Olúfẹ́mi O. Táíwò, L’Élite cannibale. Comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste), Lux éditeur, 2023
Olúfẹ́mi O. Táíwò, « figure montante de la philosophie américaine » (dixit la quatrième de couverture), s’attaque ici à un vieux problème déjà traité par nombre d’auteurs/trices, tel, par exemple, John Holloway dans le désormais classique Crack Capitalism : soit le fait que les opprimé·e·s, afin de mener la lutte pour leur émancipation, sont bien obligés de se regrouper par catégories partageant des intérêts communs – ce que désigne, je pense, le terme Identity Politics ici traduit par luttes identitaires – et que, immanquablement, ces catégories, ces « groupements d’intérêts », ont tendance à se replier sur eux-mêmes d’abord, oubliant/excluant ce qui n’est pas eux/elles, puis à se structurer de façon hiérarchique en interne, suscitant leur propre « élite » susceptible de les représenter et de discuter/négocier avec les élites « dominantes », jusqu’à constituer en fin de compte, au pire une composante de l’oppression, au mieux une force qui ne la remet pas en cause. J’ai cité John Holloway mais, à la réflexion, je pourrais aussi bien rappeler les analyses de Rosa Luxembourg, celles des courants conseillistes du mouvement ouvrier européen, ou encore celles de l’opéraïsme italien. Mais bien sûr, l’histoire du mouvement social états-unien fournit d’autres sources de réflexion, en particulier sur la question raciale et son articulation avec les autres questions « identitaires » (guillemets de rigueur vu l’appropriation de ce terme en France par les néofascistes). D’où l’intérêt de ce petit livre.
Tout en prévenant d’entrée que j’en recommande chaudement la lecture, je commencerai néanmoins par deux trois bémols. Pour commencer, je me demande ce que vient faire dans le titre l’adjectif « cannibale ». Sauf erreur de ma part, il n’apparaît plus, pas même une seule fois, dans le texte… Par ailleurs, et même si mon anglais est très approximatif, je ne le vois pas non plus dans le titre de l’original publié en 2022 : Élite Capture : How the Powerful Took over Identity Politics (And Everything Else)[1]. On n’en voudra pas au traducteur Nicolas Calvé : il s’agit bien ici d’un choix délibéré de l’éditeur, qui vise, je suppose, à attirer l’attention des lecteurs/trices – comme dit l’autre, on n’attire pas les mouches avec du vinaigre… Ancien éditeur moi-même, je peux comprendre ce souci de marketing : oui, même si les belles âmes se récrieront, choquées, que « le livre n’est pas une marchandise ! », il faut bien reconnaître qu’en l’occurrence elles se trompent. Il suffit d’entrer chez n’importe quel libraire (ce qui serait devenu, paraît-il, un acte militant, à l’heure d’Internet) pour comprendre de quoi je parle[2].
Par ailleurs, et cette fois cela concerne aussi les choix du traducteur, j’ai trouvé à plusieurs reprises au cours de ma lecture des usages de temps de verbes un peu bancals à mon goût. Je sais que l’anglais use des différentes formes du passé d’une manière fort différente de celle du français (ne me demandez pas d’entrer dans les détails, je vous ai déjà dit que mon anglais ne vaut pas grand-chose). Mais – et vous me trouverez peut-être old school, cette façon de rabattre tous les modes du passé sur le seul passé composé m’agace. Il me semble qu’en français, cela aplatit le texte, un peu comme une photo surexposée qui aurait perdu toute profondeur de champ. Bon, j’espère que Nicolas Calvé ne m’en voudra pas, il ne s’agit pas du tout de dire que sa traduction est mauvaise, ce qui n’est pas le cas (autant que je puisse en juger), et, en outre, ce bémol à propos des modes du passé dans les traductions de l’anglais et, de plus en plus (par propagation depuis une langue dominante ?), dans des textes directement écrits en français, est très loin de le concerner lui seul.
Ces réserves mises à part, j’ai trouvé très pertinente la critique que fait Táíwò de ce qu’il appelle « l’idéologie de la bienveillance ». Quèsaco ? Pour l’exposer, je vais devoir le citer un peu longuement.
