Sur les rois, de David Graeber & Marshall Sahlins

David Graeber & Marshall Sahlins, Sur les rois, Éditions la Tempête, 2023.

Voici quelques jours que nous autres, abonnés à la newsletter des éditions la Tempête, avons reçu l’avis de parution de ce pavé (quasi 700 pages, excusez du peu !). C’est un événement à ne pas manquer, selon moi : une archéologie de la souveraineté, par deux anthropologues qui, hélas, nous ont quittés il y a peu (Graeber en 2020, Sahlins l’année suivante). Les lecteurices d’Antiopées et Lundi matin connaissent probablement David Graeber[1], figure emblématique d’un certain « tournant anarchiste » de l’anthropologie, à moins que ce ne soit l’inverse – un tournant anthropologique de l’anarchie. Quant à Marshall Sahlins, s’il était peut-être moins connu parmi nos ami·e·s et camarades, ses ouvrages Âge de pierre, âge d’abondance et La Nature humaine : une illusion occidentale[2], pour ne citer que ces deux-là, lui avaient également apporté une certaine notoriété. Les deux se connaissaient depuis longtemps : « David était mon élève, écrit Sahlins à la fin de la préface du livre, et j’ai ensuite dirigé sa thèse à l’université de Chicago. Depuis lors il était difficile de dire qui des deux était l’élève et qui le maître. »

L’ouvrage se compose d’une introduction commune qui présente les grandes lignes de ce que développent ensuite les sept chapitres[3] – plutôt copieux, autant d’essais que l’on pourra lire indépendamment les uns des autres –, quatre de Sahlins et trois de Graeber, et dont « les rois » fournissent le fil conducteur. En exergue de cette introduction figure une citation de Michel Foucault : « Malgré les différences d’époque et d’objectifs, la représentation du pouvoir est restée hantée par la monarchie. » Ce n’est pas Macron qui dira le contraire… non seulement à cause de sa pratique monarchique du gouvernement, mais aussi parce qu’il a lui-même affirmé à plusieurs reprises son attachement à cette institution, et ce dès son premier quinquennat, à travers des actes (recueillement sur les tombes royales de la basilique de Saint-Denis, somptueuses réceptions à Versailles et, plus tard, hommage à Napoléon) et des déclarations sur le roi qui manque à la France ou le style « jupitérien » qu’il prétendait donner à son mandat présidentiel…

Graeber et Sahlins confirment que « la royauté est une des formes les plus persistantes du gouvernement humain », qu’« elle est attestée à toutes les époques, sur tous les continents » et qu’« au cours de la plus grande partie de l’histoire humaine, elle a eu tendance à se diffuser plutôt qu’à disparaître ». Ils poursuivent en soulignant qu’« une fois les rois au pouvoir, il est particulièrement difficile de se débarrasser d’eux » et que, lorsque c’est fait, hé bien ils reviennent par la fenêtre, en quelque sorte. En effet, disent-ils, « les structures juridiques et politiques de la monarchie persistent : ainsi dans les États modernes fondés sur le curieux principe de “souveraineté populaire”, qui veut que le pouvoir autrefois détenu par les rois s’exerce encore, mais transféré désormais vers une entité que l’on appelle “le peuple” ». Le dernier, et non le moindre, stade de la diffusion du principe de souveraineté (qu’il soit incarné par un roi, un peuple « souverain » ou une autre sorte de dictateur) fut, avancent nos deux auteurs, un des « effets secondaires inattendus de l’effondrement des empires coloniaux européens », soit « de faire à peu près partout de la notion de souveraineté le principe des systèmes constitutionnels ». « D’où il suit, concluent-ils, qu’une théorie politique, […] si elle traite de la royauté comme d’un phénomène marginal, n’est pas une très bonne théorie. »

On Kings, donc. Mais attention : là où l’on ne voit pas de rois, cela ne signifie pas qu’ils ne règnent point. Bien au contraire. En effet (et ce sera l’objet du premier essai de Sahlins sur « La société politique originelle »), « les sociétés humaines sont prises dans un régime cosmique hiérarchisé – typiquement : au ciel, sous terre, sur terre – peuplé d’êtres aux attributs humains et aux pouvoirs métahumains qui dirigent le destin de tous ». Et ces « métapersonnes » – dieux, ancêtres, fantômes, démons, maîtres-des-espèces, des rivières, de la forêt ou de la montagne, etc. –, ces « êtres apparentés à des dieux […] règnent sur de vastes domaines et la population humaine tout entière ». Et donc : « Le ciel est peuplé d’êtres royaux, y compris lorsque sur terre on ne trouve pas trace de chefs. »

