Veganwashing. L’instrumentalisation politique du veganisme

Jérôme Segal, Veganwashing. L’instrumentalisation politique du veganisme, Lux Éditeur, 2024

« À vrai dire, les raisons de promouvoir le véganisme sont nombreuses : que ce soit pour favoriser la protection de l’environnement, pour promouvoir la santé publique, ou tout simplement pour répondre à des questions d’ordre éthique. » Ce sont des thèmes auxquels les opinions publiques se montrent sensibles, même si la plupart des gens sont encore loin de suivre un régime vegan ou un régime végétarien. Mais ces enjeux sont instrumentalisés par les discours d’un certain nombre de responsables politiques et/ou économiques à travers le monde, afin de recouvrir des pratiques souvent beaucoup moins vertueuses : c’est cela, le « veganwashing ». Vous avez aimé le « greenwashing », le « purplewashing » ou encore le « pinkwashing » ? Vous adorerez le « veganwashing » !

Et pour commencer, savez-vous quand et où est apparu pour la première fois ce terme ? Je vous le donne en mille : en 2013 et en Israël, « en réaction à une campagne en soutien au Premier ministre Benyamin Netanyaou [vantant] la propagation du véganisme dans le pays, avec un taux d’adeptes variant de 3 à 5% de la population[1] » ! J’avais déjà rendu compte ici-même du livre de Jean Stern, Mirage gay à Tel Aviv, qui décrit le pinkwashing (soit la présentation du pays comme un paradis pour les gays du monde entier – sauf les Palestiniens, ça va sans dire) déployé à grande échelle par Israël. Décidément…

Mais le sujet de Jérôme Segal ne se limite pas à dénoncer le veganwashing israélien, comme c’était le cas du livre de Stern sur le pinkwashing – et cela même s’il y consacre une bonne partie de son chapitre 2, sur laquelle on reviendra. Il commence par un rapide « état des lieux » du véganisme, qui brosse d’abord un bref historique du mouvement. Le végétarisme apparaît et se développe sous formes d’associations de protection des animaux, en Angleterre puis dans d’autres pays européens dont la France au cours du XIXe siècle. C’est un mouvement plutôt conservateur, souvent animé par des aristocrates. La corrida et les combats de coqs, divertissements populaires, sont criminalisés – mais on ne touche pas à la chasse à courre. Il s’agit donc de « protéger », de façon très anthropocentrée. Un peu plus tard, vers la fin du siècle, naissent des associations de « défense » des animaux, souvent animées par des femmes dont certaines proches des milieux anarchistes, qui protestent en particulier contre la vivisection. Vers le milieu du XXe siècle « un troisième temps se dessine, celui de la lutte visant à accorder des “droits” aux animaux ». C’est à ce moment-là qu’apparaît le nom anglais : vegan, forgé à partir de la contraction du nom vegetarian. La motivation des fondateurs de la Vegan Society est d’abord éthique :

Nous voyons bien que notre civilisation actuelle est bâtie sur l’exploitation des animaux, comme les civilisations passées étaient bâties sur l’exploitation des esclaves, et nous croyons que le destin spirituel de l’homme est tel qu’un jour il considérera avec horreur l’idée selon laquelle les hommes se sont nourris autrefois des produits du corps des animaux[2].

Au-delà des motivations éthiques, toujours présentes aujourd’hui, et qui s’expriment dans ce que l’on nomme désormais l’« antispécisme », le véganisme ne manque pas d’autres arguments sur lesquels appuyer sa cause. En premier lieu la crise climatique :

Selon une étude publiée par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’élevage produit 14,5% des émissions de gaz à effet de serre (GES) largement responsables des bouleversements climatiques […] cette part est supérieure à celle des GES émis par tous les moyens de transport réunis (14,1%).

Ces GES sont principalement produits par la production et la transformation du fourrage, la digestion des bovins et la décomposition du fumier. Selon une étude parue dans la revue Nature, « la production d’une kilocalorie de viande de ruminant (bœuf ou mouton) émet 280 fois plus de GES que [celle] d’une kilocalorie de légume ». Pour la volaille, le rapport est « seulement » de 65… Autre crise : celle de l’accès à la terre.

Plus de trois quarts des terres utilisées par les humains sont consacrées à l’élevage (70% pour les pâturages et 13% pour la culture de céréales destinées à l’alimentation des animaux). En comptant l’alimentation des animaux de rente et les pâturages, une kilocalorie issue de la viande de bœuf a nécessité 100 fois plus de surface agricole qu’une kilocalorie de pomme de terre. Si l’on compare la surface requise pour la production de 100 grammes de protéines issues de viande ovine et celle requise pour 100 grammes de protéines de tofu, le rapport est de 1 contre 84 en défaveur de la viande.