« Un exemple typique de l’idéologie de la bienveillance, écrit-il, est offert par les exhortations, omniprésentes dans de nombreux milieux universitaires et militants, à “écouter les personnes les plus touchées” ou à “favoriser les personnes les plus marginalisées”. Ces appels ne m’ont jamais convaincu. Selon mon expérience de professeur[3] et d’organisateur, quand des gens disent juger nécessaire d’“écouter les personnes les plus touchées”, ce n’est généralement pas parce qu’ils ont l’intention d’entrer en communication par Skype avec des camps de réfugiés ou de s’engager auprès de personnes sans domicile fixe. “Favoriser les personnes les plus marginalisées” de cette façon nécessiterait une tout autre approche dans un monde où 1,6 milliard de personnes sont mal logées, où 100 millions de personnes ne sont pas logées du tout, où le tiers de la population n’a pas accès à l’eau potable et où la conjonction de l’insécurité alimentaire et énergétique avec le bouleversement du climat a déjà déplacé 8,5 millions de personnes et menace d’en déplacer des dizaines de millions d’autres en Asie du Sud seulement. Défendre une telle position nécessiterait au minimum de quitter le lieu où l’on se trouve.
« Dans les faits, ai-je pu constater, une telle insistance sur les personnes marginalisées implique généralement de conférer une autorité conversationnelle et des ressources attentionnelles à toute personne semblant appartenir à une catégorie sociale réputée victime d’une forme d’oppression, et ce, peu importe son expérience ou sa connaissance de la situation dont il est question. Même dans des situations où les enjeux sont cruciaux (là où des chercheurs discutent de l’angle sous lequel ils étudieront un phénomène social, là où des militants décident d’une cible à laquelle s’attaquer, etc.) les règles de la bienveillance supposent souvent que la conversation se déroule entre quatre murs, tandis que les personnes les plus touchées restent à l’extérieur. Cette variante particulière de l’idéologie de la bienveillance est issue d’une approche théorique appelée “épistémologie du savoir situé”. »
Bon, ici, je vous vois froncer les sourcils – comme, je dois le dire, je les ai froncés à ma première lecture : Táíwò remettrait-il en cause un des acquis importants du féminisme ? Mais poursuivons pour comprendre où il veut en venir.
« Développée dans les années 1970 par des féministes, cette approche n’a cessé depuis lors de gagner en popularité dans les milieux militants et universitaires. Le savoir situé repose sur trois idées en apparence inoffensives :
« 1. Le savoir est situé socialement ;
« 2. Les personnes marginalisées disposent de certains avantages épistémiques relativement à certains types de savoir ;
« 3. Les programmes de recherche (et d’autres domaines d’activité) devraient refléter ces faits.
« Ces idées vont presque de soi. Comme l’affirme Liam Kofi Bright, tout philosophe empiriste qui se respecte pourrait lui-même les énoncer. De plus, parce qu’elles mettent en avant l’expérience vécue et le savoir qui en découle, elles revêtent une importance politique. Prises au pied de la lettre, elles devraient nous aider à résister à l’accaparement par l’élite, à légitimer un savoir que les institutions cherchent à discréditer.
« Mais le diable se cache dans les détails. Pour mettre ces idées abstraites en pratique, on insiste souvent, dans un effort en vue de corriger la répartition inégale de l’attention, sur la nécessité de faire preuve de bienveillance en contexte de conversation : on nous demande de passer le micro, de croire les personnes marginalisées, de leur donner des chances. Ces intentions sont louables, et de tels gestes sont souvent pertinents en soi. Or, au-delà des positions de tout un chacun et des dynamiques interpersonnelles, l’oppression (le racisme, le capacitisme[4], la xénophobie, le patriarcat, etc.) a aussi d’importantes conséquences matérielles. Les structures d’injustice déterminent qui a accès à la sécurité élémentaire, au logement, aux soins de santé, à l’eau et à l’énergie. Il faut prendre en compte toutes ces conséquences de l’intolérance, qu’elles soient matérielles ou non, pour s’attaquer à l’oppression.