Patatras – toutes mes illusions plus ou moins romantiques sur les bons sauvages pratiquant une forme d’anarchie « naturelle » s’effondrent… Et les deux anthropologues d’enfoncer le clou : « C’est pourquoi l’état de nature relève de la nature de l’État. Des autorités métapersonnelles qui ont pouvoir de vie et de mort gouvernent les sociétés humaines[4] et de ce fait, l’État, ou quelque chose d’approchant, est une condition humaine universelle. » Dura lex, sed lex…

Deuxième conséquence de cet « État naturel », si j’ose dire : contrairement à ce qui est souvent avancé, soit que le « divin [serait] une projection du social », autrement dit que les hommes projetteraient sur leur panthéon leurs propres caractéristiques, les rois (ou les chamans, ou les aînés initiés, ou les chefs de clan, ou toutes autres préfigurations d’un pouvoir séparé) « imitent plus les dieux que les dieux n’imitent les rois ». Puisqu’il semble qu’« à l’origine » (si tant est que cela soit concevable), les véritables détentrices du pouvoir sont les métapersonnes – les dieux –, alors, une parcelle d’abord, puis bientôt une grande partie de ce pouvoir seront dévolues à celles et ceux (en pratique, surtout à ceux) qui réussiront à « dealer » avec elles d’une manière ou d’une autre (faiseurs de pluie, guérisseurs, guerriers, etc.), et à tirer de leur pratique une certaine autorité sur leur congénères. « Le corollaire de cette thèse, avancent nos deux auteurs, c’est qu’il n’existe pas d’autorité séculière : le pouvoir humain est pouvoir spirituel – de quelque façon pratique qu’il s’exerce. » (Je souligne.)

Je ne sais trop comment poursuivre cette recension : en effet, ce que je viens de rapporter, et qui me semble déjà mériter quelque réflexion, est dit dès les premières pages de l’introduction… Celle-ci mériterait à elle seule une note de lecture. Je vais me contenter (d’essayer) de donner un aperçu des premier et dernier chapitres du livre, respectivement : de Sahlins, cité plus haut, et de Graeber : « Notes sur la politique de la royauté divine ».

Le chapitre 1 est selon son auteur un commentaire approfondi du livre Rois et courtisans de Hocart[5] – avec un certain humour, Sahlins déclare d’ailleurs dès le début de son texte « Je suis un cartésien – un hocartésien. » Hocart était un anthropologue franco-britannique qui travailla durant la première moitié du XXe siècle, principalement en Mélanésie (dans les îles Salomon et Fidji) puis à Ceylan, et auquel on doit la thèse déjà exposée en introduction selon laquelle les rois sont l’imitation humaine des dieux, et non l’inverse. « Quoi qu’en dise Hobbes, commente Sahlins, l’état de nature a déjà quelque chose d’un état politique. Il s’ensuit que, pris comme totalité sociale et comme réalité culturelle, quelque chose comme l’État est la condition générale de l’humanité. On l’appelle habituellement “religion”. » Sahlins donne ensuite des exemples de cet « état de nature »… politique. Il en est ainsi chez les Chewong de Malaisie, qui sont quelques centaines, liés par un système de parenté et vivant en grande partie de la chasse : « Bien que la société chewong soit décrite comme étant une société “égalitaire”, elle est en pratique régie de façon coercitive par une myriade d’autorités cosmiques, lesquelles ont un caractère humain et des pouvoirs métahumains. » Sahlins s’appuie ici sur une étude de Signe Howell[6], qui décrit les Chewong comme ne connaissant « aucune hiérarchie sociale ou politique » ni « aucun leader d’aucune sorte », d’un côté, et de l’autre, comme « une communauté humaine cernée et dominée par de puissantes métapersonnes qui ont le pouvoir d’imposer des règles et de rendre justice, ce qui rendrait envieux n’importe quel roi ». « “Je ne puis penser à aucun acte qui soit neutre vis-à-vis des règles [qu’elle qualifie de “cosmiques”] au vu de leur portée et de leurs origines”, écrit Howell ; prises toutes ensemble “elles ne se réfèrent pas seulement à un domaine de l’existence ou à des activités sociales spécifiques, mais à la vie quotidienne en tant que telle”. Bien qu’ils suivent les règles, les Chewong ne prennent pas part à leur exécution, qui est la fonction exclusive “de n’importe quel esprit ou personnage non humain mis en branle (activé) par le non-respect d’une règle particulière”. » Et Sahlins d’ajouter : « Quelque chose qui ressemble à une règle légale soutenue par un monopole de la force. Et ce parmi des chasseurs. »

