (formés dans les mêmes écoles que les journalistes mentionnés plus haut).

[Ils sont] fixés sur le bilan comptable, armés de consultants, validés par des commissions de « personnalités qualifiées » où prédominent les dirigeants d’entreprises. L’inefficacité des agents publics est posée comme postulat. Car « cadrer avec » les compressions de budget devenues lois, ou transférer au privé les segments de secteurs publics profitables à certaines firmes, tout cela s’appuie sur l’inefficience du Public, la lenteur du fonctionnaire peu « activable ».

La diminution du nombre de fonctionnaires (non-renouvellement des départs à la retraite, non-recrutements pour faire face aux nouveaux besoins, etc.) s’accompagne du recrutement massif de contractuels, évidemment plus précaires et donc plus dociles, pardon, « flexibles ».

Un troisième mouvement […] s’accomplit au gré des hostilités quotidiennes (minuscules parfois) et des répulsions spontanées qui opposent les manières d’être et de faire propres à certains milieux populaires, aux façons de se tenir, de parler, d’agir de salariés un peu plus diplômés ou issus des classes moyennes.

Les gens des bureaux, quoi. Ce que l’on oublie alors, c’est que 1), ce genre d’emploi n’est pas toujours très drôle non plus, encore moins dans le contexte de « modernisation » et de dématérialisation évoqué plus haut (plus de contact avec les usagers, ou très peu, et pression incessante des managers) et 2) qu’une très grande partie des agents du service public sont des prolos comme les autres – ainsi par exemple, les agents d’entretien fonctionnaires, toutes spécialités confondues, sont environ 600 000…

Alors, trop de fonctionnaires qui se gavent de nos impôts ? demande le titre d’un des chapitres du livre. Les auteur·e·s relèvent malicieusement cet autre titre de l’historien Émilien Ruiz : Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle), paru au Seuil en 2021. Émilien Ruiz y montre que ce discours du « trop de fonctionnaires » est apparu en même temps que le mot « fonctionnaire », soit au moment de la Révolution française… Cependant, on n’a jamais été trop d’accord sur quels fonctionnaires seraient surnuméraires, ou, au contraire, indispensables – en gros, flics, gardiens de prisons, infirmières ou enseignants ? Par contre,

Ce que montre Émilien Ruiz, c’est qu’un changement s’est opéré dans ces débats à la fin du XXe siècle. Depuis une trentaine d’années, un seul argument a polarisé tous les débats sur les fonctionnaires et a motivé bien des lois qui ont saccagé leurs conditions de travail : l’argent.

Ritournelle de la dépense publique, etc. Pourtant, comme le font observer nos auteur·e·s, « rien n’interdit d’augmenter les impôts – ou, déjà, d’arrêter de les diminuer – et de débattre de qui, alors devrait payer davantage pour les services publics. » Et de mentionner, entre autres super-riches, les très grandes entreprises. En note de bas de page, ils nous rappellent que

L’économiste Anne-Laure Delatte a chiffré les 185 milliards d’euros par an (en moyenne depuis 2010) offerts en subventions ou, plus souvent, en allègement d’impôts ou de cotisations sociales, sans aucune contrepartie (sans obligation, et souvent, on peut le démontrer, sans résultat en termes d’emploi, de recherche ou autres buts allégués, aux plus grandes entreprises[2].

Un pognon de dingue, comme dirait l’autre. Il est vrai qu’on pourrait peut-être mieux utiliser les deniers publics.

