Polluer, c’est coloniser

Max Liboiron, Polluer, c’est coloniser. Traduit de l’anglais par Valentine Leÿs. Préface d’Isabelle Stengers et Alexis Zimmer. Éditions Amsterdam, 2024.

À mon avis, c’est un grand livre. Je dis « grand », j’aurais pu dire « très bon », « excellent » – le mieux serait peut-être de dire que c’est un livre qui fera référence[1] dans les domaines qu’il aborde, soit la pollution et son rapport avec la colonisation, mais aussi (surtout ?) en épistémologie. Pardon d’utiliser les grands mots ; disons plutôt, comme me le suggère mon dictionnaire à l’entrée « épistémologie » : 1. (Philo.) Étude des sciences (la connaissance), de leurs principes, de leur validité et de leur portée, et 2. (Méd.) Science des rapports entre des méthodes scientifiques et la philosophie de la connaissance. En l’occurrence, j’opterais d’abord pour la seconde définition, même si Max Liboiron ne parle pas spécifiquement de médecine – sauf peut-être si l’on considère qu’il vise une médecine de la T/terre (oui, T/terre, j’insiste, voyez plutôt cette note de bas de page[2]).

 

C’est aussi un livre singulier, en ce qu’il se présente comme un essai scientifique et un manuel anticolonial (ou l’inverse : manuel scientifique et essai anticolonial). Il faudrait tout un abécédaire pour expliquer de quoi il traite. Plus que jamais, c’est le cas de le dire, les mots sont importants[3]. Les mots sont importants non seulement par leur signification « propre », si je puis dire, mais aussi par la façon dont ils sont utilisés, dont ils participent à un récit, dont ils accueillent le lecteur. Voici pour commencer un extrait des remerciements placés en tête du texte de Liboiron (après l’« Avertissement » qui sert de préface, rédigé par Isabelle Stengers et Alexis Zimmer – et qui, je le dis au passage, présente le livre de façon synthétique bien mieux que je ne saurais le faire) :

Le territoire sur lequel ce texte a été écrit est la patrie ancestrale des Beothuk. L’île de Terre-Neuve est la patrie ancestrale des Mi’kmaq et des Beothuk. Je souhaite aussi reconnaître les Inuits de Nunatsiavut et NunatuKavut et les Innu de Nitassinan, ainsi que leurs ancêtres, comme population originelle du Labrador. Nous nous efforçons d’entretenir des relations respectueuses avec toutes les populations de cette province, dans notre ambition d’accéder à une guérison collective et à la réconciliation véritable, et d’honorer ensemble cette belle terre[4].

Taanishi. Max Liboiron dishinihkaashoon. Lac La Biche, Treaty siz, d’ooshiin. Métis naasyoon, niiya ni : nutr faamii Woodman, Turner, pi Umperville awa. Ni papaa (kii ootinikaatew) Jerome Liboiron, pi ni mamaa (kii ootinikaatew) Lori Thompson. Ma paraan et Richard Chavolla (Kumeyaay). Je viens de Lac La Biche, territoire du traité 6 dans le nord de l’Alberta, Canada. Les parents qui m’ont élevé·e sont Jerome Liboiron et Lori Thompson. Je suis en lien avec ma famille métis à travers une lignée de Woodman, Turner et Umperville qui remonte à la Rivière Rouge. Rick Chavolla de la Nation Kumeyaay est mon parrain. Telles sont les relations qui me guident[5]. […]

On comprend de suite que l’on est pas en train de lire un texte académique comme les autres… Mais suivons le fil de ces remerciements (un peu plus loin) :

« Beaucoup de personnes ont contribué à construire ce livre. Nombre d’entre elles sont identifiées ici et au fil du texte dans les notes de bas de page, afin que les lecteurs·rices puissent identifier les personnes sur les épaules desquelles je me tiens. »

Oui, me direz-vous, c’est la moindre des choses, pour un·e intellectuel·le, que de reconnaître ses dettes envers ses prédécesseur·euses. Sauf que, précisément, Liboiron évite soigneusement ce terme de « dette » (peut-être d’ailleurs ne lui est-il jamais venu à l’esprit…) :

Je considère ces notes comme la mise en action d’une éthique reposant sur la gratitude, la reconnaissance de leur travail et la réciprocité. Tout cela fait qu’il est difficile de considérer que ces mots ne sont que les miens, qu’il s’agit d’un monologue ininterrompu. Ces notes ne sont pas compilées à la fin du livre : elles interrompent physiquement le texte pour appuyer et montrer mes relations[6]. Ces notes bâtissent un monde fait de penseurs et de penseuses que je respecte. En insérant les notes sur la page, je veux refléter le fait que les citations sont « des techniques de filtrage : comment certains corps occupent certains espaces en filtrant/excluant les autres », mais aussi des « technologies de reproduction : une manière de reproduire le monde autour de certains corps[7] ». Citer les savoirs de penseurs et penseuses noir·es autochtones, de couleur, de genre féminin, LGBTQAI+, bispirituel·les ou jeunes n’est qu’un aspect parmi d’autres d’une méthodologie anticoloniale qui refuse de reproduire le mythe selon lequel les savoirs, et plus particulièrement les sciences, sont le domaine réservé des hommes d’un certain âge à visage pâle. […]

Écrire un livre d’une manière queer et bispirituelle, c’est (je le pense et je le sens) un acte de coming in : une progression par cercles concentriques vers un sentiment d’appartenance, de partage, en gardant à l’esprit les comptes que l’on a à rendre – ce que j’opère en grande partie par le biais de mes notes de bas de page. »

Un peu plus loin Liboiron revient encore sur le rôle des notes de bas de page… dans la première note de bas de page de son Introduction :

Ami·e lecteur·rice, merci de lire ce livre. Ces notes de bas de page sont un espace pour accueillir la nuance et la politique. Je les utiliserai pour déployer des protocoles de gratitude et de reconnaissance (que l’on pourrait aussi appeler des citations), pour communiquer des avertissements, pour prendre soin de mes lecteur·rices (notamment en les prenant à l’écart pour bavarder ou échanger quelques blagues), mais aussi pour contextualiser, élaborer et situer mon travail. Les notes de bas de page soutiennent le texte au-dessous duquel elles sont placées, elles incarnent à la fois les épaules sur lesquelles je m’élève et les liens que je veux construire. Elles participent d’une volonté d’établir de bonne relations dans le texte et par le texte. L’un des principaux objectifs de Polluer, c’est coloniser est de montrer que la méthode est une manière d’être dans le monde, et que de telles manières sont intimement liées à des obligations : ces notes de bas de page sont une mise en action de cette idée. Merci à Duke University Press pour ces notes.

Vous aurez probablement compris que c’est moi qui souligne. Je trouve assez renversante cette façon d’exposer « l’un des principaux objectifs » du livre ainsi, au détour de cette première note de bas de page. Ce que Liboiron (j’ai déjà envie de l’appeler Max tout court tant iel nous accueille simplement et chaleureusement dans son livre, mais je ne sais pas s’il apprécierait, aussi je m’en abstiendrai) nous dit là, c’est que faire de la science comme iel l’entend, ce n’est pas se contenter de travailler au sein d’un laboratoire, d’un centre de recherche, d’une université ou même d’un « terrain » (terme qu’il récuse fortement – et justement ! – un peu plus loin dans le livre), mais c’est aussi prendre en compte toutes les relations qui forment le monde des chercheurs et chercheuses – autrement dit, ne pas considérer ce monde comme une collection d’objets à étudier/mesurer – ne pas « objectiver » ce que l’on étudie, sans souci des conséquences de pareille réification – mais nouer des rapports de coopération avec lui, ou mieux, peut-être, le « faire exister » et exister avec lui. Ne pas considérer qu’il était là, qu’il reposait là, voire qu’il gisait là de toute éternité, mais qui est vivant, qu’il bouge et que nous (y compris les chercheur·euses) bougeons avec lui. « World matters », en quelque sorte.

Or la question de la pollution, ou plus exactement, la question des études sur la pollution et de leurs conséquences – principalement, ici, la colonisation – fournit un exemple flagrant de la perspective mortifère des sciences dominantes. Je vous vois sinon sursauter, du moins froncer les sourcils : comment ça, la colonisation serait une conséquence de la pollution ? Bon, d’accord, cela mérite d’être précisé – disons que ce livre nous enseigne que pollution et colonisation sont intimement associées. Son auteur·e le démontre dès l’introduction. Iel s’appuie à cette fin sur la théorie des « seuils de pollution » apparue dans les années 1930 aux États-Unis :

[…] c’est sur les rives de l’Ohio que fut élaborée la conception dominante de la pollution environnementale aujourd’hui considérée comme un standard. Deux ingénieurs œuvrant dans le domaine [alors] tout récent du génie sanitaire, Earle B. Phelps et H. W. Streeter, (tous deux d’appartenance non marquée[8]), créèrent un modèle mathématique et scientifique pour décrire les conditions et les niveaux en deçà desquels l’eau (ou du moins, l’eau de cette partie de l’Ohio) serait capable de s’épurer par elle-même des polluants organiques qu’elle contenait[9]. Après avoir effectué des tests sous diverses conditions de température, de débit, de concentration de polluants et autres variables, les auteurs définirent l’autoépuration comme « un phénomène mesurable gouverné par des lois spécifiques et fonctionnant selon certaines réactions physiques et biochimiques fondamentales. Du fait du caractère fondamental de ces réactions et de ces lois, il [était] évident que les principes qui sous-tend[ai]ent le phénomène [de l’autoépuration] dans son ensemble [étaient] applicables virtuellement à toutes les masses d’eau polluées[10] ».

En plus de fournir une référence dans l’étude et la régulation des pollutions de l’eau, l’équation de Streeter-Phelps, comme on la désigne aujourd’hui, porte en elle-même une théorie de la pollution : il existerait un moment à partir duquel l’eau ne peut plus s’épurer par elle-même, et ce moment peut être mesuré, prédit et désigné sous le terme de pollution. La notion d’épuration sera plus tard remplacée par celle de « capacité d’assimilation », qui deviendra le terme consacré à la fois en sciences environnementales et dans les politiques publiques : on l’utilise pour désigner « la quantité d’effluents pouvant être déversée dans une masse d’eau sans occasionner d’effets écologiques délétères[11] ». Depuis les années 1930, les réglementations fixées par les États du monde entier en matière d’environnement reposent sur cette logique de la capacité d’assimilation, selon laquelle une masse – d’eau, d’humains ou autre – est capable d’assimiler une certaine quantité de contaminants avant que ne se produisent des dommages scientifiquement détectables. C’est ce que j’appelle la théorie du seuil de pollution.

Il est peut-être temps ici de dire que Max Liboiron et ses collègues (et ami·es, si je comprends bien) mènent des recherches sur le plastique ingéré par les oiseaux et les poissons dans la province canadienne de Terre-Neuve-et-Labrador.

Les plastiques, eux, ne peuvent être assimilés dans l’Ohio à la manière des polluants organiques décrite par le modèle de Streeter et Phelps. Au moment où j’extrais de petits morceaux de plastique brûlé du gésier d’un mergule nain[12] dans mon laboratoire de sciences de la mer, le Laboratoire civique pour la recherche sur les mesures environnementales (CLEAR), la théorie du seuil de pollution tout autant que la pensée selon laquelle l’avenir du plastique réside dans les déchets m’apparaissent comme la manifestation de mauvaises relations. Je ne veux pas parler des mauvaises relations qui sont à l’œuvre quand une personne prise individuellement jette ses détritus dans la nature (pratique qui ne génère qu’une faible quantité de déchets en comparaison des autres flux de plastiques dans les océans, surtout ici, à Terre-Neuve-et-Labrador, un territoire pollué par le matériel de pêche et les eaux usées non traitées). Je ne parle pas non plus des mauvaises relations sur lesquelles repose le capitalisme, qui fait passer la croissance et le profit avant les coûts environnementaux (même s’il s’agit évidemment de relations déplorables). Je pense plutôt aux mauvaises relations à l’œuvre dans une théorie scientifique qui tolère l’existence d’une certaine quantité de pollution, et qui prend pour acquis l’accès aux Terres nécessaires à l’assimilation de cette pollution. Je parle donc de colonialisme.

Les structures qui rendent possible la distribution mondiale des plastiques et leur complète intégration dans les écosystèmes et le quotidien des humains reposent sur une relation coloniale au territoire – c’est-à-dire sur le présupposé que les colons et les projets coloniaux ont accès aux terres autochtones pour mener à bien leurs objectifs coloniaux et d’occupation.

C’est moi qui souligne. Ici est formulé l’argument essentiel du livre, résumé dans son titre. Et sans aucun doute (selon moi), il faut étendre ces « mauvaises relations à l’œuvre » non seulement aux terres colonisées au sens historique et politique du terme, mais aussi, à l’évidence, aux terres des pays colonisateurs – ainsi, si les îles antillaises ont été empoisonnées au chlordécone, il est tout aussi avéré qu’un certain nombre de cours d’eau, de nappes phréatiques, de terres sont empoisonnées en France « métropolitaine » – preuve menace d’en être donnée de nouveau ces jours-ci, si j’en crois les annonces de mobilisations tractorisées par les syndicats agricoles dominants (et dominés par l’industrie agroalimentaire) qui ne cessent de réclamer – et d’obtenir ! – des ajournements de mesures antipesticides, insecticides, fongicides et j’en passe, bref qui veulent continuer à empoisonner en rond.

Les lecteur·rices attentif·ves auront peut-être sursauté en découvrant que l’auteur travaille dans un « laboratoire des sciences de la mer ». J’avais pourtant dit du mal auparavant des milieux fermés où s’exerce l’activité des sciences dominantes. Ce à quoi Max Liboiron répond que ses collègues et lui, au sein de CLEAR, s’efforcent « de pratiquer les sciences différemment en privilégiant une relation anticoloniale au territoire ». « Anti » (souligné dans le texte) plutôt que . Ce qui mériterait toute une explication. Elle vient au chapitre 3 de Polluer, c’est coloniser, auquel je vous renvoie. Je pense que ce serait trop long de m’aventurer encore dans ce développement-là. J’en donnerai seulement un aperçu à travers une citation qui vous donnera, j’espère, envie d’aller découvrir le reste de l’argumentation :

À la différence de l’anticolonialisme, qui peut revêtir diverses formes, « la décolonisation implique spécifiquement la restitution aux autochtones de leurs terres et de leurs vies. La décolonisation n’est pas une métonymie de la justice sociale[13][…]. Est-ce que CLEAR fait un travail décolonial ? Est-ce que nous restituons des Terres et des Vies ? Parfois/peut-être, mais ce n’est pas la version que j’adresserais au grand public. Pour ce que j’en comprends, la majeure partie de l’action de CLEAR n’est pas décoloniale.

Effectivement, les travaux de CLEAR, même s’ils présentent différents aspects anticoloniaux (bien décrits dans le chapitre 3), comme, entre autres exemples, le fait de soumettre les projets de recherche, puis de publications, aux communautés concernées par ces projets à travers leurs relations avec les animaux visés par ces recherches (ainsi des pêcheurs et des poissons) et surtout de respecter leur avis, leur consentement ou leur refus, explicite ou non, ces travaux donc s’inscrivent aussi dans un cadre institutionnel – universitaire, académique. Il s’agit de poser les bonnes questions et de chercher à soigner les relations dans leur milieu, et cela est déjà de l’anticolonialisme. Quant à décoloniser, c’est encore une autre paire de manches…

Vous aurez compris, en tout cas, que j’ai été enthousiasmé par ce « discours de la méthode » qui m’en a plus appris, je crois, sur ce que c’est que la pollution, la science (ou les pratiques scientifiques) et encore plus sur les relations coloniales que bien d’autres livres savants. J’ajoute qu’il est écrit simplement, dans un langage très accessible et qu’il est plein d’humour. On ne s’ennuie pas une seconde en le lisant. Un grand merci à Max Liboiron ! (Iel dit souvent : « maarci ! » à celles et ceux qui l’inspirent et/ou avec qui iel travaille[14]) C’est pourquoi je vous le recommande chaudement.

franz himmelbauer, pour Antiopées, ce 10 novembre 2024.

[1] J’ai parlé au futur mais, de fait, le livre ou les articles précédents de Max Liboiron font déjà référence – je les ai vus cités dans plusieurs bouquins excellents eux aussi comme Exploiter les vivants, de Paul Guillibert (Amsterdam 2023), Nous ne sommes pas seuls, de Léna Balaud et Antoine Chopot (Seuil, 2021), La Malédiction de la muscade, d’Amitav Gosh (Wildproject, 2023 [2021])…

[2] [Note de Max Liboiron, dans l’Introduction] Vous remarquerez à travers ce livre que le mot « Terre » (Land, en anglais, NdlT) reçoit certaines fois une capitale, et d’autres fois non. Je suis en cela le modèle de Styres et Zinga (respectivement autochtone et colon [pour comprendre cette caractérisation, allez ci-dessous à la note 8]) qui « capitalisent le mot Terre lorsqu’il est utilisé comme un nom propre indiquant une relation primaire, et non lorsque le mot est utilisé en un sens plus général. Pour nous, la terre au sens général désigne les paysages comme espaces géographiques et physiques fixes qui comprennent le sol, les roches et les masses d’eau ; tandis que le nom propre “Terre” excède dans sa portée l’espace matériel fixe. La Terre est un lieu imprégné de spiritualité, ancré dans des relations d’interconnexion et d’interdépendance, dans un positionnement culturel, et elle est hautement contextualisée » (Sandra Styres et Dawn Zinga, « The Community-First Land-Centred Theoretical Framework », p. 300-301). De même, lorsque j’écris « Terre » avec une capitale, je convoque l’entité unique qui est l’esprit vivant combiné des plantes, des animaux, de l’air, de l’eau, des humains, des histoires et des événements reconnu par de nombreuses communautés autochtones. Lorsque j’utilise « terre », sans capitale, je fais référence à ce concept dans le cadre d’une vision du monde coloniale, dans laquelle les paysages sont communs, universels et présents partout, même avec de grandes variations. Pour la même raison, j’écris aussi « Nature » et « Ressource », et occasionnellement « Science », avec une capitale. Plutôt que d’utiliser un n, un r ou un s minuscules qui pourraient indiquer que ces mots sont communs ou universels, la capitalisation signale qu’il s’agit de noms propres qui sont hautement spécifiques à un lieu, un moment et une culture. Autrement dit, la Nature n’est pas universelle ni commune, mais unique à une vision du monde particulière, qui est apparue à un moment particulier pour des raisons spécifiques. Utiliser des noms propres pour nommer les choses en propre prolonge une tradition dans laquelle le fait d’utiliser le nom d’une personne ou d’une chose permet de la sortir de l’ombre et d’établir avec elle un rapport – de force, de questionnement, de reconnaissance, de parenté. C’est pour cette raison que je ne crains pas de me faire taxer d’universitaire élitiste ou de naïve quand j’utilise des majuscules. […] Sur la politique de la capitalisation dans les sciences féministes, voir Banu Subramaniam et Angela Willey, « Introduction ». Voir aussi Sandra Harding, Science and Social Inequality.

[3] Cher·e lecteur·ice, au cas où tu ne l’aurais pas déjà découvert, rends-toi sur le site Les mots sont importants. Merci à vous, Sylvie Tissot et Pierre Tévanian, pour la qualité de vos analyses et votre ténacité.

[4] [Note de Max Liboiron] Cette formule de reconnaissance de la Terre a été produite collectivement avec les leaders de la majeure partie des organes de gouvernement autochtones de la province. Ces mots ne sont pas de moi : ce sont des mots choisis pour les personnes accueillies sur cette terre. Il ne m’appartient pas de les modifier.

[5] [Note de Max Liboiron] Cher·e lecteur·ice : merci de ta présence. Les présentations sont importantes parce qu’elles montrent d’où provient mon savoir, envers qui j’entretiens des obligations et comment je me suis construit·e. Certaines de ces choses ne sont pas destinées à une consommation publique et volatile, tandis que d’autres le sont. [Suit une adresse « à l’attention des jeunes penseur·euses autochtones sur la façon de se présenter, très intéressante, mais qui ne touchera ici pas beaucoup de monde (même si l’on peut la trouver « touchante »). C’est pourquoi je tronque le texte de cette note.]

[6] « Éthique », ce terme ne peut que me renvoyer à une lecture dans laquelle je me suis plongé après celle de Polluer, c’est coloniser : celle des cours de notre cher Gilles Deleuze Sur Spinoza. Cours novembre 1980-mars 1981, que vient d’éditer David Lapoujade aux Éditions de Minuit (ils existaient déjà, grâce, essentiellement, aux enregistrements et retranscriptions de Richard Pinhas, « auditeur régulier et proche ami » du philosophe, dixit Lapoujade dans sa présentation – on peut retrouver ce matériel sur https//www.webdeleuze.com et sur YouTube). Or, dans le cours du 2 décembre 1980, Deleuze revient sur un point qu’il avait déjà soulevé dans ses deux ouvrages sur Spinoza (Spinoza et le problème de l’expression et Spinoza – philosophie pratique) et dans Critique et Clinique : soit les différentes « vitesses » du texte, et particulièrement celle des scolies, par rapport à celle de la démonstration more geometrico : « […] il me semble […] qu’il y a, dans L’Éthique, cette chose insolite que Spinoza appelle des scolies, à côté, en plus des propositions, démonstrations, corollaires. Il écrit des scolies, c’est-à-dire des espèces d’accompagnement des démonstrations. Je disais : si vous les lisez à haute voix – il n’y a pas de raison de traiter un philosophe plus mal qu’on ne traite un poète –, vous serez immédiatement sensible à ceci : c’est que les scolies n’ont pas la même tonalité, pas le même timbre, que l’ensemble des propositions et démonstrations et que, là, le timbre se fait, comment dirais-je, pathos, passion. Spinoza y révèle des espèces d’agressivité, de violences auxquelles un philosophe aussi sobre, aussi sage, aussi réservé ne nous avait pas forcément habitués. Il y a une vitesse des scolies qui est vraiment une vitesse de l’affect, par différence avec la lenteur relative des démonstrations, qui est une lenteur du concept. Comme si, dans les scolies, des affects étaient projetés alors que, dans les démonstrations, des concepts sont développés. » Il y a quelque chose comme ça dans une bonne partie des longues notes de Liboiron. Même s’il s’agit plus ici d’affects de reconnaissance et de gratitude, comme il le dit lui-même, on les ressent bien « physiquement », comme il dit aussi. Et c’est probablement un des charmes (au sens fort) de ce livre.

[7] [Note de Max Liboiron] Sarah Ahmed, « Making Feminist Points ». Sur la politique de la citation, voir Carrie Mott et Michael Cockayne, « Citation Matters » ; et Eve Tucks, K. Wayne Yang et Rubén Gaztambide-Fernández, « Citation Practices ».

[8] [Note de Max Liboiron] On a coutume de présenter les auteur·ices autochtones en indiquant leur nation/affiliation, tandis que l’on ne marque jamais celleux qui sont blanc·hes et colons […].Cette absence de marquage est un acte parmi beaucoup d’autres qui placent l’identité de colon blanc comme norme majoritaire, tandis que toute déviation par rapport à cette norme doit être marquée et nommée. C’est cette même positionnalité que Simone de Beauvoir (française) décrit comme constituant « à la fois le positif et le neutre, au point qu’on dit en français “les hommes” pour désigner les êtres humains ». Pas cool. Ce qui m’a conduit·e à un dilemme méthodologique. Me fallait-il marquer ainsi tout le monde ? Personne ? J’ai hésité à laisser la question de côté parce que c’est une décision difficile, voire inconfortable, mais puisque c’est justement de méthode qu’il s’agit dans ce livre, j’ai compris que je devais arrêter de tortiller du cul et prendre une décision. Les théories féministes du point de vue, de même que les processus de paix et de réconciliation, soutiennent que le placement social et les différents collectifs auxquels nous appartenons ont une influence sur nos relations, nos obligations, notre éthique et nos savoirs. Les colons occupent dans la réconciliation une place différente de celle des peuples autochtones ou des Noir·es qui ont été arrachés à leur Terre. Comme l’écrit la paperson (colon racisé issu des diasporas), « “colon” n’est pas une identité ; c’est un espace juridique idéalisé habité par les droits exceptionnels accordés aux citoyen·nes colons conformes à la norme, et un exceptionnalisme idéalisé par lequel l’État colon exerce sa souveraineté. Le “colon” est un espace d’exception duquel émerge la blanchité […]. La norme anthropocentrique est inscrite dans son image. » c’est ce droit « normal » présumé neutre et positif qui se manifeste quand on omet de présenter les colons comme tels, comme si la présence de ces derniers sur une Terre, et plus particulièrement sur une Terre autochtone, représentait la norme stable et ordinaire. C’est le colonialisme de peuplement qui par réflexe dispense les colons de déclarer leur relation à la terre et aux systèmes coloniaux. Voir la paperson, A Third University Is Possible et Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe.

[9] [Note de Max Liboiron] Les polluants organiques peuvent être aussi des polluants industriels. « Organique » n’est pas ici l’équivalent de « d’origine naturelle » : l’arsenic, le radon et le méthylmercure, bien qu’étant des composés « d’origine naturelle », ne se rencontrent pas  dans la « nature » dans des volumes correspondant aux échelles de toxicité sans la présence d’installations industrielles.

[10] [Note de Max Liboiron] H. W. Streeter et E. B. Phelps, « A Study of the Pollution », p. 59.

[11] [Note de Max Liboiron] Parmi les termes savants utilisés pour décrire les seuils de dommages dans des pays et des contextes variés, on rencontre aussi : capacité porteuse (carrying capacity, en anglais, NdlT), charge critique (critical load), seuil acceptable (allowable threshold) et dose maximale permissible (maximum permissible dose). Ces termes ont des déclinaisons variées selon les disciplines scientifiques : dose de référence (reference dose, RfD), dose sans effet négatif observé (no observed adverse effect level, NOAEL), dose minimale avec effet négatif observé (lowest observed adverse effect level, LOAEL), dose létale médiane (lethal dose 50 per cent, LD50), concentration efficace médiane (median effective concentration, EC50), concentration maximale acceptable (maximum acceptable concentration, MAC) et dose dérivée avec effet minimum (derived minimal effect level, DMEL) (une unité de mesure très problématique, qui évalue le niveau d’exposition dans le cadre duquel le niveau de risque associé à une substance cancérigène sans valeur-seuil reste « tolérable », ce qui a pour effet de créer un seuil social quand il n’existe pas de seuil toxicologique). Chacune de ces notions a ses particularités, mais elles reposent toutes sur une même théorie. [Max Liboiron conclut cette note en disant qu’il revient sur cette idée dans son chapitre 1. Si vous voulez creuser, vous savez ce qu’il vous reste à faire…]

[12] [Note de Max Liboiron] Le mergule nain (little auk ou dovekie, en anglais, NdlT), ou Alle alle, selon l’interlocuteur auquel vous avez affaire, ressemble à un macareux moine en miniature, mais sans le bec rigolo. On peut observer ces oiseaux quand ils volent en ligne au-dessus de l’eau. Certaines personnes, à Terre-Neuve-et-Labrador, les mangent, mais l’oiseau a des os minuscules, fins et difficiles à décortiquer.