Et l’eau ? un rapport de l’Unesco nous apprend qu’il en faut « 15 400 litres pour un kilo de viande de bœuf et seulement 237 litres pour un kilo de chou, 287 litres pour un kilo de pommes de terre et 353 litres pour le même poids de concombres ».

On sait aussi qu’il existe un lien entre maladies cardiovasculaires, cancer colorectal et diabète de type 2 et consommation de viande (et encore plus de viandes transformées, genre charcuterie ou plats cuisinés industriels). L’OMS alerte aussi sur les antibiorésistances et autres risques de maladies zoonotiques » induits par l’élevage industriel. Les trois quarts des antibiotiques produits dans le monde sont administrés aux animaux d ‘élevage, tandis que les épidémiologistes sont tous d’accord pour dire que « les grands élevages intensifs sont des bombes à retardement pour la transmission de zoonoses aux humains ». Fermez le ban.

Mais. Une fois mal digérée cette batterie de chiffres, que penser (pour quoi faire) ? C’est ici qu’intervient le veganwashing. Il nous propose diverses solutions, dont toutes ont en commun de ne pas remettre en cause le productivisme engendré par la quête du profit (d’autres diront : la circulation accélérée du capital) et les structures de domination de classe, de genre, de race. Ces solutions ne sont jamais collectives (sociales) mais bien individuelles : à chacun·e de faire un effort, et tout ira mieux dans le brave new world. Consommer c’est voter, nous dit-on : ça s’appelle buycott (terme forgé à partir de boycott). Donc cessez d’acheter de de la viande, ou plutôt, mieux encore, achetez de la « viande de culture », que commencent à produire plusieurs firmes agro-industrielles multinationales… Au pire devenez « flexitarien », c’est-à-dire renommez le régime alimentaire que vous suivez déjà, avec une part « raisonnable » de viande ou autres produits à base d’animaux morts et hop ! plus de problème… Bref, ce n’est pas gagné.

Bien sûr, il est compliqué d’aborder ces questions sereinement dans le contexte actuel de désastre in progress. Pourtant, on n’en sortira pas sans tenter de nommer les choses et de porter un regard lucide sur les rapports de force. C’est pourquoi le chapitre 2 de Veganwashing : « Naissance d’un concept », est particulièrement intéressant. Il commence par retracer la genèse du concept de greenwashing, qui a servi de matrice, en quelque sorte, à ceux qui ont suivi – bluewashing, purplewashing, pinkwashing et veganwashing.

En 1986, un militant nommé Jay Westerveld utilise pour la première fois le terme « greenwashing » pour critiquer les hôteliers qui se donnent bonne conscience en demandant aux clients d’accrocher les serviettes qu’ils comptent réutiliser et de laisser par terre celles qui doivent être lavées. L’expression est popularisée par Greenpeace en 1992, en amont du sommet de la Terre de Rio de Janeiro, dans un Guide du greenwashing qui dénonce l’intrusion des multinationales dans cette rencontre. L’avantage de l’anglicisme greenwashing […] est qu’il rappelle le brainwashing (lavage de cerveau) et ainsi la manipulation sournoise inhérente au procédé.

Les multinationales, donc, cherchant à se verdir. Mais, poursuit Segal, « l’accusation de greenwashing peut également être portée contre des États […] Le cas d’Israël est emblématique […] » Il cite ainsi le « quotidien de centre gauche Haaretz » qui, en juillet 2022, a consacré un article au « joli visage du greenwashing du Fonds national juif (FNJ) », lequel venait de lancer une campagne « contre le réchauffement climatique ». Or il faut savoir que le FNJ, « dont l’appellation en hébreu signifie “fonds pour la création d’Israël” » est un outil de colonisation qui date de la création de l’État. Voici ce qu’en dit l’historien Ilan Pappé dans son ouvrage Le Nettoyage ethnique de la Palestine[3] :

En tant que propriétaire global des terres au côté d’autres administrations qui possédaient des terres publiques en Israël, comme l’Autorité foncière israélienne, l’armée et l’État, le Fonds national juif a aussi participé à la création de nouvelles implantations juives sur les terres des villages palestiniens détruits.

Pappé décrit ensuite la manière dont ces lieux ont été renommés, en sorte d’effacer complètement les traces des précédents habitants. Le FNJ ne s’en est pas tenu là. Il a continué jusqu’à aujourd’hui à confisquer des terres et, aussi, à les reboiser avec des essences européennes, histoire de bien montrer à qui appartient le pays, et aussi d’enterrer sous les forêts dont il s’enorgueillit la mémoire des anciens villages palestiniens – et bien sûr, de supprimer la possibilité même d’un retour des expulsés. Aujourd’hui, Le FNJ possède 13% du territoire national. Greenwashing : sous la direction éclairée du FNJ, en 2007 le pays avait ainsi déjà créé 69 parcs nationaux et 190 réserves naturelles (Jérôme Segal précise que le nombre de ces dernières avait doublé en seulement huit ans).