Depuis la loi organique relative aux lois de finances (« LOLF » pour les intimes) de 2001, des règles juridiques et comptables se sont accumulées, difficiles à changer, qui limitent énormément les possibilités quant à la manière de dépenser un budget, une fois que les élus [d’une collectivité, depuis la commune jusqu’à la nation] ont décidé de son volume. Et c’est toujours dans le même sens que cet espace des possibles a été limité : cela conduit à réduire le nombre de fonctionnaires, quitte à dépenser davantage d’argent public pour faire la même chose (ou pour faire moins bien). En demandant au cabinet de conseil McKinsey d’organiser un colloque sur l’avenir du métier d’enseignant pour 496 800 euros, par exemple, alors que des professeurs d’université en sciences de l’éducation font la même chose plusieurs fois par an, sans demander rien en plus de leur salaire d’enseignants-chercheurs. Mais pas seulement : le scandale des cabinets de conseils n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Ici, Gervais, Lemercier et Pelletier citent l’humoriste Waly Dia qui s’insurgeait en 2022 contre la règle de la « fongibilité asymétrique ». Avant de l’écouter[3], allez voir en ligne qu’est-ce que c’est que ce truc[4] – ça porte un nom à coucher dehors, mais c’est relativement simple. Résultat, estimé en 2021 par le collectif Nos services publics : « l’État, les hôpitaux et les collectivités payent chaque année à des entreprises (de Challancin [très grosse boîte de nettoyage/entretien] à McKinsey en passant par les sociétés d’autoroutes et Suez) [environ] 160 milliards d’euros ». Merci la fongibilité asymétrique !

Dans le même genre – je veux dire, dans le genre qui se prêterait bien à un sketch de Waly Dia, il y a aussi cette histoire de la dématérialisation des services publics qui déprime tout le monde, en premier lieu les usagers qu’on fait bosser à la place des fonctionnaires pour monter leurs dossiers. Mais bon, déjà, faut savoir faire. Pas évident. Et contrairement à ce qu’on pense généralement, il ne s’agit pas que d’un problème de vieux malhabiles avec les ordis. Ce n’est pas parce que les 18-24 ans ont grandi avec les réseaux sociaux qu’ils maîtrisent la démarche en ligne pour déposer plainte, établir une procuration de vote ou s’inscrire à la fac – logique : c’est assez différent de poster une vidéo sur TikTok. En 2020, un quart d’entre eux ont déclaré avoir rencontré des difficultés pour des démarches numériques : davantage que parmi les adultes plus âgés. Et bien sûr, en plus de la déshumanisation propre au monde des « relations » numériques, il y a encore et toujours ceux qui en tirent profit. C’est là qu’on en arrive au sketch.

Dans les années 2010, une « start-up d’État » (on notera le choc des mots) baptisée « Mes-aides » développe des bases de données colossales – sur fonds publics, donc – permettant de créer un simulateur d’aides. La start-up […] parvient à cartographier le maquis des aides aux individus : pas seulement celles qui s’adressent aux plus pauvres, comme le RSA, mais tout l’argent que chaque personne serait en droit de demander à l’État, pour telle ou telle raison (de l’aide au logement à celle à l’emploi d’une nounou) : plus de mille démarches différentes. La base de données qui les recense, avec leurs conditions d’obtention, porte le doux nom d’OpenFisca.

Dans les années 2020, cette base de données est devenue la base du chiffre d’affaires de différentes sociétés privées, comme mes-allocs.fr ou Wisbii Money, qui fournissent un service de découvertes d’aides publiques et de réalisation de démarches, contre un abonnement mensuel, voire contre un pourcentage des aides récupérées.

Dans le domaine de l’assurance retraite aussi, des entreprises font payer de 300 à 7000 (!) euros par personne les assurés qui veulent savoir ce qu’il en sera de leur pension – vu les conditions de travail des agents des caisses nationales d’assurance vieillesse, et la diminution de leur nombre, ils n’ont plus les moyens de faire correctement leur travail, et la Cour des comptes chiffrait le nombre d’erreurs sur le calcul des nouvelles retraites à une sur sept, et cela en 2022, soit avant la mise en œuvre de la trop fameuse réforme qui va encore compliquer les calculs…

Bon, il y en a – des fonctionnaires – qui n’ont pas ce genre de problème, ce sont les cadres de la « haute fonction publique ». La dernière partie du livre leur est consacrée. Je ne m’y attarderai pas, histoire de ne pas tomber à mon tour dans le « fonctionnaires-bashing ». En effet, le sujet est plus complexe qu’il n’y paraît, et il n’y a semble-t-il qu’une petite partie de (très) hauts fonctionnaires, ceux-là justement qui définissent et appliquent les nouvelles règles genre fongibilité asymétrique, avant d’aller occuper un poste dans le privé, puis de revenir dans un cabinet ministériel, etc. (ce que l’on appelle le « pantouflage ») dont le statut de « noblesse managériale » nous pousserait à des extrémités regrettables… Mais cette troisième partie mérite elle aussi d’être lue, on comprendra mieux comment fonctionne ce « monstre froid » qui nous administre.

