Gilles Deleuze et Félix Guattari. Une philosophie des devenirs révolutionnaires

Igor Krtolica, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Une philosophie des devenirs révolutionnaires, Éditions Amsterdam, 2024

« On pourrait simplement dire ceci. Deleuze et Guattari se sont rencontrés après Mai 68 et ils ont écrit en vingt ans une œuvre de philosophie politique qui n’a guère d’équivalent depuis Marx et Engels. Parce que cette œuvre est une analyse en prise étroite sur la conjoncture, mesurant l’importance des nouvelles subjectivités qui émergent après-guerre, des mouvements révolutionnaires qu’elles forment à la fin des années 1960 et des réactions contre-révolutionnaires qui les répriment. Mais aussi parce que cette œuvre est une philosophie qui a une prétention universelle, dont les concepts remplissent une fonction inactuelle, celle de saisir dans chaque présent historique ce qui recèle une puissance d’avenir et de devenir. »

 Ce sont les premières lignes de l’excellent petit bouquin d’Igor Krtolica[1]. Excellent en ce qu’il synthétise très bien, et sait mettre à la portée de tout un chacun[2] l’essentiel des résultats de la collaboration si féconde entre Deleuze et Guattari. Ils ont écrit quatre livres ensemble : les deux volumes de Capitalisme et Schizophrénie : L’Anti-Œdipe (1972, rééd. 1973) et Mille Plateaux (1980), Kafka. Pour une littérature mineure (1975) et Qu’est-ce que la philosophie ? (1991)[3]. L’auteur s’appuie également sur les œuvres de Deleuze seul « en lien avec Guattari », et vice versa, listées dans une brève bibliographie commentée en fin d’ouvrage.

Cette œuvre commune, dit-il dans son introduction, n’aurait sans doute pas été possible si tous deux n’avaient pas vécu Mai 68 comme un événement décisif, et n’avaient conçu l’activité philosophique comme une clinique. La clinique désigne la médecine qui se fait au chevet du malade. Elle est un art qui consiste moins en l’application de règles scientifiques générales qu’en une analyse de symptômes chaque fois singuliers. On peut en distinguer trois aspects complémentaires : le diagnostic (repérage des symptômes), le pronostic (estimation des évolutions possibles) et la cure (thérapie visant la guérison et la plus grande santé possible). La philosophie de Deleuze et Guattari se présente comme une clinique universelle des devenirs, attentive à la vitalité et aux devenirs singuliers d’un groupe, d’une société, d’un individu ou d’un événement, aux symptômes de maladie comme aux signes de santé, avec une vigilance particulière pour ces moments critiques où les choses risquent de mal tourner.

En l’occurrence, le diagnostic porte sur la « suite de Mai » – c’est ainsi que Guattari présentait L’Anti-Œdipe. Il comporte deux aspects. Tout d’abord l’émergence de « nouvelles subjectivités » : la classe ouvrière n’est plus le « sujet de l’histoire », « désormais irrémédiablement fragmenté en un archipel de “minorités actives” : étudiants, ouvriers, femmes, paysans, immigrés, colonisés, prisonniers, etc. » D’où la remise en cause du modèle léniniste d’organisation centralisée et hiérarchisée. Cependant, le mouvement de Mai 68 a échoué à construire une nouvelle « machine révolutionnaire » qui aurait pu mettre en lien ses composantes « sociales » (mouvement ouvrier) et « désirantes » (étudiants)[4].

Dès lors, le pronostic quant à l’évolution de la situation est ambivalent.

D’une part, Deleuze et Guattari estiment dès 1972 que, depuis la Libération et sa « mythologie conjuratoire du fascisme », et a fortiori après cette « révolution avortée que fut Mai 68 », l’évolution de la situation à l’échelle nationale comme internationale laisse craindre l’émergence d’un « fascisme nouvelle mouture, à vous faire regretter celui du bon vieux temps », c’est-à-dire d’une nouvelle forme de détournement du désir révolutionnaire des masses au profit d’une machine sociale autoritaire. La contre-révolution mondiale amorcée en 1973 ne fera qu’aggraver cette crainte.

