L’ombre de la traite atlantique

M’hamed Oualdi, L’Esclavage dans les mondes musulmans. Des premières traites aux traumatismes, Éditions Amsterdam, 2024

Voici un livre qui tombe à pic dans mon programme de lecture, puisque je viens juste de traiter de Capital et race, de Sylvie Laurent, lequel démontre par A + B la responsabilité de la dite accumulation primitive du capital dans la création de la « race », à travers, d’une part, l’invention de la plantation comme modèle de surexploitation des humain·e·s de couleur par les Blancs, et, d’autre part, la traite négrière transatlantique[1]. Qu’en est-il alors des autres filières de traite, particulièrement de celles des mondes musulmans ?

Le sujet est réputé « tabou » dans les pays arabes et musulmans. Ce cliché a encore été renforcé récemment lorsque la chaîne de télévision qatarie al-Jazeera choisit, en 2018, de diffuser les Routes de l’esclavage, documentaire produit par Arte, mais… amputé de son premier volet. Celui-ci, intitulé « Derrière le Sahara de 437 à 1375 », « expliquait notamment les débuts de la traite transsaharienne et de l’esclavage dans les mondes musulmans », rappelle M’hamed Oualdi. Gêne et censure entourent la question, pour une raison simple à comprendre, poursuit-il :

Derrière cette gêne et cette censure se cachent […] de nombreuses séquelles et de multiples traumas de l’esclavage, que ces sociétés ont encore du mal à affronter : la difficulté, pour certains, à reconnaître des pratiques d’esclavage dans les demeures de leurs ancêtres, ou à admettre que ces ancêtres furent des esclaves ; et, surtout, parmi les effets les plus importants de cette longue histoire de l’esclavage, le problème majeur du racisme anti-noir, dirigé aussi bien contre les citoyens noirs des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord que contre des migrants qui viennent d’autres régions du continent africain et qui transitent par la Méditerranée pour se rendre en Europe. (Introduction, p. 14)

Ce qui ne l’empêche pas de nous mettre en garde contre le cliché du tabou « entretenu[2] » dans les pays concernés autour de l’esclavage. En réalité, il existe de nombreuses recherches, études de sciences humaines et aussi nombre de publications de fictions autour de la question dans ces pays. Mais :

Répéter et imposer le lieu commun du silence et du tabou, c’est faire de ces sociétés, encore et toujours, des spectatrices apathiques se complaisant dans l’ignorance, qu’il faudrait sauver d’elles-mêmes et sans cesse civiliser. […] Comme si ces sociétés attendaient leurs sauveurs, des justiciers et des justicières venus d’Europe et d’Amérique du Nord, pour révéler en pleine lumière ce qu’elles ne voudraient pas voir : leur long passé d’esclavage, le racisme anti-noir lié à ce passé… (Introduction, p 26-27)

À quoi j’ajouterais, pour ma part : comme si nos sociétés occidentales avaient elles-mêmes déjà réglé leur dette envers les descendants de leurs propres esclaves… Bien au contraire, c’est probablement pour escamoter cette dette, éviter toute remise en question autocritique et encore plus toute question de réparations qu’un certain nombre d’historiens et d’orientalistes conservateurs n’ont pas hésité à « comparer » la traite atlantique avec – au choix – une « traite arabo-musulmane », ou une « traite islamique », voire des « traites orientales ». Ce faisant, ils plaquent une vision monolithique issue de la traite atlantique sur une réalité bien plus diversifiée

de multiples traites régionales, des mouvements forcés et réguliers d’hommes, de femmes et d’enfants, et surtout ceux d’esclaves contraints de quitter des régions aussi diverses que l’Afrique subsaharienne, le sud de l’Europe ou le Caucase, pour être asservis en Afrique du Nord, au Proche-Orient et dans les régions musulmanes d’Asie durant les périodes médiévale et moderne, jusqu’au XIXe siècle (chap. 1, p. 35).

Bien sûr, certains historiens (occidentaux) ont cherché, probablement en toute bonne foi, à comparer l’ensemble de ce qu’ils nommaient les « traites orientales » à la traite atlantique, particulièrement du point de vue du nombre de personnes réduites en esclavage et vendues comme telles[3]. Mais, poursuit M’hamed Oualdi, cette comparaison pouvait

avoir, sous certaines plumes, une finalité plus idéologique : il fallait démontrer que les « Occidentaux » n’avaient pas été les seuls esclavagistes à l’époque moderne et que les « Orientaux » avaient aussi eu leur part de responsabilité dans l’asservissement et la vente de femmes et d’hommes africains, voire que les musulmans s’étaient montrés davantage coupables que les Européens en ce qui concerne les traites d’Africains (chap. 1, p. 36).

