Je compte bien rendre compte durant les semaines qui viennent de deux livres au moins qui donnent un point de vue tout à la fois bien documenté, engagé et critique sur le génocide en cours à Gaza[1] : Gaza devant l’histoire, d’Enzo Traverso[2], qui dit avoir « voulu porter un regard critique sur le débat politique et intellectuel que la crise de Gaza a suscité, en essayant de démêler le nœud d’histoire et de mémoire qui l’étreint […] une réflexion critique sur le présent et les façons dont l’histoire a été convoquée pour l’interpréter » (extrait de l’introduction) ; et Une Étrange Défaite, de Didier Fassin, qui « livre une analyse urgente et essentielle des interprétations auxquelles l’attaque du Hamas et la guerre menée par Israël ont donné lieu dans les sociétés occidentales pour appréhender les causes et les conséquences du consentement passif ou actif à la destruction de Gaza et au massacre de sa population » (présentation de l’éditeur). Mais pour l’heure, je voudrais vous parler d’un livre qui ne vient pas non plus directement de Gaza : en effet, Mohammad Sabaaneh est un artiste palestinien qui vit à Ramallah[3]. Ses livres sont composés d’images plus que de textes et publiés par l’excellente et encore trop méconnue maison d’édition Alifbata. Depuis 2015, Alifbata[4] s’est lancée dans l’exploration du roman graphique et de la bande dessinée en langue arabe. Après Je ne partirai pas, l’an passé, Alifbata publie aujourd’hui 30 Secondes à Gaza.
30 secondes. C’est le temps que durent les vidéos postées depuis Gaza sur les réseaux sociaux. Trente secondes pour un bref aperçu de l’enfer que vivent les Gazaouis. Trente secondes de l’horreur subie par des êtres ni plus ni moins humains que nous. Trente secondes d’images au « contenu sensible » nous dit parfois l’avertissement, contenu insoutenable pour beaucoup d’entre nous. Que dire alors de ce qu’éprouvent les hommes et les femmes qui les prennent et nous les transmettent…
C’est le début de l’avant-propos de Sabaaneh. Voici la suite :
Depuis deux ans maintenant, Jénine, ma ville[5], vit elle aussi un enfer. Parce que j’ai publié ce qui s’y passait, mes comptes sur les réseaux sociaux ont été supprimés et, avec eux, plus de quinze années de travail d’information suivi par des centaines de milliers d’abonnés. Cette censure m’a mené à m’interroger sur la valeur documentaire et historique des vidéos et photos diffusées depuis Gaza, sachant qu’elles risquent à tout moment de se voir elles aussi interdites par les plateformes qui « modèrent » ces réseaux (ce qui a déjà été le cas de bon nombre d’entre elles depuis le début de la guerre). La connaissance de l’histoire et les documents qui la renseignent sont aujourd’hui laissés au pouvoir discrétionnaire de quelques firmes.
En mettant ces vidéos en dessins, je veux contribuer à prévenir la destruction des preuves des crimes commis contre mon peuple à Gaza. Depuis le Guernica peint par Picasso pour témoigner de l’anéantissement de la ville par les fascistes, on sait que le cubisme peut être un langage puissant pour raconter la démolition de la vie. C’est pourquoi j’y recours pour dessiner Gaza aujourd’hui. J’utilise par ailleurs l’encre de Chine, parce qu’aucune solution liquide ne peut l’effacer. Elle est indélébile comme l’est le sang qui coule dans les rues de Gaza, dans ses hôpitaux et sur les visages de ses enfants que rien, jamais, ne pourra effacer de nos mémoires.
Dans un centre d’aide, un enfant serre un petit oiseau contre lui. (14/10/2023)
Cela donne un album à la fois très beau et à la limite du supportable – à ne pas mettre entre les mains de personnes trop sensibles. Alifbata s’est associée à deux autres maisons d’éditions, italienne et espagnole, et le livre vient de sortir simultanément dans les trois pays. Les bénéfices de la publication, s’il y en a, seront reversés à des associations palestiniennes des territoires occcupés. Il faut aussi mentionner les deux préfaces données au livre par Ilan Pappé[6] et Nadia Naser Najjab[7].
Voici tout d’abord celle de Nadia Naser Najjab :
30 Secondes est un récit puissant, à l’état brut, qui propose des images vivantes de la souffrance et de la mort des Palestiniens que les médias occidentaux censurent invariablement. Ici, les portraits et les paroles de personnes aujourd’hui décédées ou ayant perdu des êtres chers sont rapportés en dessins et en mots qui expriment toute l’horreur de la vie et de la mort sous les bombardements aveugles, dépeignant en détail la désolation et les traumatismes engendrés par la guerre, sans rien cacher de l’atroce réalité.
Les dessins présentés ici, réalisés à partir de brèves vidéos postées sur les réseaux sociaux et souvent très vite censurées par les plateformes, parlent encore de bien d’autres choses : de ce que dissimule le prétexte d’« autodéfense » d’Israël, ainsi que de l’hypocrisie et du « deux poids deux mesures » de l’Occident, qui n’a cessé d’ignorer les droits de l’homme des Palestiniens, dont celui, premier, à l’existence.
L’art de Sabaaneh amplifie les voix et les récits palestiniens et documente ce que d’autres s’évertuent à dissimuler, voire à supprimer, en préservant des images, des expériences et des traumatismes qui, autrement, seraient ignorés ou négligés, condamnés à l’invisibilité et, finalement, à s’évanouir dans les limbes de l’Histoire.