[13] C’est une citation d’Eve Tuck et K. Wayne Yang, dont Max Liboiron nous recommande chaudement de lire La décolonisation n’est pas une métaphore, « si vous avez déjà revendiqué de décoloniser quelque chose, ou simplement si l’idée vous semble attrayante » (trad. fr. j.-B. Naudy, Sète, Rot-Bo-Krik, 2022).

[14] Ou même à d’autres, comme dans cet extrait de ses remerciements (au passage, je dois dire que je n’ai jamais lu d’aussi beaux – et pertinents – remerciements, bien loin de l’exercice quasi obligatoire et un peu sec que l’on rencontre trop souvent – et plutôt à la fin – des livres de « non-fiction ») : Les leçons concernant les relations s’apprennent dans un lieu précis. Toute ma gratitude à Lac La Biche, Edmonton, New York et la provine de Terre-Neuve-et-Labrador pour avoir partagé leurs leçons et régulièrement corrigé mon ignorance et ma présomption. Maarsi. »

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La diagonale du pire : quand l’extrême droite rencontre l’au-delà de l’extrême

Naomi Klein, Le Double. Voyage dans le Monde miroir, Actes Sud, 2024

« Klein a été attaquée à plusieurs reprises ou, dans d’autres circonstances, félicitée sur les réseaux sociaux pour des déclarations et des positions qui n’étaient pas les siennes, avec lesquelles elle était même en complet désaccord. On la confondait avec une autre auteure, Naomi Wolf, sa doppelgänger. En allemand, ce mot signifie « sosie », mais littéralement il désigne un double vivant. Selon le dictionnaire des frères Grimm, “Le doppelgänger est un être double, à l’apparence identique, capable de se trouver à deux endroits différents”. Quelqu’un qui apparaît à notre place, là où nous ne sommes pas. » Qui suit assidûment Lundi matin aura peut-être reconnu dans cette citation un extrait de « Quelque chose de grave se passe dans le ciel », de Wu Ming 1, publié par notre hebdo préféré le 23 septembre dernier (# 444). Un peu plus loin, après une brève présentation du livre de Naomi Klein, Wu Ming 1 ajoute qu’« il mérite d’être lu ». J’apprécie énormément Wu Ming, (l’1 et les autres : Q comme complot, Ovni 78[1]) : ni une ni deux, j’ai lu le Doppelgänger[2] de Naomi Klein.

Je poursuis la présentation synthétique que donne Wu Ming 1 dans le texte publié sur Lundi matin :

Théoricienne féministe, amie des Clinton et star des salons libéraux de Washington, Wolf a subi une métamorphose au cours des dernières années. Aujourd’hui, elle collabore avec l’agitateur de droite Steve Bannon et propage ardemment des fantasmes de complot, en particulier sur les traînées chimiques [ou chemtrails[3], ces nuées blanches que laissent les avions dans leur sillage], la guerre climatique et les vaccins. Par exemple, elle a plusieurs fois photographié des nuages aux « comportements étranges », concluant qu’ils faisaient partie d’un plan de la NASA pour répandre « de l’aluminium dans le monde entier », afin de provoquer des « épidémies de démence ».

L’hyperactivisme de Wolf pendant la pandémie de Covid-19 a augmenté la fréquence des confusions. Klein ne s’est pas contentée de s’agacer de la situation, mais a décidé d’approfondir, de comprendre pourquoi on la confondait si souvent avec « l’Autre Naomi », comme elle la surnomme dans son livre. Elle s’est rapidement rendu compte que presque chaque prise de position de Wolf semblait être le reflet déformé d’une de ses analyses ou investigations, qu’il s’agisse de « shock economy », de géo-ingénierie, d’abus de l’industrie pharmaceutique ou autre. Puis en élargissant le champ de l’enquête, elle découvrit l’ampleur de ce qu’elle appelle « le monde miroir ».

Autant vous dire tout de suite que ce livre m’a vraiment intéressé. Je vais tâcher ici de vous expliquer pourquoi. Mais commençons par la présentation qu’en donne elle-même Naomi Klein en introduction :

Ce livre n’est pas une biographie de l’autre Naomi , ni une tentative de diagnostic psychanalytique de ses excentricités. J’y utilise ma propre expérience du double – le préjudice subi et les leçons que j’en ai tirées : sur moi, sur elle, sur nous – pour m’orienter au sein de ce que j’en suis venue à appréhender comme notre culture du double. Une culture envahie par diverses formes de (dé)doublement et où tous ceux qui entretiennent en ligne l’existence d’un personnage ou d’un avatar fabriquent leur propre double – une représentation virtuelle d’eux-mêmes à destination des autres. Une culture dans laquelle beaucoup en sont venus à se penser comme des marques, se forgeant une identité cloisonnée, qui leur correspond sans leur correspondre, un double qu’ils interprètent inlassablement dans l’éther numérique, comme un prix à payer pour se faire une place dans l’économie – si vorace – de l’attention. […]

Au début, je n’ai cru voir dans le monde de mon double qu’une escroquerie sans lendemain. Mais, avec le temps, j’ai eu la très nette impression d’assister en direct à la naissance d’une nouvelle et dangereuse formation politique, avec ses alliances, sa vision du monde, ses slogans, ses ennemis, ses mots codés, ses zones interdites et, surtout, son plan de campagne pour prendre le pouvoir.

Il m’est apparu alors que tout cela avait partie liée avec un autre genre de doublement, plus inquiétant encore : la manière dont, tout au long de l’histoire, les concepts de race, d’ethnicité et de sexe n’ont eu de cesse de créer de sombres doubles pour des catégories entières de populations, cataloguées comme « sauvages », « terroristes », « voleurs », « putains », « objets de propriété ». Ce qui nous mène à ma découverte la plus glaçante : il n’y a pas qu’un individu qui peut être affublé d’un sinistre double, il y a aussi les nations et les cultures. Nous sommes d’ailleurs nombreux à ressentir et à craindre l’arrivée d’un basculement décisif : de la démocratie à la tyrannie ; de la laïcité à la théocratie ; du pluralisme au fascisme. Dans certains pays, il a déjà eu lieu. Dans d’autres, il semble aussi proche et familier qu’un reflet altéré dans un miroir.

Naomi Klein a organisé son livre autour des notions de représentation, projection et cloisonnement, avant une conclusion (« Face au réel ») qui traite d’intégration – en gros, que faire, comment se comporter face à la catastrophe décrite dans les trois premières parties.

Représentation : il s’agit de ce qu’elle annonce déjà dans son introduction , que j’ai citée plus haut. Sous le néolibéralisme et son régime d’individualisme exacerbé, chacun·e est invité·e (voire vivement incité·e) à créer sa propre marque, à se créer comme marque – en utilisant internet et les réseaux dits « sociaux »[4]). Là-dessus, Naomi Klein en connaît un rayon, puisqu’elle a commencé sa carrière d’auteure en publiant No Logo, qui s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde. Du moins croyait-elle en connaître un rayon : c’est ce qu’elle raconte dans un chapitre en forme d’autocritique, « Ma marque a échoué : appelez-moi désormais par mon nom ». En fait, si No Logo, sous-titré : La tyrannie des marques, avait connu un tel succès, c’est aussi parce que Naomi Klein l’avait promu comme… une marque, et qu’elle même, en tant qu’auteure de best-seller, était devenue une marque, en quelque sorte. Or on était encore à la fin du siècle passé (le livre parut en anglais en décembre 1999), Facebook n’existait pas encore, pas plus que les smartphones… Il était plus facile de protéger sa marque[5]. Tout a changé avec la nouvelle « économie de l’attention ». Comme l’écrit Klein, elle n’a à peu près rien à voir avec Wolf, sinon qu’elles sont à peu près de la même génération, qu’elle sont toutes les deux présentes dans l’espace public et qu’elles ont souvent traité des mêmes thématiques. Pour n’en retenir qu’un seul exemple – mais pas le moins important dans le contexte où se déroule cette histoire de doppelgänger –, « j’ai été furieuse, dit-elle, lorsque Bill Gates s’est rangé du côté des sociétés pharmaceutiques pour défendre leurs brevets sur les vaccins anti-Covid », en invoquant l’accord léonin de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur la propriété intellectuelle. Cela alors que ces vaccins avaient été développés grâce à des crédits publics et surtout, alors que la privatisation de leur exploitation – et de leurs profits ! – allait priver de vaccination des millions de personnes parmi les plus pauvres sur la planète. Naomi Wolf, elle, menant campagne contre l’obligation vaccinale, a accusé Bill Gates d’utiliser les vaccins « pour traquer les gens et instaurer un nouvel ordre mondial ». Klein pensait ces différences suffisamment importantes pour qu’on ne la confonde pas avec « l’autre Naomi ». Mais.

Un jour, particulièrement noir, quelqu’un a tweeté que je perdais la tête depuis des années et que j’assimilais le fait de devoir se faire vacciner contre le Covid à l’obligation pour les Juifs de l’Allemagne nazie de porter l’étoile jaune. (Il a joint le lien, bien sûr, permettant de lire la déclaration correspondante de Naomi Wolf.) L’analogie avec l’étoile jaune m’a mise hors de moi, et après avoir composé/effacé une série de réponses débordantes d’injures, j’ai opté pour une réponse froide et modérée : « Vous êtes sûr de ça ? » L’auteur de l’erreur a jeté un coup d’œil à son post, a rapidement effacé ce qu’il avait écrit et s’est excusé : « Oh, Jésus, c’est Wolfe [sic] […] fichue autocomplétion de Twitter. Désolé pour ça. »

L’autocomplétion ?!? J’ai senti le sang me monter au visage. […] la confusion entre les deux Naomi était désormais si fréquente que l’algorithme de Twitter incitait à l’erreur, pour faire gagner du temps à ses utilisateurs. C’est ainsi que fonctionne l’apprentissage machine : l’algorithme imite en s’inspirant des habitudes, des tendances, des schémas classiques.

Projection : c’est un des principaux modes de fonctionnement de ce que Naomi Klein nomme le « monde miroir ». Encore une fois, le contexte de la pandémie est ici très important, en ce qu’il a non pas créé, mais donné un formidable coup d’accélérateur aux théories du complot et surtout au développement du « diagonalisme » qui réunit l’extrême droite et l’« au-delà de l’extrême ». Naomi Klein cite « le politologue William Callison, et l’historien Quinn Slobodian, tous deux spécialistes de politique europénne [qui] parlent de “diagonalisme” pour qualifier ces alliances politiques émergentes » :

Nés en partie des transformations techniques et communicationnelles, les diagonalistes ont tendance à contester les appellations conventionnelles de gauche et de droite (tout en virant généralement vers l’extrême droite), à se montrer ambivalents, voire cyniques face à la politique parlementaire, et à mêler des convictions politiques, voire religieuses, à un discours opiniâtre sur les libertés individuelles. À l’extrême, les mouvements diagonaux partagent la conviction que tout pouvoir est de nature conspirationniste.

Ce qualificatif :« diagonaliste », a été inspiré par le mouvement conspirationniste allemand – « qui utilise souvent le terme Querdenken (“pensée latérale, diagonale ou hors des sentiers battus” pour définir sa philosophie politique ». Ce mouvement, écrit Naomi Klein, « a permis des alliances inquiétantes entre les obsédés New Age de la santé, qui s’opposent à l’introduction de toute impureté dans leur corps soigneusement entretenu, et plusieurs partis néofascistes, qui ont repris le cri de guerre antivax pour résister à ce qu’ils estiment être la “dictature hygiéniste” de l’ère Covid. » Voici qui ne peut que nous rappeler l’agitation antivax en France et les ponts établis entre les milieux New Age, de médecines soi-disant naturelles et autres pratiques de soi – généralement dirigées par des coachs (on ne dit plus gourou aujourd’hui) qui ont toujours quelque chose à vendre à leur élèves – compléments alimentaires, cours de méditation quantique et autres « masterclass » vidéo hors de prix… – et des fachos patentés, comme on a pu le voir encore récemment dans la région d’où je vous écris, les collines du sud-est de la France, avec l’inénarrable festival des « Foisonnantes » à Sisteron (Alpes de haute Provence)[6].

Mais c’est dans le monde entier, ou peut-être, devrais-je dire, dans l’ensemble de l’Occident, que cette alliance a vu le jour, et en premier lieu en Amérique du Nord. Ainsi, la doppelgänger de Klein a-t-elle noué une alliance avec les milieux de la « Alt-Right » (droite alternative) aux États-Unis, devenant même une de leurs principales figures de proue – et cheval de Troie auprès d’un public féminin que l’on aurait pourtant pas cru si sensible aux séductions de Trump et consorts… Mais la projection a fonctionné à plein régime : nous autres Blancs et Blanches sommes menacés, non pas par un virus, que diable, nous sommes en bonne santé – nous prenons chaque matin notre cocktail de vitamines avant de sortir faire notre jogging puis de nous rendre au yoga –, mais par ce vaccin que l’on veut nous imposer, envers et contre notre sacro-sainte liberté ! Évidemment, personne n’est menacé (en tout cas pas par un vaccin) parmi ielles, par contre c’est bien leur égoïsme forcené, leur mode de vie et leurs opinions nauséabondes qui menacent les pauvres, les personnes racisées et les pays du Sud global. Projection à l’envers, donc, comme dans un miroir. (Si l’on veut un exemple du dernier avatar de la chose, énorme celui-là, mais non moins partagé par toutes les puissances occidentales : Israël se dit menacé d’une nouvelle Shoah alors que, non content de perpétrer un génocide à Gaza et de planifier une seconde Nakba en Palestine, il agresse tous les pays de la région qui ne sont pas prêts à se soumettre à son hégémonie – ou, version plus soft à destination des opinions occidentales : le slogan From the sea to the river, qui évoque un seul pays de la Méditerranée au Jourdain, serait antisémite car il appellerait à un anéantissement de de l’État d’Israël, alors que c’est précisément le contraire qui est en voie de réalisation : l’expulsion de tous les Palestiniens et l’annexion de tout leur pays par Israël.)

Cloisonnement : ici apparaissent ce que Naomi Klein nomme « les terres d’ombre ». Ce sont toutes ces terres, et surtout leurs populations, dont la surexploitation – et souvent la dévastation pure et simple – assure la prospérité d’une petite minorité blanche des pays du Nord. On pensera évidemment aux ouvrières du textile du Bangladesh ou aux employés de Foxconn, en Chine et bien sûr à tant d’autres. Mais je ne retiendrai ici qu’une seule manifestation – cruelle – de ce cloisonnement, rapportée par Klein. Il s’agit de deux histoires de camionneurs canadiens.

La première commence en mai 2021, lorsque la Première Nation Tk’emlúps te Secwépemc, en Colombie-Britannique, province de l’Ouest canadien – où habite par ailleurs Naomi Klein – annonce « avoir probablement localisé par géoradar les corps de 215 enfants dans le sol de l’ancien pensionnat indien de Kamloops ». On savait déjà que ces pensionnats, où furent placés de force « au moins 150 000 enfants de familles des Premières Nations , des Métis et des Inuits entre les années 1880 et la fin des années 1990 », avaient fait partie de « l’arsenal génocidaire qui avait réduit la population indigène des Amériques de plus de 90 % après l’arrivée des Européens ». Des rapports officiels du gouvernement canadien avaient reconnu un « génocide culturel », qui avait entraîné, aussi, la mort de quelque 4 000 enfants. Mais depuis la découverte des Tk’emlúps te Secwépemc, des dizaines d’autres communautés se sont mises à fouiller les sols des anciens pensionnats au moyen de géoradars, et des milliers de tombes avaient déjà été identifiées au moment où écrivait Naomi Klein (le livre est paru en 2023 dans sa version originale anglaise). De fait, les Premières Nations ont déclaré que ces pensionnats n’était pas voués à l’éducation, mais à l’extinction de l’identité indigène. Il s’agissait de « tuer l’Indien dans l’enfant », et pas seulement au figuré, comme on le constate aujourd’hui.

On attribue parfois entièrement cette histoire au racisme, écrit Naomi Klein, mais il y a l’autre moitié de l’histoire : la suprématie blanche et chrétienne qui sous-tendait le système des pensionnats servait également des intérêts économiques et politiques nationaux. Le Canada, qui était à l’origine un regroupement de sociétés de traite des fourrures et d’autres industries extractives[7], avait besoin de ces écoles pour étancher sa soif de terre : le déracinement et le traumatisme que causait la rupture des liens entre les parents et les enfants, entre la terre et le peuple ont rendu possible l’accaparement des terres indigènes non cédées, leur exploitation et leur colonisation sans entrave.

Comme l’a déclaré une activiste des Premières Nations : « Ils volaient les enfants pour voler la terre. » Cette vague de découvertes de sépultures cachées provoqua une sorte de séisme moral au Canada. Elle venait s’ajouter à la prise de conscience raciale qui avait eu lieu après l’assassinat de George Floyd par la police aux Etats-Unis, et qui avait eu de profondes répercussions aussi au Canada. La fête nationale canadienne, qui a lieu le 1er juillet, soit, en 2021, un mois après l’annonce de la découverte des tombes, fut carrément annulée à Victoria, capitale de la Colombie-Britannique. Et partout ailleurs, on renonça aux feux d’artifices traditionnels et à la célébration du drapeau à feuille d’érable.

C’est dans ce contexte que Mike Otto, un chauffeur routier blanc, eut l’idée de monter une action de solidarité avec les Autochtones pour les soutenir dans leurs efforts en vue d’obtenir justice et réparations du gouvernement, du système judicaire et de l’Église (gestionnaire des pensionnats). À cause de la pandémie et aussi, je suppose, par pudeur, la communauté où les tombes avaient été découvertes ne voulaient pas de rassemblement ni de déambulation sur son territoire. C’est pourquoi Mike Otto proposa un convoi de camions qui défileraient lentement sur les lieux, laissant des dons derrière eux avant de repartir. Le 20 juin 2021, 400 camions défilèrent ainsi, décorés de drapeaux orange Every Chils Matters (emblème du mouvement né de la découverte des tombes) accompagnés de nombreuses motos et de voitures, pour exprimer leur compassion et marquer leur solidarité. Sur la route, ils avaient été accueillis par des acclamations. Dans de nombreux endroits, les gens venaient les féliciter et leur porter de la nourriture.

Lorsque les camions sont arrivés à l’ancien pensionnat, klaxonnant sur leur passage, de nombreux membres de la nation Secwépemc les ont accueillis avec des tambours de cérémonie, des chants guerriers et brûlant de la sauge. Il y avait des poings levés et des visages pleins de larmes.

Mais : qui, hors du Canada, voire de la Colombie-Britannique, a entendu parler, ou se souvient encore de ce convoi de solidarité ? Dites : mouvement de camionneurs au Canada, on vous répondra par cet épisode de l’hiver 2022 quand des chauffeurs routiers bloquèrent avec leurs semi-remorques couverts de pancartes Fuck Trudeau le centre d’Ottawa, la capitale fédérale. Cette mobilisation était d’abord partie de la protestation contre l’obligation de présenter un pass sanitaire afin de franchir la frontière avec les États-Unis, mais elle s’étendit rapidement à un refus en bloc de toutes les obligations sanitaires, comme le port du masque. Ces camionneurs-là furent célébrés un peu partout dans le monde, au premier chef par Donald Trump et Elon Musk, Steve Bannon et Tucker Carlson (autre fasciste médiatique états-unien, genre Cyril Hannouna en beaucoup plus puissant) ; « mon double, écrit Naomi Klein, les a acclamés comme des “combattants de la liberté” des temps modernes ». Et là encore, on retrouvait

les signes indubitables de la grande confusion politique propre à l’univers diagonaliste : ici un grand drapeau nazi orné d’une croix gammée agité avec ferveur ; là des drapeaux confédérés jouxtant des manifestants antivax arborant l’étoile jaune et brandissant des pancartes qui dénonçaient le climat d’apartheid ou de ségrégation Jim Crow dont il se disaient victimes.

Grande confusion, donc. Des partisans plus « modérés » de cette mobilisation ont prétendu que les éléments racistes y étaient isolés, voire même infiltrés pour la déconsidérer. Mais, comme le précise Naomi Klein, ces théories ne tenaient pas la route.

L’un des meneurs les plus virulents du convoi était un certain Pat King, qui offrait un soutien logistique aux manifestants via sa page Facebook, forte à l’époque d’environ 350 000 abonnés. King est un raciste notoire, qui a qualifié la culture indigène de « honte » et qui, en 2019, avait organisé un convoi similaire, quoique plus petit, pour s’opposer à l’immigration et à l’action climatique, deux menaces identiques, selon lui, pour le mode de vie canadien : « Ça s’appelle le dépeuplement de la race caucasienne, ou anglo-saxonne. C’est ça le but, de dépeupler la race anglo-saxonne, qui possède les lignées les plus fortes. »

Et King n’était pas le seul à encourager les camionneurs d’Ottawa : le Réseau canadien anti-haine signalait lui aussi que « tous les groupes qu’il surveill[ait] y jouaient un rôle de premier plan ».

Tout cela mérite qu’on s’y arrête, poursuit Klein. La découverte des tombes anonymes moins d’un an plus tôt avait encouragé le débat en révélant que ces écoles pour indigènes avaient été le fruit d’une politique gouvernementale visant à dissoudre les nations, les langues et les cultures autochtones dans une culture chrétienne anglophone et francophone. Les pensionnats étaient des machines explicitement conçues pour éradiquer les cosmologies qui considéraient le monde naturel comme sacré, vivant et source d’interdépendance – enseignements particulièrement pertinents en ces temps de crise planétaire. Et tout à coup surgissait un convoi qui, par la voix de son leader, affirmait que c’était la culture chrétienne caucasienne qui était menacée de se voir remplacée par d’autres, « basanées » et « inférieures », dans le cadre de ce qui est appelé le Grand Remplacement. Pour Jesse Wente, éminent écrivain ojibwé et président du Conseil des arts du Canada, l’effet miroir était flagrant : « Ce n’est pas une coïncidence si cela se produit au moment où éclatent de nouvelles vérités historiques », a-t-il écrit, voyant dans le convoi « un désir de réaffirmer la domination coloniale face à l’obligation d’affronter [ces vérités] et de faire naître un sentiment de communauté là où la pandémie a montré qu’il n’y en avait guère ».

Pour conclure, je dirai que la lecture de ce livre m’a fait penser sans cesse à la situation que nous vivons aujourd’hui en France et en Europe. Ici aussi, le confusionnisme favorise les « diagonales du pire », et ça menace d’empirer. C’est pourquoi je ne peux qu’encourager vivement sa lecture, qui donne des outils pour penser notre propre situation.

Dimanche 20 octobre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Wu Ming 1, Q comme complot. Comment les fantasmes de complot défendent le système, Lux éditeur 2022 [2021], traduit de l’italien par Anne Echenoz et Serge Quadruppani. C’est un livre d’utilité publique. Je pense que nous devrions tous et toutes le lire. Lundi matin en avait donné des bonnes feuilles et avait interviewé son auteur dans le cadre de ses « Lundi soir ». « Il se passe quelque chose de grave dans le ciel » peut lui servir d’introduction.

Wu ming, Ovni 78, éditions Libertalia, 2024 [2022], traduit de l’italien et postfacé par Serge Quadruppani est un roman « où l’on retrouve la passion du collectif bolognais Wu Ming pour les cultures populaires, les angles morts de l’histoire, la naissance et la fonction des mythes contemporains » (extrait de la quatrième de couverture). C’est vraiment un excellent bouquin dont on a du mal à s’arracher avant d’en avoir terminé la lecture. Attention, risque de nuits blanches…

[2] C’est le titre original du livre : Doppelgänger : A Trip Into the Mirror World. Je trouve ce nom Doppelgänger bien plus évocateur que le Double français – gänger, en allemand, c’est quelqu’un qui va quelque part, donc un être actif, et pas seulement un reflet passif comme on peut l’entendre dans « double » (ça me fait penser à Victor Hugo : « Je suis une force qui va ! » (Hernani, acte III scène 4). Je profite de l’occasion pour mentionner le traducteur du livre : Cédric Weis. Même si je regrette le choix du titre (enfin, c’est mon avis perso), je sais qu’il relève plutôt de l’éditeur que du traducteur, qui nous donne un texte français de très bonne facture.

[3] « Selon les fantasmes de complot sur les “chemtrails”, chaque jour, des milliers d’avions, suivant les lignes d’une conspiration planétaire, répandent dans l’atmosphère des mélanges de substances toxiques, de métaux lourds, de sulfates et qui sait quoi d’autre encore. Nos conceptions, nos humeurs et nos sentiments, des acouphènes jusqu’à cette patine blanche qui recouvre parfois la langue seraient causés par ces substances répandues dans le ciel, en plein jour. L’intention diverge selon la version de l’histoire : mener des expériences sur la population, la maintenir constamment malade et affaiblie, créer une “ceinture chimique psychoactive” au-dessus de nos têtes pour contrôler nos esprits, etc. » (Wu Ming 1, dans Lundi matin # 444)

[4] Comme on dit de certains animaux, telles les abeilles, fourmis et autres termites, qu’ils sont « sociaux ». Réseaux sociaux : considérant qu’ils sont une expression caractéristique du régime médiatique néolibéral, l’appellation apparaît pour le moins paradoxale si l’on veut bien se souvenir que Margaret Thatcher, combattante et propagandiste de l’individualisme néolibéral s’il en était (avec son compère Ronald Reagan) reste l’auteure la maxime mémorable « There is no such thing as society : there are individual men and women, and there are families », prononcée au cours d’une interview accordée au magazine britannique Woman’s Own pour son édition du 31 octobre 1987.