Il continue en donnant toute une série d’autres exemples similaires de domination absolue des « métapersonnes » (ce qui n’empêche pas néanmoins des rébellions, parfois couronnées de succès, de la part des peuples dominés[7]) : chez les Inuits centraux, les Néo-Guinéens des Hautes-Terres, les Aborigènes d’Australie, les indigènes d’Amazonie et d’autres peuples « égalitaires », « tous pareillement dominés, dit-il, par des métapersonnes-autres qui les dépassent en nombre ». C’est pourquoi il avance la proposition suivante : « socialement et, disons, catégoriquement, le divin est une forme sophistiquée d’animisme ». Sophistiquée par ce que dépassant, et de loin, de simples relations intersubjectives entre, par exemple, humains et animaux. Car il faut y ajouter les métapersonnes, en l’occurrence, les maîtres-des espèces. Ce qui fait que la relation devient triangulaire et non plus seulement bilatérale. Les maîtres-des-espèces sont pris eux-mêmes dans un réseau complexe et hiérarchisé de rapports sociaux avec d’autres métapersonnes, y compris des dieux tout-puissants… Tandis que la faute d’un ou de quelques chasseurs qui n’auront pas respecté telle ou telle règle menacera de représailles potentiellement terribles toute leur communauté, et ce de manière indiscriminée. Telle est la politique cosmique, par rapport à laquelle, fait remarquer Sahlins un peu plus loin, une royauté humaine représenterait plutôt une « amélioration » – du moins un « assouplissement » des rapports de domination. Il remarque aussi, en passant, que les Néo-Guinéens et les Aborigènes australiens « ont rapidement adapté le terme européen de “loi” à leurs propres pratiques, à leur propre ordre social » – tant les « règles cosmiques » s’apparentent aux législations édictées par ces métapersonnes que sont les États et leurs institutions judiciaires.

Découlent de ces observations un certain nombre de conséquences détaillées par Sahlins jusqu’à la fin de ce premier chapitre. Ainsi, entre autres, que contrairement à ce que nous avait enseigné la vulgate marxiste, ce ne sont pas les « infrastructures » (matérielles) qui déterminent les « superstructures » (idéologiques, lesquelles, oui, je sais, détermineraient en retour les infrastructures, etc.). Ce n’est pas vraiment l’inverse non plus… En fait, nous dit Sahlins, on ne peut même pas dire que les métapersonnes, les « esprits » de toute sorte « contrôlent » ou « possèdent » les moyens de production (le gibier, les plantes, etc.) : ils sont les moyens de production… D’ailleurs, on ne devrait même pas parler de « production » – une notion introduite par les récits monothéistes de la Genèse, impliquant un sujet tout-puissant donnant forme à une matière inerte (objet). On pourrait parler d’« économie cosmopolitique » : « Edmund Leach a notamment fait remarquer à propos [des] sacrifices que malgré l’apparence de don et de réciprocité, les dieux n’ont pas besoin de cadeaux de la part des humains. Ils pourraient facilement tuer les animaux eux-mêmes. Ce que les dieux exigent, ce sont des “signes de soumission”. Ce que les dieux et les ancêtres possèdent, et que les peuples comme les Tifalmin [en Nouvelle-Guinée] recherchent, c’est la force vitale qui fait pousser les jardins, les animaux et les humains. Les pouvoirs métahumains exigent donc des actes propitiatoires, ils doivent être sollicités, rémunérés ou alors respectés et apaisés – parfois même trompés – c’est là une condition de la pratique économique humaine. Ou, comme Hocart l’a dit en se basant sur sa propre expérience ethnographique : “Il n’y a pas de religion dans les îles Fidji, seulement un système qui, en Europe, a été divisé en religion et en commerce.” Il savait qu’en langue fidjienne, le même mot (cakacaka) désigne indifféremment le “travail” – comme dans les jardins – ou le “rituel” – là encore dans les jardins. »