Le problème d’une telle comparaison est qu’elle se prête relativement facilement à ce type de récupération idéologique dans la mesure où elle donne l’image de deux phénomènes quasi identiques. M’hamed Oualdi cite quelques-unes de ces tentatives de récupération qui servent aujourd’hui encore de références à l’extrême droite et plus largement à la droite, voire à une grande partie de la gauche de gouvernement des pays occidentaux afin d’étayer leurs politiques islamophobes.

Voyons tout d’abord le cas de l’historien Robert C. Davis. Celui-ci publie la version originale (en anglais) d’Esclaves chrétiens, Maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Méditerranée (1500-1800) – titre de la traduction française de son livre[4] – « au lendemain des attentats terroristes du 11 septembre 2001 ». Le titre à lui seul, qui plus est dans une atmosphère d’islamophobie exacerbée, est assez explicite en lui-même. On comprend tout de suite qu’il s’agit de dénoncer une forme de racisme anti-blanc…

Robert C. Davis affirme, rapporte M’hamed Oualdi, que le sort des esclaves chrétiens au Maghreb aurait jusque-là [jusqu’à lui, of course] peu intéressé les historiens, notamment car les « courants de la pensée postcoloniale et postmoderne étaient en effet plus enclins à considérer, ne serait-ce qu’implicitement, ceux qui y furent esclaves comme des pré-impérialistes et leurs maîtres comme des proto-nationalistes » (chap. 1, p 71).

Jugeant que « l’esclavage dans le monde méditerranéen fut plus important que la traite transatlantique durant le XVIe siècle et une partie du XVIIe siècle », Davis

va même jusqu’à affirmer que l’esclavage transatlantique avait avant tout une visée « commerciale, non passionnelle », tandis que pour les « Barbaresques », existait toujours une « dimension de revanche, presque de jihad ». […]

Tout en niant la grande violence de la traite transatlantique, Robert C. Davis n’hésite pas, en dernier lieu, à chercher les racines de la violence totalitaire non pas dans son foyer d’origine en Europe, mais […] au Maghreb, dans les bagnes où étaient enfermés les captifs et les esclaves chrétiens. Il reprend les termes de Stephen Clissold, selon lequel la « vie de bagne » des esclaves chrétiens au Maghreb « tenait à la fois du camp de concentration nazi, de la prison pour dette anglaise et du camp de travail soviétique » (chap. 1, p. 72).

Excusez du peu… Voilà que ces maudits Arabes ont inventé tous les maux qui nous ont accablés ensuite. Retournement ahurissant. Comme le fait observer M’hamed Oualdi,

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’ouvrage de Robert C. Davis a été promu non seulement dans la presse conservatrice aux États-Unis et en France, mais aussi par des milieux d’extrême droite et des suprémacistes blancs à l’origine de fake news, de vidéos sensationnalistes et mensongères – dont l’une, intitulée « L’esclavage des Blancs : l’histoire taboue et oubliée enfin révélée », a été visionnée plus d’un demi-million de fois l’année de sa publication sur YouTube, en 2021 (chap. 1, p. 73).

Pourtant, certains auteurs vont encore plus loin que Davis. M’hamed Oualdi cite ainsi l’économiste Tidiane N’Diaye qui a publié en 2008, chez Gallimard s’il vous plaît, un ouvrage intitulé Le Génocide voilé[5]. Enquête historique.

[…] non seulement [il] reproche à ceux qu’il appelle les « Arabes » d’avoir fait le « malheur de l’Afrique » en aiguillant « le continent noir vers le patriarcat » et en y « généralisant la polygamie », mais il les accuse aussi d’avoir perpétré un « génocide ». [Ils] auraient selon lui castré « la plupart » des 9 millions de victimes de la traite saharienne […]. Cette « entreprise, ajoute-t-il, ne fut ni plus ni moins qu’un véritable génocide, programmé pour la disparition totale des Noirs du monde arabo-musulman, après qu’ils furent utilisés, usés, assassinés » (chap. 1, p. 73-74).

C’est évidemment faire bon marché des descendant·e·s de ces esclaves qui vivent aujourd’hui encore dans les pays de l’aire musulmane… Comme le dit Oualdi, « la grande violence des traites est incontestable, mais, pour parler de génocide, il faut des preuves étayées de sources précises ». Or, ce n’est absolument pas le cas dans ce livre qui se contente d’évoquer « des hypothèses, des récits de griots, des recoupements et des témoignages directs et indirects » – p. 74-75, les soulignements sont de l’auteur, qui ajoute :

Que les éditions Gallimard aient publié un texte dénué de tout appareil critique et de méthode scientifique en dit long sur un racisme savant et diffus qui peut prendre place dans les maisons d’édition française pourtant perçues comme des institutions culturelles de référence.