[5] Je n’insiste pas ici sur l’analyse très pertinente que propose Naomi Klein de ce phénomène de marque, qui remonte, nous rappelle-t-elle, au « marquage » des esclaves au fer rouge… et qui a abouti, aujourd’hui à la multiplications de doubles numériques des « vraies » personnes, doubles qu’elle nomme aussi des « golems numériques ». Avec pour conséquence, entre autres, l’apparition du « trouble de la personnalité unique » – car la mise au point et la défense d’une marque personnelle imposent « fixité, passivité, unicité du moi », loin du dédoublement qui, selon Hannah Arendt, est la condition du processus de réflexion : le « dialogue entre moi et moi-même ».

[6] J’en ai parlé par ici.

[7] Le Canada reste aujourd’hui encore l’un des principaux pays miniers – par son exploitation « à domicile », mais aussi par les très nombreuses sociétés canadiennes opérant à l’étranger. On peut lire à ce propos cette interview d’Alain Deneault, prof de l’université de Montréal et coauteur de Paradis sous terre. Comment le Canada est devenu une plaque tournante de l’industrie minière mondiale, éd. de l’Échiquier.

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If not now, when ?

Enzo Traverso, Gaza devant l’histoire, Lux Éditeur, 2024

Didier Fassin, Une Étrange Défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, Éditions La Découverte, 2024

Historien, Enzo Traverso essaie de « démêler le nœud d’histoire et de mémoire » qui étreint la « crise de Gaza ». « Il s’agit, dit-il dans son Avant-Propos, d’une réflexion critique sur le présent et les façons dont l’histoire a été convoquée pour l’interpréter. La question est vaste et mériterait un ouvrage beaucoup plus approfondi que ces notes rédigées à la hâte, mais il y a urgence. » Didier Fassin, titulaire au Collège de France de la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines », abonde dans le même sens au début de son essai en citant le philosophe britannique Brian Klug qui, deux mois après le 7 octobre, disait que devant la difficulté de mettre des mots sur « la brutale réalité humaine de la souffrance, du chagrin, de la perte et du désespoir […] il y a des moments où nous devons cesser de parler pour commencer à penser – à penser politiquement ». « À cette prudente injonction, poursuit Didier Fassin, Talal Asad[1] répondait : “Certes. Mais dans la situation présente, où des actes d’une cruauté délibérée sont commis et niés de façon éhontée, peut-être est-il nécessaire non seulement de penser, mais aussi de parler et d’agir moralement. [Cependant,] déterminer de quelle manière le faire est plus difficile qu’il n’y paraît.” Cette difficulté ne rend que plus crucial de s’y efforcer. If not now, when[2] ? Si ce n’est pas maintenant, ce sera quand ? »

Il y a en effet urgence à sortir de la sidération dans laquelle nous plonge le génocide[3] qui s’accomplit en direct sous nos yeux à Gaza depuis un an, et le déferlement de commentaires racistes et de discours haineux qui l’accompagnent, proférés aussi bien par nos médias à la botte que par des dirigeants politiques oscillant entre cynisme et hypocrisie « humanitaire ». Je viens de dire « nous » – je ne prétends pas représenter qui que ce soit, mais j’ai cru comprendre que je n’étais pas seul à éprouver des sentiments mêlés de colère et d’impuissance – par exemple en lisant, semaine après semaine, le « Journal de bord de Gaza », de Rami Abou Jamous, que publie Orient XXI (merci à elleux, qui sont parmi les rares à donner la parole à un Gazaoui). Extrait de son journal du 1er juin dernier :

Cette guerre, c’est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne. Dans cette tornade, il y a des gens qui sont ballotés en tous sens et qui ont peur. Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu’un est éjecté du mixeur parce qu’il est mort. Mais nous, on reste là, dans le mixeur, dans cet appareil qui n’arrête pas de tourner. Il nous mixe dans la misère ou dans la peur, dans l’inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n’arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent. Je ne sais pas comment bien le dire, mais on ne donne pas leur valeur aux personnes qui ont été tuées. C’est à dire qu’on n’est pas triste comme il faut pour les gens qu’on aimait, parce qu’il y a tellement de massacres autour de nous. Nous n’avons pas perdu la tristesse, mais nous avons perdu la valeur de la tristesse.

Sa dernière chronique, datée du 2 octobre, est titrée « Israël est en train de nous faire détester l’endroit où on vit ». Parce que tous les lieux de la vie quotidienne ont été la cible des bombardements. Parce que partout on a risqué de perdre la vie, on a été blessé grièvement, on a perdu des proches, des voisins, des ami·e·s…

Au final, on va finir par quitter Gaza. Et c’est ça le vrai but de cette guerre. Netanyahou et l’armée disent qu’ils veulent éradiquer le Hamas, libérer les prisonniers israéliens, c’est n’importe quoi. Leur véritable objectif, c’est de faire sortir les 2,3 millions d’habitants de la bande de Gaza[4].

On ne se laissera pas briser! 9 octobre 2023 : Un père hurle sur les décombres de sa maison, le corps de sa fillette dans les bras. (Extrait de 30 secondes à Gaza, par Mohammad Sabaaneh)

Il y a bien urgence. On peut même se demander s’il n’est pas déjà trop tard[5]… Mais c’est le genre de question qui ne nous avancera guère. C’est pourquoi il faut saluer les deux parutions auxquelles je reviens après cette digression – qui n’en était pas tout à fait une, cela dit.

Le premier chapitre d’Enzo Traverso commence par une histoire allemande, et ce n’est certainement pas un hasard – ici se situe l’un des principaux « nœuds d’histoire et de mémoire » – un nœud particulièrement vénéneux, si j’ose l’allitération. On connaît les bombardements massifs sur les grandes villes allemandes – Dresde et Hambourg en sont des cas emblématiques. On sait aussi (peut-être moins) que des millions d’Allemands « ethniques » furent expulsés immédiatement après la guerre des pays d’Europe centrale vers le « leur », alors en ruines, où erraient déjà des millions de leurs compatriotes qui avaient tout perdu. Martin Heidegger évoqua ces souffrances « pour renverser les rôles et présenter l’Allemagne comme ayant été victime d’une agression extérieure », écrit Enzo Traverso, qui commente ainsi, rapportant ces propos à la situation actuelle :

[…] j’ai l’impression qu’aujourd’hui la grande majorité de nos chroniqueurs et commentateurs [des événements à Gaza] sont devenus « heideggeriens », enclins à interchanger les agresseurs et les victimes, à la différence près que les agresseurs actuels ne sont plus les vaincus mais les vainqueurs.

Il m’est arrivé, par le passé, d’être agacé par les trop fréquentes références au texte orwellien 1984, dont l’invocation à tout bout de champ finissait, me semblait-il, par édulcorer le sens. Je ne peux cependant m’empêcher d’y penser en lisant ce chapitre de Traverso intitulé « Exécuteurs et victimes », et où il montre comment la propagande israélienne, complaisamment reprise par les médias occidentaux, présente Israël comme la victime du « plus grand pogrom de l’histoire après l’Holocauste »… Ce que Netanyahou, s’exprimant voici quelques jours à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, formulait ainsi : « Israël est accusé de génocide de manière mensongère alors que nous nous défendons actuellement contre des ennemis qui tentent de commettre un génocide à notre encontre[6]. » Inversion proprement monstrueuse que l’on dirait directement sortie des bureaux du Miniver – le ministère de la Vérité, en novlangue – et digne des trois slogans de l’Angsoc (le parti unique dirigé par Big Brother) : « la Guerre c’est la Paix, la Liberté c’est l’Esclavage, l’Ignorance c’est la Force ».

On sait que sous Big Brother, le Miniver est chargé de réécrire l’histoire en permanence : « Qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle le passé. » Didier Fassin cite à juste titre cette phrase du roman d’Orwell. Ce sont aujourd’hui les médias mainstream qui se chargent de cette besogne. « […] la malédiction du 7 octobre a commencé quand le Hamas a envahi Israël depuis Gaza », a éructé, entre autres énormités, le Premier ministre israélien pendant son discours à New York. Et si l’on prend la peine de se retourner sur un an de récits médiatiques, on voit bien que l’histoire qu’ils mettent en scène semble toujours commencer en ce fameux jour « maudit ». Didier Fassin :

Leur point de départ [de ceux qui considèrent le 7 octobre comme un acte antisémite] se situe dans l’incursion meurtrière du Hamas. Il n’y a pas de passé. Plus même : l’évocation de celui-ci est suspecte et répréhensible, car paraissant apporter une justification à l’opération menée contre les civils et les militaires israéliens. […]

Pour les autres [qui considèrent l’attaque du Hamas, y compris les crimes de guerre commis pendant cette attaque, comme un acte de résistance], l’événement s’inscrit dans une histoire longue, qui commence en 1917, avec la Déclaration Balfour par laquelle le colonisateur britannique se dit « favorable à l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, comme le rappelle l’historien palestinien états-unien Rashid Khalidi en parlant d’une « guerre de cent ans[7] ».[…] C’est dans ce souci de mise en perspective historique qu’à la fin du mois d’octobre, alors que les bombardements avaient déjà causé la destruction du quart des bâtiments du nord de Gaza et la mort de plusieurs milliers de civils, le secrétaire général des Nations unies déclarait que, si « rien ne peut justifier que des civils soient délibérément tués, blessés ou enlevés », l’attaque du Hamas « ne vient pas de nulle part », mais « de cinquante-six années d’occupation israélienne ».

Fichu antisémite (d’ailleurs, Antonio Guterres vient d’être déclaré persona non grata en Israël pour avoir déclaré, après le tir d’environ 200 missiles iraniens sur Israël, que l’escalade doit cesser et qu’« il nous faut absolument un cessez-le-feu »).

Pour battre en brèche cette fable du 7 octobre comme « point zéro », Traverso cite ces propos d’Edward Saïd datant de 2002, au moment de la répression de la seconde Intifada :

Gaza est entouré sur trois côtés d’une barrière électrifiée. Parqués comme des bêtes, les Gazéens ne peuvent plus se déplacer, travailler, vendre leurs fruits et légumes, aller à l’école. Ils sont exposés aux frappes aériennes des avions et hélicoptères israéliens, et aux tirs terrestres des tanks et des mitrailleuses qui les fauchent. Appauvri, affamé, Gaza est un cauchemar humain […] où chaque petit incident […] se solde par la participation de milliers de soldats à l’humiliation, la punition, l’affaiblissement intolérable de chaque Palestinien sans distinction d’âge, de sexe ou d’état de santé. On retient les fournitures médicales à la frontière, on tire sur les ambulances ou on les arrête, des centaines de maisons sont démolies et des centaines de milliers d’arbres et de terres agricoles sont détruits dans des actes systématiques de châtiment collectif contre des civils qui, pour la plupart, sont déjà des réfugiés de la destruction par Israël de leur société en 1948[8].

Et autour de ce grand camp de concentration,

À quelques kilomètres de là, juste au-delà de la barrière électronique, protégés par le bouclier antimissile Dôme de fer qui intercepte les roquettes, les Israéliens vivent comme en Europe. Tel-Aviv est aussi cosmopolite, moderne, féministe et gay friendly que Berlin. Son industrie culturelle exporte des séries télévisées dans le monde entier et, depuis quelques années, sa gastronomie est également très appréciée. Voilà l’arrière-plan du 7-Octobre[9].

Fassin et Traverso parlent tous deux de la position très particulière de l’Allemagne par rapport à Israël (ce qui ne les empêche pas de pointer aussi l’attitude de la plupart des autres pays occidentaux, à commencer par la France[10]). Sur ce point, j’essaierai de résumer ce qu’en dit Enzo Traverso, qui lui donne une certaine profondeur historique.

Angela Merkel et Olaf Scholz, dit-il, ont tous deux affirmé à plusieurs reprises que le soutien inconditionnel à Israël a la force d’une « raison d’État » (Staatsraison) pour la République fédérale d’Allemagne (RFA). Dès le 7 octobre, le gouvernement du chancelier Scholz, largement épaulé par les médias, a instauré dans le pays une atmosphère de chasse aux sorcières contre toute forme de solidarité avec la Palestine.

Une référence bien curieuse, lorsque l’on sait que le concept de raison d’État renvoie à « la transgression inavouée de la loi au nom d’un impératif supérieur de sécurité » (de l’État, bien sûr…]. Traverso cite ensuite l’historien de la pensée politique Norberto Bobbio, lequel explique que la raison d’État est cet « ensemble de principes et de maximes » qui justifient que le prince puisse se permettre des actions qui seraient répréhensibles si elles étaient commises par un simple particulier. Bobbio appuie son analyse sur Gabriel Naudé[11], lequel, dans un essai de 1639, n’hésitait pas à louer les bienfaits du massacre de la Saint-Barthélemy[12] au nom de la raison d’État.

Une telle apologie du massacre, poursuit Traverso, ne vise qu’à illustrer la théorie selon laquelle la fin justifie les moyens. […] Ainsi, lorsque la RFA invoque sa propre Staatsraison pour justifier son soutien absolu à Israël, elle admet implicitement le caractère moralement douteux de sa politique. Nous avons bien qu’Israël est en train de perpétrer des crimes, dit en substance Scholz à Netanyahou, mais ces moyens moralement répréhensibles sont « justes et nécessaires », car ils consolident votre pouvoir, un but que nous partageons inconditionnellement.

Mais il ne s’agit évidemment pas que de discrètes conversations entre hommes d’État… On a déjà mentionné la chasse aux sorcières déclenchée en RFA depuis le 7 octobre. Entre autres censures, refus de visas, annulation d’événements (ce qui a eu lieu aussi en France[13]) l’une des plus spectaculaires manifestations du soutien gouvernemental à l’entreprise génocidaire israélienne s’est produite à l’occasion de la remise du prix du meilleur documentaire aux cinéastes Basel Adra et Yuval Abraham à la Berlinale, le 25 février dernier. C’est Didier Fassin qui le rapporte :

Lors de leur discours de réception du prix, les deux réalisateurs ont fait référence à la guerre à Gaza. « Il m’est très difficile de célébrer cette récompense quand des dizaines de milliers de membres de mon peuple sont en train d’être massacrés », a reconnu le Palestinien Basel Adra, appelant l’Allemagne à cesser ses exportations d’armes vers Israël. « Dans deux jours nous serons de retour sur une terre où nous ne sommes pas égaux, où moi je vis sous une loi civile et lui sous une loi martiale », a expliqué de son côté l’Israélien Yuval Abraham à propos de son collègue en qualifiant cette situation d’apartheid. Dans les heures qui ont suivi ces déclarations, le maire de Berlin les a condamnées comme « inacceptables » et « antisémites » et la déléguée du gouvernement fédéral pour la Culture et les Médias a évoqué des propos « caractérisés par une profonde haine d’Israël ». En réponse à ces critiques, le réalisateur israélien s’est dit troublé que, « dévaluant ainsi le terme “antisémitisme”, des politiciens allemands osent ainsi diaboliser un Israélien dont toute la famille a été victime de l’Holocauste », ajoutant que ces commentaires le mettaient en danger lui et ses proches. En effet, à la suite des attaques des autorités allemandes, il a reçu des menaces de mort chez lui et a renoncé à rentrer dans son pays, sa famille ayant d’ailleurs dû être évacuée de son domicile en Israël[14].

C’est évidemment une des conséquences de l’inversion monstrueuse dont nous avons déjà parlé, qui assimile les membres du Hamas à des nazis. Didier Fassin relève aussi qu’on a pu voir, après le 7 octobre, l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis se montrer en public avec une étoile jaune sur sa veste… Tandis qu’Enzo Traverso, lui, décrit cette scène étrange :

Le 9 novembre dernier, pour marquer une date fatidique de l’histoire allemande, date de la chute de l’Empire wilhelminien, de la chute du Mur mais aussi des pogroms de la Nuit de cristal en 1938, les autorités berlinoises ont décidé de projeter une étoile de David avec le slogan Nie wieder ist jetzt ! (Plus jamais, c’est maintenant !) sur la porte de Brandebourg. Cette étoile de David, utilisée comme jadis les croix gammées qui ornaient les bâtiments et les monuments des villes allemandes à l’époque d’Hitler, ne pouvait que surprendre. Ce grotesque pastiche de la propagande nazie, au moment même où Israël déclenchait sa campagne contre Gaza, a éclairé d’une lueur inquiétante l’inconscient national allemand.

Et Traverso de citer une « plaisanterie cruelle [qui] circule actuellement […] : l’Allemagne ne pouvait pas rater cette occasion : quand il y a un génocide, elle est toujours du côté du bourreau ». C’est de l’humour très noir, mais pas complètement dénué de vérité. Ainsi, dans « Three genocides » un article paru dans la London Review of Books[15], Eyal Weizman (architecte israélien fondateur de Forensic Architecture[16]), rendant compte des recherches qu’il a conduites, « visant à reconstituer les lieux des massacres dans les fermes aujourd’hui possédées par des descendants des militaires allemands, note la curieuse coïncidence historique entre la date de la seconde audition de l’Allemagne contestant l’existence d’un génocide perpétré par les Israéliens à Gaza devant la Cour internationale de justice, le 12 janvier 2024, et la commémoration du cent vingtième anniversaire des événements qui ont déclenché le génocide perpétré par les Allemands contre les Héréros et les Namas, le 12 janvier 1904 »…

Ce que nous montrent ces deux livres – dont je n’ai encore une fois donné qu’un aperçu –, c’est que nous autres, Occidentaux, ne nous sortirons pas sans dommages de cette affaire, quoi que l’on veuille penser – ou plutôt quoi que l’on veuille bien se raconter pour écarter les preuves évidentes de notre « consentement à l’écrasement de Gaza », comme le dit le sous-titre de Didier Fassin. Il précise bien sûr qu’il y a deux versants dans le consentement : le passif et l’actif. Mais le second a bien besoin du premier pour s’exercer efficacement. À la fin de son article que j’ai déjà cité (en note 9), Naomi Klein s’effrayait de ce que « le génocide s’estompe à l’arrière-plan de notre culture » – ce que l’on pourrait aussi nommer la « banalisation du mal », pour paraphraser Hannah Arendt[17]. Elle disait craindre que certaines personnes deviennent trop désespérées – et rappelait le cas d’Aaron Bushnell, un membre de l’armée de l’air américaine âgé de 25 ans, qui s’était auto-immolé par le feu le 25 février 2024 devant l’ambassade d’Israël à Washington, afin de protester contre le génocide perpétré à Gaza avec le soutien des États-Unis.

Je ne veux pas, écrivait-elle, que quelqu’un d’autre déploie cette horrible tactique de protestation ; il y a déjà eu beaucoup trop de morts. Mais nous devrions prendre le temps de digérer la déclaration que Bushnell a laissée, des mots que j’en suis venue à considérer comme une hantise contemporaine et obsédante […] : « Beaucoup d’entre nous aiment à se demander : “Que ferais-je si j’étais encore en vie à l’époque de l’esclavage ? Ou du temps de Jim Crow dans le Sud ? Ou de l’apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ?” La réponse est que vous êtes en train de le faire. En ce moment même. »

Ce dimanche 6 octobre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Talal Asad est un anthropologue américain – d’origine saoudienne, précise Didier Fassin. De lui, on peut lire deux livres qui ont été traduits en français, l’un en 2018 aux éditions Zones sensibles (Bruxelles) : Attentats suicides. Questions anthropologiques et l’autre en 2023 aux éditions Vues de l’esprit (Bruxelles également) : Tradition critique. Après la rencontre coloniale.

[2] [Note de Didier Fassin] Cette formule célèbre provient d’un aphorisme attribué à Hillel l’Ancien, figure de la tradition rabbinique et fondateur d’une école d’interprétation de la religion juive à la fin du Ier siècle avant notre ère : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis moi, que suis-je ? Si pas maintenant, quand ? » Elle a été reprise par Primo Levi pour le titre de l’un de ses romans : Se non ora, quando ? (traduit en français par Roland Stragliati sous le titre Maintenant ou jamais, Paris, Julliard, 1983). Ifnotnow est aussi le nom d’un mouvement juif états-unien qui lutte pour l’égalité des Palestiniens et des Israéliens.

[3] Je ne reviens pas sur le terme génocide. Qui aurait un doute sur la légitimité de son emploi pourra consulter – outre les deux livres dont je parle ici – l’article paru le 4 septembre dernier sur le site de l’Agence Médias Palestine : « Caractérisation du génocide en cours à Gaza : chronologie d’un tabou ».

[4] À lire sur Orient XXI. On pourra aussi se reporter au très beau – et très dur – recueil de dessins de Mohammad Sabaaneh, dont j’ai parlé la semaine passée, et dont je rappelle qu’il ne sera en librairie que le 11 octobre, mais que l’on pourra se le procurer lors de la tournée de Mohammad en France à partir de ce lundi 7 octobre (voir les lieux, horaires et dates dans ma recension de 30 secondes à Gaza, par ici).

[5] Comme pourraient le faire penser ces quelques chiffres, tirés d’un article de Mostafa Barghouti publié sur Orient XXI le 2 octobre 2024 , « Le droit d’être un peuple comme un autre » : « Au cours de la première année de cette guerre dévastatrice qui s’est étendue – comme on s’y attendait – au Liban voisin, l’armée israélienne a bombardé les 2,2 millions d’habitants de Gaza, vivant sur moins de 360 km2, avec plus de 83 000 tonnes d’explosifs. Cela représente 32 kg d’explosifs par homme, femme ou enfant. Pour mettre ce chiffre en perspective, 83 000 tonnes représentent quatre fois la puissance explosive de chacune des bombes nucléaires lancées sur Hiroshima et Nagasaki pendant la Seconde Guerre mondiale. Près de 80 % des habitations ont été partiellement ou totalement détruites. En Allemagne, seules 10 % des maisons avaient été détruites à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La machine de guerre israélienne a intentionnellement démoli toutes les universités, plus de 70 % des écoles, 34 des 36 hôpitaux qui y existent, 165 établissements de santé, 80 centres de soins, 137 ambulances, 178 abris, 611 mosquées et les 3 églises de Gaza. Les bombardements ont tué jusque-là plus de 41 595 Palestiniens, auxquels s’ajoutent plus de 10 000 disparus, qui sont encore sous les décombres. Parmi ces victimes, 70 % étaient des enfants, des femmes et des personnes âgées. Près de 17 000 enfants ont été tués, dont 115 qui sont nés après le 7 octobre. […] Il faut ajouter à ce bilan les 96 251 Palestiniens, pour la plupart des civils, qui ont été blessés. Ce chiffre inclut 4 000 amputations, dont 1 300 enfants. […] Fin septembre 2024, l’armée israélienne avait tué ou blessé 6,5 % de la population de Gaza. Si cela s’était produit aux États-Unis, cela signifierait proportionnellement que plus de 20 millions d’Américains ont été tués ou blessés en moins d’un an. »

[6] Ghassan Salhab a publié l’intégralité de ce discours sur Lundi matin. J’ai d’abord rechigné à le lire – pourquoi perdre mon temps à lire ces propos orduriers ? J’ai pourtant fait confiance à Ghassan Salhab : il devait bien avoir une raison de les reproduire. Et oui, je crois qu’il faut effectivement les lire, quitte à se laver les yeux ensuite, faute de quoi, ne nous trouvant pas à la place de celleux qui subissent les conséquences de ces déclarations, nous risquons d’avoir du mal à comprendre à quel point elles sont immondes, à quel point elles annoncent des offenses encore plus graves faites aux peuples de la région. D’ailleurs, ça n’a pas manqué : Netanyahou annonçait, entre autres, dans ce discours qu’« Israël doit également [après le Hamas à Gaza et en Cisjordanie] vaincre le Hezbollah au Liban. Le Hezbollah est l’organisation terroriste par excellence dans le monde d’aujourd’hui. » Il a donné l’ordre depuis New York d’assassiner le leader chiite libanais Hassan Nasrallah et on sait ce qu’il s’est passé depuis au Liban – « plus de 2 000 morts, des milliers de blessés et près de 1,2 millions de déplacés, selon les autorités libanaises » (dixit France 24). Tel est le bilan de l’agression d’Israël par le Hezbollah, « organisation terroriste par excellence ».

[7] [Note de Didier Fassin] L’histoire longue du conflit en Palestine fait l’objet du livre du professeur de l’université Columbia Rashid Khalidi, The Hundred Years’ War on Palestine : A History of Settler Colonialism and Resistance 1917-2017, New York, Picador, 2020.

[8] [Note d’Enzo Traverso] Edward Saïd, D’Oslo à l’Irak, Fayard 2005 [2004], p. 226-227.

[9] Cette juxtaposition de conditions de vie confortables et de conditions qui ne laissent guère d’autre possibilité que la survie, c’est ce contraste insoutenable qu’a voulu aussi montrer Jonathan Glazer dans son film La Zone d’intérêt. Si le film montre la vie confortable du commandant d’Auschwitz-Birkenau à deux pas de l’enceinte d’un camp de concentration, lorsqu’il a obtenu cette année l’Oscar du meilleur film étranger son réalisateur n’a pas caché qu’il avait voulu aussi parler du présent. Et si le film avait été tourné avant le 7 octobre, Glazer n’a pas hésité à déclarer que « dans ce film, tous les choix ont été faits pour nous confronter au présent. Le film montre où nous mène la déshumanisation. Nous sommes ici en tant quhommes qui réfutent le fait que la judéité et lHolocauste soient détournés par une occupation qui a conduit à des conflits pour tant dinnocents. Les victimes du 7 octobre, les victimes des raids de Gaza sont des victimes de deshumanisation ». Ne suivant guère ce genre d’événement (les Oscars, je veux dire), j’ai eu connaissance de cette prise de position par un article de Naomi Klein traduit sur le site de l’Agence Médias Palestine.

[10] À ce propos, le titre de l’article signé par Alain Gresh et Sarra Grira dans Orient XXI du 30 septembre dernier en dit assez long : « Gaza-Liban : une guerre occidentale ».

[11] [Notes de Traverso] Voir Norberto Bobbio, Teoria generale della politica, Turin, Einaudi, 1999 et Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, Gallimard, 2004 [1639].

[12] Sur ce massacre, voir par ici ma recension de Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du Massacres de la Saint-Barthélemy.