Je ne peux que recommander la lecture de ce livre – il ne s’agit pas de se mettre à militer pour une réorganisation « « sociale » de l’État, hein, ce n’est pas dans mes projets… Mais bon, je pense qu’il est important de comprendre un peu mieux comment ça fonctionne, et aussi de se rendre compte qu’il y a parmi ces fonctionnaires pas mal de gens exploités, surmenés et méprisés au même titre que les autres prolétaires[5].

Le 26 septembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

Post-scriptum

Ce samedi 28 septembre, je viens d’entendre à France Inter (juste après des infos durant lesquelles a été annoncée, entre deux bombardements au Liban, que l’État français supprimait 50 millions d’euros de sa contribution au budget de La Poste) une émission qui illustre de façon proprement cauchemardesque le propos des auteurs de La Valeur du service public et de La Haine des fonctionnaires : « Secrets d’infos », que l’on peut encore écouter en ligne (prenez la demi-heure nécessaire, ça vaut le détour, sauf évidemment si vous avez le cœur fragile et craignez une montée de colère trop brusque, ou une sensibilité qui ne vous permettrait pas de supporter les situations atroces qui sont évoquées là).

C’est une affaire hors-norme qui sera jugée du 14 au 18 octobre 2024, devant le tribunal de Châteauroux. 19 personnes comparaissent pour, entre autres chefs d’accusations, graves maltraitances sur une vingtaine d’enfants qu’ils ont hébergés entre 2010 et 2017 dans l’Indre, la Haute-Vienne et la Creuse. En toute illégalité. Ces “familles d’accueil” n’ont en réalité jamais obtenu l’agrément officiel des autorités et se sont pourtant vu confier des dizaines d’enfants par l’Aide sociale à l’enfance (Ase) du Nord. (Chapô de l’article publié sur le site de France Inter.)

Un jour un de ces mômes s’est retrouvé au CHU de Limoges, gravement blessé. Après une semaine de coma, lorsqu’il se réveille, il supplie les soignants de ne pas le renvoyer à l’homme chez qui il a été placé, qu’il accuse de traitements violents et inhumains, que l’on peut qualifier de tortures physiques et psychologiques. Enquête, etc. On découvre alors que deux types ont monté une structure d’accueil d’enfants placés, laquelle structure n’a jamais obtenu l’agrément pourtant nécessaire pour se voir confier des enfants. Au cours de l’enquête, on retrouve 19 mineurs passés dans cet enfer et qui ont subi les mêmes maltraitances (coups, menaces, administration de drogues, agressions sexuelles, sans parler des travaux de bâtiments qu’ils devaient exécuter pour leurs bourreaux) que celui qui a le premier donné l’alerte… 19, comme le nombre de familles « d’accueil » (il faut vraiment beaucoup de guillemets) qui marchaient dans la combine. Il faut dire que c’était lucratif : l’État (enfin, l’Ase du Nord) allongeait plusieurs centaines d’euros par enfant et par jour… Au total plusieurs centaine de milliers d’euros. Les deux responsables de l’asso (« Enfance et bien-être », il fallait oser !), qui n’avaient jamais rien déclaré aux impôts, avaient réussi à en exporter une bonne partie en Roumanie, où ils comptaient, ont-ils déclaré, monter… une ferme pédagogique !