« L’idéologie de la bienveillance se concentre sur les conséquences qui risquent le plus d’apparaître dans les lieux où des membres de l’élite vivent l’essentiel de leurs interactions : salles de cours, conseils d’administration, partis politiques, etc. Il en résulte des recommandations qui portent beaucoup plus souvent sur la répartition des tâches entre les membres d’un comité, par exemple, que sur les façons de maintenir des populations en vie.
« Lorsqu’elle est adoptée comme orientation politique par défaut, la bienveillance peut nuire aux intérêts des groupes marginalisés. Son discours s’attaque à la répartition injuste de l’attention en recommandant le choix de porte-parole ou de livres considérés comme représentatifs des groupes marginalisés – au lieu d’insister sur les comportements de grandes entreprises et d’algorithmes dont le rôle en la matière est beaucoup plus déterminant. Un tel discours contribue à faire de l’attention une arme au service de la marginalisation. Il attire l’attention sur les lieux symboliques du pouvoir plutôt que sur les enjeux politiques fondamentaux qui expliquent pourquoi tout va de travers. »
Avant de poursuivre cette lecture en passant à ce que propose Táíwò pour sortir de cette impasse, je veux évoquer ici un texte que j’ai lu en même temps que son livre et qui résonne très fort avec lui. Il s’agit d’un entretien de Joao Gabriel avec la Revue du Crieur n°23 (octobre 2023)[5]. Je me contenterai d’une seule citation (en vous conseillant vivement, si vous en avez la possibilité, de vous reporter à l’intégralité de ce texte, formulé en termes peut-être plus directement parlants dans le contexte militant français) : « Je pense, avec beaucoup, qu’il y a une base matérielle aux identités, qu’elles ne sont pas en elles-mêmes mauvaises, mais que leurs usages peuvent prendre des formes néfastes. On parle souvent, dans certains milieux politiques, des oppositions entre approches identitaires et approches matérialistes. Là encore, les premières seraient centrées sur les rapports interpersonnels, les secondes sur les structures sociales, pour le dire vite. Bien que quelque peu réductrice, cette discussion n’est pas absolument inefficace si l’on veut comprendre certaines lignes de tension entre les stratégies mobilisées par différents mouvements. Par exemple, lorsque les premières choisissent de se focaliser sur la représentation et l’accès des non-Blancs à des postes à responsabilité au sein de grandes entreprises ou dans les partis politiques, aux yeux des secondes, la lutte des non-Blancs est indissociable de l’abolition du salariat et de la prison. On voit bien à quel point ces positions sont irréconciliables, mêmes s’il existe des positions intermédiaires. »
On aura reconnu dans la première de ces positions la politique animée par ce que Táíwò appelle l’idéologie de la bienveillance. Ce qu’il y oppose n’est pas réductible au seul qualificatif de « matérialiste ». En effet, il a choisi de s’engager, et de nous engager à mener une politique « constructive ». C’est-à-dire que s’il pense une stratégie tenant compte des infrastructures, au sens où les conditions matérielles de l’oppression sont déterminantes, il ne s’agit pas simplement à ses yeux de les analyser et de les mettre au jour, mais de « construire une nouvelle maison » (titre de son chapitre 4). Pour cela il, prend appui sur divers exemples de mouvements de rébellion, anciens et contemporains, mais avant tout sur l’histoire du PAIGC, fondé en 1960 entre autres par Amilcar Cabral, et qui mena en son temps la lutte pour la libération de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert. Ce qu’il tient à souligner surtout dans cette lutte politico-militaire, c’est « un aspect souvent négligé de [l’activité révolutionnaire du PAIGC], à savoir ses pratiques militantes d’éducation et de conscientisation ». Car aussi bien, l’infrastructure, c’est aussi la culture et l’éducation – la création de ce que Táíwò appelle un « terrain commun » autre que celui qui avait été imposé par le colonisateur portugais. D’autre part, « l’implication pleine et entière des femmes faisait partie des objectifs de l’organisation, ce dont témoignaient les pratiques organisationnelles et les règles du parti ». On se reportera au livre mieux comprendre pourquoi son auteur consacre un long développement à cette histoire révolutionnaire africaine (dont l’une des retombées, soit dit en passant, fut la « révolution des Œillets du 25 avril 1974 au Portugal). L’idée générale est en tout cas de s’inspirer des expériences de construction révolutionnaire. « Que ce soit à petite échelle ou au sein d’une grande institution [l’approche politique constructive] a pour objectif de construire des choses – des institutions, des normes, d’autres outils. » Et il y a urgence, car l’évolution de la crise du climat provoquée par le système mondial du capitalisme racial « sera déterminée par nos victoires et nos défaites à l’échelle de la planète ».