[13] Où l’on a pu voir, entre autres, la mairie de Paris interdire un événement prévu le 6 décembre 2023 au Cirque d’Hiver et intitulé « Contre l’antisémitisme, son instrumentalisation, et pour la paix révolutionnaire en Palestine », auquel devaient prendre part, excusez du peu Judith Butler, de passage à Paris à ce moment-là, et Angela Davis, en visioconférence depuis les États-Unis…

[14] Je réalise trop tard que cette histoire avait déjà été racontée dans Lundi matin du 19 mars dernier par Sophia Deeg… Tant pis : bis repetita placent.

[15] Dont la traduction française sera publiée prochainement dans le n°25 de la Revue du Crieur, à paraître le 7 novembre prochain, et qui contiendra un gros dossier sur la Palestine.

[16] Et auteur de À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine (La Fabrique, 2008), qui parle des tactiques de l’armée d’occupation israélienne.

[17] Hannah Arendt qui, en 1948, au lendemain de la première guerre israélo-arabe, écrivait ce qui suit et qui est justement rappelé par Enzo Traverso : « Et même si les Juifs devaient gagner la guerre, la fin du conflit verrait la destruction des possibilités uniques et des succès uniques du sionisme en Palestine. Le pays qui naîtrait alors serait quelque chose de tout à fait différent du rêve des Juifs du monde entier, sionistes et non sionistes. Les Juifs “victorieux” vivraient environnés par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur autodéfense physique au point d’y perdre tous leurs autres intérêts et toutes leurs autres activités. Le développement d’une culture juive cesserait d’être le souci du peuple entier ; l’expérimentation sociale serait écartée comme un luxe inutile ; la pensée politique serait centrée sur la stratégie militaire ; le développement économique serait exclusivement déterminé par les besoins de la guerre. Et tout cela serait le destin d’une nation qui – quel que soit le nombre d’immigrants qu’elle absorberait et si loin qu’elle étendrait ses frontières (la revendication absurde des révisionnistes inclut l’ensemble de la Palestine et la Transjordanie) – resterait néanmoins un tout petit peuple, largement supplanté en nombre par des voisins hostiles. » (Extrait de « Pour sauver le foyer national juif », 1948, dans Écrits juifs, Fayard, 2011.) « Cette perspective, que Arendt envisageait comme un cauchemar, est aujourd’hui sous nos yeux », commente Traverso.

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30 Secondes à Gaza

Je compte bien rendre compte durant les semaines qui viennent de deux livres au moins qui donnent un point de vue tout à la fois bien documenté, engagé et critique sur le génocide en cours à Gaza[1] : Gaza devant l’histoire, d’Enzo Traverso[2], qui dit avoir « voulu porter un regard critique sur le débat politique et intellectuel que la crise de Gaza a suscité, en essayant de démêler le nœud d’histoire et de mémoire qui l’étreint […] une réflexion critique sur le présent et les façons dont l’histoire a été convoquée pour l’interpréter » (extrait de l’introduction) ; et Une Étrange Défaite, de Didier Fassin, qui « livre une analyse urgente et essentielle des interprétations auxquelles l’attaque du Hamas et la guerre menée par Israël ont donné lieu dans les sociétés occidentales pour appréhender les causes et les conséquences du consentement passif ou actif à la destruction de Gaza et au massacre de sa population » (présentation de l’éditeur). Mais pour l’heure, je voudrais vous parler d’un livre qui ne vient pas non plus directement de Gaza : en effet, Mohammad Sabaaneh est un artiste palestinien qui vit à Ramallah[3]. Ses livres sont composés d’images plus que de textes et publiés par l’excellente et encore trop méconnue maison d’édition Alifbata. Depuis 2015, Alifbata[4] s’est lancée dans l’exploration du roman graphique et de la bande dessinée en langue arabe. Après Je ne partirai pas, l’an passé, Alifbata publie aujourd’hui 30 Secondes à Gaza.

30 secondes. C’est le temps que durent les vidéos postées depuis Gaza sur les réseaux sociaux. Trente secondes pour un bref aperçu de l’enfer que vivent les Gazaouis. Trente secondes de l’horreur subie par des êtres ni plus ni moins humains que nous. Trente secondes d’images au « contenu sensible » nous dit parfois l’avertissement, contenu insoutenable pour beaucoup d’entre nous. Que dire alors de ce qu’éprouvent les hommes et les femmes qui les prennent et nous les transmettent…

C’est le début de l’avant-propos de Sabaaneh. Voici la suite :

Depuis deux ans maintenant, Jénine, ma ville[5], vit elle aussi un enfer. Parce que j’ai publié ce qui s’y passait, mes comptes sur les réseaux sociaux ont été supprimés et, avec eux, plus de quinze années de travail d’information suivi par des centaines de milliers d’abonnés. Cette censure m’a mené à m’interroger sur la valeur documentaire et historique des vidéos et photos diffusées depuis Gaza, sachant qu’elles risquent à tout moment de se voir elles aussi interdites par les plateformes qui « modèrent » ces réseaux (ce qui a déjà été le cas de bon nombre d’entre elles depuis le début de la guerre). La connaissance de l’histoire et les documents qui la renseignent sont aujourd’hui laissés au pouvoir discrétionnaire de quelques firmes.

En mettant ces vidéos en dessins, je veux contribuer à prévenir la destruction des preuves des crimes commis contre mon peuple à Gaza. Depuis le Guernica peint par Picasso pour témoigner de l’anéantissement de la ville par les fascistes, on sait que le cubisme peut être un langage puissant pour raconter la démolition de la vie. C’est pourquoi j’y recours pour dessiner Gaza aujourd’hui. J’utilise par ailleurs l’encre de Chine, parce qu’aucune solution liquide ne peut l’effacer. Elle est indélébile comme l’est le sang qui coule dans les rues de Gaza, dans ses hôpitaux et sur les visages de ses enfants que rien, jamais, ne pourra effacer de nos mémoires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans un centre d’aide, un enfant serre un petit oiseau contre lui. (14/10/2023)

Cela donne un album à la fois très beau et à la limite du supportable – à ne pas mettre entre les mains de personnes trop sensibles. Alifbata s’est associée à deux autres maisons d’éditions, italienne et espagnole, et le livre vient de sortir simultanément dans les trois pays. Les bénéfices de la publication, s’il y en a, seront reversés à des associations palestiniennes des territoires occcupés. Il faut aussi mentionner les deux préfaces données au livre par Ilan Pappé[6] et Nadia Naser Najjab[7].

Voici tout d’abord celle de Nadia Naser Najjab :

30 Secondes est un récit puissant, à l’état brut, qui propose des images vivantes de la souffrance et de la mort des Palestiniens que les médias occidentaux censurent invariablement. Ici, les portraits et les paroles de personnes aujourd’hui décédées ou ayant perdu des êtres chers sont rapportés en dessins et en mots qui expriment toute l’horreur de la vie et de la mort sous les bombardements aveugles, dépeignant en détail la désolation et les traumatismes engendrés par la guerre, sans rien cacher de l’atroce réalité.

Les dessins présentés ici, réalisés à partir de brèves vidéos postées sur les réseaux sociaux et souvent très vite censurées par les plateformes, parlent encore de bien d’autres choses : de ce que dissimule le prétexte d’« autodéfense » d’Israël, ainsi que de l’hypocrisie et du « deux poids deux mesures » de l’Occident, qui n’a cessé d’ignorer les droits de l’homme des Palestiniens, dont celui, premier, à l’existence.

L’art de Sabaaneh amplifie les voix et les récits palestiniens et documente ce que d’autres s’évertuent à dissimuler, voire à supprimer, en préservant des images, des expériences et des traumatismes qui, autrement, seraient ignorés ou négligés, condamnés à l’invisibilité et, finalement, à s’évanouir dans les limbes de l’Histoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« J’étais en train de faire dodo » Un enfant en état de choc à l’hôpital (18/10/2023)

Et un extrait (la conclusion, en fait) de la préface d’Ilan Pappé :

Les dessins de ce livre parlent d’eux-mêmes, mais ils doivent être inscrits dans leur contexte, à la fois historique et moral. Précisément comme les événements qu’ils décrivent et qui, depuis octobre 2023, nécessitent plus que jamais de pareilles mises en perspective afin de contrer la propagande israélienne et ses soutiens dans le monde entier, qui refusent de situer l’attaque du Hamas dans son contexte. Cette propagande n’a cessé de répéter que cette attaque était un chapitre de l’histoire de l’antisémitisme, et même du nazisme. Absurdité totale qui ne peut être démentie que par une connaissance correcte de l’histoire de la lutte palestinienne et par une position morale ferme qui fait la distinction entre des actes condamnables et leur lien avec un combat justifié pour la libération.

Alors, quand vous regarderez ces images qui immortalisent des instantanés, gardez en mémoire quelques points.

Tout d’abord, il s’agit d’un épisode d’une longue histoire d’infanticides, de perte de parents et de traumatismes dont les enfants palestiniens, et en particulier ceux de Gaza, font l’expérience depuis très longtemps.

Ensuite, au cours de cette histoire, certains de ces enfants ont grandi et se sont retrouvés, des années plus tard, en première ligne de la résistance palestinienne. Je me rappelle toujours une photo de Zecharia Zbedi, un garçon assis devant les ruines de sa maison, dans le camp de réfugiés de Jénine en 2002, après le massacre (dont Sabaaneh fut également témoin) perpétré par Israël. Des années plus tard, j’ai vu sa photo en tant que commandant des forces de libération dans le même camp. Le lien est clair et évident.

Enfin, ces visages juvéniles nous rappellent que nous soutenons tous la cause palestinienne, en premier lieu en tant qu’êtres humains incapables de se taire lorsque d’autres, et en particulier des enfants, se voient refuser une vie normale et que leur existence est constamment en danger. Ceux d’entre eux qui survivront à la brutalité israélienne formeront la prochaine génération de la résistance et continueront à mener le combat pour la libération de la Palestine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Sois fort! » Un père réconforte son fils en pleurs devant leur maison en ruines. (23/10/2023)

Une tournée de présentation de 30 secondes à Gaza par son auteur est prévue en Italie, Espagne, et France. Elle devrait passer par Paris, Albertville, Forcalquier et Marseille entre le 7 et le 12 octobre[8] – si toutefois la guerre qui s’étend désormais au Liban n’empêche pas le départ de Mohammad. On pourra se procurer le livre à ce moment-là – il sera en librairies le 11 octobre.

Dimanche 29 septembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Aujourd’hui, on n’entend guère de voix contre l’utilisation du terme « génocide » quant à ce que fait Israël à Gaza. Cela dit, et si l’on veut avoir une vue générale de l’état des débats à ce sujet dans la « communauté internationale », on pourra se reporter utilement à la synthèse publiée par l’Agence Media Palestine, à lire par ici. Pour un point de vue moins « distancé », on pourra lire aussi la dernière livraison, sur Orient XXI, du « Journal de bord de Gaza », écrit par Rami Abou Jamous, fondateur de GazaPress, qui se trouve toujours sur place avec sa famille, mais sous un abri de toile désormais : « Pour qualifier ce qui se passe, je ne trouve que “Gazacide” »

[2] Qui vient de paraître chez Lux Éditeur.

[3] Voir une présentation plus complète de Mohammad sur le site d’Alifbata.

[4] Alif, ba et ta sont les trois premières lettres de l’alphabet arabe. « Comme l’évoque son nom, l’association Alifbata naît d’une passion pour le monde arabe et de la volonté de creuser les liens qui existent entre nord, sud, est et ouest de la Méditerranée. » (Extrait de la présentation de la maison d’édition.)

[5] Jénine est la ville natale de Sabaaneh, mais il vit aujourd’hui à Ramallah.

[6] Auteur (entre autres) de Le Nettoyage ethnique de la Palestine, un ouvrage fondamental pour comprendre les origines de qui se passe aujourd’hui à Gaza et en Cisjordanie, récemment réédité par La Fabrique (ma recension à lire par ici)

[7] Respectivement professeur au Collège des sciences sociales et des études internationales de l’université d’Exeter au Royaume-Uni et directeur du Centre d’études européen sur la Palestine (ECPS), et maître de conférences en études palestiniennes et codirectrice du Centre européen d’études palestiniennes (ECPS) de l’université d’Exeter.

[8] Voici le programme de la tournée de Mohammad, accompagné de Simona, son éditrice d’Alifbata :

– 7 octobre, 18h30 : interview PDH Youtube.com/@parolesdhonneur

– 8 octobre, 19h00, Paris : rencontre à La maison de la vie associative et citoyenne, 11 rue Caillaux, Paris 13e, métro Maison-Blanche

– 9 octobre, 18h30, Albertville : rencontre à la salle Atrium, 168 rue de la Bévière, Gilly-sur-Isère

– 10 octobre, 17h30, Forcalquier : rencontre au Local, 2, place du Palais, Forcalquier

– 11 octobre, 12h30-13h30 : interview Radio Zinzine /radiozinzine.org

– 12 octobre, 17h00, Marseille : rencontre à la librairie Maupetit, 142 La Canebière, Marseille ; 19h00 : soirée à la Casa Consolat, 1 rue Consolat, avec expo des dessins de Mohammad.

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La haine des fonctionnaires

Julie Gervais, Claire Lemercier & Willy Pelletier, La Haine des fonctionnaires, Éditions Amsterdam, 2024

Il s’agit bien de la haine contre les fonctionnaires, pas de celle de ceux-ci contre je ne sais qui. Même s’ils ont des raisons de haïr – et probablement certain·e·s haïssent –  les cabinets de conseils genre McKinsey qui se font payer très cher des boulots que les serviteurs de l’État accomplissent gratos, la « très haute » fonction publique, passée de « noblesse d’État » (Bourdieu, c’était une autre époque) à « noblesse managériale (selon les auteur·e·s du livre), les think tanks à la française (genre cette fondation à dormir debout, l’Ifrap « pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques », dirigée par des patrons de grandes entreprises… privées, cela va de soi) qui refilent des études bidonnées aux médias, lesquels en font leurs choux bien gras – « il faut être réaliste, le public sera toujours moins efficace que le privé ». Tous phénomènes qui, si l’on y ajoute les restrictions budgétaires (les « dépenses publiques » à diminuer, sujet d’actualité s’il en est) et la « dématérialisation » des services publics, valent aux fonctionnaires, qui n’en peuvent mais, une animosité de plus en plus affirmée de la part… du public, justement.

Or il ne vous aura pas échappé que les récriminations contre les fonctionnaires, les caricatures qui circulent à leur propos – genre ces types de l’Équipement, au bord de la route, qui sont toujours plusieurs à glander pendant qu’il n’y en a qu’un qui bosse, ces infirmières qui papotent autour d’un café au lieu de s’occuper de vous, ces gens dans les bureaux dont on ne sait pas ce qu’ils foutent, à part vous faire perdre votre temps – à vous qui pourtant n’en avez pas de reste, « Je bosse, moi, Monsieur ! », il ne vous aura pas échappé, donc, que ce concert ininterrompu de médisances (passez donc un moment au zinc d’un bistrot, pour voir, ou plutôt entendre cette basse continue) embrunit nos atmosphères… Quoi que l’on pense des fonctionnaires et du service public (donc de l’État, même si certains fonctionnaires bossent dans le privé et si nombre de services publics sont « délégués » au privé), il faut s’interroger sur les effets de ce dénigrement et de ces mensonges, sur qui les entretient et à qui il profitent – et on voit bien que ce n’est pas à la gauche plus ou moins sociale-démocrate. Il est d’ailleurs assez significatif que cette même gauche ait tout récemment proposé, comme prétendante au poste de Premier ministre, Lucie Castets, une haute fonctionnaire cofondatrice, en 2021, du collectif Nos services publics.

Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier s’attachent donc, dans ce livre (très) utile qui vient de paraître chez Amsterdam, à démonter les fakes, décortiquer les ragots/rumeurs qui courent sur les fonctionnaires et à comprendre quelle logique politique les sous-tend pour quels résultats, politiques eux aussi, dont on constate la traduction en termes électoraux, entre autres. Ils n’en sont pas à leur coup d’essai : « Le livre que vous avez dans les mains, écrivent-ils (p. 233) résulte de nos rencontres, depuis trois ans, autour d’un premier livre, La Valeur du service public. »

Un gros travail de 450 pages ainsi présenté par l’éditeur (La Découverte) :

Des décennies de casse sans relâche : les dernières crises sanitaire et économique en montrent l’ampleur et les dangers. Mais qui veut la peau du service public ? Pourquoi, et au détriment de qui ? Qui sont les commanditaires et les exécuteurs du massacre en cours au nom de la modernisation ? Quels sont leurs certitudes, leur langage, leurs bonheurs et leurs tourments ? Comment s’en tirent les agents du service public quand leurs métiers deviennent missions impossibles ? Comment s’en sortent les usagers quand l’hôpital est managérialisé, quand les transports publics sont dégradés ? Ce livre raconte les services publics : ceux qui ont fait vivre des villages et ceux qui ont enrichi des entreprises, les guichets où on dit « non » et ceux qui donnent accès à des droits. Il combat les fausses évidences qui dévalorisent pour mieux détruire – les fonctionnaires trop nombreux, privilégiés, paresseux. Il mène l’enquête pour dévoiler les motifs des crimes et leurs modes opératoires, des projets de réforme à leurs applications. On entre dans les Ehpad, aux côtés des résidents et du personnel soignant, on pousse la porte des urgences, on se glisse dans les files d’attente de la CAF ; on s’aventure dans les grandes écoles, on s’infiltre dans les clubs des élites, au gré de récits et d’images qui présentent les recherches universitaires les plus récentes.

Oh, direz-vous, « massacre », le mot est un peu fort, non ? Voici pourtant ce qu’en disaient les auteur·e·s dans ce premier livre :

Nous utilisons les mots au sens propre. Les « modernisations » entreprises dans les services publics sont, de fait, des massacres. Des violences de masse. Les mots utilisés pour en parler sont trop calmes, impuissants à dire la brutalité. Et c’est à froid, tranquillement, qu’on les lit. Nous restons, quelque effort que l’on fasse, à l’extérieur des peines telles qu’elles sont vécues. Nous qui les écrivons, et qui les traduisons, nous les trahissons[1].

Trahison assez bien ressentie par les premiers et les premières concernées, pour qu’ielles en « rajoutent une couche », comme on dit, lors de rencontres autour du livre.

Souvent des agents publics, en activité ou en retraite, des fils ou nièces de fonctionnaires et de précaires du public aussi, marqués par la souffrance, le dévouement ou le ras-le-bol de leur mère ou de leur oncle. Des gens qui nous ont raconté ce qui s’était passé depuis l’écriture de ce premier livre, le raz-de-marée de la dématérialisation en particulier, emportant pour certains le dernier espoir d’un service public humain.

Donc nos auteur·e·s ont remis l’ouvrage sur le métier. Cela donne un livre plus bref (250 pages), probablement plus « nerveux » (je dis probablement car je n’ai pas lu le premier, qui pourtant semble valoir le détour si j’en juge par l’extrait publié sur Contretemps), et toujours d’une grande actualité : j’ai déjà évoqué la question de la soi-disant indispensable « réduction des dépenses publiques » qui est un des mantras du gouvernement actuel comme de son prédécesseur – dans ce contexte, parions que les « massacres à la modernisation » des services publics, vont se poursuivre et, les accompagnant et les justifiant, le bashing systématiquement organisé contre les fonctionnaires. Celui-ci « procède, pour une large part, d’une rencontre de trois mouvements de longue durée, qui se renforcent mutuellement ». Tout d’abord, poursuivent Gervais, Lemercier et Pelletier dans une heureuse formule : « la réévaluation des idées du marché sur le marché des idées, à l’œuvre depuis quarante ans ». Des pseudo-intellos se sont bâtis des carrières en assénant des lieux communs du genre « l’argent va aux salaires de la fonction publique au lieu d’aller aux entreprises ». Il fallait de la « flexibilité », du risque, de l’initiative, des privatisations, en somme.

Cet éloge du privé, sans cesse appuyé sur la caricature des fonctionnaires, s’est, depuis les années 1980, diffusé au fur et à mesure de l’expansion et des transformations d’un journalisme économique, de plus en plus dépendant des recettes publicitaires, recrutant en section « éco-fi » (avec formation à la finance) de Sciences Po ou en écoles de commerce. Et propageant le « réalisme économique » et ses « critères d’efficacité » […] Ensuite se sont ajoutés à cela, activant en permanence les mêmes caricatures, une série de fondations financées par des entreprises (comme l’Ifrap ou l’Institut Montaigne) et des professionnels de la politiques liés aux entreprises. De sorte que ces caricatures sont devenues, en certains milieux, comme l’air que l’on respire (pour reprendre ce que le sociologue Émile Durkheim disait des lieux communs).

Deuxième mouvement, l’arrivée d’une vague de managers « réformateurs » (formés dans les mêmes écoles que les journalistes mentionnés plus haut).

[Ils sont] fixés sur le bilan comptable, armés de consultants, validés par des commissions de « personnalités qualifiées » où prédominent les dirigeants d’entreprises. L’inefficacité des agents publics est posée comme postulat. Car « cadrer avec » les compressions de budget devenues lois, ou transférer au privé les segments de secteurs publics profitables à certaines firmes, tout cela s’appuie sur l’inefficience du Public, la lenteur du fonctionnaire peu « activable ».

La diminution du nombre de fonctionnaires (non-renouvellement des départs à la retraite, non-recrutements pour faire face aux nouveaux besoins, etc.) s’accompagne du recrutement massif de contractuels, évidemment plus précaires et donc plus dociles, pardon, « flexibles ».

Un troisième mouvement […] s’accomplit au gré des hostilités quotidiennes (minuscules parfois) et des répulsions spontanées qui opposent les manières d’être et de faire propres à certains milieux populaires, aux façons de se tenir, de parler, d’agir de salariés un peu plus diplômés ou issus des classes moyennes.

Les gens des bureaux, quoi. Ce que l’on oublie alors, c’est que 1), ce genre d’emploi n’est pas toujours très drôle non plus, encore moins dans le contexte de « modernisation » et de dématérialisation évoqué plus haut (plus de contact avec les usagers, ou très peu, et pression incessante des managers) et 2) qu’une très grande partie des agents du service public sont des prolos comme les autres – ainsi par exemple, les agents d’entretien fonctionnaires, toutes spécialités confondues, sont environ 600 000…

Alors, trop de fonctionnaires qui se gavent de nos impôts ? demande le titre d’un des chapitres du livre. Les auteur·e·s relèvent malicieusement cet autre titre de l’historien Émilien Ruiz : Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle), paru au Seuil en 2021. Émilien Ruiz y montre que ce discours du « trop de fonctionnaires » est apparu en même temps que le mot « fonctionnaire », soit au moment de la Révolution française… Cependant, on n’a jamais été trop d’accord sur quels fonctionnaires seraient surnuméraires, ou, au contraire, indispensables – en gros, flics, gardiens de prisons, infirmières ou enseignants ? Par contre,

Ce que montre Émilien Ruiz, c’est qu’un changement s’est opéré dans ces débats à la fin du XXe siècle. Depuis une trentaine d’années, un seul argument a polarisé tous les débats sur les fonctionnaires et a motivé bien des lois qui ont saccagé leurs conditions de travail : l’argent.

Ritournelle de la dépense publique, etc. Pourtant, comme le font observer nos auteur·e·s, « rien n’interdit d’augmenter les impôts – ou, déjà, d’arrêter de les diminuer – et de débattre de qui, alors devrait payer davantage pour les services publics. » Et de mentionner, entre autres super-riches, les très grandes entreprises. En note de bas de page, ils nous rappellent que

L’économiste Anne-Laure Delatte a chiffré les 185 milliards d’euros par an (en moyenne depuis 2010) offerts en subventions ou, plus souvent, en allègement d’impôts ou de cotisations sociales, sans aucune contrepartie (sans obligation, et souvent, on peut le démontrer, sans résultat en termes d’emploi, de recherche ou autres buts allégués, aux plus grandes entreprises[2].

Un pognon de dingue, comme dirait l’autre. Il est vrai qu’on pourrait peut-être mieux utiliser les deniers publics.

Depuis la loi organique relative aux lois de finances (« LOLF » pour les intimes) de 2001, des règles juridiques et comptables se sont accumulées, difficiles à changer, qui limitent énormément les possibilités quant à la manière de dépenser un budget, une fois que les élus [d’une collectivité, depuis la commune jusqu’à la nation] ont décidé de son volume. Et c’est toujours dans le même sens que cet espace des possibles a été limité : cela conduit à réduire le nombre de fonctionnaires, quitte à dépenser davantage d’argent public pour faire la même chose (ou pour faire moins bien). En demandant au cabinet de conseil McKinsey d’organiser un colloque sur l’avenir du métier d’enseignant pour 496 800 euros, par exemple, alors que des professeurs d’université en sciences de l’éducation font la même chose plusieurs fois par an, sans demander rien en plus de leur salaire d’enseignants-chercheurs. Mais pas seulement : le scandale des cabinets de conseils n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Ici, Gervais, Lemercier et Pelletier citent l’humoriste Waly Dia qui s’insurgeait en 2022 contre la règle de la « fongibilité asymétrique ». Avant de l’écouter[3], allez voir en ligne qu’est-ce que c’est que ce truc[4] – ça porte un nom à coucher dehors, mais c’est relativement simple. Résultat, estimé en 2021 par le collectif Nos services publics : « l’État, les hôpitaux et les collectivités payent chaque année à des entreprises (de Challancin [très grosse boîte de nettoyage/entretien] à McKinsey en passant par les sociétés d’autoroutes et Suez) [environ] 160 milliards d’euros ». Merci la fongibilité asymétrique !

Dans le même genre – je veux dire, dans le genre qui se prêterait bien à un sketch de Waly Dia, il y a aussi cette histoire de la dématérialisation des services publics qui déprime tout le monde, en premier lieu les usagers qu’on fait bosser à la place des fonctionnaires pour monter leurs dossiers. Mais bon, déjà, faut savoir faire. Pas évident. Et contrairement à ce qu’on pense généralement, il ne s’agit pas que d’un problème de vieux malhabiles avec les ordis. Ce n’est pas parce que les 18-24 ans ont grandi avec les réseaux sociaux qu’ils maîtrisent la démarche en ligne pour déposer plainte, établir une procuration de vote ou s’inscrire à la fac – logique : c’est assez différent de poster une vidéo sur TikTok. En 2020, un quart d’entre eux ont déclaré avoir rencontré des difficultés pour des démarches numériques : davantage que parmi les adultes plus âgés. Et bien sûr, en plus de la déshumanisation propre au monde des « relations » numériques, il y a encore et toujours ceux qui en tirent profit. C’est là qu’on en arrive au sketch.