Le « bluewashing », poursuit Segal, « désigne le fait de participer à des manifestations placées sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (l’ONU, dont le drapeau est bleu) pour s’arroger les valeurs positives qui y sont associées et ainsi redorer son image ». On imagine qu’au vu de ce qui s’est passé à Gaza, le bluewashing d’Israël a dû en prendre un coup.

Le « purplewashing », quant à lui, « consiste à tenir un discours qui pourrait être qualifié de féministe », par exemple en mettant l’accent sur le fait qu’en Israël, les femmes aussi font le service militaire… Drôle de féminisme que celui-là, mais on sait que certaines, par chez nous, s’en contentent.

Je ne reviens pas sur le pinkwashing, bien démonté par Jean Stern et auquel j’ai déjà fait allusion. Fort de ces expériences, Israël s’est lancé dans le veganwashing. Jérôme Segal qualifie même cette instrumentalisation du véganisme de « cas d’école ». Le gouvernement israélien a ainsi lancé « une véritable campagne de propagande pour célébrer la diffusion du véganisme dans le pays ». Extrait d’une vidéo publiée le 1er novembre 2019 (soit quelques mois après l’opération « Plomb durci », qui avait fait plus d’un millier de morts à Gaza) sur les réseaux sociaux :

Aujourd’hui, c’est la journée mondiale du véganisme. Je vais vous montrer l’armée la plus végane du monde. Dans l’armée israélienne, il y a plus de 10 000 soldats véganes. Cela représente un soldat sur 18 ! Chaque soldat a la liberté de choisir des bottes véganes plutôt que d’autres, des bérets véganes plutôt que d’autres, et des options alimentaires végétaliennes pour chaque repas. Voici Miri [il présente une soldate].

Bonjour, je m’appelle Miri et je suis végane depuis cinq ans. Lorsque j’ai rejoint les Forces de défense israéliennes, je savais qu’il était important pour moi de conserver un mode de vie végane. Venez avec moi, je vais vous monter ce qu’il y a pour le déjeuner. Nous avons des salades, du riz, des lentilles et même un sauté de légumes ! Pour moi, être végane est une question de santé et de droits des animaux, et je suis fière de pouvoir continuer à faire ma part pour les hommes et les animaux. Bonne journée mondiale du véganisme !

Jérôme Segal donne encore pas mal de détails sur l’encouragement du véganisme par le discours officiel israélien. Pourtant, l’image des rapports aux animaux dessinée par les dirigeants israéliens n’est pas toujours aussi irénique. Chacun·e se rappellera des déclarations du ministre de la Défense Yoav Gallant, peu après le 7 octobre 2023 :

J’ai ordonné un siège complet de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.

Il y a eu bien d’autres déclarations animalisant les Palestiniens (comme les nazis, qui animalisaient les juifs en les traitant de poux, de vermine, etc., et tous les colonisateurs, qui ont toujours animalisé les colonisés), par exemple celle-ci, d’Ayelet Shaked, qui venait d’être nommée ministre de la Justice par Netanyaou en 2015 :

Derrière chaque terroriste se trouvent des dizaines d’hommes et de femmes sans lesquels il ne pourrait pas s’engager dans le terrorisme. […] Ils sont tous des combattants ennemis, et le sang sera sur toutes leurs têtes. Cela inclut également les mères des martyrs, qui les envoient en enfer avec des fleurs et des baisers. Elles devraient suivre leurs fils, rien ne serait plus juste. Elles doivent partir, tout comme les foyers dans lesquels elles ont élevé les serpents. Sinon, d’autres petits serpents y seront élevés.

Il y a encore pas mal de choses intéressantes dans ce livre. Il est vrai que je n’en ai pas retenu l’aspect le plus, disons… optimiste. Tout de même, et pour être honnête, je dois ajouter qu’il a la vertu de bien exposer les enjeux du véganisme et ainsi de nous pousser à réfléchir. La conclusion est titrée : « Du veganwashing à l’utopie végane ? » Même si le point d’interrogation s’impose, c’est bien dans cette direction qu’il faut penser. Et c’est pourquoi il faut lire ce livre percutant et stimulant.

Le 22 septembre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Sauf autre précision, toutes les citations sont issues de Veganwashing.

[2] The Vegan News, premier numéro, novembre 1944, cité par Jérôme Segal.

[3] Réédité par La Fabrique fin 2023. J’en ai rendu compte ici.

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