Sahlins conclut son essai en appelant à « quelque chose comme une révolution copernicienne en sciences sociales (et en science de la culture). » Il s’agit de renverser « cette idée selon laquelle la société humaine est le centre d’un univers sur lequel elle projette ses propres formes […] et de faire place à cette réalité ethnographique : les humains dépendent des métapersonnes – ces autres qui régissent l’ordre, le bien-être et l’existence sur terre. » Et de fait, « Tout pouvoir humain est usurpation du pouvoir divin », ce qui signifie que « les revendications de pouvoir divin, qui se manifestent de différentes manières […] ont été la raison d’être du pouvoir politique pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité ». Et, pour finir, que « toute forme de gouvernement, en général, et la royauté, en particulier, se développe comme organisation du rituel. »

C’est précisément sur ce point que s’ouvre l’essai de David Graeber qui forme le septième et dernier chapitre du livre : « Notes sur la politique de la royauté divine ou : Éléments pour une archéologie de la souveraineté ». Il commence par une tentative de définition qui soulève immédiatement, comme on va le voir, quelque difficulté.

« “Souveraineté” est un mot compliqué. De nos jours, on l’utilise le plus souvent au simple sens d’“autonomie nationale” mais, comme le laisse entendre son étymologie, il renvoyait à l’origine au pouvoir des rois. La souveraineté au sens royal a toujours été lourde de paradoxes. D’un côté, elle est absolue. Les rois soutiennent obstinément, dès qu’ils ont la possibilité de le faire, qu’ils se situent en dehors de l’ordre juridique et moral et qu’aucune règle ne s’applique à eux. Le pouvoir souverain est le pouvoir de refuser toutes les limites et de faire ce que l’on veut. D’un autre côté, les rois mènent souvent des vies si encadrées, si limitées par la coutume et l’étiquette, qu’ils ne peuvent pratiquement rien faire. Et ce paradoxe n’a jamais disparu. Il persiste encore dans la façon étrange dont nous nous représentons les États-nations modernes, où la souveraineté a été, en principe, transférée du roi à une entité que nous appelons “le peuple”, lequel est à la fois considéré (en tant que “peuple”) comme source de toute légitimité, capable de se soulever à la faveur d’une révolution et de créer un nouvel ordre constitutionnel et juridique, et comme la somme (les “gens” du peuple) de ceux qui sont soumis et contraints par ces mêmes lois. Mon intention dans cet essai est de remonter aux origines de ce paradoxe. »

Graeber commence par une section intitulée « La souveraineté contenue dans le temps et dans l’espace ». Dans le temps : il s’agit de l’apparition de premières formes de « souveraineté », soit de capacité à donner des ordres éventuellement assortis de sanctions en cas de désobéissance, au cours de rituels. Certaines populations amérindiennes instauraient en effet une sorte de police temporaire, pendant les cérémonies rituelles (qui duraient souvent toute une saison), laquelle était souvent composée de clowns chargés de faire respecter les règles de la cérémonie, sous peine d’amendes, voire de châtiments corporels infligés à qui les enfreignait. Pis, ces clowns pouvaient aller jusqu’à imposer eux-mêmes des règles plus ou moins aberrantes, et les faire respecter grâce à leur pouvoir de police. Il existait des variantes, selon les peuples, plus ou moins effrayantes de ces polices rituelles. Des pouvoirs de police étaient également conférés à des guerriers durant les saisons de grandes chasses au bison, afin de les encadrer, d’éviter les accidents et de trancher les conflits pouvant survenir entre chasseurs ou groupes de chasseurs. Mais aussi bien dans ce cas que dans celui des « clowns rituels », les personnes qui étaient investies de pouvoir durant ces périodes, une fois celles-ci arrivées à leur terme, reprenaient leur place habituelle parmi leurs pairs et n’avaient rien de plus à dire que n’importe qui.