Au moment où j’écris, difficile de ne pas penser à la situation actuelle…

Pour autant, Deleuze et Guattari estiment que tout n’est pas joué. Car d’autre part, si Mai 68 n’a pas débouché sur la transformation sociale espérée, la micro-rupture initiée par l’événement se poursuit encore « sous forme d’infiltration dans toutes sortes de milieux ». En témoignent la permanence et la vitalité des mouvements minoritaires, d’organisations politiques révolutionnaires, de mouvements intellectuels, artistiques et littéraires, qui attestent l’irréductibilité et l’inventivité des modes de résistance aux nouvelles formes de répression.

Même remarque.

Je ne vais pas m’aventurer ici à présenter les différents concepts inventés et mis en œuvre par Deleuze et Guattari dans leur œuvre foisonnante. J’ai plutôt envie de sauter directement au quatrième et dernier chapitre de ce livre : « Micropolitique minoritaire et créations de la pensée ». L’auteur y revient d’abord sur une certaine lecture de leur œuvre qui faisait son miel, entre autres, des créations d’écrivains (que l’on songe à Kafka), d’artistes et de philosophes. Cela a pu accréditer l’idée, écrit Krtolica, que leur pensée politique « relevait d’une “critique artiste” luttant contre l’aliénation de la subjectivité plutôt que d’une critique sociale” dirigée contre l’exploitation économique des travailleurs ».

En réalité, au lieu d’opposer critique artiste et critique sociale, on distinguera plutôt deux stratégies d’émancipation, deux manières distinctes de sortir de l’état de minorité : la conquête de la majorité et les devenirs-minoritaires. Suivant la stratégie majoritaire, qui a prévalu dans l’histoire des théories de l’émancipation depuis les Lumières, il s’agit pour les minorités de « conquérir la majorité », tantôt en s’emparant du pouvoir au moyen d’un parti organisé sur le modèle de l’appareil d’État, tantôt en formant un bloc hégémonique où s’articulent et s’allient différentes composantes de la société civile, tantôt en obtenant des formes de représentation institutionnelles et de reconnaissance symbolique. Suivant la stratégie minoritaire, en revanche, typique de la politique deleuzo-guattarienne, la sortie hors de l’état de minorité implique un devenir-minoritaire, c’est-à-dire des modes d’individuation non personnelle et de subjectivation collective qui excèdent les mécanismes de la domination, et dont la connexion échappe à la forme de l’État-nation moderne (machine de guerre révolutionnaire).

Alors évidemment, ces jours-ci, nous nous trouvons quelque peu « pris en otages[5] » par la voie « majoritaire »… On se sent obligé (du moins c’est mon cas) d’aller moutonner aux urnes, ne serait-ce que pour éviter que les « minorités » justement (avant tout les minorités « visibles », mais pas seulement), ne soient encore plus exposées à la violence de la police et à l’arbitraire de l’institution judiciaire. Cela dit on sait bien que, même si cette « stratégie[6] » électoraliste réussit ce qu’elle peut, soit empêcher la prise du pouvoir exécutif par qui vous savez, nous n’en serons guère plus avancés pour autant. On entend ici et là des références au premier Front populaire et au fait que ce furent les mobilisations de masse (grèves) qui arrachèrent quelques conquêtes sociales importantes (non des moindres, hein : congés payés, semaine de 40 heures, conventions collectives, etc.). Ainsi faudrait-il se préparer à des luttes dont la pression pourrait assurer une sorte de « minimum syndical » de réformes sociales en cas de victoire du Nouveau Front populaire. Hum… Je suis sceptique (même si je trouverais ça chouette qu’on reparte dans un cycle de grèves de masses, de manifs, etc.). Mais quoi qu’il en soit, cela n’évacue pas la question des « devenirs-minoritaires ». Toujours aussi pertinente (et l’on ne remerciera jamais assez Deleuze et Guattari de l’avoir énoncée), il me semble qu’elle ne se pose plus tout à fait de la même manière aujourd’hui qu’au moment de sa formulation (les années 1970). Plus précisément, elle ne se pose plus dans le même contexte. Pour ne m’en tenir qu’à un seul paramètre, celui du changement climatique, quel devenir-minoritaire défendre à l’heure des sécheresses à répétition interrompues par des épisodes d’inondations catastrophiques ? J’avoue que je me sens un peu perdu face à cette question[7], et j’imagine ne pas être le seul.