Dans les années 2010, une « start-up d’État » (on notera le choc des mots) baptisée « Mes-aides » développe des bases de données colossales – sur fonds publics, donc – permettant de créer un simulateur d’aides. La start-up […] parvient à cartographier le maquis des aides aux individus : pas seulement celles qui s’adressent aux plus pauvres, comme le RSA, mais tout l’argent que chaque personne serait en droit de demander à l’État, pour telle ou telle raison (de l’aide au logement à celle à l’emploi d’une nounou) : plus de mille démarches différentes. La base de données qui les recense, avec leurs conditions d’obtention, porte le doux nom d’OpenFisca.

Dans les années 2020, cette base de données est devenue la base du chiffre d’affaires de différentes sociétés privées, comme mes-allocs.fr ou Wisbii Money, qui fournissent un service de découvertes d’aides publiques et de réalisation de démarches, contre un abonnement mensuel, voire contre un pourcentage des aides récupérées.

Dans le domaine de l’assurance retraite aussi, des entreprises font payer de 300 à 7000 (!) euros par personne les assurés qui veulent savoir ce qu’il en sera de leur pension – vu les conditions de travail des agents des caisses nationales d’assurance vieillesse, et la diminution de leur nombre, ils n’ont plus les moyens de faire correctement leur travail, et la Cour des comptes chiffrait le nombre d’erreurs sur le calcul des nouvelles retraites à une sur sept, et cela en 2022, soit avant la mise en œuvre de la trop fameuse réforme qui va encore compliquer les calculs…

Bon, il y en a – des fonctionnaires – qui n’ont pas ce genre de problème, ce sont les cadres de la « haute fonction publique ». La dernière partie du livre leur est consacrée. Je ne m’y attarderai pas, histoire de ne pas tomber à mon tour dans le « fonctionnaires-bashing ». En effet, le sujet est plus complexe qu’il n’y paraît, et il n’y a semble-t-il qu’une petite partie de (très) hauts fonctionnaires, ceux-là justement qui définissent et appliquent les nouvelles règles genre fongibilité asymétrique, avant d’aller occuper un poste dans le privé, puis de revenir dans un cabinet ministériel, etc. (ce que l’on appelle le « pantouflage ») dont le statut de « noblesse managériale » nous pousserait à des extrémités regrettables… Mais cette troisième partie mérite elle aussi d’être lue, on comprendra mieux comment fonctionne ce « monstre froid » qui nous administre.

Je ne peux que recommander la lecture de ce livre – il ne s’agit pas de se mettre à militer pour une réorganisation « « sociale » de l’État, hein, ce n’est pas dans mes projets… Mais bon, je pense qu’il est important de comprendre un peu mieux comment ça fonctionne, et aussi de se rendre compte qu’il y a parmi ces fonctionnaires pas mal de gens exploités, surmenés et méprisés au même titre que les autres prolétaires[5].

Le 26 septembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

Post-scriptum

Ce samedi 28 septembre, je viens d’entendre à France Inter (juste après des infos durant lesquelles a été annoncée, entre deux bombardements au Liban, que l’État français supprimait 50 millions d’euros de sa contribution au budget de La Poste) une émission qui illustre de façon proprement cauchemardesque le propos des auteurs de La Valeur du service public et de La Haine des fonctionnaires : « Secrets d’infos », que l’on peut encore écouter en ligne (prenez la demi-heure nécessaire, ça vaut le détour, sauf évidemment si vous avez le cœur fragile et craignez une montée de colère trop brusque, ou une sensibilité qui ne vous permettrait pas de supporter les situations atroces qui sont évoquées là).

C’est une affaire hors-norme qui sera jugée du 14 au 18 octobre 2024, devant le tribunal de Châteauroux. 19 personnes comparaissent pour, entre autres chefs d’accusations, graves maltraitances sur une vingtaine d’enfants qu’ils ont hébergés entre 2010 et 2017 dans l’Indre, la Haute-Vienne et la Creuse. En toute illégalité. Ces “familles d’accueil” n’ont en réalité jamais obtenu l’agrément officiel des autorités et se sont pourtant vu confier des dizaines d’enfants par l’Aide sociale à l’enfance (Ase) du Nord. (Chapô de l’article publié sur le site de France Inter.)

Un jour un de ces mômes s’est retrouvé au CHU de Limoges, gravement blessé. Après une semaine de coma, lorsqu’il se réveille, il supplie les soignants de ne pas le renvoyer à l’homme chez qui il a été placé, qu’il accuse de traitements violents et inhumains, que l’on peut qualifier de tortures physiques et psychologiques. Enquête, etc. On découvre alors que deux types ont monté une structure d’accueil d’enfants placés, laquelle structure n’a jamais obtenu l’agrément pourtant nécessaire pour se voir confier des enfants. Au cours de l’enquête, on retrouve 19 mineurs passés dans cet enfer et qui ont subi les mêmes maltraitances (coups, menaces, administration de drogues, agressions sexuelles, sans parler des travaux de bâtiments qu’ils devaient exécuter pour leurs bourreaux) que celui qui a le premier donné l’alerte… 19, comme le nombre de familles « d’accueil » (il faut vraiment beaucoup de guillemets) qui marchaient dans la combine. Il faut dire que c’était lucratif : l’État (enfin, l’Ase du Nord) allongeait plusieurs centaines d’euros par enfant et par jour… Au total plusieurs centaine de milliers d’euros. Les deux responsables de l’asso (« Enfance et bien-être », il fallait oser !), qui n’avaient jamais rien déclaré aux impôts, avaient réussi à en exporter une bonne partie en Roumanie, où ils comptaient, ont-ils déclaré, monter… une ferme pédagogique !

C’est vraiment dégueulasse, ça fait penser aux Thénardier… Pourtant, on n’est plus au XIXe, quand Hugo écrivait Les Misérables. Non, mais ce n’est guère mieux : aujourd’hui, ce sont donc les départements qui ont la charge de l’Aide à l’enfance. Dans le Nord, en l’occurrence, le nombre d’enfants placés a beaucoup augmenté : + 13,2% en trois ans, tandis que le nombre de places d’accueil, lui, a diminué pendant la même période. C’est le Département qui a supprimé 400 de ces places. Réductions budgétaires, encore une fois. Sauf que la débrouille de la direction de l’Ase coûte beaucoup plus cher à la collectivité : dans le système officiel, « normal », de placement, les familles perçoivent une centaine d’euros par jour par enfant placé. Elles ont un statut d’agent public. Mais quand le département a recours à des « privés », ou des associations, le débours quotidien peu monter jusqu’à 600 euros ! C’est bien le même processus que celui décrit dans les deux livres dont nous avons parlé ci-dessus : pourquoi faire mieux et moins cher dans le public que quand on peut faire pire hors de prix dans le privé…

L’émission de France Inter décrit aussi le désarroi des éducateurs du Nord, leur détresse même, lorsqu’ils ont appris ce qu’avait fait leur direction. Encore s’agit-il d’un cas extrême. De toute façon, la vie quotidienne de ces éducateurs est rendue de plus en plus difficile par les restrictions de crédits et l’absence de solutions pour prendre en charge les mômes qui en ont besoin – nombre d’entre elleux dépriment, font des burn-out, démissionnent. Même chose, semble-t-il, chez les juges pour enfants. Quand on vous parlait de « massacre » des services publics…

[1] Extrait piqué sur l’excellent site https://www.contretemps.eu/.

[2] Anne-Laure Delatte, L’État droit dans le mur. Rebâtir l’action publique, Fayard 2023.

[3] Par ici.

[4] Sur Wikipédia, par exemple, il y a un article assez clair là-dessus.

[5] Par ailleurs, il faut insister sur les conséquences politiques du massacre des services publics. À cet égard, on trouve un passage très éloquent dans l’extrait auquel j’ai déjà fait référence (note 1) du livre La Valeur du service public :

« De ces “modernisations” décidées très loin, ailleurs, qui subit les effets ? Dans l’Aisne, les communes quasi ruinées, où les anciens sont trop pauvres pour secourir leurs enfants et où les enfants sont trop pauvres pour secourir leurs parents. Dans l’Aisne, les bourgs où déjà il n’y a plus ni bureau de poste, ni classes de primaire, ni médecins, ni infirmières, ni pharmacie, quasiment plus de bistrots, des accès Internet défaillants, et des magasins clos. Pas d’emplois. Dans chaque village, des maisons détériorées, des voitures cabossées, presque hors d’usage, ou seulement des mobylettes pour se déplacer. Les dégradations des routes, leurs usages difficiles ne sont jamais vus par celles et ceux qui ne vivent pas là. Alors qu’ils avivent l’enclavement des plus mal lotis, les solitudes remplies d’amertume. Et ces impuissances face à l’écroulement d’un monde qui ne tient plus, retournées en aigreurs envers quiconque paraît déranger davantage l’ordonnancement de l’univers d’avant. Celui où l’on avait encore l’impression d’avoir tout de même sa place. Les gens qui vivent là, atomisés, avec de moins en moins de relations entre eux, et dépourvus de la force sociale nécessaire pour se faire entendre, sont réduits au silence, si ce n’est au mépris public.

Ces enchaînements inaperçus conduisent aux scores élevés du Rassemblement national. Pour ne citer que quelques communes rurales pauvres de l’Aisne, entre lesquelles beaucoup de routes sont mal entretenues et où les services publics ont fermé, Marine Le Pen a obtenu 59 % des voix à Blérancourt, 61 % à Morsain, 62 % à Saint-Aubin, 63 % à Vézaponin, 68 % à Camelin, 69 % à Selens, au second tour de l’élection présidentielle, en 2017.

Les “modernisations” sont des massacres ? Mais pour qui ? Des nécessités ? Mais pour qui ? Et quels écheveaux de relations donnent force aux “modernisateurs»” ? En quoi leurs forces sont-elles faites de nos faiblesses ? »

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Veganwashing. L’instrumentalisation politique du veganisme

Jérôme Segal, Veganwashing. L’instrumentalisation politique du veganisme, Lux Éditeur, 2024

« À vrai dire, les raisons de promouvoir le véganisme sont nombreuses : que ce soit pour favoriser la protection de l’environnement, pour promouvoir la santé publique, ou tout simplement pour répondre à des questions d’ordre éthique. » Ce sont des thèmes auxquels les opinions publiques se montrent sensibles, même si la plupart des gens sont encore loin de suivre un régime vegan ou un régime végétarien. Mais ces enjeux sont instrumentalisés par les discours d’un certain nombre de responsables politiques et/ou économiques à travers le monde, afin de recouvrir des pratiques souvent beaucoup moins vertueuses : c’est cela, le « veganwashing ». Vous avez aimé le « greenwashing », le « purplewashing » ou encore le « pinkwashing » ? Vous adorerez le « veganwashing » !

Et pour commencer, savez-vous quand et où est apparu pour la première fois ce terme ? Je vous le donne en mille : en 2013 et en Israël, « en réaction à une campagne en soutien au Premier ministre Benyamin Netanyaou [vantant] la propagation du véganisme dans le pays, avec un taux d’adeptes variant de 3 à 5% de la population[1] » ! J’avais déjà rendu compte ici-même du livre de Jean Stern, Mirage gay à Tel Aviv, qui décrit le pinkwashing (soit la présentation du pays comme un paradis pour les gays du monde entier – sauf les Palestiniens, ça va sans dire) déployé à grande échelle par Israël. Décidément…

Mais le sujet de Jérôme Segal ne se limite pas à dénoncer le veganwashing israélien, comme c’était le cas du livre de Stern sur le pinkwashing – et cela même s’il y consacre une bonne partie de son chapitre 2, sur laquelle on reviendra. Il commence par un rapide « état des lieux » du véganisme, qui brosse d’abord un bref historique du mouvement. Le végétarisme apparaît et se développe sous formes d’associations de protection des animaux, en Angleterre puis dans d’autres pays européens dont la France au cours du XIXe siècle. C’est un mouvement plutôt conservateur, souvent animé par des aristocrates. La corrida et les combats de coqs, divertissements populaires, sont criminalisés – mais on ne touche pas à la chasse à courre. Il s’agit donc de « protéger », de façon très anthropocentrée. Un peu plus tard, vers la fin du siècle, naissent des associations de « défense » des animaux, souvent animées par des femmes dont certaines proches des milieux anarchistes, qui protestent en particulier contre la vivisection. Vers le milieu du XXe siècle « un troisième temps se dessine, celui de la lutte visant à accorder des “droits” aux animaux ». C’est à ce moment-là qu’apparaît le nom anglais : vegan, forgé à partir de la contraction du nom vegetarian. La motivation des fondateurs de la Vegan Society est d’abord éthique :

Nous voyons bien que notre civilisation actuelle est bâtie sur l’exploitation des animaux, comme les civilisations passées étaient bâties sur l’exploitation des esclaves, et nous croyons que le destin spirituel de l’homme est tel qu’un jour il considérera avec horreur l’idée selon laquelle les hommes se sont nourris autrefois des produits du corps des animaux[2].

Au-delà des motivations éthiques, toujours présentes aujourd’hui, et qui s’expriment dans ce que l’on nomme désormais l’« antispécisme », le véganisme ne manque pas d’autres arguments sur lesquels appuyer sa cause. En premier lieu la crise climatique :

Selon une étude publiée par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’élevage produit 14,5% des émissions de gaz à effet de serre (GES) largement responsables des bouleversements climatiques […] cette part est supérieure à celle des GES émis par tous les moyens de transport réunis (14,1%).

Ces GES sont principalement produits par la production et la transformation du fourrage, la digestion des bovins et la décomposition du fumier. Selon une étude parue dans la revue Nature, « la production d’une kilocalorie de viande de ruminant (bœuf ou mouton) émet 280 fois plus de GES que [celle] d’une kilocalorie de légume ». Pour la volaille, le rapport est « seulement » de 65… Autre crise : celle de l’accès à la terre.

Plus de trois quarts des terres utilisées par les humains sont consacrées à l’élevage (70% pour les pâturages et 13% pour la culture de céréales destinées à l’alimentation des animaux). En comptant l’alimentation des animaux de rente et les pâturages, une kilocalorie issue de la viande de bœuf a nécessité 100 fois plus de surface agricole qu’une kilocalorie de pomme de terre. Si l’on compare la surface requise pour la production de 100 grammes de protéines issues de viande ovine et celle requise pour 100 grammes de protéines de tofu, le rapport est de 1 contre 84 en défaveur de la viande.

Et l’eau ? un rapport de l’Unesco nous apprend qu’il en faut « 15 400 litres pour un kilo de viande de bœuf et seulement 237 litres pour un kilo de chou, 287 litres pour un kilo de pommes de terre et 353 litres pour le même poids de concombres ».

On sait aussi qu’il existe un lien entre maladies cardiovasculaires, cancer colorectal et diabète de type 2 et consommation de viande (et encore plus de viandes transformées, genre charcuterie ou plats cuisinés industriels). L’OMS alerte aussi sur les antibiorésistances et autres risques de maladies zoonotiques » induits par l’élevage industriel. Les trois quarts des antibiotiques produits dans le monde sont administrés aux animaux d ‘élevage, tandis que les épidémiologistes sont tous d’accord pour dire que « les grands élevages intensifs sont des bombes à retardement pour la transmission de zoonoses aux humains ». Fermez le ban.

Mais. Une fois mal digérée cette batterie de chiffres, que penser (pour quoi faire) ? C’est ici qu’intervient le veganwashing. Il nous propose diverses solutions, dont toutes ont en commun de ne pas remettre en cause le productivisme engendré par la quête du profit (d’autres diront : la circulation accélérée du capital) et les structures de domination de classe, de genre, de race. Ces solutions ne sont jamais collectives (sociales) mais bien individuelles : à chacun·e de faire un effort, et tout ira mieux dans le brave new world. Consommer c’est voter, nous dit-on : ça s’appelle buycott (terme forgé à partir de boycott). Donc cessez d’acheter de de la viande, ou plutôt, mieux encore, achetez de la « viande de culture », que commencent à produire plusieurs firmes agro-industrielles multinationales… Au pire devenez « flexitarien », c’est-à-dire renommez le régime alimentaire que vous suivez déjà, avec une part « raisonnable » de viande ou autres produits à base d’animaux morts et hop ! plus de problème… Bref, ce n’est pas gagné.

Bien sûr, il est compliqué d’aborder ces questions sereinement dans le contexte actuel de désastre in progress. Pourtant, on n’en sortira pas sans tenter de nommer les choses et de porter un regard lucide sur les rapports de force. C’est pourquoi le chapitre 2 de Veganwashing : « Naissance d’un concept », est particulièrement intéressant. Il commence par retracer la genèse du concept de greenwashing, qui a servi de matrice, en quelque sorte, à ceux qui ont suivi – bluewashing, purplewashing, pinkwashing et veganwashing.

En 1986, un militant nommé Jay Westerveld utilise pour la première fois le terme « greenwashing » pour critiquer les hôteliers qui se donnent bonne conscience en demandant aux clients d’accrocher les serviettes qu’ils comptent réutiliser et de laisser par terre celles qui doivent être lavées. L’expression est popularisée par Greenpeace en 1992, en amont du sommet de la Terre de Rio de Janeiro, dans un Guide du greenwashing qui dénonce l’intrusion des multinationales dans cette rencontre. L’avantage de l’anglicisme greenwashing […] est qu’il rappelle le brainwashing (lavage de cerveau) et ainsi la manipulation sournoise inhérente au procédé.

Les multinationales, donc, cherchant à se verdir. Mais, poursuit Segal, « l’accusation de greenwashing peut également être portée contre des États […] Le cas d’Israël est emblématique […] » Il cite ainsi le « quotidien de centre gauche Haaretz » qui, en juillet 2022, a consacré un article au « joli visage du greenwashing du Fonds national juif (FNJ) », lequel venait de lancer une campagne « contre le réchauffement climatique ». Or il faut savoir que le FNJ, « dont l’appellation en hébreu signifie “fonds pour la création d’Israël” » est un outil de colonisation qui date de la création de l’État. Voici ce qu’en dit l’historien Ilan Pappé dans son ouvrage Le Nettoyage ethnique de la Palestine[3] :

En tant que propriétaire global des terres au côté d’autres administrations qui possédaient des terres publiques en Israël, comme l’Autorité foncière israélienne, l’armée et l’État, le Fonds national juif a aussi participé à la création de nouvelles implantations juives sur les terres des villages palestiniens détruits.

Pappé décrit ensuite la manière dont ces lieux ont été renommés, en sorte d’effacer complètement les traces des précédents habitants. Le FNJ ne s’en est pas tenu là. Il a continué jusqu’à aujourd’hui à confisquer des terres et, aussi, à les reboiser avec des essences européennes, histoire de bien montrer à qui appartient le pays, et aussi d’enterrer sous les forêts dont il s’enorgueillit la mémoire des anciens villages palestiniens – et bien sûr, de supprimer la possibilité même d’un retour des expulsés. Aujourd’hui, Le FNJ possède 13% du territoire national. Greenwashing : sous la direction éclairée du FNJ, en 2007 le pays avait ainsi déjà créé 69 parcs nationaux et 190 réserves naturelles (Jérôme Segal précise que le nombre de ces dernières avait doublé en seulement huit ans).

Le « bluewashing », poursuit Segal, « désigne le fait de participer à des manifestations placées sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (l’ONU, dont le drapeau est bleu) pour s’arroger les valeurs positives qui y sont associées et ainsi redorer son image ». On imagine qu’au vu de ce qui s’est passé à Gaza, le bluewashing d’Israël a dû en prendre un coup.

Le « purplewashing », quant à lui, « consiste à tenir un discours qui pourrait être qualifié de féministe », par exemple en mettant l’accent sur le fait qu’en Israël, les femmes aussi font le service militaire… Drôle de féminisme que celui-là, mais on sait que certaines, par chez nous, s’en contentent.

Je ne reviens pas sur le pinkwashing, bien démonté par Jean Stern et auquel j’ai déjà fait allusion. Fort de ces expériences, Israël s’est lancé dans le veganwashing. Jérôme Segal qualifie même cette instrumentalisation du véganisme de « cas d’école ». Le gouvernement israélien a ainsi lancé « une véritable campagne de propagande pour célébrer la diffusion du véganisme dans le pays ». Extrait d’une vidéo publiée le 1er novembre 2019 (soit quelques mois après l’opération « Plomb durci », qui avait fait plus d’un millier de morts à Gaza) sur les réseaux sociaux :

Aujourd’hui, c’est la journée mondiale du véganisme. Je vais vous montrer l’armée la plus végane du monde. Dans l’armée israélienne, il y a plus de 10 000 soldats véganes. Cela représente un soldat sur 18 ! Chaque soldat a la liberté de choisir des bottes véganes plutôt que d’autres, des bérets véganes plutôt que d’autres, et des options alimentaires végétaliennes pour chaque repas. Voici Miri [il présente une soldate].

Bonjour, je m’appelle Miri et je suis végane depuis cinq ans. Lorsque j’ai rejoint les Forces de défense israéliennes, je savais qu’il était important pour moi de conserver un mode de vie végane. Venez avec moi, je vais vous monter ce qu’il y a pour le déjeuner. Nous avons des salades, du riz, des lentilles et même un sauté de légumes ! Pour moi, être végane est une question de santé et de droits des animaux, et je suis fière de pouvoir continuer à faire ma part pour les hommes et les animaux. Bonne journée mondiale du véganisme !

Jérôme Segal donne encore pas mal de détails sur l’encouragement du véganisme par le discours officiel israélien. Pourtant, l’image des rapports aux animaux dessinée par les dirigeants israéliens n’est pas toujours aussi irénique. Chacun·e se rappellera des déclarations du ministre de la Défense Yoav Gallant, peu après le 7 octobre 2023 :

J’ai ordonné un siège complet de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.

Il y a eu bien d’autres déclarations animalisant les Palestiniens (comme les nazis, qui animalisaient les juifs en les traitant de poux, de vermine, etc., et tous les colonisateurs, qui ont toujours animalisé les colonisés), par exemple celle-ci, d’Ayelet Shaked, qui venait d’être nommée ministre de la Justice par Netanyaou en 2015 :

Derrière chaque terroriste se trouvent des dizaines d’hommes et de femmes sans lesquels il ne pourrait pas s’engager dans le terrorisme. […] Ils sont tous des combattants ennemis, et le sang sera sur toutes leurs têtes. Cela inclut également les mères des martyrs, qui les envoient en enfer avec des fleurs et des baisers. Elles devraient suivre leurs fils, rien ne serait plus juste. Elles doivent partir, tout comme les foyers dans lesquels elles ont élevé les serpents. Sinon, d’autres petits serpents y seront élevés.

Il y a encore pas mal de choses intéressantes dans ce livre. Il est vrai que je n’en ai pas retenu l’aspect le plus, disons… optimiste. Tout de même, et pour être honnête, je dois ajouter qu’il a la vertu de bien exposer les enjeux du véganisme et ainsi de nous pousser à réfléchir. La conclusion est titrée : « Du veganwashing à l’utopie végane ? » Même si le point d’interrogation s’impose, c’est bien dans cette direction qu’il faut penser. Et c’est pourquoi il faut lire ce livre percutant et stimulant.

Le 22 septembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Sauf autre précision, toutes les citations sont issues de Veganwashing.

[2] The Vegan News, premier numéro, novembre 1944, cité par Jérôme Segal.

[3] Réédité par La Fabrique fin 2023. J’en ai rendu compte ici.

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Le foisonnement du confusionnisme

La deuxième édition du festival Les Foisonnantes aura lieu les 12 et 13 octobre prochains à Sisteron, dans les Alpes de haute Provence (04)

Le nom est bien trouvé – si je m’en réfère à mon dico préféré, les synonymes de « foisonnantes » sont : « abondantes, riches, florissantes, prospères ». Ce que l’on préfère évidemment à ses contraires : « pauvres, minces, maigres, misérables, insuffisantes, réduites ». Cela ne souffre pas la discussion. On pourrait objecter cependant qu’il faudrait savoir ce que qualifie cet adjectif substantivé pour la circonstance : les journées de ce « festival » (foisonnantes d’idées, de propositions, d’initiatives…) ? les personnes qui l’organisent (idem) ? celles qui y participent ?

En fait, « sous une affiche au ton “alternatif-écolo” et un joli site internet coloré se cache un foisonnement d’idées et de personnages confusionnistes et conspirationnistes aux accointances sérieuses avec l’extrême droite », alertait l’an passé, à l’annonce de la première édition de rencontres qui se présentaient comme « évolutionnaires » – oui, typo, sans r ! – un « collectif de militant·e·s du 04 engagé·e·s dans les luttes antifascistes »[1]. Je ne suis pas entièrement d’accord avec mes camarades : comme vous pourrez en juger par vous-mêmes, le site n’est pas « joli », il est kitsch.

Curieusement, ses concepteurices ont placé sur toutes ses pages, accompagnés de buissons fleuris assez gnan-gnan, des personnages ailés qui rappelleront immanquablement, à qui est tant soit peu familier des mythologies grecque et romaine, les funestes Harpyes, divinités mi-femmes mi-oiseaux « de la dévastation et de la vengeance divine » – dixit Wikipédia, qui cite également ce passage de l’Énéide de Virgile[2] :

Leurs traits sont d’une vierge ; un instinct dévorant/ De leur rapace essaim conduit le vol errant ;/ Une horrible maigreur creuse leurs flancs avides,/ Qui, toujours s’emplissant, demeurant toujours vides,/ Surchargés d’aliments, sans en être nourris,/ En un fluide infect en rendent les débris,/ Et de l’écoulement de cette lie impure/ Empoisonnent les airs, et souillent la verdure.