Je passe sur une partie de la critique formulée par Oualdi – particulièrement à propos de la reprise du vocabulaire colonial par N’Diaye qui parle en termes essentialistes des « Arabes », des « Berbères » et des « Noirs » sans plus de distinctions – pour en arriver à sa conclusion :

[…] tout [son] propos […] est de minimiser la gravité de la traite atlantique en refusant de voir son extrême violence. Ainsi n’hésite-t-il pas à écrire que, « bien qu’il n’existe pas de degrés dans l’horreur ni de monopole de la cruauté, on peut soutenir sans risque de se tromper que le commerce négrier et les expéditions guerrières provoquées par les Arabo-Musulmans furent, pour l’Afrique noir et tout au long des siècles, bien plus dévastateurs que la traite transatlantique ». Il ose même trouver des avantages et des vertus à cette traite atlantique, dans laquelle « un esclave, même déshumanisé, avait une valeur vénale pour son propriétaire. » (chap 1, p. 76-77)

Tidiane N’Diaye s’accorde ainsi avec Robert C. Davis pour trouver bien des vertus à la traite atlantique, qui relèverait, elle, d’une rationalité commerciale « apaisée », en quelque sorte. Leurs deux livres, dit M’hamed Oualdi, sont « devenus des références dans certains milieux académiques et parmi des cercles militants très variés : conservateurs et extrémistes de droite, suprémacistes blancs pour Davis ; panafricanistes ou soutiens de la cause noire dans le cas de N’Diaye ».

Ces deux livres avaient été précédés de bien d’autres, en particulier ceux de Bernard Lewis, « célèbre néo-orientaliste » qui a soutenu, en gros, « que l’avènement de l’islam a correspondu à une séquence de diffusion d’idées racistes à mesure que l’empire politique des musulmans s’étendait dans le monde » – en plus de l’invention des systèmes totalitaires évoquée plus haut, les musulmans auraient donc inventé le racisme[6].

M’hamed Oualdi conclut son premier chapitre, justement intitulé « L’ombre de la traite atlantique », par la citation d’analyses qui cherchent à décrypter ce que signifient les comparaisons entre traites « islamiques » et « atlantique ».

L’historienne et anthropologue canadienne Ann McDougall a démontré à quel point les cadres de cette comparaison sont problématiques. Les sociétés musulmanes ont pratiqué l’esclavage, c’est incontestable. Mais la « notion d’“esclavage islamique”, écrit-elle, est une création occidentale, à consommation occidentale, par pure distinction de l’esclavage réel du Nouveau Monde ». La notion de « traite islamique » apparaît en effet au XIXe siècle, au temps de l’expansion coloniale européenne et d’un orientalisme savant qui essentialise les mondes musulmans, les transforme en « l’autre », en un ennemi du monde occidental. Cette notion de « traite islamique » induit aussi l’idée que l’Afrique serait extérieure à ces mondes musulmans, que le musulman esclavagiste, le prédateur, c’est l’Arabe. […] Le fait même de concevoir la traite « transsaharienne » comme une traite extérieure à l’Afrique est problématique, alors que le Maghreb et l’Afrique subsaharienne font partie du même continent.

Mohamed Hasan Mohamed a exploré la généalogie de ce paradigme – qui est au cœur de l’ouvrage de Tidiane N’Diaye – qui consiste à penser le nord de l’Afrique comme extérieur au continent. Cette représentation a été construite par des abolitionnistes chrétiens européens au XIXe siècle, qui entendaient distinguer des esclaves noirs à émanciper de leurs maîtres et maîtresses « arabes » musulmans. Ces abolitionnistes ont alors adopté une idée plus ancienne, forgée à l’époque moderne par des missionnaires occidentaux, et qui est centrale dans l’ouvrage de Robert C. Davis : l’idée d’un nord de l’Afrique musulman violent, qui avait été le lieu de captivité de nombreux Européens. (chap 1, p. 80-81)

C’est ainsi que procèdent toujours les Blancs, non ? On commence par se livrer au commerce infâme du « bois d’ébène », auquel on trouve toutes sortes de justifications, à commencer par une hiérarchisation des « races » humaines. Puis, poussés par la nécessité (la révolution en Haïti, entre autres), on décide qu’il n’y a plus lieu d’acheter ni de vendre de la chair humaine – et bientôt, même plus d’en « posséder » au titre de bien meuble comme cela avait été le cas jusque-là. Dès lors, forts de ces belles résolutions et pleins d’un esprit véritablement philanthropique, on va instrumentaliser notre supériorité de civilisés contre ces « barbares » qui osent encore posséder et faire le commerce d’esclaves… Comme aujourd’hui, alors que les femmes blanches ont dès longtemps abandonné les fichus dont elles se couvraient les cheveux pour aller à l’église, on se prévaut de ce « progrès » pour criminaliser les « autres », qui n’ont pas encore compris que le voile, c’est mal.