Dans l’espace : Graeber cite la royauté divine – et sacrée – des Natchez, un peuple de la vallée du Mississipi qui avait développé une religion du soleil et dont le souverain se nommait précisément le soleil (ou le frère du). Ce souverain jouissait d’un pouvoir absolu sur ses sujets, y compris de vie et de mort, mais ce pouvoir était grandement limité par le fait qu’il ne s’exerçait qu’en la présence physique du souverain… Celui-ci vivait au sein d’un village séparé du reste de son peuple, avec ses proches, village qui présentait certains aspects utopiques dans la mesure où l’on s’efforçait d’y supprimer toute la trivialité de ce bas-monde – travail et autres activités salissantes… Mais par là, cette royauté divine était aussi une royauté sacrée, c’est-à-dire confinée, séparée, « endiguée » en quelque sorte par son peuple qui consentait à l’entretenir et à la soulager de tout souci matériel, à condition toutefois qu’elle reste à sa place.

De fait, dit Graeber, l’histoire de la royauté est celle d’une guerre incessante entre les peuples et leurs souverains, lesquels cherchent sans cesse à étendre leur pouvoir tandis que leurs sujets cherchent à les limiter (souvent avec succès). Pour résumer très grossièrement, on pourrait dire que les rois divins, ce sont ceux qui ont gagné et les rois sacrés, ceux qui ont perdu cette guerre, si l’exemple des Natchez dont nous venons de parler de nous montrait pas que la réalité, en général s’avérait bien plus complexe, les deux tendances étant toujours présentes et les rapports de forces évoluant avec le temps… Cela dit, il existe bien, selon Graeber, une « guerre constitutive entre le roi et le peuple » (titre d’une section de son essai). « Elle est constitutive, précise-t-il, au sens où c’est à travers ce rapport (antagoniste) que le roi et le peuple peuvent être considérés comme accédant à l’existence. » Après avoir évoqué les cas des Bakongo et des Mexica (qui font l’objet de deux chapitres rédigés par Marshall Sahlins), chez lesquels le rapport des forces entre le peuple et le roi s’est en quelque sorte stabilisé entre un peuple indigène qui reste le « propriétaire de la terre » et un roi-étranger qui s’est imposé le plus souvent par des moyens pacifiques (mariages avec des indigènes), Graeber ajoute cependant : « Je crois néanmoins que le thème de la guerre entre le roi et le peuple s’appuie sur une réalité structurelle plus profonde encore et en est l’expression : la faculté de se tenir en dehors de l’ordre moral afin de participer au type de pouvoir susceptible de créer un tel ordre est toujours par définition un acte de violence et ne peut se maintenir qu’en tant que tel. La transgression par elle-même n’est pas nécessairement un acte violent. En revanche, le type de transgression servant de base à un pouvoir de commandement sur les autres doit nécessairement l’être[8]. » Je ne pense pas qu’il soit besoin de commenter. Il suffit de regarder autour de soi, autour de nous.