Ça ne donne pas envie… Mais bon, ce n’était certainement pas l’intention des initiatrices des Foisonnantes que de se référer à ces dégoutants personnages. Je digresse, là. Quoique… peut-être pas tant que ça. Voyons ce que nous disaient les camarades antifas dans leur texte de l’an passé :

Les Foisonnantes nous donnent un très bon exemple d’une des formes que peut prendre le confusionnisme. Derrière une multitude d’ateliers bien-être et de spectacles, sont proposées des réflexions politiques sur la santé, l’instruction et l’économie soi-disant pour un autre monde mais qui font intervenir en grande majorité des personnalités réactionnaires et proches de l’extrême droite. Ces intervenant·e·s portent en général un discours confus empreint d’ésotérisme et proposant des solutions individualistes, iels mêlent à leurs paroles des éléments de langage et des références de gauche qui participent à brouiller leur appartenance politique lorsqu’iels font la promotion d’idées conservatrices, antisémites, antiféministes, lgbtphobes, souverainistes et nationalistes.

Je crois pouvoir avancer que ce confusionnisme se traduit aussi (d’abord, puisque c’est ce que nous découvrons pour commencer en ouvrant leur site) dans leur esthétique – ce qui démontre une fois de plus que l’esthétique a quelque chose à voir avec la politique. Ce mélange de tradition mal régurgitée et de New Age, c’est déjà du confusionnisme. Ce qui foisonne là-dedans, ce sont des idées, des discours, des personnages douteux. Et des images, donc.

Quant à la proposition de cette année, elle semble un peu plus modeste que l’an passé : moins de thèmes, deux jours au lieu de trois, pour un peu moins d’intervenant·e·s annoncé·e·s (17 contre 19). Le lieu a changé : Les Foisonnantes sont désormais accueillies à Sisteron. À l’attention de celles et ceux qui ignoreraient, peuchère, les arcanes de la géopolitique bas-alpine, il faut souligner que cette bourgade est le fief d’un cacique de la droite locale : Daniel Spagnou, l’inamovible maire – il occupe cette fonction depuis 1989. L’an passé, le festival avait eu lieu aux Mées, bastion communiste s’il en est (avec des municipalités dirigées par les communistes depuis au moins 1971). Le maire s’était quelque peu ému en découvrant, un peu tard, les biographies de certains intervenants de la fachosphère et des milieux complotistes, lesquelles faisaient tache dans cette bourgade « rouge » qui leur avait sans barguigner ouvert plusieurs salles et espaces municipaux… Cette année, interpellé par des journalistes quant à la tenue des Foisonnantes, là encore, dans des locaux et lieux gérés par la mairie, l’édile de Sisteron a répondu « par voie de communiqué », rapporte le site de BFM DICI : « Domiciliée dans la commune depuis mars 2024, l’association Les Foisonnantes, dûment enregistrée en préfecture, est une association comme les autres et peut donc organiser des événements à condition, naturellement, que ces derniers ne troublent pas l’ordre public. » Et il confirme que les rencontres auront bien lieu « dans différents lieux du centre-ville [et] ont fait l’objet de demandes de locations et d’occupation du domaine public en bonne et due forme. » Demandes accordées, cela va sans dire.

Un peu moins… foisonnantes, si j’ose dire, sont aussi les thématiques de cette année, axées principalement autour des enfants, qui  sont, selon la page d’accueil du site, « les graines du monde nouveau dans lequel nous voulons vivre ». Va falloir vous dépêcher de grandir, hein, les mômes, parce que c’est pas tout ça, mais nous autres, on veut vivre dans un monde nouveau… « Alertez les bébés ! », chantait Jacques Higelin. Alors, qui sont les « jardiniers de la vie […], conscients des conditions de leur épanouissement [qui vont créer] l’humus [dont] la jeunesse [a] besoin pour croître et s’enraciner en humanité ? » Hein, qui donc ?

Hé bien, comme d’hab’ – enfin, pardon, comme l’an passé : un savant dosage de savants plus ou moins perchés égarés dans leurs cogitations quantiques (un terme très à la mode dans ces milieux, ils le mettent à toutes les sauces, comme le relève justement l’essayiste Thierry Jobard dans son livre Je crois donc je suis. Le grand bazar des croyances contemporaines[3]), de pédagogues qui veulent du bien à vos enfants et vendre leurs bouquins ou leurs « masterclass » – si, si, ça aussi c’est très couru, plus besoin de se déplacer, tout se passe par internet –, de thérapeutes de toute sorte, de maîtres de la « conscience », de théoriciens de l’univers, de l’esprit et de la permaculture… Bref, développement personnel et « zozotérisme » (joli néologisme inventé par Thierry Jobard), le tout mâtiné de yoga, d’hypothèses extraterrestres et d’exotismes à tendance orientaliste. On est dans la ouate.

Et puis, comme l’an passé également, quelques personnalités vraiment très impliquées dans les cercles complotistes et la fachosphère. Entre autres : Valérie Bugault[4], Étienne Chouard[5], Fabien Moine[6], Marie Grenet[7], Philippe Guillemant[8], Senta Depuydt[9], Sonia Delahaigue[10]. D’autres sont apparemment moins directement familiers de ces cercles, mais lorsque l’on va faire un tour sur leurs sites internet, après avoir passé leur premiers baratins plus ou moins foutraques – et leurs boutiques: ils ont tous quelque chose à vendre, des bouquins, des vidéos, des formations à distance ou sur site… –, et que l’on clique sur les liens vers des sites amis, il est bien rare que l’on ne retombe pas très vite sur des sites du style RéinfoCovid, du désormais bien identifié facho qui fâche : Louis Fouché. Ça réseaute dur chez ces gens-là.

Bon, si vous avez pris la peine de lire les notes ci-dessous (qui concernent quand même dix intervenant·e·s sur dix-sept), vous aurez pigé qu’il y a un problème. Ce qui justifie le titre du premier article (de BFM DICI) sorti cette année sur ces rencontres : « la deuxième édition du festival “les Foisonnantes” inquiète à Sisteron ». On a déjà rapporté plus haut la position (plutôt favorable) du maire. Mais que répondent (également à BFM DICI) les organisateurices à ces « inquiétudes » ?

On est totalement en dehors de la politisation des débats. Aujourd’hui, on veut rassurer le public et être le plus transparent possible. Ce qui est important pour nous ce n’est pas le messager, mais bien le message. Le festival a été créé pour redonner des outils de compréhension, pour élargir les débats et les consciences sans aucune discrimination ou censure de paroles. La parole des intervenants est libre et elle leur appartient. Nous sensibilisons les personnes au fait qu’il est important de se forger des idées en autonomie. Nous n’acceptons aucune dérive sectaire ou propos offensants. Nous n’avons aucune affinité avec des personnes qui affichent ouvertement leur appartenance avec des courants extrémistes de droite comme de gauche.

(C’est moi qui souligne.) Bizarre, bizarre, ça me rappelle quelque chose, on dirait du Macron dans le texte : ça commence par le ni-LFI-ni-RN et ça finit dans les bras de Marine…

Les Foisonnantes nous prennent vraiment pour des imbéciles. L’an passé, on aurait pu, avec un très gros effort de volonté, croire que les organisatrices étaient un peu naïves, qu’elles s’étaient fait avoir par l’entrisme de Fouché et des autres, sous couvert de belles paroles. Pourtant, quand on (les camarades cités plus haut) les avait informées – elles n’avaient pas voulu en démordre, se déclarant « agressées » par de méchants antifascistes dogmatiques. Mais on connaît l’adage : errare humanum est, perseverare diabolicum. C’est bien le cas ici.

Las, le confusionnisme a la vie dure. J’en veux pour preuve la présence d’un autre zozotérique, Charles-Maxence Layet, parmi les conférenciers de cette année. « Charles-Maxence Layet, dit sa présentation par Les Foisonnantes, est journaliste scientifique, conférencier et auteur de livres, d’articles et de documentaires spécialisés dans l’innovation, les alternatives, la cyberculture, les médecines douces, les nouvelles technologies de l’énergie et l’environnement électromagnétique. » Il est fondateur de la revue Orbs[11].

OVNI, Extraterrestres, Contactés ? Orbs Spécial Contact, le nouveau numéro thématique de la revue ORBS, propose un voyage collectif autour de ces questions qui nous intriguent. […] Hors norme, inclassable, intemporel, ce numéro de ORBS conjugue Art brut, Carl Gustav Jung, Rosswell, Ummites, Droit cosmique, Drones, Xénolinguistique, Nucléaire, Astrobiologie et Communications médiumniques… Attention « zone sensible » ! (Extrait de la présentation du n° dont la couv. figure ci-dessus sur la page d’accueil du site).

Layet présente sa revue comme « l’autre Planète » – jeu de mots pour parler d’une planète que nous croyions connaître mais qui resterait à découvrir tout en invoquant sa filiation avec une revue éponyme des années 1960 :  « revue bimestrielle française éditée entre 1961 et 1971 qui reprenait les différents thèmes abordés dans l’ouvrage de Jacques Bergier et Louis Pauwels, Le Matin des magiciens, et qui se présentait comme l’organe du mouvement du réalisme fantastique » (Wikipédia).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À propos de cette filiation, je recommande chaleureusement l’excellent papier de Pierre Lagrange dans la Revue du Crieur n°5 (accessible en ligne[12]) qui rappelle, entre autres, que Louis Pauwels s’est rapproché de la Nouvelle Droite (le Grece d’Alain de Benoist, caution intello de l’extrême droite) dans les années 1970 et qu’il a ensuite fondé et dirigé le Figaro Magazine, organe de combat idéologique de la droite et de son extrême avant l’ère Bolloré[13]. Extrait de l’article de Pierre Lagrange :

Le Matin des magiciens et la revue Planète ont contribué à construire une grille de lecture qui a influencé notre interprétation de certains événements, notamment à la suite d’attentats comme ceux du 11 Septembre, et qui a été reprise et étendue dans certains livres ou séries télévisées comme X-Files ou le Da Vinci Code. Nous sommes bien, à certains égards, les héritiers du monde construit par Le Matin des magiciens et Planète. Un monde où la critique ne s’exerce plus seulement du point de vue des savoirs scientifiques, considérés par beaucoup comme désormais trop dogmatiques, mais vers ces savoirs scientifiques.

Pour rire un peu, voici ce qu’en disaient des camarades de l’époque. Dans Internationale situationniste, no 7 – avril 1962, p. 46, on trouve cette forme de parodie d’encart publicitaire :

Si vous lisez « Planète » à haute voix vous sentirez mauvais de la bouche !

La revue du Matin des Magiciens. – Le contact avec des Intelligences dans le cosmos, et avec Pauwels ici-bas. – Teilhard de Chardin oui, oui, oui : l’essayer, c’est l’adopter ! – La monteras-tu la côte de l’évolution ? – La parole est aux marsouins; et à Pauwels. – Et s’il le faut, mutons ensemble ! – Le fantastique à tempérament. – Un nouveau beurre : Planta ! Une nouvelle pensée : Pauwels ! Une nouvelle élite : Planète ! – La revue magique qui enlève les rides et les points noirs des vieilles idées. – Vers la Nouvelle Renaissance de l’Algérie Française. C’est dès aujourd’hui que s’élabore la religion de nos enfants. – Planète, la galaxie vue en auvergnat. – Des Forces Inconnues au service de l’édition.

30.000 lecteurs ! 300 Nouveaux Lecteurs ![14]

 

Tout ça pourrait prêter à rire si cela ne s’inscrivait dans le contexte politique que vous savez… À suivre.

franz himmelbauer, le 15 septembre 2024

[1] Voir leur texte intégral sur le site Vallées en luttes : https://valleesenlutte.org/spip.php?article603

[2] Au chant III. Wikipédia cite la traduction de Jacques Delille (1738-1813), un peu vieillotte, certes, mais pas dénuée de charme.

[3] Aux éditions Rue de l’Échiquier, 2023 : p. 62, Thierry Jobard évoque, entre autres méthodes du « zozotérisme » (l’ésotérisme commercial façon post-New Age) « le recours sans vergogne à des termes ou à des théories scientifiques complexes. Champion toutes catégories : le mot “quantique”. Thérapies quantiques, médecine quantique, massage quantique, astrologie quantique et autres billevesées quantiques ont rempli bien des rayons de librairies. » Et pas que : l’un des conférenciers des Foisonnantes, déjà présent en 2023, propose régulièrement des « déambulations quantiques » à quelques centaines d’euros par personne… Au cas où ça vous intéresse: https://www.guillemant.net/ateliers/Estachon.htm

[4] Ancienne proche de François Asselineau, elle était coordinatrice de son parti l’UPR en 2014. Elle a participé plusieurs fois à la Fête du Pays Réel organisée par Civitas (organisation catholique intégriste d’extrême droite) et contribue au média soralien antisémite Égalité & Réconciliation dont elle est l’ex-numéro 2. Elle est également membre de l’association BonSens au côté d’autres figures d’extrême droite. Intervient dans le film Hold Up. Elle vient présenter cette année (elle avait déjà participé à la première édition) son projet « Révoludroit » : https://revoludroit.fr/reforme-des-institutions/, projet de réforme constitutionnelle qui vise à « préparer les fondations de ce qui sera le renouveau civilisationnel de la France » : société fondée sur la famille (père, mère, enfants), corps inaliénable (embryon compris), loi naturelle… Voir la « charte des valeurs » notamment.

[5] On trouvera une première (bonne) mise au point sur Chouard par ici : https://blogs.mediapart.fr/luttonscontrelefn/blog/290115/qui-est-vraiment-etienne-chouard. L’article souligne non seulement ses accointances coupables avec des personnalités de la fachosphère, mais aussi une citation où il défend le Front National comme n’étant pas d’extrême droite, et surtout une analyse de ses thématiques politiques qui trahissent une vision politique d’extrême droite. Autre référence sur le bonhomme : son entretien sur le plateau du Media avec Denis Robert et Mathias Enthoven qui l’interrogent sur ses complaisances avec l’extrême droite. https://www.lemediatv.fr/emissions/2019/cartes-sur-table-etienne-chouard-hbTjk3qkQzCgqNRO-EUfnQ Voir en particulier à partir de 40 mn, lorsque Denis Robert lui demande s’il a « un doute sur l’existence des chambres à gaz ». Chouard répond : « Mais j’y connais rien moi ! » Et quand ses interlocuteurs se montrent choqués par cette réponse, il invoque 1984 et la police de la pensée (dont il serait la victime, évidemment). Denis Robert lui reproche de donner dans le confusionnisme et de faire des ponts entre milieux de gauche et fachos sous couvert d’un discours « alternatif » – une bonne métonymie des Foisonnantes…

[6] Fabien Moine est « naturopathe hygiéniste ». Il a participé au collectif de Louis Fouché Ré-info Covid qui a sévi durant la pandémie en pratiquant une désinformation acharnée sur le Covid, le danger des masques et bien entendu de la vaccination. Il a fondé en 2019 une maison d’édition qui publie des livres et des documentaires, traitant principalement de naturopathie, de santé, mais aussi d’actualité internationale. Elle assure la promotion de personnages tels que Louis Fouché, Eric Raoult, et lui-même. Sa maison d’édition : Euvie ( https://exuvie.fr/) Fabien Moine a écrit plusieurs livres et réalisé un documentaire sur le jeûne qui est sa principale marotte. Une enquête diffusée sur RTL indique qu’il organise des stages de jeûne à plus de 800€ euros la semaine, type de pratique épinglé par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Il assure également avec sa maison d’édition et ses chaînes Youtube et Odyssée, la promotion de la guérison de cancers « incurables, stade 4 » par la pratique du jeûne. Il côtoie et co-intervient régulièrement sur des médias ou avec des personnalités complotistes et elles-mêmes d’extrême droite. Il est par exemple promu par les médias d’extrême droite soraliens « Égalité et réconciliation » et « le média en 442 ». Il co-intervient avec la généticienne Henrion Caude, complotiste très active durant et depuis la pandémie, elle-même proche de l’extrême droite. Il affirme sur sa propre chaîne en cohérence qu’« il n’y a pas de vérités, il n’y a que des histoires ». Il se défend aussi dans une vidéo de ses nombreuses proximités avec des médias ou des personnalités d’extrême droite en prétendant qu’il ne fait pas de politique et qu’il est avant tout pour la liberté d’expression. Quelques liens (mais on peut facilement en trouver d’autres): Égalité et Réconciliation : Comprendre le Jeûne avec Fabien Moine https://egaliteetreconciliation.fr/Comprendre-le-jeune-avec-Fabien-Moine-67465.html

Le Media en 442 : Les documentaires de Fabien Moine (https://lemediaen442.fr/les-documentaires-de-fabien-moine-succes-public-difficultes-de-programmation/)

Chaîne Odyssée : Alexandra Henrion Caude (https://odysee.com/@FabienMoineExuvieTV:9/alexandra-henrion-caude-au-del%C3%A0-des:2)

Il est le réalisateur du film documentaire « Suspendus, des soignants entre deux mondes » (2022) qui est régulièrement projeté sur le territoire parfois avec lui-même et Louis Fouché, qui est avec sa femme un des principaux témoins du film. Le film propose en cohérence avec tout son discours une vision complotiste de la pandémie et des restrictions sanitaires.

[7] Voir https://www.kairospresse.be/interview-de-marie-grenet-porte-parole-du-collectif-de-sante-pediatrique-france/ Présentation de l’interview par Kairos : « Marie Grenet est pédiatre en France, porte-parole du collectif de santé pédiatrique, pensionnée avant l’heure car ne trouvant plus de sens à son métier dans le contexte covid. Elle nous explique pourquoi elle ne croit pas au narratif officiel sur la crise, le développement d’un enfant et les risques du masque pour celui-ci, les dangers de l’expérimentation en cours avec ce qu’ils appellent vaccins. » NB : le site Kairos dégage lui aussi une forte odeur de complotisme et d’idéologie facho (articles, entre autres, contre les orientations de l’éducation sexuelle à l’école, ou contre le bataillon Azov, non parce qu’ils sont fachos, mais parce qu’ils sont antirusses). Par ailleurs, leurs vidéos sont diffusées sur la chaîne odysee. La chaîne odysee, « lancée en septembre 2020 par le libertarien américain Jeremy Kauffman » (Wikipédia), est un site qui « attire les complotistes français », selon le magazine web Numerama, qui a publié un article très détaillé sur cette « plateforme de vidéos où le film complotiste Hold Up a été très partagé »… À lire ici : https://www.numerama.com/politique/665449-odysee-le-youtube-libre-qui-attire-les-complotistes-francais.html Et si vous n’êtes pas convaincu·e, tapez « chaîne odysee » dans votre moteur de recherche – les résultats sont édifiants. Sur DuckDuckGo (que je recommande, loin de Google et consorts), le premier résultat affiche, entre autres, un lien sur une série de vidéos d’Alan Soral. Autre lien : https://collectifdesantepediatrique.fr/ On y trouve un post sur une réunion du Conseil scientifique indépendant (organisation de la sphère antivax) avec Sonia Delahaigue (autre intervenante des Foisonnantes) et l’inévitable lien vers le site de Réinfo covid.

[8] Ce proche de Pierre Barnérias (réalisateur du documentaire Hold Up), ancien chercheur désavoué du CNRS, s’est converti au développement personnel et au conspirationnisme spécialisé dans les prophéties annonçant « une ère transhumaniste ». L’an passé, il avait réalisé une vidéo promotionnelle pour la première édition des Foisonnantes avec deux organisatrices. Il est le créateur, nous dit-on, de la théorie de la « double causalité »… Son blog https://doublecause.net est un bon exemple, me semble-t-il, de ce que l’on peut appeler confusionnisme. Essayez d’en lire quelques posts, vous comprendrez ce que je veux dire. On peut voir aussi sur https://www.youtube.com/watch?v=GavEJRcquYA un échange entre lui et Louis Fouché intitulé « Science et fictions : intrication quantique ». C’est lui qui vend (cher) ses « déambulations quantiques » (voir plus haut, note 3).

[9] La présentation des Foisonnantes devrait suffire à la situer : « Senta Depuydt est une journaliste et conférencière belge engagée dans la protection de la santé et les droits des enfants. Son parcours l’a menée à aborder des approches alternatives de l’autisme (Congrès sortir de l’autisme avec le Dr Soulier), à collaborer avec l’association Children’s Health Defense (présidée par Robert F. Kennedy Jr) et à dénoncer les dérives totalitaires sur l’enfance, notamment sur les questions de la vaccination et de l’éducation à la sexualité. Elle s’occupe actuellement du média en ligne Essentiel.news, et publie aussi dans des magazines santé, ainsi que sur La Lettre de Senta. » « Robert Francis Kennedy Jr., also known by his initials RFK Jr., is an American politician, environmental lawyer, anti-vaccine activist, and conspiracy theorist. » (Wikipedia) Candidat aux primaires républicaines, il s’est désisté au profit de Donald Trump, qui s’en est félicité en disant que « c’est un bon gars ». Et si on a encore des doutes sur la ligne politique de Mme Depuydt, on pourra aller voir la page d’accueil d’Essentiel.news ou le blog La lettre de Senta, où pas mal de posts font penser au complotisme de QAnon…

[10] Psychologue au centre Chrysalide. Autrice d’un livre aux éditions de Fabien Moine, Exuvie : Ils n’en sont pas morts, regard d’une psychologue sur la maltraitance invisible des enfants. Lorsque l’on tape son nom sur Internet, on tombe sur une séance du CSI, « Conseil scientifique indépendant » qui réunit des scientifiques, comme son nom l’indique, de la sphère antivax, comme son nom ne l’indique pas. Elle a aussi participé au « Rencontres d’Exuvie 2023 », où l’on retrouvait, entre autres, Louis Fouché, Fabien Moine, Vincent Pavan (président de Réinfo Liberté) – tous trois présents lors de la première édition des Foisonnantes en 2023. La plupart des membres du CSI ont appelé à voter Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en 2022 (https://x.com/antifouchiste/status/1514901184380817409).

[11] Voir comment il la présente lui-même ici : https://www.youtube.com/watch?v=1QgFJYCpxek.

[12] https://shs.cairn.info/revue-du-crieur-2016-3-page-120?lang=fr

[13] Le rôle du Figaro Magazine et son impact sur la politique française dans les années 1980-1990 est peut-être un peu oublié aujourd’hui, mais il faut souligner qu’il fut vraiment très important dans le processus de lepenisation des esprits. Pour mémoire, on se contentera de rappeler ici une seule Une, celle du 26 octobre 1985, qui affichait en gros plan le « portrait » d’une Marianne voilée, avec le titre : « Serons-nous encore français dans 30 ans ? » L’année précédente avait vu la réémergence de l’extrême droite sur le plan électoral, la première depuis l’Occupation, avec le FN de Jean-Marie Le Pen obtenant 17% des votes au premier tour de l’élection municipale de Dreux après une campagne entièrement consacrée à la haine anti-immigrés, puis 10,95% des suffrages exprimés aux élections européennes (soit 2,2 millions de voix), envoyant dix députés à Strasbourg et manquant de peu de dépasser le score du PCF (11,2%)… Dans ce contexte, le Fig-Mag, comme on disait alors, n’hésitait pas à renouer avec les pires tradition racistes et xénophobes de la droite française. Louis Pauwels, qui l’avait fondé en 1978, l’avait déjà quitté (en 1993), mais il y avait imprimé sa marque. Un seul exemple parmi tant d’autres : il avait dans un article de 1986 (6 décembre) qualifié les étudiants manifestant contre le projet de loi Devaquet sur la sélection à l’entrée à l’université de « jeunesse atteinte de sida mental ». (On se souviendra au passage que c’est en marge de ces manifestations que les ancêtres de la Brav-M, alors appelés « voltigeurs motocyclistes », avaient assassiné Malik Oussekine, la nuit du 5 au 6 décembre, dans un hall d’immeuble de la rue Monsieur-le-Prince, ce qui avait entraîné la dissolution de l’unité, ressuscitée tout récemment par un sinistre de l’intérieur macronien.)

[14] Je ne prétends pas capter vraiment toutes les allusions contenues dans ce petit texte dont chaque mot est pesé, me semble-t-il. Il me faudrait plus de temps et de connaissances sur l’époque. Mais tout de même, notons « le contact avec les Intelligences du Cosmos », que certain·e·s des participant·e·s aux Foisonnantes revendiquent sans rire… (Là-dessus, je ne peux que vous recommander la lecture du très bon roman de Wu Ming, OVNI 78, paru cette année chez les camarades de Libertalia, traduit et postfacé par un autre camarade, Serge Quadruppani. Il donne à la fois à penser et à rire, ce qui n’est pas si fréquent pour un polar.) Teilhard de Chardin : j’ai trouvé des références à la pensée de ce prêtre jésuite dans les interventions de conférenciers des Foisonnantes, par exemple une interview de Jacques Besson, psy suisse, par la chaîne youtube d’Antithèse, un site qui réalise de longs entretiens avec diverses personnalités, dont, aussi, pas mal de complotistes… Voici un extrait de la bio de Teilhard de Chardin sur Wikipédia : « Dans Le Phénomène humain, il trace une histoire de l’Univers, depuis la pré-vie jusqu’à la Terre finale, en intégrant les connaissances de son époque, notamment en mécanique quantique et en thermodynamique. Il ajoute aux deux axes vers l’infiniment petit et l’infiniment grand la flèche d’un temps interne, celui de la complexité en organisation croissante, et constate l’émergence de la spiritualité humaine à son plus haut degré d’organisation, celle du système nerveux humain : pour Teilhard, matière et esprit sont deux faces d’une même réalité. » Sans prétendre critiquer ou analyser l’œuvre de ce prêtre, je me contente de remarquer qu’il y a là une excellente base pour le baratin zozotérique… Ensuite, je crois comprendre que les situs disent que la pensée de Pauwels est à la pensée ce que Planta (marque de margarine, peut-être nouvelle à l’époque) est au beurre… un ersatz, en quelque sorte. « La Nouvelle renaissance de l’Algérie française » : Pauwels avait signé le « Manifeste des intellectuels français pour la résistance à l’abandon », qui s’opposait au Manifeste des 121 titré : « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Enfin, « la religion de nos enfants » résonne curieusement avec le thème des Foisonnantes de cette année, puis qu’il y sera beaucoup question d’éducation et de spiritualité…

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Les morts incomplets

Carolina Kobelinsky et Filippo Furri, Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée, La Découverte, 2024

« En effet – et je pense que c’est là le message des auteurs de l’Encyclopédie – rien ne se répète jamais dans l’histoire des hommes, tout ce qui paraît à première vue identique est à peine semblable ; chaque homme est en lui-même un astre à part, tout se passe toujours et jamais, tout se répète indéfiniment et jamais plus. (C’est pourquoi les auteurs de l’Encyclopédie des morts, ce grandiose monument à la différence, insistent sur le particulier, pourquoi chaque créature humaine est pour eux chose sacrée.) »

« L’Encyclopédie des morts », c’est le titre d’une nouvelle assez borgésienne de Danilo Kiš[1], qui figure au panthéon de mes auteurs préférés. La narratrice, invitée de marque en Suède par l’Institut de la Recherche Théâtrale, se voit proposer par son cicerone, entre autres activités réservées aux VIP, une nuit, non pas à l’Opéra, mais dans la Bibliothèque Royale. Elle y découvre assez vite que chaque salle correspond à une lettre de l’alphabet, lesquelles lettres sont les initiales de noms propres : « J’avais compris, me rappelant sûrement avoir lu quelque chose à ce sujet, qu’il s’agissait de la célèbre Encyclopédie des morts. » La narratrice se précipite sur un des milliers de volumes consacrés à la lettre M, dans lequel elle va retrouver la biographie complète et détaillée de son père, mort « moins de deux mois avant [s]on séjour en Suède ».