Voilà en tout cas un petit livre qui donne beaucoup à penser – tonique, dirai-je, à un moment où nous avons plus besoin que jamais de ce type de réflexion afin de ne pas nous laisser submerger par le chagrin et la pitié.
Dimanche 22 octobre 2023 , franz himmelbauer, pour Antiopées.
[1] Haymarket Books, Chicago.
[2] Je devrais peut-être ajouter que je suis gêné pour une autre raison par l’usage du terme cannibale dans ce contexte. « Cannibale » renvoie quasi automatiquement, me semble-t-il, à une signification issue de l’anthropologie – c’est la première entrée de mon dico : « Membre d’un peuple primitif ou d’une tribu qui pratique rituellement l’anthropophagie. » Ce qui, me semble-t-il encore, est ici hors-sujet.
[3] Un peu plus loin dans son livre, Olúfẹ́mi O. Táíwò prend son propre cas comme exemple d’une application de l’idéologie de la bienveillance – et de son cadre structurel (infrastructure, aurait dit un marxiste) : « Pendant la plus grande partie du XXe siècle, le système américain de contingentement de l’immigration a fait en sorte que l’immigration régulière menant à la citoyenneté était presque exclusivement réservée aux Européens (ce qui avait valu aux États-Unis l’admiration de Hitler, qui les considérait comme le “leader en matière de politiques de nationalité et d’immigration explicitement racistes”). L’Immigration and Nationality Act de 1965 a élargi le bassin d’immigrants potentiels en privilégiant les “travailleurs qualifiés”. C’est ce qui a permis à mes parents d’immigrer aux États-Unis depuis le Nigeria et de contribuer à la formation de la communauté nigéro-américaine, qui compte parmi les populations immigrantes les plus prospères du pays. Évidemment, nul ne rappelle que ces quelque 112 000 Nigériano-Américains sont bien peu nombreux en comparaison des 82 millions de Nigérians qui vivent avec moins d’un dollar par jour. Les critères de sélection de la loi de 1965 sur l’immigration et la citoyenneté expliquent les taux de réussite scolaire des membres de la diaspora nigériane, lesquels contribuent à leur tour à expliquer la richesse, les privilèges de classe et les exigences culturelles qui ont alimenté mon propre parcours éducatif. » Suit une description de ce parcours éducatif, « exemple explicite de processus de sélection » (par les ressources culturelles, la richesse, etc.), qui l’a mené jusqu’à pouvoir écrire ce livre – et aussi à ce qu’il soit bien accueilli et publié ! Il a en quelque sorte bénéficié de l’idéologie de la bienveillance. Les conceptions de l’identité qui en sont issues, ajoute-t-il, peuvent facilement hériter des distorsions causées par les processus de sélection. Ce qui n’est évidemment pas le cas des siennes – de ses conceptions, je veux dire.
[4] Je suppose que c’est ce nous nommons « validisme ».
[5] La Revue du Crieur (éditée conjointement par Mediapart et les éditions de La Découverte, présente Joao Gabriel comme « doctorant en histoire travaillant sur les questions d’emprisonnement en contexte colonial ». On peut se faire une idée de ses positionnements en consultant le blog qu’il a tenu longtemps – encore présent sur la toile : https://joaogabriell.com/