L’essai se poursuit par deux sections, l’une consacrée aux rois qui « perdent » la guerre contre le peuple – sous-titrée « La tyrannie de l’abstraction » –, l’autre à ceux qui la gagnent – sous-titrée « La guerre contre les morts ». Je dois ici résumer encore une fois de façon grossière cet essai particulièrement brillant, qui rassemble et reprend plusieurs des idées exprimées au fil des autres essais contenus dans l’ouvrage. Disons, grosso modo, que la sacralisation du roi consiste à l’enfermer dans une telle forteresse de tabous qu’il en devient un être quasi théorique, inaccessible au commun des mortels, mais lui-même également coupé du monde. Prenant comme exemple de ce phénomène le peuple – et son roi ! – jukun du Nigeria, Graeber écrit ainsi : « Bien que le roi jukun ne fût jamais considéré directement comme un dieu, mais comme le simple “fils d’un dieu” […], une certaine idée de statut divin semble correspondre à la teneur générale des tabous qui l’entouraient. Ceux-ci empêchaient tout contact régulier entre le roi et son peuple. Le roi quittait rarement l’enceinte de son palais et ne le faisait qu’en suivant un protocole précis : personne ne pouvait le regarder directement ni toucher ce qu’il avait touché ; la plupart de ses sujets ne pouvaient de toute façon pas se trouver en sa présence, et ils ne pouvaient espérer communiquer avec lui qu’à travers des intermédiaires officiels. Ce n’était pas seulement le contact entre le roi et le peuple, mais le contact intime entre le roi et le monde alentour, quel qu’il soit, qui devait être réduit à néant, interdit ou nié : [Graeber cite ici un autre anthropologue] “ Les chefs et les rois jukuns […] ne sont pas censés souffrir les limitations des êtres humains ordinaires. Ils ne ‘mangent’ pas, ne ‘dorment’ pas et ne ‘meurent’ jamais. Employer ce type d’expression à propos d’un roi n’est pas seulement mal élevé, mais purement et simplement sacrilège. Lorsque le roi mange, il le fait en privé, la nourriture lui est remise selon le même rituel utilisé par les prêtres lorsqu’ils offrent un sacrifice aux dieux […] Le roi jukun ne doit pas poser sa nourriture sur le sol ni s’asseoir sur le sol sans une natte […] Il est tabou pour le roi de ramasser quoi que ce soit sur le sol. Lorsqu’un roi jukun tombait de son cheval, il était jadis aussitôt mis à mort. En tant que dieu, on ne peut jamais dire de lui qu’il est malade, et s’il est atteint d’une maladie grave, il est discrètement étranglé.” » Et Graeber d’ajouter : « Toutes les activités au cours desquelles le corps royal se trouvait en contact avec le monde physique – l’alimentation, l’excrétion, le sexe – étaient non seulement pratiquées en secret, mais elles devaient être traitées comme si elles n’avaient pas eu lieu (les excréments, les cheveux, les rognures d’ongles, la salive et même les empreintes de sandales devaient être cachés). » Il donne ensuite d’autres exemples de ces rois sacrés qui sont toujours en même temps, comme dirait l’autre, des rois divins. Mais l’essentiel dans leur cas, et qui est résumé par James Frazer dans la célèbre formule : « Ne jamais toucher terre, ne jamais voir le ciel », est que, même s’ils sont réputés surpuissants et extrêmement dangereux pour les simples mortels qu’un seul de leurs gestes ou de leurs regards suffiraient à tuer, ils sont de facto réduits à l’impuissance par leur côté « sacré » – séparé, autrement dit – poussé à l’extrême, comme on vient de le voir. « […] la dialectique du divin et du sacré ne disparaît jamais vraiment, ajoute Graeber. Même depuis l’essor des formes républicaines de gouvernement à la fin du XVIIIe siècle, et le déplacement de la souveraineté elle-même – c’est-à-dire de la divinité –, passée intégralement des monarques vivants à une abstraction encore plus grande appelée “le peuple”, en termes pratiques, leur défaite a toujours pris la même forme. »

« Quand les rois gagnent » leur guerre contre les vivants (leur peuple), il leur reste à lutter… contre les morts. En effet, dit Graeber, lorsqu’ils parviennent à « étendre leur pouvoir souverain sur le royaume dans son entier, ils ont tendance à utiliser l’idée de leur statut divin […] comme inspiration dans leur tentative de transcender effectivement la mortalité. Ils se considèrent comme des légendes, transforment le paysage, créent des dynasties. Néanmoins, s’ils y arrivent, tout cela causera nécessairement des ennuis à leurs successeurs, particulièrement si ceux-ci désirent les imiter. Les générations entreront en rivalité les unes avec les autres. Les rois en vie se retrouveront encerclés et asphyxiés par les morts. » Cela peut donner des résultats paradoxaux, comme par exemple l’expansion foudroyante de l’Empire inca : en fait, lorsqu’un Inca mourait, sa momie continuait à régner sur sa cour et ses serviteurs, il continuait à émettre des avis politiques et à convier des hôtes de marques à des banquets, le tout par l’intermédiaire de médiums – et surtout, il conservait son palais et ses domaines royaux. Le successeur devait alors se constituer lui-même un nouveau domaine, conquérir de nouveaux territoires, construire un nouveau palais à Cuzco, etc. C’est pourquoi l’Empire Inca, l’une des rares entités en Amérique considérée comme un État avant l’arrivée de Colomb, s’étendit si rapidement – ses souverains successifs annexèrent et soumirent à une administration uniforme, en un peu plus d’un siècle seulement, des territoires couvrant plus de trois mille deux cents kilomètres, de l’Équateur au Chili actuels. « […] l’accumulation des palais, ajoute Graeber, transforma Cuzco, la capitale inca, en une sorte de ville très insolite, avec un nombre sans cesse croissant de palais royaux dotés de tout le personnel nécessaire, chacun représentant le centre d’attention rituel d’un panaca [la famille/le clan/la cour de l’Inca] en plein essor constitué de tous les descendants des enfants n’ayant pas succédé à l’ancien roi. »