Appuyée aux étagères de bois branlantes, le livre dans les bras, je lus sa biographie, en perdant toute notion du temps. Les livres, comme dans les bibliothèques médiévales, étaient attachés par une lourde chaîne à des anneaux métalliques fixés aux étagères. Je le compris en essayant d’emporter le lourd volume pour le rapprocher de la lumière. […]

[C]e qui rend cette encyclopédie unique en son genre – outre qu’il s’agit du seul exemplaire existant –, c’est la façon dont sont décrits les rapports humains, les rencontres, les paysages ; cette multitude de détails qui font une vie humaine. La mention (par exemple) de son lieu de naissance, exacte et complète (« Kraljevčani, commune de Glina, canton de Sisak, district de Banija »), est accompagnée de renseignements géographiques et historiques car là-bas, tout est noté. Absolument tout. Les paysages de sa région natale sont rendus de façon tellement vivante qu’en lisant, ou plutôt en survolant les lignes et les paragraphes, j’avais l’impression d’être là-bas, en plein cœur de cette région : la neige sur les sommets lointains, les arbres nus, la rivière gelée sur laquelle, comme dans un paysage de Bruegel, patinent des enfants parmi lesquels je le vois, lui, mon père, bien qu’il ne soit pas encore mon père, mais seulement celui qui sera mon père, celui qui fut mon père. Puis le décor s’habille brusquement de verdure, des fleurs, roses et blanches, s’épanouissent aux branches, sous mes yeux fleurissent les buissons d’aubépine, le soleil passe au-dessus du village de Kraljevčani, les cloches sonnent à la petite église, les vaches meuglent dans les étables et les vitres des maisons étincellent sous les rayons pourpres du soleil matinal qui fait fondre les stalactites aux gouttières[2].

Changeons de lieu et d’époque.

Chaque année la mer dépose sur l’île nombre de cadavres. Il y a une trentaine d’années, Vincenzo, le gardien du cimetière, situé près de Cala Pisana, a commencé à prendre soin de ces corps égarés et inconnus. Après les avoir inhumés, il disposait des croix rudimentaires sur leurs tombes. Dans ce cas […], ce symbole était un signe de respect, et non pas une manière de christianiser des morts dont la religion demeurait, de fait, inconnue. […] ces croix réunissaient dans le même hommage tous les naufragés[3].

Nous sommes ici à Lampedusa, à la frontière méridionale de l’Europe. Nous aurions pu aller encore plus au sud : à Zarzis, par exemple, en Tunisie, où un bénévole du Croissant rouge a ouvert depuis des années déjà un « cimetière des inconnus[4] »… On sait assez les naufrages et les personnes assassinées par cette frontière, voulue et entretenue à grands frais par une majorité d’Européens (majorité qui a menacé ces jours-ci de se faire « absolue » dans l’hexagone)[5]. On sait moins le dévouement, le travail acharné de celles et ceux qui se mobilisent en solidarité avec ces voyageurs et voyageuses précaires que l’on nomme migrant·e·s, qu’ils aient accosté morts ou vifs. C’est tout le mérite de Carolina Kobelinsky et Filippo Furi, anthropologues, que d’avoir voulu raconter, dans leur livre Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée[6], la vie quotidienne d’une petite équipe (qu’ils nomment la squadra) de bénévoles de la Croix-Rouge de Catane, en Sicile, qui se sont de plus en plus consacrés, ces dernières années, au travail d’identification de morts arrivés à Catane sur des bateaux de migrants, ou dont les corps ont été repêchés en mer.

À l’origine de cette quête souvent désespérée, il y a donc cette squadra : Silvia, Riccardo et Davide. Ils font partie du comité local de la Croix-Rouge de Catane, dont une des missions est le programme Restoring Family Links (RFL). Ce programme « est né en 1959 afin d’aider les familles à retrouver leurs proches disparus dans le cadre de conflits armés ou de catastrophes naturelles ».

Aujourd’hui, le dispositif est de plus en plus déployé pour rétablir le contact familial perdu par des migrantes et des migrants, en raison des conditions extrêmes de la traversée des frontières lorsque ces personnes, venant pour la plupart de pays du Sud, d’anciennes colonies françaises, anglaises ou italiennes, se déplacent sans avoir pu obtenir les autorisations demandées par les différents États-nations européens. […] Une part significative du travail des bénévoles est consacrée à la recherche des disparus. […]

Entre 2015 et 1018, les membres de la squadra passent seulement une petite partie du temps dans les bureaux. Ils sont surtout au port, où plus de quatre-vingt-dix débarquements se sont succédé à raison d’un toutes les deux semaines, avec des pics de débarquements hebdomadaires lors de la période estivale. La Croix-Rouge locale est alertée par les autorités lorsqu’une embarcation est sur le point d’accoster sur le port catanais. Une équipe de médecins secondée par des bénévoles assure alors les premiers secours, la distribution d’eau, de biscuits, d’un kit d’hygiène et d’habits. Au cours de cette action, la squadra distribue des cartes présentant le service RFL.

Cette présence sur le port à l’arrivée des (sur)vivants… et des morts a conduit la petite équipe à varier ses approches : il s’agissait désormais, non seulement de rechercher des disparus à la demande de leur famille, mais aussi de rechercher l’histoire, la famille et donc le nom des morts, avec les rares indices disponibles – des signes physiques particuliers, des objets ou des papiers et aussi, parfois, un prénom ou le nom d’un pays, d’une région, voire d’un village d’origine donné par leurs compagnes et compagnons de traversée. Ce reverse tracing, selon la terminologie de la Croix-Rouge, requiert un travail très ardu, d’autant plus qu’il est souvent compliqué par la dispersion des rares informations recueillies par différents services administratifs dont la préoccupation première n’est évidemment pas l’accueil – des vivants pas plus que des morts – mais l’identification et le tri des étrangers plus ou moins désirables – il vaudrait mieux dire indésirables. Ainsi, la squadra a-t-elle dû mettre au point une base de données alimentée par les diverses sources d’informations (services administratifs, police des frontières, ONG, etc.) et permettant de les recouper – quand l’information a-t-elle été obtenue (au moment du débarquement, après ?), par qui (un compagnon de voyage, un membre de la famille ?) et par quel moyen (reconnaissance directe du corps, sur photo, à travers des documents trouvés dans les vêtements ?). Elle a dû parfois aussi faire face à des absurdités kafkaïennes – dues au peu d’empathie dont font preuve les autorités politiques (malheureusement suivies par la soi-disant « opinion publique ») à l’égard des personnes qui débarquent et aussi à l’organisation bureaucratique de ce que l’on n’ose plus nommer « accueil ». Ainsi, au détour d’un entretien de travail avec un inspecteur de police de Catane, la squadra (accompagnée de Carolina et Filippo, dont on voit au fil des pages s’approfondir l’engagement dans leur « objet » d’étude, et c’est fort sympathique, de mon point de vue en tout cas) apprend qu’il existe dans le jargon juridico-administratif plusieurs vocables représentant différents stades de l’identification des personnes mortes : « Une chose est l’identification [identificazione], leur déclare l’inspecteur, et une autre la reconnaissance [riconoscimento]. Une chose est la mention [notizia] et une autre le riconoscimento, qui est plus qu’une indication [indicazione] ou un indice [indizio]. » La notizia, parfois appelée aussi indizio ou indicazione, correspond au niveau d’information le moins fiable aux yeux de la police et de ce fait, elle ne pourra pas conduire à une identification en bonne et due forme, laquelle doit être sanctionnée par un tribunal… Ainsi, par exemple, lors d’un débarquement qui a avait eu lieu le 13 juin 2018, plusieurs rescapés avaient donné les noms et la ville en Somalie d’où étaient d’après eux originaires un jeune homme et une femme décédés (apparemment de maladie et de malnutrition) durant la traversée. Pour les gens de la squadra et les autres personnes présentes ce jour-là, les deux défunts étaient immédiatement devenus les ragazzi somali. Mais comme les témoins n’avaient pas de lien de parenté avec eux, leurs dires furent considérés comme des notizie. Résultat : plus de trois ans après leur arrivée à Catane (faute de personnel, de dispositions légales, de volonté de contacter la famille en Somalie ?), les ragazzi somali n’avaient toujours pas reçu de sépulture décente et leurs cadavres se trouvaient encore à la morgue… Bien sûr, cette attitude des « accueillants » entraîne des répercussions directes sur les premiers concernés, comme dans cette autre situation décrite par Riccardo dans son journal, qu’il a bien voulu confier à Carolina et Filippo :

Neuf corps ont été débarqués, mais qui sait combien d’autres nous ne connaîtrons jamais. De loin, je vois un bénévole, visiblement en difficulté, qui parle à une fille. Je l’approche. Ils pleuraient tous les deux, la jeune fille racontait comment elle avait perdu sa sœur en mer. Mais, me dit la fille, elle n’est pas parmi les neuf corps à bord ; elle l’a vue s’enfoncer dans les vagues. Elle ne voulait pas le signaler, de peur qu’on lui montre des corps dont elle savait qu’ils n’étaient pas celui de sa sœur, elle en était sûre. Et ainsi, pour nous, du côté chanceux de la Méditerranée, cette fille n’est même pas morte, elle n’a jamais existé. Mais ce n’est pas le cas. Sa sœur le sait et je le sais aussi, il y a une fille sur ce radeau qui n’a pas réussi la traversée. Je connais aussi son nom, il est écrit dans mon carnet de la main de sa sœur. Mais je ne veux pas être le seul à le savoir, j’aimerais que tout le monde le sache pour pouvoir la pleurer. Elle avait 20 ans, elle venait du Nigéria et s’appelait Juliet[7].

Cet extrait expose assez bien, je trouve, tout l’enjeu de l’engagement des membres de la squadra (et bien sûr de toutes les autres personnes qui accomplissent le même type de travail ailleurs, partout où les frontières dévorent des êtres humains[8]). Voici encore un extrait du journal de Riccardo :

L’enjeu est double : la personne elle-même qui est décédée, et sa famille, qui ne le sait pas. Le corps d’une personne décédée signifie un rêve brisé : elle est partie pour essayer d’arriver jusqu’ici et elle n’a pas réussi. Il y a donc une charge émotionnelle qui concerne spécifiquement cette personne-là, qui a perdu sa vie en poursuivant un rêve. Puis il y a la famille, dont la question est plus évidente […] Et enfin il y a quelque chose qui réunit ces deux aspects, et qu’a exprimé ce garçon érythréen qui est mort à l’hôpital après avoir écrit quelques poèmes. Dans l’un de ces poèmes, il écrit : « Il n’y a aucun honneur à oublier un frère. » Une personne décédée et enterrée [anonymement, dans le « carré migrant » du cimetière de Catane, avec une plaque portant un nom de code type CT48 qui correspond à une classification obscure de l’administration] n’est pas une personne oubliée. Sa famille ne l’a pas oubliée mais ne sait pas où elle est ; elle devient presque une unité abstraite. Moi, je le sais ici, il est là, même si je ne connais pas son nom […]. Il y a ceux qui n’oublient pas. Nous savons, nous savons que tu es ici même si ton nom n’est pas là, tu es comme un frère, qui est mort et enterré ici. Je suis une mémoire potentielle pour que cette personne ne soit pas seule, car il y a quelqu’un qui sait qu’elle est là.

« Morte completa. » Ces mots ont été prononcés par une fonctionnaire de l’état civil alors que l’on avait réussi à identifier « officiellement » une personne défunte. Mais les auteurs tiennent à préciser aussitôt qu’il ne s’agissait pas simplement d’une formule bureaucratique exprimant la satisfaction d’avoir « bouclé » un dossier, que l’on pourrait dès lors archiver. Tous les interlocuteurs rencontrés pendant l’enquête qui a donné ce livre, « qu’il s’agisse des agentes de la police scientifique, des employés des pompes funèbres, des médecins légistes ou des fonctionnaires de l’état civil », se sont montrés très disponibles, très ouverts aux demandes d’explications sur des questions un peu pointues concernant leur pratique professionnelle.

Et dans ces échanges se glissait chaque fois, à travers une phrase, une anecdote, un silence particulier, l’espoir d’apporter un élément manquant : si ce n’est un nom, un bout d’histoire. « Compléter les morts », c’est leur donner une épaisseur, conjurer leur disparition, créer un lien avec eux.

Cela jure quelque peu avec des mots que j’ai écrits ci-dessus (manque d’empathie, bureaucratie, situations kafkaïennes…). Peut-être pas tant que ça – en fait, ça me rappelle cette anecdote souvent répétée : « Moi, les Arabes, je ne les aime pas ! — Et lui, là ? — Ah mais lui, il n’est pas comme les autres, il est gentil, je le connais, c’est mon voisin… » D’après ce que je lis dans Relier les rives, celles et ceux qui ont directement affaire aux personnes mortes débarquées à Catane semblent particulièrement touché·e·s par elles. Paradoxalement, il semblerait que les « gardes-côtes de l’ordre racial[9] » n’habitent pas forcément sur les côtes…

Quoi qu’il en soit, je voudrais recommander vivement la lecture de ce livre. Tout d’abord, il est vraiment très touchant. Carolina Kobelinsky et Filippo Furri réussissent à faire éprouver au lecteur (au moins au lecteur que je suis, en tout cas) l’émotion qui est la leur et celle des membres de la squadra avec lesquels iels ont travaillé, face à ces corps inanimés qui sont débarqués sur le port de Catane. Ils soulignent aussi l’importance politique de leur engagement, face à une « société anesthésiée » (c’est le titre d’un de leurs « interludes », brefs textes réflexifs qui prennent place entre les chapitres à teneur plus factuelle).

Des personnes entassées dans un bateau de fortune, des policiers patrouillant le long de barbelés, des gardes-côtes surveillant la mer. Les frontières contemporaines sont aujourd’hui le lieu de la mise en scène du maintien de l’ordre face à des étrangers et des étrangères dont l’« illégalité » est exposée au grand jour. Ce spectacle repose sur des représentations et des discours qui affirment la nécessité de protéger le territoire de la menace de la migration.

Ce que l’on voit moins ou pas du tout, c’est que ce spectacle est produit, non seulement par des médias bolloresques, mais aussi et avant tout par les politiques matérialisées en barbelés, en murs, réseaux de surveillance et par la police (Frontex) de la forteresse Europe. Pourtant, les « indésirables » arrivent, en « flux », « flots » en « vagues », en « déferlements ». Et l’on file les métaphores aquatiques pour dire les lieux frontières « submergés, emportés, débordés »…

Lorsque des images de personnes migrantes traversant la Méditerranée circulent dans la presse et sur les réseaux sociaux, elles montrent des embarcations – de fortune ou de sauvetage – remplies de corps affaiblis, affamés, blessés ou morts, qu’il est parfois difficile de distinguer. Peu de détails accompagnent […] les commentaires ; aucun nom, aucune biographie n’individualisent les morts, pas plus que les survivants. La dépersonnalisation généralisée et une corporalité anonyme font des migrants une masse anonyme.

Ici, comment ne pas penser à la traite atlantique et aux autres routes de l’esclavage : en effet, la caractéristique première des esclaves, c’est de se voir dépouillés de leur nom, de voir brisés tous les liens qui les rattachaient à leur société, à leur culture. La servitude les réduit à une pure force de travail à la disposition des maîtres[10]. Certes, les migrant·e·s d’aujourd’hui ne sont pas des esclaves. Mais. Outre la perte de leurs liens sociaux, il y a aussi la perte de leur identité – au sens de la carte d’identité, des papiers. Or nous savons depuis longtemps que nombre de petits employeurs qui, par ailleurs souvent ne cachent pas, en période électorale, leur préférence pour l’extrême droite, sont fort aises d’exploiter le travail clandestin, faute de quoi ils auraient du mal à poursuivre leur activité (je ne mentionnerai ici que l’agriculture, particulièrement les producteurs de fruits et légumes, les petites entreprises du bâtiment qui se retrouvent souvent en bout de chaîne de sous-traitance, y compris sur des commandes publiques comme… des camps de rétention ! ou la petite hôtellerie-restauration, elle aussi toujours à la limite de la survie économique) : une politique restrictive en matière d’immigration leur fournit la main d’œuvre bon marché dont ils ont besoin[11].

Le régime spectaculaire qui se nourrit de la détresse des migrant·e·s (on se souviendra par exemple de la diffusion mondiale de la photo du petit Alan Kurdi, enfant kurde syrien de trois ans retrouvé mort sur une plage turque) entraîne une autre conséquence, du côté des privilégiés, cette fois, soit les citoyens blancs avec papiers et droit de vote : la récurrence des récits et images dramatiques en provenance des rives sud de l’Europe « provoque une sorte de routinisation de l’affect. L’émotion est émoussée, voire anesthésiée. L’indifférence qui en résulte ne peut être dissociée de l’existence d’une hiérarchie des vies. » On voit bien ce que produit cette hiérarchisation à travers la montée des extrêmes droites un peu partout en Europe – et particulièrement en France, où l’on mesurera ce soir l’ampleur des dégâts en termes électoraux, mais où l’on savait déjà à quel point le racisme y est enraciné. Aujourd’hui, comme hier et comme demain, nous avons besoin de livres comme celui-ci qui nous rappellent cette simple vérité : « Il n’y a aucun honneur à oublier un frère. »

franz himmelbauer, ce dimanche 7 juillet 2024, pour Antiopées.

[1] Danilo Kiš (1935-1989) était un écrivain yougoslave (et non pas un écrivain serbe, comme le prétend Wikipédia) qui vécut à Paris les dix dernières années de sa vie trop brève. Il nous a laissé quelques chefs-d’œuvre dont, évidemment, le recueil de nouvelles L’Encyclopédie des morts (Gallimard, NRF, 1985). Je recommande aussi chaleureusement Le Cirque de famille, « Bildungsroman » à teneur autobiographique composé en trilogie : Chagrins précoces ; Jardin, cendre et Sablier (Gallimard, l’Imaginaire, 1989) et aussi Un tombeau pour Boris Davidovitch, qui est une sorte de « roman par nouvelles » – il est sous-titré Sept chapitres pour une même histoire (Gallimard, NRF, 1979). Tous ont été traduits du serbo-croate par sa compagne, Pascale Delpech. Celle-ci a publié plusieurs autres traductions de théâtre, nouvelles et écrits de critique littéraire et politique aux éditions Fayard. Puisque le contexte nauséabond (j’écris entre les deux tours des élections législatives de juin 2024), hélas, s’y prête, je citerai ici le début de l’« Extrait de naissance (courte autobiographie), qui parut en ouverture du dossier que consacra la revue Sud à Danilo Kiš (Marseille, n°66, 1986) : « Mon père a vu le jour dans l’ouest de la Hongrie et fit ses études commerciales dans la bourgade où naquit un certain Monsieur Virág qui, par la grâce de Monsieur Joyce, allait devenir le célèbre Léopold Bloom. Je suppose que c’est la politique plutôt libérale de François-Joseph II en même temps que le désir de s’intégrer qui poussèrent mon grand-père à donner à son fils encore mineur un nom hongrois ; de nombreux éléments de la chronique familiale resteront cependant à jamais obscurs : mon père, avec tous les membres de sa famille, fut amené à Auschwitz d’où presque aucun d’eux ne revint. »

[2] Ce passage me rappelle immanquablement la description du bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade. Hector, le héros troyen, a tué Patrocle, et l’a dépouillé de ses armes, celles d’Achille, qu’il lui avait prêtées afin qu’il aille se mêler aux rangs des Achéens afin de semer l’effroi dans le cœur des Troyens. Le Péléide se décide enfin à entrer dans la bataille – avant tout pour venger son ami/amant Patrocle. Mais il lui faut de nouvelles armes. Sa mère, la nymphe Téthis, s’en va supplier Héphæstos, le Boiteux, de lui en forger : « Il commence par fabriquer un bouclier, grand et fort. Il l’ouvre adroitement de tous les côtés. […] Héphæstos y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers. » (Trad. Paul Mazon.) Il y figure le cosmos, les astres, la terre et l’Océan – et des cités ennemies qui se font la guerre mais aussi les travaux quotidiens… « Il y met aussi une jachère meuble, un champ fertile, étendu et exigeant trois façons. De nombreux laboureurs y font aller et venir leurs bêtes, en les poussant dans un sens après l’autre. Lorsqu’ils font demi-tour, en arrivant au bout du champ, un homme s’approche et leur met dans les mains une coupe de doux vin ; et ils vont ainsi, faisant demi-tour à chaque sillon : ils veulent à tout prix arriver au bout de la jachère profonde. » Héphaestos figure encore sur ce merveilleux bouclier des moissons, des vendanges et des scènes d’élevage de vaches et de brebis… Même profusion de détails qui rendent les descriptions tout aussi vivantes que celles des biographies de l’Encyclopédie des morts.

[3] Dionigi Albera, Lampedusa. Une histoire méditerranéenne, Seuil, 2023, p. 238.

[4] https://blogs.letemps.ch/jasmine-caye/2019/03/22/a-zarzis-en-tunisie-chamseddine-marzoug-offre-une-tombe-aux-migrants-noyes-en-mediterranee/

[5] Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 28 808 personnes sont décédées ou disparues en Méditerranée entre janvier 2014 et janvier 2024. Chiffre rapporté par Carolina Kobelinsky et Filippo Furi dans Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée, La Découverte, 2024. Iels ajoutent : « Contrairement aux associations [de soutien aux migrant·e·s], l’OIM n’établit aucun lien entre ces morts aux frontières et les politiques migratoires. » (p. 12) Sur la politique de l’OIM, on lira avec profit Raphaël Krafft : « Contrôle des frontières, contrôle des âmes. Le soft power de l’OIM en Afrique » dans la Revue du Crieur n°15, La Découverte/Médiapart, février 2020, p. 30-39. Loin d’incriminer les politiques de durcissement des frontières qui rendent leur franchissement toujours plus dangereux, l’OIM collabore avec les États responsables de ces politiques (ici, l’Union européenne) en essayant de « prévenir » les migrations au moyen d’actions financées… par ces mêmes États. « En Afrique, écrit Krafft, l’UE et l’OIM mènent des campagnes de propagande sur les dangers de la route alors même qu’elles sont les principales responsables de cette insécurité croissante. » Pour ce qui est de la politique de l’UE en matière de migrations, on pourra consulter (parmi beaucoup d’autres) ces publications récentes : Frontières et domination, par Harsha Walia et Forteresse Europe, par Émilien Bernard (ma recension par ici) ou Les Damnées de la mer. Femmes et Frontières en Méditerranée, par Camille Schmoll (voir aussi ma recension par ici). On ne perd jamais son temps non plus à consulter le site du réseau Migreurop : https://migreurop.org/, ou la rubrique Migrations de l’excellent site https://www.visionscarto.net/.

[6] La Découverte, 2024.

[7] Cristina Kobelinsky et Filippo Furri se réfèrent par ailleurs à Judith Butler qui, « [d]ans sa réflexion sur la violence et la guerre contemporaine, […] distingue les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. Les premières méritent le deuil ; les autres sont soumises à une forme de précarité et de vulnérabilité perpétuelle. Le deuil constitue ainsi l’élément central de cette distinction : la possibilité du deuil est un présupposé pour que la vie importe. Une vie inaccessible au deuil est dévaluée et n’est pas digne d’être soutenue ou protégée en tant que vie. Sa perte ne sera pas pleurée, aucun deuil public ne sera porté. » Quant à moi, je me permets de renvoyer à une de mes précédentes notes de lecture sur Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale, de Mathias Delori, éd. Amsterdam, 2021.

[8] Voir par exemple l’ouvrage, cité par les auteurs, de Cristina Cattaneo, médecin légiste et directrice du Laboratoire d’anthropologie et d’odontologie légale de l’université de Milan : Naufragés sans visage. Donner un nom aux victimes de la Méditerranée, Albin Michel 2919. Cristina Cataneo s’était vu confier la responsabilité du traitement des dépouilles après le naufrage d’un chalutier chargé de migrants qui avait eu lieu dans la nuit du 18 au 19 avril 2015 au large de la Sicile et qui avait fait environ un millier de morts.

[9] Pour reprendre le titre d’un « lundi soir » que les amis de lundi matin viennent juste de mettre en ligne, pendant que j’écris ces lignes…

[10] Voir par exemple Aurelia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points/Essais, 2020, particulièrement « L’esclavage comme institution, p. 34-41.

[11] C’est ainsi que l’on a vu, il y a peu (en décembre 2023) le député RHaine du Vaucluse (terre de maraîchers et de producteurs de fruits s’il en fut !) déposer un amendement au projet de loi immigration tendant à exonérer de toute sanction les petites entreprises employant moins de 11 salariés prises en flagrant délit de violation des règles du droit du travail sur le travail « dissimulé », comme on dit par euphémisme pour l’emploi de travailleurs au noir. À ce propos, voir Le Travail migrant. L’autre délocalisation, par Daniel Veron (ma recension se trouve par ici).