Cela dit, pour ne pas terminer sur cette note un peu pessimiste, et pour vous inciter à lire ce petit bouquin[8] qui, personnellement, m’a plutôt remonté le moral (et c’est bien, par les temps qui courent) et donné envie de retourner aux textes dont il parle, je lui emprunte sa conclusion, comme je lui ai emprunté son introduction tout à l’heure.

Au-delà de Mai 68 et de ses suites, la distinction entre l’avenir des révolutions dans l’histoire et le devenir-révolutionnaire des gens, entre la manière dont une révolution s’actualise et retombe dans l’histoire et le devenir-autre qu’elle constitue en elle-même et indépendamment de ses suites, est donc également décisive pour lutter contre tous les pouvoirs qui empêchent les gens de devenir révolutionnaires, d’inventer des modes d’existence qui luttent contre les possibilités de vie qui leur sont faites. La philosophie doit y prendre sa part, puisqu’elle « n’a pas pour objet de contempler l’éternel, ni de réfléchir l’histoire, mais de diagnostiquer nos devenirs actuels. » Et si la philosophie de Deleuze et Guattari constitue elle-même une médecine de la civilisation, une clinique universelle des devenirs ou une clinique de la terre, c’est que leur œuvre commune n’a pas eu au fond d’autre fonction que de contribuer à faire lever les devenirs, à accompagner les soulèvements de la terre, afin d’y conquérir collectivement la plus grande santé possible.

Le 23 juin 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Igor Krtolica est maître de conférences en philosophie à l’université Picardie Jules Verne et directeur de programme au Collège international de philosophie. Il a déjà publié en 2015 un « Que sais-je ? » sur Deleuze. Ce livre-ci s’inscrit dans la collection L’Émancipation en question des éditions Amsterdam, qui propose des ouvrages d’introduction à des philosophes – déjà parus, des livres sur Judith Butler, W.E.B. Du Bois, Antonio Negri et Adorno.

[2] C’est-à-dire moi aussi, quelque peu béotien en ces matières…

[3] Tous aux Éditions de Minuit.

[4] Je résume, évidemment… Il faudrait ajouter tous les mouvements de « minorités » qui se sont développés dans l’après-Mai, entre autres le féminisme, , l’écologie, les luttes homosexuelles, celles des paysans, des immigrés, des prisonniers, etc.

[5] Avec des guillemets tant je déteste cette expression généralement employée par des gens qui ne sont pas nos amis, pour dire le moins.

[6] Encore des guillemets, décidément… Car il ne s’agit évidemment pas d’une stratégie, juste d’un pis-aller.

[7] Cela même si, bien sûr, j’admire et soutiens l’action des Soulèvements de la terre – dont j’ai l’impression qu’elle allie une stratégie « majoritaire » (obtenir des changements de politiques publiques) et devenirs-minoritaires (des activistes, ou du moins d’une partie d’entre elleux).

[8] « Petit bouquin » : ce n’est pas péjoratif de ma part, bien au contraire. Je suis plutôt admiratif de la manière dont l’auteur parvient à présenter la philosophie et la politique deleuzo-guattariennes de manière si claire et concise (140 pages petit format), et ce alors même que l’on ne peut pas dire que L’Anti-Œdipe, Mille Plateaux ou Qu’est-ce que la philosophie soient des ouvrages « faciles » à lire (Kafka, je ne sais pas, je n’ai encore jamais mis le nez dedans).

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