« J’étais en train de faire dodo » Un enfant en état de choc à l’hôpital (18/10/2023)
Et un extrait (la conclusion, en fait) de la préface d’Ilan Pappé :
Les dessins de ce livre parlent d’eux-mêmes, mais ils doivent être inscrits dans leur contexte, à la fois historique et moral. Précisément comme les événements qu’ils décrivent et qui, depuis octobre 2023, nécessitent plus que jamais de pareilles mises en perspective afin de contrer la propagande israélienne et ses soutiens dans le monde entier, qui refusent de situer l’attaque du Hamas dans son contexte. Cette propagande n’a cessé de répéter que cette attaque était un chapitre de l’histoire de l’antisémitisme, et même du nazisme. Absurdité totale qui ne peut être démentie que par une connaissance correcte de l’histoire de la lutte palestinienne et par une position morale ferme qui fait la distinction entre des actes condamnables et leur lien avec un combat justifié pour la libération.
Alors, quand vous regarderez ces images qui immortalisent des instantanés, gardez en mémoire quelques points.
Tout d’abord, il s’agit d’un épisode d’une longue histoire d’infanticides, de perte de parents et de traumatismes dont les enfants palestiniens, et en particulier ceux de Gaza, font l’expérience depuis très longtemps.
Ensuite, au cours de cette histoire, certains de ces enfants ont grandi et se sont retrouvés, des années plus tard, en première ligne de la résistance palestinienne. Je me rappelle toujours une photo de Zecharia Zbedi, un garçon assis devant les ruines de sa maison, dans le camp de réfugiés de Jénine en 2002, après le massacre (dont Sabaaneh fut également témoin) perpétré par Israël. Des années plus tard, j’ai vu sa photo en tant que commandant des forces de libération dans le même camp. Le lien est clair et évident.
Enfin, ces visages juvéniles nous rappellent que nous soutenons tous la cause palestinienne, en premier lieu en tant qu’êtres humains incapables de se taire lorsque d’autres, et en particulier des enfants, se voient refuser une vie normale et que leur existence est constamment en danger. Ceux d’entre eux qui survivront à la brutalité israélienne formeront la prochaine génération de la résistance et continueront à mener le combat pour la libération de la Palestine.
« Sois fort! » Un père réconforte son fils en pleurs devant leur maison en ruines. (23/10/2023)
Une tournée de présentation de 30 secondes à Gaza par son auteur est prévue en Italie, Espagne, et France. Elle devrait passer par Paris, Albertville, Forcalquier et Marseille entre le 7 et le 12 octobre[8] – si toutefois la guerre qui s’étend désormais au Liban n’empêche pas le départ de Mohammad. On pourra se procurer le livre à ce moment-là – il sera en librairies le 11 octobre.
Dimanche 29 septembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.
[1] Aujourd’hui, on n’entend guère de voix contre l’utilisation du terme « génocide » quant à ce que fait Israël à Gaza. Cela dit, et si l’on veut avoir une vue générale de l’état des débats à ce sujet dans la « communauté internationale », on pourra se reporter utilement à la synthèse publiée par l’Agence Media Palestine, à lire par ici. Pour un point de vue moins « distancé », on pourra lire aussi la dernière livraison, sur Orient XXI, du « Journal de bord de Gaza », écrit par Rami Abou Jamous, fondateur de GazaPress, qui se trouve toujours sur place avec sa famille, mais sous un abri de toile désormais : « Pour qualifier ce qui se passe, je ne trouve que “Gazacide” »
[2] Qui vient de paraître chez Lux Éditeur.
[3] Voir une présentation plus complète de Mohammad sur le site d’Alifbata.
[4] Alif, ba et ta sont les trois premières lettres de l’alphabet arabe. « Comme l’évoque son nom, l’association Alifbata naît d’une passion pour le monde arabe et de la volonté de creuser les liens qui existent entre nord, sud, est et ouest de la Méditerranée. » (Extrait de la présentation de la maison d’édition.)
[5] Jénine est la ville natale de Sabaaneh, mais il vit aujourd’hui à Ramallah.
[6] Auteur (entre autres) de Le Nettoyage ethnique de la Palestine, un ouvrage fondamental pour comprendre les origines de qui se passe aujourd’hui à Gaza et en Cisjordanie, récemment réédité par La Fabrique (ma recension à lire par ici)
[7] Respectivement professeur au Collège des sciences sociales et des études internationales de l’université d’Exeter au Royaume-Uni et directeur du Centre d’études européen sur la Palestine (ECPS), et maître de conférences en études palestiniennes et codirectrice du Centre européen d’études palestiniennes (ECPS) de l’université d’Exeter.
[8] Voici le programme de la tournée de Mohammad, accompagné de Simona, son éditrice d’Alifbata :
– 7 octobre, 18h30 : interview PDH Youtube.com/@parolesdhonneur
– 8 octobre, 19h00, Paris : rencontre à La maison de la vie associative et citoyenne, 11 rue Caillaux, Paris 13e, métro Maison-Blanche
– 9 octobre, 18h30, Albertville : rencontre à la salle Atrium, 168 rue de la Bévière, Gilly-sur-Isère
– 10 octobre, 17h30, Forcalquier : rencontre au Local, 2, place du Palais, Forcalquier
– 11 octobre, 12h30-13h30 : interview Radio Zinzine /radiozinzine.org
– 12 octobre, 17h00, Marseille : rencontre à la librairie Maupetit, 142 La Canebière, Marseille ; 19h00 : soirée à la Casa Consolat, 1 rue Consolat, avec expo des dessins de Mohammad.