Une manière plus instructive d’étudier ces traites [« orientales »] consisterait à ne pas seulement les comparer avec la traite atlantique, dit encore M’Hamed Oualdi, mais à les saisir dans leurs contextes pluriels, de la côte atlantique à l’océan Indien […]. Il s’agirait aussi d’articuler les logiques de domination et les discours de racialisation aux processus de production à l’œuvre dans ces différentes régions : quels groupes sont dominés ? selon quelles logiques, quelles pratiques et suivant quels discours ? (chap. 1, p. 82-83)

C’est ce à quoi s’attaque l’auteur dans les chapitres suivants de son livre, après avoir en quelque sorte « déblayé » le terrain en s’attaquant aux lieux communs racistes diffusés par le néo-orientalisme et les discours qui relèvent de la soi-disant « guerre des civilisations. Ces chapitres sont très instructifs – on y apprend quelles étaient les différentes fonctions des esclaves dans les sociétés musulmanes (chap. 2 : « Trois figures d’esclaves : domestiques, concubines et travailleurs de la terre »), puis comment se sont déroulées « Les abolitions du XIXe siècle » (« Fin de l’esclavage ou renouveau du capitalisme ? », chap. 3), quelles traces ont laissé les esclavages dans les mondes musulmans d’aujourd’hui (chap. 4 : « Post-esclavages ») et enfin quelles perspectives de recherches propose l’auteur en conclusion (« Horizons »).

Voici donc un ouvrage indispensable à qui veut aller au-delà des « fantasmes » et autres « instrumentalisations » suscités par ce soi-disant « tabou » de l’esclavage dans les mondes musulmans. Je précise que l’auteur, « prof à Sciences Po Paris et historien du Maghreb moderne et contemporain », s’exprime dans un style clair et précis, de plus très accessible, et ce même si son livre s’appuie manifestement sur une solide documentation. À mettre entre toutes les mains, donc.

franz himmelbauer pour Antiopées, le 6 mai 2024.

[1] Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, Seuil, 2024. Voir ma recension par ici.

[2] Entretenu de différentes façons : par la barrière linguistique qui permet à des « journalistes, experts, intellectuels et universitaires occidentaux […] d’écrire des articles et des livres entiers sur l’esclavage et sur bien d’autres sujets qui concernent des pays musulmans sans connaître aucune des langues écrites de la région » ; par « l’affaiblissement constant des lieux de production de savoirs au sein des pays musulmans », dû aux « politiques de restriction budgétaire [préconisées par] la Banque mondiale et le Fonds monétaire international », à « l’imposition aussi d’un ordre néolibéral et de pratiques de népotisme et de corruption » qui ont amené les États de ces régions à cesser d’investir dans les universités publiques, sans parler de la faiblesse des maisons d’éditions locales dont les moyens ne leur permettent pas de rivaliser avec les maisons européennes et états-uniennes (Introduction, p. 25).

[3] Ainsi, M’Hamed Oualdi cite-t-il Ralph Austen et Olivier Pétré-Grenouilleau qui avancent (avec prudence toutefois, évoquant des marges d’erreurs statistiques pouvant aller jusqu’à 25%, ce qui paraît évidemment assez énorme) des chiffres globaux de 17 millions de personnes victimes de la « traite islamique méditerranéenne » (Austen) ou des traites « orientales (Pétré-Grenouilleau) contre 12 millions pour la traite atlantique. Lorsque l’on considère ces chiffres, il faut également considérer les périodes historiques différentes des traites atlantique et « islamique-méditerranéenne » : moins de 4 siècles pour la première (début XVIe-fin XIXe), de 12 à 13 pour la seconde, « des débuts de l’islamisation de l’Afrique du Nord en 667 jusqu’aux années 1920).

[4] Traduction publiée en 2006 chez Jacqueline Chambon.

[5] L’utilisation du qualificatif « voilé » n’est certainement pas innocente (et ce, que l’on attribue la paternité du titre à l’auteur ou à son éditeur) dans un contexte français empoisonné par les campagnes islamophobes, dont on sait de reste à quel point elles ont instrumentalisé (et continuent de le faire) les dites « affaires du voile »…

[6] M’hamed Oualdi cite en particulier l’ouvrage de Bernard Lewis Race and Slavery in the Middle East. An Historical Enquiry, New York, Oxford University Press, 1990.

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