Chroniques d’en bas à droite # 1

Non je n’ai pas viré de bord… le titre de ces chroniques se réfère seulement aux coordonnées géographiques de la petite ville de F., où je réside, sur la carte de France telle qu’on la regarde habituellement. Oui, je sais, j’aurais pu mettre « chroniques d’en bas à gauche », me situant ainsi sur un spectre politique qui mérite de plus en plus ce nom, ou encore (comme j’ai pu le faire par le passé) « depuis les collines du sud-est de la France » en paraphrasant les zapatistes. Mais pas plus que la décolonisation, la révolution zapatiste n’est une métaphore[1], et je dois bien avouer qu’ici, en bas à droite, je ne perçois pas encore les prémices d’une insurrection – même si, je le reconnais, je peux tout à fait me tromper (en fait, j’aimerais bien).

Bon alors qu’est-ce qu’y s’passe par ici en ce début d’année ? Bah, pas grand-chose, j’en ai peur. Notre ancien maire fait encore parler de lui dans la presse nationale. Faut dire qu’il est gonflé, quand même : se faire embaucher un géant chinois de la fast fashion, c’est comme ça qu’on dit, paraît-il, pour cette industrie textile qui fournit pour quasiment rien des habits de (très) mauvaise qualité ; se faire embaucher par Shein – c’est le nom de la boîte en question – alors que justement on s’agite dans les enceintes parlementaires françaises afin de taxer ses produits de façon à rétablir, espère-t-on, des conditions « loyales » de concurrence avec les fabricants français et européens… Enfin, « se faire embaucher » est peut-être mal dit : Christophe Castaner, puisqu’il s’agit de lui (oui, oui, le même que le matraqueur/éborgneur en chef de Gilets jaunes et autres manifestants[2] et qui, par ailleurs, défendait voici quelques années le made in France) a, selon ce que je lis dans la presse, « intégré le comité RSE » de l’entreprise chinoise. RSE ? Késaco ? Je l’ai trouvé sur internet : « responsabilité sociale et environnementale ». Autrement dit : du foutage de gueule dans les grandes largeurs.

Responsabilité sociale ? Tu parles, Charles ! Suffit de continuer un peu la promenade sur internet pour voir dans quelles conditions travaillent les ouvriers et ouvrières de Shein :

Une équipe de la BBC s’est rendue dans un district de la ville de Canton pour rencontrer les petites mains derrière les robes et les pulls à moins de vingt euros qui inondent le marché. Le quartier de Panyu est surnommé le « village Shein » : c’est ici que sont implantées plusieurs milliers d’usines qui alimentent le flux continu de vêtements vendus par la plateforme du plus grand détaillant de fast fashion du monde. « Si un mois compte trente et un jours, je travaillerai trente et un jours», explique un ouvrier à la BBC, qui a visité dix usines et rencontré quatre de leurs propriétaires et une vingtaine de travailleurs. La plupart ont expliqué n’avoir qu’un seul jour de congé par mois, avec des semaines de soixante-quinze heures assis derrière leurs machines à coudre. Ces conditions violent les lois chinoises, mais ne sont pas rares dans le pays : on ne devient pas « l’usine du monde » en respectant le code du travail[3].

Responsabilité environnementale ? Shein commercialise ses produits en ligne – première source de pollution.  Il suffit de s’informer un peu pour savoir ce que la soi-disant « dématérialisation »des échanges engloutit comme quantité d’énergie, d’eau (pour refroidir les data-centers), etc. Tiens, d’ailleurs, saviez-vous que notre fière métropole régionale, Marseille, est devenue le septième hub internet mondial – dix-huit câbles sous-marins intercontinentaux  y émergent et on y compte déjà cinq data-centers ? Tout ça à quelques centaines de mètres de la rue d’Aubagne et de ses immeubles effondrés. Marseille, ville de contrastes. On commence à s’y émouvoir à l’annonce de nouveaux projets qui risquent de venir réchauffer encore une ville déjà souvent invivable. Et puis c’est pas le tout de commander et payer en ligne, il faut bien être livré, non ? Et l’on peut se demander s’il est bien raisonnable de transporter sur des dizaines de milliers de kilomètres des vêtements bas-de-gamme qui finiront très vite… où ça ? « L’Afrique, dépotoir de la fast fashion », titre par exemple Greenpeace.

Mais sûrement Christophe Castaner, ce héros du social et de l’environnement, va-t-il mettre fin à ces iniquités. C’est qu’il doit être compétent, le gonze. Il était déjà président du conseil de surveillance du grand port maritime de Marseille (nommé par décret ministériel) et président du conseil d’administration d’Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc (nommé par décret présidentiel, siouplaît). Ceusses qui disent que ce sont des postes de consolation après ses défaites électorales qui l’ont conduit à se retirer de la politique sont rien que des mauvaises langues, là !