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Gilles Deleuze et Félix Guattari. Une philosophie des devenirs révolutionnaires

Igor Krtolica, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Une philosophie des devenirs révolutionnaires, Éditions Amsterdam, 2024

« On pourrait simplement dire ceci. Deleuze et Guattari se sont rencontrés après Mai 68 et ils ont écrit en vingt ans une œuvre de philosophie politique qui n’a guère d’équivalent depuis Marx et Engels. Parce que cette œuvre est une analyse en prise étroite sur la conjoncture, mesurant l’importance des nouvelles subjectivités qui émergent après-guerre, des mouvements révolutionnaires qu’elles forment à la fin des années 1960 et des réactions contre-révolutionnaires qui les répriment. Mais aussi parce que cette œuvre est une philosophie qui a une prétention universelle, dont les concepts remplissent une fonction inactuelle, celle de saisir dans chaque présent historique ce qui recèle une puissance d’avenir et de devenir. »

 Ce sont les premières lignes de l’excellent petit bouquin d’Igor Krtolica[1]. Excellent en ce qu’il synthétise très bien, et sait mettre à la portée de tout un chacun[2] l’essentiel des résultats de la collaboration si féconde entre Deleuze et Guattari. Ils ont écrit quatre livres ensemble : les deux volumes de Capitalisme et Schizophrénie : L’Anti-Œdipe (1972, rééd. 1973) et Mille Plateaux (1980), Kafka. Pour une littérature mineure (1975) et Qu’est-ce que la philosophie ? (1991)[3]. L’auteur s’appuie également sur les œuvres de Deleuze seul « en lien avec Guattari », et vice versa, listées dans une brève bibliographie commentée en fin d’ouvrage.

Cette œuvre commune, dit-il dans son introduction, n’aurait sans doute pas été possible si tous deux n’avaient pas vécu Mai 68 comme un événement décisif, et n’avaient conçu l’activité philosophique comme une clinique. La clinique désigne la médecine qui se fait au chevet du malade. Elle est un art qui consiste moins en l’application de règles scientifiques générales qu’en une analyse de symptômes chaque fois singuliers. On peut en distinguer trois aspects complémentaires : le diagnostic (repérage des symptômes), le pronostic (estimation des évolutions possibles) et la cure (thérapie visant la guérison et la plus grande santé possible). La philosophie de Deleuze et Guattari se présente comme une clinique universelle des devenirs, attentive à la vitalité et aux devenirs singuliers d’un groupe, d’une société, d’un individu ou d’un événement, aux symptômes de maladie comme aux signes de santé, avec une vigilance particulière pour ces moments critiques où les choses risquent de mal tourner.

En l’occurrence, le diagnostic porte sur la « suite de Mai » – c’est ainsi que Guattari présentait L’Anti-Œdipe. Il comporte deux aspects. Tout d’abord l’émergence de « nouvelles subjectivités » : la classe ouvrière n’est plus le « sujet de l’histoire », « désormais irrémédiablement fragmenté en un archipel de “minorités actives” : étudiants, ouvriers, femmes, paysans, immigrés, colonisés, prisonniers, etc. » D’où la remise en cause du modèle léniniste d’organisation centralisée et hiérarchisée. Cependant, le mouvement de Mai 68 a échoué à construire une nouvelle « machine révolutionnaire » qui aurait pu mettre en lien ses composantes « sociales » (mouvement ouvrier) et « désirantes » (étudiants)[4].

Dès lors, le pronostic quant à l’évolution de la situation est ambivalent.

D’une part, Deleuze et Guattari estiment dès 1972 que, depuis la Libération et sa « mythologie conjuratoire du fascisme », et a fortiori après cette « révolution avortée que fut Mai 68 », l’évolution de la situation à l’échelle nationale comme internationale laisse craindre l’émergence d’un « fascisme nouvelle mouture, à vous faire regretter celui du bon vieux temps », c’est-à-dire d’une nouvelle forme de détournement du désir révolutionnaire des masses au profit d’une machine sociale autoritaire. La contre-révolution mondiale amorcée en 1973 ne fera qu’aggraver cette crainte.

Au moment où j’écris, difficile de ne pas penser à la situation actuelle…

Pour autant, Deleuze et Guattari estiment que tout n’est pas joué. Car d’autre part, si Mai 68 n’a pas débouché sur la transformation sociale espérée, la micro-rupture initiée par l’événement se poursuit encore « sous forme d’infiltration dans toutes sortes de milieux ». En témoignent la permanence et la vitalité des mouvements minoritaires, d’organisations politiques révolutionnaires, de mouvements intellectuels, artistiques et littéraires, qui attestent l’irréductibilité et l’inventivité des modes de résistance aux nouvelles formes de répression.

Même remarque.

Je ne vais pas m’aventurer ici à présenter les différents concepts inventés et mis en œuvre par Deleuze et Guattari dans leur œuvre foisonnante. J’ai plutôt envie de sauter directement au quatrième et dernier chapitre de ce livre : « Micropolitique minoritaire et créations de la pensée ». L’auteur y revient d’abord sur une certaine lecture de leur œuvre qui faisait son miel, entre autres, des créations d’écrivains (que l’on songe à Kafka), d’artistes et de philosophes. Cela a pu accréditer l’idée, écrit Krtolica, que leur pensée politique « relevait d’une “critique artiste” luttant contre l’aliénation de la subjectivité plutôt que d’une critique sociale” dirigée contre l’exploitation économique des travailleurs ».

En réalité, au lieu d’opposer critique artiste et critique sociale, on distinguera plutôt deux stratégies d’émancipation, deux manières distinctes de sortir de l’état de minorité : la conquête de la majorité et les devenirs-minoritaires. Suivant la stratégie majoritaire, qui a prévalu dans l’histoire des théories de l’émancipation depuis les Lumières, il s’agit pour les minorités de « conquérir la majorité », tantôt en s’emparant du pouvoir au moyen d’un parti organisé sur le modèle de l’appareil d’État, tantôt en formant un bloc hégémonique où s’articulent et s’allient différentes composantes de la société civile, tantôt en obtenant des formes de représentation institutionnelles et de reconnaissance symbolique. Suivant la stratégie minoritaire, en revanche, typique de la politique deleuzo-guattarienne, la sortie hors de l’état de minorité implique un devenir-minoritaire, c’est-à-dire des modes d’individuation non personnelle et de subjectivation collective qui excèdent les mécanismes de la domination, et dont la connexion échappe à la forme de l’État-nation moderne (machine de guerre révolutionnaire).

Alors évidemment, ces jours-ci, nous nous trouvons quelque peu « pris en otages[5] » par la voie « majoritaire »… On se sent obligé (du moins c’est mon cas) d’aller moutonner aux urnes, ne serait-ce que pour éviter que les « minorités » justement (avant tout les minorités « visibles », mais pas seulement), ne soient encore plus exposées à la violence de la police et à l’arbitraire de l’institution judiciaire. Cela dit on sait bien que, même si cette « stratégie[6] » électoraliste réussit ce qu’elle peut, soit empêcher la prise du pouvoir exécutif par qui vous savez, nous n’en serons guère plus avancés pour autant. On entend ici et là des références au premier Front populaire et au fait que ce furent les mobilisations de masse (grèves) qui arrachèrent quelques conquêtes sociales importantes (non des moindres, hein : congés payés, semaine de 40 heures, conventions collectives, etc.). Ainsi faudrait-il se préparer à des luttes dont la pression pourrait assurer une sorte de « minimum syndical » de réformes sociales en cas de victoire du Nouveau Front populaire. Hum… Je suis sceptique (même si je trouverais ça chouette qu’on reparte dans un cycle de grèves de masses, de manifs, etc.). Mais quoi qu’il en soit, cela n’évacue pas la question des « devenirs-minoritaires ». Toujours aussi pertinente (et l’on ne remerciera jamais assez Deleuze et Guattari de l’avoir énoncée), il me semble qu’elle ne se pose plus tout à fait de la même manière aujourd’hui qu’au moment de sa formulation (les années 1970). Plus précisément, elle ne se pose plus dans le même contexte. Pour ne m’en tenir qu’à un seul paramètre, celui du changement climatique, quel devenir-minoritaire défendre à l’heure des sécheresses à répétition interrompues par des épisodes d’inondations catastrophiques ? J’avoue que je me sens un peu perdu face à cette question[7], et j’imagine ne pas être le seul.

Cela dit, pour ne pas terminer sur cette note un peu pessimiste, et pour vous inciter à lire ce petit bouquin[8] qui, personnellement, m’a plutôt remonté le moral (et c’est bien, par les temps qui courent) et donné envie de retourner aux textes dont il parle, je lui emprunte sa conclusion, comme je lui ai emprunté son introduction tout à l’heure.

Au-delà de Mai 68 et de ses suites, la distinction entre l’avenir des révolutions dans l’histoire et le devenir-révolutionnaire des gens, entre la manière dont une révolution s’actualise et retombe dans l’histoire et le devenir-autre qu’elle constitue en elle-même et indépendamment de ses suites, est donc également décisive pour lutter contre tous les pouvoirs qui empêchent les gens de devenir révolutionnaires, d’inventer des modes d’existence qui luttent contre les possibilités de vie qui leur sont faites. La philosophie doit y prendre sa part, puisqu’elle « n’a pas pour objet de contempler l’éternel, ni de réfléchir l’histoire, mais de diagnostiquer nos devenirs actuels. » Et si la philosophie de Deleuze et Guattari constitue elle-même une médecine de la civilisation, une clinique universelle des devenirs ou une clinique de la terre, c’est que leur œuvre commune n’a pas eu au fond d’autre fonction que de contribuer à faire lever les devenirs, à accompagner les soulèvements de la terre, afin d’y conquérir collectivement la plus grande santé possible.

Le 23 juin 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Igor Krtolica est maître de conférences en philosophie à l’université Picardie Jules Verne et directeur de programme au Collège international de philosophie. Il a déjà publié en 2015 un « Que sais-je ? » sur Deleuze. Ce livre-ci s’inscrit dans la collection L’Émancipation en question des éditions Amsterdam, qui propose des ouvrages d’introduction à des philosophes – déjà parus, des livres sur Judith Butler, W.E.B. Du Bois, Antonio Negri et Adorno.

[2] C’est-à-dire moi aussi, quelque peu béotien en ces matières…

[3] Tous aux Éditions de Minuit.

[4] Je résume, évidemment… Il faudrait ajouter tous les mouvements de « minorités » qui se sont développés dans l’après-Mai, entre autres le féminisme, , l’écologie, les luttes homosexuelles, celles des paysans, des immigrés, des prisonniers, etc.

[5] Avec des guillemets tant je déteste cette expression généralement employée par des gens qui ne sont pas nos amis, pour dire le moins.

[6] Encore des guillemets, décidément… Car il ne s’agit évidemment pas d’une stratégie, juste d’un pis-aller.

[7] Cela même si, bien sûr, j’admire et soutiens l’action des Soulèvements de la terre – dont j’ai l’impression qu’elle allie une stratégie « majoritaire » (obtenir des changements de politiques publiques) et devenirs-minoritaires (des activistes, ou du moins d’une partie d’entre elleux).

[8] « Petit bouquin » : ce n’est pas péjoratif de ma part, bien au contraire. Je suis plutôt admiratif de la manière dont l’auteur parvient à présenter la philosophie et la politique deleuzo-guattariennes de manière si claire et concise (140 pages petit format), et ce alors même que l’on ne peut pas dire que L’Anti-Œdipe, Mille Plateaux ou Qu’est-ce que la philosophie soient des ouvrages « faciles » à lire (Kafka, je ne sais pas, je n’ai encore jamais mis le nez dedans).

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Devenir animal. Une cosmologie terrestre

David Abram, Devenir animal. Une cosmologie terrestre, traduction de l’anglais (États-Unis) et postface de Stefan Kristensen, Éditions Dehors, 2024 [2010].

Le 12 avril dernier, David Abram était l’invité de l’émission « Avec philosophie » sur France Culture. L’animatrice Géraldine Muhlmann avait également convié Pierre Guenancia, philosophe français spécialiste (entre autres) de Descartes, chargé de porter la contradiction au philosophe américain, et Anne Simon, chercheuse en littérature et philosophie, et spécialisée (entre autres également) sur la « zoopoétique » – et chargée de « défendre » les thèses de David Abram. Personnellement, j’ai trouvé cette émission assez consternante, car Pierre Guenancia, soutenu en cela par Géraldine Mulhmann, s’y est contenté d’une profession de foi cartésienne « primaire », si j’ose dire – comme on disait à l’époque « anticommunisme primaire » – repoussant en bloc toutes les hypothèses de David Abram en les taxant d’anthropomorphisme. L’entreprise de celui-ci n’est certes pas simple, en ce qu’elle remet en cause la toute-puissance signifiante du langage humain et l’unicité du sujet cartésien, justement. Mais c’est un philosophe suffisamment original et, de plus, rare (par le rythme de de ses publications, et donc de ses apparitions sur la scène médiatique hexagonale), pour mériter qu’on lui consacre un peu plus de temps afin d’exposer ses idées. Au lieu de quoi, cette émission avait tout l’air d’un traquenard[1].

En effet, sans être quelque peu prévenu, par exemple sans avoir lu le livre précédent de David Abram[2], dont la traduction française a paru en 2013 à La Découverte, on pouvait sortir de cette écoute avec la conviction qu’il s’agissait d’un type un peu perché avançant des hypothèses sur la base d’une vie de voyages auprès de peuples indigènes et d’échanges avec des magiciens, chamanes, guérisseurs, sans solide étai philosophique. Ainsi, par exemple, était donné vers la fin de l’émission, donc sans qu’il soit vraiment possible d’y revenir longuement, un extrait du livre traitant d’une métamorphose d’un chamane népalais en corbeau, à laquelle avait assisté le philosophe, extrait qui laissait planer le doute sur le fait qu’il avait été victime, ou non, d’une hallucination. Comme ça, ça paraissait bien barré. De fait, un chapitre entier du livre[3] est consacré au séjour de son auteur auprès de ce magicien, Sonam, quelque part dans les montagnes de l’Himalaya, et je défie quiconque voudra bien le lire de bonne foi de ne pas être troublé par ce qu’il rapporte… Mais finalement, cette émission était tout de même instructive en ce qu’elle démontrait – par l’absurde – ce que dit David Abram, soit : que les hommes « civilisés » que nous sommes se sont abstraits dès longtemps de la terre et de ses racontars – ne prenez pas ce terme au sens péjoratif, je l’utilise à dessein. Pour le dire avec les mots d’Isabelle Stengers et Didier Demorcy :

Pour David Abram, quelque chose s’est bel et bien produit, une mutation dans l’écologie de la perception et du langage, une mutation qui nous a progressivement engagés dans ce qu’on peut bien appeler une « monoculture » – une culture pour laquelle seule la subjectivité humaine compte, livrant « tout le reste » à des savoirs réputés objectifs, traquant toutes formes de participation réciproque comme manifestations d’« anthropomorphisme ».

Mais comment faire pour sortir de ce piège de la « monoculture » ? Voici ce qu’en dit (entre autres), dans sa postface à ce nouveau livre, Stefan Kristensen, auteur de la traduction (magnifique, il faut le souligner) :

Sous la notion très merleau-pontienne de réciprocité, [David Abram] propose un certain nombre de descriptions des différentes manières dont le monde sensible nous met en mouvement : marcher à pieds nus pour faire l’expérience du contact intime du corps et de la terre, la sensation de l’air pour faire l’expérience de la forme de notre corps, les odeurs qui flottent et le moustique qui pique et suce mon sang. Tout cela indique que ma perception du monde sensible est une ouverture à ses sollicitations, et non pas une identification d’objets existants indépendamment : « Lorsque nous parlons sans recul de la nature matérielle comme d’un ensemble d’objets inertes, ou encore comme un faisceau de processus déterminés et mécaniques, nous bloquons notre interaction perceptive avec nos alentours. » [citation extraite du livre, p. 75] La démonstration d’Abram, qui rejoint […] les conceptions indigènes, consiste à montrer que toute forme d’objectivation au sens d’une conversion du perçu en objet inerte et déterminé (toute forme de positivisme si l’on veut) revient à une trahison de la manière dont le monde se présente à nous en vérité. Ainsi, si l’on cherche à connaître le monde tel qu’il est, il est nécessaire de préserver le caractère vivant et agissant des choses elles-mêmes.

Dans Devenir animal, David Abram reprend les thèses déjà exposées dans Comment la terre s’est tue mais, dirais-je, d’une façon plus incarnée (à travers ses propres expériences) et poétique – ce qui ne l’empêche pas de poursuivre également ses développements philosophiques, ici essentiellement basés sur Spinoza et Merleau-Ponty. Pour aller très vite (une fois de plus, je rappelle qu’une note de lecture – enfin, telle que je la conçois – n’est pas là pour montrer à quel point je suis intelligent et ai tout compris mieux que l’auteur, ce qui est bien loin d’être le cas, mais plutôt d’attirer l’attention de qui la lira, de l’intriguer suffisamment lui donner envie d’aller directement au texte – c’est pourquoi, la plupart du temps, je n’écris pas de recension de livres que je n’ai pas aimés, ou dont j’ai l’impression de n’avoir rien compris…) pour aller vite, donc, je dirai que de Spinoza, Abram retient essentiellement son deus sive natura, soit « dieu ou la nature » – le « ou » marquant ici l’équivalence des deux termes – on traduirait mieux, peut-être par « dieu, c’est-à-dire la nature ». Ce qui suggère qu’il y a du divin partout et en tout ou, dit autrement, que tout est « animé » – tout ce qui est vivant comme toutes les choses – montagnes, rivières, vagues de la mer… – généralement considérées comme objets « inertes » par notre regard occidental. À la suite de Spinoza (et donc contre Descartes), Abram considère qu’il n’y a pas de séparation entre « esprit » et « matière », mais qu’il y a une seule substance qui se décline sous une infinité de modes[4]. Il s’agit donc d’un matérialisme, comment dire, « spirituel » ? Ce que les anthropologues qualifient d’« animisme ». De Merleau-Ponty, Abram reprend ce qui est, je dirais, un corollaire obligé de la conception spinoziste du monde résumée ci-dessus, soit que l’on ne peut pas séparer sujet et objet de la perception (Spinoza d’ailleurs refusait les conceptions de l’homme comme « empire dans l’empire », un sujet séparé du monde qui l’englobe). Nous sommes faits de la même chair que le monde dont nous participons (verbe très important dans cette conception du monde) et quand je regarde la montagne, elle me « regarde » aussi… je vais donner ici une citation un peu plus longue de l’introduction du livre (de ses premiers mots, en fait), introduction autrement appelée : « Entre le corps et la terre vivante ».

Admettre qu’on est un animal, une créature de terre. Ajuster ses sens animaux au terrain sensible : mêler sa peau à la surface de la rivière ridée par la pluie, ses oreilles au tonnerre et au bruit sourd des grenouilles et ses yeux au ciel en fusion. Sentir les pulsations polyrythmiques de ce lieu – de cette immense étendue d’eau et de pierre exposée à tous les vents. Cet être contrarié dont la chair nous enveloppe.

Devenir terre. Devenir animal. Devenir, de cette manière, pleinement humain.

Ce livre raconte comment devenir un animal bipède, faisant partie intégrante du monde animé dont la vie enfle en nous et se déploie tout autour de nous. Il cherche une nouvelle façon de parler, une langue qui met en acte notre être-en-commun avec la terre plutôt que de nous aveugler à son égard. Un langage qui suscite une nouvelle humilité en relation avec les autres êtres nés de la terre, araignées, affleurements d’obsidienne, branches d’épicéas courbées sous le poids de la neige. Un style de parole qui ouvre nos sens au sensible dans toute son étrangeté multiforme.

Les chapitres qui suivent s’efforcent de discerner et peut-être de pratiquer une sorte de pensée curieuse, une manière attentive de réfléchir qui nous rattache toujours plus profondément à son épaisseur. Une pensée mise en œuvre autant par le corps que par l’esprit, façonnée par l’air humide, le sol et la qualité de notre respiration, par l’intensité de notre contact avec les autres corps qui nous entourent.

Pourtant, les mots ne sont-ils pas des artéfacts humains ? Sans doute, parler, ou penser avec des mots, n’implique-t-il pas de s’écarter de la présence du monde et de s’isoler dans une sphère de réflexion purement humaine ? Tel a été, précisément, le préjugé de notre civilisation. Mais qu’en serait-il si la parole signifiante n’était pas une propriété exclusivement humaine. Et si la langue que nous parlons aujourd’hui était née en réponse à un monde animé, expressif – une réponse bégayante non seulement aux membres de notre propre espèce, mais aussi à un cosmos énigmatique qui nous parlait déjà dans une myriade de langues ? Et si la pensée n’était pas née dans le crâne humain ? Et si elle était une créativité du corps comme totalité, émergeant spontanément du glissement entre un organisme et le terrain vallonné qu’il parcourt ? Et si la curieuse courbe de la pensée était engendrée par le désir et la tension difficiles entre notre chair et la chair de la terre ?

On peut répondre à ces questions par une autre question : comment se fait-il que nous en soyons là, à nous poser ces questions ? Si David Abram revient dans ce livre au processus qui nous a amenés à nous couper du monde, à nous recroqueviller dans une sorte d’autisme spécifique qui se veut infiniment supérieur aux « autres » que nous reléguons dans un arrière-monde sans âme, il s’était déjà appliqué à le décrire dans son précédent opus. En gros, ce processus a suivi deux voies principales, dont la caractéristique commune est l’abstraction. Abstraction du langage, qui a évolué, avec sa mise en écriture, depuis des formes analogiques – des pictogrammes ou des idéogrammes qui s’inspiraient de formes existantes dans le monde (silhouettes stylisées, formes d’animaux, etc.) – vers des formes quasi numériques avec l’invention de l’alphabet. Puis les monothéismes, qui ont déplacé la divinité de la terre et de tous ses aspects (vivants et autres), avec lesquels échangent les animismes, vers un ciel théorique peu enclin à considérer la diversité mondaine comme source de l’éthique. On voit bien ce que cela a donné.

À première vue, il pourrait sembler étrange, voir douteux, de suivre Abram dans ses expériences de reconnexion « avec la communauté plus large, plus-qu’humaine, qui entoure et nourrit l’agitation humaine ». Alors que nous en sommes, en France, à nous mobiliser contre l’arrivée au pouvoir d’un parti néofasciste, et depuis des semaines et des mois, à essayer de manifester notre solidarité avec les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, n’aurions-nous pas affaire ici à une énième proposition de « développement personnel », de fuite devant nos responsabilités politiques et sociales ? On aura bien compris que ce n’est pas mon avis. Mais Abram le dit mieux que je ne saurais le faire :

S’éveiller à une citoyenneté dans cette communauté plus large implique […] des répercussions réelles sur les relations entre nous, humains. Cela entraîne des conséquences substantielles sur la manière dont une véritable démocratie se forme – sur la façon dont notre corps politique respire.

Pourquoi alors consacrer si peu de place dans [c]es pages […] aux sphères sociales et politiques ? Parce qu’il est nécessaire d’effectuer (au moins de l’initier et de l’entamer) un travail de réhabilitation avant que ces sphères puissent être à nouveau dévoilées, et ce livre est engagé dans un tel travail.

Même s’il précise ensuite que les engagements pour la justice et « le travail souvent exaspérant de la politique » composent « une part vitale » de sa propre pratique, il ajoute qu’ils ne constituent pas le thème central de son livre. Je persiste à penser qu’on aurait tort de s’en désintéresser au nom de questions ou de problèmes plus « urgents ». Car ce qu’il explore ici nous donne des clés, non seulement pour comprendre comment nous en sommes arrivés à de pareils désastres sociaux, écologiques et politiques, mais aussi pour nous frayer des issues de secours non pas individuelles – même si cela passe aussi par des pratiques individuelles – mais collectives.

Comment la terre s’est tue était déjà un très beau livre qui, je crois, a marqué durablement celles et ceux qui l’ont lu. À mon sens, Devenir animal[5] est encore plus réussi, parce qu’il combine harmonieusement une expérience personnelle tissée, précisément, de réelles expériences de rencontres et de pensée et une méditation philosophique tout à fait accessible aux non-spécialistes dans mon genre. Et, ce qui ne gâte rien, il est superbement écrit et plein de poésie. À ce propos, et comme je l’ai déjà dit dans une parenthèse, il faut vraiment féliciter le traducteur – et remercier les éditions Dehors pour ce beau livre.

franz himmelbauer pour Antiopées, le 16 juin 2024.

 

[1] On peut l’écouter sur le site de France Culture.

[2] Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens. Traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Didier Demorcy et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2013 [1996].

[3] Chapitre « Métamorphose. (Magie II) », p. 227-253.

[4] Voir là-dessus Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Les Éditions de Minuit, 1968.

[5] Je reproduis ici une note de bas de page de David Abram consacrée à ce titre : « L’expression qui donne son titre à ce livre, “devenir animal”, comporte plusieurs significations possibles. Dans cet ouvrage, elle concerne avant tout le fait de devenir plus profondément humain en reconnaissant, en affirmant et en faisant grandir notre animalité. D’autres significations apparaîtront progressivement à différents lecteurs. L’expression est parfois associée aux écrits du philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995) et de son collaborateur, le psychanalyste Félix Guattari (1930-1992). À l’instar de beaucoup d’autres philosophes, j’ai eu un grand plaisir à fréquenter les écrits infiniment féconds de Deleuze, qui débordent de trajectoires de pensée inédites. Nous partageons plusieurs buts, y compris un souhait de rompre avec un certain nombre de présuppositions tacites qui structurent une part importante de la pensée contemporaine, ainsi qu’une adhésion à une sorte d’immanence radicale – voire à un matérialisme (ou ce que j’appellerais un “matière-réalisme”), dans une acception complètement remaniée de ce terme. Mon travail comporte aussi, comme le sien, une résistance résolue à l’égard de ce qui entrave inutilement la créativité désirante de la matière. Cependant, malgré ces quelques visées communes, nos stratégies diffèrent drastiquement. (Tel de mes détours dans l’arrière-pays croisera l’une des lignes de fuite deleuziennes, mais nos trajectoires improvisées sont rarement, sinon jamais, parallèles.) En tant que phénoménologue, je suis bien trop embarqué dans l’expérience vécue – dans la rencontre sentie de notre corps sensible et de la terre animée – pour convenir à son goût philosophique. En tant que métaphysicien, Deleuze est bien trop enclin à la production de concepts abstraits pour convenir au mien. En choisissant pour mon titre une expression parfois associée aux écrits de Deleuze, je rends cependant hommage à la créativité bourgeonnante de son œuvre tout en espérant ouvrir cette expression à de nouvelles significations et associations. » (p. 23)

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