Ce problème du « passage à l’éternité », combiné avec la rivalité entre rois vivants et défunts explique aussi probablement, selon Graeber, l’aberration des pyramides d’Égypte – chaque pharaon ayant voulu avoir une sépulture plus grande que celles des autres. Mais, toujours selon Graeber, « Les momies égyptiennes et péruviennes ne sont que des exemples extrêmes d’une tendance plus générale ». En fait, « Les rois ont invariablement des ancêtres de type humain, et ces ancêtres ont tendance à devenir un problème. » Il liste ensuite les diverses stratégies mises en œuvre par les monarques pour y faire face : « 1. Tuer ou exiler les morts, c’est-à-dire effacer ou marginaliser leur souvenir ; 2. devenir les morts, c’est-à-dire créer un système de succession positionnelle ; 3. surpasser ses propres ancêtres de manière spectaculaire, les moyens employés les plus importants semblant avoir été : a) l’érection de monuments ; b) la conquête de nouveaux territoires ; c) les sacrifices humains de masse ; 4. renverser le sens de l’histoire et inventer un mythe du progrès. » Il détaille ensuite ces stratégies, ce que je ne peux évidemment pas faire ici.

Nous en arrivons donc à la conclusion. Graeber tient tout d’abord à dire que son texte « est un essai sur l’archéologie de la souveraineté » et « pas du tout un essai sur les origines de l’État ». Du point de vue des questions étudiées, « qu’un royaume soit ou non un État ne fait pas vraiment de différence ». « Il me semble, poursuit-il, que “l’État” est lui-même devenu une sorte de concept éculé. Depuis le milieu du XXe siècle, les débats sur “les origines de l’État”, par exemple, n’ont pas cessé – pire, lorsque les thèmes que j’aborde ici sont traités, il semble qu’il s’agisse de la seule question qui mérite d’être posée. De telles discussions présupposent presque systématiquement que “l’État” est une seule et même chose, et qu’en parlant des origines de l’État, on parle aussi nécessairement des origines de l’urbanisation, de la littérature écrite, du droit, de l’exploitation, de la bureaucratie, de la science et de toutes ces choses dont l’importance perdure encore aujourd’hui et qui ont émergé entre l’apparition de l’agriculture et la Renaissance, à l’exception, peut-être, des religions mondiales. De notre point de vue, il est devenu de plus en plus évident que cette perspective est simplement erronée. “L’État” devrait plutôt être considéré comme un amalgame entre des éléments hétérogènes aux origines souvent intégralement séparées qui se sont trouvés réunis en certains lieux et à certaines époques, mais qui semblent désormais être en train de s’éloigner les uns des autres. Interroger les origines de la souveraineté est tout à fait autre chose qu’interroger les origines de l’État. Mais cela revêt sans doute une importance encore plus grande à long terme. » Graeber explique cette dernière position par ce qu’il entend par « souveraineté » : « La souveraineté, au sens du pouvoir de se tenir en dehors d’un ordre moral ou juridique et, par conséquent, du pouvoir de créer de nouvelles règles, d’incarner le chaos (au moins potentiellement) afin d’imposer l’ordre, et le pouvoir de commandement, c’est-à-dire la capacité de donner des “ordres” au sens militaires, s’inspirent et participent invariablement l’une de l’autre. C’est à cela que je fais référence lorsque je parle du “principe de souveraineté”. »

Je terminerai cette (trop) longue note par une dernière citation de cet essai de Graeber, lequel, comme les autres essais qui forment ce livre passionnant, donne sans cesse à réfléchir sur notre situation actuelle… Il me semble que l’introduction, puis les chapitres 1 et 7 dont j’ai tenté de donner un bien faible aperçu, peuvent déjà à eux seuls former une sorte de manuel de science politique pour notre temps. Je me suis volontairement abstenu de commenter les nombreuses citations qui composent cette note, parce que je crois que les lecteurices se passeront bien de moi pour le faire, sans parler du fait qu’il aurait fallu allonger encore beaucoup trop mon texte. Avant de le terminer par cette dernière citation, je ne peux que recommander vivement la lecture de Sur les rois, qui je pense, fera date, et remercier les éditions de la Tempête de l’effort assez énorme qu’elles ont dû consentir afin de publier ce gros livre (la traduction, ce n’est pas gratuit[9] !), lequel, pour ne rien gâter, grâce à une belle maquette et une tout aussi belle qualité d’impression, reste très lisible malgré son volume imposant.