Baste. Revenons à notre petite ville. Vraiment petite, hein, pour l’appeler « ville ». Bourg ? Bourgade ? Quoi qu’il en soit on en est fier – le maire actuel, en tout cas, il n’en peut plus de fierté – si bien que lorsqu’il sort régulièrement son bulletin municipal sur papier glacé, on le voit en photo à toutes les pages, parfois même deux ou trois fois par page. Comment ça j’exagère ? À peine – allez, c’est vrai, parfois il n’y a même pas sa photo sur une ou deux pages… Grand communicant, l’édile. Ça marche, semble-t-il. Tenez, il vient de présenter ses vœux dans une cérémonie désormais bien huilée : on m’a dit qu’il y avait 1100 personnes ! Alors que F. ne compte que 5 000 habitants, y compris les enfants et les très vieux qui ne fréquentent guère ce genre de sauteries (sans parler des mauvaises têtes dans mon genre, qui boudent dans leur coin). Ok, il invite chaque fois ses potes d’un peu partout, élus de droite à la Région, au Département, et les potes de ses potes. Mais quand même, il faut bien que nombre de nos concitoyens y aient assisté – attrait du buffet ? Besoin de se sentir au chaud, du bon côté du manche ? Je ne sais pas exactement ce qu’il a dit dans son discours, puisque je n’y étais pas, et que je n’ai encore trouvé personne pour me raconter – juste un qui râlait, au bar, parce qu’ils n’avait pas pu profiter du buffet – « y en a des qui se sont scotchés devant dès le début et qui n’ont plus bougé, c’était inaccessible… » Par contre, il (le maire, pas le râleur) avait « accordé » une interview à La Provence, parue le matin même (guillemets parce qu’il les convoque quand ça lui chante et il accourent, brosse à reluire à la main). Titre : « [Le maire] souhaite « préserver l’âme » de la ville. » Ah. L’âme de la ville. J’en suis resté comme deux ronds de flan. Pour résumer : entreprises (pépinière d’), patrimoine (à transmettre aux petits n’enfants grâce à un musée, hé, hé), spectacles varié(té)s et sport, bien sûr (santé publique, flamme olympique, compétition vélocipédique, etc.) Que d’âme, que d’âme ! Que dalle, oui. Voici bien longtemps déjà (au moins depuis les mandats de Castaner, ce qui ne nous rajeunit pas) que F. se vend au tourisme, principale ressource de la ville. Faut la voir en « saison » : c’est blindé. Heureusement, en ce moment, c’est calme – on sent l’âme qui flotte sur les remparts…

Je n’ai pas trop le temps de prolonger cette chronique aujourd’hui – je pars demain matin dans le Grand Nord (à Paris). Mais je vous donne rendez-vous très bientôt pour (re)parler d’un sujet qui me tient à cœur : Marseille, ses « élites » (Rodolphe Saadé, pour ne pas le nommer et sa Provence (qui appartient désormais au susdit, lequel voit grand pour son journal, comme son pote Macron a vu « Marseille en grand ».

À vite, donc.

franz himmelbauer, ce 19 janvier 2025.

[1] Je fais allusion ici à un excellent petit bouquin dont les auteur·e·s s’insurgent contre l’usage de plus en plus fréquent – et donc galvaudé – du terme « décolonial » : « Cet essai, est-il écrit sur la quatrième de couverture, entend rappeler que la décolonisation, c’est la restitution aux autochtones de leurs vies et de leurs terres. Elle n’est pas la métaphore d’autre chose, quand bien même cette autre chose tendrait à améliorer nos sociétés. » Eve Tuck et K. Wayne Yang, La Décolonisation n’est pas une métaphore, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Naudy, avec en postface un entretien avec Christophe Yanuwana Pierre, cinéaste et militant kali’na, cofondateur et ancien porte-parole de la Jeunesse autochtone de Guyane, éd. rot-bo-krik, Sète, 2022.

[2] Soyons précis : l’ancien sinistre de l’Intérieur n’a matraqué ni éborgné ou estropié personne de ses propres mains. Par contre, il a justifié ces actes en soutenant, à l’unisson avec son chef Macron, qu’il n’existait pas de « violences policières » – juste parfois des actions en légitime défense contre une foule « émeutière ».

[3] Trouvé ici : https://www.msn.com/fr-fr/finance/autres/shein-comment-sont-fabriqu%C3%A9s-les-v%C3%AAtements-du-g%C3%A9ant-chinois-de-la-fast-fashion-et-pourquoi-il-faut-l%C3%A9viter/ar-AA1xo6Nr.

J’ai vu aussi des allusions à l’exploitation du travail forcé des Ouïghours, mais je ne suis pas très documenté là-dessus. Quoi qu’il en soit Castaner a du pain sur la planche en matière de « responsabilité sociale » de Shein…

 

Ce contenu a été publié dans Feuilleton, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *