Devenir animal. Une cosmologie terrestre

David Abram, Devenir animal. Une cosmologie terrestre, traduction de l’anglais (États-Unis) et postface de Stefan Kristensen, Éditions Dehors, 2024 [2010].

Le 12 avril dernier, David Abram était l’invité de l’émission « Avec philosophie » sur France Culture. L’animatrice Géraldine Muhlmann avait également convié Pierre Guenancia, philosophe français spécialiste (entre autres) de Descartes, chargé de porter la contradiction au philosophe américain, et Anne Simon, chercheuse en littérature et philosophie, et spécialisée (entre autres également) sur la « zoopoétique » – et chargée de « défendre » les thèses de David Abram. Personnellement, j’ai trouvé cette émission assez consternante, car Pierre Guenancia, soutenu en cela par Géraldine Mulhmann, s’y est contenté d’une profession de foi cartésienne « primaire », si j’ose dire – comme on disait à l’époque « anticommunisme primaire » – repoussant en bloc toutes les hypothèses de David Abram en les taxant d’anthropomorphisme. L’entreprise de celui-ci n’est certes pas simple, en ce qu’elle remet en cause la toute-puissance signifiante du langage humain et l’unicité du sujet cartésien, justement. Mais c’est un philosophe suffisamment original et, de plus, rare (par le rythme de de ses publications, et donc de ses apparitions sur la scène médiatique hexagonale), pour mériter qu’on lui consacre un peu plus de temps afin d’exposer ses idées. Au lieu de quoi, cette émission avait tout l’air d’un traquenard[1].

En effet, sans être quelque peu prévenu, par exemple sans avoir lu le livre précédent de David Abram[2], dont la traduction française a paru en 2013 à La Découverte, on pouvait sortir de cette écoute avec la conviction qu’il s’agissait d’un type un peu perché avançant des hypothèses sur la base d’une vie de voyages auprès de peuples indigènes et d’échanges avec des magiciens, chamanes, guérisseurs, sans solide étai philosophique. Ainsi, par exemple, était donné vers la fin de l’émission, donc sans qu’il soit vraiment possible d’y revenir longuement, un extrait du livre traitant d’une métamorphose d’un chamane népalais en corbeau, à laquelle avait assisté le philosophe, extrait qui laissait planer le doute sur le fait qu’il avait été victime, ou non, d’une hallucination. Comme ça, ça paraissait bien barré. De fait, un chapitre entier du livre[3] est consacré au séjour de son auteur auprès de ce magicien, Sonam, quelque part dans les montagnes de l’Himalaya, et je défie quiconque voudra bien le lire de bonne foi de ne pas être troublé par ce qu’il rapporte… Mais finalement, cette émission était tout de même instructive en ce qu’elle démontrait – par l’absurde – ce que dit David Abram, soit : que les hommes « civilisés » que nous sommes se sont abstraits dès longtemps de la terre et de ses racontars – ne prenez pas ce terme au sens péjoratif, je l’utilise à dessein. Pour le dire avec les mots d’Isabelle Stengers et Didier Demorcy :

Pour David Abram, quelque chose s’est bel et bien produit, une mutation dans l’écologie de la perception et du langage, une mutation qui nous a progressivement engagés dans ce qu’on peut bien appeler une « monoculture » – une culture pour laquelle seule la subjectivité humaine compte, livrant « tout le reste » à des savoirs réputés objectifs, traquant toutes formes de participation réciproque comme manifestations d’« anthropomorphisme ».

Mais comment faire pour sortir de ce piège de la « monoculture » ? Voici ce qu’en dit (entre autres), dans sa postface à ce nouveau livre, Stefan Kristensen, auteur de la traduction (magnifique, il faut le souligner) :

Sous la notion très merleau-pontienne de réciprocité, [David Abram] propose un certain nombre de descriptions des différentes manières dont le monde sensible nous met en mouvement : marcher à pieds nus pour faire l’expérience du contact intime du corps et de la terre, la sensation de l’air pour faire l’expérience de la forme de notre corps, les odeurs qui flottent et le moustique qui pique et suce mon sang. Tout cela indique que ma perception du monde sensible est une ouverture à ses sollicitations, et non pas une identification d’objets existants indépendamment : « Lorsque nous parlons sans recul de la nature matérielle comme d’un ensemble d’objets inertes, ou encore comme un faisceau de processus déterminés et mécaniques, nous bloquons notre interaction perceptive avec nos alentours. » [citation extraite du livre, p. 75] La démonstration d’Abram, qui rejoint […] les conceptions indigènes, consiste à montrer que toute forme d’objectivation au sens d’une conversion du perçu en objet inerte et déterminé (toute forme de positivisme si l’on veut) revient à une trahison de la manière dont le monde se présente à nous en vérité. Ainsi, si l’on cherche à connaître le monde tel qu’il est, il est nécessaire de préserver le caractère vivant et agissant des choses elles-mêmes.

Dans Devenir animal, David Abram reprend les thèses déjà exposées dans Comment la terre s’est tue mais, dirais-je, d’une façon plus incarnée (à travers ses propres expériences) et poétique – ce qui ne l’empêche pas de poursuivre également ses développements philosophiques, ici essentiellement basés sur Spinoza et Merleau-Ponty. Pour aller très vite (une fois de plus, je rappelle qu’une note de lecture – enfin, telle que je la conçois – n’est pas là pour montrer à quel point je suis intelligent et ai tout compris mieux que l’auteur, ce qui est bien loin d’être le cas, mais plutôt d’attirer l’attention de qui la lira, de l’intriguer suffisamment lui donner envie d’aller directement au texte – c’est pourquoi, la plupart du temps, je n’écris pas de recension de livres que je n’ai pas aimés, ou dont j’ai l’impression de n’avoir rien compris…) pour aller vite, donc, je dirai que de Spinoza, Abram retient essentiellement son deus sive natura, soit « dieu ou la nature » – le « ou » marquant ici l’équivalence des deux termes – on traduirait mieux, peut-être par « dieu, c’est-à-dire la nature ». Ce qui suggère qu’il y a du divin partout et en tout ou, dit autrement, que tout est « animé » – tout ce qui est vivant comme toutes les choses – montagnes, rivières, vagues de la mer… – généralement considérées comme objets « inertes » par notre regard occidental. À la suite de Spinoza (et donc contre Descartes), Abram considère qu’il n’y a pas de séparation entre « esprit » et « matière », mais qu’il y a une seule substance qui se décline sous une infinité de modes[4]. Il s’agit donc d’un matérialisme, comment dire, « spirituel » ? Ce que les anthropologues qualifient d’« animisme ». De Merleau-Ponty, Abram reprend ce qui est, je dirais, un corollaire obligé de la conception spinoziste du monde résumée ci-dessus, soit que l’on ne peut pas séparer sujet et objet de la perception (Spinoza d’ailleurs refusait les conceptions de l’homme comme « empire dans l’empire », un sujet séparé du monde qui l’englobe). Nous sommes faits de la même chair que le monde dont nous participons (verbe très important dans cette conception du monde) et quand je regarde la montagne, elle me « regarde » aussi… je vais donner ici une citation un peu plus longue de l’introduction du livre (de ses premiers mots, en fait), introduction autrement appelée : « Entre le corps et la terre vivante ».

Admettre qu’on est un animal, une créature de terre. Ajuster ses sens animaux au terrain sensible : mêler sa peau à la surface de la rivière ridée par la pluie, ses oreilles au tonnerre et au bruit sourd des grenouilles et ses yeux au ciel en fusion. Sentir les pulsations polyrythmiques de ce lieu – de cette immense étendue d’eau et de pierre exposée à tous les vents. Cet être contrarié dont la chair nous enveloppe.

Devenir terre. Devenir animal. Devenir, de cette manière, pleinement humain.

Ce livre raconte comment devenir un animal bipède, faisant partie intégrante du monde animé dont la vie enfle en nous et se déploie tout autour de nous. Il cherche une nouvelle façon de parler, une langue qui met en acte notre être-en-commun avec la terre plutôt que de nous aveugler à son égard. Un langage qui suscite une nouvelle humilité en relation avec les autres êtres nés de la terre, araignées, affleurements d’obsidienne, branches d’épicéas courbées sous le poids de la neige. Un style de parole qui ouvre nos sens au sensible dans toute son étrangeté multiforme.

Les chapitres qui suivent s’efforcent de discerner et peut-être de pratiquer une sorte de pensée curieuse, une manière attentive de réfléchir qui nous rattache toujours plus profondément à son épaisseur. Une pensée mise en œuvre autant par le corps que par l’esprit, façonnée par l’air humide, le sol et la qualité de notre respiration, par l’intensité de notre contact avec les autres corps qui nous entourent.

Pourtant, les mots ne sont-ils pas des artéfacts humains ? Sans doute, parler, ou penser avec des mots, n’implique-t-il pas de s’écarter de la présence du monde et de s’isoler dans une sphère de réflexion purement humaine ? Tel a été, précisément, le préjugé de notre civilisation. Mais qu’en serait-il si la parole signifiante n’était pas une propriété exclusivement humaine. Et si la langue que nous parlons aujourd’hui était née en réponse à un monde animé, expressif – une réponse bégayante non seulement aux membres de notre propre espèce, mais aussi à un cosmos énigmatique qui nous parlait déjà dans une myriade de langues ? Et si la pensée n’était pas née dans le crâne humain ? Et si elle était une créativité du corps comme totalité, émergeant spontanément du glissement entre un organisme et le terrain vallonné qu’il parcourt ? Et si la curieuse courbe de la pensée était engendrée par le désir et la tension difficiles entre notre chair et la chair de la terre ?

On peut répondre à ces questions par une autre question : comment se fait-il que nous en soyons là, à nous poser ces questions ? Si David Abram revient dans ce livre au processus qui nous a amenés à nous couper du monde, à nous recroqueviller dans une sorte d’autisme spécifique qui se veut infiniment supérieur aux « autres » que nous reléguons dans un arrière-monde sans âme, il s’était déjà appliqué à le décrire dans son précédent opus. En gros, ce processus a suivi deux voies principales, dont la caractéristique commune est l’abstraction. Abstraction du langage, qui a évolué, avec sa mise en écriture, depuis des formes analogiques – des pictogrammes ou des idéogrammes qui s’inspiraient de formes existantes dans le monde (silhouettes stylisées, formes d’animaux, etc.) – vers des formes quasi numériques avec l’invention de l’alphabet. Puis les monothéismes, qui ont déplacé la divinité de la terre et de tous ses aspects (vivants et autres), avec lesquels échangent les animismes, vers un ciel théorique peu enclin à considérer la diversité mondaine comme source de l’éthique. On voit bien ce que cela a donné.

À première vue, il pourrait sembler étrange, voir douteux, de suivre Abram dans ses expériences de reconnexion « avec la communauté plus large, plus-qu’humaine, qui entoure et nourrit l’agitation humaine ». Alors que nous en sommes, en France, à nous mobiliser contre l’arrivée au pouvoir d’un parti néofasciste, et depuis des semaines et des mois, à essayer de manifester notre solidarité avec les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, n’aurions-nous pas affaire ici à une énième proposition de « développement personnel », de fuite devant nos responsabilités politiques et sociales ? On aura bien compris que ce n’est pas mon avis. Mais Abram le dit mieux que je ne saurais le faire :

S’éveiller à une citoyenneté dans cette communauté plus large implique […] des répercussions réelles sur les relations entre nous, humains. Cela entraîne des conséquences substantielles sur la manière dont une véritable démocratie se forme – sur la façon dont notre corps politique respire.

Pourquoi alors consacrer si peu de place dans [c]es pages […] aux sphères sociales et politiques ? Parce qu’il est nécessaire d’effectuer (au moins de l’initier et de l’entamer) un travail de réhabilitation avant que ces sphères puissent être à nouveau dévoilées, et ce livre est engagé dans un tel travail.

Même s’il précise ensuite que les engagements pour la justice et « le travail souvent exaspérant de la politique » composent « une part vitale » de sa propre pratique, il ajoute qu’ils ne constituent pas le thème central de son livre. Je persiste à penser qu’on aurait tort de s’en désintéresser au nom de questions ou de problèmes plus « urgents ». Car ce qu’il explore ici nous donne des clés, non seulement pour comprendre comment nous en sommes arrivés à de pareils désastres sociaux, écologiques et politiques, mais aussi pour nous frayer des issues de secours non pas individuelles – même si cela passe aussi par des pratiques individuelles – mais collectives.

Comment la terre s’est tue était déjà un très beau livre qui, je crois, a marqué durablement celles et ceux qui l’ont lu. À mon sens, Devenir animal[5] est encore plus réussi, parce qu’il combine harmonieusement une expérience personnelle tissée, précisément, de réelles expériences de rencontres et de pensée et une méditation philosophique tout à fait accessible aux non-spécialistes dans mon genre. Et, ce qui ne gâte rien, il est superbement écrit et plein de poésie. À ce propos, et comme je l’ai déjà dit dans une parenthèse, il faut vraiment féliciter le traducteur – et remercier les éditions Dehors pour ce beau livre.

franz himmelbauer pour Antiopées, le 16 juin 2024.

 

[1] On peut l’écouter sur le site de France Culture.

[2] Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens. Traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Didier Demorcy et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2013 [1996].

[3] Chapitre « Métamorphose. (Magie II) », p. 227-253.

[4] Voir là-dessus Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Les Éditions de Minuit, 1968.

[5] Je reproduis ici une note de bas de page de David Abram consacrée à ce titre : « L’expression qui donne son titre à ce livre, “devenir animal”, comporte plusieurs significations possibles. Dans cet ouvrage, elle concerne avant tout le fait de devenir plus profondément humain en reconnaissant, en affirmant et en faisant grandir notre animalité. D’autres significations apparaîtront progressivement à différents lecteurs. L’expression est parfois associée aux écrits du philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995) et de son collaborateur, le psychanalyste Félix Guattari (1930-1992). À l’instar de beaucoup d’autres philosophes, j’ai eu un grand plaisir à fréquenter les écrits infiniment féconds de Deleuze, qui débordent de trajectoires de pensée inédites. Nous partageons plusieurs buts, y compris un souhait de rompre avec un certain nombre de présuppositions tacites qui structurent une part importante de la pensée contemporaine, ainsi qu’une adhésion à une sorte d’immanence radicale – voire à un matérialisme (ou ce que j’appellerais un “matière-réalisme”), dans une acception complètement remaniée de ce terme. Mon travail comporte aussi, comme le sien, une résistance résolue à l’égard de ce qui entrave inutilement la créativité désirante de la matière. Cependant, malgré ces quelques visées communes, nos stratégies diffèrent drastiquement. (Tel de mes détours dans l’arrière-pays croisera l’une des lignes de fuite deleuziennes, mais nos trajectoires improvisées sont rarement, sinon jamais, parallèles.) En tant que phénoménologue, je suis bien trop embarqué dans l’expérience vécue – dans la rencontre sentie de notre corps sensible et de la terre animée – pour convenir à son goût philosophique. En tant que métaphysicien, Deleuze est bien trop enclin à la production de concepts abstraits pour convenir au mien. En choisissant pour mon titre une expression parfois associée aux écrits de Deleuze, je rends cependant hommage à la créativité bourgeonnante de son œuvre tout en espérant ouvrir cette expression à de nouvelles significations et associations. » (p. 23)

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