« Les États-nations modernes sont fondés, on le sait, sur le principe de la “souveraineté populaire”, ce qui signifie que depuis l’ère des révolutions de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, le pouvoir autrefois détenu par les rois est désormais détenu en dernier ressort par une entité appelée “le peuple”. À première vue, cela ne semble guère sensé, car sur qui d’autre que le peuple peut s’exercer le pouvoir souverain, et que peut signifier l’exercice d’un pouvoir punitif et extralégal sur soi-même ? On serait presque tenté de conclure que la notion de souveraineté populaire en est venue à jouer le même rôle que le mystère de la Trinité au Moyen Âge, à en croire aussi bien les critiques des Lumières que les défenseurs conservateurs de l’Église : le fait même que ce concept n’ait aucun sens en faisait l’expression parfaite de l’autorité, puisqu’une profession de foi signifiait accepter nécessairement qu’il existait quelqu’un de bien plus sage que l’on ne pourrait jamais l’être. La seule différence, dès lors, serait que la sagesse supérieur des archevêques est maintenant passée à celle des professeurs de droit constitutionnel. »

Le 17 avril 2003, franz himmelbauer

[1] Les éditions Les liens qui libèrent ont publié plusieurs traductions de ses livres, dont, parmi les plus connus, Dette : 5000 ans d’histoire (2013) et Bullshits jobs (2018), mais aussi, plus récemment, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (avec David Wengrow, 2021) et La Fausse Monnaie de nos rêves. Vers une théorie anthropologique de la valeur, 2022. Signalons aussi Les Pirates des Lumières ou La Véritable Histoire de Libertalia, paru chez Libertalia en 2019.

[2] Respectivement Gallimard 1976 et L’Éclat 2009. On trouvera le reste de sa biblio sur Wikipédia.

[3] On trouvera le sommaire détaillé sur le site des éditions La Tempête.

[4] C’est à peu près la thèse développée dans Signes annonciateurs d’orage. Nouvelles preuves de l’existence des dieux, d’Olivier Chiran et Pierre Muzin, aux excellentes éditions Pontcerq (2014 – mais ça n’a pas pris une ride).

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Maurice_Hocart

[6] Anthropologue. – A été professeur d’anthropologie sociale, université d’Edimbourgh, GB (1983-1987). – Professeur au Département d’anthropologie sociale à l’université d’Oslo, Norvège (en 2000, depuis 1989). Écrit aussi en norvégien (Source DataBNF)

[7] Ainsi, les Inuit centraux affrontaient – par l’intermédiaire de leurs chamans, la très puissante déesse Sedna, maîtresse de tous les animaux marins : « S’il arrivait parfois que de grands chamans empêchassent les dieux de faire du mal aux hommes, c’était par l’entremise du travail compensatoire du travail compensatoire de métapersonnes à leur service : des esprits familiers qu’ils possédaient ou par qui ils étaient possédés. Ainsi renforcés, les chamans étaient en mesure de se battre contre Sedna, y compris de la tuer, afin qu’elle libérât le gibier (à son réveil) en temps de famine. Il arrivait plus souvent encore que le séjour périlleux effectué par les chamans au royaume sous-marin de Sedna culminât en une sorte de manipulation : afin d’apaiser sa colère, on peignait ses cheveux emmêlés, en sorte de la débarrasser des péchés des hommes. D’autres fois, Sedna était chassée comme un phoque : on perçait un trou dans la glace, on la remontait à la surface à l’aide d’un filet et tandis qu’elle se trouvait entre les mains du chaman on la forçait à libérer les animaux ; il arrivait encore qu’on l’invite en chansons à monter à la surface et qu’on la harponne aux mêmes fins. »

[8] On renverra ici au texte de Walter Benjamin : « Critique de la violence », dans lequel il parle de la violence comme « fondatrice du droit » d’une part (par exemple, la Révolution française) et de la violence comme conservatrice du droit (les différentes Républiques qui se sont succédées après cette révolution se sont toutes maintenues par la violence, à plus ou moins haute intensité, on le voit encore aujourd’hui). On trouve ce texte dans Walter Benjamin, Critique de la violence et autres essais, Petite Bibliothèque Payot, 2012.

[9] Il faut d’ailleurs rendre ici hommage aux traducteurs : Antoine Savona pour Graeber et Marcus Heide pour Sahlins.

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