C’est vraiment dégueulasse, ça fait penser aux Thénardier… Pourtant, on n’est plus au XIXe, quand Hugo écrivait Les Misérables. Non, mais ce n’est guère mieux : aujourd’hui, ce sont donc les départements qui ont la charge de l’Aide à l’enfance. Dans le Nord, en l’occurrence, le nombre d’enfants placés a beaucoup augmenté : + 13,2% en trois ans, tandis que le nombre de places d’accueil, lui, a diminué pendant la même période. C’est le Département qui a supprimé 400 de ces places. Réductions budgétaires, encore une fois. Sauf que la débrouille de la direction de l’Ase coûte beaucoup plus cher à la collectivité : dans le système officiel, « normal », de placement, les familles perçoivent une centaine d’euros par jour par enfant placé. Elles ont un statut d’agent public. Mais quand le département a recours à des « privés », ou des associations, le débours quotidien peu monter jusqu’à 600 euros ! C’est bien le même processus que celui décrit dans les deux livres dont nous avons parlé ci-dessus : pourquoi faire mieux et moins cher dans le public que quand on peut faire pire hors de prix dans le privé…

L’émission de France Inter décrit aussi le désarroi des éducateurs du Nord, leur détresse même, lorsqu’ils ont appris ce qu’avait fait leur direction. Encore s’agit-il d’un cas extrême. De toute façon, la vie quotidienne de ces éducateurs est rendue de plus en plus difficile par les restrictions de crédits et l’absence de solutions pour prendre en charge les mômes qui en ont besoin – nombre d’entre elleux dépriment, font des burn-out, démissionnent. Même chose, semble-t-il, chez les juges pour enfants. Quand on vous parlait de « massacre » des services publics…

[1] Extrait piqué sur l’excellent site https://www.contretemps.eu/.

[2] Anne-Laure Delatte, L’État droit dans le mur. Rebâtir l’action publique, Fayard 2023.

[3] Par ici.

[4] Sur Wikipédia, par exemple, il y a un article assez clair là-dessus.

[5] Par ailleurs, il faut insister sur les conséquences politiques du massacre des services publics. À cet égard, on trouve un passage très éloquent dans l’extrait auquel j’ai déjà fait référence (note 1) du livre La Valeur du service public :

« De ces “modernisations” décidées très loin, ailleurs, qui subit les effets ? Dans l’Aisne, les communes quasi ruinées, où les anciens sont trop pauvres pour secourir leurs enfants et où les enfants sont trop pauvres pour secourir leurs parents. Dans l’Aisne, les bourgs où déjà il n’y a plus ni bureau de poste, ni classes de primaire, ni médecins, ni infirmières, ni pharmacie, quasiment plus de bistrots, des accès Internet défaillants, et des magasins clos. Pas d’emplois. Dans chaque village, des maisons détériorées, des voitures cabossées, presque hors d’usage, ou seulement des mobylettes pour se déplacer. Les dégradations des routes, leurs usages difficiles ne sont jamais vus par celles et ceux qui ne vivent pas là. Alors qu’ils avivent l’enclavement des plus mal lotis, les solitudes remplies d’amertume. Et ces impuissances face à l’écroulement d’un monde qui ne tient plus, retournées en aigreurs envers quiconque paraît déranger davantage l’ordonnancement de l’univers d’avant. Celui où l’on avait encore l’impression d’avoir tout de même sa place. Les gens qui vivent là, atomisés, avec de moins en moins de relations entre eux, et dépourvus de la force sociale nécessaire pour se faire entendre, sont réduits au silence, si ce n’est au mépris public.

Ces enchaînements inaperçus conduisent aux scores élevés du Rassemblement national. Pour ne citer que quelques communes rurales pauvres de l’Aisne, entre lesquelles beaucoup de routes sont mal entretenues et où les services publics ont fermé, Marine Le Pen a obtenu 59 % des voix à Blérancourt, 61 % à Morsain, 62 % à Saint-Aubin, 63 % à Vézaponin, 68 % à Camelin, 69 % à Selens, au second tour de l’élection présidentielle, en 2017.

Les “modernisations” sont des massacres ? Mais pour qui ? Des nécessités ? Mais pour qui ? Et quels écheveaux de relations donnent force aux “modernisateurs»” ? En quoi leurs forces sont-elles faites de nos faiblesses ? »

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